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    Le Cur du Monde

    dans la Kabbale hbraque

    Nous avons fait allusion prcdemment (fvrier 1926, p. 220) au rle jou dans la tradition hbra-que, aussi bien que dans toutes les autres traditions, par le symbolisme du cur, qui, l comme partout,reprsente essentiellement le Centre du Monde . Ce dont nous voulions parler alors est ce qu'on ap-pelle la Kabbale, mot qui, en hbreu, ne signifie pas autre chose que tradition , et qui dsigne la doc-trine transmise oralement pendant de longs sicles avant d'tre fixe dans des textes crits ; c'est l sur-tout, en effet, que nous pouvons trouver des donnes intressantes sur la question dont il s'agit.

    Dans le Sepher Ietsirah, il est parl du Saint Palais ou Palais intrieur , qui est le Centre duMonde : il est au centre des six directions de l'espace (le haut, le bas et les quatre points cardinaux) qui,avec le centre lui-mme, forment le septnaire. Les trois lettres du Nom divinJehovah (form de quatre

    lettres, iod h vau h, mais parmi lesquelles il n'en est que trois distinctes, le htant rpt deux fois),par leur sextuple permutation suivant ces six directions, indiquent l'immanence de Dieu au sein duMonde, c'est--dire la manifestation du Verbe crateur au centre de toutes choses, dans le point primor-dial dont les tendues indfinies ne sont que l'expansion ou le dveloppement : Il forma du Tohu(vide) quelque chose et fit de ce qui n'tait pas ce qui est. Il tailla de grandes colonnes de l'ther insai-sissable (1). Il rflchit, et la Parole (Memra) produisit tout objet et toutes choses par son Nom un (Sepher Ietsirah, IV, 5).

    Avant d'aller plus loin, nous signalerons que, dans les doctrines orientales, et en particulier dans ladoctrine hindoue, il est aussi question frquemment des sept rgions de l'espace, qui sont les quatrepoints cardinaux, plus le znith et le nadir, et enfin le centre lui-mme. On peut remarquer que la repr-sentation des six directions, opposes deux deux partir du centre, forme une croix trois dimen-

    sions, trois diamtres rectangulaires d'une sphre indfinie. On peut noter encore, titre de concor-dance, l'allusion que fait saint Paul au symbolisme des directions ou des dimensions de l'espace, lors-qu'il parle de la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur du mystre de l'amour de Jsus-Christ (Ephsiens, III, 18) ; mais, ici, il n'y a que quatre termes noncs distinctement au lieu de six,parce que la largeur et la longueur correspondent respectivement aux deux diamtres horizontaux prisdans leur totalit, tandis que la hauteur et la profondeur correspondent aux deux moitis suprieure etinfrieure du diamtre vertical.

    D'autre part, dans son important ouvrage surLa Kabbale juive (2), M. Paul Vulliaud, propos despassages du Sepher Ietsirah que nous venons de citer, signale ceci : Clment d'Alexandrie dit que deDieu, Cur de l'Univers, partent les tendues infinies qui se dirigent, l'une en haut, l'autre en bas, celle-ci droite, celle-l gauche, l'une en avant et l'autre en arrire. Dirigeant son regard vers ces six ten-

    dues comme vers un nombre toujours gal, il achve le monde ; il est le commencement et la fin (l' al-

    Regnabit - 5e anne N 2-3 Tome XI Juillet-Aot 1926.(1) Il s'agit des colonnes de l'arbre sphirothique : colonne du milieu, colonne de droite et colonne de gauche (voir

    nos articles de dcembre 1925, p. 26, et de mars 1926, p. 292).(2) 2 vol. in-8, Paris, 1923. - Cet ouvrage contient un grand nombre de renseignements intressants, et nous en utilise-

    rons ici quelques-uns; on peut lui reprocher de faire trop de place des discussions dont l'importance est bien secondaire, dene pas aller assez au fond de la doctrine, et de manquer quelque peu d'ordre dans l'exposition ; il n'en reste pas moins quec'est l un travail fait trs srieusement, et bien diffrent en cela de la plupart des autres livres qui ont t crits par les mo-dernes sur le mme sujet.

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    Marbre astronomique de St Denis d'Orques.

    Revenons la doctrine cosmogonique du Sepher Jetsirah : Il s'agit, dit M. Vulliaud, du dvelop-pement partir de la Pense jusqu' la modification du Son (la Voix), de l'impntrable au comprhen-sible. On observera que nous sommes en prsence d'un expos symbolique du mystre qui a pour objetla gense universelle et qui se relie au mystre de l'unit. En d'autres passages, c'est celui du point qui se dveloppe par des lignes en tous sens, et qui ne devient comprhensible que par le Palais int-

    rieur . C'est celui de l'insaisissable ther (Avir), o se produit la concentration, d'o mane la lumire(Aor) (5). Le point est, comme nous l'avons dj dit (mai 1926), le symbole de l'unit : il est le principede l'tendue, qui n'existe que par son rayonnement (le vide antrieur n'tant que pure virtualit),mais il ne devient comprhensible qu'en se situant dans cette tendue, dont il est alors le centre. L'ma-nation de la lumire, qui donne sa ralit l'tendue, faisant du vide quelque chose et de ce qui n'taitpas ce qui est , est une expansion qui succde la concentration ; ce sont l les deux phases d'aspira-tion et d'expiration dont il est si souvent question dans la doctrine hindoue, et dont la seconde corres-pond la production du monde manifest ; et nous avons dj not l'analogie qui existe aussi, cetgard, avec le mouvement du cur et la circulation du sang.

    Mais poursuivons : La lumire' (Aor) jaillit du mystre de l'ther (Avir). Le point cach fut mani-fest, c'est--dire la lettre iod (6). Cette lettre reprsente hiroglyphiquement le Principe, et on dit que

    d'elle sont formes toutes les autres lettres de l'alphabet hbraque. On dit aussi que le point primordialincomprhensible, qui est l'Un non-manifest, en forme trois qui reprsentent le Commencement, leMilieu et la Fin (comme les trois lments du monosyllabe Aum dans le symbolisme hindou et dansl'ancien symbolisme chrtien), et que ces trois points runis constituent la lettre iod, qui est ainsi l'Unmanifest (ou plus exactement affirm en tant que principe de la manifestation universelle), Dieu sefaisant Centre du Monde par son Verbe. Quand ce ioda t produit, dit le Sepher Ietsirah, ce qui res-

    (5)La Kabbale juive, T. I, p. 217.(6)Ibid., T. I, p. 218.

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    ta de ce mystre ou de l'Avir(ther) cach fut Aor(la lumire) ; et en effet, si l'on enlve le ioddumotAvir, il resteAor.

    M. Vulliaud cite, sur ce sujet, le commentaire de Mose de Lon : Aprs avoir rappel que le Saint,bni soit-Il, inconnaissable, ne peut tre saisi que d'aprs ses attributs (middoth) par lesquels Il a crles mondes, commenons par l'exgse du premier mot de la Thorah : Bereshith (le mot par lequelcommence la Gense : in Principio). D'anciens auteurs nous ont appris relativement ce mystre qu'il

    est cach dans le degr suprme, l'ther pur et impalpable. Ce degr est la somme totale de tous les mi-roirs postrieurs (c'est--dire extrieurs). Ils en procdent par le mystre du point qui est lui-mme undegr cach et manant du mystre de l'ther pur et mystrieux. Le premier degr, absolument occulte,ne peut tre saisi. De mme le mystre du point suprme, quoiqu'il soit profondment cach, peut tresaisi dans le mystre du Palais intrieur. Le mystre de la Couronne suprme (Kether, la premire desdix Sephiroth) correspond celui du pur et insaisissable ther (Avir). Il est la cause de toutes les causeset l'origine de toutes les origines. C'est dans ce mystre, origine invisible de toutes choses, que le point cach dont tout procde prend naissance. C'est pourquoi il est dit dans le Sepher Ietsirah : Avant l'Un, que peux-tu compter ? C'est--dire avant ce point, que peux-tu compter ou compren-dre ? Avant ce point, il n'y avait rien, except An, c'est--dire le mystre de l'ther pur et insaisissable,ainsi nomm (par une simple ngation) cause de son incomprhensibilit. Le commencement com-prhensible de l'existence se trouve dans le mystre du point suprme. Et parce que ce point est le commencement de toutes choses, il est appel Pense (Mahasheba). Le mystre de la Pensecratrice correspond au point cach. C'est dans le Palais intrieur que le mystre uni au point cach peut tre compris, car le pur et insaisissable ther reste toujours mystrieux. Le point estl'ther rendu palpable dans le mystre du Palais intrieur ou Saint des Saints. Tout, sans exception, ad'abord t conu dans la Pense (7). Et si quelqu'un disait : Voyez ! Il y a du nouveau dans lemonde , imposez-lui silence, car cela fut antrieurement conu dans la Pense. Du point cachmane le Saint Palais intrieur. C'est le Saint des Saints, la cinquantime anne (allusion au Jubil, quireprsente le retour l'tat primordial), qu'on appelle galement la Voix qui mane de la Pense (8).Tous les tres et toutes les causes manent alors par la force du point d'en haut. Voil ce qui est re-latif aux mystres des trois Sephiroth suprmes (9). Nous avons voulu donner ce passage en entier,malgr sa longueur, parce que, outre son interet propre, nous aurons sans doute nous y rfrer, dans lasuite de ces tudes, pour tablir certaines comparaisons avec d'autres doctrines traditionnelles.

    Le symbolisme de la lettre ioddoit encore retenir notre attention: nous avons rappel prcdemment(fvrier 1~26) le fait, dj signal par le R. P. Anizan, que, dans une estampe dessine et grave parCallot pour une thse soutenue en 1625, on voit le Cur du Christ contenant trois iod, qui peuvent treregards comme reprsentant la Trinit. Du reste, si l'on. considre, comme nous l'avons vu plus haut,le iodcomme form par la runion de trois points, il est dj par lui-mme une image du Dieu tri-un ; etsans doute les trois iodn'en reprsentent-ils que mieux les trois Personnes de la Trinit. D'autre part, ona fait remarquer M. Charbonneau-Lassay que, dans le Cur de Saint-Denis d'Orques, la blessure a laforme d'un iod renvers ; est-ce une ressemblance purement accidentelle, ou faut-il voir dans cetteforme quelque chose de voulu ? Nous n'oserions rien affirmer l-dessus, et nous admettons mme quecelui qui trace un symbole n'est pas ncessairement conscient de tout ce qui y est inclus rellement ;pourtant, le Chartreux qui sculpta le marbre astronomique a fait preuve par ailleurs d'assez de sciencepour qu'il ne soit nullement invraisemblable qu'il y ait eu l, de sa part, une intention effective ; et, entout cas, ce iod,voulu ou non, nous apparat plein de signification. Il n'est pas jusqu' sa position ren-verse qui n'ait un sens : elle peut tre une allusion l'Incarnation, ou, d'une faon plus gnrale, la

    (7) C'est le Verbe en tant qu'Intelligence divine, qui est le lieu des possibles .(8) C'est encore le Verbe, mais en tant que Parole divine : il est d'abord Pense l'intrieur, et ensuite Parole l'extrieur,

    la Parole tant la manifestation de la Pense (voir notre article de janvier 1926) ; et la premire parole profre est le JehlAor(Fiat Lux) de la Gense.

    (9) Cit dans La Kabbale juive, T. I, pp. 405-406.

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    manifestation du Verbe dans le Monde, considre en quelque sorte comme une descente (c'est lesens exact du terme sanscrit avatra, qui dsigne toute manifestation divine). Pour ce qui est du iodlui-mme, il a le sens de principe , comme nous l'avons dit plus haut, et aussi de germe (mot qui,notons-le en passant, est appliqu au Christ en divers passages de l'Ecriture) : le ioddans le cur, c'esten quelque sorte le germe envelopp dans le fruit. C'est aussi l'indication d'un rapport trs troit entre lesymbole du Cur et celui de l' uf du Monde , auquel nous avons dj fait allusion ; nous aurons

    l'occasion d'y revenir, et nous nous expliquerons alors plus amplement sur ce point, qui est assez im-portant pour mriter d'tre trait part ; nous ne nous y arrtons donc pas davantage pour le moment.Voici maintenant cette chose vraiment trange que nous annoncions plus haut : le Cur de Saint-Dnisd'Orques, avec sa blessure en forme de iod, rayonne la lumire (Aor) (10), de telle sorte que nous avonsici la fois le iodet l'Aor, c'est--dire les deux termes de la diffrenciation de l'Avirprimordial. Deplus, ce iod et cet Aor sont placs respectivement l'intrieur et l'extrieur du Cur, ainsi qu'ilconvient, car le premier procde de la concentration et le second de l'expansion, et c'est de cetteconcentration et de cette expansion successives que nat la distinction mme de l'intrieur et de l'ext-rieur. Encore une fois, nous n'affirmons pas que tout cela ait t voulu expressment par le sculpteur,car nous n'avons aucun moyen d'en acqurir la certitude ; mais on conviendra que, si c'est involontaire,s'il n'y a l qu'une rencontre inconsciente avec la doctrine kabbalistique, c'est encore plus extraordi-naire, et que le Chartreux aurait alors suppl la science qui lui manquait par une intuition des plussurprenantes ; nous laisserons chacun libre de choisir son gr entre les deux hypothses.

    Quoi qu'il en soit, ce qui est incontestable, c'est que le Cur lui-mme, dans cette figuration si re-marquable, s'identifie au Saint Palais de la Kabbale; c'est bien ce mme Cur, centre de toutes cho-ses, que la doctrine hindoue, de son ct, qualifie de Cit divine (Brahma-pura). Le Saint Palais est aussi appel le Saint des Saints , comme nous l'avons vu dans la citation de Mose de Lon ; et,dans le Temple de Jrusalem, le Saint des Saints n'tait pas autre chose qu'une figure du vritable Centre du Monde , figure trs relle du reste, puisqu'il tait aussi le lieu de la manifestation divine,la demeure de la Shekinah, qui est la prsence effective de la Divinit. Il y a l, dans la tradition hbra-que, un autre aspect du symbolisme du cur, d'ailleurs troitement li au prcdent, et dont l'tude feral'objet de notre prochain article.

    REN GUNON.

    (10) Peut-tre y a-t-il aussi une intention symbolique dans l'alternance de deux sortes de rayons, droits et sinueux, quipeuvent reprsenter deux mouvements diffrents dans la propagation de la lumire, ou encore deux aspects secondaires decelle-ci.