Habermas Qu’Est-ce Qu’Une Société « Post-séculière »

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QU'EST-CE QU'UNE SOCIÉTÉ « POST-SÉCULIÈRE » ? Jürgen Habermas Gallimard | « Le Débat » 2008/5 n° 152 | pages 4 à 15 ISSN 0246-2346 ISBN 9782070123179 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2008-5-page-4.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jürgen Habermas, « Qu'est-ce qu'une société « post-séculière » ? », Le Débat 2008/5 (n° 152), p. 4-15. DOI 10.3917/deba.152.0004 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 07/02/2016 19h03. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 07/02/2016 19h03. © Gallimard

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QU'EST-CE QU'UNE SOCIÉTÉ « POST-SÉCULIÈRE » ?Jürgen Habermas

Gallimard | « Le Débat »

2008/5 n° 152 | pages 4 à 15 ISSN 0246-2346ISBN 9782070123179

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2008-5-page-4.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Jürgen Habermas, « Qu'est-ce qu'une société « post-séculière » ? », Le Débat 2008/5 (n° 152),p. 4-15.DOI 10.3917/deba.152.0004--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Jürgen Habermas

Qu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

1. Une société «post-séculière» doit avoir été«séculière». Cette expression contestée ne peutdonc s’appliquer qu’aux sociétés d’abondanceeuropéennes ou à des pays comme le Canada,l’Australie et la Nouvelle-Zélande, où les liensreligieux des citoyens se sont relâchés continû-ment, d’une manière même drastique depuis lafin de la Seconde Guerre mondiale. Dans cesrégions, chacun avait peu ou prou conscience devivre dans une société sécularisée. À l’aune desindicateurs sociologiques habituels, les convic-tions et les comportements religieux des popula-tions de souche ne se sont pas transformés depuis,au point qu’il serait justifié de décrire ces socié -tés comme «post-séculières». Chez nous, mêmel’essor de nouvelles formes de religiosité, ten-dant vers une spiritualité libre de toute attacheecclésiale, n’a pu compenser le recul patent desgrandes communautés religieuses1.

Les transformations à l’échelle mondiale etles conflits spectaculaires que suscitent aujour-d’hui les questions religieuses éveillent cepen-

dant quelques doutes sur la prétendue perte depertinence de la religion. De moins en moins desociologues sont prêts à soutenir la thèse, long-temps incontestée, d’un lien direct entre lamodernisation de la société et la sécularisationde la population 2. Cette thèse s’appuyait surtrois réflexions à première vue évidentes.

Le progrès technico-scientifique suscite pre-mièrement une compréhension anthropocentriqued’une réalité «désenchantée», parce que sujetteà une explication causale; or une conscienceéclairée par la science n’est pas directementconciliable avec une vision du monde théocen-trique ou métaphysique. Deuxièmement, lesÉglises et les communautés religieuses, dans lemouvement de différenciation fonctionnelle dessubsystèmes sociaux, perdent leur emprise sur le

De Jürgen Habermas vient de paraître en français Entrenaturalisme et religion. Les défis de la démocratie (Paris, Galli-mard, 2008), qui recoupe les thèmes du présent article.Celui-ci développe une conférence prononcée le 15 mars2007 dans le cadre de l’institut Nexus à l’université de Til-burg (Pays-Bas).

1. Cf. Detlef Pollack, Säkularisierung – ein modernerMythos?, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003.

2. Cf. Hans Joas, «Gesellschaft, Staat und Religion»,dans Säkularisierung und die Weltreligionen, sous la dir. deHans Joas, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2007, pp. 9-43.

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droit, la politique et l’aide sociale, la culture,l’éducation et la science. Elles se limitent désor-mais à leur fonction authentique d’administra-tion des «biens de salut», elles conçoivent lapratique religieuse comme une affaire plus oumoins privée et perdent globalement leur impor-tance publique. Le passage des sociétés agrairesaux sociétés industrielles et post-industriellesentraîne au total une élévation générale duniveau de vie et une plus grande sécurité au seindu groupe. La diminution des dangers matérielset la perspective d’une existence plus sûre taris-sent en l’individu le besoin d’une pratique quipromet de maîtriser les contingences par la com-munication avec un «au-delà» ou une puissancecosmique.

Bien qu’elle semble confirmée par l’évolu-tion des sociétés d’abondance européennes, lathèse de la sécularisation est contestée depuisplus de deux décennies parmi les sociologues 3.Dénonçant un point de vue jugé non sans raisonétroitement eurocentrique, des chercheurs ontmême parlé entre-temps de la «fin de la théoriede la sécularisation 4». Les États-Unis – où lescommunautés religieuses montrent une vitalitéinentamée, où les croyants et les personnesimpliquées dans une activité religieuse représen-tent toujours une part importante de la popula-tion – constituent néanmoins le fer de lance dela modernisation: à ce titre, ils ont longtempsété considérés comme la grande exception dansle mouvement de sécularisation. Pour un regardinstruit par la mondialisation, élargi à d’autrescultures et à d’autres religions universelles, ilsconstituent désormais plutôt la règle.

De ce point de vue révisionniste, l’évolutioneuropéenne, qui avec son rationalisme occiden -tal devait servir de modèle au reste du monde,représente la véritable voie séparée 5. Trois phé-nomènes, qui se chevauchent partiellement, se

conjuguent pour donner l’impression d’une«résurgence de la religion» dans le monde: l’ex-pansion missionnaire des grandes religions mon-diales (a), leur exacerbation fondamentaliste(b), l’instrumentalisation politique de leurspotentiels violents (c).

a) Un signe de vitalité des grandes religionsest que les groupes orthodoxes, ou du moinsconservateurs, ont partout le vent en poupe dansle cadre des communautés et des Églises exis-tantes. Cela vaut pour l’hindouisme et le bouddhisme comme pour les trois religionsmonothéistes. L’expansion régionale de ces reli-gions établies est surtout remarquable en Afrique,en Extrême-Orient et dans le Sud-Est asiatique.Le succès missionnaire dépend manifestementaussi de la mobilité des formes organisation-nelles. L’Église universelle et multiculturelle ducatholicisme romain s’adapte mieux à la mon-dialisation que les Églises protestantes, avec leurancrage national. Celles-ci sont les grandes per-dantes de la nouvelle évolution. Le développe-ment le plus dynamique est à mettre au comptedes réseaux décentralisés de l’islam (surtoutdans l’Afrique subsaharienne) et des évangé-listes (surtout en Amérique latine). Ils se signa-lent par une religiosité extatique, attisée parcertaines figures charismatiques.

b) Les mouvements religieux qui se déve-loppent le plus rapidement, comme ceux despentecôtistes et des musulmans radicaux, peu-vent être décrits comme «fondamentalistes». Ilscombattent le monde moderne ou s’en retirent.Leur culte associe le spiritualisme et la croyance

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

3. Jeffrey K. Hadden, «Towards Desacralizing Secula-rization Theory», Social Force, vol. 65, 1987, pp. 587-611.

4. H. Joas, «Gesellschaft, Staat und Religion», art. cité.5. Peter L. Berger, dans The Desecularization of the

World: A Global Overview, Michigan, Grand Rapids, 2005,pp. 1-18.

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en la fin imminente du monde, avec des concep-tions morales rigides et une foi littérale dansleurs Livres saints. Par opposition, les «nou-veaux mouvements religieux» apparus sporadi-quement depuis les années 1970 sont plutôtmarqués par un syncrétisme «californien». Ilspartagent cependant avec les évangélistes uneforme désinstitutionnalisée de pratique reli-gieuse. Au Japon, près de quatre cents sectes dece type sont apparues, qui mélangent des élé-ments de bouddhisme et de religion populaireavec des doctrines pseudo-scientifiques et ésoté-riques. En République populaire de Chine, lesmesures officielles prises contre la secte Falun-Gong ont attiré l’attention sur la proliférationdes «nouvelles religions», dont on estime les dis-ciples à quatre-vingts millions au total 6.

c) Le régime des mollahs en Iran et le terro-risme islamique ne sont que les exemples lesplus spectaculaires d’une activation politique dela violence potentielle des religions. Souvent, lacodification religieuse vient exacerber des conflitsqui ont une autre origine, d’ordre profane. Celavaut pour la «désécularisation» du conflit auProche-Orient comme pour la politique dunationalisme hindou et le conflit permanententre l’Inde et le Pakistan7, ou pour la mobilisa-tion de la droite religieuse aux États-Unis avantet pendant l’invasion de l’Irak.

2. Je ne peux pas entrer ici dans la querelledes sociologues sur la prétendue «voie séparée»des sociétés sécularisées d’Europe, au sein dumouvement de mobilisation religieuse qui affectela société mondiale. J’ai l’impression que lesdonnées comparées relevées au niveau mondialapportent encore aux défenseurs de la thèse dela sécularisation un appui étonnamment solide8.La faiblesse de la théorie de la sécularisationréside plutôt dans ses conclusions indifféren-

ciées, qui trahissent un usage incertain desconcepts de «sécularisation» et de «modernisa-tion». Il reste exact que les Églises et les com-munautés religieuses, dans le mouvement dedifférenciation des systèmes fonctionnels, se sontprogressivement limitées à leur fonction centraled’assistance spirituelle, en abandonnant leurscompétences dans d’autres domaines sociaux. Àla spécification fonctionnelle du système de la reli -gion correspond une individualisation de la pra-tique religieuse.

Mais José Casanova remarque avec raisonque le recul fonctionnel et l’individualisationn’entraînent pas nécessairement une perte de sensde la religion – ni dans l’espace politique et cultu -rel d’une société, ni dans la vie des individus 9.Indépendamment de leur poids quantitatif, lescommunautés religieuses peuvent aussi posséderune «assise» dans la vie de sociétés largementsécularisées. On peut décrire la consciencepublique en Europe comme celle d’une «sociétépost-séculière», dans la mesure où elle s’accom-mode provisoirement de la «persistance descommunautés religieuses dans un environne-ment qui continue à se séculariser 10». La nou-velle lecture de la thèse de la sécularisationconcerne moins sa substance que les prévisionssur le rôle futur de «la» religion. La descriptiondes sociétés modernes comme «post-séculières»

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«post-séculière»?

6. Joachim Gentz, «Die religiöse Lage in Ostasien»,dans H. Joas (sous la dir. de), Säkularisierung und die Welt -religionen, op. cit., pp. 358-375.

7. Cf. les contributions de Hans G. Kippenberg etHeinrich von Stietencron, loc. cit., pp. 465-507 et 194-223.

8. Pippa Norris et Ronald Inglehart, Sacred and Secular.Religion and Politics Worldwide, Cambridge, Cambridge Uni-versity Press, 2004.

9. José Casanova, Public Religions in the Modern World,Chicago, 1994.

10. Jürgen Habermas, «Foi et savoir», dans L’Avenir dela nature humaine. Vers un eugénisme libéral?, trad. de l’alle-mand par Chr. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002,p. 151.

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renvoie à un changement de conscience, que je rap-porte essentiellement à trois phénomènes.

a) Premièrement, la perception de ces conflitsmondiaux que les médias présentent souventcomme des antagonismes religieux agit sur laconscience publique. Il n’est même pas besoinde la pression des mouvements fondamentalisteset de la crainte d’un terrorisme drapé d’oripeauxreligieux pour convaincre la majorité des citoyenseuropéens de la relativité, à l’échelle mondiale,de leur approche séculière. Cette mise en pers-pective ébranle la conviction séculariste de la dis-parition programmée de la religion, et ôte touttriomphalisme à la vision occidentale du monde.La conscience de vivre dans une société sécu-lière n’est plus associée à la certitude que lamodernisation culturelle et sociale s’accomplitau détriment de la signification personnelle etpublique de la religion.

b) Deuxièmement, la religion voit son impor-tance publique grandir aussi à l’échelle nationale.Je ne pense pas, au premier chef, à l’expositionmédiatique des Églises, mais au fait que lesgroupes religieux prennent de plus en plus lerôle de communautés d’interprétation dans lavie politique des sociétés séculières 11. Se posi-tionnant sur des thèmes d’actualité par descontributions ciblées, convaincantes ou cho-quantes, elles arrivent à influencer l’opinionpublique et ses choix. De telles interventionstrouvent une importante caisse de résonancedans nos sociétés pluralistes, de plus en plussouvent divisées par des conflits de valeurs quirequièrent des arbitrages politiques. Dans laquerelle sur la légalisation de l’avortement ou del’euthanasie, sur les questions bioéthiques liées àla médecine de reproduction, sur la protectiondes animaux et le changement climatique – danstoutes ces questions et d’autres semblables, lasituation argumentative est si embrouillée que

l’on ne peut pas savoir d’avance quel camp invo-quera les bonnes intuitions morales.

Les religions autochtones trouvent d’ailleurselles-mêmes un écho amplifié du fait de l’appa-rition et de la vitalité des communautés reli-gieuses étrangères. Les «musulmans d’à côté», sije peux utiliser cette formule valable en tout caspour les Pays-Bas comme pour l’Allemagne,confrontent les citoyens chrétiens à une pratiquereligieuse concurrente. Ils obligent aussi les non-croyants à prendre plus clairement en compte lephénomène d’une religion publiquement visible.

c) L’immigration économique et l’afflux deréfugiés issus principalement de cultures à forteempreinte traditionnelle constituent le troisièmeressort d’un changement de conscience dans lespopulations d’accueil. Depuis le XVIe siècle,l’Europe a dû apprendre à s’accommoder desdivisions confessionnelles au sein de sa propre culture et de sa propre société. Aujourd’hui, lesdissonances aggravées entre religions se conju-guent au pluralisme des formes de vie, typique dessociétés d’immigration. C’est un défi plus graveque celui du seul pluralisme des choix religieux.Dans le douloureux processus de constructiond’une société d’immigration post-coloniale, laquestion de la cohabitation de différentes com-munautés religieuses dans un rapport de tolé-rance mutuelle se trouve aggravé par le problèmeépineux de l’intégration des cultures immigrées.Dans un marché mondialisé, cette intégrationdoit en outre s’effectuer dans les conditionshumiliantes d’une inégalité sociale croissante.Mais c’est une autre question.

En me plaçant au point de vue de l’ observa-

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«post-séculière»?

11. Cf., par exemple, Francis Schüssler Fiorenza, «TheChurch as a Community of Interpretation», dans Haber-mas, Modernity, and Public Theology, sous la dir. de DonS. Browning, Francis Schüssler Fiorenza, New York, Cross-road, 1992, pp. 66-91.

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teur sociologique, je me suis efforcé jusqu’à pré-sent de dire en quoi nous pouvons caractérisercomme «post-séculières» des sociétés pourtantlargement sécularisées. Ce sont des sociétés oùla religion revendique un rôle public, tandis querecule la certitude séculariste que la religion estvouée à disparaître, à l’échelle mondiale, dans lesillage d’une modernisation accélérée. Une toutautre question, une question normative, s’im-pose à nous dans la perspective de l’acteur de ceprocessus: comment devons-nous nous conce-voir en tant que membres d’une société post-séculière et que devons-nous attendre les unsdes autres, pour que dans nos États-nations sou -dés au cours de l’histoire un commerce civil entrecitoyens puisse être préservé dans les conditionsdu pluralisme culturel et philosophique?

Toutes les sociétés européennes sont aujour-d’hui confrontées à cette question. Préparantcette conférence, je lis en un seul week-end troisnouvelles. Le président Sarkozy envoie quatremille policiers supplémentaires dans les ban-lieues de Paris pour maîtriser les émeutes dejeunes Arabes; l’évêque de Cantorbéry recom-mande au législateur britannique d’intégrer pourles citoyens musulmans certains éléments dudroit familial de la charia; un incendie à Lud-wigshafen, dans lequel ont péri neuf Turcs, dontquatre enfants, éveille dans les médias turcs deprofonds soupçons et une vive indignation, bienque l’origine du sinistre reste inconnue; cet évé-nement provoque une visite du ministre-Prési-dent turc en Allemagne, où son interventionmaladroite dans la campagne électorale à Colognesoulève à son tour des échos dissonants dans lapresse allemande.

Ces débats ont pris un ton plus vif depuisle choc des attentats du 11 septembre 2001.L’assassinat de Theo Van Gogh, le 2 novembre2004, a suscité aux Pays-Bas une discussion de

bonne tenue 12 au sujet de la victime, de sonassassin Mohammed Bouyeri et d’Ayaan HirsiAli, qui était le véritable objet de la haine desislamistes; ces échanges s’étendirent au-delà desfrontières nationales et déclenchèrent un débat àl’échelle européenne 13. Je m’intéresse aux pré-supposés qui sous-tendent cette controverse surl’«islam en Europe» et lui donnent sa forced’ébranlement. Mais avant d’examiner le noyauphilosophique des reproches réciproques, je doisdonner une image plus précise de ce qui consti -tue le point de départ commun des parties enprésence, à savoir l’adhésion au principe de laséparation de l’Église et de l’État.

3) La sécularisation du pouvoir étatiqueconstituait la réponse appropriée aux guerres deReligion à l’aube des Temps modernes. Le prin-cipe de séparation de l’Église et de l’État s’estprogressivement imposé dans les législationsnationales, d’une manière différente selon lescontextes. À mesure que le pouvoir étatique pre-nait un caractère séculier, les minorités reli-gieuses d’abord seulement tolérées obtenaientdes droits toujours plus étendus: après la libertéde conscience, la liberté confessionnelle et, fina-lement, la pleine liberté de pratiquer au mêmetitre que la religion dominante. L’examen histo-rique de ce long processus qui s’étend jusqu’enplein XXe siècle peut nous instruire sur les pré-supposés de la coûteuse conquête d’une libertéreligieuse inclusive, également valable pour tousles citoyens.

Après la Réforme, l’État se trouva confrontéà la tâche élémentaire de pacifier une société

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

12. Geert Mak, Der Mord an Theo van Gogh. Geschichteeiner moralischen Panik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,2005.

13. Islam in Europa, sous la dir. de Thierry Chervel etAnja Seeliger, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2007.

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divisée au plan confessionnel, c’est-à-dire derétablir l’ordre et la tranquillité. Ce sont ces pré-misses que la Néerlandaise Margriet de Moor,dans le contexte des débats actuels, rappelle àses compatriotes: «La tolérance est souventassociée au respect, mais notre tolérance, qui ases racines au XVIe et au XVIIe siècle, n’est nulle-ment fondée sur le respect, bien au contraire.Nous détestions la religion de l’autre, les catho-liques et les calvinistes n’avaient pas une once derespect pour les conceptions du camp adverse,et notre guerre de quatre-vingts ans ne fut passeulement un soulèvement contre l’Espagne,ce fut aussi un djihad sanglant des calvinistesorthodoxes contre le catholicisme14.» Nous ver-rons plus loin à quelle sorte de respect pense iciMargriet de Moor.

Pour être en mesure de rétablir l’ordre et latranquillité, le pouvoir étatique devait adopterune attitude philosophiquement neutre, mêmes’il restait étroitement lié à la religion dominantedans le pays. Il devait désarmer les parties belli-gérantes, inventer des arrangements permettantla cohabitation pacifique des confessions enne-mies et surveiller leur précaire voisinage. Lessubcultures adverses purent ainsi s’insérer dansla société tout en restant étrangères l’une àl’autre. C’est précisément ce modus vivendi qui serévéla insuffisant – voilà où je voulais en venir –,lorsque les révolutions constitutionnelles de lafin du XVIIIe siècle produisirent un nouvel ordrepolitique, qui soumit le pouvoir étatique entiè-rement sécularisé à l’empire des lois et à lavolonté démocratique du peuple.

Cet État constitutionnel ne peut garantir auxcitoyens une égale liberté religieuse qu’à chargepour ceux-ci de ne plus se cantonner dans l’ho-rizon fermé de leur communauté religieuse, de neplus s’isoler hermétiquement les uns des autres.Les subcultures doivent relâcher l’étreinte qu’elles

exercent sur leurs membres, pour que ceux-cipuissent se reconnaître mutuellement commecitoyens dans la société civile, c’est-à-dire commereprésentants et membres de la même collecti-vité politique. Citoyens d’un État démocratique,ils se donnent les lois sous lesquelles ils peuventen tant que personnes privées et membres d’unesociété préserver et respecter mutuellement leuridentité culturelle et philosophique. Cette nou-velle relation entre l’État démocratique, la sociétécivile et l’autonomie subculturelle est la clé pourbien comprendre les deux motifs qui entrentaujourd’hui en concurrence, et qui devraientplutôt se compléter. La visée universaliste del’émancipation politique, en effet, ne contreditnullement les sensibilités particularistes d’unmulticulturalisme bien compris.

L’État libéral, déjà, garantit la liberté religieusecomme un droit fondamental, de sorte que lesminorités religieuses ne sont plus seulementtolérées et ne dépendent plus de la bienveillanced’un pouvoir plus ou moins bien disposé. Maisseul l’État démocratique permet l’applicationimpartiale de ce principe 15. Quand les commu-nautés turques de Berlin, Cologne ou Francfortsouhaitent sortir leurs lieux de prière des arrière-cours pour construire des mosquées bien visibles,il ne s’agit plus du principe comme tel, il s’agitde sa mise en œuvre équitable. Mais c’est seule-ment par le procédé délibératif et inclusif de laformation d’une volonté démocratique que l’ontrouvera les bases évidentes d’une définition dece qui doit ou ne doit plus être toléré. On soup-çonnera toujours le principe de tolérance de

Jürgen HabermasQu’est-ce qu’une société

«post-séculière»?

14. Margriet de Moor, «Alarmglocken, die Am Herzenhängen», dans Th. Chervel et A. Seeliger (sous la dir. de),Islam in Europa, op. cit., p. 211.

15. Sur l’histoire et l’analyse systématique de cettesituation, cf. le vaste travail de Rainer Forst, Toleranz imKonflikt, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003.

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n’être qu’une manière hautaine de supporter ladifférence, tant que les parties en conflit ne par-viendront à s’entendre d’égal à égal 16. Commenttracer concrètement la frontière entre la libertéreligieuse positive, c’est-à-dire le droit de prati-quer sa foi, et le droit négatif d’être protégécontre les pratiques des fidèles d’autres reli-gions? La question n’est pas tranchée. Maisdans une démocratie les personnes concernéessont toujours – si indirectement que ce soit –impliquées dans le processus de décision.

La «tolérance», il est vrai, n’est pas seule-ment une question de législation et d’applica-tion de la loi, elle doit aussi se pratiquer auquotidien. Elle signifie que les croyants, les fidèlesd’autres religions et les non-croyants s’accor-dent mutuellement des convictions, des pra-tiques et des formes de vie qu’ils refusent pourleur compte. Cette permission doit s’appuyersur une base commune de reconnaissance réci-proque, permettant de résorber les divergenceset les dissonances. Il ne faut pas confondre cettereconnaissance avec l’ appréciation portée sur laculture et le mode de vie de l’autre, sur lesconvictions et les pratiques refusées 17. Nous nefaisons preuve de tolérance qu’à l’égard deconceptions que nous jugeons fausses, et d’ha-bitudes que nous ne goûtons pas. Le fondementde la reconnaissance n’est pas l’appréciation quenous portons sur telle ou telle qualité, telle outelle action, mais la conscience d’appartenir àune communauté inclusive de citoyens égaux endroits, où chacun doit répondre devant lesautres de ses prises de position et de ses actespolitiques18.

C’est plus facile à dire qu’à faire. L’inclu-sion de tous les citoyens dans la société civile nerequiert pas seulement une culture politiquecapable de distinguer la libéralité de l’indiffé-rence. Elle ne peut réussir que si certaines condi-

tions matérielles sont réunies – notamment uneprise en charge scolaire et universitaire qui com-pense les handicaps sociaux et une véritable éga-lité des chances sur le marché du travail. Dans leprésent contexte, cependant, je m’intéresseraisurtout à l’image d’une société inclusive danslaquelle l’égalité civique et la différence cultu-relle se complètent correctement.

Par exemple: tant qu’un grand nombre decitoyens allemands d’origine turque et de confes -sion musulmane gardent un ancrage politiqueplus fort dans leur ancienne que dans leur nou-velle patrie, il manquera dans l’opinion publiqueet dans les urnes les voix correctrices qui seraientnécessaires pour élargir la culture politique enplace. Sans une intégration des minorités dans lasociété civile, on ne pourra faire avancer du mêmepas ces deux dynamiques complémentaires quesont, d’une part, le souci de la collectivité poli-tique de prendre en compte les différences etd’intégrer de plein droit les subcultures étran-gères, d’autre part, l’évolution libérale de cesdernières vers une participation individuelle deleurs membres au processus démocratique.

4) Cette image de deux processus imbriquésl’un dans l’autre peut nous aider à concevoircomment nous comprendre en tant que membresd’une société post-séculière. Mais les partis idéo-logiques qui s’affrontent aujourd’hui dans le

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16. Jürgen Habermas, «Religiöse Toleranz als Schritt-macher kultureller Rechte», dans Zwischen Naturalismus undReligion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005, pp. 258-278.

17. Cf. ma discussion du livre de Charles Taylor, Mul-ticulturalisme. Différence et démocratie (trad. de l’anglais parD. A. Canal, Paris, Flammarion, 1997), dans Jürgen Haber-mas, «La lutte pour la reconnaissance dans l’État de droitdémocratique», dans L’Intégration républicaine, trad. de l’al-lemand par R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998.

18. Sur l’usage public de la raison, cf. John Rawls, Libé-ralisme politique, trad. de l’anglais par C. Audard, Paris, PUF,1995.

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débat public n’en veulent rien savoir. L’uninsiste sur la nécessité de protéger les identitéscollectives et reproche au camp adverse son«fondamentalisme rationnel», tandis que l’autreréclame l’intégration sans compromis des mino-rités dans la culture politique existante, etreproche à ses adversaires un «multicultura-lisme» antirationnel.

Les «multiculturalistes» luttent pour unereconnaissance juridique des droits et des diffé-rences des minorités culturelles. Ils mettent engarde contre l’assimilation forcée et le déracine-ment: l’État séculier ne doit pas intégrer lesminorités dans la communauté égalitaire descitoyens en arrachant brutalement les individusau milieu où s’est forgée leur identité. De cepoint de vue communautariste, la politique estsoupçonnée de soumettre les minorités auximpératifs de la culture majoritaire. Entre-temps,le vent a tourné contre les multiculturalistes:«Ce ne sont plus seulement les universitaires,mais aussi les hommes politiques et les éditoria-listes qui voient la raison comme une forteressequ’il faut défendre contre l’extrémisme isla-mique 19.» Ce qui provoque en retour la miseen question du «fondamentalisme rationaliste».Timothy Garton Ash nous rappelle ainsi dans laNew York Review of Books du 5 octobre 2006que «même des femmes musulmanes contestentla manière dont Hirsi Ali impute leur oppres-sion à l’islam, plutôt qu’à la culture nationale,régionale ou tribale 20.» De fait, les immigrantsmulsulmans ne pourront être intégrés dans unesociété occidentale contre leur religion, maisseulement avec elle.

De l’autre côté, les sécularistes se battentpour l’inclusion politique indifférenciée de tousles citoyens, quelles que soient leur origine cultu -relle et leur appartenance religieuse. On met ici

en garde contre les conséquences d’une poli-tique identitaire qui voudrait ouvrir trop large-ment le système juridique aux spécificités desminorités culturelles. Pour les partisans de la laïcité, la religion doit rester une affaire exclusi-vement privée. Pascal Bruckner rejette ainsil’idée de «droits culturels», censés engendrer dessociétés parallèles – «de petits groupes sociauxisolés, qui suivent chacun sa propre norme 21».En condamnant en bloc le multiculturalismecomme un «racisme de l’antiracisme», Brucknern’atteint cependant que les ultras qui réclamentl’introduction de droits de protection collectifs.De telles mesures de sauvegarde des groupesculturels restreindraient effectivement le droitdes individus à choisir leur vie22.

L’un et l’autre camp appellent de leurs vœuxune cohabitation civilisée de citoyens autonomesdans le cadre d’une société libérale, et pourtantils s’affrontent dans un combat culturel querelance chaque nouvelle occasion politique. Bienque la complémentarité des deux aspects soitévidente, ils se disputent pour savoir s’il faut privilégier l’identité culturelle ou l’intégrationcivique. La polémique s’intensifie du fait de pré-misses philosophiques que les adversaires s’im-putent à tort ou à raison. Ian Buruma a fait ceconstat intéressant qu’après le 11 septembre2001 une querelle jusque-là purement universi-taire sur les Lumières et les contre-Lumières est

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19. Ian Buruma, Die Grenzen der Toleranz, Munich,Carl Hanser Verlag, 2006, p. 34.

20. Timothy Garton Ash, dans Th. Chervel et A. See -linger (sous la dir. de), Islam in Europa, op. cit., p. 45 sq.

21. Pascal Bruckner, loc. cit., p. 67.22. «Le multiculturalisme assure un traitement égal à

toutes les communautés, mais pas aux individus qui les com-posent, car il leur refuse la liberté de se détacher de leurspropres traditions» (P. Bruckner, loc. cit., p. 62). Voir à cesujet Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge ( UK),Polity, 2001, ainsi que Jürgen Habermas, «L’égalité de traite-ment des cultures et les limites du libéralisme postmoderne»,dans Entre naturalisme et religion, Paris, Gallimard, 2008.

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sortie des amphithéâtres pour envahir la placepublique23. Ce sont seulement des convictionsproblématiques à l’arrière-plan – un relativismeculturel rehaussé en critique de la raison, d’uncôté, un sécularisme figé dans la critique de lareligion, de l’autre – qui attisent le débat.

La lecture radicale du multiculturalismes’appuie souvent sur l’idée fausse d’une «incom-mensurabilité» des visions du monde, des dis-cours et des schémas conceptuels. De ce pointde vue contextualiste, les formes de vie cultu-relles aussi apparaissent comme des universsémantiquement fermés, qui possèdent leurspropres critères de rationalité et leurs véritésincomparables. C’est pourquoi toute cultureconstitue une totalité existant pour soi, sémanti-quement verrouillée, qu’il faut préserver detoute entente discursive avec d’autres cultures.En dehors des compromis bancals, de telles ren-contres ne produisent que l’alternative de lasujétion et de la conversion. Avec ces prémisses,les propositions universalistes – comme les argu-ments en faveur d’une validité universelle de ladémocratie et des droits de l’homme – ne peu-vent que dissimuler les visées impérialistes d’uneculture dominante.

Non sans ironie, cette lecture relativiste seprive malgré elle des critères qui permettraientde critiquer l’inégalité de traitement des minoritésculturelles. Dans nos sociétés post-colonialesd’immigration, la discrimination des minoritésrenvoie habituellement à de prétendues évi-dences culturelles qui entraînent une applicationsélective des principes constitutionnels. Si l’onne prend pas au sérieux le sens universel de cesprincipes, on perd tout moyen de dénoncer uneinterprétation constitutionnelle empêtrée dansles préjugés de la culture majoritaire.

Je n’ai pas besoin de m’attarder ici sur lecaractère philosophiquement intenable d’une

critique de la raison fondée sur une conceptionrelativiste de la culture 24. Mais cette positionest intéressante encore à un autre égard: elleexplique un remarquable retournement poli-tique. Face à la terreur islamiste, certains «mul-ticulturalistes» de gauche se sont transformés enfaucons libéraux et en va-t-en-guerre enthou-siastes, au point de conclure une alliance inat-tendue avec des «rationalistes fondamentalistes»de la famille néo-conservatrice. Cette «culture dela raison» qu’ils avaient jadis combattue (commeles conservateurs) et qu’ils rebaptisaient désor-mais «culture occidentale», ces convertis pou-vaient d’autant plus facilement se l’approprierqu’ils en avaient depuis toujours refusé la viséeuniversaliste: «Si la raison est devenue particu-lièrement attractive, c’est notamment parce queses valeurs, outre qu’elles sont universelles, sontaussi “nos” valeurs, les valeurs européennes,occidentales25.»

Cette critique, naturellement, ne se rapportepas à ces intellectuels laïcistes d’origine françaiseque visait initialement le reproche de «fonda-mentalisme rationaliste». Mais le militantismede ces défenseurs d’une tradition rationaliste àvocation universelle s’explique aussi par un pré-

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23. I. Buruma, Die Grenzen der Toleranz, op. cit., p. 34.24. La critique décisive de la thèse de l’incommensura-

bilité remonte au fameux discours de Donald Davidson de1973: «On the Very Idea of a Conceptual Scheme» («Surl’idée même de schème conceptuel», dans Enquêtes sur lavérité et l’interprétation, trad. de l’anglais par P. Engel, Nîmes,Jacqueline Chambon, 1984, pp. 267-289).

25. Cf. I. Buruma, Die Grenzen der Toleranz, op. cit.,p. 34. Cf. aussi p. 123 sq., où l’auteur décrit comme suit lesmotifs de ces convertis de gauche: «Les musulmans sont lestrouble-fête qui surgissent sans avoir été invités […]. La tolé-rance a donc des limites même pour les progressistes hollan-dais. Il est facile d’être tolérant envers des gens en qui l’onsent instinctivement que l’on peut avoir confiance, des gensdont on comprend les plaisanteries, qui partagent notreconception de l’ironie […]. Il est beaucoup plus difficiled’appliquer ce principe à des gens parmi nous qui trouventnotre mode de vie aussi déroutant que nous le leur […].»

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supposé philosophique contestable. Selon cettelecture critique, la religion doit abandonner l’es-pace public politique et se retirer dans la sphèreprivée, parce qu’elle représente, d’un point devue cognitif, une «forme de l’esprit» historique-ment dépassée. Du point de vue normatif d’unordre libéral, elle doit certes être tolérée, maiselle ne peut prétendre fournir une ressource culturelle qui permettrait aux hommes d’aujour-d’hui de comprendre réellement ce qu’ils sont.

5) Cet énoncé philosophique ne préjuge pasde la capacité des communautés religieuses àapporter des contributions pertinentes à la for-mation de l’opinion et des choix politiques dansdes sociétés largement sécularisées. Même si l’onestime que le terme «post-séculières» décrit adé-quatement la situation empirique des sociétésd’Europe occidentale, on peut être convaincupour des raisons philosophiques que les com-munautés religieuses ne doivent leur influencedurable qu’à la persistance – sociologiquementexplicable – de modes de pensée prémodernes.Aux yeux des sécularistes, les contenus decroyance religieux sont scientifiquement discré-dités dans les deux cas. Cette insistance sur cequi est scientifiquement indiscutable les incite àpolémiquer avec les traditions religieuses et avecles esprits religieux qui veulent encore jouer unrôle public.

Je distingue, au plan terminologique, entre«séculier» et «séculariste». À la différence du«séculier», du non-croyant qui adopte une atti-tude agnostique face aux prétentions de la reli-gion, le séculariste prend une position polémiqueenvers les doctrines religieuses qui jouissent dela considération publique, malgré le caractèrescientifiquement injustifiable de leurs assertions.Aujourd’hui, le sécularisme s’appuie souvent surun naturalisme dur, c’est-à-dire fondé sur des

bases scientistes. Contrairement à ce que j’ai faitpour le relativisme culturel, je n’ai pas besoin deprendre position sur l’arrière-plan philosophiquede cette thèse 26. Car ce qui m’intéresse dans cecontexte, c’est de savoir si une dévalorisationséculariste de la religion, à supposer qu’elle soitun jour partagée par la grande majorité descitoyens non croyants, serait compatible avec larelation que nous avons esquissée entre égalitécivique et différence culturelle. Ou bien le sécu-larisme d’une partie signifiante de la populationserait-il aussi nuisible à l’autocompréhensionnormative d’une société post-séculière quel’orientation fondamentaliste d’une masse decitoyens religieux? Cette question touche à dessources de malaise plus profondes que tout«drame multiculturaliste».

On reconnaîtra aux sécularistes le mérite dese montrer intraitables sur l’exigence d’une égaleintégration de tous les citoyens dans la sociétécivile. Parce qu’un ordre démocratique ne peutêtre simplement imposé à ses sujets, l’État consti-tutionnel soumet les citoyens aux exigences d’unethos civique qui va au-delà de la simple obéis-sance aux lois. Même les citoyens croyants et lescommunautés religieuses sont tenus de se confor -mer à l’ordre démocratique d’une manière plusque purement superficielle. Ils doivent reprendreà leur compte la légitimation séculière de la col-lectivité avec les prémisses de leur propre foi 27.Comme on sait, c’est seulement avec le concileVatican II en 1965 que l’Église catholique se

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26. Voir les critiques que je développe dans mes contri-butions à l’ouvrage collectif Hirn als Subjekt? PhilosophischeGrenzfragen der Neurobiologie, sous la dir. de Hans Peter Krü-ger, Berlin, Akademie-Verlag, 2007, pp. 101-120 et 263-304.

27. C’est ce que vise John Rawls quand il réclame unoverlapping consensus entre différentes visions du monde col-lectives comme substance normative de l’ordre constitution-nel. Cf. J. Rawls, Libéralisme politique, op. cit., pp. 219-264.

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rallia au libéralisme et à la démocratie. LesÉglises protestantes d’Allemagne ne s’empressè-rent pas davantage. L’islam, lui, a encore à fairece douloureux processus d’apprentissage. Dansle monde musulman aussi, on prend toujoursplus clairement conscience de la nécessité deménager un accès historico-herméneutique auxenseignements du Coran. Les discussions sur unsouhaitable «euro-islam» nous rappellent cepen-dant que ce seront en dernière instance les communautés religieuses elles-mêmes qui déci-deront si elles peuvent ou non reconnaître dansune foi réformée la «vraie foi 28».

Un retour de la conscience religieuse surelle-même – que nous nous représentons sur lemodèle de la transformation des positions épis-témiques des Églises chrétiennes d’Occidentaprès la Réforme –, un tel changement de men-talité ne se décrète pas, il ne se laisse ni télécom-mander politiquement ni imposer juridiquement.Il sera au mieux le résultat d’un processus d’ap-prentissage – et n’apparaîtra d’ailleurs commetel que du point de vue d’une autocompréhen-sion séculière de la modernité. En attribuant àl’ethos démocratique des présupposés cognitifsde cet ordre, nous touchons aux limites d’unethéorie politique normative, qui dit les droits etles devoirs: les processus d’apprentissage peu-vent être encouragés, ils ne sont exigibles ni surle plan moral ni sur le plan juridique29.

Mais ne devons-nous pas aussi renverserla perspective? Un processus d’apprentissagen’est-il requis que de la part du traditionalismereligieux? Les attentes normatives que nousadressons à une société inclusive ne nous inter-disent-elles pas tout autant de disqualifier la reli-gion d’un point de vue séculariste que, parexemple, de cautionner la discrimination reli-gieuse entre l’homme et la femme? Un pro-cessus d’apprentissage complémentaire est en tout

cas nécessaire du côté séculier, dès lors que nousadmettons que garantir la neutralité de la puis-sance étatique ne signifie pas exclure les posi-tions religieuses de l’espace politique public.

Le domaine de l’État, qui dispose des moyensde coercition légaux, ne doit certes pas s’ouvriraux querelles entre diverses communautés defidèles, car le gouvernement pourrait alors deve -nir l’exécuteur d’une majorité religieuse quiimposerait sa volonté à l’opposition. Dans unÉtat constitutionnel, toutes les normes légale-ment applicables doivent pouvoir être formuléeset publiquement justifiées dans une langue intel-ligible pour tous. La neutralité de l’État n’exclutpas la recevabilité de prises de position reli-gieuses dans la vie politique publique, si les pro-cessus institutionnalisés de délibération et dedécision aux niveaux parlementaire, juridique,ministériel et administratif demeurent claire-ment séparés de la participation informelle descitoyens à la discussion publique et à la forma-tion de l’opinion. La «séparation de l’Église etde l’État» requiert entre ces deux sphères la pré-sence d’un filtre, qui ne laisse que des contribu-tions «traduites», c’est-à-dire séculières, sortirde la confusion babylonienne des voix dans l’es-pace public et accéder aux ordres du jour desinstitutions étatiques.

Deux raisons parlent en faveur d’une ouver-ture libérale. D’une part, des personnes qui neveulent ni ne peuvent partager leurs convictionsmorales et leur vocabulaire en un versant pro-fane et un versant sacré doivent pouvoir parti-ciper au processus de formation de l’opinion

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28. I. Buruma, «Wer ist Tariq Ramadan?», dansTh. Chervel et A. Seeliger (sous la dir. de), Islam in Europa,op. cit., pp. 88-110; B. Tibi, «Der Euro-Islam als Brücke zwi-schen Islam und Europa», loc. cit., pp. 183-199.

29. Sur le développement suivant, cf. Jürgen Habermas,«Religion et sphère publique», dans Entre naturalisme et reli-gion, op. cit.

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politique sans renoncer à leur langage religieux.D’autre part, l’État démocratique ne devrait pass’empresser de réduire la complexité polypho-nique du concert des voix publiques, parce qu’ilne peut savoir s’il n’est pas en train de priver lasociété de ressources précieuses pour la consti-tution d’un sens et d’une identité. Les traditionsreligieuses ont la faculté de formuler d’unemanière convaincante des intuitions moralesconcernant, en particulier, certains domainessensibles de la vie sociale. Mais il faut alors, etc’est ce qui embarrasse le sécularisme, que lescroyants dans la société civile et dans l’espacepolitique public soient en mesure de se confron -ter d’égal à égal, en tant que citoyens religieux,aux autres citoyens.

Les non-croyants qui objecteraient à leursconcitoyens que le point de vue religieux est

d’un autre âge et ne peut être pris au sérieuxdans le contexte moderne retomberaient auniveau d’un simple modus vivendi, et délaisse-raient ainsi la base de reconnaissance d’unecitoyenneté commune. Ils ne peuvent a fortioriexclure la possibilité de découvrir même dansdes énoncés religieux des contenus sémantiques,voire certaines de leurs propres intuitions infor-mulées, susceptibles d’être traduits et intégrésdans une argumentation publique. Pour quetout aille bien, les deux côtés doivent, chacun deson point de vue, accepter d’interpréter la rela-tion entre la foi et le savoir d’une manière quileur permette de vivre ensemble dans un rap-port éclairé par la réflexion sur soi-même.

Jürgen Habermas.Traduit de l’allemand par Pierre Rusch.

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