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Handicap mental et majorité. Rites de passage à l’âge adulte en IME Auteur(s): Eric Santamaria - L’Harmattan, 2009 Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien Social N°967, 01/04/2010 Alors que le statut d’adulte renvoie à la pleine responsabilité du sujet, la notion de handicap mental enferme dans le stigmate de l’éternelle enfance. Ce paradoxe, les jeunes majeurs de l’IME de Villejuif voulaient en sortir : non seulement voir leur maturité reconnue, mais aussi être accompagnés, par leurs éducateurs, dans l’apprentissage de cette nouvelle étape de leur existence. Eric Santamaria commente la genèse de cette prise de conscience et de l’évolution de l’équipe éducative à partir d’une double approche : la position impliquée de l’éducateur salarié de l’institution tout d’abord, et celle distanciée de l’ethnologue chercheur. Cela ne lui a pas été facile de manier les deux postures. Si chacune d’entre elles privilégie l’observation, la première utilise le regard pour changer ce qu’il se passe, alors que la seconde cherche à regarder, uniquement pour dire ce qu’il se passe. L’auteur réussit avec brio le pari de décrire la mutation majeure intervenue sous la poussée des jeunes adultes. L’équipe prit le temps de réfléchir et d’élaborer un dispositif, en veillant à protéger l’usager sans l’aliéner, et à faire la promotion de son autonomie sans le mettre en danger. Le passage de l’IME à l’ESAT ou au foyer occupationnel est souvent un moment délicat, marqué par un flou identitaire et l’angoisse face à la perspective d’un avenir incertain. La majorité réactive le deuil de la normalité et confronte les usagers aux désillusions douloureuses, quant aux conséquences de la vie adulte que chacun pourra assumer plus ou moins partiellement : emploi salarié, vie sexuelle, formation d’un couple, fondation d’une famille. Mais la situation de dépendance dans laquelle ils se trouvent n’est pas antinomique avec l’amélioration de leur autonomie. C’est à partir de cette conviction que fut créée une nouvelle instance institutionnelle : l’inter-unité jeunes majeurs (IUJM). Une charte fut élaborée, ainsi qu’un règlement précisant les conditions d’exercice des nouvelles libert és, comme sortir sans accompagnateur ou consommer de l’alcool ou du tabac. Les relations avec les éducateurs furent contractualisées. Des groupes de parole furent constitués pour accompagner l’apprentissage de la prise personnelle d’initiative. Les inquiét udes des parents furent aussi prises en compte. L’IUJM est devenu à la fois le marqueur des différences entre l’IME et les établissements destinés aux adultes, mais aussi le trait d’union, le rite de passage entre ces deux espaces. La personne y est « autre chose que les conséquences de sa pathologie, elle est un être social inscrit dans la norme des âges et donc dans un ensemble de droits et de devoirs ». Un ouvrage à lire pour son regard sur notre métier et la pertinence de son analyse.

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Handicap mental et majorité.

Rites de passage à l’âge adulte en IME Auteur(s): Eric Santamaria - L’Harmattan, 2009

Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien Social N°967, 01/04/2010

Alors que le statut d’adulte renvoie à la pleine responsabilité du sujet, la notion de handicap

mental enferme dans le stigmate de l’éternelle enfance. Ce paradoxe, les jeunes majeurs de

l’IME de Villejuif voulaient en sortir : non seulement voir leur maturité reconnue, mais aussi

être accompagnés, par leurs éducateurs, dans l’apprentissage de cette nouvelle étape de leur

existence.

Eric Santamaria commente la genèse de cette prise de conscience et de l’évolution de l’équipe

éducative à partir d’une double approche : la position impliquée de l’éducateur salarié de

l’institution tout d’abord, et celle distanciée de l’ethnologue chercheur. Cela ne lui a pas été

facile de manier les deux postures. Si chacune d’entre elles privilégie l’observation, la

première utilise le regard pour changer ce qu’il se passe, alors que la seconde cherche à

regarder, uniquement pour dire ce qu’il se passe.

L’auteur réussit avec brio le pari de décrire la mutation majeure intervenue sous la poussée

des jeunes adultes. L’équipe prit le temps de réfléchir et d’élaborer un dispositif, en veillant à

protéger l’usager sans l’aliéner, et à faire la promotion de son autonomie sans le mettre en

danger. Le passage de l’IME à l’ESAT ou au foyer occupationnel est souvent un moment

délicat, marqué par un flou identitaire et l’angoisse face à la perspective d’un avenir incertain.

La majorité réactive le deuil de la normalité et confronte les usagers aux désillusions

douloureuses, quant aux conséquences de la vie adulte que chacun pourra assumer plus ou

moins partiellement : emploi salarié, vie sexuelle, formation d’un couple, fondation d’une

famille. Mais la situation de dépendance dans laquelle ils se trouvent n’est pas antinomique

avec l’amélioration de leur autonomie. C’est à partir de cette conviction que fut créée une

nouvelle instance institutionnelle : l’inter-unité jeunes majeurs (IUJM). Une charte fut

élaborée, ainsi qu’un règlement précisant les conditions d’exercice des nouvelles libertés,

comme sortir sans accompagnateur ou consommer de l’alcool ou du tabac. Les relations avec

les éducateurs furent contractualisées. Des groupes de parole furent constitués pour

accompagner l’apprentissage de la prise personnelle d’initiative. Les inquiétudes des parents

furent aussi prises en compte. L’IUJM est devenu à la fois le marqueur des différences entre

l’IME et les établissements destinés aux adultes, mais aussi le trait d’union, le rite de passage

entre ces deux espaces. La personne y est « autre chose que les conséquences de sa

pathologie, elle est un être social inscrit dans la norme des âges et donc dans un ensemble de

droits et de devoirs ».

Un ouvrage à lire pour son regard sur notre métier et la pertinence de son analyse.

Les assistants familiaux. De la formation à la

professionnalisation Sous la coordination de Claire Weil - L’Harmattan, 2010

Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien Social N° 1024 du 30 juin 2011

Que de chemin parcouru depuis ces nourrices que l’on palpait ou soupesait et dont on

explorait l’anus, les parties génitales ou l’intérieur de la bouche, pour détecter une éventuelle

affection syphilitique. C’était pourtant elles, les ancêtres de nos assistants familiaux

contemporains dont le métier n’a cessé de se professionnaliser. Jusqu’à voir des hommes

exercer une fonction qui fut longtemps conditionnée à des qualités féminines. De fait, dans la

manière d’exercer leur métier, ils se montrent plutôt porteurs d’autorité, de cadre et de limites,

privilégiant plus que leurs collègues femmes les sorties à l’extérieur. Les quelques cas de

masculinisation montrent qu’on ne peut plus limiter ce métier à des compétences innées. La

formation prend une place croissante, cherchant à ce que les assistants familiaux soient plus

au clair sur les rôles assumés, plus aidés grâce aux connaissances théoriques dispensées et

plus en confiance pour détecter, observer et analyser les difficultés rencontrées. Si c’est bien

là l’occasion de poser les jalons d’une meilleure compréhension de la problématique de

l’enfant séparé, l’opportunité d’installer de façon durable une dynamique de questionnement

permanent et la possibilité d’initier des réflexions partagées, ce n’est jamais une démarche

permettant d’établir des certitudes arrêtées, le supposé savoir ne devant pas glisser vers

l’illusion d’une maîtrise possible. Car le professionnalisme n’est pas seulement la capacité à

prendre de la distance en sachant parler des relations vécues, en évoquant les émotions et les

sentiments éprouvés au contact quotidien de l’enfant ou en identifiant les réactions parfois

ambivalentes que provoque tel ou tel comportement ou parole. C’est, aussi, l’aptitude à

s’impliquer dans un engagement direct et dans une rencontre interpersonnelle qui ne peut être,

à chaque fois, qu’inattendue, singulière et nouvelle. Le professionnalisme n’annule pas les

affects qui ont trop longtemps été combattus, mais il leur donne un cadre pour exister. La part

de sensibilité, d’affectif et de spontanéité inhérente à toute relation humaine ne se plie à aucun

protocole d’accueil ou d’intégration qui voudrait formaliser, voire formater, l’établissement

d’un lien qui relève autant du savoir-faire que du savoir-être. Il y a toujours risque de

simplification et de schématisation quand on réduit une profession à une pratique abstraite, à

une moyenne ou à un idéal. Cette complémentarité entre professionnalisme et implication se

retrouve dans la relation entre famille d’accueil et famille naturelle : il est dorénavant admis

qu’un adulte autre que le parent puisse développer une parentalité suppléante, en assurant une

continuité temporelle qui s’adapte aux rythmes et aux besoins de l’enfant.

Tu viens avec moi ? Claude Rouyer - L’Harmattan, 2010

Critique de Joseph Rouzel parue dans Lien social, N° 1009, le 10 mars 2011

Il est plusieurs façons de rendre compte de ce métier de l’ombre dont les actes ne se voient

pas au grand jour : éducateur. Soutiers du paquebot de l’intervention sociale, les éducateurs

ont cependant un mal de chien à rendre lisible ce qu’ils fabriquent, à sortir les mains du

cambouis du quotidien pour se faire entendre. Ce n’est pas faute d’essayer. Malheureusement,

la plupart du temps les écrits de ces professionnels se noient dans la grisaille des rapports

d’activité où fleurit la langue de bois. Mais d’aucuns, issus du métier, ont tenté l’aventure et

fait œuvre de création, sans trop forcer l’imagination, au ras de la réalité vécue.

Claude Rouyer, lui, est déjà un vieux routard de l’éducation spéciale. Il a usé ses godillots

dans la protection de l’enfance et exerce aujourd’hui comme formateur et directeur

pédagogique dans un centre de formation, après un parcours universitaire où il a obtenu un

doctorat en sciences de l’éducation.

Il s’y est lancé à son tour. Son roman Tu viens avec moi ? – titre tout fait pour emballer le

lecteur ! – est ainsi plus vrai que vrai, tant la fiction possède cette vertu de dévoilement. Dans

ce roman cousu main, au rythme qui ne se relâche jamais, tout y est : l’éducateur désabusé par

la hiérarchie et le « système » mais qui n’a pas perdu son enthousiasme pour s’engager avec

les minots (« son désenchantement était total. Lui qui rêvait de changer le monde, il prenait

conscience de son impuissance. Son idéal s’était transformé en cauchemar ») ; l’assistante

sociale sympa et branchée ; la psychologue « un chouïa guindée », lacanisée ; le directeur

« qui se croit être, mais qui n’est pas » ; des jeunes qui en font voir de toutes les couleurs ; une

mère de famille qui tient les travailleurs sociaux par la barbichette et les partenaires comme

on dit : les flics, la justice, les profs et l’épicier du coin.

Le style de Claude Rouyer alerte et alerté se coule assez bien dans la grande tradition du

polar. Ce livre met en lumière cette particularité du travail éducatif : ce sont des histoires de

vie des dits « éducs » qui croisent, côtoient, accompagnent d’autres histoires de vie, celles des

dits « usagers » (et parfois très usagés).

Et ces rencontres, d’amour et de haines, d’espoirs et de ras-le-bol, de surprises et de

répétitions, de débrouillardise et d’injustice, de bricolages et de carcans administratifs, sur un

fond de scène sociale de plus en plus féroce pour les plus démunis de nos concitoyens,

chaînent un tissu vivant dont le roman donne à lire la trame la plus intime. Remercions Claude

Rouyer d’avoir exhaussé le quotidien éducatif et ses petits riens qui ne se voient pas, au

niveau de l’art. Du grand art. Voilà un livre qui, une fois que vous y êtes entré, ne vous lâche

plus. À mettre au programme de toutes les formations d’éducateur.

Critique de Jérôme Vachon parue dans les ASH N° 2689 du 31/12/2010

Fiction en milieu ouvert

Responsable pédagogique d’une école de travail social, Claude Rouyer nous propose un récit

drôle et sensible, dont l’intrigue prend place dans le champ social.

« Si tu n’as rien de mieux à faire que de lire ce bouquin, c’est que t’es pas surchargé de

travail. »

Disciple autoproclamé de Frédéric Dard, de Michel Audiard et de Marcel Gotlib, Claude

Rouyer n’hésite pas, au fil des pages de Tu viens avec moi ? à interpeller son lecteur. Histoire

d’exprimer ses opinions sur l’éducation spécialisée, la protection de l’enfance et la vie en

général. Il ne propose pourtant pas un précis de philosophie pratique à l’usage des travailleurs

sociaux, mais bien un roman ayant pour cadre un service d’action éducative en milieu ouvert,

dans une ville quelconque. Educateur spécialisé de formation, aujourd’hui directeur

pédagogique d’une école de travail social, Claude Rouyer s’amuse, à travers cette histoire

empreinte d’humour et d’humanité, à brosser à grands traits des portraits hauts en couleur. Il y

a d’abord Michel, éducateur « à l’ancienne », costaud, bourru, mais loin d’être dénué de

finesse. Il est épaulé par Julien, jeune éducateur, qui mesure chaque jour, non sans peine, le

fossé séparant la théorie de la pratique en matière éducative. Cœur à prendre, Julien va croiser

la route de Clara, assistante sociale débutante, avec qui il va faire cause commune – et plus si

affinités – afin de protéger une petite fille en danger. Il y a enfin les « usagers », croqués avec

une tendresse parfois acide, jamais méchante. On l’aura compris, pas question pour l’auteur,

docteur en sciences de l’éducation, de se prendre au sérieux. Il en profite toutefois au passage

pour rappeler, dans un langage parfois vert, quelques principes essentiels d’un travail social à

visage humain.

La sociologie au service du travail social Patrick Dubéchot - La Découverte, 2005

Critique de Jacques Trémintin parue dans Lien social N° 770 du 20 octobre 2005

Sociologie et travail social ont tout pour s’entendre et pourtant « ils s’observent à distance et

ne parviennent pas à se rencontrer véritablement » (p.5). A cela, plusieurs raisons. La

sociologie appartient aux sciences humaines. En posséder la maîtrise nécessite une longue

formation universitaire et « réclame du temps et une certaine concentration, pour en saisir

toutes les subtilités. Il faut intérioriser l’appareil conceptuel de cette discipline jusqu’à un

point de “saturation” qui fait que la pensée acquiert un réflexe disciplinaire » (p.168).

La formation initiale des professionnels du social est, quant à elle, conçue comme un

empilement et une juxtaposition de savoirs disciplinaires qui posent la question de la

consistance des enseignements. En outre, le fait que la sociologie ne soit pas orientée vers une

praxis sociale, mais vers la compréhension ne lui permet pas de produire un « agir » pertinent.

Tout au contraire, elle se méfie de toute récupération utilitariste et instrumentale de ses

productions. Alors même que le travail social n’est pas référé à un savoir théorique ou

procédural appris, mais à des savoir-faire et des savoir-être qui s’acquièrent par l’expérience

quand ce n’est pas par les qualités naturelles et personnelles, des prédispositions

biographiques, voire des qualités de cœur, toutes choses diamétralement opposées à la

démarche scientifique au cœur de la sociologie. « Le savoir théorique est considéré par les

professionnels comme une somme de connaissances disponibles, mais non indispensables à

l‘action » (p.81) Autre raison du fossé qui s’est creusé, la multiplicité, depuis les années 1980,

des modèles sociologiques qui rivalisent entre eux et l’hyperspécialisation des sous champs

qui s’y sont déployés et qui en rendent l’approche complexe. Enfin, dernière raison, le travail

social reste profondément marqué par l’approche psychologique et singulièrement la théorie

psychanalytique, les bribes d’analyse sociologique servant plus d’appoint que de fondement à

la compréhension des situations. Pourtant, le mouvement de déconstruction du travail social

qui s’est opéré, suite à la crise économique, a fait se multiplier les besoins en matière d’étude

des populations exclues et d’évaluation des politiques sociales et éducatives mises en œuvre,

plaçant la sociologie en position d’expertise, de conseil et de conducteur de sens et la

positionnant à l’interface entre les acteurs de terrain d’un côté et les commanditaires et

financeurs de l’autre.

Nombre des huit cents étudiants sociologues qui sortent sur le marché chaque année se

retrouvent consultants, chargés d’étude et conseillers, et mettent au service de l’action sociale

leurs méthodologies d’enquête, de statistique et de pratiques diagnostiques. Il y a donc une

nouvelle occasion pour que chacune de ces catégories d’acteurs trouve des espaces de

compromis permettant d’envisager une collaboration efficace.

La sociologie au service du travail social

Critique parue dans les ASH - N° 2418 du 26/08/2005

Selon François Dubet, ex-éducateur en prévention spécialisée devenu sociologue,

« le travail social est suspendu à deux univers intellectuels qui lui donnent sens : la sociologie

et la psychanalyse »

C'est un peu la rencontre entre des travailleurs sociaux et le premier de ces champs que relate

Patrick Dubéchot, qui a également exercé comme éducateur avant de se consacrer à la

sociologie et à son enseignement dans un centre de formation en travail social. Cette rencontre

a tout du rendez-vous manqué. Historiquement, pourtant, il existe une quasi-synchronisation

entre les phases d'émergence, puis de construction, des métiers de l'intervention sociale et

celles du développement des idées sociologiques, puis de la reconnaissance de la sociologie

comme discipline à part entière. En dépit de cette parenté chronologique et de la proximité

d'objets de préoccupation entre tenants de chacun de ces deux secteurs, les uns et les autres ne

cesseront de s'observer à distance. Très vite, en effet, après avoir été tentés de jouer les

« conseillers du prince », les sociologues se méfieront d'une récupération utilitariste de leur

discipline. De leur côté, les premières écoles de service social inscrivent bien à leur

programme un certain nombre d'enseignements théoriques, dont les sciences sociales ; mais

considérant que l'intervention sociale constitue une activité en elle-même, et n'est pas

seulement le complément d'une discipline de référence - psychologie ou sociologie -, ces

formations souhaitent faire reconnaître le caractère technique et la dimension personnelle de

métiers dans lesquels le rapport au savoir et à la théorie est assez distant. Durant les décennies

1950 et 1960, le divorce est consommé : la diffusion progressive de la méthode d'aide psycho-

sociale individualisée (le « case work » de Mary Richmond) influence l'ensemble des métiers

du travail social, qui privilégieront de plus en plus l'approche psychologique au détriment

d'interventions plus collectives. De leur côté, les sociologues cultivent une position d'expert

encore fragile (la licence de sociologie est créée en 1958), se préoccupant davantage de

prévisions et de planification que de travail social. Et quand ils s'en soucieront, dans l'après-

1968, c'est en posant un regard acerbe sur les pratiques professionnelles qualifiées de

« contrôle social », ce qui ne favorisera pas les rapprochements. L'heure serait-elle venue

d'une réconciliation entre le savoir du sociologue et « l'agir » du travailleur social ? A tout le

moins d'une collaboration efficace, estime Patrick Dubéchot. D'abord, parce que les

sociologues ont troqué leur lourde artillerie critique contre des analyses fines sur les mutations

du travail social et leurs enjeux. Ensuite, parce que les intervenants sociaux voient s'ouvrir des

postes d'expertise, supposant qu'ils possèdent un bagage sociologique, théorique et

méthodologique.

Les innovations socio-éducatives. Dispositifs et pratiques

innovants dans le champ de la protection de l’enfance Presses de l’EHESP, 2011

Entretien avec Caroline Helfter dans les ASH - N° 2733 du 18/11/2011

Pascale Breugnot, responsable des formations continues à l’ETSUP

Les dispositifs innovants en protection de l’enfance, « du sur-mesure pour les familles »

Dans un ouvrage sur les dispositifs innovants dans le champ de la protection de l’enfance,

Pascale Breugnot, responsable des formations continues à l’Ecole supérieure de travail social

de Paris et ancienne chargée d’études à l’Observatoire national de l’enfance en danger

(ONED), analyse ces initiatives intermédiaires entre le soutien à domicile et la suppléance

familiale. Celles-ci ont, selon elle, renouvelé le travail des professionnels avec les parents.

Quel est le principe des dispositifs mis en place dans le champ de la protection de

l’enfance que vous considérez comme des « innovations socio-éducatives » – titre de

l’ouvrage que vous leur consacrez ?

Ce sont des initiatives intermédiaires entre soutien à domicile et suppléance familiale. Qu’il

s’agisse d’accueils de jour, d’accueils séquentiels, de placements à domicile ou d’AEMO

(actions éducatives en milieu ouvert) avec hébergement mis en place par des services ou des

établissements, l’idée est de répondre à des situations familiales pour lesquelles la question du

placement pourrait se poser si cet entre-deux n’existait pas, car le milieu ouvert n’est pas

assez intensif au niveau du suivi, ni assez porteur.

Comment sont nées ces innovations ?

Elles sont issues du terrain. Je crois que l’un des points importants a été la loi 2002-2 rénovant

l’action sociale et médico-sociale. Les services se sont réunis pour mettre en place les

nouveaux outils créés par ce texte. Dans ces espaces de réflexion, les professionnels ont eu

l’occasion de débattre de leurs pratiques, notamment des situations pour lesquelles leurs

interventions ne fonctionnaient pas. Cela a ouvert une brèche et les a amenés à se demander :

comment peut-on faire autrement ? Des équipes se sont mises alors à expérimenter de

nouvelles réponses, généralement à très petite échelle, sur une ou deux situations, jusqu’à

aller à la création d’un service. Elles ont souvent pris appui sur des expériences déjà

existantes, comme celle du placement à domicile initiée depuis une trentaine d’années dans le

Gard par le SAPMN (Service d’adaptation progressive en milieu naturel). Pas forcément pour

reproduire ce qu’ils avaient fait, mais pour affiner leurs propres idées et construire à leur tour

des modalités d’intervention différentes auprès des familles.

D’autant que la loi 2002-2 réaffirme la place prépondérante des usagers…

Bien sûr, c’est aussi pourquoi il s’agissait de savoir comment les aborder autrement. Dans les

maisons d’enfants à caractère social (MECS) ou les centres départementaux de l’enfance, on

travaillait beaucoup avec l’enfant, mais on avait souvent du mal à voir que faire avec les

parents. Par ailleurs, il y avait des jeunes qui ne tenaient plus en internat et qui pouvaient

même retourner contre eux leur violence. Les nouveaux dispositifs construits sur l’idée d’une

co-éducation établissement-parents apparaissaient comme une des réponses possibles.

Ce qui suppose aussi de faire davantage confiance aux parents…

Sur la notion de danger, l’équipe du Gard a beaucoup fait évoluer la réflexion. Le SAPMN est

parti de l’idée que le danger n’est pas forcément constant. Le principe est de mettre l’enfant à

l’abri lors des périodes de danger et de travailler avec les parents pour traiter le problème ou

la difficulté dans le concret. L’enfant, ensuite, est renvoyé au domicile, avec toujours un suivi

intensif. Ainsi, en dehors des situations très pathologiques impliquant des séparations avec

visites médiatisées et placement dans la durée, le danger a tendance à être appréhendé comme

intermittent. Cela contribue à expliquer pourquoi ces dispositifs de l’entre-deux ne sont pas

focalisés sur le danger et les défaillances des parents. Les professionnels envisagent les

situations dans leur globalité, notamment sous l’angle de la précarité socio-économique.

Qu’en est-il du logement de cette famille ? Y a-t-on à manger le soir ? Est-ce que les trajets

sont adaptés et permettent aux parents de venir nous rencontrer ? Ce questionnement des

professionnels fait partie de leur approche au même titre que l’évaluation du danger.

Quelles sont les caractéristiques de ces formes renouvelées d’accompagnement ?

C’est une prise en compte de la place du parent et une manière de l’interpeller ou de travailler

avec lui complètement différente des pratiques qui étaient habituelles en MECS et surtout en

AEMO. Dans la plupart de ces nouveaux services, on n’est plus dans de l’entretien en face à

face, mais dans une approche mixte, individuelle et collective. Il y a un référent qui suit la

situation de l’enfant, mais celui-ci n’est pas l’intervenant unique. La famille repère les

différents membres de l’équipe et elle peut s’adresser à une autre personne pour évoquer tel

ou tel point. Les parents que j’ai rencontrés insistent sur l’importance d’avoir le choix, car il y

a des préoccupations qu’ils peuvent préférer partager avec une femme, un homme, une

personne plus jeune ou plus âgée. Les temps collectifs d’accueil sont également un élément-

clé de ces dispositifs. Pour les parents, le fait de pouvoir s’asseoir et parler avec les

professionnels de sujets sans importance, tout autant que de leurs difficultés, est très

appréciable. Ce n’est pas du tout la même chose que d’avoir rendez-vous de telle heure à telle

heure avec la nécessité d’aborder immédiatement ses problèmes. Dans ces moments d’accueil

où on peut avoir l’impression qu’il ne se passe rien – des professionnels et des parents

discutent autour d’un café –, on se rend compte qu’on est sur des questions de transmission,

de relation, d’humanité. Les parents disent que ces espaces un peu interstitiels leur permettent

de souffler et de sentir le moment où ils peuvent parler.

Ne s’agit-il pas d’ailleurs autant de faire que de parler ?

Le fameux « être avec, faire avec » est effectivement essentiel. Dans la plupart des cas, on fait

sous le regard de l’autre. Il y a, d’une part, le travail de l’éducateur avec l’enfant sous le

regard du parent et réciproquement. D’autre part, ce que les parents font en direction d’autres

enfants et ce qu’ils peuvent observer des manières d’agir d’autres parents. Une famille peut

ainsi s’approprier petit à petit un mode d’intervention qu’elle découvre, mais aussi rejeter des

pratiques qui lui semblent violentes quand elle les voit mises en œuvre par autrui. Le « faire

avec » est également très important dans les interventions au domicile des familles.

Educateur-enfant-parent(s) partagent la préparation du repas puis sa desserte, une sortie, un

temps de courses, etc. Ce ne sont pas, comme vous le voyez, des activités révolutionnaires ni

très complexes à monter. Il s’agit plus d’une question de cadre, d’ambiance et d’attitudes. Ces

nouveaux dispositifs sont des lieux très humains, qui ressemblent beaucoup plus à des lieux

d’habitation qu’à des services administratifs ou à des bureaux.

Les professionnels gagnent-ils, eux aussi, en « humanité » ?

Je crois que oui. Ils ont une grande proximité avec les familles. Celles-ci le disent clairement

– sans confondre les rôles :

« Il s’agit presque d’une relation amicale, mais ce ne sont pas des amis. »

Les travailleurs sociaux quittent leur posture d’expert et ils ont avec les familles des échanges

sur la parentalité dans lesquels ils peuvent donner de leur intimité. Ainsi leur arrive-t-il de

fournir des exemples qui partent de leur vie familiale :

« Moi, pour résoudre un problème de coucher avec mon enfant, j’ai essayé ceci ou cela. »

Le travail sur les compétences parentales vise précisément à amener les parents à tirer profit

d’expériences diverses pour trouver des solutions à leurs difficultés. Comme il y a des

rencontres familles-professionnels plusieurs fois par semaine, les parents ont la possibilité de

tester telle ou telle idée. Si le problème persiste, on se requestionne pour voir ensemble

comment agir autrement. Grâce à cette relation de confiance avec les éducateurs, les parents

se voient reconnaître le droit à ne pas savoir faire et à expérimenter, qui leur laisse leur place

de parent à part entière même s’ils ne sont pas très doués à un moment donné. C’est bien là où

la notion de « compétence » prend tout son sens, avec une restauration de l’estime de soi et un

usager qui est forcément beaucoup plus acteur des changements à opérer.Il est très intéressant,

à cet égard, de savoir comment les familles vivent les pratiques des travailleurs sociaux. Les

parents m’ont expliqué que des petits riens pouvaient énormément les blesser et les fragiliser.

Il suffisait souvent que les professionnels modifient un peu leur attitude pour que les rapports

soient différents.

Le regard des professionnels sur les parents a-t-il changé ?

Il a véritablement basculé et ce basculement est à l’origine même de la création des nouveaux

dispositifs. En effet, les professionnels ne se sont pas demandé ce qui faisait problème chez

les parents, mais ce qui n’allait pas dans leurs mesures. La construction de nouvelles formes

d’intervention s’est élaborée dans la réflexion. Je crois qu’on assiste au même processus dans

le travail avec les parents : ces derniers ont le loisir de tâtonner et de réinterroger leur manière

de faire quand elle ne marche pas. Dans ces services innovants, les parents sont également

poussés à s’exprimer. Il faut qu’ils puissent énoncer leurs désaccords pour qu’on en débatte.

Ce n’est pas forcément le professionnel qui a tort, mais chacun peut avoir ses bonnes raisons

et ce que le parent ne peut pas faire n’est pas considéré comme une carence. Lorsqu’elles

interviennent dans un cadre judiciaire, les équipes essaient aussi d’amener les familles à être

dans cette prise de parole à l’audience, pour qu’elles puissent exposer leurs souhaits et

argumenter.

Se dégage-t-il un archétype de « bon parent » de ces initiatives de soutien à la

parentalité ?

Non, il n’y a justement pas de modèle unique. Ces dispositifs revendiquent bien d’être dans

une démarche de sur-mesure en direction des familles. Même s’il y a un projet de service, on

est dans la construction au cas par cas, en fonction des besoins de l’enfant et des possibilités

du parent. L’idée est d’être au plus près de ce parent singulier, avec cet enfant et ce parcours

singuliers. Un parent qui a ses manières de faire comme ses limites, et qui peut adapter,

remodeler, repenser ses pratiques. Mais si les professionnels ont des représentations

diversifiées de parents, j’ai souvent entendu, dans le discours des familles, une demande

d’apprendre à être parent – comme s’il y avait une seule façon de l’être. Les familles

souhaitent que cet enseignement passe par des supports praticopratiques.

Il me semble que les parents ne trouvent pas forcément leur compte dans les groupes de

parole proposés. Les équipes, d’ailleurs, le constatent : il y a huit à dix personnes au départ,

puis la participation s’effiloche jusqu’à ce qu’il reste seulement un ou deux parents, toujours

les mêmes. S’exprimer d’emblée devant les autres peut se révéler trop douloureux. Il y a des

choses à restaurer et à affiner au niveau de l’estime de soi avant que les parents puissent

s’autoriser à parler dans ces groupes.

Dans votre ouvrage, vous soulignez que plusieurs rapports ministériels ont

régulièrement recommandé, depuis une trentaine d’années, l’instauration de prises en

charge se situant entre AEMO et placement. Pourquoi ces dernières ont-elles mis aussi

longtemps à émerger ?

Jusqu’à la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, ces expériences n’avaient

pas de cadre juridique. Elles pouvaient donc être remises en cause à tout moment. La loi est

venue leur donner une cohérence et une stabilité. Cependant, même avant 2007, les services

innovants étaient beaucoup plus nombreux que ce qu’on imaginait. Quand, en 2005-2006,

nous avons effectué leur recensement avec Paul Durning, alors directeur de l’ONED, nous

avons eu la surprise de découvrir que plus de la moitié des départements avait mis en place au

moins un dispositif de ce type. Il était rare que plusieurs formules se combinent sur le même

territoire. On constatait vraiment des orientations départementales, certaines collectivités

promouvant plutôt de l’accueil de jour, d’autres étant plus axées sur le placement à domicile.

Il serait bon de refaire une enquête de terrain pour voir ce qu’il en est aujourd’hui car, depuis

quatre ans, ces dispositifs ont proliféré.

Vous en réjouissez-vous ?

Certainement, mais au vu de ce que me disent des cadres de la protection de l’enfance

rencontrés en formation continue, j’ai aussi quelques craintes. Avant, les équipes étaient dans

un processus réflexif et elles avançaient pas à pas, comme avec les familles. Entre

l’expérimentation sur une première situation et la mise en place du projet, il s’écoulait de un à

trois ans. Aujourd’hui, on voit des services qui ouvrent en trois ou six mois. Souvent, il y a

des demandes de magistrats pour des orientations en accueil de jour ou en accueil séquentiel

alors que les internats n’en proposent pas encore. Les établissements doivent alors s’adapter,

mais ce n’est pas forcément mûri, surtout dans la durée. Qu’en sera-t-il des pratiques ? Les

professionnels pourront-ils s’approprier des postures qui laissent toute leur place aux parents ?

Ou bien assistera-t-on à une floraison de dispositifs qui seront un peu comme des coquilles

vides, avec un retour des invervenants-experts ? C’est une vraie question.