Hector l'homme flou

Quentin Le Guennec Hector l’homme flou

Prendre le boulon, l’insérer dans son emplace-ment, répéter pendant quatre heures, se diriger versla cantine, bouffer, fumer, boire un café, discuter unpeu avec ses collègues, toujours garder les yeux versle sol, faire une blague ou deux, puis recommencerà prendre le boulon, l’insérer et serrer la vis, noter,à chaque fois, d’une petite croix le travail effectué, àmoins que ce ne soit le boulot de quelqu’un d’autre,à la fin de la journée, s’insérer dans sa voiture, sediriger vers son foyer en pressant les pédales, manip-uler le levier de vitesse, tourner le volant, et dansles embouteillages, regarder par la fenêtre le soleilqui se couche ou se lève, selon l’heure de la journée.Si l’on roule le soir vers l’ouest, il nous aveugle unpeu. En rentrant, se reposer, soit allumer la télé pourla regarder, soit prendre le journal pour le lire, etpuis bouffer ensuite, le repas cuisiné par sa femme,en regardant la télé, soit les nouvelles du jour pours’informer, soit le feuilleton du soir, soit le matchde football, pour en parler au boulot le lendemainà la pause de midi. Demander aux enfants d’aller secoucher, et puis aux adultes. S’insérer dans son lit

2 11


et puis soit dormir, soit baiser, mais on peut aussiregarder un peu la télé avant pour se décontracter.Le matin, se lever, chier, allumer la télé pour prendrele petit-déjeuner, soit de la confiture qu’on étale surles tartines, soit des fruits, soit un bol de céréales,avec du café (avec ou sans lait). Se déshabiller, allersous la douche, tourner le robinet, se savonner se rin-cer et sortir de la douche, enfiler son bleu de travail,se brosser les dents, saluer sa femme, s’insérer dansla voiture, rouler jusqu’à l’usine, et répéter tout ça,depuis le début. Je m’apelle Hector Merrick.

3 11


Aujourd’hui, l’usine est fermée. Je ne savais pasque ça pouvait arriver, et personne ne m’a prévenu.Ça n’a aucun sens. J’ai activé l’interphone, et on m’arépondu: «L’usine est fermée aujourd’hui.». Il faitbeau et les rues sont bondées. Les gens semblent faireje-ne-sais-quoi et aller je-ne-sais-où. Le reflet de monvisage est un peu flou sur les vitres des commercesde la rue, je ne me rapelle pas avoir vu cela ce matinen me brossant les dents ou dans le rétroviseur de lavoiture. Je frappe à la porte de l’usine, mais personnene me répond. Peut-être mes collègues me jouent-ilsun tour. J’interpelle un passant dans la rue, pourlui demander pourquoi l’usine est fermée, et il merépond qu’il n’en sait rien. Après avoir attendu pen-dant une demi-heure dans le café d’en face, je décidede prendre ma voiture et de rejoindre l’autre usine,dans l’autre ville. Sur le chemin, il n’y a personne,juste des vaches sur le côté de la route, qui nourissentleur veaux. J’ai dû marcher une bonne partie dutrajet, parce que ma voiture est tombée en panne, etmaintenant j’ai un peu faim et mal aux jambes. Etsoif. Heureusement, j’ai trouvé une ferme, habitée

4 11


par une une paysanne aux gros seins. Elle a été trèsgentille avec moi, m’a donné à manger. J’ai discutéun peu avec elle, lui ai raconté que je me rendais àl’autre usine, dans l’autre ville. Elle m’a proposé derester jusque le demain. J’ai accepté.

5 11


Le lendemain, Scarlett a dû me réveiller, car j’avaistrop dormi. J’ai rêvé de l’usine. Elle était ouverte, ànouveau, et tout semblait normal. J’allais voir monpatron.

« Qu’est-ce que vous me racontez, Monsieur Mer-rick, cette usine n’a jamais fermé et ne fermera ja-mais! Écoutez, je vous offre une semaine de congé.Vous avez mauvaise mine, vous qui adorez votre tra-vail, ça me peine. Vous êtes un si bon élément! Siambivalent et volontaire. . .

- Qui êtes-vous? »Il n’a pas eu le temps de répondre. J’ai planté mon

tournevis dans son cou.Scarlett m’a demandé d’aller me laver, pour que je

puisse enfiler les habits de son mari provisoirementabsent. Dans le miroir de la salle de bain, mon visagem’apparaît flou, liquéfié. J’endends soudainementdes cris percer mes oreilles, et je me précipite, àmoitié nu, dans le salon. Scarlett, retenu de force parune chose humaine, un porc sans nom à la couleurde merde puante.

« Monsieur Merrick. . . Je me réjouis de votre6 11


présence, cela faisait longtemps que nous vous cher-chons.

- Je ne vous connais pas. Je. . . je vous ordonne dela lacher, bégayai-je. Il resserre son bras contre le soncou, jusqu’à presque l’étrangler.

- Il me semble que si. Mais rapelez vous de monnom. »

Scarlett lui enfonce son coude dans les côtes, et ilrelâche prise un instant, mais il lui assène un coupde poing sur le crâne, et elle s’effondre à terre, prèsde la cheminée allumée. Il sort un pistolet de saceinture et la met en joug. Les belles boucles blondesde Scarlett sont collées à son frond. Je ne me senspas bien.

« Tenez. C’est à vous de jouer maintenant. Payezpour vos crimes. » En disant ça, il me tend le pisto-let. Je le saisis en tremblant, et la chaleur de l’armeréchauffe mes mains gracées. Qu’attend-t-il de moi?Son ignoble regard moqueur me fait froid dans ledos, ainsi que son teint jaunâtre de mauvaise diarhée.Je voudrais parler, lui dire que je n’ai pas d’argentpour le payer, mais ma bouche est trop sèche. Je ne

7 11


me rapelle pas m’être assis. Je serre plus fort le pisto-let. Il me fascine et m’effraie. « Il n’y a qu’une seuleballe. Il est temps de choisir, Monsieur Merrick. » Ila raison.

« Vous avez raison, dis-je en me levant et enpointant sur lui le pistolet.

- Mais enfin, non! Que faîtes vous? Il me sembleplus humain maintenant qu’il a peur.

« Hector, mon Hector! Soupire Scarlett se pré-cipite dans mes bras. Je t’en prie, met fin à cetteabomination!

- Non! »Je la repousse. Il est temps de fuir, Monsieur Mer-

rick. Une seule balle ne saurait me satisfaire. Alorsje me mets à courrir. Et à l’autre dégénéré de megueuler « Ou allez vous? » Une destination ne sauraitme satisfaire.

8 11


Je ne peux encore lâcher le pistolet. Il fait déjà nuitet je n’ai aucune idée d’où je suis. J’ai dû voyager envoiture un moment, auquel cas je suis persuadé dene pas avoir conduit. L’obscurité est étouffante.

« Je vous prie de vous installer, Monsieur Mer-rick. » Lumière. Un bureau. Devant, un homme encostume, au visage floutté.

« Vous pouvez commencer par vous présenter.- Je m’apelle Hector Merrick.- Cela ne fait aucun doute. Quelles sont vos moti-

vations?- Je suis volontaire, et. . . ambivalent.- C’est parfait. Vous êtes exactement le profil que

je recherchais. Je vous propose de faire le tour dupropriétaire, qu’en dîtes-vous? Venez. »

Un homme en bleu de travail nous ouvre la portevers un escalier. Lui aussi a le visage flouté. Encontrebas, un désert de vide et de perfection, un im-mense corps lisse et sans organes greffé de machines.

« Voyez cet employé. Voyez celui-ci. Voyezceux-là. Ils sont tous parfaits. » Des bras se lev-aient, des mains tenaient des marteaux et des corps

9 11


soit s’échouaient gracilement, soit s’allongeaient surdes tapis roulants, soit encore manevraient d’autrescorps dans des bleus de travail, tout en les recou-sant, les frappant ou les caressant, ou bien d’autreschoses encore. Des corps magnifiquement stériles,des visages floutés, tous se donnant à une produc-tion nouvelle, novatrice, infiniment éminente: Hec-tor Merrick. Tout était révolution et mouvementperpetuel, ubiquité assidue, relance immédiate, créa-tions de création, productions de production, désirsde désir, nouveautés de nouveauté, corps de corps,amour de l’amour et horreur de l’horreur.

En remontant dans le bureau de Hector Merricken costume, je me rends compte que j’ai toujoursmon pistolet en main.

« Pour finir, je pense, Monsieur Merrick, quela chose principale à retenir, c’est que vous serezheureux içi. Vous allez devenir vous-même. » Jetire, et son râle d’agonie est un mélange ridiculed’étonnement et de jouissance. J’enfile ses fringues.L’interphone de l’entrée principale de l’usine sonne.Je réponds.

10 11


« L’usine est fermée aujourd’hui. »

11 11

Hector l'homme flou

Documents

Transcript of Hector l'homme flou