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Le Roman de Tristan et Iseut Joseph Bédier(renouvelé par) Exporté de Wikisource le 28/12/2019 1

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LeRomandeTristanetIseut

JosephBédier(renouvelépar)

ExportédeWikisourcele28/12/2019

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À

MONCHERDUTERTRE

HOMMAGEFILIAL

JOSEPHBÉDIER

TABLESDESCHAPITRES

I.—II.—III.—IV.—V.—VI.—VII.—VIII.—IX.—X.—XI.—

2

PRÉFACELesenfancesdeTristanLeMorholtd’IrlandeLaquêtedelaBelleauxcheveuxd’orLephiltreBrangienlivréeauxserfsLegrandpinLenainFrocinLesautdelachapelleLaforêtduMoroisL’ermiteOgrinLeGuéAventureux

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XII.—XIII.—XIV.—XV.—XVI.—XVII.—XVIII.—XIX.—

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LejugementparleferrougeLavoixdurossignolLegrelotmerveilleuxIseutauxBlanchesMainsKaherdinDinasdeLidanTristanfouLamort

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PRÉFACE

J’aileplaisirdeprésenterauxlecteursleplusrécentdespoèmesque l’admirable légende de Tristan et Iseut a fait naître. C’estbien un poème, en effet, quoiqu’il soit écrit en belle et simpleprose. M. Joseph Bédier est le digne continuateur des vieuxtrouveurs qui ont essayé de transvaser dans le cristal léger denotre langue l’enivrant breuvage où les amants deCornouaillesgoûtèrent jadis l’amour et lamort. Pour redire lamerveilleusehistoirede leur enchantement,de leurs joies,de leurspeinesetde leurmort, telleque,sortiedesprofondeursdurêveceltique,elle ravit et troubla l’âme des Français du douzième siècle, ils’est refait, à force d’imagination sympathique et d’éruditionpatiente,cetteâmeelle-même,encoreàpeinedébrouillée, touteneuve à ces émotions inconnues, se laissant envahir par ellessans songer à les analyser, et adaptant, sans y parvenircomplètement, le conte qui la charmait aux conditions de sonexistenceaccoutumée.S’ilnousétaitparvenude la légendeunerédaction française complète, M. Bédier, pour faire connaîtrecette légende aux lecteurs contemporains, se serait borné à endonnerune traduction fidèle.Ladestinée singulièrequi avouluqu’ellenenousparvîntquedansdes fragmentsépars l’aobligéde prendre un rôle plus actif, pour lequel il ne suffisait plusd’êtreunsavant,pourlequelilfallaitêtreunpoète.DesromansdeTristandontnousconnaissonsl’existence,etquitousdevaient

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être de grande étendue, ceux de Chrétien de Troyes et de LaChèvre ont péri tout entiers ; de celui deBéroul, il nous resteenvirontroismillevers;autantdeceluideThomas;d’unautre,anonyme, quinze cents vers. Puis ce sont des traductionsétrangères, dont trois nous rendent assez complètement pour lefond,maisnonpourlaforme,l’œuvredeThomas,dontunenousreprésente un poème fort semblable à celui de Béroul ; desallusionsparfoistrèsprécieuses;depetitspoèmesépisodiques,et enfin l’indigeste roman en prose où se sont conservés, aumilieud’unfatrassanscessegrossiparlesrédacteurssuccessifs,quelquesdébrisdevieuxpoèmesperdus.Quefaireenprésencedecetamasdedécombres,sil’onveutrestaurerundesédificesécroulés?Ilyavaitdeuxpartisàprendre:s’attacheràThomas,ou s’attacher à Béroul. Le premier parti avait l’avantaged’aboutir sûrement, grâce aux traductions étrangères, à larestitutiond’unrécitcompletethomogène.Ilavaitl’inconvénientdenerestituerquelemoinsanciendespoèmesdeTristan,celuidanslequellevieilélémentbarbareaétécomplètementassimiléà l’esprit et aux œuvres de la société chevaleresque anglo-française. M. Bédier a préféré le second parti, beaucoup plusdifficile et par celamêmeplus tentant pour son art et pour sonsavoir,etplusconvenableaussiaubutqu’ilseproposait:fairerevivrepourleshommesdenosjourslalégendedeTristansouslaformelaplusanciennequ’elleaitprise,oudumoinsquenouspuissions atteindre enFrance. Il a donc commencépar traduireaussi fidèlementqu’il l’apu le fragmentdeBéroulquinousestparvenu,etquioccupeàpeuprèslecentredurécit.S’étantainsibien pénétré de l’esprit du vieux conteur, s’étant assimilé safaçon naïve de sentir, sa façon simple de penser, jusqu’àl’embarrasparfoisenfantindesonexpositionet lagrâceunpeu

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gauchedesonstyle,ilarefaitàcetroncunetêteetdesmembres,nonpasparune juxtapositionmécanique,maisparunesortederégénérationorganique,tellequenouslaprésententcesanimauxqui,mutilés, se complètent par leur force intime sur le plan deleurformeparfaite.Ces régénérations réussissent, on le sait, d’autantmieux que

l’organismeestmoinsarrêtéetmoinsdéveloppé.C’étaitbienlecaspourBéroul. Il s’assimilait lui-mêmedesélémentsde touteprovenance, parfois assez disparates, et dont la disparité ne lechoquait ni ne le gênait, d’autant plus qu’il leur faisait souventsubirunesorted’accommodationquisuffisaità leurdonnerunehomogénéité superficielle. Le Béroul moderne a donc puprocéderdemême,saufàymettreplusdechoixetdegoût.DanslefragmentanonymequifaitsuiteaufragmentdeBéroul,danslatraductionallemanded’unpoèmevoisindeceluideBéroul,dansThomas et ses traducteurs, dans les allusions et les poèmesépisodiques,dansleromanenproselui-même,ilaprisdequoirefaireaumorceauconservéuncommencement,unesuiteetunefin,encherchanttoujours,entrelesmultiplesvariantesduconte,celle qui convenait le mieux à l’esprit et au ton du fragmentauthentique.Puis,—etc’estl’effortleplusingénieuxetleplusdélicatdesonart,—ilaessayédedonneràtouscesmorceauxéparslaformeetlacouleurqueleurauraitdonnéesBéroul.Jenejurerais pas qu’il n’a pas écrit tout le poème en vers aussisemblables que possible à ceux de Béroul, pour les traduireensuite en françaismoderne avec autant de soin qu’il avait faitpour les troismille vers conservés. Si le vieux poète revenaitaujourd’hui,etqu’ils’enquîtdecequ’estdevenuesonœuvre,ilserait émerveillé de voir avec quelle piété, quelle intelligence,quel travailetquelsuccèselleaété retiréedufondde l’abîme

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sur lequel un seul débris surnageait, et remise à flot, pluscomplètemêmesansdoute,plusbrillanteetplusalertequ’ilnel’avaitlancéejadis.C’est donc un poème français dumilieu du douzième siècle,

maiscomposéàlafindudix-neuvième,quecontientlelivredeM. Bédier. C’est bien ainsi qu’il convenait de présenter auxlecteursmodernes l’histoire deTristan et d’Iseut, puisque c’estenprenant le costume françaisdudouzième sièclequ’elle s’estemparée jadis de toutes les imaginations, puisque toutes lesformes qu’elle a revêtues depuis remontent à cette premièreforme française, puisque nous voyons forcément Tristan sousl’armure d’un chevalier et Iseut dans la longue robe droite desstatues de nos cathédrales. Mais ce costume français etchevaleresquen’estpas lecostumeprimitif ; iln’appartientpasplusànoshérosqu’àceuxdelaGrèceetdeRomequelemoyenâgeenaffublaitaumêmetemps.Ons’enaperçoitàplusd’untraitconservéparlesadaptateurs.Béroul,notamment,quis’applauditd’avoir effacé quelques vestiges de la barbarie primitive, en alaissésubsisterbiend’autres ;Thomas lui-même,plussoigneuxobservateur des règles de la courtoisie, ne laisse pas de nousouvrirçàetlàd’étrangesperspectivessurlevéritablecaractèrede ses héros et dumilieu où ils semeuvent. En combinant lesindicationssouventbienfugitivesdesconteursfrançais,onarriveàentrevoircequ’apuêtrechezlesCeltescepoèmesauvage,toutentierbercéparlameretenveloppédanslaforêt,dontlehéros,demi-dieu plutôt qu’homme, était présenté comme lemaître oumême l’inventeurde tous lesartsbarbares, tueurdecerfsetdesangliers, savant dépeceur de gibier, lutteur et sauteurincomparable, navigateur audacieux, habile entre tous à fairevibrer la harpe et la rote, sachant imiter jusqu’à l’illusion le

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chantdetouslesoiseaux,etaveccela,naturellement,invincibledans les combats, dompteur de monstres, protecteur de sesfidèles, impitoyable à ses ennemis, vivant d’une vie presquesurhumaine, objet constant d’admiration, de dévouement etd’envie.Cetypes’estforméàcoupsûrtrèsanciennementdanslemonde celtique : il était tout indiqué qu’il se complétât parl’amour. Je n’ai pas à redire ici quel est dans la légende deTristanetIseutlecaractèredelapassionquilesenchaîne,etcequi fait de cette légende, dans ses formes diverses,l’incomparableépopéedel’amour.Jerappelleraiseulementquel’idéedesymboliserl’amourinvolontaire,irrésistibleetéternelpar ce breuvagedont l’action—et c’est enquoi il diffère desphiltresvulgaires—seprolongependanttoutelavieetpersistemême après lamort, que cette idée, qui donne à l’histoire desamants son caractère fatal et mystérieux, a évidemment sonoriginedanslespratiquesdelavieillemagieceltique.Jeneveuxpas non plus insister sur les traits de mœurs et de sentimentsbarbares que j’ai indiqués tout à l’heure, et qui font à chaqueinstantuneffetsisingulieretsipuissantdans le tranquille récitdes conteurs français.M.Bédier, naturellement, les a recueillisavecprédilectionenfaisant,pourcompléterl’œuvredeBéroul,son travail d’industrieuse mosaïque. Les lecteurs lesremarquerontsanspeine,etsentirontcombienl’histoirequenospoètes français du douzième siècle racontaient à leurscontemporains était étrangère au milieu dans lequel ils lapropageaient et avec lequel ils s’efforçaient envainde la fairecadrer.Cequilesattirait,dansl’histoiredeTristanetd’Iseut,cequi

les poussait à entreprendrede la faire entrer,malgré toutes lesdifficultésetlesobscuritésqu’elleleurprésentait,danslaforme

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déjàconsacréedespoèmesenversoctosyllabiques,cequifiteneffet le succès de leur entreprise et valut à cette histoire, dèsqu’ellefutconnuedumonderomano-germanique,unepopularitésansprécédent,c’estl’espritquil’animed’unboutàl’autre,quicircule dans tous ses épisodes, comme le « boire amoureux »danslesveinesdesdeuxhéros:l’idéedelafatalitéde l’amour,quil’élèveau-dessusdetoutesleslois.Incarnéedansdeuxêtresd’exception, cette idée, qui répond au sentiment secret de tantd’hommesetdetantdefemmes,s’estd’autantmieuxemparéedescœurs, qu’elle est, ici, purifiée par la souffrance et commeconsacrée par la mort. Au milieu de la fragilité ordinaire desaffections humaines, des déceptions renouvelées que subitl’illusion toujours changeante, le couple de Tristan et d’Iseut,rivé dès l’abord d’un lien mystérieusement indissoluble, battupar tous les orages et y résistant, essayant vainement de sedéprendre et finalement emporté dans un dernier et éternelembrassement, apparaissait et apparaît encore comme une desformesdecetidéalquel’hommeneselassepasdefaireplanerau-dessusduréeletdontlesaspectsmultiplesetopposésnesontquedesmanifestationsdiversesde sonaspirationobstinéeverslebonheur.Sicetteformeestunedesplusséduisantesetdesplusémouvantes, elle est aussi unedesplusdangereuses : l’histoiredeTristan et d’Iseut a versé jadis, on n’en saurait douter, dansplusd’uneâmeunpoisonsubtil, et aujourd’huiencore,préparépar le magicien moderne qui y a joint la puissance del’incantation musicale, le breuvage d’amour a certainementtroublé,peut-êtreégaréplusd’uncœur.Maisiln’yapasd’idéaldontlecharmen’aitsonpéril,etpourtantonnesauraitpriverlavie d’idéal sans la condamner à la platitude ou au mornedésespoir. Il faut savoir, quand on passe devant les grottes des

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Sirènes, se tenir fermement attaché au mât, sans renoncer àentendre la divine mélodie qui fait entrevoir aux mortels desfélicitéssurhumaines.Au reste, si tout l’attrait du vieux poème subsiste dans le

« renouvellement » qu’on va lire, le danger qu’il pouvaitprésenterpourlescontemporainsdeBéroulyestsingulièrementatténué pour les nôtres. Les passions sont d’autant pluscontagieusespourlesâmesqu’ellesseprésententdansdesâmessemblables:lorsqu’ils’agitd’âmeslointainesettrèsdifférentes,sinondansleurfond,aumoinsdanslesconditionsextérieuresdeleur activité, les passions gardent toute leur grandeur et leurbeauté, mais perdent beaucoup de leur force suggestive. LeTristanetl’IseutdeBéroul,ressuscitésparM.Bédieravecleurscostumesetleursalluresd’autrefois,avecleursfaçonsdevivre,desentiretdeparlermoitiébarbares,moitiémédiévales,serontpour les lecteursmodernes comme les personnages d’un vieuxvitrail, aux gestes raides, aux expressions naïves, auxphysionomiesénigmatiques.Maisderrièrecette image,marquéede l’empreinte spécialed’uneépoque,onvoit, comme le soleilderrière le vitrail, resplendir la passion, toujours identique àelle-même, qui l’illumine et la fait flamboyer tout entière. Unéternel sujet des méditations de la pensée et des troubles ducœur, représenté par des figures dont l’archaïsme même faitl’intérêt,voilàtoutlepoèmedurenouveleurdeBéroul.Ilyalàdéjàdequoicharmer les lecteurscurieuxà la foisd’histoireetdepoésie.Maiscequejen’aipudire,cequ’ondécouvriraavecravissementà la lecturedecetteœuvreantique,c’est lecharmedes détails, la mystérieuse et mythique beauté de certainsépisodes,l’heureuseinventiond’autresplusmodernes,l’imprévudessituationsetdessentiments, toutcequi faitdecepoèmeun

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mélangeuniquedevétustéimmémorialeetdefraîcheur toujoursnouvelle, de mélancolie celtique et de grâce française, denaturalismepuissantetdefinepsychologie.Jenedoutepasqu’ilneretrouveauprèsdenoscontemporainslesuccèsqu’ilaobtenuauprès de nos aïeux du temps des croisades. Il appartientvraimentàcette«littératuredumonde»dontparlaitGoethe;ilen avait disparu par une mauvaise fortune imméritée : il fautsavoirungréinfiniàM.JosephBédierdel’yavoirfaitrentrer.

GASTONPARIS.

NOTEADDITIONNELLE

Comme M. G. Paris l’a trop bienveillamment exposé, j’aitâchéd’évitertoutmélangedel’ancienetdumoderne.Écarterlesdisparates, les anachronismes, le clinquant, vérifier le Vetustascribentinescioquopactoantiquusfitanimus,obtenirsursoi-même,à forcedesympathiehistoriqueetcritique,dene jamaismêlernosconceptionsmodernesauxantiquesformesdepenseretdesentir,telaétémondessein,moneffort,etsansdoute,hélas!machimère.Maismon texteest trèscomposite, et si jevoulaisindiquermes sources par lemenu, ilme faudraitmettre au basdes pages de ce petit livre autant de notes que Becq deFouquièresenaattachéauxpoésiesd’AndréChénier.Jedoisdumoins au lecteur les indications générales. Les fragmentsconservésdes ancienspoèmes françaisont été,pour laplupart,publiésparFrancisqueMichel:Tristan,recueildecequirestedes poèmes relatifs à ses aventures (Paris, Techener, 1835-

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1839[1]). Le Chapitre I de notre roman (les Enfances) estfortement abrégé des divers poèmes, mais principalement deThomas, représenté par ses remanieurs étrangers. — LesChapitres II et III sont traités d’après Eilhart d’Oberg (édit.Lichtenstein,Strasbourg,1878).—LeChapitre IV (lePhiltre),d’après l’ensemblede la tradition,maissurtoutd’après le récitd’Eilhart. Quelques traits sont pris à Gottfried de Strasbourg(édit. W. Golther, Berlin et Stuttgart, 1888). — Chapitre V(Brangien),d’aprèsEilhart.—ChapitreVI(LeGrandPin).Aumilieudecechapitre,àl’arrivéed’Iseutaurendez-voussouslepin, commence le fragment de Béroul, que nous suivonsfidèlementauxchapitresVII,VIII,IX,X,XI,enl’interprétantçàet là par le poème d’Eilhart et par différentes donnéestraditionnellement.ChapitreXII (le Jugement par le fer rouge).Résumé très libre du fragment anonyme qui suit le fragment deBéroul. —Chapitre XIII (la Voix du Rossignol). Inséré dansl’estoire d’après un poème didactique du treizième siècle, leDomnei des Amanz. — Chapitre XIV (le Grelot). Tiré deGottfrieddeStrasbourg.—ChapitresXV-XVII.LesépisodesdeCariadoetdeTristanlépreuxsontempruntésàThomas;leresteesttraité,engénéral,d’aprèsEilhart.—ChapitreXVIII(Tristanfou). Remaniement d’un petit poème français, épisodique etindépendant.—ChapitreXIX(laMort).TraduitdeThomas;desépisodessontempruntésàEilhartetauromanenprosefrançaisecontenudanslemanuscrit103delaBibliothèquenationale.

J.B.

1. ↑ J’indique ici des éditions plus récentes, qui font partie des publications de laSociétédesancienstextesfrançais(Paris,Didot):1.LeRomandeTristan,par

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Béroul,publiéparErnestMuret,1vol.in-8o,1904.—2.LeRomandeTristan,parThomas, trouvèreanglo-normandduXIIe siècle, publié par JosephBédier, 2vol. in-8o, 1903 et 1905.— 3. Les deux poèmes de Tristan fou, publiés parJosephBédier,1vol.in-8o,1908.

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LEROMANDE

TRISTANETISEUT

I

LESENFANCESDETRISTAN

Duwærestzwârebazgenant:Juventebeleetlariant!

(GottfrieddeStrasbourg.)

Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour etdemort?C’estdeTristanetd’Iseutlareine.Écoutezcommentà

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grand’joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent unmêmejour,luiparelle,elleparlui.Auxtempsanciens,leroiMarcrégnaitenCornouailles.Ayant

apprisquesesennemisleguerroyaient,Rivalen,roideLoonnois,franchitlamerpourluiportersonaide.Illeservitparl’épéeetparleconseil,commeeûtfaitunvassal,sifidèlementqueMarclui donna en récompense la belleBlanchefleur, sa sœur, que leroiRivalenaimaitd’unmerveilleuxamour.IllapritàfemmeaumoutierdeTintagel.Maisàpeinel’eut-il

épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le ducMorgan, s’étant abattu sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, seschamps, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement, etemporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terrelointaine.IlatterritdevantsonchâteaudeKanoël,confialareineàlasauvegardedesonmaréchalRohalt,Rohaltquetous,poursaloyauté, appelaient d’unbeaunom,Rohalt leFoi-Tenant ; puis,ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir saguerre.Blanchefleur l’attendit longuement. Hélas ! il ne devait pas

revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan l’avait tué entrahison.Elle ne le pleurapoint : ni cris, ni lamentations,maissesmembresdevinrentfaiblesetvains;sonâmevoulut,d’unfortdésir,s’arracherdesoncorps.Rohalts’efforçaitdelaconsoler:« Reine, disait-il, on ne peut rien gagner à mettre deuil sur

deuil ; tous ceux qui naissent ne doivent-ils pas mourir ? QueDieureçoivelesmortsetpréservelesvivants!…»Maisellenevoulutpas l’écouter.Trois jourselleattenditde

rejoindresoncherseigneur.Auquatrièmejour,ellemitaumondeunfils,et,l’ayantprisentresesbras:

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«Fils,luidit-elle,j’ailongtempsdésirédetevoir;etjevoisla plus belle créature que femme ait jamais portée. Tristej’accouche,tristeestlapremièrefêtequejetefais,àcausedetoij’ai tristesse àmourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre partristesse,tuaurasnomTristan.»Quandelleeutditcesmots,ellelebaisa,et,sitôtqu’ellel’eut

baisé,ellemourut.RohaltleFoi-Tenantrecueillitl’orphelin.Déjàleshommesdu

duc Morgan enveloppaient le château de Kanoël : commentRohalt aurait-il pu soutenir longtemps la guerre ? On ditjustement:«Démesuren’estpasprouesse»;ildutserendreàlamerciduducMorgan.Mais,decraintequeMorgann’égorgeâtlefilsdeRivalen,lemaréchallefitpasserpoursonpropreenfantetl’élevaparmisesfils.Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le

reprendreauxfemmes,RohaltconfiaTristanàunsagemaître,lebonécuyerGorvenal.Gorvenalluienseignaenpeud’annéeslesartsqui conviennent auxbarons. Il lui apprit àmanier la lance,l’épée, l’écu et l’arc, à lancer les disquesdepierre, à franchird’un bond les plus larges fossés ; il lui apprit à détester toutmensonge et toute félonie, à secourir les faibles, à tenir la foidonnée;illuiappritlesdiversesmanièresdechant,lejeudelaharpeetl’artduveneur;et,quandl’enfantchevauchaitparmilesjeunes écuyers, on eût dit que son cheval, ses armes et lui neformaientqu’unseulcorpsetn’eussentjamaisétéséparés.Àlevoirsinobleetsi fier, largedesépaules,grêledesflancs, fort,fidèleetpreux,touslouaientRohaltparcequ’ilavaituntelfils.Mais Rohalt, songeant à Rivalen et à Blanchefleur, de quirevivaient la jeunesseet lagrâce,chérissaitTristancommeson

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fils,etsecrètementlerévéraitcommesonseigneur.Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour où les

marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur nef,l’emportèrent comme une belle proie. Tandis qu’ils cinglaientversdesterresinconnues,Tristansedébattait,ainsiqu’unjeuneloup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous lesmariniers le savent : lamer porte à regret les nefs félonnes, etn’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse,enveloppalanefdeténèbres,etlachassahuitjoursethuitnuitsàl’aventure.Enfin,lesmariniersaperçurentàtraverslabrumeunecôtehérisséedefalaisesetderécifs,oùellevoulaitbriser leurcarène.Ilsserepentirent:connaissantquelecourrouxdelamervenait de cet enfant ravi à la male heure, ils firent vœu de ledélivrer et parèrent une barque pour le déposer au rivage.Aussitôttombèrentlesventsetlesvagues,lecielbrilla,et,tandisquelanefdesNorvégiensdisparaissaitauloin,lesflotscalmésetriantsportèrentlabarquedeTristansurlesabled’unegrève.Àgrandeffort, ilmontasur la falaiseetvitqu’audelàd’une

lande vallonnée et déserte, une forêt s’étendait sans fin. Il selamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et la terre deLoonnois, quand le bruit lointain d’une chasse à cor et à criréjouitsoncœur.Auborddelaforêt,unbeaucerfdéboucha.Lameuteetlesveneursdévalaientsursatraceàgrandbruitdevoixetdetrompes.Mais,commeleslimierssesuspendaientdéjàpargrappesaucuirdesongarrot,labête,àquelquespasdeTristan,fléchit sur les jarretset rendit lesabois.Unveneur laservitdel’épieu.Tandisque,rangésencercle,leschasseurscornaientdeprise, Tristan, étonné, vit le maître veneur entailler largement,commepourlatrancher,lagorgeducerf.Ils’écria:

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«Quefaites-vous,seigneur?Sied-ildedécoupersinoblebêtecommeunporcégorgé?Est-cedonclacoutumedecepays?—Beaufrère,répondit leveneur,quefais-jelàquipuissete

surprendre?Oui, jedétached’abord la têtedececerf, puis jetrancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons,pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur.Ainsifaisons-nous;ainsi,dèsletempsdesplusanciensveneurs,ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tuconnais quelque coutume plus louable,montre-nous-la ; prendscecouteau,beaufrère;nousl’apprendronsvolontiers.»Tristansemitàgenouxetdépouillalecerfavantdeledéfaire;

puisildépeçalatêteenlaissant,commeilconvient,l’oscorbintoutfranc;puisillevalesmenusdroits,lemufle,lalangue,lesdaintiersetlaveineducœur.Etveneursetvaletsdelimiers,penchéssurlui,leregardaient,

charmés.« Ami, dit le maître veneur, ces coutumes sont belles ; en

quelleterrelesas-tuapprises?Dis-noustonpaysettonnom.— Beau seigneur, on m’appelle Tristan ; et j’appris ces

coutumesenmonpaysdeLoonnois.— Tristan, dit le veneur, que Dieu récompense le père qui

t’éleva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche etpuissant?»MaisTristan,qui savaitbienparleretbiense taire, répondit

parruse:« Non, seigneur, mon père est un marchand. J’ai quitté

secrètement samaison sur une nef qui partait pour trafiquer auloin, car je voulais apprendre comment se comportent les

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hommes des terres étrangères.Mais, si vousm’acceptez parmivosveneurs, jevous suivraivolontiers, etvous ferai connaître,beauseigneur,d’autresdéduitsdevénerie.—BeauTristan,jem’étonnequ’ilsoituneterreoùlesfilsdes

marchandssaventcequ’ignorentailleurslesfilsdeschevaliers.Maisviensavecnous,puisquetuledésires,etsoislebienvenu.NousteconduironsprèsduroiMarc,notreseigneur.»Tristanachevaitdedéfairelecerf.Ildonnaauxchienslecœur,

lemassacreetlesentrailles,etenseignaauxchasseurscommentse doivent faire la curée et le forhu. Puis il planta sur desfourches lesmorceaux bien divisés et les confia aux différentsveneurs:àl’unlatête,àl’autrelecimieretlesgrandsfilets,àceux-cilesépaules,àceux-làlescuissots,àcetautrelegrosdesnombles. Il leurappritcomment ilsdevaientse rangerdeuxpardeuxpourchevaucherenbelleordonnance,selonlanoblessedespiècesdevenaisondresséessurlesfourches.Alors ils se mirent à la voie en devisant, tant qu’ils

découvrirentenfinunrichechâteau.Desprairiesl’environnaient,des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres delabour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château sedressait sur lamer, fort etbeau,bienmunicontre toutassautettousenginsdeguerre;etsamaîtressetour, jadisélevéeparlesgéants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bien taillés,disposéscommeunéchiquierdesinopleetd’azur.Tristandemandalenomdecechâteau.«Beauvalet,onlenommeTintagel.— Tintagel, s’écria Tristan, béni sois-tu de Dieu, et bénis

soientteshôtes!»

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Seigneurs, c’est là que jadis, à grand’joie, son pèreRivalenavaitépouséBlanchefleur.Mais,hélas!Tristanl’ignorait.Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des

veneursattirèrentauxporteslesbaronsetleroiMarclui-même.Après que le maître veneur lui eut conté l’aventure, Marc

admiralebelarroidecettechevauchée,lecerfbiendépecé,etlegrandsensdescoutumesdevénerie.Maissurtout iladmirait lebelenfantétranger,et sesyeuxnepouvaient sedétacherde lui.D’oùluivenaitcettepremièretendresse?Leroiinterrogeaitsoncœuretnepouvaitlecomprendre.Seigneurs,c’étaitsonsangquis’émouvaitetparlaitenlui,etl’amourqu’ilavaitjadisportéàsasœurBlanchefleur.Le soir, quand les tables furent levées, un jongleur gallois,

maîtreensonart,s’avançaparmilesbaronsassemblés,etchantadeslaisdeharpe.Tristanétaitassisauxpiedsduroi,et,commele harpeur préludait à une nouvelle mélodie, Tristan lui parlaainsi:«Maître,celaiestbeauentretous:jadislesanciensBretons

l’ontfaitpourcélébrerlesamoursdeGraelent.L’airenestdoux,etdouceslesparoles.Maître,tavoixesthabile,harpe-lebien!»LeGalloischanta,puisrépondit:« Enfant, que sais-tu donc de l’art des instruments ? Si les

marchandsdelaterredeLoonnoisenseignentaussiàleursfilslejeu des harpes, des rotes et des vielles, lève-toi, prends cetteharpe,etmontretonadresse.»Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons

s’attendrissaientà l’entendre.EtMarcadmirait leharpeurvenude ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté

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Blanchefleur.Quandlelaifutachevé,leroisetutlonguement.«Fils, dit-il enfin, béni soit lemaîtrequi t’enseigna, et béni

sois-tudeDieu !Dieuaime lesbonschanteurs.Leurvoixet lavoixdeleurharpepénètrentlecœurdeshommes,réveillentleurssouvenirs chers et leur fontoubliermaintdeuil etmaintméfait.Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtempsprèsdemoi,ami!—Volontiers je vous servirai, sire, répondit Tristan, comme

votreharpeur,votreveneuretvotrehommelige.»Il fit ainsi, et, durant trois années, une mutuelle tendresse

granditdansleurscœurs.Lejour,TristansuivaitMarcauxplaidsou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambreroyale parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, ilharpaitpourapaisersondéconfort.Lesbaronslechérissaient,et,sur tous les autres, comme l’histoire vous l’apprendra, lesénéchalDinasdeLidan.Maisplustendrementquelesbaronsetque Dinas de Lidan, le roi l’aimait. Malgré leur tendresse,Tristanneseconsolaitpasd’avoirperduRohaltsonpère,etsonmaîtreGorvenal,etlaterredeLoonnois.Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d’éviter de trop

longsrécits.Lamatièredececonteestsibelleetsidiverse:queserviraitdel’allonger?Jediraidoncbrièvementcomment,aprèsavoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le Foi-TenantabordaenCornouailles,retrouvaTristan,et,montrantauroi l’escarbouclejadisdonnéeparluiàBlanchefleurcommeuncherprésentnuptial,luidit:«RoiMarc,celui-ciestTristandeLoonnois,votreneveu,fils

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de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le ducMorgantient sa terre à grand tort ; il est temps qu’elle fasse retour audroithéritier.»Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant reçu de son

oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs deCornouailles,sefitreconnaîtredesanciensvassauxdesonpère,défialemeurtrierdeRivalen,l’occitetrecouvrasaterre.Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre

heureusement sans lui, et, comme la noblesse de son cœur luirévélaittoujourslepartileplussage,ilmandasescomtesetsesbarons,etleurparlaainsi:«SeigneursdeLoonnois, j’aireconquiscepaysetj’aivengé

le roi Rivalen par l’aide deDieu et par votre aide. Ainsi j’airenduàmonpèresondroit.Maisdeuxhommes,Rohalt,etleroiMarcdeCornouailles,ontsoutenul’orphelinetl’enfanterrant,etjedoisaussilesappelerpères;àceux-là,pareillement,nedois-jepasrendreleurdroit?Or,unhauthommeadeuxchosesàlui:sa terreet soncorps.Donc, àRohaltquevoici, j’abandonneraima terre : père, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra aprèsvous. Au roiMarc, j’abandonneraimon corps : je quitterai cepays,bienqu’ilmesoitcher,etj’iraiservirmonseigneurMarcenCornouailles.Telleestmapensée;maisvousêtesmesféaux,seigneursdeLoonnois,etmedevez leconseil ; sidonc l’undevousveutm’enseigneruneautrerésolution,qu’ilselèveetqu’ilparle!»Mais tous les barons le louèrent avecdes larmes, etTristan,

emmenantaveclui leseulGorvenal,appareillapourla terreduroiMarc.

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II

LEMORHOLTD’IRLANDE

Tristremseyd:«Ywis,Ywildefendeitasknizt.»

(SirTristrem.)

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaientgrand deuil. Car le roi d’Irlande avait équipé une flotte pourravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu’ilfaisaitdepuisquinzeannées,d’acquitteruntributjadispayéparsesancêtres.Or,sachezque,selond’ancienstraitésd’accord,lesIrlandaispouvaient lever sur laCornouailles lapremièreannéetroiscentslivresdecuivre,ladeuxièmeannéetroiscentslivresd’argent fin, et la troisième troiscents livresd’or.Mais,quandrevenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunesgarçonset troiscents jeunesfilles,de l’âgedequinzeans, tirésausortentrelesfamillesdeCornouailles.Or,cetteannée,leroiavaitenvoyéversTintagel,pourportersonmessage,unchevalier

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géant,leMorholt,dontilavaitépousélasœur,etquenuln’avaitjamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettresscellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre,pourprendreleurconseil.Au termemarqué, quand les barons furent assemblés dans la

salle voûtée dupalais et queMarc se fut assis sous le dais, leMorholtparlaainsi:«RoiMarc,entendspourladernièrefoislemandementduroi

d’Irlande,monseigneur.Iltesemontdepayerenfinletributquetu lui dois. Pour ce que tu l’as trop longtemps refusé, il terequiertdemelivrerencejourtroiscentsjeunesgarçonsettroiscentsjeunesfilles,del’âgedequinzeans,tirésausortentrelesfamillesdeCornouailles.Manef,ancréeauportdeTintagel,lesemportera pour qu’ils deviennent nos serfs. Pourtant, — et jen’excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu’il convient, — siquelqu’un de tes barons veut prouver par bataille que le roid’Irlande lève ce tribut contre le droit, j’accepterai son gage.Lequeld’entrevous,seigneurscornouaillais,veutcombattrepourlafranchisedecepays?»Les barons se regardaient entre eux à la dérobée, puis

baissaient la tête. Celui-ci se disait : « Vois, malheureux, lastatureduMorholtd’Irlande:ilestplusfortquequatrehommesrobustes.Regarde son épée : ne sais-tu point que par sortilègeelle a fait voler la tête des plus hardis champions, depuis tantd’annéesqueleroid’Irlandeenvoiecegéantportersesdéfisparles terres vassales ?Chétif, veux-tu chercher lamort ?À quoibontenterDieu?»Cetautresongeait:«Vousai-jeélevés,chersfils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pourcellesdesfillesdejoie?Maismamortnevoussauveraitpas.»

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Ettoussetaisaient.LeMorholtditencore:« Lequel d’entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre

mongage?Jeluioffreunebellebataille:car,àtroisjoursd’ici,nousgagnerons surdesbarques l’îleSaint-Samson, au largedeTintagel.Là,votrechevalieretmoi,nouscombattronsseulàseul,et la louange d’avoir tenté la bataille rejaillira sur toute saparenté.»Ils se taisaient toujours, et leMorholt ressemblait au gerfaut

quel’onenfermedansunecageavecdepetitsoiseaux:quandilyentre,tousdeviennentmuets.LeMorholtparlapourlatroisièmefois:«Ehbien,beauxseigneurscornouaillais,puisquecepartivous

semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je lesemporterai!Maisjenecroyaispasquecepaysnefûthabitéquepardesserfs.»AlorsTristans’agenouillaauxpiedsduroiMarc,etdit:«Seigneurroi,s’ilvousplaîtdem’accordercedon,jeferaila

bataille.»En vain le roi Marc voulut l’en détourner. Il était si jeune

chevalier : de quoi lui servirait sa hardiesse ? Mais TristandonnasongageauMorholt,etleMorholtlereçut.

Au jour dit, Tristan se plaça sur une courtepointe de cendalvermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit lehaubertetleheaumed’acierbruni.Lesbaronspleuraientdepitiésur le preux et de honte sur eux-mêmes. « Ah ! Tristan, se

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disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plutôt quetoi, entrepris cettebataille !Mamort jetteraitunmoindredeuilsur cette terre !… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de labaronnieetceuxdelagentmenue,vieillards,enfantsetfemmes,pleurantetpriant,escortentTristanjusqu’aurivage.Ilsespéraientencore, car l’espérance au cœur des hommes vit de chétivepâture.Tristanmontaseuldansunebarqueetcinglavers l’îleSaint-

Samson.MaisleMorholtavaittenduàsonmâtunevoilederichepourpre,etlepremierilabordadansl’île.Ilattachaitsabarqueau rivage, quandTristan, touchant terre à son tour, repoussa dupiedlasienneverslamer.«Vassal,quefais-tu?dit leMorholt,etpourquoin’as-tupas

retenucommemoitabarqueparuneamarre?—Vassal, à quoi bon ? répondit Tristan. L’un de nous deux

reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui suffit-ellepas?»Ettousdeux,s’excitantaucombatpardesparolesoutrageuses,

s’enfoncèrentdansl’île.Nulnevitl’âprebataille,maispartroisfois,ilsemblaquela

brisedemerportaitaurivageuncrifurieux.Alors,ensignededeuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et lescompagnons du Morholt, massés à l’écart devant leurs tentes,riaient. Enfin, vers l’heure de none, on vit au loin se tendre lavoiledepourpre;labarquedel’Irlandaissedétachadel’île,etuneclameurdedétresseretentit :«LeMorholt! leMorholt!»Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’unevague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue ;chacunde ses poings tendait une épéebrandie : c’étaitTristan.

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Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre, et les jeuneshommessejetaientàlanage.Lepreuxs’élançasurlagrève,et,tandis que lesmères à genoux baisaient ses chausses de fer, ilcriaauxcompagnonsduMorholt:«Seigneursd’Irlande,leMorholtabiencombattu.Voyez:mon

épéeestébréchée,unfragmentdelalameestrestéenfoncédansson crâne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est letributdelaCornouailles!»Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants

délivrésagitaientàgrandscrisdesbranchesvertesetderichescourtinessetendaientauxfenêtres.Mais,quandparmileschantsd’allégresse,auxbruitsdescloches,destrompesetdesbuccines,siretentissantsqu’onn’eûtpasouïDieutonner,Tristanparvintauchâteau, il s’affaissa entre les bras du roi Marc : et le sangruisselaitdesesblessures.

Àgranddéconfort, lescompagnonsduMorholtabordèrentenIrlande. Naguère, quand il rentrait au port de Weisefort, leMorholt se réjouissait à revoir ses hommes assemblés quil’acclamaient en foule, et la reine sa sœur, et sanièce, Iseut laBlonde, aux cheveux d’or, dont la beauté brillait déjà commel’aubequiselève.Tendrement,ellesluifaisaientaccueil,ets’ilavait reçu quelque blessure, elles le guérissaient ; car ellessavaient les baumes et les breuvages qui raniment les blessésdéjàpareilsàdesmorts.Maisdequoileurserviraientmaintenantlesrecettesmagiques,lesherbescueilliesàl’heurepropice,lesphiltres?Ilgisaitmort,cousudansuncuirdecerf,etlefragmentde l’épéeennemieétait encoreenfoncédans soncrâne. Iseut laBlonde l’en retira pour l’enfermer dans un coffret d’ivoire,

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précieuxcommeunreliquaire.Etcourbéessurlegrandcadavre,lamèreetlafille,redisantsansfinl’élogedumortetsansrépitlançantlamêmeimprécationcontrelemeurtrier,menaientàtourde rôleparmi les femmes le regret funèbre.Dece jour Iseut laBlondeappritàhaïrlenomdeTristandeLoonnois.Mais, à Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux

découlait de ses blessures. Les médecins connurent que leMorholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et,commeleursboissonsetleurthériaquenepouvaientlesauver,ilsleremirentàlagardedeDieu.Unepuanteursiodieuses’exhalaitdesesplaiesquetoussespluschersamislefuyaient,tous,saufle roiMarc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaientdemeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur.Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l’écartsurlerivage;et,couchédevant lesflots, ilattendait lamort. Ilsongeait :«Vousm’avezdoncabandonné,roiMarc,moiquiaisauvé l’honneurdevotre terre?Non, je le sais,beloncle,quevousdonneriezvotreviepourlamienne;maisquepourraitvotretendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir lesoleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la meraventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Versquelleterre?jenesais,maislàpeut-êtreoùjetrouveraiquimeguérisse.Etpeut-êtreunjourvousservirai-jeencore,beloncle,commevotreharpeur,etvotreveneur,etvotrebonvassal.»Ilsuppliatant,queleroiMarcconsentitàsondésir.Illeporta

sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’ondéposâtseulementsaharpeprèsdelui.Àquoibonlesvoilesquesesbrasn’auraientpudresser?Àquoibonlesrames?Àquoibon l’épée ? Comme un marinier, au cours d’une longue

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traversée, lance par-dessus bord le cadavre d’un anciencompagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa aulargelabarqueoùgisaitsoncherfils,etlamerl’emporta.Sept jours et sept nuits, elle l’entraîna doucement. Parfois,

Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à soninsu, l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheursavaientquittéleportpourjeterleursfiletsaularge,etramaient,quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, quicouraitau rasdes flots. Immobiles, leursavironssuspendussurlesvagues,ilsécoutaient;danslapremièreblancheurdel’aube,ils aperçurent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, unemusiquesurnaturelleenveloppait lanefdesaintBrendan,quandellevoguaitverslesîlesFortunéessurlameraussiblanchequele lait. » Ils ramèrent pour atteindre la barque : elle allait à ladérive,etrienn’ysemblaitvivre,quelavoixdelaharpe;mais,àmesurequ’ils approchaient, lamélodie s’affaiblit, elle se tut,et,quandilsaccostèrent, lesmainsdeTristanétaientretombéesinertessur lescordes frémissantesencore. Ils le recueillirentetretournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur damecompatissante,quisauraitpeut-êtreleguérir.Hélas ! ce port étaitWeisefort, où gisait leMorholt, et leur

dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres,pouvait sauver Tristan ; mais, seule parmi les femmes, ellevoulaitsamort.QuandTristan,raniméparsonart,sereconnut,ilcompritque les flots l’avaient jetésurune terredepéril.Mais,hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement debelles paroles rusées. Il conta qu’il était un jongleur, qui avaitprispassagesurunenefmarchande;ilnaviguaitversl’Espagnepour y apprendre l’art de lire dans les étoiles ; des pirates

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avaientassaillilanef:blessé,ils’étaitenfuisurcettebarque.Onle crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beauchevalier de l’île Saint-Samson, si laidement le venin avaitdéformé ses traits.Mais quand, après quarante jours, Iseut auxcheveuxd’or l’eut presqueguéri, commedéjà, en sesmembresassouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, ilcompritqu’ilfallaitfuir ; ils’échappa,et,aprèsmaintsdangerscourus,unjourilreparutdevantleroiMarc.

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III

LAQUÊTEDELA

BELLEAUXCHEVEUXD’OR

Enpod’orevosoipaiéeOlaparoledochevol,Dontjeaipuiseügrantdol.

(LaidelaFoliedeTristan.)

Seigneurs, ilyavaità lacourduroiMarcquatrebarons, lesplus félons des hommes, qui haïssaient Tristan de male hainepoursaprouesseetpourletendreamourqueleroiluiportait.Etjesaisbienvousredireleursnoms:Andret,Guenelon,GondoïneetDenoalen;or,leducAndretétait,commeTristan,unneveuduroiMarc.Connaissantqueleroiméditaitdevieillirsansenfantspour laisser sa terre à Tristan, leur envie s’irrita, et, par desmensonges, ils animaient contre Tristan les hauts hommes deCornouailles:

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«Quedemerveillesensavie!disaientlesfélons;maisvousêtesdeshommesdegrandsens,seigneurs,etquisavezsansdouteen rendre raison. Qu’il ait triomphé duMorholt, voilà déjà unbeau prodige ;mais par quels enchantements a-t-il pu, presquemort, voguer seul sur la mer ? Lequel de nous, seigneurs,dirigeraitunenefsansramesnivoile?Lesmagicienslepeuvent,dit-on.Puis,enquelpaysdesortilègea-t-ilputrouverremèdeàsesplaies?Certes,ilestunenchanteur.Oui!sabarqueétaitféeet pareillement son épée, et sa harpe est enchantée, qui chaquejour verse des poisons au cœur du roiMarc ! Comme il a sudomptercecœurparpuissanceetcharmedesorcellerie!Ilseraroi,seigneurs,etvoustiendrezvosterresd’unmagicien!»Ils persuadèrent la plupart des barons : car beaucoup

d’hommesnesaventpasquecequiestdupouvoirdesmagiciens,lecœurpeutaussi l’accomplirpar la forcede l’amouretde lahardiesse.C’est pourquoi les barons pressèrent le roiMarc deprendreàfemmeunefillederoi,quiluidonneraitdeshoirs:s’ilrefusait, ils se retireraient dans leurs forts châteaux pour leguerroyer. Le roi résistait et jurait en son cœur qu’aussilongtemps que vivrait son cher neveu, nulle fille de roin’entreraitensacouche.Mais,àsontour,Tristanquisupportaitàgrand’honte le soupçon d’aimer son oncle à bon profit, lemenaça:queleroiserendîtàlavolontédesabaronnie;sinon,il abandonnerait la cour, il s’en irait servir le riche roi deGavoie.AlorsMarcfixauntermeàsesbarons:àquarantejoursdelà,ildiraitsapensée.Aujourmarqué,seuldanssachambre,ilattendait leurvenue

etsongeaittristement:«Oùdonctrouverfillederoisilointaineetinaccessiblequejepuissefeindre,maisfeindreseulement,de

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lavouloirpourfemme?»À cet instant, par la fenêtre ouverte sur la mer, deux

hirondelles qui bâtissaient leur nid entrèrent en se querellant,puis,brusquementeffarouchées,disparurent.Maisde leursbecss’étaitéchappéunlongcheveudefemme,plusfinquefildesoie,quibrillaitcommeunrayondesoleil.Marc,l’ayantpris,fitentrerlesbaronsetTristan,etleurdit:« Pour vous complaire, seigneurs, je prendrai femme, si

toutefoisvousvoulezquérircellequej’aichoisie.—Certes,nouslevoulons,beauseigneur;quidoncestcelle

quevousavezchoisie?—J’aichoisicelleàquifutcecheveud’or,etsachezqueje

n’enveuxpointd’autre.— Et de quelle part, beau seigneur, vous vient ce cheveu

d’or?quivousl’aporté?etdequelpays?—Ilmevient,seigneurs,delaBelleauxcheveuxd’or;deux

hirondellesmel’ontporté;ellessaventdequelpays.»Les barons comprirent qu’ils étaient raillés et déçus. Ils

regardaientTristanavecdépit ;car ils lesoupçonnaientd’avoirconseillécetteruse.MaisTristan,ayantconsidérélecheveud’or,sesouvintd’IseutlaBlonde.Ilsouritetparlaainsi:«RoiMarc,vousagissezàgrand tort ;etnevoyez-vouspas

que les soupçons de ces seigneurs me honnissent ? Maisvainement vous avez préparé cette dérision : j’irai quérir laBelle aux cheveux d’or. Sachez que la quête est périlleuse etqu’ilmeseraplusmalaiséderetournerdesonpaysquedel’îleoù j’ai tué le Morholt ; mais de nouveau je veux mettre pourvous,beloncle,moncorpsetmavieàl’aventure.Afinquevos

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barons connaissent si je vous aime d’amour loyal, j’engagemafoi par ce serment : ou je mourrai dans l’entreprise, ou jeramènerai en ce château de Tintagel la Reine aux blondscheveux.»

Iléquipaunebellenef,qu’ilgarnitdefroment,devin,demieletdetoutesbonnesdenrées.Ilyfitmonter,outreGorvenal,centjeuneschevaliersdehautparage,choisisparmilesplushardis,etlesaffubladecottesdebureetdechapesdecamelingrossier,ensortequ’ilsressemblaientàdesmarchands;maissouslepontdelanef, ilscachaient les richeshabitsdedrapd’or,decendaletd’écarlate,quiconviennentauxmessagersd’unroipuissant.Quandlanefeutprislelarge,lepilotedemanda:«Beauseigneur,versquelleterrenaviguer?—Ami,cingleversl’Irlande,droitauportdeWeisefort.»Lepilotefrémit.Tristannesavait-ilpasque,depuislemeurtre

du Morholt, le roi d’Irlande pourchassait les nefscornouaillaises ? Les mariniers saisis, il les pendait à desfourches.Lepiloteobéitpourtantetgagnalaterrepérilleuse.D’abordTristan sut persuader aux hommes deWeisefort que

sescompagnonsétaientdesmarchandsd’Angleterrevenuspourtrafiquer en paix.Mais, comme ces marchands d’étrange sorteconsumaient le jourauxnobles jeuxdes tablesetdeséchecsetparaissaientmieux s’entendre àmanier les dés qu’àmesurer lefroment,Tristanredoutaitd’êtredécouvert,etnesavaitcommententreprendresaquête.Or,unmatin,aupointdujour,ilouïtunevoixsiépouvantable

qu’on eût dit le cri d’un démon. Jamais il n’avait entendu bête

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glapirentelleguise,sihorribleetsimerveilleuse.Ilappelaunefemmequipassaitsurleport:«Dites-moi,fait-il,damebelle,d’oùvientcettevoixquej’ai

ouïe?nemelecachezpas.— Certes, sire, je vous le dirai sans mensonge. Elle vient

d’une bête fière et la plus hideuse qui soit au monde. Chaquejour,elledescenddesacaverneets’arrêteàl’unedesportesdelaville.Nuln’enpeutsortir,nuln’ypeutentrer,qu’onn’aitlivréaudragonunejeunefille;et,dèsqu’illatiententresesgriffes,illa dévore en moins de temps qu’il n’en faut pour dire unepatenôtre.—Dame,ditTristan,nevousraillezpasdemoi,maisdites-

moi s’il serait possible à un hommené demère de l’occire enbataille.—Certes,beaudouxsire,jenesais;cequiestassuré,c’est

que vingt chevaliers éprouvés ont déjà tenté l’aventure ; car leroi d’Irlande a proclamé par voix de héraut qu’il donnerait safilleIseutlaBlondeàquitueraitlemonstre;maislemonstrelesatousdévorés.»Tristan quitte la femme et retourne vers sa nef. Il s’arme en

secret,etileûtfaitbeauvoirsortirdelanefdecesmarchandssiriche destrier de guerre et si fier chevalier.Mais le port étaitdésert,carl’aubevenaitàpeinedepoindre,etnulnevitlepreuxchevaucher jusqu’à la porte que la femme lui avait montrée.Soudain,surlaroute,cinqhommesdévalèrent,quiéperonnaientleurs chevaux, les freins abandonnés, et fuyaient vers la ville.Tristansaisitaupassagel’und’entreeuxparsesrougescheveuxtressés,sifortementqu’illerenversasurlacroupedesonchevaletlemaintintarrêté:

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«Dieu vous sauve, beau sire ! dit Tristan ; par quelle routevientledragon?»Et,quandlefuyardluieutmontrélaroute,Tristanlerelâcha.Le monstre approchait. Il avait la tête d’un ours, les yeux

rougeset telsquedescharbonsembrasés,deuxcornesaufront,lesoreilles longuesetvelues,desgriffesde lion,unequeuedeserpent,lecorpsécailleuxd’ungriffon.Tristanlançacontreluisondestrierd’unetelleforceque,tout

hérissédepeur,ilbonditpourtantcontrelemonstre.LalancedeTristanheurtalesécaillesetvolaenéclats.Aussitôtlepreuxtireson épée, la lève et l’assène sur la tête du dragon, mais sansmêmeentamer le cuir.Lemonstre a senti l’atteintepourtant ; illancesesgriffescontre l’écu, lesyenfonce,eten faitvoler lesattaches. La poitrine découverte, Tristan le requiert encore del’épée,etlefrappesurlesflancsd’uncoupsiviolentquel’airenretentit.Vainement:ilnepeutleblesser.Alors,ledragonvomitparlesnaseauxundoublejetdeflammesvenimeuses:lehaubertdeTristannoircitcommeuncharbonéteint,sonchevals’abatetmeurt.Mais,aussitôtrelevé,Tristanenfoncesabonneépéedanslagueuledumonstre:elleypénètretouteetluifendlecœurendeuxparts.Ledragonpousseunedernièrefoissoncrihorribleetmeurt.Tristanluicoupalalangueetlamitdanssachausse.Puis,tout

étourdiparlafuméeâcre, ilmarcha,pouryboire,versuneeaustagnante qu’il voyait briller à quelque distance.Mais le venindistillé par la langue du dragon s’échauffa contre son corps, etdansleshautesherbesquibordaientlemarécage,lehérostombainanimé.

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Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressés étaitAguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d’Irlande, et qu’ilconvoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle est lapuissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, armé,pour assaillir lemonstre ; pourtant, duplus loinqu’il entendaitson cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatrecompagnons,ilosarebrousserchemin.Iltrouvaledragonabattu,lechevalmort,l’écubrisé,etpensaquelevainqueurachevaitdemourir en quelque lieu. Alors il trancha la tête dumonstre, laportaauroietréclamalebeausalairepromis.Le roi ne crut guère à sa prouesse ; mais, voulant lui faire

droit,ilfitsemondresesvassauxdeveniràsacour,àtroisjoursde là : devant le barnage assemblé, le sénéchal Aguynguerranfourniraitlapreuvedesavictoire.QuandIseutlaBlondeappritqu’elleseraitlivréeàcecouard,

elle fit d’abord une longue risée, puis se lamenta. Mais, lelendemain,soupçonnantl’imposture,ellepritavecellesonvalet,le blond, le fidèle Perinis, etBrangien, sa jeune servante et sacompagne,ettoustroischevauchèrentensecretverslerepairedumonstre, tant qu’Iseut remarqua sur la route des empreintes deformesingulière:sansdoute,lechevalquiavaitpassélàn’avaitpasétéferréencepays.Puiselletrouvalemonstresanstêteetlechevalmort;iln’étaitpasharnachéselonlacoutumed’Irlande.Certes,unétrangeravaittuéledragon;maisvivait-ilencore?Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent longtemps ; enfin,

parmilesherbesdumarécage,Brangienvitbrillerleheaumedupreux.Ilrespiraitencore.Perinislepritsursonchevaletleportasecrètement dans les chambres des femmes. Là, Iseut contal’aventureàsamère,etluiconfial’étranger.Commelareinelui

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ôtait son armure, la langue envenimée du dragon tomba de sachausse.Alors la reined’Irlande réveilla leblessépar lavertud’uneherbe,etluidit:«Étranger,jesaisquetuesvraimentletueurdumonstre.Mais

notre sénéchal, un félon, un couard, lui a tranché la tête etréclamemafilleIseutlaBlondepoursarécompense.Sauras-tu,àdeuxjoursd’ici,luiprouversontortparbataille?— Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais sans doute

vouspouvezmeguérirendeuxjournées.J’aiconquisIseutsurledragon;peut-êtrejelaconquerraisurlesénéchal.»Alors la reine l’hébergea richement, et brassa pour lui des

remèdesefficaces.Aujoursuivant,IseutlaBlondeluipréparaunbainetdoucementoignitsoncorpsd’unbaumequesamèreavaitcomposé.Ellearrêtasesregardssurlevisagedublessé,vitqu’ilétaitbeau,et sepritàpenser :«Certes, si saprouessevautsabeauté, mon champion fournira rude bataille ! » Mais Tristan,ranimé par la chaleur de l’eau et la force des aromates, laregardait, et, songeantqu’il avait conquis laReineauxcheveuxd’or,semitàsourire.Iseutleremarquaetsedit:«Pourquoicetétrangera-t-ilsouri?Ai-jerienfaitquineconviennepas?Ai-jenégligé l’un des services qu’une jeune fille doit rendre à sonhôte?Oui,peut-êtrea-t-il riparceque j’aioubliédeparersesarmesterniesparlevenin.»Ellevintdonc làoù l’armuredeTristanétaitdéposée :«Ce

heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas aubesoin.Etcehaubertestfort,léger,biendigned’êtreportéparunpreux.»Elleprit l’épéepar lapoignée :«Certes,c’est làunebelleépée,etquiconvientàunhardibaron.»Elletiredurichefourreau,pourl’essuyer,lalamesanglante.Maisellevoitqu’elle

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estlargementébréchée.Elleremarquelaformedel’entaille:neserait-cepointlalamequis’estbriséedanslatêteduMorholt?Elle hésite, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Ellecourt à la chambre où elle gardait le fragment d’acier retirénaguèreducrâneduMorholt.Ellejointlefragmentàlabrèche;àpeinevoyait-onlatracedelabrisure.AlorselleseprécipitaversTristan,et,faisanttournoyersurla

têtedublessélagrandeépée,ellecria:«TuesTristandeLoonnois,lemeurtrierduMorholt,moncher

oncle.Meursdoncàtontour!»Tristanfiteffortpourarrêtersonbras;vainement;soncorps

était perclus, mais son esprit restait agile. Il parla donc avecadresse:«Soit, jemourrai ;mais pour t’épargner les longs repentirs,

écoute.Fillederoi,sachequetun’aspasseulementlepouvoir,maisledroitdemetuer.Oui,tuasdroitsurmavie,puisquedeuxfoistumel’asconservéeetrendue.Unepremièrefois,naguère:j’étais le jongleurblesséque tuassauvéquand tuaschassédesoncorps levenindont l’épieuduMorholt l’avait empoisonné.Ne rougis pas, jeune fille, d’avoir guéri ces blessures ; ne lesavais-je pas reçues en loyal combat ? ai-je tué le Morholt entrahison ? ne m’avait-il pas défié ? ne devais-je pas défendremon corps ? Pour la seconde fois, en m’allant chercher aumarécage,tum’assauvé.Ah!c’estpourtoi,jeunefille,quej’aicombattu le dragon…Mais laissons ces choses : je voulais teprouverseulementque,m’ayantpardeuxfoisdélivrédupérildela mort, tu as droit sur ma vie. Tue-moi donc, si tu penses ygagner louange et gloire. Sans doute, quand tu seras couchéeentrelesbrasdupreuxsénéchal,ilteseradouxdesongeràton

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hôte blessé, qui avait risqué sa vie pour te conquérir et t’avaitconquise,etquetuaurastuésansdéfensedanscebain.»Iseuts’écria:« J’entends merveilleuses paroles. Pourquoi le meurtrier du

Morholt a-t-ilvoulumeconquérir ?Ah ! sansdoute, comme leMorholtavait jadis tentéderavirsursanef les jeunesfillesdeCornouailles, à ton tour, par belles représailles, tu as fait cettevantance d’emporter comme ta serve celle que le Morholtchérissaitentrelesjeunesfilles…—Non,fillederoi,ditTristan.Maisunjourdeuxhirondelles

ontvoléjusqu’àTintagelpouryporterl’undetescheveuxd’or.J’ai cru qu’elles venaient m’annoncer paix et amour. C’estpourquoi je suisvenu tequérirpardelà lamer.C’estpourquoij’aiaffrontélemonstreetsonvenin.Voiscecheveucousuparmilesfilsd’ordemonbliaut;lacouleurdesfilsd’orapassé:maisl’orducheveunes’estpasterni.»IseutrejetalagrandeépéeetpritenmainslebliautdeTristan.

Elleyvitlecheveud’oretsetutlonguement;puisellebaisasonhôtesurleslèvresensignedepaixetlerevêtitdericheshabits.Aujourdel’assembléedesbarons,Tristanenvoyasecrètement

vers sa nef Perinis, le valet d’Iseut, pour mander à sescompagnonsdeserendreàlacour,paréscommeilconvenaitauxmessagersd’unricheroi:carilespéraitatteindrecejourmêmeau terme de l’aventure. Gorvenal et les cent chevaliers sedésolaient depuis quatre jours d’avoir perdu Tristan ; ils seréjouirentdelanouvelle.Un à un, dans la salle où déjà s’amassaient sans nombre les

barons d’Irlande, ils entrèrent, s’assirent à la file sur unmême

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rang, et les pierreries ruisselaient au long de leurs richesvêtements d’écarlate, de cendal et de pourpre. Les Irlandaisdisaiententreeux:«Quelssontcesseigneursmagnifiques?Quilesconnaît?Voyezcesmanteauxsomptueux,parésdezibelineetd’orfroi!Voyezaupommeaudesépées,aufermaildespelisses,chatoyer les rubis, les béryls, les émeraudes et tant de pierresque nous ne savons nommer ! Qui donc vit jamais splendeurpareille?D’oùviennentcesseigneurs?Àquisont-ils?»Maislescentchevalierssetaisaientetnesemouvaientdeleurssiègespournulquientrât.Quand le roi d’Irlande fut assis sous le dais, le sénéchal

Aguynguerran le Roux offrit de prouver par témoins et desoutenirparbataillequ’ilavaittuélemonstreetqu’Iseutdevaitluiêtrelivrée.AlorsIseuts’inclinadevantsonpèreetdit:«Roi,unhommeestlà,quiprétendconvaincrevotresénéchal

demensongeetde félonie.Àcethommeprêtàprouverqu’il adélivré votre terre du fléau et que votre fille ne doit pas êtreabandonnéeàuncouard,promettez-vousdepardonner ses tortsanciens, si grands soient-ils, et de lui accorder votre merci etvotrepaix?»Leroiypensaetnesehâtaitpasderépondre.Maissesbarons

crièrentenfoule:«Octroyez-le,sire,octroyez-le!»Leroidit:«Etjel’octroie!»MaisIseuts’agenouillaàsespieds:«Père,donnez-moid’abordlebaiserdemercietdepaix,en

signequevousledonnerezpareillementàcethomme!»

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Quandelleeut reçu lebaiser, elle allachercherTristanet leconduisit par la main dans l’assemblée. À sa vue les centchevaliersselevèrentàlafois,lesaluèrentlesbrasencroixsurlapoitrine, se rangèrent à sescôtéset les Irlandaisvirentqu’ilétait leur seigneur. Mais plusieurs le reconnurent alors, et ungrandcriretentit:«C’estTristandeLoonnois,c’estlemeurtrierduMorholt ! » Les épées nues brillèrent et des voix furieusesrépétaient:«Qu’ilmeure!»MaisIseuts’écria:« Roi, baise cet homme sur la bouche, ainsi que tu l’as

promis!»Leroilebaisasurlabouche,etlaclameurs’apaisa.AlorsTristanmontra la languedudragon,etoffrit labataille

au sénéchal, qui n’osa l’accepter et reconnut son forfait. PuisTristanparlaainsi:«Seigneurs,j’aituéleMorholt,maisj’aifranchilamerpour

vous offrir belle amendise.Afin de racheter leméfait, j’aimismoncorpsenpérildemortetjevousaidélivrésdumonstre,etvoiciquej’aiconquisIseutlaBlonde,labelle.L’ayantconquise,je l’emporterai donc sur ma nef.Mais, afin que par les terresd’IrlandeetdeCornouaillesse répandenonplus lahaine,maisl’amour,sachezqueleroiMarc,moncherseigneur, l’épousera.Voyez ici cent chevaliers de haut parage prêts à jurer sur lesreliques des saints que le roiMarc vousmande paix et amour,que son désir est d’honorer Iseut comme sa chère femmeépousée, et que tous les hommes de Cornouailles la servirontcommeleurdameetleurreine.»Onapportalescorpssaintsàgrand’joie,etlescentchevaliers

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jurèrentqu’ilavaitditvérité.Le roi prit Iseut par la main et demanda à Tristan s’il la

conduiraitloyalementàsonseigneur.Devantsescentchevalierset devant les barons d’Irlande, Tristan le jura. Iseut la Blondefrémissaitdehonteetd’angoisse.AinsiTristan,l’ayantconquise,la dédaignait ; le beau conte du Cheveu d’or n’était quemensonge,etc’estàunautrequ’illalivrait…Maisleroiposalamaindroited’Iseutdans lamaindroitedeTristan, etTristan laretint en signe qu’il se saisissait d’elle, au nom du roi deCornouailles.Ainsi, pour l’amourdu roiMarc,par la ruse etpar la force,

TristanaccomplitlaquêtedelaReineauxcheveuxd’or.

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IV

LEPHILTRE

Nein,eznwasnihtmitwine,dochezimglichwære,ezwasdiuwerndeswaere,diuendelôseherzenôt,vondersibeidelagentôt.

(GottfrieddeStrasbourg.)

Quand le tempsapprochade remettre IseutauxchevaliersdeCornouailles, sa mère cueillit des herbes, des fleurs et desracines, les mêla dans du vin, et brassa un breuvage puissant.L’ayantachevéparscienceetmagie,elleleversadansuncoutretetditsecrètementàBrangien:«Fille,tudoissuivreIseutaupaysduroiMarc,ettul’aimes

d’amour fidèle. Prends donc ce coutret de vin et retiens mesparoles. Cache-le de telle sorte que nul œil ne le voie et quenulle lèvre ne s’en approche. Mais, quand viendront la nuit

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nuptialeet l’instant où l’on quitte les époux, tu verseras ce vinherbédansunecoupeet tu laprésenteras,pourqu’ils lavidentensemble,auroiMarcetàlareineIseut.Prendsgarde,mafille,queseulsilspuissentgoûtercebreuvage.Cartelleestsavertu:ceuxquienboirontensembles’aimerontdetousleurssensetdetouteleurpensée,àtoujours,danslavieetdanslamort.»Brangienpromitàlareinequ’elleferaitselonsavolonté.

Lanef, tranchant lesvaguesprofondes,emportait Iseut.Mais,pluselles’éloignaitdelaterred’Irlande,plustristementlajeunefille se lamentait.Assise sous la tenteoùelle s’était renferméeavecBrangien,saservante,ellepleuraitausouvenirdesonpays.Où ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelledestinée?QuandTristans’approchaitd’elleetvoulaitl’apaiserpar de douces paroles, elle s’irritait, le repoussait, et la hainegonflaitsoncœur.Ilétaitvenu,luileravisseur,lui,lemeurtrierduMorholt;ill’avaitarrachéeparsesrusesàsamèreetàsonpays ; il n’avait pas daigné la garder pour lui-même, et voiciqu’il l’emportait, comme sa proie, sur les flots, vers la terreennemie ! « Chétive ! disait-elle, maudite soit la mer qui meporte!Mieuxaimerais-jemourirsur la terreoùjesuisnéequevivrelà-bas!…»Unjour,lesventstombèrent,etlesvoilespendaientdégonflées

le long dumât. Tristan fit atterrir dans une île, et, lassés de lamer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniersdescendirentau rivage.Seule Iseutétaitdemeurée sur lanef, etunepetiteservante.Tristanvintverslareineettâchaitdecalmerson cœur. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ilsdemandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvage, tant

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qu’elledécouvritlecoutretconfiéàBrangienparlamèred’Iseut.« J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle.Non, ce n’était pas duvin:c’étaitlapassion,c’étaitl’âprejoieetl’angoissesansfin,etlamort.L’enfantremplitunhanapetleprésentaàsamaîtresse.Ellebutàlongstraits,puisletenditàTristan,quilevida.À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en

silence, comme égarés et comme ravis. Elle vit devant eux levase presque vide et le hanap. Elle prit le vase, courut à lapoupe,lelançadanslesvaguesetgémit:«Malheureuse!mauditsoitlejouroùjesuisnéeetmauditle

jouroùjesuismontéesurcettenef!Iseut,amie,etvous,Tristan,c’estvotremortquevousavezbue!»DenouveaulanefcinglaitversTintagel.IlsemblaitàTristan

qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes,poussaitsesracinesdanslesangdesoncœuretpardefortsliensenlaçaitaubeaucorpsd’Iseutsoncorpsettoutesapensée,ettoutson désir. Il songeait : « Andret, Denoalen, Guenelon etGondoïne, félons qui m’accusiez de convoiter la terre du roiMarc,ah!jesuisplusvilencore,etcen’estpassaterrequejeconvoite !Bel oncle, quim’avez aiméorphelin avantmêmedereconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui mepleurieztendrement,tandisquevosbrasmeportaientjusqu’àlabarque sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès lepremierjour,chassél’enfanterrantvenupourvoustrahir?Ah!qu’ai-jepensé?Iseutestvotrefemme,etmoivotrevassal.Iseutest votre femme, etmoi votre fils. Iseut est votre femme, et nepeutpasm’aimer.»Iseut l’aimait.Ellevoulait lehaïr,pourtant :ne l’avait-ilpas

vilementdédaignée?Ellevoulaitlehaïr,etnepouvait,irritéeen

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soncœurdecettetendresseplusdouloureusequelahaine.Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement

tourmentéeencore,carseuleellesavaitquelmalelleavaitcausé.Deux jours elle les épia, lesvit repousser toutenourriture, toutbreuvageet tout réconfort, secherchercommedesaveugles quimarchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ilslanguissaient séparés,plusmalheureuxencorequand, réunis, ilstremblaientdevantl’horreurdupremieraveu.Autroisièmejour,commeTristanvenaitverslatente,dressée

surlepontdelanef,oùIseutétaitassise,Iseutlevits’approcheretluidithumblement:«Entrez,seigneur.—Reine,ditTristan,pourquoim’avoirappeléseigneur?Ne

suis-jepasvotrehommelige,aucontraire,etvotrevassal,pourvous révérer, vous servir et vous aimer commema reine etmadame?»Iseutrépondit:«Non,tulesais,quetuesmonseigneuretmonmaître!Tule

sais que ta forceme domine et que je suis ta serve !Ah ! quen’ai-jeavivénaguèrelesplaiesdujongleurblessé?Quen’ai-jelaissé périr le tueur dumonstre dans les herbes dumarécage ?Quen’ai-jeassénésurlui,quandilgisaitdanslebain,lecoupdel’épéedéjàbrandie?Hélas!jenesavaispasalorscequejesaisaujourd’hui!— Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc

quivoustourmente?—Ah!toutcequejesaismetourmente,ettoutcequejevois.

Cecielmetourmente,etcettemer,etmoncorps,etmavie!»

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Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan ; des larmeséteignirentlerayondesesyeux,seslèvrestremblèrent.Ilrépéta:«Amie,qu’est-cedoncquivoustourmente?»Ellerépondit:«L’amourdevous.»Alorsilposaseslèvressurlessiennes.Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une

joied’amour,Brangien,quilesépiait,poussauncri,etlesbrastendus,lafacetrempéedelarmes,sejetaàleurspieds:«Malheureux ! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez

encore ! Mais non, la voie est sans retour, déjà la force del’amour vous entraîne et jamais plus vous n’aurez de joie sansdouleur. C’est le vin herbé qui vous possède, le breuvaged’amourquevotremère,Iseut,m’avaitconfié.Seul,leroiMarcdevait le boire avec vous ; mais l’Ennemi s’est joué de noustrois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. Ami Tristan, Iseutamie, en châtiment de la male garde que j’ai faite, je vousabandonnemoncorps,mavie;car,parmoncrime,danslacoupemaudite,vousavezbul’amouretlamort!»Lesamantss’étreignirent;dansleursbeauxcorpsfrémissaient

ledésiretlavie.Tristandit.«Viennedonclamort!»Et,quand lesoir tomba,sur lanefquibondissaitplus rapide

vers la terre du roiMarc, liés à jamais, ils s’abandonnèrent àl’amour.

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V

BRANGIENLIVRÉEAUXSERFS

Sobretozavraigranvalor,S’aitalscamisam’esdada,CumIseusdetal’amador,Quemaisnoneraportada.

(Rambaut,comted’Orange.)

LeroiMarcaccueillitIseutlaBlondeaurivage.Tristanlapritparlamainetlaconduisitdevantleroi;leroisesaisitd’elleenlaprenantàsontourparlamain.Àgrandhonneurillamenaversle château de Tintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle aumilieudesvassaux, sabeauté jetaune telle clartéque lesmurss’illuminèrent,commefrappésdusoleillevant.AlorsleroiMarcloualeshirondellesqui,parbellecourtoisie,luiavaientportélecheveud’or;illouaTristanetlescentchevaliersqui,surlanefaventureuse,étaientallésluiquérirlajoiedesesyeuxetdesoncœur.Hélas!lanefvousapporte,àvousaussi,nobleroi,l’âpre

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deuiletlesfortstourments.Àdix-huitjoursdelà,ayantconvoquétoussesbarons,ilprità

femmeIseutlaBlonde.Mais,lorsquevintlanuit,Brangien,afindecacherledéshonneurdelareineetpourlasauverdelamort,prit laplaced’Iseutdans le litnuptial.Enchâtimentde lamalegardequ’elleavaitfaitesurlameretpourl’amourdesonamie,elleluisacrifia,lafidèle,lapuretédesoncorps;l’obscuritédelanuitcachaauroisaruseetsahonte.LesconteursprétendenticiqueBrangienn’avaitpasjetédans

lamerleflacondevinherbé,nontoutàfaitvidéparlesamants;maisqu’aumatin,aprèsquesadamefutentréeàsontourdanslelitduroiMarc,Brangienversadansunecoupecequirestaitduphiltre et la présenta aux époux ; queMarc y but largement etqu’Iseutjetasapartàladérobée.Maissachez,seigneurs,quecesconteurs ont corrompu l’histoire et l’ont faussée. S’ils ontimaginécemensonge, c’est fautedecomprendre lemerveilleuxamour queMarc porta toujours à la reine.Certes, commevousl’entendrezbientôt, jamais,malgrél’angoisse, letourmentet lesterribles représailles,Marcneputchasserdesoncœur IseutniTristan:maissachez,seigneurs,qu’iln’avaitpasbulevinherbé.Nipoison,nisortilège;seule,latendrenoblessedesoncœurluiinspirad’aimer.

Iseutestreineetsemblevivreenjoie.Iseutestreineetvitentristesse.IseutalatendresseduroiMarc,lesbaronsl’honorent,et ceuxde lagentmenue la chérissent. Iseut passe le jourdansseschambresrichementpeintesetjonchéesdefleurs.Iseutalesnobles joyaux, les draps de pourpre et les tapis venus deThessalie,leschantsdesharpeurs,etlescourtinesoùsontouvrés

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léopards,alérions,papegautsettouteslesbêtesdelameretdesbois. Iseut a ses vives, ses belles amours, et Tristan auprèsd’elle,àloisir,etlejouretlanuit;car,ainsiqueveutlacoutumechezleshautsseigneurs,ilcouchedanslachambreroyale,parmiles privés et les fidèles. Iseut tremble pourtant. Pourquoitrembler ? Ne tient-elle pas ses amours secrètes ? QuisoupçonneraitTristan?Quidoncsoupçonneraitunfils?Qui lavoit ? Qui l’épie ? Quel témoin ? Oui, un témoin l’épie,Brangien ; Brangien la guette ; Brangien seule sait sa vie,Brangienlatientensamerci!Dieu!si,lassedepréparerchaquejourcommeuneservantelelitoùelleacouchélapremière,ellelesdénonçaitauroi!siTristanmouraitparsafélonie!…Ainsilapeuraffole la reine.Non,cen’estpasdeBrangien la fidèle,c’est de son propre cœur que vient son tourment. Écoutez,seigneurs,lagrandetraîtrisequ’ellemédita;maisDieu,commevous l’entendrez, la prit en pitié ; vous aussi, soyez-luicompatissants!Ce jour-là, Tristan et le roi chassaient au loin, et Tristan ne

connut pas ce crime. Iseut fit venir deux serfs, leur promit lafranchise et soixante besants d’or, s’ils juraient de faire savolonté.Ilsfirentleserment.« Je vous donnerai donc, dit-elle, une jeune fille ; vous

l’emmènerezdanslaforêt,loinouprès,maisentellieuquenulne découvre jamais l’aventure : là, vous la tuerez et merapporterezsa langue.Retenez,pourme les répéter, lesparolesqu’elleauradites.Allez;àvotreretour,vousserezdeshommesaffranchisetriches.»PuiselleappelaBrangien:«Amie,tuvoiscommemoncorpslanguitetsouffre;n’iras-tu

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paschercherdanslaforêtlesplantesquiconviennentàcemal?Deuxserfssontlà,quiteconduiront;ilssaventoùcroissentlesherbes efficaces. Suis-les donc ; sœur, sache-le bien, si jet’envoieàlaforêt,c’estqu’ilyvademonreposetdemavie!»Les serfs l’emmenèrent. Venue au bois, elle voulut s’arrêter,

carlesplantessalutairescroissaientautourd’elleensuffisance.Maisilsl’entraînèrentplusloin:«Viens,jeunefille,cen’estpasicilelieuconvenable.»L’undesserfsmarchaitdevantelle,soncompagnonlasuivait.

Plusdesentierfrayé,maisdesronces,desépinesetdeschardonsemmêlés.Alorsl’hommequimarchaitlepremiertirasonépéeetse retourna ; elle se rejeta vers l’autre serf pour lui demanderaide;iltenaitaussil’épéenueàsonpoingetdit:«Jeunefille,ilnousfauttetuer.»Brangien tomba sur l’herbe et ses bras tentaient d’écarter la

pointedesépées.Elledemandaitmercid’unevoixsipitoyableetsitendre,qu’ilsdirent:«Jeunefille,silareineIseut,tadameetlanôtre,veutquetu

meures,sansdouteluias-tufaitquelquegrandtort.»Ellerépondit:« Je ne sais, amis ; je neme souviens que d’un seulméfait.

Quandnouspartîmesd’Irlande,nousemportionschacune,commelapluschèredesparures,unechemiseblanchecommelaneige,une chemise pour notre nuit de noces. Sur la mer, il advintqu’Iseutdéchirasachemisenuptiale,etpourlanuitdesesnocesjeluiaiprêtélamienne.Amis,voilàtoutletortquejeluiaifait.Mais puisqu’elle veut que jemeure, dites-lui que je luimandesalutetamour,etquejelaremerciedetoutcequ’ellem’afaitde

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bienetd’honneur,depuisqu’enfant,raviepardespirates,j’aiétévendueàsamèreetvouéeàlaservir.QueDieu,danssabonté,garde son honneur, son corps, sa vie ! Frères, frappezmaintenant!»Lesserfseurentpitié!Ilstinrentconseil,et,jugeantquepeut-

êtreuntelméfaitnevalaitpointlamort,ilslalièrentàunarbre.Puis,ilstuèrentunjeunechien:l’und’euxluicoupalalangue,

laserradansunpandesagonelle,ettousdeuxreparurentainsidevantIseut.«A-t-elleparlé?demanda-t-elle,anxieuse.—Oui, reine,elleaparlé.Elleaditquevousétiez irritéeà

caused’unseultort:vousaviezdéchirésurlamerunechemiseblanchecommeneigequevousapportiezd’Irlande, ellevousaprêté la sienneau soirdevosnoces.C’était là,disait-elle, sonseulcrime.Ellevousarendugrâcespourtantdebienfaitsreçusdevousdèsl’enfance,elleapriéDieudeprotégervotrehonneuret votre vie. Elle vous mande salut et amour. Reine, voici salanguequenousvousapportons.— Meurtriers ! cria Iseut, rendez-moi Brangien, ma chère

servante ! Ne saviez-vous pas qu’elle était ma seule amie ?Meurtriers,rendez-la-moi!—Reine,onditjustement:«Femmechangeenpeud’heures;

au même temps, femme rit, pleure, aime, hait. » Nous l’avonstuée,puisquevousl’avezcommandé!— Comment l’aurais-je commandé ? Pour quel méfait ?

n’était-cepasmachèrecompagne,ladouce,lafidèle,labelle?Vous le saviez, meurtriers : je l’avais envoyée chercher desherbes salutaires et je vous l’ai confiée, pour que vous la

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protégiezsurlaroute.Maisjediraiquevousl’aveztuéeetvousserezbrûléssurdescharbons.— Reine, sachez donc qu’elle vit et que nous vous la

ramèneronssaineetsauve.»Mais elle ne les croyait pas, et comme égarée, tour à tour

maudissaitlesmeurtriersetsemaudissaitelle-même.Elleretintl’un des serfs auprès d’elle, tandis que l’autre se hâtait versl’arbreoùBrangienétaitattachée.«Belle,Dieuvousafaitmerci,etvoilàquevotredamevous

rappelle!»Quand elle parut devant Iseut, Brangien s’agenouilla, lui

demandant de lui pardonner ses torts ;mais la reine était aussitombée à genoux devant elle, et toutes deux, embrassées, sepâmèrentlonguement.

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VI

LEGRANDPIN

Isotmadrue,Isotm’amie,Envosmamort,envosmavie!(GottfrieddeStrasbourg.)

Ce n’est pas Brangien la fidèle, c’est eux-mêmes que lesamants doivent redouter. Mais comment leurs cœurs enivrésseraient-ils vigilants ? L’amour les presse, comme la soifprécipiteverslarivièrelecerfsursesfins;outelencore,aprèsunlongjeûne,l’éperviersoudainlâchéfondsurlaproie.Hélas!amournesepeutceler.Certes,parlaprudencedeBrangien,nulnesurpritlareineentrelesbrasdesonami;mais,àtouteheure,entoutlieu,chacunnevoit-ilpascommentledésirlesagite,lesétreint, déborde de tous leurs sens ainsi que le vin nouveauruisselledelacuve?Déjàlesquatrefélonsdelacour,quihaïssaientTristanpoursa

prouesse,rôdentautourdelareine.Déjàilsconnaissentlavérité

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de ses belles amours. Ils brûlent de convoitise, de haine et dejoie.Ilsporterontauroilanouvelle:ilsverrontlatendressesemuerenfureur,Tristanchasséoulivréàlamort,etletourmentdelareine.IlscraignaientpourtantlacolèredeTristan;mais,enfin,leur haine dompta leur terreur ; un jour, les quatre baronsappelèrentleroiMarcàparlement,etAndretluidit:«Beauroi,sansdoutetoncœurs’irritera,ettousquatrenous

enavonsgranddeuil ;maisnousdevons terévélercequenousavonssurpris.TuasplacétoncœurenTristanetTristanveuttehonnir.Vainementnous t’avionsaverti : pour l’amourd’un seulhomme,tufaisfidetaparentéetdetabaronnieentière,ettunousdélaissestous.SachedoncqueTristanaimelareine:c’estvéritéprouvée,etdéjàl’onenditmainteparole.»Lenobleroichancelaetrépondit:«Lâche!Quellefélonieas-tupensée!Certes,j’aiplacémon

cœur en Tristan. Au jour où leMorholt vous offrit la bataille,vousbaissieztouslatête,tremblantsetpareilsàdesmuets;maisTristanl’affrontapourl’honneurdecetteterre,etparchacunedesesblessuressonâmeauraitpus’envoler.C’estpourquoivouslehaïssez,etc’estpourquoijel’aime,plusquetoi,Andret,plusquevous tous, plus que personne. Mais que prétendez-vous avoirdécouvert?qu’avez-vousvu?qu’avez-vousentendu?—Rien,envérité,seigneur,rienquetesyeuxnepuissentvoir,

rienquetesoreillesnepuissententendre.Regarde,écoute,beausire;peut-êtreilenesttempsencore.»Et,s’étantretirés,ilslelaissèrentàloisirsavourerlepoison.LeroiMarcneputsecouerlemaléfice.Àsontour,contreson

cœur, il épia son neveu, il épia la reine. Mais Brangien s’en

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aperçut,lesavertit,etvainementleroitentad’éprouverIseutpardes ruses. Il s’indignabientôt de cevil combat, et, comprenantqu’ilnepourraitpluschasserlesoupçon,ilmandaTristanetluidit:«Tristan,éloigne-toidecechâteau;etquandtul’aurasquitté,

nesoisplussihardiqued’enfranchirlesfossésnileslices.Desfélons t’accusentd’unegrande traîtrise.Nem’interrogepas : jenesauraisrapporterleurspropossansnoushonnirtouslesdeux.Ne cherche pas des paroles qui m’apaisent : je le sens, ellesresteraientvaines.Pourtant, jenecroispaslesfélons:si jelescroyais, ne t’aurais-je pas déjà jeté à lamort honteuse ?Maisleurs discours maléfiques ont troublé mon cœur, et seul tondépart le calmera. Pars, sans doute je te rappellerai bientôt ;pars,monfilstoujourscher!»Quandlesfélonsouïrentlanouvelle:« Il est parti, dirent-ils entre eux, il est parti, l’enchanteur,

chassécommeunlarron!Quepeut-ildevenirdésormais?Sansdouteilpasseralamerpourchercherlesaventuresetportersonservicedéloyalàquelqueroilointain!»Non, Tristan n’eut pas la force de partir ; et quand il eut

franchi les lices et les fossés du château, il connut qu’il nepourraits’éloignerdavantage;ils’arrêtadanslebourgmêmedeTintagel,prithôtelavecGorvenaldanslamaisond’unbourgeois,etlanguit,torturéparlafièvre,plusblesséquenaguère,auxjoursoù l’épieu du Morholt avait empoisonné son corps. Naguère,quandilgisaitdanslacabaneconstruiteauborddesflotsetquetous fuyaient la puanteur de ses plaies, trois hommes pourtantl’assistaient : Gorvenal, Dinas de Lidan et le roi Marc.Maintenant,GorvenaletDinasse tenaientencoreàsonchevet ;

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maisleroiMarcnevenaitplus,etTristangémissait:«Certes,beloncle,moncorpsrépandmaintenantl’odeurd’un

veninplusrepoussant,etvotreamournesaitplussurmontervotrehorreur.»Mais, sans relâche, dans l’ardeur de la fièvre, le désir

l’entraînait,commeunchevalemporté,verslestoursbienclosesqui tenaient la reine enfermée ; cheval et cavalier se brisaientcontrelesmursdepierre;maischevaletcavalierserelevaientetreprenaientsanscesselamêmechevauchée.Derrière les tours bien closes, Iseut la Blonde languit aussi,

plusmalheureuseencore:car,parmicesétrangersquil’épient,illuifauttoutlejourfeindrelajoieetrire;et,lanuit,étendueauxcôtés du roiMarc, il lui faut dompter, immobile, l’agitation deses membres et les tressauts de la fièvre. Elle veut fuir versTristan. Il lui semblequ’elle se lèveetqu’ellecourt jusqu’à laporte;mais,surleseuilobscur,lesfélonsonttendudegrandesfaulx : les lamesaffiléesetméchantessaisissentaupassagesesgenouxdélicats.Illuisemblequ’elletombeetque,desesgenouxtranchés,s’élancentdeuxrougesfontaines.Bientôtlesamantsmourront,sinulnelessecourt.Etquidonc

les secourra, sinon Brangien ? Au péril de sa vie, elle s’estglisséeverslamaisonoùTristanlanguit.Gorvenalluiouvretoutjoyeux, et, pour sauver les amants, elle enseigne une ruse àTristan.Non, jamais, seigneurs, vous n’aurez ouï parler d’une plus

bellerused’amour.Derrière lechâteaudeTintagel,unvergers’étendait,vasteet

clos de fortes palissades. De beaux arbres y croissaient sans

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nombre,chargésdefruits,d’oiseauxetdegrappesodorantes.Aulieu le plus éloigné du château, tout auprès des pieux de lapalissade, un pin s’élevait, haut et droit, dont le tronc robustesoutenaitune large ramure.Àsonpied,une sourcevive : l’eaus’épandaitd’abordenune largenappe,claireetcalme,enclosepar un perron de marbre ; puis, contenue entre deux rivesresserrées, elle courait par le verger, et, pénétrant dansl’intérieurmêmeduchâteau,traversaitleschambresdesfemmes.Or, chaque soir, Tristan, par le conseil de Brangien, taillait

avec art des morceaux d’écorce et de menus branchages. Ilfranchissait les pieux aigus, et, venu sous le pin, jetait lescopeaux dans la fontaine. Légers comme l’écume, ilssurnageaient et coulaient avec elle, et, dans les chambres desfemmes, Iseut épiait leurvenue.Aussitôt, les soirs oùBrangienavaitsuécarterleroiMarcetlesfélons,elles’envenaitverssonami.Elles’envient,agileetcraintivepourtant,guettantàchacunde

sespassidesfélonssesontembusquésderrièrelesarbres.Maisdès queTristan l’a vue, les bras ouverts, il s’élance vers elle.Alors,lanuitlesprotègeetl’ombreamiedugrandpin.«Tristan,ditlareine,lesgensdemern’assurent-ilspasquece

châteaudeTintagelest enchantéetque,par sortilège,deux foisl’an,enhiveretenété,ilseperdetdisparaîtauxyeux?Ils’estperdu maintenant. N’est-ce pas ici le verger merveilleux dontparlent les lais de harpe : unemuraille d’air l’enclôt de toutesparts ; des arbres fleuris, un sol embaumé ; le héros y vit sansvieillirentrelesbrasdesonamie,etnulleforceennemienepeutbriserlamurailled’air?»Déjà, sur les tours de Tintagel, retentissent les trompes des

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guetteursquiannoncentl’aube.«Non,ditTristan,lamurailled’airestdéjàbrisée,etcen’est

pas ici le verger merveilleux. Mais, un jour, amie, nous ironsensemble au pays fortuné dont nul ne retourne. Là s’élève unchâteaudemarbreblanc;àchacunedesesmillefenêtres,brilleun cierge allumé ; à chacune, un jongleur joue et chante unemélodie sans fin ; le soleil n’y brille pas, et pourtant nul neregrettesalumière:c’estl’heureuxpaysdesvivants.»Mais au sommet des tours de Tintagel, l’aube éclaire les

grandsblocsalternésdesinopleetd’azur.Iseutarecouvrésajoie:lesoupçondeMarcsedissipeetles

félons comprennent, au contraire, que Tristan a revu la reine.MaisBrangienfaitsibonnegardequ’ilsépientvainement.Enfin,leducAndret,queDieuhonnisse!ditàsescompagnons:« Seigneurs, prenons conseil de Frocin, le nain bossu. Il

connaît les sept arts, la magie et toutes manièresd’enchantements. Il sait, à la naissanced’un enfant, observer sibien les sept planètes et le cours des étoiles qu’il conte paravancetouslespointsdesavie.Ildécouvre,parlapuissancedeBugibusetdeNoiron,leschosessecrètes.Ilnousenseignera,s’ilveut,lesrusesd’IseutlaBlonde.»En haine de beauté et de prouesse, le petit homme méchant

traçalescaractèresdesorcellerie,jetasescharmesetsessorts,considéralecoursd’OrionetdeLucifer,etdit:«Vivezen joie,beauxseigneurs ;cettenuitvouspourrez les

saisir.»Ilslemenèrentdevantleroi.«Sire,dit le sorcier,mandezàvosveneursqu’ilsmettent la

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laisse aux limiers et la selle aux chevaux ; annoncez que septjoursetseptnuitsvousvivrezdanslaforêt,pourconduirevotrechasseetvousmependrezauxfourches,sivousn’entendezpas,cettenuitmême,queldiscoursTristantientàlareine.»Leroifitainsi,contresoncœur.Lanuit tombée, il laissases

veneurs dans la forêt, prit le nain en croupe, et retourna versTintagel.Paruneentréequ’ilsavait,ilpénétradanslevergeretlenainleconduisitsouslegrandpin.«Beauroi,ilconvientquevousmontiezdanslesbranchesde

cet arbre. Portez là-haut votre arc et vos flèches : ils vousserviront peut-être. Et tenez-vous coi : vous n’attendrez paslonguement.—Va-t’en,chiendel’Ennemi!»réponditMarc.Etlenains’enalla,emmenantlecheval.Ilavaitditvrai:leroin’attenditpaslonguement.Cettenuit,la

lunebrillait,claireetbelle.Cachédanslaramure,leroivitsonneveubondirpar-dessuslespieuxaigus.Tristanvintsousl’arbreetjetadansl’eaulescopeauxetlesbranchages.Mais,commeils’étaitpenchésur la fontaineen les jetant, ilvit, réfléchiedansl’eau, l’image du roi.Ah ! s’il pouvait arrêter les copeaux quifuient!Maisnon,ilscourent,rapides,parleverger.Là-bas,dansles chambres des femmes, Iseut épie leur venue ; déjà, sansdoute,ellelesvoit,elleaccourt.QueDieuprotègelesamants!Ellevient.Assis,immobile,Tristanlaregarde,etdansl’arbre,

ilentendlecrissementdelaflèchequis’encochedanslacordedel’arc.Elle vient, agile et prudente pourtant, comme elle avait

coutume. « Qu’est-ce donc ? pensa-t-elle. Pourquoi Tristan

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n’accourt-il pas ce soir à ma rencontre ? aurait-il vu quelqueennemi?»Elles’arrête,fouilleduregardlesfourrésnoirs;soudain,àla

clartédelalune,elleaperçutàson tour l’ombreduroidans lafontaine.Ellemontrabien lasagessedes femmes,encequ’ellenelevapoint lesyeuxverslesbranchesdel’arbre:«SeigneurDieu ! dit-elle tout bas, accordez-moi seulement que je puisseparlerlapremière!»Elle s’approche encore. Écoutez comme elle devance et

prévientsonami:«SireTristan,qu’avez-vousosé?M’attirerentellieu,àtelle

heure ! Maintes fois déjà vous m’aviez mandée, pour mesupplier,disiez-vous.Etparquelleprière?Qu’attendez-vousdemoi?Jesuisvenueenfin,carjen’aipul’oublier,sijesuisreine,jevousledois.Mevoicidonc:quevoulez-vous?—Reine,vouscriermerci,afinquevousapaisiezleroi!»Elletrembleetpleure.MaisTristanloueleSeigneurDieu,qui

amontrélepérilàsonamie.«Oui reine, je vous aimandée souvent et toujours en vain :

jamais,depuisqueleroim’achassé,vousn’avezdaignéveniràmonappel.Maisprenez enpitié le chétif quevoici ; le roimehait,j’ignorepourquoi;maisvouslesavezpeut-être;etquidoncpourrait charmer sa colère, sinon vous seule, reine franche,courtoiseIseut,enquisoncœursefie?— En vérité, sire Tristan, ignorez-vous encore qu’il nous

soupçonne tous les deux ? Et de quelle traîtrise ! faut-il, parsurcroît de honte, que ce soit moi qui vous l’apprenne ?Monseigneurcroitque jevousaimed’amourcoupable.Dieu le sait

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pourtant,et,sijemens,qu’ilhonnissemoncorps!jamaisjen’aidonnémonamourànulhomme,hormisàceluiquilepremierm’aprise, vierge, entre ses bras. Et vous voulez, Tristan, quej’imploreduroivotrepardon?Maiss’ilsavaitseulementquejesuis venue sous ce pin, demain il ferait jeter ma cendre auxvents!»Tristangémit:«Beloncle,ondit :«Nuln’estvilain,s’ilne faitvilenie.»

Mais,enquelcœurapunaîtreuntelsoupçon?— Sire Tristan, que voulez-vous dire ? Non, le roi mon

seigneur n’eût pas de lui-même imaginé telle vilenie.Mais lesfélonsdecetteterreluiontfaitaccroirecemensonge,carilestfacilededécevoirlescœursloyaux.Ilss’aiment,luiont-ilsdit,et les félons nous l’ont tourné à crime. Oui, vous m’aimiez,Tristan,pourquoilenier?nesuis-jepaslafemmedevotreoncleetnevousavais-jepasdeuxfoissauvédelamort?Oui,jevousaimaisenretour:n’êtes-vouspasdulignageduroi,etn’ai-jepasouïmaintes foismamère répéterqu’une femmen’aimepas sonseigneur tant qu’elle n’aime pas la parenté de son seigneur ?C’estpourl’amourduroiquejevousaimais,Tristan;maintenantencore, s’il vous reçoit en grâce, j’en serai joyeuse.Maismoncorpstremble,j’aigrand’peur,jepars,j’aitropdemeurédéjà.»Dans la ramure, le roi eut pitié et sourit doucement. Iseut

s’enfuit,Tristanlarappelle:«Reine,aunomduSauveur,venezàmonsecours,parcharité!

Lescouardsvoulaientécarterduroi tousceuxqui l’aiment ; ilsontréussiet leraillentmaintenant.Soit ; jem’eniraidonchorsdecepays,auloin,misérablecommej’yvinsjadis:mais, toutau moins, obtenez du roi qu’en reconnaissance des services

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passés,afinquejepuissesanshontechevaucherloind’ici,ilmedonnedu sien assezpour acquittermesdépenses, pourdégagermonchevaletmesarmes.—Non,Tristan,vousn’auriezpasdûm’adressercetterequête.

Jesuisseulesurcetteterre,seuleencepalaisoùnulnem’aime,sansappui,àlamerciduroi.Sijeluidisunseulmotpourvous,ne voyez-vous pas que je risque la mort honteuse ? Ami, queDieuvousprotège!Leroivoushaitàgrandtort.Mais,entouteterreoùvousirez,leSeigneurDieuvousseraunamivrai.»Elle part et fuit jusqu’à sa chambre, où Brangien la prend,

tremblante, entre sesbras ; la reine lui dit l’aventure.Brangiens’écrie:«Iseut,madame,Dieuafaitpourvousungrandmiracle! Il

est père compatissant et ne veut pas le mal de ceux qu’il saitinnocents.»Souslegrandpin,Tristan,appuyécontreleperrondemarbre,

selamentait:«QueDieumeprenneenpitiéetréparelagrandeinjusticeque

jesouffredemoncherseigneur!»Quand il eut franchi la palissade du verger, le roi dit en

souriant:« Beau neveu, bénie soit cette heure ! Vois : la lointaine

chevauchéequetupréparaiscematin,elleestdéjàfinie!»Là-bas, dans une clairière de la forêt, le nain Frocin

interrogeaitlecoursdesétoiles;ilylutqueleroilemenaçaitdemort ; il noircit de peur et de honte, enfla de rage, et s’enfuitprestementverslaterredeGalles.

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VII

LENAINFROCIN

Wedemselbingetwerge,Dazerdenedelinmanvorrit!

(Eilhartd’Oberg.)

LeroiMarcafaitsapaixavecTristan.Illuiadonnécongéderevenir au château, et, comme naguère, Tristan couche dans lachambre du roi parmi les privés et les fidèles.À son gré, il ypeutentrer, ilenpeutsortir : le roin’enaplussouci.Maisquidoncpeutlongtempstenirsesamourssecrètes?Marcavaitpardonnéaux félons, et comme le sénéchalDinas

deLidanavait un jour trouvédansune forêt lointaine, errant etmisérable, lenainbossu, il leramenaauroi,quieutpitiéet luipardonnasonméfait.Maissabonténefitqu’exciter lahainedesbarons;ayantde

nouveausurprisTristanetlareine,ilsselièrentparceserment:

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sileroinechassaitpassonneveuhorsdupays,ilsseretireraientdansleursfortschâteauxpourleguerroyer.Ilsappelèrentleroiàparlement:« Seigneur, aime-nous, hais-nous, à ton choix : mais nous

voulons que tu chasses Tristan. Il aime la reine, et le voit quiveut;maisnous,nousnelesouffrironsplus.»Leroilesentend,soupire,baisselefrontverslaterre,setait.« Non, roi, nous ne le souffrirons plus, car nous savons

maintenantquecettenouvelle,naguèreétrange,n’estpluspourtesurprendre et que tu consens à leur crime. Que feras-tu ?Délibère et prends conseil. Pour nous, si tu n’éloignes pas tonneveusansretour,nousnousretireronssurnosbaronniesetnousentraînerons aussi nos voisins hors de ta cour, car nous nepouvonssupporterqu’ilsydemeurent.Telest lechoixquenoust’offrons;choisisdonc!— Seigneurs, une fois j’ai cru aux laides paroles que vous

disiez de Tristan, et je m’en suis repenti. Mais vous êtes mesféaux, et je ne veux pas perdre le service de mes hommes.Conseillez-moidonc, jevousenrequiers,vousquimedevezleconseil. Vous savez bien que je fuis tout orgueil et toutedémesure.—Donc,seigneur,mandezicilenainFrocin.Vousvousdéfiez

delui,pourl’aventureduverger.Pourtant,n’avait-ilpasludanslesétoilesque la reineviendraitcesoir-là sous lepin? Il saitmainteschoses;prenezsonconseil.»Il accourut, le bossu maudit, et Denoalen l’accola. Écoutez

quelletrahisonilenseignaauroi:« Sire, commande à ton neveu que demain, dès l’aube, au

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galop, il chevauche vers Carduel pour porter au roi Arthur unbrefsurparchemin,bienscellédecire.Roi,Tristancoucheprèsdetonlit.Sorsdetachambreàl’heuredupremiersommeil,et,jete le jureparDieuetpar la loideRome,s’ilaimeIseutdefolamour, ilvoudravenir luiparleravant sondépart ;mais, s’ilyvientsansquejelesacheetsansquetulevoies,alorstue-moi.Pourlereste,laisse-moimenerl’aventureàmaguiseetgarde-toiseulement de parler à Tristan de ce message avant l’heure ducoucher.—Oui,réponditMarc,qu’ilensoitfaitainsi!»Alorslenainfitunelaidefélonie.Ilentrachezunboulangeret

luipritpourquatredeniersdefleurdefarinequ’ilcachadanslegirondesarobe.Ah!quisefûtjamaisavisédetelletraîtrise?Lanuitvenue,quandleroieutprissonrepasetqueseshommesfurentendormisparlavastesallevoisinedesachambre,Tristans’envint,commeilavaitcoutume,aucoucherduroiMarc.«Beauneveu, faitesmavolonté : vous chevaucherezvers le

roi Arthur jusqu’à Carduel, et vous lui ferez déplier ce bref.Saluez-ledemapartetneséjournezqu’unjourauprèsdelui.—Roi,jeleporteraidemain.—Oui,demain,avantquelejourselève.»VoilàTristanengrandémoi.DesonlitaulitdeMarcilyavait

bienlalongueurd’unelance.Undésirfurieuxlepritdeparleràla reine, et il se promit en son cœur que, vers l’aube, siMarcdormait,ilserapprocheraitd’elle.Ah!Dieu!lafollepensée!Lenaincouchait,commeilenavaitcoutume,danslachambre

du roi.Quand il crut que tous dormaient, il se leva et répanditentre le litdeTristanet celuide la reine la fleurde farine : si

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l’undesdeuxamantsallaitrejoindrel’autre,lafarinegarderaitlaforme de ses pas. Mais, comme il l’éparpillait, Tristan, quirestaitéveillé,levit:«Qu’est-ceàdire?cenainn’apascoutumedemeservirpour

monbien;maisilseradéçu:bienfouquiluilaisseraitprendrel’empreintedesespas!»Àminuit,leroiselevaetsortit,suividunainbossu.Ilfaisait

noir dans la chambre : ni cierge allumé, ni lampe. Tristan sedressadeboutsursonlit.Dieu!pourquoieut-ilcettepensée?Iljointlespieds,estimeladistance,bonditetretombesurlelitduroi.Hélas!laveille,danslaforêt,leboutoird’ungrandsanglierl’avaitnavréàlajambe,et,poursonmalheur,lablessuren’étaitpointbandée.Dansl’effortdecebond,elles’ouvre,saigne,maisTristannevoitpaslesangquifuitetrougitlesdraps.Etdehors,àla lune, lenain, par son art de sortilège, connutque les amantsétaientréunis.Ilentrembladejoieetditauroi:«Va,etmaintenant,situnelessurprendspasensemble,fais-

moipendre!»Ilsviennentdoncverslachambre,leroi,lenainetlesquatre

félons.MaisTristanlesaentendus:ilserelève,s’élance,atteintson lit… Hélas ! au passage, le sang a malement coulé de lablessuresurlafarine.Voici le roi, les barons, et le nain, qui porte une lumière.

TristanetIseutfeignaientdedormir;ilsétaientrestésseulsdanslachambre,avecPerinis,quicouchaitauxpiedsdeTristanetnebougeaitpas.Maisleroivoitsurlelitlesdrapstoutvermeilset,surlesol,lafleurdefarinetrempéedesangfrais.Alors les quatre barons, qui haïssaient Tristan pour sa

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prouesse, lemaintiennent sur son lit, etmenacent la reine et laraillent,lanarguentetluipromettentbonnejustice.Ilsdécouvrentlablessurequisaigne:«Tristan,ditleroi,nuldémentinevaudraitdésormais;vous

mourrezdemain.»Illuicrie:«Accordez-moimerci,seigneur!AunomduDieuquisouffrit

laPassion,seigneur,pitiépournous!—Seigneur,venge-toi!Répondentlesfélons.—Beloncle,cen’estpaspourmoiquejevousimplore;que

m’importe de mourir ? Certes, n’était la crainte de vouscourroucer, je vendrais cher cet affront aux couards qui, sansvotresauvegarde,n’auraientpasosétouchermoncorpsdeleursmains;mais,parrespectetpourl’amourdevous,jemelivreàvotre merci ; faites de moi selon votre plaisir. Me voici,seigneur,maispitiépourlareine!»EtTristans’inclineets’humilieàsespieds.«Pitiépourlareine,cars’ilestunhomme,entamaisonassez

hardi pour soutenir ce mensonge que je l’ai aimée d’amourcoupable, ilmetrouveradeboutdevant luienchampclos.Sire,grâcepourelle,aunomduSeigneurDieu!»Maislestroisbaronsl’ontliédecordes,luietlareine.Ah!

s’ilavaitsuqu’ilneseraitpasadmisàprouversoninnocenceencombat singulier,on l’eûtdémembrévif avantqu’il eût souffertd’êtreliévilement.Mais il se fiait en Dieu et savait qu’en champ clos nul

n’oserait brandir une arme contre lui. Et, certes, il se fiaitjustement enDieu.Quand il jurait qu’il n’avait jamais aimé la

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reine d’amour coupable, les félons riaient de l’insolenteimposture. Mais je vous appelle, seigneurs, vous qui savez lavérité du philtre bu sur la mer et qui comprenez, disait-ilmensonge ? Ce n’est pas le fait qui prouve le crime, mais lejugement.Leshommesvoientlefait,maisDieuvoitlescœurs,et,seul, il est vrai juge. Il a donc institué que tout homme accusépourraitsoutenirsondroitparbataille,etlui-mêmecombatavecl’innocent.C’estpourquoiTristanréclamaitjusticeetbatailleetse garda de manquer en rien au roi Marc. Mais s’il avait puprévoir ce qui advint, il aurait tué les félons. Ah ! Dieu !pourquoinelestua-t-ilpas?

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VIII

LESAUTDELACHAPELLE

Quivoitsoncorsetsafaçon,TropparavroitlecuerfelonQuinenavroitd’Iseutpitié.

(Béroul.)

Parlacité,danslanuitnoire,lanouvellecourt:Tristanetlareine ont été saisis ; le roi veut les tuer. Riches bourgeois etpetitesgens,touspleurent.« Hélas ! Nous devons bien pleurer ! Tristan, hardi baron,

mourrez-vousdoncparsilaidetraîtrise?Etvous,reinefranche,reinehonorée,enquelleterrenaîtrajamaisfillederoisibelle,sichère ?C’est donc là, nainbossu, l’œuvrede tes devinailles ?Qu’il ne voie jamais la face deDieu, celui qui, t’ayant trouvé,n’enfoncerapassonépieudanstoncorps!Tristan,belamicher,quand leMorholt, venupour ravirnos enfants, prit terre sur cerivage, nul de nos barons n’osa s’armer contre lui, et tous se

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taisaient,pareilsàdesmuets.Maisvous,Tristan,vousavezfaitlecombatpournoustous,hommesdeCornouailles,etvousaveztué le Morholt ; et lui vous navra d’un épieu dont vous avezmanqué mourir pour nous. Aujourd’hui, en souvenir de ceschoses,devrions-nousconsentiràvotremort?»Les plaintes, les cris, montent par la cité ; tous courent au

palais.Maistelestlecourrouxduroiqu’iln’yasifortetsifierbaronquioserisqueruneseuleparolepourlefléchir.Le jourapproche, lanuit s’enva.Avant le soleil levé,Marc

chevauchehorsde laville, au lieuoù il avait coutumede tenirses plaids et de juger. Il commande qu’on creuse une fosse enterreetqu’onyamassedessarmentsnoueuxettranchantsetdesépinesblanchesetnoires,arrachéesavecleursracines.À l’heure de prime, il fait crier un ban par le pays pour

convoqueraussitôtleshommesdeCornouailles.Ilss’assemblentàgrandbruit:nulquinepleure,hormislenaindeTintagel.Alorsleroileurparlaainsi:«Seigneurs,j’aifaitdressercebûcherd’épinespourTristanet

pourlareine,carilsontforfait.»Maistousluicrièrent:«Jugement,roi! lejugementd’abord,l’esconditet leplaid!

Les tuersans jugement,c’esthonteetcrime.Roi, répitetmercipoureux!»Marcréponditensacolère:« Non, ni répit, ni merci, ni plaid, ni jugement ! Par ce

Seigneurquicréalemonde,sinulm’oseencorerequérirdetellechose,ilbrûleralepremiersurcebrasier!»Ilordonnequ’onallumelefeuetqu’onaillequérirauchâteau

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Tristand’abord.Lesépinesflambent,toussetaisent,leroiattend.Les valets ont couru jusqu’à la chambre où les amants sont

étroitementgardés. Ils entraînentTristanpar sesmains liéesdecordes. ParDieu ! ce fut vilenie de l’entraver ainsi ! Il pleuresous l’affront ; mais de quoi lui servent ses larmes ? Onl’emmène honteusement ; et la reine s’écrie, presque folled’angoisse:«Êtretuée,ami,pourquevoussoyezsauvé,ceseraitgrande

joie!»Les gardes et Tristan descendent hors de la ville, vers le

bûcher.Mais,derrièreeux,uncavalier seprécipite, les rejoint,saute à bas du destrier encore courant : c’est Dinas, le bonsénéchal.Aubruitdel’aventure,ils’envenaitdesonchâteaudeLidan, et l’écume, la sueur et le sang ruisselaient aux flancsdesoncheval:«Fils,jemehâteversleplaidduroi.Dieum’accorderapeut-

êtred’youvrirtelconseilquivousaideratousdeux;déjàilmepermetdumoinsdeteservirparunemenuecourtoisie.Amis,dit-ilauxvalets,jeveuxquevouslemeniezsanscesentraves,—etDinas trancha lescordeshonteuses ;—s’il essayaitde fuir,netenez-vouspasvosépées?»IlbaiseTristansurleslèvres,remonteenselle,etsoncheval

l’emporte.

Or,écoutezcommeleSeigneurDieuestpleindepitié.Lui,quineveut pas lamort dupécheur, il reçut engré les larmes et laclameur des pauvres gens qui le suppliaient pour les amants

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torturés.PrèsdelarouteoùTristanpassait,aufaîted’unrocettournéeverslabise,unechapellesedressaitsurlamer.Le mur du chevet était posé au ras d’une falaise, haute,

pierreuse, aux escarpements aigus ; dans l’abside, sur leprécipice,étaituneverrière,œuvrehabiled’unsaint.Tristanditàceuxquilemenaient:«Seigneurs,voyezcettechapelle;permettezquej’yentre.Ma

mortestprochaine,jeprieraiDieuqu’ilaitmercidemoi,quil’aitant offensé. Seigneurs, la chapelle n’a d’autre issue que celle-ci;chacundevoustientsonépée;voussavezbienquejenepuispasserqueparcetteporte, etquand j’auraipriéDieu, il faudrabienquejemeremetteentrevosmains!»L’undesgardesdit:«Nouspouvonsbienleluipermettre.»Ils le laissèrent entrer. Il court par la chapelle, franchit le

chœur, parvient à la verrière de l’abside, saisit la fenêtre,l’ouvreets’élance…Plutôtcettechutequelamortsurlebûcher,devanttelleassemblée!Maissachez,seigneurs,queDieuluifitbellemerci;leventse

prendensesvêtements,lesoulève,ledéposesurunelargepierreau pied du rocher. Les gens de Cornouailles appellent encorecettepierrele«SautdeTristan».Etdevant l’église lesautres l’attendaient toujours.Maispour

néant,carc’estDieumaintenantquil’aprisensagarde.Ilfuit:lesablemeublecroulesoussespas.Iltombe,seretourne,voitauloinlebûcher:laflammebruit,lafuméemonte.Ilfuit.L’épéeceinte,àbrideabattue,Gorvenals’étaitéchappédela

cité : le roi l’aurait fait brûler en place de son seigneur. Il

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rejoignitTristansurlalande,etTristans’écria:«Maître!Dieum’aaccordésamerci.Ah!chétif,àquoibon?

Si jen’ai Iseut, riennemevaut.Quenemesuis-jeplutôtbrisédansmachute!J’aiéchappé,Iseut,etl’onvatetuer.Onlabrûlepourmoi;pourellejemourraiaussi.»Gorvenalluidit:«Beau sire,prenez réconfort, n’écoutezpas la colère.Voyez

cebuissonépais,enclosd’unlargefossé;cachons-nouslà:lesgenspassentnombreuxsurcetteroute;ilsnousrenseigneront,et,sil’onbrûleIseut,fils,jejureparDieu,lefilsdeMarie,denejamais coucher sous un toit jusqu’au jour où nous l’auronsvengée.—Beaumaître,jen’aipasmonépée.—Lavoici,jetel’aiapportée.—Bien,maître;jenecrainsplusrien,forsDieu.— Fils, j’ai encore sous ma gonelle telle chose qui te

réjouira:cehaubertsolideetléger,quipourrateservir.—Donne, beaumaître. Par ceDieu en qui je crois, je vais

maintenantdélivrermonamie.— Non, ne te hâte point, dit Gorvenal. Dieu sans doute te

réservequelqueplussûrevengeance.Songequ’ilesthorsdetonpouvoir d’approcher du bûcher ; les bourgeois l’entourent etcraignentleroi:telvoudraitbientadélivrance,qui,lepremier,te frappera. Fils, on dit bien : Folie n’est pas prouesse…Attends…»

Or, quand Tristan s’était précipité de la falaise, un pauvre

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homme de la gent menue l’avait vu se relever et fuir. Il avaitcouruversTintagelets’étaitglisséjusqu’enlachambred’Iseut:«Reine,nepleurezplus.Votreamis’estéchappé!—Dieu,dit-elle,ensoitremercié!Maintenant,qu’ilsmelient

oumedélient,qu’ilsm’épargnentouqu’ilsme tuent, jen’enaiplussouci!»Or, les félons avaient si cruellement serré les cordes de ses

poignetsquelesangjaillissait.Maissouriante,elledit:« Si je pleurais pour cette souffrance, alors qu’en sa bonté

Dieuvientd’arrachermonamiàcesfélons,certes,jenevaudraisguère!»Quand la nouvelle parvint au roi queTristan s’était échappé

parlaverrière,ilblêmitdecourrouxetcommandaàseshommesdeluiamenerIseut.Onl’entraîne;horsdelasalle,surleseuil,elleapparaît;elle

tendsesmainsdélicates,d’oùlesangcoule.Uneclameurmontepar la rue : « Ô Dieu, pitié pour elle ! Reine franche, reinehonorée, quel deuil ont jeté sur cette terre ceux qui vous ontlivrée!Malédictionsureux!»La reine est traînée jusqu’au bûcher d’épines, qui flambe.

Alors,Dinas,seigneurdeLidan,selaissachoirauxpiedsduroi:«Sire,écoute-moi ; je t’aiservi longuement,sansvilenie,en

loyauté, sans en retirer nul profit : car il n’est pas un pauvrehomme,niunorphelin,niunevieillefemme,quimedonneraitundenier de ta sénéchaussée, que j’ai tenue toute ma vie. Enrécompense, accorde-moi que tu recevras la reine à merci. Tuveux la brûler sans jugement : c’est forfaire, puisqu’elle nereconnaîtpaslecrimedonttul’accuses.Songes-y,d’ailleurs.Si

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tubrûlessoncorps,iln’yauraplusdesûretésurtaterre:Tristans’estéchappé;ilconnaîtbienlesplaines,lesbois,lesgués,lespassages, et il est hardi. Certes, tu es son oncle, et il nes’attaquera pas à toi ; mais tous les barons, tes vassaux, qu’ilpourrasurprendre,illestuera.»Et les quatre félons pâlissent à l’entendre : déjà ils voient

Tristanembusqué,quilesguette.«Roi,ditlesénéchal,s’ilestvraiquejet’aibienservitoute

mavie,livre-moiIseut;jerépondraid’ellecommesongardeetsongarant.»MaisleroipritDinasparlamainetjuraparlenomdessaints

qu’ilferaitimmédiatejustice.AlorsDinassereleva:«Roi,jem’enretourneàLidanetjerenonceàvotreservice.»Iseutluisourittristement.Ilmontesursondestrierets’éloigne,

marrietmorne,lefrontbaissé.Iseut se tient debout devant la flamme. La foule, à l’entour,

crie,mauditleroi,mauditlestraîtres.Leslarmescoulentlelongdesaface.Elleestvêtued’unétroitbliautgris,oùcourtunfiletd’ormenu;unfild’orest tressédanssescheveux,qui tombentjusqu’àsespieds.Quipourraitlavoirsibellesanslaprendreenpitié aurait un cœur de félon. Dieu ! comme ses bras sontétroitementliés!

Or,centlépreux,déformés,lachairrongéeettouteblanchâtre,accourus sur leurs béquilles au claquement des crécelles, sepressaientdevantlebûcher,et,sousleurspaupièresenfléesleursyeuxsanglantsjouissaientduspectacle.

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Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi d’une voixaiguë;« Sire, tu veux jeter ta femme en ce brasier ; c’est bonne

justice,maistropbrève.Cegrandfeul’auravitebrûlée,cegrandventauravitedispersésacendre.Et,quandcetteflammetomberatoutàl’heure,sapeineserafinie.Veux-tuquejet’enseignepirechâtiment, en sorte qu’elle vive, mais à grand déshonneur, ettoujourssouhaitantlamort?Roi,leveux-tu?»Leroirépondit:«Oui,laviepourelle,maisàgranddéshonneuretpirequela

mort…Quim’enseignerauntelsupplice,jel’enaimeraimieux.—Sire,jediraidoncbrièvementmapensée.Vois,j’ailàcent

compagnons.Donne-nousIseut,etqu’ellenoussoitcommune!Lemalattisenosdésirs.Donne-laàteslépreux,jamaisdamen’aurafait pire fin. Vois, nos haillons sont collés à nos plaies, quisuintent. Elle qui, près de toi, se plaisait aux riches étoffesfourrées de vair, aux joyaux, aux salles parées demarbre, ellequi jouissaitdesbonsvins,de l’honneur,de la joie,quandelleverra lacourde tes lépreux,quandil lui faudraentrersousnostaudisbasetcoucheravecnous,alorsIseutlaBelle,laBlonde,reconnaîtrasonpéchéetregretteracebeaufeud’épines!»Leroil’entend,selève,etlonguementresteimmobile.Enfin,il

courtverslareineetlasaisitparlamain.Ellecrie:«Parpitié,sire,brûlez-moiplutôt,brûlez-moi!»Leroilalivre.Yvainlaprendetlescentmaladessepressent

autour d’elle. À les entendre crier et glapir, tous les cœurs sefondent de pitié ; mais Yvain est joyeux ; Iseut s’en va, Yvainl’emmène.Horsdelacitédescendlehideuxcortège.

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IlsontprislarouteoùTristanests’embusqué.Gorvenaljetteuncri:«Fils,queferas-tu?Voicitonamie!»Tristanpoussesonchevalhorsdufourré:«Yvain, tu lui as assez longtemps fait compagnie ; laisse-la

maintenant,situveuxvivre!»MaisYvaindégrafesonmanteau.«Hardi,compagnons!Àvosbâtons!Àvosbéquilles!C’est

l’instantdemontrersaprouesse!»Alors il fit beau voir les lépreux rejeter leurs chapes, se

camper sur leurs pieds malades, souffler, crier, brandir leursbéquilles : l’un menace et l’autre grogne. Mais il répugnait àTristan de les frapper ; les conteurs prétendent que Tristan tuaYvain : c’est dire vilenie ; non, il était trop preux pour occiretelleengeance.MaisGorvenalayantarrachéunefortepoussedechêne,l’assénasurlecrâned’Yvain;lesangnoirjaillitetcoulajusqu’àsespiedsdifformes.Tristanrepritlareine:désormais,ellenesentplusnulmal.Il

trancha les cordes de ses bras, et quittant la plaine, ilss’enfoncèrentdanslaforêtduMorois.Là,danslesgrandsbois,Tristan se sent en sûreté comme derrière la muraille d’un fortchâteau.Quandlesoleilpencha,ilss’arrêtèrenttoustroisaupiedd’un

mont;lapeuravaitlassélareine;ellereposasatêtesurlecorpsdeTristanets’endormit.Au matin, Gorvenal déroba à un forestier son arc et deux

flèches bien empennées et barbelées et les donna à Tristan, lebonarcher,quisurpritunchevreuiletletua.Gorvenalfitunamas

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debranchessèches,battitlefusil,fitjaillirl’étincelleetallumaun grand feu pour cuire la venaison ; Tristan coupa desbranchages,construisitunehutteetlarecouvritdefeuillée;Iseutlajonchad’herbesépaisses.Alors,aufonddelaforêtsauvage,commençapourlesfugitifs

l’âprevie,aiméepourtant.

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IX

LAFORÊTDUMOROIS

« Nous avons perdu le monde, et lemonde nous ; que vous en samble Tristan,ami ?—Amie, quant jevous ai avecmoi,que me fault-il dont ? Se tous li mondesestoitorendroitavecnous,jeneverroieforsvousseule.»

(RomanenprosedeTristan.)

Au fondde la forêt sauvage, à grand ahan, commedes bêtestraquées,ilserrent,etrarementosentrevenirlesoiraugîtedelaveille.Ilsnemangentquelachairdesfauvesetregrettentlegoûtdu sel et du pain. Leurs visages amaigris se font blêmes, leursvêtements tombent en haillons, déchirés par les ronces. Ilss’aiment,ilsnesouffrentpas.Unjour,commeilsparcouraientcesgrandsboisquin’avaient

jamais été abattus, ils arrivèrent par aventure à l’ermitage deFrèreOgrin.

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Ausoleil,sousunboislégerd’érables,auprèsdesachapelle,levieilhomme,appuyésursabéquille,allaitàpasmenus.«SireTristan,s’écria-t-il,sachezquelgrandsermentontjuré

leshommesdeCornouailles.Leroiafaitcrierunbanpartoutesles paroisses :Qui se saisira de vous recevra centmarcs d’orpoursonsalaire,et touslesbaronsont jurédevouslivrermortou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne au pécheur quivientàrepentance.—Me repentir, sireOgrin ?De quel crime ?Vous qui nous

jugez,savez-vousquelboivrenousavonsbusurlamer?Oui,labonneliqueurnousenivre,etj’aimeraismieuxmendiertoutemavieparlesroutesetvivred’herbesetderacinesavecIseutque,sanselle,êtreroid’unbeauroyaume.—SireTristan,Dieuvoussoitenaide,carvousavezperduce

monde-ci et l’autre. Le traître à son seigneur, on doit le faireécartelerpardeuxchevaux, lebrûler surunbûcher, et là où sacendretombe,ilnecroîtplusd’herbeetlelabourresteinutile;les arbres, la verdure y dépérissent. Tristan, rendez la reine àceluiqu’elleaépouséselonlaloideRome!—Ellen’estplusàlui:ill’adonnéeàseslépreux;c’estsur

leslépreuxquejel’aiconquise.Désormais,elleestmienne;jenepuismeséparerd’elle,nielledemoi.»Ogrins’étaitassis ;à sespieds, Iseutpleurait, la têtesur les

genoux de l’hommequi souffre pourDieu.L’ermite lui redisaitlessaintesparolesduLivre:mais,toutepleurante,ellesecouaitlatêteetrefusaitdelecroire.« Hélas ! dit Ogrin, quel réconfort peut-on donner à des

morts?Repens-toi,Tristan,carceluiquivitdanslepéchésans

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repentirestunmort.—Non,jevisetnemerepenspas.Nousretournonsàlaforêt,

quinousprotègeetnousgarde.Viens,Iseut,amie!»Iseutsereleva;ilsseprirentparlesmains.Ilsentrèrentdans

leshautesherbesetlesbruyères;lesarbresrefermèrentsureuxleursbranchages;ilsdisparurentderrièrelesfrondaisons.

Écoutez,seigneurs,unebelleaventure.Tristanavaitnourriunchien,unbrachet,beau,vif, légerà lacourse :ni comte,ni roin’a sonpareil pour la chasse à l’arc.On l’appelaitHusdent. Ilavait fallu l’enfermer dans le donjon, entravé par un billotsuspenduàsoncou;depuislejouroùilavaitcessédevoirsonmaître,ilrefusaittoutepitance,grattaitlaterredupied,pleuraitdesyeux,hurlait.Plusieurseneurentcompassion.«Husdent,disaient-ils,nullebêten’asusibienaimerquetoi;

oui,Salomonaditsagement:«Monamivrai,c’estmonlévrier.»Et leroiMarc,serappelant les jourspassés,songeaitenson

cœur : « Ce chien montre grand sens à pleurer ainsi sonseigneur : car y a-t-il personne par toute la Cornouailles quivailleTristan?»Troisbaronsvinrentauroi:«Sire,faitesdélierHusdent;noussauronsbiens’ilmènetel

deuil par regret de sonmaître ; si non, vous le verrez, à peinedétaché,lagueuleouverte,lalangueauvent,poursuivre,pourlesmordre,gensetbêtes.»On le délie. Il bondit par la porte et court à la chambre où

naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit, cherche, découvreenfinlatracedesonseigneur.Ilparcourtpasàpaslarouteque

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Tristanavaitsuivieverslebûcher.Chacunlesuit.Iljappeclairetgrimpeverslafalaise.Levoicidanslachapelle,etquibonditsurl’autel;soudainilsejetteparlaverrière,tombeaupieddurocher, reprend lapiste sur lagrève, s’arrêteun instantdans leboisfleurioùTristans’étaitembusqué,puisrepartverslaforêt.Nulnelevoitquin’enaitpitié.«Beauroi,direntalorsleschevaliers,cessonsdelesuivre;il

nouspourraitmenerentellieud’oùleretourseraitmalaisé.»Ilslelaissèrentets’enrevinrent.Sousbois,lechiendonnade

la voix et la forêt en retentit. De loin, Tristan, la reine etGorvenall’ontentendu:«C’estHusdent!»Ilss’effrayent:sansdoute le roi les poursuit ; ainsi il les fait relancer comme desfauves par des limiers !… Ils s’enfoncent sous un fourré.À lalisière,Tristansedresse,sonarcbandé.MaisquandHusdenteutvuetreconnusonseigneur,ilbonditjusqu’àlui,remuasatêteetsaqueue,ployal’échine,seroulaencercle.Quivitjamaistellejoie?PuisilcourutàIseutlaBlonde,àGorvenal,etfitfêteaussiaucheval.Tristaneneutgrandepitié:« Hélas ! par quel malheur nous a-t-il retrouvés ! Que peut

fairedecechien,quinesaitsetenircoi,unhommeharcelé?Parlesplainesetparlesbois,partoutesaterre,leroinoustraque:Husdentnoustrahiraparsesaboiements.Ah!c’estparamouretpar noblesse de nature qu’il est venu chercher la mort. Il fautnousgarder,pourtant.Quefaire?Conseillez-moi.»IseutflattaHusdentdelamainetdit:«Sire,épargnez-le!J’aiouïparlerd’unforestiergalloisqui

avaithabituésonchienàsuivre,sansaboyer,latracedesangdescerfs blessés. Ami Tristan, quelle joie si on réussissait, en ymettantsapeine,àdresserainsiHusdent!»

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Il y songea un instant, tandis que le chien léchait les mainsd’Iseut.Tristaneutpitiéetdit:«Jeveuxessayer;ilm’esttropdurdeletuer.»Bientôt Tristan se met en chasse, déloge un daim, le blesse

d’une flèche. Le brachet veut s’élancer sur la voie du daim, etcrie si haut que le bois en résonne. Tristan le fait taire en lefrappant ;Husdent lève la tête vers sonmaître, s’étonne, n’osepluscrier,abandonnelatrace;Tristanlemetsouslui,puisbatsabottedesabaguettedechâtaignier,commefontlesveneurspourexciter les chiens ; à ce signal, Husdent veut crier encore, etTristan le corrige. En l’enseignant ainsi, au bout d’un mois àpeine,ill’eutdresséàchasseràlamuette:quandsaflècheavaitblesséunchevreuilouundaim,Husdent,sansjamaisdonnerdela voix, suivait la trace sur la neige, la glace ou l’herbe ; s’ilatteignaitlabêtesousbois,ilsavaitmarquerlaplaceenyportantdes branchages ; s’il la prenait sur la lande, il amassait desherbessurlecorpsabattuetrevenait,sansunaboi,cherchersonmaître.

L’étés’enva,l’hiverestvenu.Lesamantsvécurenttapisdansle creux d’un rocher : et sur le sol durci par la froidure, lesglaçonshérissaientleurlitdefeuillesmortes.Parlapuissancedeleuramour,nil’unnil’autrenesentitsamisère.Maisquandrevintletempsclair,ilsdressèrentsouslesgrands

arbresleurhuttedebranchesreverdies.Tristansavaitd’enfancel’artdecontrefaire lechantdesoiseauxdesbois ;àsongré, ilimitaitleloriot,lamésange,lerossignolettoutelagentailée;etparfois, sur les branches de la hutte, venus à son appel, desoiseaux nombreux, le cou gonflé, chantaient leurs lais dans la

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lumière.

Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sans cesse errants ;car nul des barons ne se risquait à les poursuivre, connaissantque Tristan les eût pendus aux branches des arbres. Un jour,pourtant,l’undesquatretraîtres,Guenelon,queDieumaudisse!entraînéparl’ardeurdelachasse,osas’aventurerauxalentoursduMorois.Cematin-là,surlalisièredelaforêt,aucreuxd’uneravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle de son destrier, luilaissaitpaîtrel’herbenouvelle;là-bas,danslalogedefeuillage,sur la jonchée fleurie, Tristan tenait la reine étroitementembrassée,ettousdeuxdormaient.Toutàcoup,Gorvenalentenditlebruitd’unemeute:àgrande

allureleschienslançaientuncerf,quisejetaauravin.Au loin,sur la lande, apparut un veneur ;Gorvenal le reconnut : c’étaitGuenelon, l’homme que son seigneur haïssait entre tous. Seul,sansécuyer,leséperonsauxflancssaignantsdesondestrieretluicinglant l’encolure, il accourait. Embusqué derrière un arbre,Gorvenalleguette:ilvientvite,ilserapluslentàs’enretourner.Il passe.Gorvenal bondit de l’embuscade, saisit le frein, et,

revoyantàcetinstanttoutlemalquel’hommeavaitfait,l’abat,ledémembretout,ets’enva,emportantlatêtetranchée.Là-bas,danslalogedefeuillée,surlajonchéefleurie,Tristan

etlareinedormaientétroitementembrassés.Gorvenalyvintsansbruit,latêtedumortàlamain.Lorsquelesveneurstrouvèrentsousl’arbreletroncsanstête,

éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait, ils s’enfuirent,craignantlamort.Depuis,l’onnevintplusguèrechasserdansce

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bois.Pour réjouir au réveil le cœur de son seigneur, Gorvenal

attacha,parlescheveux,latêteàlafourchedelahutte:laraméeépaissel’enguirlandait.Tristans’éveillaetvit,àdemicachéederrièrelesfeuilles,la

têtequileregardait.IlreconnaîtGuenelon;ilsedressesursespieds,effrayé.Maissonmaîtreluicrie:«Rassure-toi,ilestmort.Jel’aituédecetteépée.Fils,c’était

tonennemi!»EtTristanseréjouit;celuiqu’ilhaïssait,Guenelon,estoccis.Désormais, nul n’osa plus pénétrer dans la forêt sauvage :

l’effroiengardel’entréeetlesamantsysontmaîtres.C’estalorsqueTristanfaçonnal’arcQui-ne-faut,lequelatteignaittoujourslebut,hommeoubête,àl’endroitvisé.

Seigneurs,c’étaitunjourd’été,autempsoùl’onmoissonne,unpeuaprèslaPentecôte,etlesoiseauxàlaroséechantaientl’aubeprochaine. Tristan sortit de la hutte, ceignit son épée, apprêtal’arcQui-ne-fautet,seul,s’enfutchasserparlebois.Avantquedescende le soir, une grande peine lui adviendra. Non, jamaisamantsnes’aimèrenttantetnel’expièrentsidurement.QuandTristanrevintdechasse,accabléparlalourdechaleur,

ilpritlareineentresesbras.«Ami,oùavez-vousété?—Après un cerf quim’a tout lassé.Vois, la sueur coule de

mesmembres,jevoudraismecoucheretdormir.»Souslalogedevertsrameaux,jonchéed’herbesfraîches,Iseut

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s’étenditlapremière.Tristansecouchaprèsd’elleetdéposasonépéenueentre leurscorps.Pour leurbonheur, ilsavaientgardéleursvêtements.Lareineavaitaudoigtl’anneaud’orauxbellesémeraudesqueMarcluiavaitdonnéaujourdesépousailles;sesdoigtsétaientdevenussigrêlesquelabagueytenaitàpeine.Ilsdormaientainsi,l’undesbrasdeTristanpassésouslecoudesonamie, l’autre jeté sur son beau corps, étroitement embrassés ;maisleurslèvresnesetouchaientpoint.Pasunsouffledebrise,pas une feuille qui tremble. À travers le toit de feuillage, unrayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut qui brillaitcommeunglaçon.Or, un forestier trouva dans le bois une place où les herbes

étaientfoulées;laveille,lesamantss’étaientcouchéslà;maisilne reconnut pas l’empreinte de leurs corps, suivit la trace etparvint à leur gîte. Il les vit qui dormaient, les reconnut ets’enfuit,craignantleréveilterribledeTristan.Ils’enfuitjusqu’àTintagel, à deux lieues de là, monta les degrés de la salle, ettrouva le roi qui tenait ses plaids au milieu de ses vassauxassemblés.«Ami,queviens-tuquérircéans,horsd’haleinecommejete

vois?Ondiraitunvaletdelimiersquialongtempscouruaprèsles chiens.Veux-tu, toi aussi, nousdemander raisondequelquetort?Quit’achassédemaforêt?»Leforestierlepritàl’écartet,toutbas,luidit:«J’aivulareineetTristan.Ilsdormaient,j’aiprispeur.—Enquellieu?— Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux bras l’un de

l’autre.Vienstôt,situveuxprendretavengeance.

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— Va m’attendre à l’entrée du bois, au pied de la Croix-Rouge.Neparleànulhommedecequetuasvu;jetedonneraidel’oretdel’argent,tantquetuenvoudrasprendre.»Leforestieryvaets’assiedsouslaCroix-Rouge.Mauditsoit

l’espion ! Mais il mourra honteusement, comme cette histoirevouslediratoutàl’heure.Le roi fit seller son cheval, ceignit son épée, et, sans nulle

compagnie,s’échappadelacité.Toutenchevauchant,seul,ilseressouvintdelanuitoùilavaitsaisisonneveu:quelletendresseavaitalorsmontréepourTristanIseutlaBelle,auvisageclair!S’illessurprend,ilchâtieracesgrandspéchés;ilsevengeradeceuxquil’onthonni…ÀlaCroix-Rouge,iltrouvaleforestier:«Vadevant;mène-moiviteetdroit.»L’ombre noire des grands arbres les enveloppe. Le roi suit

l’espion.Ilsefieàsonépée,quijadisafrappédebeauxcoups.Ah!siTristans’éveille,l’undesdeux,Dieusaitlequel!resteramortsurlaplace.Enfinleforestierdittoutbas:«Roi,nousapprochons.»Il lui tint l’étrieret lialesrênesduchevalauxbranchesd’un

pommier vert. Ils approchèrent encore, et soudain, dans uneclairièreensoleillée,virentlahuttefleurie.Le roidélacesonmanteauauxattachesd’or fin, le rejette,et

sonbeaucorpsapparaît.Iltiresonépéehorsdelagaine,etrediten son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Le forestier lesuivait;illuifaitsignedes’enretourner.Ilpénètre,seul,souslahutte,l’épéenue,etlabrandit…Ah!

quel deuil s’il assène ce coup ! Mais il remarqua que leurs

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bouches ne se touchaient pas et qu’une épée nue séparait leurscorps:«Dieu!sedit-il,quevois-jeici?Faut-illestuer?Depuissi

longtempsqu’ilsviventencebois,s’ilss’aimaientdefolamour,auraient-ilsplacécetteépéeentreeux?Etchacunnesait-ilpasqu’unelamenue,quiséparedeuxcorps,estgaranteetgardiennede chasteté ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils sipurement?Non,jenelestueraipas;ceseraitgrandpéchédelesfrapper;etsij’éveillaiscedormeuretquel’undenousdeuxfûttué,onenparleraitlongtemps,etpournotrehonte.Maisjeferaiqu’àleurréveililssachentquejelesaitrouvésendormis,quejen’aipasvoululeurmort,etqueDieulesaprisenpitié.»Lesoleil,traversantlahutte,brûlaitlafaceblanched’Iseut.Le

roipritsesgantsparésd’hermine:«C’estelle,songeait-il,qui,naguère, me les apporta d’Irlande !… » Il les plaça dans lafeuilléepour fermer le trouparoù le rayondescendait ;puis ilretira doucement la bague aux pierres d’émeraude qu’il avaitdonnéeàlareine;naguèreilavaitfalluforcerunpeupourlaluipasser au doigt ; maintenant ses doigts étaient si grêles que labaguevintsanseffort:àlaplace,leroimitl’anneaudontIseut,jadis,luiavaitfaitprésent.Puisilenleval’épéequiséparaitlesamants, celle-làmême— il la reconnut—qui s’était ébréchéedanslecrâneduMorholt,posalasienneàlaplace,sortitdelaloge,sautaenselle,etditauforestier:«Fuismaintenant,etsauvetoncorps,situpeux!»Or,Iseuteutunevisiondanssonsommeil:elleétaitsousune

richetente,aumilieud’ungrandbois.Deuxlionss’élançaientsurelleet sebattaientpour l’avoir…Elle jetauncri et s’éveilla :lesgantsparésd’hermineblanchetombèrentsursonsein.Aucri,

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Tristansedressaenpieds,voulutramassersonépéeetreconnut,àsagarded’or,celleduroi.Etlareinevitàsondoigtl’anneaudeMarc.Elles’écria:«Sire,malheurànous!Leroinousasurpris!—Oui,ditTristan, ilaemportémonépée ; ilétait seul, ila

prispeur,ilestalléchercherdurenfort ; ilreviendra,nousferabrûlerdevanttoutlepeuple.Fuyons!…»Et, à grandes journées, accompagnés de Gorvenal, ils

s’enfuirentvers la terredeGalles, jusqu’auxconfinsdelaforêtduMorois.Quedetorturesamourleurauracausées!

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X

L’ERMITEOGRIN

Aspreviemeinentetdure:Tants’entraimentdeboneamorL’unsporl’autrenesentdolor.

(Béroul.)

Àtrois joursdelà,commeTristanavait longuementsuivi leserresd’uncerfblessé,lanuittomba,etsousleboisobscurilsepritàsonger:«Non,cen’estpointparcraintequeleroinousaépargnés.Il

avait prismon épée, je dormais, j’étais en samerci, il pouvaitfrapper;àquoibondurenfort?Et,s’ilvoulaitmeprendrevif,pourquoi,m’ayant désarmé,m’aurait-il laissé sa propre épée ?Ah ! je t’ai reconnu,père :nonparpeur,maispar tendresseetparpitié,tuasvoulunouspardonner.Nouspardonner?Quidoncpourrait, sanss’avilir, remettreun tel forfait?Non, iln’apointpardonné,maisilacompris.Ilaconnuqu’aubûcher,ausautde

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la chapelle, à l’embuscade contre les lépreux, Dieu nous avaitpris en sa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui, jadis,harpaitàsespieds,etmaterredeLoonnois,abandonnéepourlui,etl’épieuduMorholt,etlesangversépoursonhonneur.Ils’estrappelé que je n’avais pas reconnu mon tort, mais vainementréclaméjugement,droitetbataille,etlanoblessedesoncœurl’ainclinéàcomprendreleschosesqu’autourdeluiseshommesnecomprennent pas : non qu’il sache ni jamais puisse savoir lavéritédenotreamour;maisildoute,ilespère,ilsentquejen’aipasditmensonge,ildésirequeparjugementjetrouvemondroit.Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, gagnervotre paix, et, pour vous, revêtir encore le haubert et leheaume !… Qu’ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : je la luilivrerais ?Que nem’a-t-il égorgé, plutôt, dansmon sommeil !Naguère, traquépar lui, jepouvais lehaïret l’oublier ; ilavaitabandonné Iseut auxmalades : elle n’était plus à lui, elle étaitmienne.Voiciqueparsacompassionilaréveillématendresseetreconquislareine.Lareine?Elleétaitreineprèsdelui,etdansceboisellevitcommeuneserve.Qu’ai-jefaitdesajeunesse?Aulieudeseschambres tenduesdedrapsdesoie, je luidonnecetteforêtsauvage;unehutte,aulieudesesbellescourtines;etc’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise. Au seigneurDieu,roidumonde,jecriemercietjelesuppliequ’ilmedonnela force de rendre Iseut au roiMarc.N’est-elle pas sa femme,épouséeselonlaloideRome,devanttouslesricheshommesdesaterre?»Tristans’appuiesursonarc,etlonguementselamentedansla

nuit.Danslefourréclosderoncesquileurservaitdegîte,Iseutla

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Blondeattendait le retourdeTristan.À la clarté d’un rayondelune, elle vit luire à son doigt l’anneau d’or queMarc y avaitglissé.Ellesongea:« Celui qui par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or

n’estpasl’hommeirritéquimelivraitauxlépreux;non,c’estleseigneur compatissant qui, du jour où j’ai abordé sur sa terre,m’accueillit etme protégea.Comme il aimaitTristan !Mais jesuis venue, et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre aupalaisduroi,aveccentdamoiseauxautourdelui,quiseraientdesa mesnie et le serviraient pour être armés chevaliers ? Nedevrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies,chercher soudées et aventures ?Mais pourmoi, il oublie toutechevalerie, exilé de la cour, pourchassé dans ce bois, menantcetteviesauvage!…»Elle entendit alors sur les feuilles et les branches mortes

s’approcherlepasdeTristan.Ellevintàsarencontrecommeàson ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle lui enleva desmainsl’arcQui-ne-fautetses flèches,etdénoua lesattachesdesonépée.«Amie,ditTristan,c’estl’épéeduroiMarc.Elledevaitnous

égorger,ellenousaépargnés.»Iseutpritl’épée,enbaisalagarded’or;etTristanvitqu’elle

pleurait.«Amie, dit-il, si je pouvais faire accord avec le roiMarc !

S’ilm’admettaitàsoutenirparbataillequejamais,nienfait,nienparoles,jenevousaiaiméed’amourcoupable,toutchevalierde son royaume depuis Lidan jusqu’à Durham qui m’oseraitcontredire me trouverait armé en champ clos. Puis, si le roivoulaitsouffrirdemegarderensamesnie,jeleserviraisàgrand

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honneur, comme mon seigneur et mon père ; et, s’il préféraitm’éloigneretvousgarder,jepasseraisenFriseouenBretagne,avecGorvenalcommeseulcompagnon.Maispartoutoù j’irais,reine,et toujours, jeresteraisvôtre.Iseut, jenesongeraispasàcetteséparation,n’était laduremisèrequevoussupportezpourmoidepuissilongtemps,belle,encetteterredéserte.— Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son

bocage. Retournons vers lui, et puissions-nous crier merci aupuissantroicéleste,Tristan,ami!»IlséveillèrentGorvenal;Iseutmontasurlecheval,queTristan

conduisitparlefrein,et,toutelanuit,traversantpourladernièrefoislesboisaimés,ilscheminèrentsansuneparole.

Au matin, ils prirent du repos, puis marchèrent encore, tantqu’ils parvinrent à l’ermitage. Au seuil de sa chapelle, Ogrinlisaitenunlivre.Illesvit,et,deloin,lesappelatendrement:« Amis ! comme amour vous traque de misère en misère !

Combiendureravotrefolie?Courage!repentez-vousenfin!»Tristanluidit:«Écoutez,sireOgrin.Aidez-nouspouroffrirunaccordauroi.

Jeluirendraislareine.Puis,jem’eniraisauloin,enBretagneouen Frise ; un jour, si le roi voulait me souffrir près de lui, jereviendraisetleserviraiscommejedois.»Inclinéeauxpiedsdel’ermite,Iseutditàsontour,dolente:« Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente

d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais noscorpsdumoinsserontdésormaisséparés.»

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L’ermitepleuraetadoraDieu:«Dieu,beauroitout-puissant!Je vous rends grâces de m’avoir laissé vivre assez longtempspourvenirenaideàceux-ci!»Illesconseillasagement,puisilpritdel’encreetduparcheminetécrivitunbrefoùTristanoffraitun accord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles queTristanluidit,celui-cilesscelladesonanneau.«Quiporteracebref?demandal’ermite.—Jeleporteraimoi-même.—Non, sireTristan,vousne tenterezpoint cette chevauchée

hasardeuse ; j’irai pour vous, je connais bien les êtres duchâteau.— Laissez, beau sire Ogrin ; la reine restera en votre

ermitage ; à la tombée de la nuit, j’irai avec mon écuyer, quigarderamoncheval.»Quandl’obscuritédescenditsurlaforêt,Tristansemitenroute

avecGorvenal.AuxportesdeTintagel,illequitta.Surlesmurs,lesguetteurssonnaientleurstrompes.Ilsecouladanslefosséettraversa la ville au péril de son corps. Il franchit commeautrefois les palissades aiguës du verger, revit le perron demarbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha de la fenêtrederrière laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement. Marcs’éveilla:«Quies-tu,toiquim’appellesdanslanuitàpareilleheure?—Sire,jesuisTristan,jevousapporteunbref;jelelaisselà,

surlegrillagedecettefenêtre.FaitesattachervotreréponseàlabranchedelaCroix-Rouge.—Pourl’amourdeDieu,beauneveu,attends-moi!»Ils’élançasurleseuil,et,partroisfois,criadanslanuit:

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«Tristan!Tristan!Tristan,monfils!»Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son écuyer, et, d’un bond

léger,semitenselle:«Fou!ditGorvenal,hâte-toi,fuyonsparcechemin.»Ilsparvinrentenfinàl’ermitageoùilstrouvèrent,lesattendant,

l’ermitequipriait,Iseutquipleurait.

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XI

LEGUÉAVENTUREUX

Oyez,voustousquipassezparlavoie,Venezça,chascundevousvoieS’ilestdouleurforsquelamoie.C’estTristanquelamortmestroie.

(LeLaimortel.)

Marcfitéveillersonchapelainet lui tendit lalettre.Leclercbrisa la cire et salua d’abord le roi au nom de Tristan ; puis,ayanthabilementdéchiffré lesparolesécrites, il lui rapportaceque Tristan lui mandait. Marc l’écouta sans mot dire et seréjouissaitensoncœur,carilaimaitencorelareine.Il convoqua nommément les plus prisés de ses barons, et,

quandilsfurenttousassemblés,ilsfirentsilenceetleroiparla:«Seigneurs,j’aireçucebref.Jesuisroisurvousetvousêtes

mes féaux. Écoutez les choses qui me sont mandées ; puis,conseillez-moi, je vous en requiers, puisque vousme devez le

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conseil.»Le chapelain se leva, délia le bref de ses deux mains, et,

deboutdevantleroi:«Seigneurs,dit-il,Tristanmanded’abordsalutetamourauroi

et à toute sa baronnie. « Roi, ajoute-t-il, quand j’ai eu tué ledragonetquej’eusconquislafilleduroid’Irlande,c’estàmoiqu’elle fut donnée ; j’étaismaître de la garder,mais je ne l’aipointvoulu:jel’aiamenéeenvotrecontréeetvousl’ailivrée.Pourtant,àpeinel’aviez-vousprisepourfemme,desfélonsvousfirentaccroireleursmensonges.Envotrecolère,beloncle,monseigneur,vousavezvoulunousfairebrûlersansjugement.MaisDieuaétéprisdecompassion:nousl’avonssupplié,ilasauvéla reine, et ce fut justice ; moi aussi, en me précipitant d’unrocherélevé,j’échappai,parlapuissancedeDieu.Qu’ai-jefaitdepuis, que l’on puisse blâmer ? La reine était livrée auxmalades,jesuisvenuàsarescousse,jel’aiemportée:pouvais-je donc manquer en ce besoin à celle qui avait failli mourir,innocente, à cause de moi ? J’ai fui avec elle par les bois :pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la forêt etdescendre dans la plaine ? n’aviez-vous pas commandé qu’onnousprîtmortsouvifs?Mais,aujourd’huicommealors,jesuisprêt,beausire,àdonnermongageetàsoutenircontretoutvenantpar bataille que jamais la reine n’eut pourmoi, nimoi pour lareine,d’amourquivousfûtuneoffense.Ordonnezlecombat:jene récuse nul adversaire, et, si je ne puis prouver mon droit,faites-moibrûlerdevantvoshommes.Maissijetriompheetqu’ilvousplaisedereprendreIseutauclairvisage,nuldevosbaronsnevousserviramieuxquemoi;siaucontrairevousn’avezcurede mon service, je passerai la mer, j’irai m’offrir au roi de

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GavoieouauroideFrise,etvousn’entendrezplusjamaisparlerde moi. Sire, prenez conseil, et, si vous ne consentez à nulaccord,jeramèneraiIseutenIrlande,oùjel’aiprise;elleserareineensonpays.»Quand les barons cornouaillais entendirent que Tristan leur

offraitlabataille,ilsdirenttousauroi:« Sire, reprends la reine : ce sont des insensés qui l’ont

calomniée auprès de toi.Quant àTristan, qu’il s’en aille, ainsiqu’il l’offre, guerroyer en Gavoie ou près du roi de Frise.Mande-luideteramenerIseut,àteljouretbientôt.»Leroidemandapartroisfois:Nulneselève-t-ilpouraccuserTristan?»Toussetaisaient.Alors,ilditauchapelain:Faitesdoncunbrefauplusvite;vousavezouïcequ’ilfauty

mettre;hâtez-vousdel’écrire:Iseutn’aquetropsouffertensesjeunesannées!EtquelachartesoitsuspendueàlabranchedelaCroix-Rougeavantcesoir;faitesvite!»Ilajouta:Vous direz encore que je leur envoie à tous deux salut et

amour.»Vers lami-nuit, Tristan traversa la Blanche-Lande, trouva le

bref et l’apporta scellé à l’ermite Ogrin. L’ermite lui lut leslettres : Marc consentait, sur le conseil de tous ses barons, àreprendreIseut,maisnonàgarderTristancommesoudoyer;pourTristan,illuifaudraitpasserlamer,quand,àtroisjoursdelà,auGuéAventureux,ilauraitremislareineentrelesmainsdeMarc.«Dieu!ditTristan,queldeuildevousperdre,amie!Illefaut,

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pourtant, puisque la souffrance que vous supportiez à cause demoi,jepuismaintenantvousl’épargner.Quandviendral’instantdenousséparer,jevousdonneraiunprésent,gagedemonamour.Dupaysinconnuoùjevais,jevousenverraiunmessager;ilmeredira votre désir, amie, et, au premier appel, de la terrelointaine,j’accourrai.»Iseutsoupiraetdit:«Tristan,laisse-moiHusdent,tonchien.Jamaislimierdeprix

n’aura été gardé à plus d’honneur. Quand je le verrai, je mesouviendraidetoietjeseraimoinstriste.Ami,j’aiunanneaudejaspevert,prends-lepourl’amourdemoi,porte-leàtondoigt:si jamais unmessager prétendvenir de ta part, je ne le croiraipas, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, tant qu’il ne m’aura pasmontrécetanneau.Mais,dèsquejel’auraivu,nulpouvoir,nulledéfense royale, ne m’empêcheront de faire ce que tu m’aurasmandé,quecesoitsagesseoufolie.—Amie,jevousdonneHusdent.—Ami,prenezcetanneauenrécompense.»Ettousdeuxsebaisèrentsurleslèvres.

Or,laissantlesamantsàl’ermitage,Ogrinavaitcheminésursabéquillejusqu’auMont;ilyachetaduvair,dugris,del’hermine,des draps de soie, de pourpre et d’écarlate, et un chainse plusblancque fleur de lis, et encore un palefroi harnaché d’or, quiallait l’amble doucement. Les gens riaient à le voir dispenser,pour ces achats étranges et magnifiques, ses deniers dèslongtempsamassés;maislevieilhommechargeasurlepalefroilesrichesétoffesetrevintauprèsd’Iseut:

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« Reine, vos vêtements tombent en lambeaux ; acceptez cesprésents,afinquevoussoyezplusbelle le jouroùvous irezauGuéAventureux;jecrainsqu’ilsnevousdéplaisent:jenesuispasexpertàchoisirdetelsatours.»Pourtant, le roi faisait crier par la Cornouailles la nouvelle

qu’àtroisjoursdelà,auGuéAventureux,ilferaitaccordaveclareine. Dames et chevaliers se rendirent en foule à cetteassemblée;tousdésiraientrevoirlareineIseut,tousl’aimaient,sauflestroisfélonsquisurvivaientencore.Mais de ces trois, l’un mourra par l’épée, l’autre périra

transpercé par une flèche, l’autre noyé ; et, quant au forestier,Perinis le Franc, le Blond, l’assommera à coups de sonbâton,dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure, vengera lesamantsdeleursennemis!Au jour marqué pour l’assemblée, au Gué Aventureux, la

prairiebrillaitauloin,toutetendueetparéedesrichestentesdesbarons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avec Iseut, et, parcrainte d’une embûche, il avait revêtu son haubert sous seshaillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la forêt etvirentauloin,parmilesbarons,leroiMarc.«Amie,ditTristan,voicileroivotreseigneur,seschevaliers

etsessoudoyers;ilsviennentversnous;dansuninstantnousnepourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, jevousconjure:sijamaisjevousadresseunmessage,faitescequejevousmanderai!—AmiTristan,dèsquej’aurairevul’anneaudejaspevert,ni

tour,nimur,nifortchâteaunem’empêcherontdefairelavolontédemonami.

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—Iseut,queDieut’ensachegré!»Leursdeuxchevauxmarchaientcôteàcôte:ill’attiraverslui

etlapressaentresesbras.«Ami,ditIseut,entendsmadernièreprière:tuvasquitterce

pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tusachescommentmetraiteleroi,danssacolèreousabonté!…Je suis seule : qui me défendra des félons ? J’ai peur ! LeforestierOrrit’hébergerasecrètement;glisse-toilanuitjusqu’aucellier ruiné : j’y enverrai Perinis pour te dire si nul memaltraite.—Amie,nuln’osera.JeresteraicachéchezOrri:quiconque

teferaoutrage,qu’ilsegardedemoicommedel’Ennemi!»Les deux troupes s’étaient assez rapprochées pour échanger

leurs saluts. À une portée d’arc en avant des siens, le roichevauchaithardiment;aveclui,DinasdeLidan.Quandlesbaronsl’eurentrejoint,Tristan,tenantparlesrênes

lepalefroid’Iseut,salualeroietdit:«Roi, je te rends Iseut laBlonde.Devant les hommes de ta

terre, je te requiers de m’admettre à me défendre en ta cour.Jamais je n’ai été jugé. Fais que je me justifie par bataille :vaincu,brûle-moidanslesoufre;vainqueur,retiens-moiprèsdetoi ;ou, si tuneveuxpasme retenir, jem’en iraiversunpayslointain.»Nuln’acceptaledéfideTristan.Alors,Marcprit,àsontour,

lepalefroid’Iseutparlesrênes,et,laconfiantàDinas,semitàl’écartpourprendreconseil.Joyeux,Dinasfitàlareinemainthonneuretmaintecourtoisie.

Il lui ôta sa chape d’écarlate somptueuse, et son corps apparut

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gracieuxsouslatuniquefineetlegrandbliautdesoie.Etlareinesourit au souvenir du vieil ermite, qui n’avait pas épargné sesdeniers.Sarobeestriche,sesmembresdélicats,sesyeuxvairs,sescheveuxclairscommedesrayonsdesoleil.Quand les félons la virent belle et honorée comme jadis,

irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment, un baron,AndrédeNicole,s’efforçaitdelepersuader:«Sire,disait-il, retiensTristanprèsde toi ; tuseras,grâceà

lui,unroiplusredouté.»Et,peuàpeu,ilassouplissaitlecœurdeMarc.Maislesfélons

vinrentàl’encontreetdirent:«Roi,écouteleconseilquenoustedonnonsenloyauté.Ona

méditdelareine;àtort,noustel’accordons;maissiTristanetellerentrentensembleàtacour,onenparleradenouveau.LaisseplutôtTristans’éloignerquelquetemps;unjour,sansdoute,tulerappelleras.»Marc fit ainsi : il fit mander à Tristan par ses barons de

s’éloigner sansdélai.Alors,Tristanvintvers la reineet luiditadieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte à cause del’assembléeetrougit.Mais le roi fut ému de pitié, et, parlant à son neveu pour la

premièrefois:«Oùiras-tu,sousceshaillons?Prendsdansmontrésorceque

tuvoudras,or,argent,vairetgris.—Roi,ditTristan,jen’yprendrainiundenier,niunemaille.

Comme je pourrai, j’irai servir à grand’joie le riche roi deFrise.»Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du

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regard, et, si longtemps qu’elle put l’apercevoir au loin, ne sedétournapoint.Àlanouvelledel’accord,grandsetpetits,hommes,femmeset

enfants accoururent en foule hors de la ville à la rencontred’Iseut;et,menantgranddeuildel’exildeTristan,ilsfaisaientfêteàleurreineretrouvée.Aubruitdescloches,parlesruesbienjonchées,encourtinéesde soie, le roi, lescomteset lesprincesluifirentcortège;lesportesdupalaiss’ouvrirentàtousvenants;richesetpauvrespurents’asseoiretmanger,et,pourcélébrercejour,Marc,ayantaffranchicentdeses serfs,donna l’épéeet lehaubertàvingtbacheliersqu’ilarmadesamain.Cependant,lanuitvenue,Tristan,commeill’avaitpromisàla

reine,seglissachezleforestierOrri,quil’hébergeasecrètementdanslecellierruiné.Quelesfélonssegardent!

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XII

LEJUGEMENTPARLEFERROUGE

Dieusiafaitvertuz.(Béroul.)

Bientôt,Denoalen,Andret etGondoïne se crurent en sûreté :sans doute, Tristan traînait sa vie outre la mer, en pays troplointain pour les atteindre. Donc, un jour de chasse, comme leroi,écoutantlesaboisdesameute,retenaitsonchevalaumilieud’unessart,toustroischevauchèrentverslui:«Roi,entendsnotreparole.Tuavaiscondamnélareinesans

jugement, et c’était forfaire ; aujourd’hui tu l’absous sansjugement : n’est-ce pas forfaire encore ? Jamais elle ne s’estjustifiée, et les barons de ton pays vous en blâment tous deux.Conseille-luiplutôtderéclamerelle-mêmelejugementdeDieu.

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Queluiencoûtera-t-il,innocente,dejurersurlesossementsdessaintsqu’ellen’ajamaisfailli?innocente,desaisirunferrougiau feu ? Ainsi le veut la coutume, et par cette facile épreuveserontàjamaisdissipéslessoupçonsanciens.»Marcirritérépondit:« Que Dieu vous détruise, seigneurs cornouaillais, vous qui

sansrépitcherchezmahonte!Pourvousj’aichassémonneveu;qu’exigez-vousencore?quejechasselareineenIrlande?Quelssontvosgriefsnouveaux?Contre lesanciensgriefs,Tristannes’est-il pas offert à la défendre ? Pour la justifier, il vous aprésenté la bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vouspriscontre luivosécusetvos lances?Seigneurs,vousm’avezrequis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vouschassé,jelerappelleici!»Alorslescouardstremblèrent;ilscrurentvoirTristanrevenu,

quisaignaitàblancleurscorps.«Sire,nousvousdonnionsloyalconseil,pourvotrehonneur,

comme il sied à vos féaux ;mais nous nous tairons désormais.Oubliezvotrecourroux,rendez-nousvotrepaix!»MaisMarcsedressasursesarçons:«Horsdema terre, félons!Vousn’aurezplusmapaix.Pour

vousj’aichasséTristan;àvotretour,horsdematerre!—Soit,beausire!noschâteauxsontforts,bienclosdepieux,

surdesrocsdursàgravir!»Et,sanslesaluer,ilstournèrentbride.

Sansattendrelimiersniveneurs,Marcpoussasonchevalvers

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Tintagel,montalesdegrésdelasalle,etlareineentenditsonpaspresséretentirsurlesdalles.Elleseleva,vintàsarencontre,luipritsonépée,commeelle

avaitcoutume,et s’inclina jusqu’àsespieds.Marc la retintparlesmainsetlarelevait,quandIseut,haussantversluisonregard,vit ses nobles traits tourmentés par la colère : tel il lui étaitapparujadis,forcené,devantlebûcher.«Ah!pensa-t-elle,monamiestdécouvert,leroil’apris!»Soncœurserefroiditdanssapoitrine,etsansuneparole,elle

s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dans ses bras et la baisadoucement;peuàpeu,elleseranimait:«Amie,amie,quelestvotretourment?—Sire,j’aipeur:jevousaivusicourroucé!—Oui,jerevenaisirritédecettechasse.—Ah! seigneur, sivosveneursvousontmarri,voussied-il

deprendretantàcœurdesfâcheriesdechasse?»Marcsouritdecepropos:« Non, amie, mes veneurs ne m’ont pas irrité ; mais trois

félons,qui,dèslongtemps,noushaïssent;tulesconnais,Andret,DenoalenetGondoïne:jelesaichassésdematerre.—Sire,quelmalont-ilsosédiredemoi?—Quet’importe?Jelesaichassés.—Sire,chacunaledroitdediresapensée.Maisj’ailedroit

aussideconnaîtreleblâmejetésurmoi.Etdequil’apprendrais-je, sinondevous?Seuleencepaysétranger, jen’aipersonne,hormisvous,sire,pourmedéfendre.—Soit. Ilsprétendaientdoncqu’il teconvientde te justifier

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parlesermentetparl’épreuveduferrouge.«Lareine,disaient-ils, ne devrait-elle pas requérir elle-même ce jugement ? Cesépreuvessontlégèresàquisesaitinnocent.Queluiencoûterait-il ?… Dieu est vrai juge ; il dissiperait à jamais les griefsanciens… » Voilà ce qu’ils prétendaient. Mais laissons ceschoses.Jelesaichassés,tedis-je.»Iseutfrémit;elleregardaleroi:«Sire,mandez-leurde reveniràvotrecour. Jeme justifierai

parserment.—Quand?—Audixièmejour.—Cetermeestbienproche,amie.—Iln’estquetroplointain.Maisjerequiersqued’icilàvous

mandiezauroiArturdechevaucheravecMonseigneurGauvain,avecGirflet,Kélesénéchaletcentdeseschevaliersjusqu’àlamarchedevotreterre,àlaBlanche-Lande,surlarivedufleuvequiséparevosroyaumes.C’estlà,devanteux,quejeveuxfaireleserment,etnondevantvosseulsbarons:car,àpeineaurais-jejuré,vosbaronsvousrequerraientencoredem’imposernouvelleépreuve,etjamaisnostourmentsnefiniraient.Maisilsn’oserontplus,siArturetseschevalierssontlesgarantsdujugement.»

Tandis que se hâtaient vers Carduel les hérauts d’armes,messagersdeMarcauprèsduroiArtur,secrètementIseutenvoyaversTristansonvalet,PerinisleBlond,leFidèle.Perinis courut sous les bois, évitant les sentiers frayés, tant

qu’il atteignit la cabaned’Orri le forestier,où,depuisde longsjours, Tristan l’attendait. Perinis lui rapporta les choses

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advenues,lanouvellefélonie,letermedujugement,l’heureetlelieumarqués:«Sire,madamevousmandequ’aujourfixé,sousunerobede

pèlerin,sihabilementdéguiséquenulnepuissevousreconnaître,sans armes, vous soyez à la Blanche-Lande : il lui faut, pouratteindreaulieudujugement,passerlefleuveenbarque;surlarive opposée, là où seront les chevaliers du roi Artur, vousl’attendrez. Sans doute, alors vous pourrez lui porter aide.Madame redoute le jour du jugement : pourtant elle se fie en lacourtoisiedeDieu,quidéjàsutl’arracherauxmainsdeslépreux.—Retourneverslareine,beaudouxamiPerinis:dis-luique

jeferaisavolonté.»Or, seigneurs, quand Perinis s’en retourna vers Tintagel, il

advint qu’il aperçut dans un fourré le même forestier qui,naguère,ayantsurprislesamantsendormis,lesavaitdénoncésauroi. Un jour qu’il était ivre, il s’était vanté de sa traîtrise.L’homme, ayant creusé dans la terre un trou profond, lerecouvrait habilement de branchages, pour y prendre loups etsangliers.Ilvits’élancersurluilevaletdelareineetvoulutfuir.MaisPerinisl’acculasurleborddupiège:«Espionqui as vendu la reine, pourquoi t’enfuir ?Reste là,

prèsdetatombe,quetoi-mêmeasprislesoindecreuser!»Sonbâton tournoyadans l’air enbourdonnant.Lebâton et le

crânesebrisèrentàlafois,etPerinisleBlond,leFidèle,poussadupiedlecorpsdanslafossecouvertedebranches.

Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc, Iseut et lesbarons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu’à la Blanche-

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Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, massés aulongdel’autrerive,leschevaliersd’Arturlessaluèrentdeleursbannièresbrillantes.Devanteux,assissurlaberge,unpèlerinmiséreux,enveloppé

dans sa chape, où pendaient des coquilles, tendait sa sébile deboisetdemandaitl’aumôned’unevoixaiguëetdolente.À forcede rames, lesbarquesdeCornouailles approchaient.

Quandelles furentprèsd’atterrir, Iseutdemandaauxchevaliersquil’entouraient:«Seigneurs,commentpourrais-jeatteindrelaterreferme,sans

souillermeslongsvêtementsdanscettefange?Ilfaudraitqu’unpasseurvîntm’aider.»L’undeschevaliershélalepèlerin:« Ami, retrousse ta chape, descends dans l’eau et porte la

reine, si pourtant tu ne crains pas, cassé comme je te vois, defléchiràmi-route.»L’homme prit la reine dans ses bras. Elle lui dit tout bas :

«Ami!»Puis,toutbasencore:«Laisse-toichoirsurlesable.»Parvenuaurivage,iltrébuchaettomba,tenantlareinepressée

entre ses bras.Écuyers etmariniers, saisissant les rames et lesgaffes,pourchassaientlepauvrehère.«Laissez-le,ditlareine;sansdouteunlongpèlerinagel’avait

affaibli.»Etdétachantunfermaild’orfin,ellelejetaaupèlerin.Devant le pavillon d’Artur, un riche drap de soie de Nicée

étaitétendusur l’herbeverte,et lesreliquesdessaints, retiréesdesécrinsetdeschâsses,yétaientdéjàdisposées.Monseigneur

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Gauvain,GirfletetKélesénéchallesgardaient.Lareine,ayantsuppliéDieu,retiralesjoyauxdesoncouetde

sesmainsetlesdonnaauxpauvresmendiants;elledétachasonmanteaudepourpreetsaguimpefine,et lesdonna ;elledonnason chainse et son bliaut et ses chaussures enrichies depierreries.Ellegarda seulement sur son corpsune tunique sansmanches,et, lesbraset lespiedsnus,s’avançadevant lesdeuxrois. À l’entour, les barons la contemplaient en silence, etpleuraient.Prèsdesreliquesbrûlaitunbrasier.Tremblante,elleétenditlamaindroiteverslesossementsdessaints,etdit:«RoideLogresetroideCornouailles,sireGauvain,sireKé,

sire Girflet, et vous tous qui serez mes garants, par ces corpssaintsetpar tous lescorpssaintsqui sontencemonde, je jureque jamaisunhommenédefemmenem’a tenueentresesbras,hormisleroiMarc,monseigneur,etlepauvrepèlerinqui,toutàl’heure, s’est laissé choir à vos yeux. Roi Marc, ce sermentconvient-il?—Oui,reine,etqueDieumanifestesonvraijugement!—Amen!»ditIseut.Elle s’approcha du brasier, pâle et chancelante. Tous se

taisaient;leferétaitrouge.Alorselleplongeasesbrasnusdansla braise, saisit la barre de fer,marcha neuf pas en la portant,puis l’ayant rejetée, étendit ses bras en croix, les paumesouvertes.Etchacunvitquesachairétaitplussainequeprunedeprunier.Alors de toutes les poitrines un grand cri de louangemonta

versDieu.

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XIII

LAVOIXDUROSSIGNOL

TristandeforsechanteegientCumrossinolqueprentcongéEnfind’estéodgrantpité.

(LeDomneidesAmanz.)

Quand Tristan, rentré dans la cabane du forestier Orri, eutrejeté son bourdon et dépouillé sa chape de pèlerin, il connutclairement en son cœur que le jour était venu pour tenir la foijuréeauroiMarcetdes’éloignerdupaysdeCornouailles.Que tardait-il encore ? La reine s’était justifiée, le roi la

chérissait, il l’honorait. Artur au besoin la prendrait en sasauvegarde, et, désormais, nulle félonie ne prévaudrait contreelle.PourquoipluslongtempsrôderauxalentoursdeTintagel?Ilrisquait vainement sa vie, et la vie du forestier, et le reposd’Iseut.Certes,ilfallaitpartir,etc’estpourladernièrefois,soussarobedepèlerin,àlaBlanche-Lande,qu’ilavaitsentilebeau

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corpsd’Iseutfrémirentresesbras.Trois joursencore, il tarda,nepouvantsedéprendredupays

oùvivaitlareine.Maisquandvintlequatrièmejour,ilpritcongéduforestierquil’avaithébergéetditàGorvenal:«Beaumaître,voicil’heuredulongdépart:nousironsversla

terredeGalles.»Ilssemirentàlavoie,tristement,danslanuit.Maisleurroute

longeaitlevergerenclosdepieuxoùTristan,jadis,attendaitsonamie.Lanuitbrillait limpide.Audétourduchemin,nonloindela palissade, il vit se dresser dans la clarté du ciel le troncrobustedugrandpin.«Beaumaître,attendssousleboisprochain;bientôtjeserai

revenu.—Oùvas-tu?Fou,veux-tusansrépitchercherlamort?»Maisdéjà,d’unbondassuré,Tristanavaitfranchilapalissade

de pieux. Il vint sous le grand pin, près du perron de marbreclair.Queserviraitmaintenantdejeteràlafontainedescopeauxbientaillés?Iseutneviendraitplus!Àpassouplesetprudents,parlesentierqu’autrefoissuivaitlareine,ilosas’approcherduchâteau.Danssachambre,entrelesbrasdeMarcdormi,Iseutveillait.

Soudain,par lacroiséeentr’ouvertoùse jouaient lesrayonsdelalune,entralavoixd’unrossignol.Iseutécoutaitlavoixsonorequivenaitenchanterlanuit;elle

s’élevaitplaintiveet tellequ’iln’estpasdecœurcruel,pasdecœurdemeurtrierqu’ellen’eûtattendri.Lareinesongea:«D’oùvient cette mélodie ?… » Soudain elle comprit : « Ah ! c’estTristan!AinsidanslaforêtduMoroisilimitaitpourmecharmer

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lesoiseauxchanteurs.Ilpart,etvoicisondernieradieu.Commeilseplaint!Tellerossignolquandilprendcongé,enfind’été,àgrandetristesse.Ami,jamaisplusjen’entendraitavoix!»Lamélodievibraplusardente.«Ah!qu’exiges-tu?quejevienne!Non,souviens-toid’Ogrin

l’ermite, et des serments jurés. Tais-toi, la mort nous guette…Qu’importelamort!tum’appelles,tumeveux,jeviens!»Ellesedélaçadesbrasduroi,etjetaunmanteaufourrédegris

sursoncorpspresquenu.Illuifallaittraverserlasallevoisine,oùchaquenuitdixchevaliersveillaientàtourderôle;tandisquecinqdormaient,lescinqautres,enarmes,deboutdevantleshuiset les croisées, guettaient au dehors. Mais, par aventure, ilss’étaienttousendormis,cinqsurdeslits,cinqsurlesdalles.Iseutfranchitleurscorpsépars,soulevalabarredelaporte:l’anneausonna, mais sans éveiller aucun des guetteurs. Elle franchit leseuil,etlechanteursetut.Sous les arbres, sans une parole, il la pressa contre sa

poitrine;leursbrassenouèrentfermementautourdeleurscorps,etjusqu’àl’aube,commecoususpardeslacs,ilsnesedéprirentpasdel’étreinte.Malgréleroietlesguetteurs,lesamantsmènentleurjoieetleursamours.

Cette nuitée affola les amants : et les jours qui suivirent,commeleroiavaitquittéTintagelpourtenirsesplaidsàSaint-Lubin,Tristan, revenu chezOrri, osa chaquematin, au clair delune,seglisserparlevergerjusqu’auxchambresdesfemmes.Un serf le surprit et s’en fut trouver Andret, Denoalen et

Gondoïne:

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«Seigneurs, la bête que vous croyez délogée est revenue aurepaire.—Qui?—Tristan.—Quandl’as-tuvu?— Ce matin, et je l’ai bien reconnu. Et vous pourrez

pareillementdemain, à l’aurore, levoirvenir, l’épéeceinte,unarcdansunemain,deuxflèchesdansl’autre.—Oùleverrons-nous?— Par telle fenêtre que je sais.Mais, si je vous lemontre,

combienmedonnerez-vous?—Unmarcd’argent,ettuserasunmanantriche.—Doncécoutez,ditleserf.Onpeutvoirdanslachambrede

lareineparunefenêtreétroitequiladomine,carelleestpercéetrès haut dans la muraille. Mais une grande courtine tendue àtraverslachambremasquelepertuis.Quedemain,l’undevoustrois pénètre bellement dans le verger ; il coupera une longuebranched’épine et l’aiguiserapar le bout ; qu’il sehisse alorsjusqu’àlahautefenêtreetpiquelabranche,commeunebroche,dansl’étoffedelacourtine;ilpourraainsil’écarterlégèrementetvous ferezbrûlermoncorps, seigneurs, siderrière la tenturevousnevoyezpasalorscequejevousaidit.»Andret, Gondoïne et Denoalen débattirent lequel d’entre eux

aurait lepremier la joiedece spectacle,etconvinrentenfindel’octroyerd’abordàGondoïne.Ilsseséparèrent:lelendemain,àl’aube,ilsseretrouveraient;demain,àl’aube,beauxseigneurs,gardez-vousdeTristan!

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Lelendemain,danslanuitencoreobscure,Tristan,quittantlacabaned’Orri leforestier, rampavers lechâteausous lesépaisfourrésd’épines.Commeilsortaitd’unhallier,ilregardaparlaclairièreetvitGondoïnequis’envenaitdesonmanoir.Tristanserejetadanslesépinesetsetapitenembuscade:« Ah ! Dieu ! fais que celui qui s’avance là-bas ne

m’aperçoivepasavantl’instantfavorable!»L’épéeaupoing, il l’attendait ;mais,paraventure,Gondoïne

prit une autre voie et s’éloigna. Tristan sortit du hallier, déçu,bandasonarc,visa;hélas!l’hommeétaitdéjàhorsdeportée.À cet instant, voici venir au loin, descendant doucement le

sentier, à l’amble d’un petit palefroi noir, Denoalen, suivi dedeux grands lévriers. Tristan le guetta, caché derrière unpommier.Illevitquiexcitaitseschiensàleverunsanglierdansuntaillis.Maisavantqueleslévriersl’aientdélogédesabauge,leurmaîtreaurareçutelleblessurequenulmédecinnesaura leguérir.QuandDenoalen fut prèsde lui,Tristan rejeta sa chape,bondit, se dressa devant son ennemi. Le traître voulut fuir ;vainement:iln’eutpasleloisirdecrier:«Tumeblesses!»Iltombadecheval,Tristanluicoupalatête,tranchalestressesquipendaient autour de son visage et les mit dans sa chausse : ilvoulait lesmontreràIseutpourenréjouir lecœurdesonamie.«Hélas!songeait-il,qu’estdevenuGondoïne?Ils’estéchappé:quen’ai-jepuluipayermêmesalaire!»Ilessuyasonépée,laremitensagaine,traînasurlecadavre

un tronc d’arbre, et laissant le corps sanglant, il s’en fut, lechaperonentête,verssonamie.Au château de Tintagel Gondoïne l’avait devancé : déjà,

grimpé sur la haute fenêtre, il avait piqué sa baguette d’épine

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dans la courtine, écarté légèrement deux pans de l’étoffe, etregardaitautraverslachambrebienjonchée.D’abordiln’yvitpersonnequePerinis ;puisce futBrangienqui tenait encore lepeignedontellevenaitdepeignerlareineauxcheveuxd’or.Mais Iseut entra, puis Tristan. Il portait d’une main son arc

d’aubier et deux flèches ; dans l’autre il tenait deux longuestressesd’homme.Il laissa tomber sachape,et sonbeaucorpsapparut. Iseut la

Blonde s’inclina pour le saluer, et comme elle se redressait,levantlatêteverslui,ellevit,projetéesurlatenture,l’ombredelatêtedeGondoïne.Tristanluidisait.«Vois-tucesbelles tresses?CesontcellesdeDenoalen. Je

t’aivengéedelui.Jamaisplusiln’achèteraninevendraécunilance!—C’estbien,seigneur;maistendezcetarc,jevousprie;je

voudraisvoirs’ilestcommodeàbander.»Tristan le tendit, étonné, comprenant à demi. Iseut prit l’une

desdeuxflèches,l’encocha,regardasilacordeétaitbonne,etditàvoixbasseetrapide:«Jevoischosequimedéplaît.Visebien,Tristan!»Il prit la pose, leva la tête et vit tout au haut de la courtine

l’ombredelatêtedeGondoïne.«QueDieu,fait-il,dirigecetteflèche!»Ildit,seretourneverslaparoi,tire.Lalongueflèchesiffle dans l’air, émerillon ni hirondelle ne vole si vite, crèvel’œil du traître, traverse sa cervelle comme la chair d’unepomme, et s’arrête, vibrante, contre le crâne. Sans un cri,Gondoïnes’abattitettombasurunpieu.AlorsIseutditàTristan:

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«Fuismaintenant,ami!Tulevois,lesfélonsconnaissenttonrefuge ! Andret survit, il l’enseignera au roi ; il n’est plus desûretépourtoidanslacabaneduforestier!Fuis,ami,PerinisleFidèle cachera ce corps dans la forêt, si bien que le roi n’ensaurajamaisnullesnouvelles.Maistoi,fuisdecepays,pourtonsalut,pourlemien!»Tristandit:«Commentpourrais-jevivre?—Oui,amiTristan,nosvies sontenlacéeset tissées l’uneà

l’autre.Etmoi,commentpourrais-jevivre?Moncorpsresteici,tuasmoncœur.— Iseut, amie, je pars, je ne sais pour quel pays. Mais, si

jamais tu revois l’anneau de jaspe vert, feras-tu ce que je temanderaiparlui?—Oui,tulesais:sijerevoisl’anneaudejaspevert,nitour,

ni fort château, ni défense royale nem’empêcheront de faire lavolontédemonami,quecesoitfolieousagesse!—Amie,queleDieunéenBethléemt’ensachegré!—Ami,queDieutegarde!»

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XIV

LEGRELOTMERVEILLEUX

NeMembrevus,mabelleamieD’unepetitedruerie?

(LaFolieTristan.)

TristanseréfugiaenGalles,surlaterredunobleducGilain.Leducétaitjeune,puissant,débonnaire;ill’accueillitcommeunhôtebienvenu.Pour lui fairehonneuret joie, il n’épargnanullepeine ; mais ni les aventures ni les fêtes ne purent apaiserl’angoissedeTristan.Unjourqu’ilétaitassisauxcôtésdujeuneduc,soncœurétait

sidouloureuxqu’ilsoupiraitsansmêmes’enapercevoir.Leduc,pour adoucir sa peine, commanda d’apporter dans sa chambreprivée son jeu favori, qui, par sortilège, aux heures tristes,charmait ses yeux et son cœur. Sur une table recouverte d’unepourprenobleet riche,onplaça sonchienPetit-Crû.C’étaitunchienenchanté:ilvenaitauducdel’îled’Avallon;uneféelelui

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avaitenvoyécommeunprésentd’amour.Nulnesauraitpardesparolesassezhabilesdécriresanatureetsabeauté.Sonpoilétaitcoloré de nuances si merveilleusement disposées que l’on nesavait nommer sa couleur ; son encolure semblait d’abord plusblanchequeneige,sacroupeplusvertequefeuilledetrèfle,l’unde ses flancs rouge comme l’écarlate, l’autre jaune comme lesafran,sonventrebleucommelelapis-lazuli,sondosrosé;maisquand on le regardait plus longtemps, toutes ces couleursdansaient aux yeux et muaient, tour à tour blanches et vertes,jaunes,bleues,pourprées,sombresoufraîches.Ilportaitaucou,suspendu à une chaînette d’or, un grelot au tintement si gai, siclair,sidoux,qu’àl’ouïrlecœurdeTristans’attendrit,s’apaisa,etquesapeinesefondit.Ilneluisouvintplusdetantdemisèresenduréespour la reine ; car telle était lamerveilleusevertudugrelot : le cœur, à l’entendre sonner si doux, si gai, si clair,oubliait toutepeine.Et tandisqueTristan,émupar le sortilège,caressaitlapetitebêteenchantéequiluiprenaittoutsonchagrinet dont la robe, au toucher de sa main, semblait plus doucequ’uneétoffedesamit,ilsongeaitqueceseraitlàunbeauprésentpourIseut.Maisquefaire?LeducGilainaimaitPetit-Crûpar-dessustoutechose,etnuln’auraitpul’obtenirdelui,niparruse,niparprière.Unjour,Tristanditauduc:« Sire, que donneriez-vous à qui délivrerait votre terre du

géantUrganleVelu,quiréclamedevousdelourdstributs?—Envérité,jedonneraisàchoisiràsonvainqueur,parmimes

richesses,cellequ’il tiendraitpour laplusprécieuse ;maisnuln’oseras’attaqueraugéant.—Voilàmerveilleusesparoles,repritTristan.Maislebienne

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vientjamaisdansunpaysqueparlesaventures,et,pourtoutl’ordeMilan,jenerenonceraisàmondésirdecombattrelegéant.—Alors,ditleducGilain,queleDieunéd’uneViergevous

accompagneetvousdéfendedelamort!»TristanatteignitUrganleVeludanssonrepaire.Longtempsils

combattirent furieusement. Enfin la prouesse triompha de laforce,l’épéeagiledelalourdemassue,etTristan,ayanttranchélepoingdroitdugéant,lerapportaauduc:«Sire,enrécompense,ainsiquevousl’avezpromis,donnez-

moiPetit-Crû,votrechienenchanté!—Ami,qu’as-tudemandé?Laisse-le-moietprendsplutôtma

sœuretlamoitiédematerre.— Sire, votre sœur est belle, et belle est votre terre ;mais

c’estpourgagnervotrechien-féequej’aiattaquéUrganleVelu.Souvenez-vousdevotrepromesse!—Prends-ledonc;maissachequetum’asenlevélajoiede

mesyeuxetlagaietédemoncœur!»Tristan confia le chien àun jongleurdeGalles, sage et rusé,

quileportadesapartenCornouailles.IlparvintàTintageletleremit secrètement àBrangien.La reine s’en réjouit grandement,donnaenrécompensedixmarcsd’oraujongleuretditauroiquela reine d’Irlande, sa mère, envoyait ce cher présent. Elle fitouvrer pour chien, par un orfèvre, une niche précieusementincrustéed’oretdepierrerieset,partoutoùelleallait,leportaitavec elle, en souvenir de son ami. Et chaque fois qu’elle leregardait,tristesse,angoisse,regretss’effaçaientdesoncœur.Ellenecompritpasd’abordlamerveille:sielletrouvaitune

telledouceuràlecontempler,c’était,pensait-elle,parcequ’illui

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venaitdeTristan ;c’était, sansdoute, lapenséedesonamiquiendormaitainsisapeine.Maisunjourelleconnutquec’étaitunsortilège,etqueseulletintementdugrelotcharmaitsoncœur.«Ah!pensa-t-elle,convient-ilque jeconnaisse leréconfort,

tandisqueTristanestmalheureux? Il auraitpugardercechienenchantéetoublierainsitoutedouleur;parbellecourtoisie,ilamieux aimé me l’envoyer, me donner sa joie et reprendre samisère.Mais ilnesiedpasqu’ilensoitainsi ;Tristan, jeveuxsouffriraussilongtempsquetusouffriras.»Elle prit le grelotmagique, le fit tinter une dernière fois, le

détacha doucement ; puis, par la fenêtre ouverte, elle le lançadanslamer.

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XV

ISEUTAUXBLANCHESMAINS

Iredefemmeestaduter;Mols’endeitbienchascunsgarder.Cumdelegervientleuramur,Delegerrevientlurhaür.

(Thomas.)

Les amants ne pouvaient vivre ni mourir l’un sans l’autre.Séparés,cen’étaitpaslavie,nilamort,maislavieetlamortàlafois.Parlesmers,lesîlesetlespays,Tristanvoulutfuirsamisère.

IlrevitsonpaysdeLoonnois,oùRohaltleFoi-Tenantreçutsonfilsavecdeslarmesdetendresse;maisnepouvantsupporterdevivredanslereposdesaterre,Tristans’enfutparlesduchésetlesroyaumes,cherchantlesaventures.DuLoonnoisenFrise,deFrise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne, il servit maintsseigneurs,achevamaintesemprises.Mais,pendantdeuxannées,

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nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nulmessage.Alorsilcrutqu’Iseuts’étaitdéprisédeluietqu’ellel’oubliait.Or,iladvintqu’unjour,chevauchantavecleseulGorvenal,il

entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent une plainedévastée : partout desmurs ruinés, des villages sans habitants,des champs essartés par le feu, et leurs chevaux foulaient descendresetdescharbons.Surlalandedéserte,Tristansongea:«Jesuislasetrecru.Dequoimeserventcesaventures?Ma

dameest au loin, jamais jene la reverrai.Depuisdeuxannées,quenem’a-t-ellefaitquérirparlespays?Pasunmessaged’elle.ÀTintagel, leroi l’honoreet lasert ;elleviten joie.Certes legrelot du chien enchanté accomplit bien son œuvre ! Ellem’oublie,etpeuluichautdesdeuilsetdesjoiesd’antan,peuluichaut du chétif qui erre par ce pays désolé. À mon tour,n’oublierai-jejamaiscellequim’oublie?jamaisnetrouverai-jequiguérissemamisère?»Pendantdeuxjours,TristanetGorvenalpassèrent leschamps

etlesbourgssansvoirunhomme,uncoq,unchien.Autroisièmejour, à l’heure de none, ils approchèrent d’une colline où sedressait une vieille chapelle, et, tout près, l’habitacle d’unermite. L’ermite ne portait point de vêtements tissés, mais unepeaudechèvre,avecdeshaillonsdelainesurl’échine.Prosternésurlesol,lesgenouxetlescoudesnus,ilpriaitMarie-Madeleinedeluiinspirerdesprièressalutaires.Ilsouhaitalabienvenueauxarrivants,ettandisqueGorvenalétablaitleschevaux,ildésarmaTristan, puis disposa lemanger. Il ne leur donna point demetsdélicats;maisdupaind’orgepétriavecdelacendreetdel’eaudesource.Après lerepas,commelanuitétait tombée,etqu’ils

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étaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle était cetteterreruinée:«Beau seigneur, dit l’ermite, c’est la terre deBretagne, que

tientleducHoël.C’étaitnaguèreunbeaupays,richeenprairiesetenterresdelabour:icidesmoulins,làdespommiers,làdesmétairies.Mais le comteRiol deNantes y a fait le dégât ; sesfourrageurs ont partout bouté le feu, et de partout enlevé lesproies.Seshommesensont richespour longtemps :ainsiva laguerre.—Frère,ditTristan,pourquoilecomteRiola-t-ilainsihonni

votreseigneurHoël?— Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion de la guerre.

Sachez que Riol était le vassal du ducHoël. Or, le duc a unefille,belleentretouteslesfillesderois,etlecomteRiolvoulaitla prendre à femme. Mais son père refusa de la donner à unvassal, et le comteRiol a tenté de l’enlever par la force.Biendeshommessontmortspourcettequerelle.»Tristandemanda:«LeducHoëlpeut-ilencoresoutenirsaguerre?— À grand’peine, seigneur. Pourtant, son dernier château,

Carhaix,résisteencore,carlesmuraillesensontfortes,etfortestle cœur du fils du ducHoël,Kaherdin, le bon chevalier.Maisl’ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenirlongtemps?»TristandemandaàquelledistanceétaitlechâteaudeCarhaix.«Sire,àdeuxmillesseulement.»Ilsseséparèrentetdormirent.Aumatin,aprèsquel’ermiteeut

chantéetqu’ilseurentpartagélepaind’orgeetdecendre,Tristan

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pritcongéduprud’homme,etchevauchaversCarhaix.Quandils’arrêtaaupieddesmuraillescloses,ilvitunetroupe

d’hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc.HoëlsetrouvaitparmiceshommesavecsonfilsKaherdin.Ilsefitconnaître,etTristanluidit:« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de

Cornouailles, estmononcle. J’ai su, seigneur, que vos vassauxvousfaisaienttortetjesuisvenupourvousoffrirmonservice.—Hélas ! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous

récompense ! Comment vous accueillir céans ? Nous n’avonsplusdevivres;pointdeblé,rienquedesfèvesetdel’orgepoursubsister.—Qu’importe?ditTristan.J’aivécudansuneforêt,pendant

deux ans, d’herbes, de racines et de venaison, et sachez que jetrouvais bonne cette vie. Commandez qu’on m’ouvre cetteporte.»Kaherdinditalors:«Recevez-le,monpère,puisqu’ilestdetelcourage,afinqu’il

prennesapartdenosbiensetdenosmaux.»

Ilsl’accueillirentavechonneur.Kaherdinfitvisiteràsonhôteles fortes murailles et la tour maîtresse, bien flanquée debretèches palissadées où s’embusquaient les arbalétriers. Descréneaux, il lui fitvoirdans la plaine, au loin, les tentes et lespavillons plantés par le duc Riol. Quand ils furent revenus auseuilduchâteau,KaherdinditàTristan:«Or,belami,nousmonteronsàlasalleoùsontmamèreetma

sœur.»

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Tousdeux,setenantparlamain,entrèrentdanslachambredesfemmes.Lamèreetlafille,assisessurunecourtepointe,paraientd’orfroiunpailed’Angleterreetchantaientunechansondetoile:ellesdisaientcommentBelleDoette,assiseauventsousl’épineblanche,attendetregretteDoonsonami,si lentàvenir.Tristanlessaluaetelleslesaluèrent,puislesdeuxchevalierss’assirentauprèsd’elles.Kaherdin,montrantl’étolequebrodaitsamère:«Voyez,dit-il,belamiTristan,quelleouvrièreestmadame:

comme elle sait à merveille orner les étoles et les chasubles,pourenfaireaumôneauxmoutierspauvres!etcommelesmainsdemasœurfontcourirlesfilsd’orsurcesamitblanc!Par foi,belle sœur, c’est àdroitquevousaveznomIseut auxBlanchesMains!»AlorsTristan,connaissantqu’elles’appelaitIseut,souritetla

regardaplusdoucement.Or, le comte Riol avait dressé son camp à trois milles de

Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoëln’osaientplus,pour l’assaillir, franchir lesbarres.Mais,dès lelendemain,Tristan,Kaherdinetdouzejeuneschevalierssortirentde Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes lacés, etchevauchèrent sousdesboisdesapins jusqu’auxapprochesdestentes ennemies ; puis, s’élançant de l’aguet, ils enlevèrent parforce un charroi du comte Riol. À partir de ce jour, variantmaintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes malgardées,attaquaientsesconvois,navraientettuaientseshommes,et jamais ilsne rentraientdansCarhaix sansy ramenerquelqueproie.Parlà,TristanetKaherdincommencèrentàseporterfoiettendresse,tantqu’ilssejurèrentamitiéetcompagnonnage.Jamaisilsnefaussèrentcetteparole,commel’histoirevousl’apprendra.

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Or, tandis qu’ils revenaient de ces chevauchées, parlant dechevalerie et de courtoisie, souventKaherdin louait à son chercompagnonsasœurIseutauxBlanchesMains,lasimple,labelle.

Un matin, comme l’aube venait de poindre, un guetteurdescenditenhâtedesatour,etcourutparlessalles,encriant:« Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient

fairel’assaillie!»Chevaliersetbourgeoiss’armèrentetcoururentauxmurailles:

ilsvirentdans laplainebriller lesheaumes, flotter lespennonsdecendal,ettoutl’ostdeRiolquis’avançaitenbelarroi.LeducHoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes lespremièresbataillesdechevaliers.Arrivésà laportéed’unarc,ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèchestombaientsureuxcommepluied’avril.Mais Tristan s’armait à son tour, avec ceux que le guetteur

avaitréveilléslesderniers.Illaceseschausses,passelebliaut,les houseaux étroits et les éperonsd’or ; il endosse le haubert,fixe le heaume sur la ventaille ; ilmonte, éperonne son chevaljusquedanslaplaineetparaît,l’écudressécontresapoitrine,encriant : « Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommes d’Hoëlreculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée deschevauxabattusetdesvassauxnavrés, lescoupsportéspar lesjeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenaitsanglante.Enavantdetous,Kaherdins’étaitfièrementarrêté,envoyantpoindrecontreluiunhardibaron,lefrèreducomteRiol.Tousdeuxseheurtèrentdeslancesbaissées.LeNantaisbrisalasienne sans ébranlerKaherdin, qui d’un coup plus sûr écartelal’écu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté

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jusqu’augonfanon.Soulevédeselle,lechevaliervidelesarçonsettombe.Au cri que poussa son frère, le duc Riol s’élança contre

Kaherdin,lefreinabandonné.MaisTristanluibarralepassage.Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit ans sesmains,etcelledeRiol,rencontrantlepoitrailduchevalennemi,pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur le pré. Tristan,aussitôtrelevé,l’épéefourbieàlamain:« Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour

navrerlecheval!Tunesortiraspasvivantdecelieu!—Jecroisquevousmentez!»réponditRiolenpoussantsur

luisondestrier.Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit

lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont ilembarralecercleetemportalenasal.Lalameglissadel’épauledu chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à sontour.Riolparvintàs’endébarrasseretseredressa;àpiedtousdeux,l’écutroué,fendu,lehaubertdémaillé,ilsserequièrentets’assaillent ; enfinTristan frappeRiol sur l’escarbouclede sonheaume.Lecerclecède,et lecoupétaitsifortementassénéquelebarontombesurlesgenouxetsurlesmains.« Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; à la male

heurees-tuvenudanscepré;iltefautmourir!»Riol se remetenpieds,maisTristan l’abatencored’uncoup

quifenditleheaume,tranchalacoiffeetdécouvritlecrâne.Riolimploramerci,demandalaviesauve,etTristanreçutsonépée.Illapritàtemps,cardetoutespartslesNantaisétaientvenusàlarescoussedeleurseigneur.Maisdéjàleurseigneurétaitrecréant.

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RiolpromitdeserendreenlaprisonduducHoël,deluijurerde nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et lesvillages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son osts’éloigna.QuandlesvainqueursfurentrentrésdansCarhaix,Kaherdindit

àsonpère:«Sire,mandezTristan,etretenez-le;iln’estpasdemeilleur

chevalieretvotrepaysabesoind’unbarondetelleprouesse.»Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela

Tristan:« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez

conservécette terre. Jeveuxdoncm’acquitter enversvous.Mafille, Iseut aux BlanchesMains, est née de ducs, de rois et dereines.Prenez-la,jevousladonne.—Sire,jelaprends»,ditTristan.Ah!seigneurs,pourquoidit-ilcetteparole?Mais,pourcette

parole,ilmourut.

Jour estpris, terme fixé.Leducvient avec ses amis,Tristanavec les siens.Le chapelain chante lamesse.Devant tous, à laportedumoutierselonlaloidesainteÉgliseTristanépouseIseutauxBlanchesMains.Lesnocesfurentgrandesetriches.Mais, la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le

dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant lamanchetropétroitedesonbliau,ilsenlevèrentetfirentchoirdesondoigtsonanneaudejaspevert,l’anneaud’IseutlaBlonde.Ilsonne clair sur les dalles.Tristan regarde et le voit.Alors sonancienamourseréveille,etTristanconnaîtsonforfait.

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IlluiressouvintdujouroùIseutlaBlondeluiavaitdonnécetanneau:c’étaitdanslaforêtoù,pourlui,elleavaitmenél’âprevie.Et,couchéauprèsdel’autreIseut,ilrevitlahutteduMorois.Parquelle forsennerie avait-il en soncœuraccusé sonamiedetrahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seull’avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut safemme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à lamaleheure.Àtouteslesdeuxilavaitmentisafoi.Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre

soupirer,étenduàsescôtés.Elleluiditenfin,unpeuhonteuse:« Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ?

Pourquoinemedonnez-vouspasunseulbaiser?Dites-lemoi,quejeconnaissemontort,etjevousenferaibelleamendise,sijepuis.—Amie,ditTristan,nevouscourroucezpas,maisj’aifaitun

vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, etj’allaispérir,quandjemesuissouvenudelaMèredeDieu:jeluiaipromisque,délivrédumonstreparsacourtoisie,sijamaisjeprenaisfemme,toutunanjem’abstiendraisdel’accoleretdel’embrasser…— Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai

bonnement.»Mais quand les servantes, aumatin, lui ajustèrent la guimpe

des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’ellen’avaitguèredroitàcetteparure.

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XVI

KAHERDIN

Ladamechantedulcement,Savoizaccordeal’estrument.Lesmainssontbeles,lilaisbons,Dulcelavoixetbaslitons.

(Thomas.)

Àquelquesjoursdelà, leducHoël,sonsénéchalet toussesveneurs,Tristan,IseutauxBlanchesMainsetKaherdinsortirentensembleduchâteaupourchasserenforêt.Surunerouteétroite,Tristan chevauchait à la gauche de Kaherdin, qui de sa maindroite retenait par les rênes le palefroi d’Iseut aux BlanchesMains.Or, lepalefroibutadansune flaqued’eau.Sonsabot fitrejaillir l’eau si fort sous les vêtements d’Iseut qu’elle en futtoutemouilléeetsentitlafroidureplushautquesongenou.Ellejetauncriléger,etd’uncoupd’éperonenlevasonchevalenriantd’unriresihautetsiclairqueKaherdin,poignantaprèselleet

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l’ayantrejointe,luidemanda:«Bellesœur,pourquoiriez-vous?—Pourunpenserquimevint,beaufrère.Quandcetteeaua

jailliversmoi,jeluiaidit :«Eau,tuesplushardiequenefutjamais lehardiTristan !»C’estdequoi j’ai ri.Maisdéjà j’aitropparlé,frère,etm’enrepens.»Kaherdin,étonné,lapressasivivementqu’elleluiditenfinla

véritédesesnoces.Alors Tristan les rejoignit, et tous trois chevauchèrent en

silencejusqu’àlamaisondechasse.LàKaherdinappelaTristanàparlement,etluidit:«SireTristan,masœurm’aavoué lavéritédesesnoces.Je

voustenaisàpairetàcompagnon.Maisvousavezfaussévotrefoi et honnima parenté.Désormais, si vous neme faites droit,sachezquejevousdéfie.»Tristanluirépondit:« Oui, je suis venu parmi vous pour votre malheur. Mais

apprendsmamisère,beaudouxami,frèreetcompagnon,etpeut-être ton cœur s’apaisera. Sache que j’ai une autre Iseut, plusbellequetoutes lesfemmes,quiasouffertetquisouffreencorepourmoimaintes peines. Certes ta sœurm’aime etm’honore ;mais,pour l’amourdemoi, l’autre Iseut traite àplusd’honneurencore que ta sœur neme traite, un chien que je lui ai donné.Viens ; quittons cette chasse, suis-moi où je te mènerai ; je tedirailamisèredemavie.»Tristantournabrideetbrochasoncheval.Kaherdinpoussale

siensurses traces.Sansuneparole, ilscoururent jusqu’auplusprofonddelaforêt.Là,TristandévoilasavieàKaherdin.Ildit

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comment, sur la mer, il avait bu l’amour et la mort ; il dit latraîtrisedesbaronsetdunain, la reinemenéeaubûcher, livréeaux lépreux,et leursamoursdans la forêt sauvage ; comment ill’avait rendue au roi Marc, et comment, l’ayant fuie, il avaitvoulu aimer Iseut aux Blanches Mains ; comment il savaitdésormaisqu’ilnepouvaitvivrenimourirsanslareine.Kaherdin se tait et s’étonne. Il sent sa colère quimalgré lui

s’apaise.« Ami, dit-il enfin, j’entends merveilleuses paroles, et vous

avezémumoncœuràpitié:carvousavezendurétellespeinesdontDieugardechacunetchacune!RetournonsversCarhaix:autroisièmejour,sijepuis,jevousdiraimapensée.»

Ensachambre,àTintagel,IseutlaBlondesoupireàcausedeTristanqu’elleappelle.L’aimertoujours,ellen’ad’autrepenser,d’autreespoir,d’autrevouloir.Enluiesttoutsondésir,etdepuisdeuxannéesellenesaitriendelui.Oùest-il?enquelpays?vit-ilseulement?Ensachambre, Iseut laBlondeestassise,et faitun triste lai

d’amour.ElleditcommentGuronfutsurprisettuépourl’amourde ladamequ’ilaimaitsur toutechose,etcommentpar ruse lecomte donna le cœur de Guron à manger à sa femme, et ladouleurdecelle-ci.La reine chantedoucement ; elle accorde savoix à laharpe.

Lesmainssontbelles,lelaibon,letonbasetdoucelavoix.Or,survientKariado,unrichecomted’uneîlelointaine.Ilétait

venuàTintagelpouroffriràlareinesonservice,etplusieursfoisdepuis le départ deTristan, il l’avait requise d’amour.Mais la

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reine rebutait sa requête et la tenait à folie. Il était beauchevalier,orgueilleuxetfier,bienemparlé,maisilvalaitmieuxdans leschambresdesdamesqu’enbataille. Il trouvaIseut,quifaisaitsonlai.Illuiditenriant:«Dame,queltristechant,tristecommeceluidel’orfraie!Ne

dit-onpasquel’orfraiechantepourannoncerlamort?C’estmamortsansdoutequ’annoncevotrelai:carjemeurspourl’amourdevous!—Soit,luiditIseut.Jeveuxbienquemonchantsignifievotre

mort,carjamaisvousn’êtesvenucéanssansm’apporternouvelledouloureuse. C’est vous qui toujours avez été orfraie ou chat-huantpourmédiredeTristan.Aujourd’hui,quellemalenouvellemedirez-vousencore?»Kariadoluirépondit:Reine,vousêtes irritée,et jenesaisdequoi ;maisbien fou

qui s’émeut de vos dires !Quoi qu’il advienne de lamort quem’annonce l’orfraie, voici donc la male nouvelle que vousapporte le chat-huant : Tristan, votre ami, est perdu pour vous,dame Iseut. Il a pris femme en autre terre. Désormais, vouspourrezvouspourvoirailleurs,carildédaignevotreamour.Ilaprisfemmeàgrandhonneur,IseutauxBlanchesMains,lafilleduducdeBretagne.»Kariado s’en va, courroucé. Iseut laBlonde baisse la tête et

commenceàpleurer.

Autroisièmejour,KaherdinappelleTristan:«Ami,j’aiprisconseilenmoncœur.Oui,sivousm’avezdit

vérité, la vie que vous menez en cette terre est forsennerie et

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folie,etnulbienn’enpeutrésulternipourvousnipourmasœurIseut aux Blanches Mains. Donc entendez mon propos. Nousvoguerons ensemble vers Tintagel ; vous reverrez la reine, etvouséprouverezsi toujoursellevousregretteetvousportefoi.Siellevousaoublié,peut-êtrealorsaurez-vouspluschèreIseutmasœur,lasimple,labelle.Jevoussuivrai:nesuis-jepasvotrepairetvotrecompagnon?—Frère,ditTristan,onditbien :Lecœurd’unhommevaut

toutl’ord’unpays.»Bientôt,TristanetKaherdinprirentlebourdonetlachapedes

pèlerins, comme s’ils voulaient visiter les corps saints en terrelointaine. Ils prirent congé du duc Hoël. Tristan emmenaitGorvenal,etKaherdinunseulécuyer.Secrètement,ilséquipèrentunenefetvoguèrentverslaCornouailles.Le vent leur fut léger et bon, tant qu’ils atterrirent unmatin,

avant l’aurore, non loin de Tintagel, dans une crique déserte,voisineduchâteaudeLidan.Là,sansdoute,DinasdeLidan, lebonsénéchal,leshébergeraitetsauraitcacherleurvenue.Au petit jour, les deux compagnons montaient vers Lidan,

quandilsvirentvenirderrièreeuxunhommequisuivaitlamêmeroute,aupetitpasdesoncheval. Ilsse jetèrentsousbois,maisl’hommepassasanslesvoir,carilsommeillaitenselle.Tristanlereconnut:«Frère,dit-il toutbas àKaherdin, c’estDinasdeLidan lui-

même. Il dort. Sans doute, il revient de chez son amie et rêveencored’elle: ilneseraitpascourtoisdel’éveiller,maissuis-moideloin.»Il rejoignitDinas, prit doucement son cheval par la bride, et

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chemina sans bruit à ses côtés. Enfin, un faux pas du chevalréveillaledormeur.Ilouvrelesyeux,voitTristan,hésite:«C’est toi, c’est toi, Tristan !Dieu bénisse l’heure où je te

revois:jel’aitantattendue!—Ami,Dieuvoussauve!Quellesnouvellesmedirez-vousde

lareine?—Hélas!deduresnouvelles.Leroilachéritetveutluifaire

fête ;mais depuis ton exil elle languit et pleure pour toi.Ah !pourquoirevenirprèsd’elle?Veux-tuchercherencoresamortetlatienne?Tristan,aiepitiédelareine,laisse-laàsonrepos!—Ami,ditTristan,octroyez-moiundon:cachez-moiàLidan,

portez-luimonmessage et faites que je la revoie une fois, uneseulefois!»Dinasrépondit:«J’aipitiédemadame,etneveuxfairetonmessagequesije

saisqu’ellet’estrestéechèrepar-dessustouteslesfemmes.—Ah ! sire, dites-lui qu’ellem’est restée chère par-dessus

touteslesfemmes,etceseravérité.—Ordonc,suis-moi,Tristan;jet’aideraientonbesoin.»ÀLidan,lesénéchalhébergeaTristan,Gorvenal,Kaherdinet

son écuyer, et quand Tristan lui eut conté de point en pointl’aventuredesavie,Dinass’enfutàTintagelpours’enquérirdesnouvelles de la cour. Il apprit qu’à trois jours de là, la reineIseut, le roiMarc, toute samesnie, tous ses écuyers et tous sesveneurs quitteraient Tintagel pour s’établir au château de laBlanche-Lande, où de grandes chasses étaient préparées.AlorsTristanconfiaausénéchalsonanneaudejaspevertetlemessagequ’ildevaitredireàlareine.

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XVII

DINASDELIDAN

Beleamie,siestdenus:Nevussansmei,nojesanzvus.

(MariedeFrance.)

DinasretournadoncàTintagel,montalesdegrésetentradanslasalle.Sousledais,leroiMarcetIseutlaBlondeétaientassisàl’échiquier.Dinaspritplacesurunescabeauprèsdelareine,comme pour observer son jeu, et par deux fois, feignant de luidésignerlespièces,ilposasamainsurl’échiquier:àlasecondefois,Iseutreconnutàsondoigtl’anneaudejaspe.Alors,elleeutassezjoué.ElleheurtalégèrementlebrasdeDinas,entelleguisequeplusieurspaonnetstombèrentendésordre.«Voyez, sénéchal, dit-elle, vous avez troublémon jeu, et de

tellesortequejenesauraislereprendre.»Marcquittelasalle,Iseutseretireensachambre,etfaitvenir

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lesénéchalauprèsd’elle:«Ami,vousêtesmessagerdeTristan?—Oui,reine,ilestàLidan,cachédansmonchâteau.—Est-ilvraiqu’ilaitprisfemmeenBretagne?—Reine,onvousaditvérité.Maisilassurequ’ilnevousa

point trahie ; que, pas un seul jour, il n’a cessé de vous chérirpar-dessus toutes les femmes ;qu’ilmourras’ilnevous revoit,unefoisseulement:ilvoussemontd’yconsentir,parlapromessequevousluifîtesledernierjouroùilvousparla.»La reinese tutquelque temps, songeantà l’autre Iseut.Enfin,

ellerépondit:«Oui,audernierjouroùilmeparla,j’aidit,ilm’ensouvient:

« Si jamais je revois l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni fortchâteau,nidéfenseroyalenem’empêcherontdefairelavolontédemonami,quecesoitsagesseoufolie…»—Reine,àdeuxjoursd’icilacourdoitquitterTintagelpour

gagner la Blanche-Lande. Tristan vous mande qu’il sera cachésurlaroute,dansunfourréd’épines.Ilvousmandequevouslepreniezenpitié.— Je l’ai dit : ni tour, ni fort château, ni défense royale ne

m’empêcherontdefairelavolontédemonami.»Lesurlendemain,tandisquetoutelacourdeMarcs’apprêtait

au départ de Tintagel, Tristan et Gorvenal, Kaherdin et sonécuyerrevêtirent lehaubert,prirent leursépéeset leursécus,etpardescheminssecretssemirentàlavoieverslelieudésigné.À travers la forêt, deux routes conduisaient vers la Blanche-Lande:l’unebelleetbienferrée,paroùdevaitpasserlecortège,l’autre pierreuse et abandonnée. Tristan et Kaherdin apostèrent

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sur celle-ci leurs deux écuyers : ils les attendraient en ce lieu,gardantleurschevauxetleursécus.Eux-mêmesseglissèrentsousboisetsecachèrentdansunfourré.Devantcefourré,surlaroute,Tristandéposaunebranchedecoudrieroùs’enlaçaitunbrindechèvrefeuille.Bientôt le cortège apparaît sur la route. C’est d’abord la

troupeduroiMarc.Viennentenbelleordonnancelesfourriersetles maréchaux, les queux et les échansons, viennent leschapelains, viennent les valets de chiens menant lévriers etbrachets, puis les fauconniers portant les oiseaux sur le poinggauche, puis les veneurs, puis les chevaliers et les barons ; ilsvont leurpetit train,bienarrangésdeuxpardeux,et il faitbeaules voir, richement montés sur chevaux harnachés de velourssemé d’orfèvrerie. Puis le roi Marc passa et Kaherdins’émerveillait de voir ses privés autour de lui, deux de-çà etdeuxde-là,habilléstousdedrapd’oroud’écarlate.Alors s’avance le cortègede la reine.Les lavandières et les

chambrièresviennententête,ensuitelesfemmesetlesfillesdesbaronsetdescomtes.Ellespassentuneàune;unjeunechevalierescortechacuned’elles.EnfinapprocheunpalefroimontéparlaplusbellequeKaherdinaitjamaisvuedesesyeux:elleestbienfaite de corps et de visage, les hanches un peu basses, lessourcilsbientracés,lesyeuxriants,lesdentsmenues;unerobederougesamitlacouvre;unmincechapeletd’oretdepierreriesparesonfrontpoli.«C’estlareine,ditKaherdinàvoixbasse.—Lareine?ditTristan;non,c’estCamillesaservante.»Alors s’en vient, sur un palefroi vair, une autre damoiselle

plusblanchequeneigeenfévrier,plusvermeillequerose ;ses

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yeuxclairsfrémissentcommel’étoiledanslafontaine.«Or,jelavois,c’estlareine!ditKaherdin.—Eh!non,ditTristan,c’estBrangienlaFidèle.»Mais la route s’éclaira tout à coup, comme si le soleil

ruisselait soudain à travers les feuillages des grands arbres, etIseut la Blonde apparut. Le duc Andret, que Dieu honnisse !chevauchaitàsadroite.À cet instant, partirent du fourré d’épines des chants de

fauvettes etd’alouettes, etTristanmettait encesmélodies toutesa tendresse. La reine a compris le message de son ami. Elleremarque sur le sol la branche de coudrier où le chèvrefeuilles’enlace fortement, et songe en son cœur : «Ainsi va de nous,ami ; ni vous sans moi, ni moi sans vous. » Elle arrête sonpalefroi,descend,vientversunehaquenéequiportaitunenicheenrichiedepierreries;là,suruntapisdepourpre,étaitcouchélechienPetit-Crû:elleleprendentresesbras,leflattedelamain,le caresse de sonmanteau d’hermine, lui faitmainte fête. Puis,l’ayant replacé dans sa châsse, elle se tourne vers le fourréd’épinesetditàvoixhaute:«Oiseauxdecebois,quim’avezréjouiedevoschansons, je

vous prends à louage. Tandis que mon seigneur Marcchevauchera jusqu’à la Blanche-Lande, je veux séjourner dansmonchâteaudeSaint-Lubin.Oiseaux,faites-moicortègejusque-là ; ce soir, je vous récompenserai richement, comme de bonsménestrels.»Tristan retint ses paroles et se réjouit. Mais déjà Andret le

Félon s’inquiétait. Il remit la reine en selle, et le cortèges’éloigna.

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Or, écoutez une male aventure. Dans le temps où passait lecortègeroyal,là-bas,surl’autrerouteoùGorvenaletl’écuyerdeKaherdin gardaient les chevaux de leurs seigneurs, survint unchevalierenarmes,nomméBleheri.IlreconnutdeloinGorvenaletl’écudeTristan:«Qu’ai-jevu?pensa-t-il;c’estGorvenaletcetautreestTristanlui-même.»Iléperonnasonchevalverseuxetcria:«Tristan!»Maisdéjàlesdeuxécuyersavaienttournébrideetfuyaient.Bleheri,lancéàleurpoursuite,répétait:«Tristan!arrête,jet’enconjurepartaprouesse!»Maislesécuyersneseretournèrentpas.AlorsBlehericria:« Tristan ! arrête, je t’en conjure par le nom d’Iseut la

Blonde!»Troisfoisilconjuralesfuyardsparlenomd’IseutlaBlonde.

Vainement : ilsdisparurent,etBleherineputatteindrequ’undeleurs chevaux, qu’il emmena comme sa capture. Il parvint auchâteau de Saint-Lubin au moment où la reine venait de s’yhéberger.Et,l’ayanttrouvéeseule,illuidit:« Reine, Tristan est dans ce pays. Je l’ai vu sur la route

abandonnéequivientdeTintagel.Ilaprislafuite.Troisfoisjelui ai crié de s’arrêter, le conjurant aunomd’Iseut laBlonde ;maisilavaitprispeur,iln’apasosém’attendre.—Beausire,vousditesmensongeet folie :commentTristan

serait-il en ce pays ? Comment aurait-il fui devant vous ?Commentneseserait-ilpasarrêté,conjuréparmonnom?—Pourtant,dame, je l’aivu,à tellesenseignesque j’aipris

l’undeseschevaux.Voyez-letoutharnaché,là-bas,surl’aire.»MaisBleherivitIseutcourroucée.Ileneutdeuil,carilaimait

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Tristanetlareine.Illaquitta,regrettantd’avoirparlé.Alors, Iseut pleura et dit : « Malheureuse ! j’ai trop vécu,

puisquej’aivulejouroùTristanmerailleetmehonnit!Jadis,conjuréparmonnom,quelennemin’aurait-ilpasaffronté?Ilesthardidesoncorps:s’ilafuidevantBleheri,s’iln’apasdaignés’arrêter au nom de son amie, ah ! c’est que l’autre Iseut lepossède!Pourquoiest-ilrevenu?Ilm’avaittrahie,ilavoulumehonnir par surcroît ! N’avait-il pas assez de mes tourmentsanciens ?Qu’il s’en retournedonc, honni à son tour, vers IseutauxBlanchesMains!»Elle appela Perinis le Fidèle, et lui redit les nouvelles que

Bleheriluiavaitportées.Elleajouta:« Ami, cherche Tristan sur la route abandonnée qui va de

TintagelàSaint-Lubin.Tuluidirasquejenelesaluepas,etqu’ilnesoitpassihardiqued’oserapprocherdemoi,carjeleferaischasserparlessergentsetlesvalets.»Perinissemitenquête,tantqu’iltrouvaTristanetKaherdin.Il

leurfitlemessagedelareine.«Frère, s’écriaTristan,qu’as-tudit ?Comment aurais-je fui

devantBleheri,puisque, tu levois,nousn’avonspasmêmenoschevaux?Gorvenallesgardait,nousnelesavonspasretrouvésaulieudésigné,etnouslescherchonsencore.»Àcet instantrevinrentGorvenalet l’écuyerdeKaherdin : ils

confessèrentleuraventure.«Perinis,beaudouxami,ditTristan,retourneenhâteversta

dame.Dis-lui que je lui envoie salut et amour, que je n’ai pasfailliàlaloyautéquejeluidois,qu’ellem’estchèrepar-dessustouteslesfemmes;dis-luiqu’elleterenvoieversmoimeporter

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samerci:j’attendraiiciquetureviennes.»Perinisretournadoncverslareineetluireditcequ’ilavaitvu

etentendu.Maisellenelecrutpas:«Ah!Perinis, tuétaismonprivéetmonfidèle,etmonpère

t’avaitdestiné,toutenfant,àmeservir.MaisTristanl’enchanteurt’a gagnépar sesmensonges et ses présents.Toi aussi, tum’astrahie;va-t’en!»Periniss’agenouilladevantelle:«Dame,j’entendsparolesdures.Jamaisjen’eustellepeineen

mavie.Maispeumechautdemoi:j’aideuilpourvous,dame,quifaitesoutrageàmonseigneurTristan,etquitroptardenaurezregret.—Va-t’en, je ne te crois pas !Toi aussi, Perinis, Perinis le

Fidèle,tum’astrahie!»TristanattenditlongtempsquePerinisluiportâtlepardondela

reine.Perinisnevintpas.

Aumatin,Tristans’atourned’unegrandechapeenlambeaux.Ilpeintparplacessonvisagedevermillonetdebroudenoix,ensortequ’ilressembleàunmaladerongéparlalèpre.Ilprendensesmainsunhanapdeboisveinéàrecueillirlesaumônesetunecrécelledeladre.IlentredanslesruesdeSaint-Lubin,et,muantsavoix,mendie

àtousvenants.Pourra-t-ilseulementapercevoirlareine?Ellesortenfinduchâteau;Brangienetsesfemmes,sesvalets

et ses sergents l’accompagnent. Elle prend la voie qui mène àl’église. Le lépreux suit les valets, fait sonner sa crécelle,

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supplieàvoixdolente:«Reine,faites-moiquelquebien;vousnesavezpascommeje

suisbesogneux!»À sonbeau corps, à sa stature, Iseut l’a reconnu.Elle frémit

toute, mais ne daigne baisser son regard vers lui. Le lépreuxl’implore,etc’étaitpitiédel’ouïr;ilsetraîneaprèselle:«Reine,sij’oseapprocherdevous,nevouscourroucezpas;

ayezpitiédemoi,jel’aibienmérité!»Maislareineappellelesvaletsetlessergents:«Chassezceladre!»leurdit-elle.Lesvaletslerepoussent,lefrappent.Illeurrésisteets’écrie:«Reine,ayezpitié!»Alors Iseutéclatade rire.Son riresonnaitencorequandelle

entradansl’église.Quandill’entenditrire,lelépreuxs’enalla.La reine fit quelques pas dans la nef du moutier ; puis, sesmembresfléchirent ;elle tombasur lesgenoux, la têtecontre lesol,lesbrasencroix.Lemêmejour,TristanpritcongédeDinas,àteldéconfortqu’il

semblait avoir perdu le sens, et sa nef appareilla pour laBretagne.Hélas!bientôtlareineserepentit.QuandellesutparDinasde

LidanqueTristanétaitpartiàteldeuil,ellesepritàcroirequePerinisluiavaitditlavérité;queTristann’avaitpasfui,conjurépar son nom ; qu’elle l’avait chassé à grand tort. « Quoi !pensait-elle, je vous ai chassé, vous, Tristan, ami ! Vous mehaïssez désormais, et jamais je ne vous reverrai. Jamais vousn’apprendrez seulementmon repentir, ni quel châtiment je veux

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m’imposer et vous offrir comme un gage menu de monremords!»Decejour,poursepunirdesonerreuretdesafolie,Iseutla

Blonderevêtitunciliceetleportacontresachair.

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XVIII

TRISTANFOU

Elbeivrefulanostremort.(Thomas.)

Tristan revit la Bretagne, Carhaix, le duc Hoël et sa femmeIseut auxBlanchesMains.Tous lui firent accueil,mais Iseut laBlonde l’avait chassé : rien ne lui était plus. Longuement illanguitloind’elle;puisunjourilsongeaqu’ilvoulaitlarevoir,dût-elle le faire encore battre vilement par ses sergents et sesvalets. Loin d’elle, il savait samort sûre et prochaine ; plutôtmourir d’uncoupque lentement, chaque jour.Quivit àdouleurest telqu’unmort.Tristandésire lamort, ilveut lamort :maisquelareineapprennedumoinsqu’ilapéripourl’amourd’elle;qu’ellel’apprenne,ilmourraplusdoucement.IlpartitdeCarhaixsansavertirpersonne,nisesparents,nises

amis, ni même Kaherdin, son cher compagnon. Il partit

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misérablementvêtu,àpied:carnulneprendgardeauxpauvrestruandsquicheminentsurlesgrandesroutes.Ilmarchatantqu’ilatteignitlerivagedelamer.Au port, une grande nef marchande appareillait ; déjà les

mariniershalaientlavoileetlevaientl’ancrepourcinglerverslahautemer.« Dieu vous garde, seigneurs, et puissiez-vous naviguer

heureusement!Versquelleterreirez-vous?—VersTintagel.—VersTintagel!Ah!seigneurs,emmenez-moi!»Ils’embarque.Unventpropicegonflelavoile,lanefcourtsur

les vagues. Cinq nuits et cinq jours elle vogua droit vers laCornouailles, et le sixième jour jeta l’ancre dans le port deTintagel.Au-delàduport,lechâteausedressaitsurlamer,bienclosde

toutesparts:onn’ypouvaitentrerqueparuneseuleportedefer,et deux prud’hommes la gardaient jour et nuit. Comment ypénétrer?Tristan descendit de la nef et s’assit sur le rivage. Il apprit

d’unhommequipassaitqueMarcétaitauchâteauetqu’ilvenaitd’ytenirunegrandecour.«Maisoùestlareine?etBrangien,sabelleservante?—EllessontaussiàTintagel,etrécemmentjelesaivues:la

reineIseutsemblaittriste,commeàsonordinaire.»Aunomd’Iseut,Tristansoupiraetsongeaque,niparruse,ni

parprouesse,ilneréussiraitàrevoirsonamie:carleroiMarcletuerait…

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«Maisqu’importequ’ilmetue?Iseut,nedois-jepasmourirpourl’amourdevous?Etquefais-jechaquejour,sinonmourir?Maisvouspourtant,Iseut,sivousmesaviezici,daigneriez-vousseulementparleràvotreami?nemeferiez-vouspaschasserparvos sergents ?Oui, je veux tenter une ruse… Jeme déguiseraicommeunfou,etcettefolieseragrandesagesse.Telmetiendrapour assoti qui seramoins sage quemoi, telme croira fou quiauraplusfoudanssamaison.»Un pêcheur s’en venait, vêtu d’une gonelle de bure velue, à

grand chaperon. Tristan le voit, lui fait un signe, le prend àl’écart:«Ami,veux-tutroquertesdrapscontrelesmiens?Donne-moi

tacotte,quimeplaîtfort.»Le pêcheur regarda les vêtements de Tristan, les trouva

meilleurs que les siens, les prit aussitôt et s’en alla bien vite,heureuxdel’échange.Alors Tristan tondit sa belle chevelure blonde, au ras de la

tête, en y dessinant une croix. Il enduisit sa face d’une liqueurfaite d’une herbemagique apportée de son pays, et aussitôt sacouleuretl’aspectdesonvisagemuèrentsiétrangementquenulhommeaumonden’auraitpulereconnaître.Ilarrachad’unehaieunepoussedechâtaignier,s’enfitunemassue,etlapenditàsoncou;lespiedsnus,ilmarchadroitverslechâteau.Leportiercrutqu’assurémentilétaitfou,etluidit:«Approchez;oùdoncêtes-vousrestésilongtemps?»Tristancontrefitsavoixetrépondit:« Aux noces de l’abbé du Mont, qui est de mes amis. Il a

épousé une abbesse, une grosse dame voilée. De Besançon

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jusqu’auMont,touslesprêtres,abbés,moinesetclercsordonnésont étémandés à ces épousailles : et tous sur la lande, portantbâtonsetcrosses,sautent,jouentetdansentàl’ombredesgrandsarbres. Mais je les ai quittés pour venir ici : car je doisaujourd’huiserviràlatableduroi.»Leportierluidit:«Entrezdonc,seigneur,filsd’UrganleVelu;vousêtesgrand

etvelucommelui,etvousressemblezassezàvotrepère.»Quand il entra dans le bourg, jouant de samassue, valets et

écuyerss’amassèrentsursonpassage,lepourchassantcommeunloup:«Voyezlefol!hu!hu!ethu!»Ilsluilancentdespierres,l’assaillentdeleursbâtons;maisil

leurtienttêteengambadantetselaissefaire:sionl’attaqueàsagauche,ilseretourneetfrappeàsadroite.Aumilieu des rires et des huées, traînant après lui la foule

ameutée,ilparvintauseuildelaporteoù,sousledais,auxcôtésdelareine,leroiMarcétaitassis.Ilapprochadelaporte,penditlamassueàsoncou,etentra.Leroilevit,etdit:«Voilàunbeaucompagnon;faites-leapprocher.»Onl’amène,lamassueaucou:«Ami,soyezlebienvenu!»Tristanrépondit,desavoixétrangementcontrefaite:«Sire,bonetnobleentretouslesrois,jelesavais,qu’àvotre

vuemoncœursefondraitdetendresse.Dieuvousprotège,beausire!—Ami,qu’êtes-vousvenuquérircéans?

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—Iseut,quej’aitantaimée.J’aiunesœurquejevousamène,la trèsbelleBrunehaut.La reinevousennuie,essayezdecelle-ci:faisonsl’échange,jevousdonnemasœur,baillez-moiIseut;jelaprendraietvousserviraiparamour.»Lerois’enritetditaufou:« Si je te donne la reine, qu’en voudras-tu faire ? Où

l’emmèneras-tu?—Là-haut, entre le ciel et la nue, dansma bellemaison de

verre.Le soleil la traverse de ses rayons, les vents ne peuventl’ébranler;j’yporterailareineenunechambredecristal,toutefleurie de roses, toute lumineuse au matin quand le soleil lafrappe.»Leroietsesbaronssedirententreeux:«Voilàunbonfou,habileenparoles!»Ils’étaitassissuruntapisetregardaittendrementIseut.« Ami, lui dit Marc, d’où te vient l’espoir que ma dame

prendragardeàunfouhideuxcommetoi?— Sire, j’y ai bien droit ; j’ai accompli pour elle maint

travail,etc’estparellequejesuisdevenufou.—Quidonces-tu?—JesuisTristan,celuiquiatantaimélareine,etquil’aimera

jusqu’àlamort.»Àcenom,Iseutsoupira,changeadecouleur,etcourroucéelui

dit:«Va-t’en!Quit’afaitentrercéans?Va-t’en,mauvaisfou!»Lefouremarquasacolèreetdit:

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«Reine Iseut, ne vous souvient-il pas du jour où, navré parl’épéeempoisonnéeduMorholt,emportantmaharpesurlamer,j’aiétépousséversvosrivages?Vousm’avezguéri.Nevousensouvient-ilplus,reine?»Iseutrépondit:«Va-t’end’ici,fou,nitesjeuxnemeplaisent,nitoi.»Aussitôtlefouseretournaverslesbarons,leschassaversla

porteencriant:«Follesgens,horsd’ici!Laissez-moiseultenirconseilavec

Iseut;carjesuisvenucéanspourl’aimer.»Lerois’enrit,Iseutrougit:«Sire,chassezcefou!»Maislefourepritdesavoixétrange:«ReineIseut,nevoussouvient-ilpasdugranddragonquej’ai

occisenvotre terre?J’aicachésa languedansmachausse,et,toutbrûléparsonvenin,jesuistombéprèsdumarécage.J’étaisalorsunmerveilleuxchevalier !…et j’attendais lamort, quandvousm’avezsecouru.»Iseutrépond:«Tais-toi, tu fais injureauxchevaliers,car tun’esqu’unfou

denaissance.Mauditssoient lesmariniersqui t’apportèrent ici,aulieudetejeteràlamer!»Lefouéclataderireetpoursuivit:«ReineIseut,nevoussouvient-ilpasdubainoùvousvouliez

me tuer de mon épée ? et du conte du Cheveu d’or qui vousapaisa ? et comment je vous ai défendue contre le sénéchalcouard?

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— Taisez-vous, méchant conteur ! Pourquoi venez-vous icidébiter vos songeries ?Vous étiez ivrehier soir, sansdoute, etl’ivressevousadonnécesrêves.—C’estvrai.Jesuisivre,etdetelleboissonquejamaiscette

ivressenesedissipera.ReineIseut,nevoussouvient-ilpasdecejoursibeau,sichaud,surlahautemer?Vousaviezsoif,nevousensouvient-ilpas,fillederoi?Nousbûmestousdeuxaumêmehanap. Depuis, j’ai toujours été ivre et d’une mauvaiseivresse…»Quand Iseut entendit ces paroles qu’elle seule pouvait

comprendre, elle se cacha la tête dans sonmanteau, se leva etvouluts’enaller.Maisleroilaretintparsachaped’hermineetlafitrasseoiràsescôtés:«Attendezunpeu,Iseutamie,quenousentendionscesfolies

jusqu’aubout.Fou,quelmétiersais-tufaire?—J’aiservidesroisetdescomtes.—Envérité,sais-tuchasserauxchiens?auxoiseaux?— Certes, quand il me plaît de chasser en forêt, je sais

prendre,avecmeslévriers,lesgruesquivolentdanslesnuées;avec mes limiers, les cygnes, les oies bises ou blanches, lespigeonssauvages;avecmonarc,lesplongeonsetlesbutors!»Touss’enrirentbonnement,etleroidemanda:« Et que prends-tu, frère, quand tu chasses au gibier de

rivière?—Jeprendstoutcequejetrouve:avecmesautours,lesloups

des bois et les grands ours ; avecmes gerfauts, les sangliers ;avecmesfaucons,leschevreuilsetlesdaims;lesrenards,avecmes éperviers ; les lièvres, avec mes émerillons. Et quand je

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rentre chez qui m’héberge, je sais bien jouer de la massue,partager les tisons entre les écuyers, accorder ma harpe etchanterenmusique,etaimerlesreines,etjeterparlesruisseauxdes copeaux bien taillés. En vérité, ne suis-je pas bonménestrel?Aujourd’hui,vousavezvucommejesaism’escrimerdubâton.»Etilfrappedesamassueautourdelui.« Allez-vous-en d’ici, crie-t-il, seigneurs cornouaillais !

Pourquoiresterencore?N’avez-vouspasdéjàmangé?N’êtes-vouspasrepus?»Le roi, s’étant diverti du fou, demanda son destrier et ses

fauconsetemmenaenchassechevaliersetécuyers.«Sire,luiditIseut,jemesenslasseetdolente.Permettezque

j’aille reposer dans ma chambre ; je ne puis écouter pluslongtempscesfolies.»Elleseretiratoutepensiveensachambre,s’assitsursonlitet

menagranddeuil:«Chétive!pourquoisuis-jenée?J’ailecœurlourdetmarri.

Brangien,chèresœur,mavieestsiâpreetsidurequemieuxmevaudraitlamort!Ilyalàunfou,tonduencroix,venucéansàlamaleheure:cefou,cejongleurestchanteuroudevin,carilsaitdepointenpointmonêtreetmavie;ilsaitdeschosesquenulnesait, hormis vous, moi et Tristan ; il les sait, le truand, parenchantementetsortilège.»Brangienrépondit:«Neserait-cepasTristanlui-même?—Non, car Tristan est beau et le meilleur des chevaliers ;

maiscethommeesthideuxetcontrefait.Mauditsoit-ildeDieu!

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mauditesoitl’heureoùilestné,etmauditelanefquil’apporta,aulieudelenoyerlà-dehors,souslesvaguesprofondes!— Apaisez-vous, dame, dit Brangien. Vous savez trop bien,

aujourd’hui,maudireetexcommunier.Oùdoncavez-vousappristelmétier ?Mais peut-être cet homme serait-il lemessager deTristan?— Je ne crois pas, je ne l’ai pas reconnu. Mais allez le

trouver,belleamie,parlez-lui,voyezsivouslereconnaîtrez.»Brangiens’enfutverslasalleoùlefou,assissurunbanc,était

restéseul.Tristanlareconnut,laissatombersamassueetluidit:«Brangien, francheBrangien, jevousconjureparDieu,ayez

pitiédemoi!—Vilainfou,queldiablevousaenseignémonnom?— Belle, dès longtemps je l’ai appris ! Par mon chef, qui

naguère fut blond, si la raison s’est enfuie de cette tête, c’estvous, belle, qui en êtes cause. N’est-ce pas vous qui deviezgarder le breuvage que je bus sur la hautemer ? J’en bus à lagrande chaleur, dans un hanap d’argent, et je le tendis à Iseut.Vousseulel’avezsu,belle;nevousensouvient-ilplus?—Non!»réponditBrangien,et,toutetroublée,elleserejeta

vers la chambre d’Iseut ;mais le fou se précipita derrière ellecriant:«Pitié!»Ilentre,ilvoitIseut,s’élanceverselle,lesbrastendus,veutla

serrer sur sa poitrine ; mais, honteuse, mouillée d’une sueurd’angoisse,elleserejetteenarrière,l’esquive,etvoyantqu’elleévitesonapproche,Tristantrembledevergogneetdecolère,serecule vers la paroi, près de la porte ; et de sa voix toujourscontrefaite:

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« Certes, dit-il, j’ai vécu trop longtemps, puisque j’ai vu lejouroùIseutmerepousse,nedaignem’aimer,metientpourvil!Ah!Iseut,quibienaime,tardoublie!Iseut,c’estunechosebelleet précieuse qu’une source abondante qui s’épanche et court àflots larges et clairs : le jour où elle se dessèche, elle ne vautplusrien:telunamourquitarit.»Iseutrépondit:«Frère,jevousregarde,jedoute,jetremble,jenesais,jene

reconnaispasTristan.—ReineIseut,jesuisTristan,celuiquivousatantaimée.Ne

voussouvient-ilpasdunainquisemalafarineentrenoslits?etdubondque je fis et du sangqui coulademablessure ? et duprésent que je vous adressai, le chien Petit-Crû au grelotmagique ?Ne vous souvient-il pas desmorceaux de bois bientaillésquejejetaisauruisseau?»Iseut le regarde, soupire, ne sait que dire et que croire, voit

bienqu’ilsait touteschoses,maisceserait folied’avouerqu’ilestTristan;etTristanluidit:«Damereine,jesaisbienquevousvousêtesretiréedemoiet

jevousaccusedetrahison.J’aiconnu,pourtant,belle,desjoursoùvousm’aimiezd’amour.C’étaitdanslaforêtprofonde,souslaloge de feuillage. Vous souvient-il encore du jour où je vousdonnaimonbonchienHusdent?Ah!celui-làm’atoujoursaimé,etpourmoiilquitteraitIseutlaBlonde.Oùest-il?Qu’enavez-vousfait?Lui,dumoins,ilmereconnaîtrait.— Il vous reconnaîtrait ? Vous dites folie ; car, depuis que

Tristanestparti,ilrestelà-bas,couchédanssaniche,ets’élancecontre tout homme qui s’approche de lui. Brangien, amenez-le-

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moi.»Brangienl’amène.« Viens çà, Husdent, dit Tristan ; tu étais à moi, je te

reprends.»QuandHusdententendsavoix,ilfaitvolersalaissedesmains

deBrangien,courtàsonmaître, se rouleàsespieds, lèchesesmains,aboiedejoie.«Husdent,s’écrielefou,béniesoit,Husdent,lapeinequej’ai

mise à te nourrir ! Tum’as faitmeilleur accueil que celle quej’aimaistant.Elleneveutpasmereconnaître:reconnaîtra-t-elleseulementcetanneauqu’ellemedonnajadis,avecdespleursetdesbaisers,aujourdelaséparation?Cepetitanneaudejaspenem’aguèrequitté:souventjeluiaidemandéconseildansmestourments, souvent j’ai mouillé ce jaspe vert de mes larmeschaudes.»Iseutavul’anneau.Elleouvresesbrastoutgrands:«Mevoici!Prends-moi,Tristan!»AlorsTristancessadecontrefairesavoix:«Amie, commentm’as-tu si longtemps puméconnaître, plus

longtempsquecechien?Qu’importecetanneau?Nesens-tupasqu’ilm’auraitétéplusdouxd’êtrereconnuauseulrappeldenosamourspassées?Qu’importelesondemavoix?c’estlesondemoncœurquetudevaisentendre.—Ami, dit Iseut, peut-être l’ai-je entenduplus tôt que tu ne

penses ; mais nous sommes enveloppés de ruses : devais-jecommecechiensuivremondésir,aurisquedetefaireprendreettuersousmesyeux?Jemegardaisetjetegardais.Nilerappeldetaviepassée,nilesondetavoix,nicetanneaumêmeneme

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prouvent rien, car ce peuvent être les jeux méchants d’unenchanteur. Jeme rendspourtant, à lavuede l’anneau : n’ai-jepas juré que, sitôt que je le reverrais, dussé-je me perdre, jeferais toujours ce que tu me manderais, que ce fût sagesse oufolie?Sagesseoufolie,mevoici;prends-moi,Tristan!»Elletombapâméesurlapoitrinedesonami.Quandellerevint

àelle,Tristanlatenaitembrasséeetbaisaitsesyeuxetsaface.Ilentreavecellesouslacourtine.Entresesbrasiltientlareine.

Pours’amuserdufou,lesvaletsl’hébergèrentsouslesdegrésdelasalle,commeunchiendansunchenil.Ilenduraitdoucementleursrailleriesetleurscoups,carparfois,reprenantsaformeetsabeauté,ilpassaitdesontaudisàlachambredelareine.Mais, après quelques jours écoulés, deux chambrières

soupçonnèrent la fraude ; elles avertirent Andret, qui apostadevantleschambresdesfemmestroisespionsbienarmés.QuandTristanvoulutfranchirlaporte:«Arrière,fou,crièrent-ils,retournetecouchersurtabottede

paille!— Eh quoi, beaux seigneurs, dit le fou, ne faut-il pas que

j’aille ce soir embrasser la reine ?Ne savez-vous pas qu’ellem’aimeetqu’ellem’attend?»Tristan brandit sa massue ; ils eurent peur et le laissèrent

entrer.IlpritIseutentresesbras:«Amie,ilmefautfuirdéjà,carbientôtjeseraisdécouvert.Il

me faut fuir et jamais sans doute je ne reviendrai.Mamort estprochaine:loindevous,jemourraidemondésir.—Ami,fermetesbrasetaccole-moisiétroitementque,dans

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cetembrassement,nosdeuxcœurs se rompentetnosâmess’enaillent !Emmène-moi au pays fortunédont tu parlais jadis : aupaysdontnulneretourne,oùdesmusiciensinsigneschantentdeschantssansfin.Emmène-moi!—Oui,jet’emmèneraiaupaysfortunédesVivants.Letemps

approche;n’avons-nouspasbudéjàtoutemisèreettoutejoie?Letempsapproche;quandilseratoutaccompli,sijet’appelle,Iseut,viendras-tu?—Ami,appelle-moi!tulesais,quejeviendrai!—Amie!queDieut’enrécompense!»Lorsqu’il franchit le seuil, les espions se jetèrent contre lui.

Maislefouéclataderire,fittournersamassue,etdit:«Vousmechassez,beauxseigneurs;àquoibon?Jen’aiplus

que fairecéans,puisquemadamem’envoieau loinpréparer lamaisonclairequejeluiaipromise,lamaisondecristal,fleuriederoses,lumineuseaumatinquandreluitlesoleil!—Va-t’endonc,fou,àlamaleheure!»Les valets s’écartèrent, et le fou, sans se hâter, s’en fut en

dansant.

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XIX

LAMORT

Amorcondussenoiadunamorte.(Dante,Inf.ch.V.)

Àpeineétait-ilrevenuenPetite-Bretagne,àCarhaix,iladvintque Tristan, pour porter aide à son cher compagnon Kaherdin,guerroyaunbaronnomméBedalis.IltombadansuneembuscadedresséeparBedalisetsesfrères.Tristantualesseptfrères.Maislui-même fut blessé d’un coup de lance, et la lance étaitempoisonnée.Il revint à grand’peine jusqu’au château de Carhaix et fit

appareillersesplaies.Lesmédecinsvinrentennombre,maisnulnesutleguérirduvenin,carilsneledécouvrirentmêmepas.Ilsnesurentfaireaucunemplâtrepourattirer lepoisonaudehors ;vainement ils battent et broient leurs racines, cueillent desherbes,composentdesbreuvages:Tristannefaitqu’empirer,le

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venins’épandparsoncorps,ilblêmitetsesoscommencentàsedécouvrir.Il sentit que savie seperdait, il comprit qu’il fallaitmourir.

Alors,ilvoulutrevoirIseutlaBlonde.Maiscommentallerverselle?Ilestsifaiblequelamerletuerait;etsimêmeilparvenaiten Cornouailles, comment y échapper à ses ennemis ? Il selamente,leveninl’angoisse,ilattendlamort.IlmandaKaherdinensecretpourluidécouvrirsadouleur,car

tous deux s’aimaient de loyal amour. Il voulut que personne nerestâtdanssachambre,hormisKaherdin,etmêmequenulnesetîntdanslessallesvoisines.Iseut,safemme,s’émerveillaensoncœurdecetteétrangevolonté.Elleenfut touteffrayéeetvoulutentendrel’entretien.Ellevints’appuyerendehorsdelachambre,contrelaparoiquitouchaitaulitdeTristan.Elleécoute;undesesfidèles,pourquenulnelasurprenne,guetteaudehors.Tristan rassemble ses forces, se redresse, s’appuie contre la

muraille ; Kaherdin s’assied près de lui, et tous deux pleurentensemble tendrement. Ils pleurent leur bon compagnonnaged’armes,sitôtrompu,leurgrandeamitiéetleursamours;etl’unselamentesurl’autre.«Beaudouxami,ditTristan,jesuissuruneterreétrangère,où

jen’ainiparent,niami,vousseulexcepté ;vousseul,encettecontrée,m’avez donné joie et consolation. Je perdsma vie, jevoudrais revoir Iseut laBlonde.Maiscomment,parquelle ruseluifaireconnaîtremonbesoin?Ah!sijesavaisunmessagerquivoulûtallerverselle,elleviendrait,tantellem’aime!Kaherdin,beaucompagnon,parnotreamitié,parlanoblessedevotrecœur,parnotrecompagnonnage, jevousenrequiers : tentezpourmoicette aventure, et si vous emportezmonmessage, je deviendrai

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votrehomme-ligeetvousaimeraipar-dessustousleshommes.»KaherdinvoitTristanpleurer,sedéconforter,seplaindre;son

cœurs’amollitdetendresse;ilréponddoucement,paramour:«Beaucompagnon,nepleurezplus; jeferai toutvotredésir.

Certes,ami,pourl’amourdevousjememettraisenaventuredemort. Nulle détresse, nulle angoisse ne m’empêchera de faireselonmonpouvoir.Ditescequevousvoulezmanderàlareine,etjefaismesapprêts.»Tristanrépondit:« Ami, soyez remercié ! Or, écoutez ma prière. Prenez cet

anneau : c’est une enseigne entre elle et moi. Et quand vousarriverez en sa terre, faites-vous passer à la cour pour unmarchand. Présentez-lui des étoffes de soie, faites qu’elle voiecetanneau:aussitôtellechercheraunerusepourvousparlerensecret.Alors dites-lui quemon cœur la salue ; que, seule, ellepeutmeporter réconfort ; dites-lui que, si elle nevient pas, jemeurs;dites-luiqu’illuisouviennedenosplaisirspassés,etdesgrandes peines, et des grandes tristesses, et des joies, et desdouceursdenotreamourloyalet tendre;qu’il luisouviennedubreuvagequenousbûmesensemblesur lamer;ah!c’estnotremortquenousyavonsbue!Qu’illuisouviennedusermentquejeluifisden’aimerjamaisqu’elle:j’aitenucettepromesse!»Derrière la paroi, Iseut aux Blanches Mains entendit ces

paroles;elledéfaillitpresque.«Hâtez-vous,compagnon,etrevenezbientôtversmoi:sivous

tardez, vous neme reverrez plus. Prenez un terme de quarantejours et ramenez Iseut la Blonde. Cachez votre départ à votresœur,ouditesquevousallezquérirunmédecin.Vousemmènerez

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ma belle nef ; prenez avec vous deux voiles, l’une blanche,l’autrenoire.SivousramenezlareineIseut,dressezauretourlavoileblanche;etsivousnelaramenezpas,cinglezaveclavoilenoire.Ami,jen’aiplusrienàvousdire:queDieuvousguideetvousramènesainetsauf!»Il soupire, pleure et se lamente, et Kaherdin pleure

pareillement,baiseTristanetprendcongé.Au premier vent il semit enmer. Lesmariniers halèrent les

ancres, dressèrent la voile, cinglèrent par un vent léger, et leurprouetranchalesvagueshautesetprofondes.Ilsemportaientderichesmarchandises:desdrapsdesoieteintsdecouleursrares,de labellevaisselledeTours,desvinsdePoitou,desgerfautsd’Espagne, et par cette ruse Kaherdin pensait parvenir auprèsd’Iseut. Huit jours et huit nuits, ils fendirent les vagues etvoguèrentàpleinesvoilesverslaCornouailles.Colère de femme est chose redoutable, et que chacun s’en

garde ! Là où une femme aura le plus aimé, là aussi elle sevengera le plus cruellement. L’amour des femmes vient vite, etvitevient leurhaine ;et leur inimitié,unefoisvenue,dureplusque l’amitié.Elles savent tempérer l’amour,mais non la haine.Deboutcontre laparoi, Iseut auxBlanchesMains avait entenduchaque parole. Elle avait tant aiméTristan !… elle connaissaitenfinsonamourpouruneautre.Elleretintleschosesentendues;siellelepeutunjour,commeellesevengerasurcequ’elleaimele plus au monde ! Pourtant, elle n’en fit nul semblant, et dèsqu’onouvritlesportes,elleentradanslachambredeTristan,et,cachant soncourroux,continuade le serviretde lui fairebellechère,ainsiqu’ilsiedàuneamante.Elleluiparlaitdoucement,lebaisait sur les lèvres, et lui demandait si Kaherdin reviendrait

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bientôtaveclemédecinquidevaitleguérir…Maistoujoursellecherchaitsavengeance.

Kaherdinnecessadenaviguer, tantqu’il jeta l’ancredans leportdeTintagel. Ilpritsursonpoingungrandautour, ilpritundrapdecouleurrare,unecoupebienciselée:ilenfitprésentauroiMarcetluidemandacourtoisementsasauvegardeetsapaix,afinqu’ilpûttrafiquerensaterre,sanscraindrenuldommagedechambellannidevicomte.Etleroileluioctroyadevanttousleshommesdesonpalais.Alors,Kaherdinoffritàlareineunfermailouvréd’orfin:« Reine, dit-il, l’or en est bon », et, retirant de son doigt

l’anneaudeTristan, il lemit à côtédu joyau : «Voyez, reine ;l’ordecefermailestplusricheetpourtantl’ordecetanneauabiensonprix.»QuandIseutreconnutl’anneaudejaspevert,soncœurfrémitet

sa couleur mua, et, redoutant ce qu’elle allait ouïr, elle attiraKaherdinàl’écart,prèsd’unecroisée,commepourmieuxvoiretmarchanderl’anneau.Kaherdinluiditrapidement:« Dame, Tristan est blessé d’une épée empoisonnée et va

mourir. Il vous mande que, seule, vous pouvez lui porterréconfort.Ilvousrappellelesgrandespeinesetlesdouleursquevous avez subies ensemble. Gardez cet anneau, il vous ledonne.»Iseutrépondit,défaillante:«Ami, je vous suivrai.Demain, aumatin, que votre nef soit

prêteàl’appareillage.»Lelendemain,aumatin,lareineditqu’ellevoulaitchasserau

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faucon et fit préparer ses chiens et ses oiseaux. Mais le ducAndret, qui toujours la guettait, l’accompagna.Quand ils furentaux champs, non loin du rivage de la mer, un faisan s’enleva.Andretlaissaallerunfauconpourleprendre,maisletempsétaitclairetbeau,lefaucons’essoraetdisparut.«Voyez,sireAndret,ditlareine,lefaucons’estperchélà-bas,

auport,surlemâtd’unenefquejeneconnaissaispas.Àquiest-elle?—Dame,fitAndret,c’estlanefdecemarchanddeBretagne

qui hier vous fit présent d’un fermail d’or. Allons-y reprendrenotrefaucon.»Kaherdinavaitjetéuneplanche,commeunponceau,desanef

aurivage.Ilvintàlarencontredelareine:«Dame, s’il vous plaisait, vous entreriez dansma nef, et je

vousmontreraismesrichesmarchandises.—Volontiers,sire»,ditlareine.Elledescenddecheval,vadroitàlaplanche,latraverse,entre

dans la nef.Andret veut la suivre, et s’engage sur la planche :maisKaherdin,deboutsurleplatbord,lefrappedesonaviron;Andret trébuche et tombe dans la mer. Il veut se reprendre ;Kaherdinlerefrappeàcoupsd’avironetlerabatsousleseaux,etcrie:«Meurs, traître !Voici tonsalairepour tout lemalque tuas

faitsouffriràTristanetàlareineIseut!»AinsiDieu vengea les amants des félons qui les avaient tant

haïs !Tous quatre sontmorts :Guenelon,Gondoïne,Denoalen,Andret.L’ancre était relevée, lemât dressé, la voile tendue.Le vent

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frais du matin bruissait dans les haubans et gonflait les toiles.Horsduport,verslahautemertouteblancheetlumineuseauloinsouslesraisdusoleil,lanefs’élança.ÀCarhaix,Tristan languit. Il convoite la venue d’Iseut.Rien

neleconforteplus,et,s’ilvitencore,c’estqu’ill’attend.Chaquejour,ilenvoyait,aurivageguettersilanefrevenait,etlacouleurdesavoile;nulautredésirneluitenaitplusaucœur.Bientôtilse fitporter sur la falaisedePenmarch, et, si longtempsque lesoleilsetenaitàl’horizon,ilregardaitauloinlamer.

Écoutez,seigneurs,uneaventuredouloureuse,pitoyableàtousceux qui aiment. Déjà Iseut approchait ; déjà la falaise dePenmarch surgissait au loin, et la nef cinglait plus joyeuse.Unventd’oragegrandit tout à coup, frappedroit contre lavoileetfaittournerlanefsurelle-même.Lesmarinierscourentaulof,etcontre leurgrévirentvent arrière.Levent fait rage, lesvaguesprofondess’émeuvent,l’airs’épaissitenténèbres,lamernoircit,la pluie s’abat en rafales.Haubans et boulines se rompent, lesmariniers baissent la voile et louvoient au gré de l’onde et duvent ; ilsavaient,pour leurmalheur,oubliédehisser àbord labarqueamarréeàlapoupeetquisuivaitlesillagedelanef.Unevaguelabriseetl’emporte.Iseuts’écrie:«Hélas ! chétive !Dieu ne veut pas que je vive assez pour

voir Tristan, mon ami, une fois encore, une fois seulement ; ilveutquejesoisnoyéeencettemer.Tristan,sijevousavaisparléunefoisencore,jemesoucieraispeudemouriraprès.Ami,sijenevienspasjusqu’àvous,c’estqueDieuneleveutpas,etc’estmapiredouleur.Mamortnem’estrien:puisqueDieulaveut,je

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l’accepte;mais,ami,quandvouslasaurez,vousmourrez, jelesais bien. Notre amour est de telle guise que vous ne pouvezmourirsansmoi,nimoisansvous.Jevoisvotremortdevantmoien même temps que la mienne. Hélas ! ami, j’ai failli à mondésir : il était de mourir dans vos bras, d’être ensevelie dansvotrecercueil;maisnousyavonsfailli.Jevaismourirseule,etsansvousdisparaîtredans lamer.Peut-êtrevousne saurezpasmamort,vousvivrezencore,attendanttoujoursquejevienne.SiDieuleveut,vousguérirezmême…ah!peut-êtreaprèsmoivousaimerez une autre femme, vous aimerez Iseut aux BlanchesMains!Jenesaiscequiseradevous:pourmoi,ami,sijevoussavaismort, jenevivraisguèreaprès.QueDieunousaccorde,ami, ou que je vous guérisse, ou que nousmourions tous deuxd’unemêmeangoisse!»Ainsi gémit la reine, tant que dura la tourmente.Mais après

cinqjours,l’orages’apaisa.AuplushautdumâtKaherdinhissajoyeusement la voile blanche, afinqueTristan reconnûtdeplusloin sa couleur. Déjà Kaherdin voit la Bretagne… Hélas !presqueaussitôt lecalmesuivit la tempête, lamerdevintdouceet touteplate, leventcessadegonfler lavoile,et lesmarinierslouvoyèrentvainementenamontetenaval,enavantetenarrière.Au loin ils apercevaient la côte,mais la tempête avait emportéleurbarqueen sortequ’ilsnepouvaient atterrir.À la troisièmenuit, Iseut songea qu’elle tenait en son giron la tête d’un grandsanglierquihonnissaitsa robedesang,etconnutpar làqu’ellenereverraitpassonamivivant.Tristan était trop faible désormais pour veiller encore sur la

falaise de Penmarch, et depuis de longs jours, enfermé loin durivage,ilpleuraitpourIseutquinevenaitpas.Dolentetlas,ilse

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plaint,soupire,s’agite;peus’enfautqu’ilnemeuredesondésir.Enfin,leventfraîchitetlavoileblancheapparut.Alors,Iseut

auxBlanchesMainssevengea.EllevientverslelitdeTristanetdit:«Ami,Kaherdinarrive.J’aivusanefenmer:elleavanceà

grand’peine ; pourtant je l’ai reconnue ; puisse-t-il apporter cequidoitvousguérir!»Tristantressaille:«Amiebelle,vousêtessûrequec’estsanef?Or,dites-moi

commentestlavoile.—Jel’aibienvue,ilsl’ontouverteetdresséetrèshaut,carils

ontpeudevent.Sachezqu’elleesttoutenoire.»Tristansetournaverslamurailleetdit:«Jenepuisretenirmaviepluslongtemps.»Ildittroisfois:

«Iseut,amie!»Àlaquatrième,ilrenditl’âme.Alors, par la maison, pleurèrent les chevaliers, les

compagnonsdeTristan.Ilsl’ôtèrentdesonlit,l’étendirentsurunrichetapisetrecouvrirentsoncorpsd’unlinceul.

Sur la mer, le vent s’était levé et frappait la voile en pleinmilieu.Ilpoussalanefjusqu’àlaterre.IseutlaBlondedébarqua.Elle entendit de grandes plaintes par les rues, et les clochessonner auxmoutiers, aux chapelles. Elle demanda aux gens dupayspourquoicesglas,pourquoicespleurs.Unvieillardluidit:«Dame, nous avons une grande douleur.Tristan, le franc, le

preux, est mort. Il était large aux besogneux, secourable aux

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souffrants. C’est le pire désastre qui soit jamais tombé sur cepays.»Iseutl’entend,ellenepeutdireuneparole.Ellemonteversle

palais. Elle suit la rue, sa guimpe déliée. Les Bretonss’émerveillaient à la regarder ; jamais ils n’avaient vu femmed’unetellebeauté.Quiest-elle?d’oùvient-elle?Auprès de Tristan, Iseut aux BlanchesMains, affolée par le

malqu’elleavait causé,poussaitdegrandscris sur lecadavre.L’autreIseutentraetluidit:«Dame, relevez-vous et laissez-moi approcher. J’ai plus de

droitsàlepleurerquevous,croyez-m’en.Jel’aiplusaimé.»Ellesetournaversl’orientetpriaDieu.Puiselledécouvritun

peu le corps, s’étendit près de lui, tout le long de son ami, luibaisa laboucheet laface,et leserraétroitement :corpscontrecorps,bouchecontrebouche,ellerendainsisonâme,ellemourutauprèsdeluipourladouleurdesonami.QuandleroiMarcappritlamortdesamants,ilfranchitlamer

et,venuenBretagne,fitouvrerdeuxcercueils,l’undecalcédoinepour Iseut, l’autre de béryl pour Tristan. Il emporta sur sa nefversTintagelleurscorpsaimés.Auprèsd’unechapelle,àgaucheetàdroitedel’abside,il lesensevelitendeuxtombeaux.Mais,pendant lanuit,de la tombedeTristan jaillituneronceverteetfeuillue, aux forts rameaux, aux fleurs odorantes, qui, s’élevantpar-dessuslachapelle,s’enfonçadanslatombed’Iseut.Lesgensdupayscoupèrentlaronce:aulendemainellerenaît,aussiverte,aussi fleurie, aussi vivace, et plonge encore au lit d’Iseut laBlonde.Partroisfoisilsvoulurentladétruire;vainement.Enfin,ils rapportèrent la merveille au roi Marc : le roi défendit decouperlaroncedésormais.

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Seigneurs, les bons trouvères d’antan, Béroul, et Thomas, etmonseigneurEilhartetmaîtreGottfried,ontcontécecontepourtous ceuxqui aiment, nonpour les autres. Ilsvousmandentparmoi leursalut. Ilssaluentceuxquisontpensifsetceuxquisontheureux, lesmécontents et lesdésireux, ceuxqui sont joyeuxetceux qui sont troublés, tous les amants. Puissent-ils trouver iciconsolation contre l’inconstance, contre l’injustice, contre ledépit,contrelapeine,contretouslesmauxd’amour!

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MarcArtocarpusSapcal22*j*jacShev123Anno1677.197.111.232Zyephyrus92.161.250.702A01:E35:8B74:6A40:A0BA:9E3D:27FA:23E882.126.35.131187.208.219.12381.50.130.25382.127.1.104Lecielestpardessusletoit89.211.119.189

1. ↑http://fr.wikisource.org2. ↑http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr3. ↑http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html4. ↑http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur

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