Harvey, F., Linteau, P.-A. (1998) Les étranges lunettes de Ronald Rudin

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    Fernand Harvey et Paul-Andr LinteauRevue d'histoire de l'Amrique franaise, vol. 51, n 3, 1998, p. 419-429.

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    Les tranges lunettes de Ronald Rudin

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    RHAF, vol. 51, n 3, hiver 1998

    [1]

    LES TRANGES LUNETTESDE RONALD RUDIN

    FERNAND HARVEYINRS - Cu lture et Socit

    PAUL-ANDR LINTEAUDpartement d'histoire

    Universit du Qubec Montral

    Dans un article paru dans le dernier numro de la RHAF1, l'historienRonald Rudin donne une bien trange interprtation d'un article que

    nous avons publi dans cette mme revue en 1972

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    . Il y reprend desarguments qu'il avait auparavant avancs dans son dernier livre 3.Rappelons d'abord les faits. Notre article faisait une prsentation

    plutt descriptive des caractristiques des articles de la RHAF et deleurs auteurs pendant les vingt-cinq premires annes d'existence de cepriodique scientifique. L'enqute ne reposait pas sur une analyse decontenu, mais sur un simple classement des articles en fonction de lapriode, de la rgion et du problme tudis, et de l'ethnie principale-ment concerne; nous avions aussi class les textes selon qu'ilss'appuyaient sur la mthode historique classique ou qu'ils avaientrecours des mthodes empruntes aux sciences humaines. Quant auxauteurs, nous les avions classs selon le niveau de formation, l'origineethnique, le sexe, le statut de clerc ou de lac et le lieu de travail. Les

    rsultats taient prsents pour l'ensemble des 25 ans et pour troispriodes: 1947-1955, 1955-1963 et 1963-1972.

    En conclusion, nous avons cherch dgager la signification desrsultats. Nous avons aussi risqu une explication propos de la prdo-minance de la Nouvelle-France pendant les deux premires priodes: le

    1. Ronald Rudin, Regards sur l'IHAF et la RHAF l'poque de Groulx, Revue d'histoirede l'Amrique Franaise, 51,2 (automne 1997): 201-221.

    2. Fernand Harvey et Paul-Andr Linteau, L'volution de l'historiographie dans la Revued'histoire de l'Amrique Franaise, 1947-1972 - aperus quantitatifs, Revue d'histoire de l'Am-rique Franaise, 26,2 (septembre 1972): 163-183.

    3. Ronald Rudin, Making History in Twentieth-Century Quebec (Toronto, University ofToronto Press, 1997), 294 p.

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    fait que la socit qubcoise serait passe d'une phase de valorisation une phase d'explication.

    Il convient de dire d'abord un mot propos du sens du mot valori-sation (en anglais, le sens le plus proche serait valuation), que RonaldRudin ne semble pas comprendre. Ce mot apparat d'abord en conomieet signifie l'augmentation de la valeur ou du prix de quelque chose (parexemple, la valorisation du capital d'une entreprise); il suffit de lirergulirement les pages conomiques de nos quotidiens pour savoir quecet usage du mot reste limit l'Europe francophone et qu'il n'a pas tel-lement cours au Qubec. En sciences humaines, c'est d'abord la psycho-logie (vers 1930) qui l'utilise dans le sens de confrer une plus grande

    valeur ...; on y parle souvent de valorisation de soi (en anglais, self-actualization4). Au Qubec, c'est ce deuxime sens qui est adopt. Dansles annes 1970, et peut-tre avant, le nom valorisation et le verbe valo-riser y sont clairement passs dans la langue courante dans le sensd'accorder une plus grande valeur ou importance quelque chose ou quelqu'un. Leurs antonymes, dvalorisation et dvaloriser, renvoientaux phnomnes inverses. La valorisation relve donc de la motivation,de l'intention d'une personne (dans le cas prsent, de l'historien ou del'historienne). Contrairement ce que prtend Ronald Rudin, elle n'aaucune connotation de faible caractre scientifique. Un historien chr-tien peut trs bien valoriser le spitrituel, un historien athe, le matriel,sans que cela en fasse ncessairement de mauvais chercheurs; le con-traire peut tre aisment vrifi.

    Pour en revenir notre explication de 1972, nous reconnaissonsaujourd'hui que l'opposition entre valorisation et explication contenaitune certaine dose de navet. Il faut admettre que, plutt qu'une polari-sation aussi nette, l'essentiel de la production historique contient lafois des lments de valorisation (et de dvalorisation) et des lmentsd'explication, dans des proportions variables selon les auteurs. Il fautaussi admettre que la tendance la valorisation (ou la dvalorisation)ne s'est pas teinte avec les annes 1960, ce dont la production subs-quente, la ntre et celle de Ronald Rudin y compris, fournit de nom-breuses illustrations. L'objet de cette valorisation a videmment volu,passant ici de la socit rurale la socit urbaine, l de l'organisationreligieuse l'organisation syndicale, fministe...

    4. Paul Robert, Le Grand Robert de la langue franaise (Paris, Le Robert, 1986), X: 636.Deuxime dition entirement r evue et enrichie par Alain Rey. Voir aussi The Random House Dic-tionnary of the English Language (New York, Random House, 1987), 21 et 2103. Second edition,unabridged.

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    On le voit, nous sommes tout fait disposs remettre en questionune de nos interptations, mieux l'expliquer, la nuancer ou la modi-fier. Si Ronald Rudin nous lanait ce dfi, il s'agirait d'un sain dbat.Mais le problme n'est pas l: Ronald Rudin a compltement dformle sens de ce que nous avons dit et nous a attribu des affirmations quenous n'avons jamais faites.

    Comparons d'abord les deux textes:

    Comment expliquer l'importance considrable accorde auRgime franais dans la Revue pendant prs d'une vingtained'annes et sa diminution tout aussi spectaculaire par la suite? Onne peut ici s'empcher de faire le lien avec l'volution de la socit

    qubcoise. Plusieurs explications sont possibles. Nous y voyonspour notre part le passage de la valorisation l'explication. End'autres termes, une poque o la valorisation du pass taitconsidre comme une des premires proccupations del'historien, la Nouvelle-France devenait un objet d'tude idal.Paralllement aux nouvelles interrogations de la socitqubcoise au cours des annes 1960, on aurait cherch dansl'histoire l'explication d'une situation actuelle plutt que l'imaged'un paradis perdu. D'o l'importance plus grande accorde au 19 e

    et au 20e sicle. (Harvey et Linteau, 181)

    Groulx est peint sous un jour peine plus favorable dans l'analysede Fernand Harvey et de Paul-Andr Linteau, parue pour soulignerle vingt-cinquime anniversaire de la RHAF. Ces auteursreconnaissent que Groulx a fix des normes assez levesrelativement aux collaborateurs, mais ils font remarquer que laRevue, sous sa direction, tait voue la valorisation du pass.Ce n'est qu'aprs la mort de Groulx que la Revue a fait le passagede la valorisation l'explication. (Rudin, Regards ... , 203)

    On voit immdiatement l'ampleur de la dformation. Ce qui, dansnotre texte, tait dcrit comme un phnomne de socit, devient sousla plume de Rudin la seule responsabilit de Groulx et de la Revue. an'a aucun sens. Groulx n'crivait pas lui-mme le contenu du priodi-que, il tait tributaire de ce que les historiens lui fournissaient et, dansles annes 1950, environ la moiti de leurs articles concernaient la Nou-velle-France. Certes, en tant que directeur, Groulx exerait un choixparmi les textes qui lui taient soumis - ce choix tait d'ailleurs dpen-

    dant, comme dans toutes les revues, de la quantit et de la qualit de cestextes -, mais nous n'avons aucune preuve que Groulx tait rfractaire de nouveaux sujets ou de nouveaux auteurs. On peut d'ailleurs rappe-ler le nombre lev d'auteurs - 206 en 25 ans - publis dans la RHAFet

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    quand, dans la premire moiti des annes 1960, est apparue une nou-velle gnration d'historiens - les Andre Dsilets, Andr Lachance,Marc Lebel, Jean-Pierre Wallot - Groulx a publi leurs travaux. Lestransformations qui sont alors apparues dans la socit qubcoise, etchez les historiens, n'avaient rien voir avec Groulx ou avec sa mort.

    La dformation que Ronald Rudin fait subir nos propos apparatencore plus clairement dans son livre5. Plutt que de traduire notrevalorisation par valuation ou self-actualization , il l'a rendu par heroworship. Il s'agit l d'une rduction inacceptable. Tous savent, saufapparemment m onsieur Rudin, que la valorisation de la Nouvelle-France, laquelle nous faisions allusion, dpassait de beaucoup la cl-

    bration des hros: c'tait un ensemble d'institutions, une socit, unefaon de vivre, une vision du monde qui taient valoriss. Plus graveencore, plutt que de traduire notre explication par explanation, ilcrit serious analysis. C'est inacceptable. Jamais notre texte n'a exa-min le caractre srieux ou pas des travaux publis ou leur rigueurscientifique. Jamais nous n'avons prtendu que valorisation tait syno-nyme de manque de srieux. En d'autres termes, Ronald Rudin a fabri-qu un faux et nous le prsente comme vrai.

    Cette dformation permet Ronald Rudin de nous classer - avec desbmols dans son article, mais sans rserves dans son livre - parmi ceuxqui, selon lui, ont critiqu la qualit scientifique de l'uvre de Groulx.Nous en sommes abasourdis! Jamais, dans notre article, avons-noustudi la qualit scientifique des travaux de Groulx, ou de qui que ce

    soit, d'ailleurs. Nous avons mme crit, dans notre conclusion, que: Lecadre de notre analyse nous empche de porter un jugement d'ordrequalitatif sur les articles produits6.

    Notre contact avec Groulx s'est surtout fait sur le plan personnel. En1966 et 1967 - et jusqu' quelques jours avant sa mort -, alors que noustions tudiants l'Universit de Montral, Lionel Groulx nous a reus plusieurs reprises dans son bureau de la rue Bloomfield. Il nous a faitun accueil trs chaleureux, passant plusieurs heures parler avec nousdes transformations que vivait le Qubec, de l'importance de l'histoireet surtout de cette uvre qu'il chrissait particulirement: la Revued'histoire de l'Amrique franaise. Il nous a expliqu sa conception durle d'un directeur de revue et la faon dont il voyait la production d'un

    numro, des leons que nous n'avons jamais oublies par la suite. Nous

    5. Rudin, Making History..., 5.6. Harvey et Linteau, 182.

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    avons donc gard un souvenir trs positif de l'homme et du directeur dela RHAF.

    Quant son uvre historique, nous devons avouer que nous l'avonspeu frquente. Certes, tant tudiants, nous en avons lu quelquesextraits et produit des rsums de lecture. Mais, pour l'essentiel, notrevolution nous a ensuite amens sur des terrains (l'histoire contempo-raine, l'histoire sociale, l'histoire urbaine...) que Groulx lui-mmen'avait pas tellement explors, de sorte que nous n'avons gure eu uti-liser ses travaux. Nous n'avons donc jamais fait d'tude systmatique dela production historique de Groulx, encore moins de la qualit de sarecherche. Et, contrairement ce que prtend Ronald Rudin, nous

    n'avons jamais rien publi, ni dans notre article, ni ailleurs, sur ce sujet.Dans son livre, Ronald Rudin fait suivre immdiatement la phraseo il dforme nos propos de la phrase suivante: Accordingly, the greatmarch from Groulx's subjectivity to revisionist objectivity had come toan end7; dans la conclusion de son article, il fait le mme genred'insinuation8. En ce qui nous concerne, c'est encore l un procd pro-prement scandaleux. Dans nos cours de mthodologie de premireanne, l'universit, nous avons bien appris, et bien retenu par la suite,que l'histoire objective n'existe pas. Nous savons que la personnalit del'historien - y compris ce qu'il valorise ou dvalorise -, que sa formation,que la socit dans laquelle il vit, que tout le prsent orientent et affec-tent les questions qu'il pose au pass et l'inteprtation qu'il en donne.Cela est vrai pour Garneau, pour Groulx, pour Brunet, pour Ouellet,

    pour Rudin, pour nous ou pour tous les autres historiens. cet gard, lesociologue Fernand Dumont a bien montr le sens de la pratique histo-rienne telle que formule dans l'uvre de Lionel Groulx9.

    L'ancrage de l'historien dans le prsent ne l'empche pas pourautant de respecter de son mieux une certaine rigueur scientifique, enexaminant l'ensemble des sources disponibles sur son sujet, en ne falsi-fiant pas des documents, etc. Notre article allait d'ailleurs dans le sensde cet ancrage en proposant d'expliquer l'volution de la Revue par cellede la socit qubcoise. C'est pourquoi nous n'avons jamais parld'objectivit ou d'histoire objective. Nous ne nous prtendons pas plusobjectifs que nos prdcesseurs ou nos successeurs; nous ne le sommes

    7. Rudin, Making History..., 5. Rappelons que, dans divers textes, Rudin nous associeexplicitement et nommment ceux qu'il appelle les rvisionnistes.8. Rudin, Regards..., 219-221.9. Fernand Dumont, Mmoire de Lionel Groulx, Le sort de la culture (Montral,

    L'Hexagone, 1981), 261-283.

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    pas. Nous sommes seulement diffrents, d'une autre poque. Nousavons pos au pass des questions de notre temps, qui sont diffrentesde celles qui proccupaient ceux qui sont venus avant nous et de cellesqui motivent ceux qui nous suivent. Prtendre que nous nous sommesprsents comme plus objectifs que d'autres, et que Groulx en particu-lier, est une pure fabrication.

    L'analyse que Ronald Rudin fait de notre article est donc une vastemprise qu'il importait de dnoncer. Elle trahit l'intention qui nousmotivait dans le but de nourrir ses propres interprtations.