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Terrain 24 (1995) La fabrication des saints ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Jean-Pierre Albert Hagio-graphiques L'écriture qui sanctifie ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Jean-Pierre Albert, « Hagio-graphiques », Terrain [En ligne], 24 | 1995, mis en ligne le 07 juin 2007, 18 mai 2013. URL : http://terrain.revues.org/3115 ; DOI : 10.4000/terrain.3115 Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/3115 Document généré automatiquement le 18 mai 2013. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Propriété intellectuelle

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Terrain24  (1995)La fabrication des saints

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Jean-Pierre Albert

Hagio-graphiquesL'écriture qui sanctifie................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueJean-Pierre Albert, « Hagio-graphiques », Terrain [En ligne], 24 | 1995, mis en ligne le 07 juin 2007, 18 mai 2013.URL : http://terrain.revues.org/3115 ; DOI : 10.4000/terrain.3115

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’hommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org

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Hagio-graphiquesL'écriture qui sanctifie

Pagination originale : p. 75-82

1 Les chemins par lesquels la sainteté accède à une reconnaissance sociale croisent de plusieursmanières ceux de l'écriture : hagiographie n'est pas un vain mot. On désigne d'abord par ceterme l'ensemble des écrits – Vies, martyrologes, légendiers – qui font entrer les saints, mortsparfois depuis de nombreuses années, dans la mémoire collective et l'espace du culte. Captantdans le tissu d'une existence individuelle les traces du divin, la biographie du saint est par elle-même un témoignage de la présence du surnaturel dans le monde. A ce titre, elle se rattache àl'Ecriture sainte par un jeu de légitimations réciproques : les anciens miracles (ceux du Christ,au premier chef) témoignent en faveur des nouveaux ; les nouveaux donnent plus de crédit auxanciens. Aussi n'est-il pas rare de trouver, annexé à la vie d'un saint, un « livre de miracles »dont les rubriques correspondent aux différents types de miracles accomplis par Jésus au tempsde sa vie terrestre.

2 L'autorité du fait miraculeux reste cependant suspendue à des procédures d'authentificationdont le modèle est l'acte d'écriture juridique. Il existe une bureaucratie de la sainteté dontl'image bien connue du procès en canonisation ne donne qu'une faible idée. Le formalismejuridique conduisant à la reconnaissance officielle d'un saint n'a cessé de se durcir entre leXIIe et le XVIIIe siècle. Il n'a été quelque peu allégé que depuis 1969, en raison peut-être del'engorgement de l'administration pontificale face au flot grossissant des nouvelles causesintroduites – une quarantaine par an, en moyenne, au cours des dernières décennies1. Laprocédure, scandée par une série de décisions sur les vertus du candidat, ses écrits, ses miracles,conduit en fait à redessiner sa biographie. La tendance dominante depuis plus d'un siècle est deréduire considérablement la place qu'y occupent les manifestations surnaturelles authentifiées.Cela relève du souci, manifesté par ailleurs dans l'Eglise, de conserver au miracle son caractèred'exception. La conséquence en est une raréfaction des marques objectives de la sainteté,même si, de fait, leur existence reste déterminante dans le processus de reconnaissance dusaint : on a vu apparaître depuis peu des béatifications sans miracles, mais il en faut au moinsdeux (éventuellement posthumes) pour une canonisation. En dehors de ces considérationsjuridiques, il ne faut pas oublier non plus qu'un procès n'est ouvert qu'à la demande d'unecommunauté « de base » – congrégation religieuse, groupe local – qui a dû, au préalable,identifier celui qui lui semble digne d'être élevé sur les autels. Les manifestations sensiblesde l'exceptionnel (souffrances mystiques, visions ou facultés surhumaines telles la lévitation,

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l'ubiquité, la pénétration des esprits ou l'inspiration prophétique) demeurent ainsi les signesde sainteté les moins équivoques, même si en fin de compte c'est avant tout l'« héroïcité desvertus » du candidat qui se trouve mise en avant dans le procès.

3 Il reste que, depuis le début du XIXe siècle surtout, sont valorisées des formes de moins enmoins spectaculaires de la sainteté. Si le curé d'Ars est encore un personnage d'exception, quiattirait les foules de son vivant, sainte Thérèse de Lisieux, quelques décennies plus tard, estune obscure carmélite dont la vie, à première vue, ne tranche guère sur celle de ses compagnesde couvent. Il est pourtant facile de découvrir les raisons de sa gloire : Thérèse est une sainte del'écriture, ses écrits autobiographiques, publiés peu après sa mort et immédiatement célèbres,sont la pièce maîtresse du dossier de canonisation. Si le cas n'a rien d'exceptionnel, il invitecependant à examiner, par-delà les ressemblances avec un passé parfois lointain, la possiblenouveauté de cette entrée massive de l'écriture personnelle dans l'évaluation d'un itinérairesanctifiant.

Les saints théologiens4 Au cours des siècles, l'Eglise n'a pas manqué de manifester sa reconnaissance à tous ceux

qui l'ont dotée des instruments intellectuels dont elle avait besoin. D'Augustin d'Hippone àAlphonse-Marie de Liguori en passant par Anselme de Canterbury, Thomas d'Aquin et tantd'autres, on ne compte pas les grands théologiens qui – même critiqués de leur vivant – ontrapidement rejoint la cohorte céleste des bienheureux. Rares pourtant sont ceux qui, parmieux, font l'objet d'un culte populaire. Il s'agit en somme de saints « d'appareil » qui semblentsurtout liés aux affaires intérieures de l'Eglise. Celle-ci n'a toutefois pas admis sans nuancesce type de promotion pour services rendus. Il suffit de lire la Légende dorée de Jacques deVoragine (XIIIe siècle), qui répercute déjà une tradition antérieure, pour constater que les rares« intellectuels » cités (Ambroise, Augustin, Thomas d'Aquin) sont dotés d'une Vie analogueà celle des autres saints : au lieu d'insister sur leur œuvre de théologiens, on leur prête desmiracles, des actes héroïques, des faveurs particulières du ciel qui les rapprochent de leurscollègues moins lettrés. En fait, cette bizarrerie apparente se comprend aisément. Dans undomaine où, de droit, la raison ne suffit pas à trancher avec certitude, il faut cependant que ladoctrine repose sur une autorité incontestable. La théologie doit donc être en quelque façoninspirée, et seule la vie de son auteur peut témoigner sans équivoque de ce privilège. Lasainteté est ainsi le gage de la valeur de la doctrine, et non le contraire. On retrouve ce principedans le droit canonique : les écrits d'un futur saint, loin d'être un argument en sa faveur, nesont invoqués dans le procès de canonisation qu'à titre d'obstacle éventuel. On les examinepour y chercher des traces d'hétérodoxie, des fautes contre l'obéissance, la morale, les vertuséminentes du parfait chrétien. Le décret super scriptis permet au procès de suivre son coursseulement dans le cas où tout est conforme : à la limite, on pourrait dire qu'un saint est toujourscanonisé malgré ses écrits !

5 En fait, il est évident que les œuvres intellectuelles sont prises en compte positivement parl'Eglise. Elles contribuent parfois à rehausser la gloire d'un saint un peu dévalorisé, voirefranchement embarrassant. L'exemple le plus typique de ce processus est peut-être celuid'Antoine de Padoue. Pour contrebalancer l'image trop célèbre du thaumaturge devenu hommeà tout faire des petits malheurs de la vie quotidienne, l'Eglise s'est évertuée à faire valoir sonœuvre de théologien, allant jusqu'à lui attribuer des livres qu'il n'a jamais écrits. Il ne s'agitlà, toutefois, que de redessiner le profil d'un saint déjà reconnu. Plus intéressantes sont lessituations dans lesquelles les écrits du saint deviennent un élément essentiel de sa réputation,parfois même le principal support de son existence dans l'espace de la dévotion. Il en vaainsi, comme on l'a vu, de l'Histoire d'une âme de Thérèse de l'Enfant-Jésus. L'ouvrage,longtemps diffusé dans la version remaniée par la sœur de la sainte, qui était aussi la mèresupérieure du couvent de Lisieux, reste après quatre-vingt-dix ans le livre des conversions,le ferment d'innombrables vocations religieuses. Le pouvoir de ces écrits, déjà avéré lors duprocès de canonisation, témoignait sans nul doute en faveur de la sainteté de leur auteur.L'hagiographie « thérésienne » y voit également l'effet d'une nouveauté théologique, entendons(car la nouveauté n'a pas bonne presse en ces matières)  : la révélation d'une dimension

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encore inaperçue ou dédaignée du message christique, qui se trouve en parfaite harmonie avecles besoins spirituels de notre temps. Je voudrais, quant à moi, interpréter son actualité enréférence aux modalités d'une écriture dont l'efficacité tient moins au contenu théologique (enfait sans grande originalité) qu'à son rapport à la définition même de la sainteté.

Le témoignage des mystiques6 La vie et l'œuvre de Thérèse s'inscrivent dans le registre de la sainteté mystique, qui bénéficie

d'une longue tradition d'écriture. En elle-même, cette expérience n'appelle pas nécessairementle passage par l'écrit – on pourrait même penser qu'elle devrait l'éviter, s'il est vrai qu'elleengage l'esprit à la rencontre de l'ineffable. Et pourtant, le mysticisme est bavard, à tout lemoins fécond en transcriptions écrites. Je laisse de côté ce que l'on appelle parfois, à la suitede son premier grand maître Denys l'Aréopagite, la « théologie mystique », qui n'est en faitqu'une branche de la théologie spéculative. Dans l'acception la plus commune du terme, queje reprends ici, la notion de mystique désigne l'union intime de l'âme à Dieu qui se traduitpar des extases, révélations privées, visions du ciel ou de ses habitants... Cette expériencetoute subjective peut être contenue dans les limites de l'oraison, c'est-à-dire d'une méditationfortement teintée d'affectivité sur les « vérités » de la religion, de préférence ses mystères.Elle n'est alors qu'un style de spiritualité pouvant faire l'objet d'un apprentissage. Mais, dansle cas des grandes vocations mystiques qui ont nourri des réputations de sainteté, cette faceintérieure du contact avec le divin se double de phénomènes objectifs parfois spectaculaires :stigmates, lévitation, maladies inexplicables, pouvoirs thaumaturgiques. Ces manifestationssensibles du surnaturel nourrissent ainsi un tableau signalétique de la mystique qui recoupedans une large mesure celui de la sainteté en général. Leur spécificité, s'il en est une, tient à leurinscription dans le corps : la foi du saint mystique ne déplace pas les montagnes, les miraclesqu'elle appelle n'ont que peu de prise visible sur le monde extérieur. A un esprit qui se rendpassif pour se laisser pénétrer par le divin répond une chair patiente, au sens étymologique, uncorps qui subit et qui souffre à l'imitation de celui du Sauveur. Et ce corps, livré à un regardétrangement clinique, révèle par des prodiges d'ordre physiologique les aventures spirituellesde l'âme qui l'habite.

7 Ce tableau général de l'expérience mystique demande à être précisé sur deux points au moins.En premier lieu, il correspond à une forme de spiritualité essentiellement féminine. Quelquesraisons de cette spécialisation apparaîtront au fil de mon exposé, d'autres relèveraient d'uneanalyse des rapports différentiels au corps selon les sexes que je ne puis exposer ici. Retenonsdu moins que je ne traiterai désormais que des pratiques des saintes. En second lieu, ce tableaudoit être complété par une approche historique, même si, à certains égards, il échappe à touteinscription temporelle précise. Il n'y a pas de différences fondamentales entre Lydwine deSchiedam, qui vécut au XVe siècle, et Marthe Robin, morte en 1981. Grabataires l'une etl'autre pendant presque toute leur longue vie, elles associèrent aux plus hautes élévations del'âme les désordres physiologiques les plus saisissants. Les constantes de la longue durée sontbien réelles, et je pourrais en multiplier les exemples. On peut cependant noter une évolutionqui tient dans une large mesure au changement d'attitude de l'Eglise à l'égard du miracle  :aujourd'hui beaucoup plus qu'hier, l'expérience mystique peut se passer de manifestationsextérieures. L'évidence du miracle n'a plus à cautionner aux yeux de tous l'authenticité del'aventure spirituelle. Mais il ne s'agit là que d'une différence d'accent. A toutes les époques,en effet, se trouve posé le même problème : celui du témoignage sur la part du phénomène quireste de l'ordre de l'expérience intérieure et constitue pourtant l'élément le plus précieux, celuiqu'il convient d'objectiver afin de le transmettre à l'ensemble du peuple de Dieu.

8 Et c'est ici que nous retrouvons l'écriture. Dès le XIIIe siècle, les directeurs de conscience desmystiques ne manquent pas de leur demander de transcrire les révélations privées dont ellessont favorisées. Cette requête, pour autant que les textes nous permettent d'en reconstituerl'esprit, semble avoir plusieurs motivations qui toutes contribuent à la rendre impérative –parfois même tyrannique. Qu'il s'agisse de laïques ou de religieuses, ces femmes n'ont aucunaccès légitime à la prédication ou à toute autre expression publique de leur foi. En un premiersens, leur écriture semble le substitut d'une parole interdite, du moins confinée dans des cercles

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étroits. Pourquoi, dès lors, leur imposer d'écrire au lieu de se satisfaire de leur silence ? C'estque l'expérience mystique est toujours suspecte, et ce d'autant plus que l'Eglise tient davantageau modèle hiérarchique qui l'institue médiatrice obligée entre les simples hommes et Dieu. Laprétention d'entretenir des relations directes avec le ciel est en elle-même subversive et risque,en outre, de déboucher sur l'hérésie. Dans ce contexte, le confesseur, en imposant la rédactionde témoignages dont il est le premier destinataire, marque son autorité et se dote d'un moyen decontrôler l'orthodoxie des révélations alléguées : une doctrine trop singulière désigne à coupsûr l'« illusion diabolique »...

9 Ces enjeux de pouvoir ne sont cependant pas les seuls ni, peut-être, les plus déterminants. Onconstate en effet, à toutes les époques et dans toute la chrétienté, mais plus particulièrement,par exemple, dans les cités italiennes de la fin du Moyen Age, une véritable demande desainteté : un couvent, une ville connaissent les avantages – matériels et symboliques – qu'ilstireraient de la présence d'un saint en leurs murs. Sitôt que se dessine une figure acceptable desainte mystique, on fait tout pour la cultiver (et elle-même, en règle générale, sait ce qu'ellea à faire). C'est alors que le rôle du confesseur devient stratégique. Il lui incombe en effetd'authentifier les miracles et les vertus de sa protégée, et en même temps de se doter despreuves qui accréditeront le dossier auprès des autorités supérieures. La demande d'écritures'inscrit dans ce contexte, devenant à peu près systématique à partir du XVIIe siècle. A défautque la mystique puisse écrire elle-même – son état extatique ne le lui permet pas toujours –, oninvente des techniques complexes de prise de notes, de sténographie, afin de ne rien perdre dela parole inspirée2. Ce cas de figure, extrêmement courant, est typiquement celui de Thérèsede Lisieux. Alors qu'elle est atteinte de tuberculose et menacée d'une mort prochaine, mèreAgnès, devenue l'imprésario de sa sœur, lui demande d'écrire son autobiographie. Au coursdes derniers mois de vie de la malade, c'est elle encore qui note ses ultimes paroles. Thérèseentre sans difficulté dans le jeu : elle dont le projet avoué était de devenir une sainte meurtconvaincue de sa sainteté.

10 La valorisation du témoignage écrit, perceptible dès le Moyen Age, s'accroît au fil du temps,jusqu'à devenir parfois, avec les extases bavardes minutieusement consignées par écrit, unemarque presque exclusive des faveurs du ciel. Le sens de cette évolution est clair : à défaut des'exprimer dans les formes extérieures de l'existence, la sainteté se réfugie de plus en plus dansune expérience intime dont seule peut rendre compte une écriture à la première personne. Il ya toutefois un net changement dans la teneur de ces écrits : alors que les anciennes mystiques(Gertrude d'Helfta, Julienne de Norwich, Brigitte de Suède) décrivent principalement desvisions dont leur âme n'est que le théâtre, les contemporaines expriment d'abord leur évolutionintérieure. Le titre donné aux écrits autobiographiques de sainte Thérèse de Lisieux – Histoired'une âme3 – est symptomatique de ce nouvel état d'esprit, dont témoignerait aussi bienune histoire des manifestations laïques de l'intériorité, des valeurs esthétiques ou du soucide soi. En même temps, la prise en compte de cette dimension personnelle, avec l'aveufréquent des hésitations et des doutes qui précèdent l'ultime conversion, le caractère familier– pour ne pas dire dérisoire – des sacrifices consentis ou des mérites salués par le ciel,donne aux autobiographies spirituelles une valeur pédagogique. Aussi les journaux intimes,« carnets de retraites », plus rarement autobiographies rétrospectives, ont-ils une large placedans la littérature édifiante diffusée par les institutions ecclésiastiques depuis la fin du siècledernier. Ces publications ne reflètent pourtant que très partiellement une pratique du « journalspirituel  » devenue au XIXe siècle un phénomène de masse  : la tenue quotidienne d'un telcarnet était proposée, voire imposée aux jeunes filles fréquentant les écoles religieuses à titred'instrument de formation littéraire, morale et spirituelle4.

11 Ce qui précède suffit à dessiner le cadre quasi institutionnel d'une écriture devenue le principalindice d'un parcours sanctifiant qui n'exclut pas les insistances malheureuses de l'humainenature. Nul doute qu'en devenant autobiographique, l'hagiographie a renoncé à offrir auxcroyants des figures d'un inaccessible hiératisme. Déjà, les Confessions de saint Augustinn'avaient pas grand-chose de commun avec la Vie édifiante qu'en retient Jacques de Voragine.Thérèse de Lisieux, comme on pouvait s'y attendre, est particulièrement sensible à cet effet del'écriture personnelle : « Théophane Vénard [un martyr d'Indochine] me plaît encore mieux

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que saint Louis de Gonzague, parce que la vie de saint Louis de Gonzague est extraordinaireet la sienne tout ordinaire. Puis c'est lui qui parle, tandis que pour le saint, c'est un autrequi raconte et qui le fait parler : alors on ne sait presque rien de sa "petite" âme ! » (1973 :31). Pourtant, le témoignage sur soi, doublement orienté par son destinataire institutionnel(directeur de conscience, supérieur de couvent) et par une humilité ostentatoire5 destinée àvaincre l'orgueil inhérent à la démarche autobiographique, risque fort de n'être ni plus exact niplus sincère que le récit fait par un tiers. Pour en comprendre la véritable portée, il me semblenécessaire de le considérer non plus simplement comme le compte rendu d'une expérience,mais comme un facteur constitutif de cette expérience elle-même.

Les martyrs de la lettre12 En devenant une pratique imposée, l'écriture des mystiques – surtout lorsqu'il s'agit de

religieuses – relève déjà du domaine des exercices spirituels et des activités soumises à larègle : elle est une expression de l'obéissance, du renoncement à sa volonté propre. Obéissanceparfois douloureuse, comme beaucoup se plaisent à le noter : c'est qu'il s'agit d'un témoignagesur les pensées et expériences les plus intimes, qui doit néanmoins être porté à la connaissancedes autres. On mesure sans peine la lourdeur d'une telle contrainte et ses effets normatifs.L'écriture vient compléter un système de l'aveu, déjà institué par la confession, et contribueainsi à vider la conscience et la volonté de toute véritable autonomie. Il n'est donc guèreétonnant, dans ces conditions, que des expressions que l'on aurait pu croire empreintes de laplus grande authenticité sombrent souvent dans le stéréotype : elles consistent, pour une largepart, en montages – conscients ou inconscients – de citations d'autres mystiques ou même desermons et de livres de dévotion. Si l'on retirait des trois forts volumes des Œuvres complètesd'Elisabeth de la Trinité (1880-1906) ce dont elle n'est pas l'auteur, l'édition s'en trouveraitramenée à de tout autres proportions...

13 Voilà donc une première manière, et non des moindres, de souffrir de l'écriture, par l'écriture.Dans la mesure où la souffrance constitue réellement la pierre de touche de la sainteté, ce n'estpas là un phénomène accessoire. On note d'ailleurs des manifestations tout à fait littérales de cetusage douloureux de la lettre : les innombrables occurrences où une contemplative marque surson corps, à la pointe du canif, au fer rouge ou à l'acide, le nom de Jésus ou quelque autre signepieux6. Le lien est ainsi fait entre les deux faces – spirituelle et corporelle – de la mystique, et lesens circule sans peine entre ces pratiques, le lieu commun du « livre de la croix »7 et les lettresqu'inscrit sur le linge blanc de leurs pansements le sang des stigmatisées. Une symboliqueanalogue est à l'œuvre dans l'usage, également bien attesté, d'écrire avec son sang un vœu ouune profession de foi : Thérèse de Lisieux recopie de la sorte de Credo, Raphaëlle-Marie duSacré-Cœur (une fondatrice de congrégation) signe de son sang en 1890 un « acte d'abandon àla volonté de Dieu »8... Autant de figures d'un engagement rendu irréversible tant par la forcede l'écriture que par celle du sang. Devenu portion d'elle-même, l'écrit peut aussi rester attachéphysiquement à la personne, comme pour la maintenir, sans risque de retombée, au plus hautde l'élan mystique. On connaît le célèbre Mémorial que Pascal conservait dans la doublurede son manteau, mais il s'agit là d'une pratique relativement courante. Marie-Eustelle, unesorte de béguine poitevine des années 1830, portait, enfermée dans un médaillon en forme decroix, la traduction latine du vœu de virginité qu'elle avait fait dans sa jeunesse (1843, I : 112).De même, Josefa Menéndez ne se sépara jamais du papier où était inscrit un vœu semblable,prononcé lors de sa première communion (1944 : 41).

14 Cette écriture de l'engagement prend un tour plus radical encore lorsqu'elle débouche sur desvœux qui, selon la formule consacrée, « font frémir la nature ». « Otez-moi tout ce que vousvoudrez, mais laissez-moi la croix  » (Marie de Loyola 1969  : 19), écrit dans son journalintime mère Catherine-Aurélie (1833-1905). On ne compte pas les demandes enthousiastesde souffrance et de martyre. «  J'ai tant envie de souffrir, de vous racheter des âmes, écritpar exemple Elisabeth de la Trinité. Je suis avide de sacrifices, je bénis tous ceux qui seprésentent dans la journée. [...] Mon Dieu, voyez le désir ardent de mon cœur, envoyez-moi des souffrances, cela seul peut me faire supporter la vie. Père céleste, "ou souffrir, oumourir" » (1980, II : 41). La reprise finale de la devise de sainte Thérèse d'Avila en dit long sur

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la mystique de la douleur qui a cours dans les carmels. Huit jours après son entrée au noviciat,la même Elisabeth de la Trinité avait d'ailleurs trouvé dans un questionnaire « récréatif » (sic)cette demande terrorisante : « Un genre de martyre vous plairait-il davantage ? » (1980, II :121). On imagine le trouble de celui qui entre dans le jeu et ose composer un menu de sessupplices favoris en s'inspirant de la Légende dorée ! Telle est bien, me semble-t-il, la forceprincipale de cette écriture du martyre : elle donne une forme objective et permanente à dessouhaits en eux-mêmes angoissants, qui de surcroît acquièrent, en étant couchés sur le papier,la force d'un engagement contractuel. Le lecteur le moins superstitieux se sent-il prêt à écrire(même à titre d'expérience de laboratoire) : « Je veux avoir une mort atroce » et à en présenterle détail ? Bien que rationaliste convaincu, j'avoue ne pas en être capable.

15 Il est également des expériences plus heureuses de cette écriture mystique. De même que larédaction d'une lettre d'amour rend pleinement amoureux – on connaît les analyses de Denisde Rougemont sur les origines littéraires de ce sentiment –, de même une écriture de l'amourdivin suscite et ordonne les transports de l'âme vers le ciel. Comme leurs homologues laïques,les contemplatives des dernières décennies associent fréquemment à l'écriture d'un journalune production poétique que je qualifierais volontiers d'adolescente, si cela n'évoquait unepsychologie par trop sommaire des âges de la vie. Il ne serait pas vraiment charitable de citerdes spécimens de cette « bouillie du cœur », qui oscille entre le cantique façon XIXe siècle etle lexique stéréotypé de quelques Fleurs du mal du pauvre. Disons que les mots sang, cœur,âme et larmes s'y retrouvent avec une fréquence alarmante. Comparez avec les poèmes quevous écriviez sans doute à dix-sept ans...

16 Du moins les mirages de la présence que suscite l'écriture amoureuse ne sont-ils pas, dansle registre des passions terrestres, les seules figures de la rencontre de l'Aimé (e). Il en vaautrement pour les chastes amantes du Christ. Eternelles fiancées, elles n'ont que le fil deleur écriture, chaque soir renoué dans l'intimité de la cellule, pour enlacer leur correspondantcéleste et le faire exister hic et nunc par la rhétorique de l'apostrophe, de l'interlocution, dudialogue. « Ma fille, quand tu écris, il n'y a plus que Moi et toi », fait dire à Jésus une mystiquecontemporaine9. En même temps, cette écriture tend un miroir à toutes les péripéties del'aventure spirituelle : intermittences du cœur, épreuves contrastées de la grâce et de l'abandon,pieux marivaudages où le Christ se comporte en amant capricieux. Les relations de l'âme àDieu viennent occuper l'espace d'une événementialité raréfiée par la clôture et la monotonied'une existence sous la règle. Ainsi se mesure quotidiennement, face à la page blanche, lavacuité d'une vie qui, faute de s'investir dans le monde, ne prend sens qu'à se croire envahiepar le divin.

17 Il est vrai que la vie monastique dans son entier creuse ce vide que Dieu seul est supposécombler. Mais on peut émettre l'hypothèse que l'écriture, selon des potentialités bien attestéesdans le champ de la littérature, actualise pleinement l'expérience intérieure d'un absolu et tendà cristalliser autour d'elle les composantes traditionnelles de la mystique – de la dissolutionen Dieu à l'ascèse et aux affres de la « sécheresse ». La sacralisation des pratiques littérairescaractéristique de notre époque semble donc avoir pour corrélat une expérience littéraire dusacré. Rimbaud ne serait-il pas le frère aîné de Thérèse de Lisieux ? Il fallait avoir fait parl'écriture une « expérience des limites » pour en venir à écrire : « Je est un autre. » Combiende mystiques n'ont-elles pas repris, avec la conviction de dire l'essentiel, le mot énigmatiquede saint Paul : « Si je vis, ce n'est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Epître aux Galates,2, 20) ? Dans tous les cas, c'est bien le fait d'écrire qui engendre ce sentiment de dépossessionde soi et offre à qui ne peut s'en déprendre le mirage d'une nécessaire transcendance.

18 Ainsi l'hagiographie, d'abord destinée à enregistrer les traces d'une sainteté objective et àles authentifier, se transforme-t-elle de plus en plus en une hagio-poïèse, l'écriture intimedevenant le lieu principal de l'épreuve et de la souffrance qui désignent les saints. Il est vraique, depuis le Moyen Age, les directeurs de conscience des mystiques ont su leur imposerdes devoirs d'écriture bien à même de conforter leur vocation. La nouveauté, s'il en est une,tient au caractère de plus en plus exclusif de cet exercice sanctifiant, à l'heure où s'estompe laviolence des pratiques ascétiques destinées à préparer le colloque mystique. Cela ne veut pasdire que la sainteté se cultive aujourd'hui dans la paix et la joie – le martyre reste de très loin le

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premier motif de canonisation, et la voix populaire, lorsqu'elle désigne un saint, choisit presqueinvariablement un grand malade ou un jeune mort. Ces phénomènes ont leur propre logique etne recoupent qu'en partie le domaine qui a été ici examiné. Parmi les « jeux d'écriture » qui fontles saints, j'entendais surtout mettre en valeur ceux qui trouvent leur force dans l'acte d'écrireet dans ses effets sur la conscience. La littérature, comme d'ailleurs les autres arts, ne s'érigepas sans raison en dernier refuge d'un sens du sacré qui se replie sur l'art lui-même. Les forcesqu'elle mobilise peuvent aussi bien se mettre au service d'expériences plus conventionnellesd'un absolu. Le mirage est, sans doute, dans tous les cas le même.

Bibliographie

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, 1937. Paris, Beauchesne.

Elisabeth de la Trinité, 1980. J'ai trouvé Dieu. Œuvres complètes, Paris, Ed. du Cerf, 3 vol.

Filiola, 1975. Chemin de lumière, Paris, Téqui.

Jacques de Voragine, 1967. Légende dorée, trad. J.-B. M. Roze, Paris, Garnier Flammarion, 2 vol.

Josefa Menéndez (sœur), 1944. Un appel à l'amour. Le message du cœur de Jésus au monde. Toulouse,Ed. de l'Apostolat de la prière.

Lejeune Ph., 1993. Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Ed. du Seuil.

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Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, s. d. Histoire d'une âme écrite par elle-même, Lisieux, Office centralde sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.

1973. J'entre dans la vie. Derniers entretiens, Paris, Ed. du Cerf-Desclée de Brouwer.

Villepelée J.-F., 1977. La folie de la croix. Sainte Gemma Galgani. vol. 1  : L'ascension d'une âme,Hauteville (Suisse), Ed. du Parvis.

Notes

1Nombre donné dans l'article « Saints » du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique,col. 228.2Ces pratiques sont déjà signalées pour Marie-Madeleine de Pazzi (1566-1607). Au début duXXe siècle, Josefa Menéndez remettait au propre chaque jour les notes prises par ses collèguesau cours de ses extases.3Le titre exact du manuscrit est : « Histoire printanière d'une petite fleur blanche écrite parelle-même et dédiée à la révérende mère Agnès de Jésus. » Histoire d'une âme a été choisipour titre de plusieurs biographies ou autobiographies à la même époque, par exemple, dès1885, par l'abbé L. Laplace pour son livre sur Mathilde de Nédonchel.4Cf. Philippe Lejeune (1993).5Inhibée par l'humilité, sainte Gemma Galgani (1878-1903) ne parvenait pas à écrirel'autobiographie commandée par son confesseur. Elle eut l'idée de l'intituler « Le livre de mespéchés » et put dès lors en entreprendre la rédaction (Villepelée, 1977 : 152).6Nombreux exemples et analyse dans J. Le Brun, « A corps perdu. Les biographies spirituellesféminines du XVIIe siècle », Le temps de la réflexion n° 7, 1986, Paris, Gallimard, pp. 389-408.7C'est ainsi qu'est souvent désignée la méditation des mystiques sur la Passion.8Voir article à son nom in Dictionnaire de spiritualité...9Filiola, 1975 : 203. Il est à noter que l'extatique est âgée de 83 ans lorsqu'elle écrit ce texte,mais toute son œuvre, comme le surnom qu'elle s'est choisi, dénotent une posture de jeune fille.

Pour citer cet article

Référence électronique

Page 9: Hagio-graphiques

Hagio-graphiques 9

Terrain, 24 | 1995

Jean-Pierre Albert, « Hagio-graphiques », Terrain [En ligne], 24 | 1995, mis en ligne le 07 juin 2007,18 mai 2013. URL : http://terrain.revues.org/3115 ; DOI : 10.4000/terrain.3115

Jean-Pierre Albert, « Hagio-graphiques », Terrain, 24 | 1995, 75-82.

À propos de l'auteur

Jean-Pierre AlbertEHESS, Centre d'anthropologie. Toulouse

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