Guerre de l'eau en Poitou-Charente

2

Click here to load reader

description

Dans l'Hémicycle du 27 juin 2012

Transcript of Guerre de l'eau en Poitou-Charente

Page 1: Guerre de l'eau en Poitou-Charente

NUMÉRO 447, MERCREDI 27 JUIN 2012 L’HÉMICYCLE 7

Une guerre de l’eauà 184 millions d’euros

Irrigation

Des retenues d’eau artificielles de très grande taille se multiplient en France à l’exemple de la régionPoitou-Charentes. Cent trente « bassines » seraient en projet. Contestées par les écologistes, ellesprovoquent l’ire de certains élus. Principal grief : leur coût vertigineux, supporté à 70 % par des fondspublics. La nouvelle ministre de l’Écologie Delphine Batho devra trancher dans cet épineux dossier.

Chaque printemps tombentles arrêtés préfectoraux inter-disant le pompage dans les

nappes phréatiques ou les prélève-ments en rivière. Les petits agricul-teurs pestent contre ces décisions,qui font chuter leurs rendements.Mais les « gros » irrigants ont euxtrouvé la parade : stocker l’eau àgrande échelle l’hiver, lorsqu’elleest abondante, pour pouvoir arrosertoute l’année, y compris en périoded’étiage. C’est ainsi qu’en Poitou-Charentes – l’une des régions oùl’on irrigue le plus alors que lasécheresse est plus prégnantequ’ailleurs – apparaissent ici et làd’immenses piscines à ciel ouvertdestinées à l’arrosage des cultures.Le coût de ces ouvrages n’est pasnégligeable. Compter environ 1,75million d’euros pour une de ces« retenues de substitution » de350 000 m3, dont 70 % apportéspar des fonds publics : agencesde l’eau, conseils généraux, Étatfrançais, Europe. Depuis plusieursannées cette subvention aux irri -gants soulève un vent de protes -tation dans la région. Parmi lesplus virulents opposants figureDelphine Batho, députée socialistedes Deux-Sèvres depuis 2007 (lireencadré). Ironie, c’est à cette rebelleque revient désormais de gérer cedossier en qualité de ministre del’Écologie depuis le 21 juin.

Sa nomination tombe à pic, carune vague de nouveaux projetsse profile : 130 de ces « bassines »devraient être construites au coursdes cinq prochaines années, avec184 millions d’euros de fondspublics.

Une assurancecontre la sécheresseSur place, les nouveaux projets deretenues attisent la rancœur contreles grands céréaliers. Les petitsagri culteurs, qui n’ont pas le droitd’arroser en été, les accusent de pri-vatiser des millions de mètres cubesd’eau. « L’idée de stocker l’eau n’est pasidiote en soi, mais à ce prix et pour cetusage ça le devient totalement, affirme-t-on à la Confédération paysanne.Si on remplaçait, en partie, ce satanédieu-maïs par d’autres cultures, mêmeirriguées, on économiserait infinimentplus d’eau en été qu’avec ces bassines. »Les associations éco logistes, en têtedesquelles France nature environ-nement (FNE), déposent recours surrecours, ju geant « ces dispositions ca -tastrophiques pour la gestion de l’eau ».Et les associations de consom ma -teurs montent à leur tour au cré -neau. Dans le département de laVienne, l’UFC-Que Choisir envi -sage de saisir la justice pour contrer25 projets de bassines qui vontmobiliser 50 millions d’euros defonds publics.

Les irrigants qui en bénéficient sedéfendent en expliquant que cemode de stockage est la seuleréponse si l’on sou haite nourrirun maximum de personnes sansporter atteinte à l’écosystème.Dans leur grande majorité, lescéréaliers préfèrent investir dessommes considérables dans cesretenues plutôt que de revoir leurssystèmes de culture centrés surle maïs, plus rentable économi -quement. « Ces retenues, c’est unesé curité pour nous, une forme d’assu -rance », explique Philippe Charles,président de l’association des irri -gants des Deux-Sèvres, coproprié-taire de 5 bassines en 2007 avecun collectif de 20 agriculteurs : « Jesuis aujourd’hui assuré d’avoir uneproduction de 100 quintaux de maïspar hectare, contre 20 à 50 quintauxauparavant, les années de grandesécheresse. »

Une affaire qui diviseles politiquesL’affaire a rapidement pris un tourpolitique. Dès 2004, en prenantle siège de Jean-Pierre Raffarin à latête de la région Poitou-Charentes,Ségolène Royal avait décrété quela Région ne mettrait plus un eurodans le financement des retenuesde substitution. Même décisionpour les présidents des conseilsgénéraux de Charente et des Deux-

Sèvres, les socialistes Michel Bou -tant et Éric Gautier. Aujourd’hui,le sujet divise les élus locaux degauche comme de droite, certainsprenant le parti des grands agri -culteurs, d’autres se rangeant der-rière celui des paysans, des asso-ciations écologistes, pêcheurs etautres ostréiculteurs courroucés.Le gouvernement en revanche y atoujours été favorable. Sans jamaiscéder aux revendications des« anti », les ministres successifs ontpris toutes les mesures nécessairespour encourager la constructionde ces bassines depuis dix ans,au nom de la devise de la FNSEAselon laquelle la France doit sedoter de « moyens permettant derépondre aux défis : produire plus enimpactant moins les milieux ».« On a un problème structurel degestion de l’eau », affirmait ainsiNicolas Sarkozy le 9 juin 2011, envisite chez des agriculteurs cha -rentais, avant d’annoncer un planà cinq ans pour la création de re -tenues d’eau pour « mieux assurerl’équilibre entre les besoins de l’irriga-tion et les ressources disponibles ».Le 29 mars dernier, à Montpellier,à l’occasion du congrès de laFNSEA, le Président en campagneannonçait la parution prochainede deux décrets visant à allégerles barrières administratives à laconstruction de grandes réservesde substitution. L’un de ces dé cretssoumettrait notamment les rete -nues supérieures à 350 000 m3

(7 hectares pour 5 mètres de pro-fondeur) à un régime de « décla -

ration » et non plus « d’autori -sation », ce qui les dispenseraitd’étude d’impact environnemen-tal et d’enquête publique.

Deux décrets en suspensLe changement de majorité etsurtout l’arrivée de Delphine Bathoà l’Écologie vont-ils changer ladonne ? Pour le moment, rien nebouge. Les deux dé crets en suspens« sont actuellement en cours d’examenau Conseil d’État. La décision seraprise ensuite », faisait-on savoir auministère de l’Écologie et du déve -loppement durable de Nicole Bricq.Quant au principe du financementpublic à 70 %, il n’est pas sur latable. « À ce stade, il n’est pas prévude revenir sur cet enga ge ment », ajoutela porte-parole du mi nistère, où laquestion des retenues de substi -tution créait manifestement uncertain embarras.Jusqu’à maintenant, François Hol-lande ne s’était jamais clairementdistingué de son prédécesseur surce sujet délicat. Lors du « grandoral » des candidats à la présiden-tielle devant la FNSEA le 29 mars,il s’était bien gardé de critiquerle stockage de l’eau, cher à XavierBeulin, président du syndicatd’agriculteurs. Mais le Présidentsemble avoir tranché le 21 juin, enchoisissant une personnalité aussimarquée que Delphine Bathocomme ministre de l’Écologie. Unenomination qui sonne commeune fin de non-recevoir adresséeaux céréaliers français.

Tatiana Kalouguine

La surface d’une « bassine » peut atteindre la taille de dix terrains

de football réunis. PHOTO DR

Dossier

Delphine Batho à l’Écologie, mauvaisenouvelle pour les céréaliers

Figure de proue des « anti »,Delphine Batho, députée

des Deux-Sèvres et fraîchementnommée ministre de l’Écologie,du Développement durable et del’Énergie, devrait certainementpe ser dans le dossier des retenuesde substitution. Le 18 avril dernier– avant son entrée au gouver -nement – la députée publiait unelettre ouverte au président del’agence de l’eau Loire-Bretagnepour protester contre la construc-tion de 27 de ces retenues dansson dépar tement (avec 45 millions

d’euros de fonds publics) : « Ce pro -jet s’apparente à une fuite en avant,très onéreuse en termes d’utilisationd’argent public, et qui n’apporterapas la sécurité atten due par lesagriculteurs face à un manque d’eaustructurel », regrette-t-elle. Fin 2010déjà, la socialiste proche de Sé-golène Royal avait interpellé àl’Assemblée le minis tre de l’Éco -logie, Jean-Louis Borloo, lui de-mandant de « bien vouloir indiquersi le gouvernement compt[ait] du ra -blement soutenir la création de re -tenues de substitution alors que leur

impact est contraire aux objectifsde la directive- cadre européenne [surl’eau, NDLR*] ». Un espoir pourles écologistes avant la réuniondu conseil d’administration del’agence de l’eau Loire-Bretagne,le 28 juin, où sera arrêté leprogramme d’intervention del’Agence pour les cinq prochainesannées.

* Directive DCE 2015, qui imposele retour à un bon état qualitatif

des eaux souterraineset de surface pour 2015.

Page 2: Guerre de l'eau en Poitou-Charente

8 L’HÉMICYCLE NUMÉRO 447, MERCREDI 27 JUIN 2012

Pour ou contre le retour des « bassines » ?Les réserves de substitution ressortent la tête de l’eau… Elles présenteraient un impact positifsur l’écosystème selon les spécialistes. Elles constituent selon leurs détracteurs des rentes desituation pour les grands irrigants, qui perçoivent en moyenne 150 000 euros de fonds publicspar « bassine ».

Les retenues de substitutionseraient la meilleure tech-nique existante pour faire

face à la crise de l’eau qui sévitdepuis 2003 dans la région. C’estla conclusion de Francis Bichot,hydrogéologue et directeur ré -gional du Bureau de recherchesgéologiques et minières (BRGM),l’organisme public en charge de lagestion des ressources et des risquesdu sol et du sous-sol : « Les nappesde Poitou-Charentes se caractérisentpar des cycles annuels de recharge-vidange plus importants qu’ailleurs,affirme-t-il. Nous faisons des tests,et c’est un fait, de façon générale lesretenues de substitution soulagent lesnappes et les cours d’eau l’été. Ellesont donc un impact positif sur l’éco -système. » Le scientifique préciseque le sol calcaire perméable em -pêche de construire les retenuescollinaires qui per mettent de stoc kerl’eau des rivières à l’aide de petitsbarrages, comme on le fait ailleurs.

Cent trente « bassines » en projetIl existe une cinquantaine de cesouvrages subventionnés dans lesquatre départements de la régionPoitou-Charentes (sur un totald’environ 500), et 130 nouveaux

dossiers de financement seraientà l’étude. Appelées « retenues desubstitution » ou « bassines derétention », ces réservoirs géantsà ciel ouvert sont creusés en pleinchamp et étanchéifiés par unemembrane synthétique. Leur sur-face peut représenter jusqu’à dixterrains de football pour une pro-fondeur allant de 5 à 10 mètres.Les propriétaires, des agriculteursregroupés pour en mutualiser

l’usage et le coût, les alimententà l’aide de forages qui puisentdans les nappes phréatiques.Parler d’irrigation amène forcé-ment à poser la question de laculture intensive du maïs, plantetropicale gourmande en eau,réputée procurer la meilleuremarge aux exploitants. L’État amis en place des actions pourfavoriser une transition vers dessystèmes culturaux et des filières

moins consommateurs en eau.À l’échelle européenne, un pro-gramme de « désirrigation » permetaux agriculteurs volontaires depercevoir 253 euros d’indemnitépar hectare et par an sur cinq ans.Avec, à ce jour, peu de résultatsprobants. Mais certains irrigantsréussissent quand même à réduiredrastiquement – voire à abolir –l’irrigation, tout en maintenantleurs revenus…

« Le maïs, c’est la formule 1 descultures », considère EmmanuelGerbier, agriculteur et présidentde l’Association des professionnelsde l’irrigation de l’Indre. « Quandon a investi dans un système de pro-duction qui nécessite de l’eau, il esttrès difficile de tout arrêter du jourau lendemain », précise-t-il. Surson exploitation, il a cependantréduit sa surface cultivée en maïsirrigué de 105 à 35 hectares pour

s’adapter à la baisse de pluvio -métrie dans son département :« Si un jour la lame d’eau de lanappe passait sous les seuils depompage, je ne pourrais plus tra-vailler. » Changeant totalementde stratégie il y a une dizained’années, il a opté pour une tech-nique de rotation des culturessur cinq ans avec blé, blé dur,colza, pois et maïs, car celui-ci« enrichit le sol en matière orga -

nique ». Cette diversification aaussi permis d’arrêter insecticideset fongicides, et de réduire demoitié l’apport en azote. Ses re -venus nets sont presque iden-tiques, « avec parfois des années debaisse, mais plus de cohérence surle long terme ». Emmanuel Gerbiern’exclut pas d’investir dans unebassine pour sécuriser son appro-visionnement en eau. « Dansl’Indre, plusieurs projets sont à

l’étude, notamment dans le bassinde la Ringoire », affirme-t-il.Plus radical, Benoît Biteau,agriculteur sur la commune deSablonceaux en Charente-Mari -time, a complètement éradiquéle maïs de l’exploitation familialeet stoppé l’irrigation en moins decinq ans. Ce militant écologiste,vice-président du Conseil régio -nal de Poitou-Charentes, a faitde l’exploitation paternelle unmodèle de reconversion. Utilisantses compétences d’ingénieur agro -nome, il a remplacé 180 hectaresde maïs autrefois irrigués engrand (300 000 m3 par an, soitla consommation d’une ville de8 000 habitants) par des par -celles de lentilles, tournesol, poischiches, pois verts, sarrasin, blé,orge ou sorgho, ainsi que 40hectares de prairies où paissentchèvres, bovins et autres baudetsdu Poitou. Économiquement lemodèle tient la route avec desproduits 100 % bio vendus deuxfois plus cher, aucune dépense eneau ou en produits chimiques :« Mes marges sont proches de cellesde mon père, avec des aides de laPAC réduites à moins de 10 % »,souligne-t-il. T.K.

Que pensez-vous du principe

de stocker l’eau en hiver

pour soulager les rivières l’été ?

Ce principe est vérifié dans cer-tains bassins en effet, mais paspartout. À certains endroits, ledébordement des nappes l’hiverpermet des crues utiles des ri -vières qui alimentent les zoneshumides. Une zone humidecomme le Marais poitevin estfaite pour être inondée l’hiver.Si on pompe trop d’eau à cettepériode, elle ne peut plus fonc-tionner normalement. Je déplorequ’il n’y ait pas eu à ce jourd’étude globale à l’échelle de larégion, ou d’évaluation des vo -lumes réellement disponiblespour l’irrigation, hiver commeété. Mais davantage que le stoc -kage en soi, ce qui me choquec’est la rente de situation quece système implique pour lesgrands irrigants.

Qu’entendez-vous par

« rente de situation » ?

Un agriculteur perçoit en moyenne150 000 euros de fonds publicspar bassine. Or la population d’irri-gants ne représente que 5 % desagriculteurs du bassin Loire-Bre-tagne. À côté de ceux qui en profi-tent pour irriguer des monoculturesde maïs sur plus de 100 hectares,d’autres, bien plus nombreux, peu-vent avoir un besoin vital d’irriguer2 ou 3 hectares pour leur cheptel.C’est totalement inéquitable. Si onmet autant d’argent public sur latable il faut le répartir entre tousles agriculteurs du bassin concerné.

Que peut-on proposer aux

agriculteurs qui ne peuvent pas

irriguer l’été et attendent une

sécurisation de leurs revenus ?

Nous considérons que l’eau estun bien public, particulièrementrare et cher en Poitou-Charentes.

Elle doit être distribuée équitable-ment, avec une priorité donnéeà une agriculture qui crée des em-plois, qui n’utilise pas de pesti-cides et ne porte pas atteinte àla ressource elle-même. La puis-sance publique doit s’intéresserà l’usage qui est fait de cette eauchèrement stockée. Et ne pas enabandonner la gestion à une as-sociation d’irrigants, un groupe-ment d’intérêts privé.

L’UFC-Que Choisir de la Vienne

s’oppose à ces projets. Quel est

le coût pour le consommateur ?

Le consommateur apporte 70 %du budget de l’agence de l’eau. Lemontant des dossiers de finance-ment en cours à l’agence de l’eauLoire-Bretagne sur les départe-ments de Vendée, des Deux-Sèvreset de la Vienne représentent déjàle double de la ligne budgétaireconsacrée au stockage de l’eau

pour les six prochaines années (cebudget sera validé le 28 juin enconseil d’administration). Ce quiveut dire que si l’on réalise ce quiest annoncé, il va falloir trouverd’autres moyens de financer lesretenues de substitution, en pre -nant sur d’autres lignes budgé-

taires : dépenses d’assainissementde l’eau potable, financement desstations d’épuration, etc. Ce quise traduira par une hausse du coûtde l’eau pour le consommateur.C’est une inversion du principe dupollueur-payeur qui se produit ici.

Propos recueillis par T.K.

SERGE MORINVICE-PRÉSIDENT (EELV) DU CONSEIL RÉGIONAL DE POITOU-CHARENTES,PRÉSIDENT DE LA COMMISSION EAU, LITTORAL, BIODIVERSITÉ

Questions à« Si on met autant d’argent public, il fautle répartir entre tous les agriculteurs »

DR

«CERTAINS AGRICULTEURS PRÉFÈRENTÉRADIQUER LE MAÏS POUR DIMINUER

LES VOLUMES D’IRRIGATION »

Dossier