René Guénon - Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel

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    REN GUNON

    AUTORITSPIRITUELLEET

    POUVOIRTEMPOREL

    - 1929 -

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    AVANT-PROPOS

    Nous navons pas lhabitude, dans nos travaux, de nous rfrer lactualitimmdiate, car ce que nous avons constamment en vue, ce sont les principes, quisont, pourrait-on dire, dune actualit permanente, parce quils sont en dehors dutemps ; et, mme si nous sortons du domaine de la mtaphysique pure pour envisagercertaines applications, nous le faisons toujours de telle faon que ces applicationsconservent une porte tout fait gnrale. Cest ce que nous ferons encore ici ; et,cependant, nous devons convenir que les considrations que nous allons exposer danscette tude offrent en outre un certain intrt plus particulier au moment prsent, enraison des discussions qui se sont leves en ces derniers temps sur la question desrapports de la religion et de la politique, question qui n est quune forme spciale

    prise, dans certaines conditions dtermines, par celle des rapports du spirituel et dutemporel. Cela est vrai, mais ce serait une erreur de croire que ces considrationsnous ont t plus ou moins inspires par les incidents auxquels nous faisons allusion,

    ou que nous entendons les y rattacher directement, car ce serait l accorder uneimportance fort exagre des choses qui nont quun caractre purement pisodiqueet qui ne sauraient influer sur des conceptions dont la nature et lorigine sont enralit dun tout autre ordre. Comme nous nous efforons toujours de dissiper paravance tous les malentendus quil nous est possible de prvoir, nous tenons carteravant tout, aussi nettement et aussi explicitement quil se peut, cette fausseinterprtation que certains pourraient donner notre pense, soit par passion politiqueou religieuse, ou en vertu de quelques ides prconues, soit mme par simpleincomprhension du point de vue o nous nous plaons. Tout ce que nous dirons ici,

    nous laurions dit tout aussi bien, et exactement de la mme faon, si les faits quiappellent aujourdhui lattention sur la question du spirituel et du temporel nestaient pas produits ; les circonstances prsentes nous ont seulement montr, plusclairement que jamais, quil tait ncessaire et opportun de le dire ; elles ont t, silon veut, loccasion qui nous a amen exposer maintenant certaines vrits de

    prfrence beaucoup dautres que nous nous proposons de formuler galement si letemps ne nous fait pas dfaut, mais qui ne semblent pas susceptibles duneapplication aussi immdiate ; et l sest born tout leur rle en ce qui nous concerne.

    Ce qui nous a frapp surtout dans les discussions dont il sagit, cest que, nidun ct ni de lautre, on na paru se proccuper tout dabord de situer les questionssur leur vritable terrain, de distinguer dune faon prcise entre lessentiel etlaccidentel, entre les principes ncessaires et les circonstances contingentes ; et,

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    vrai dire, cela na pas t pour nous surprendre car nous ny avons vu quun nouvelexemple, aprs bien dautres, de la confusion qui rgne aujourdhui dans tous lesdomaines, et que nous regardons comme minemment caractristique du mondemoderne, pour les raisons que nous avons expliques dans de prcdents ouvrages1.Pourtant, nous ne pouvons nous empcher de dplorer que cette confusion affecte

    jusquaux reprsentants dune autorit spirituelle authentique, qui semblent ainsiperdre de vue ce qui devrait faire leur vritable force, nous voulons dire latranscendance de la doctrine au nom de laquelle ils sont qualifis pour parler. Il auraitfallu distinguer avant tout la question de principe et la question dopportunit : sur la

    premire, il ny a pas discuter, car il sagit de choses appartenant un domaine quine peut tre soumis aux procds essentiellement profanes de la discussion ; et,quant la seconde, qui nest dailleurs que dordre politique et, pourrait-on dire,diplomatique, elle est en tout cas trs secondaire, et mme, rigoureusement, elle nedoit pas compter au regard de la question de principe ; il et, par consquent, t

    prfrable de ne pas mme donner ladversaire la possibilit de la soulever, ne ft-

    ce que sur de simples apparences ; nous ajouterons que, quant nous, elle ne nousintresse aucunement.

    Nous entendons donc, pour notre part, nous placer exclusivement dans ledomaine des principes ; cest ce qui nous permet de rester entirement en dehors detoute discussion, de toute polmique, de toute querelle dcole ou de parti, touteschoses auxquelles nous ne voulons tre ml ni de prs ni de loin, aucun titre ni aucun degr. Etant absolument indpendant de tout ce qui nest pas la vrit pure etdsintresse, et bien dcid le demeurer, nous nous proposons simplement de dire

    les choses telles quelles sont, sans le moindre souci de plaire ou de dplaire quiconque ; nous navons rien attendre ni des uns ni des autres. nous ne comptonsmme pas que ceux qui pourraient tirer avantage des ides que nous formulons nousen sachent gr en quelque faon, et, du reste, cela nous importe fort peu. Nousavertissons une fois de plus que nous ne sommes dispos nous laisser enfermer dansaucun des cadres ordinaires, et quil serait parfaitement vain de chercher nousappliquer une tiquette quelconque, car, parmi celles qui ont cours dans le mondeoccidental, il nen est aucune qui nous convienne en ralit ; certaines insinuations,venant dailleurs simultanment des cts les plus opposs, nous ont montr encoretout rcemment quil tait bon de renouveler cette dclaration, afin que les gens de

    bonne foi sachent quoi sen tenir et ne soient pas induits nous attribuer desintentions incompatibles avec notre vritable attitude et avec le point de vue

    purement doctrinal qui est le ntre.

    Cest en raison de la nature mme de ce point de vue, dgag de toutes lescontingences, que nous pouvons envisager les faits actuels dune faon aussicompltement impartiale que sil sagissait dvnements appartenant un passlointain, comme ceux dont il sera surtout question ici lorsque nous en viendront citer des exemples historiques pour clairer notre expos. Il doit tre bien entendu

    1Orient et OccidentetLa Crise du Monde moderne.

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    que nous donnons celui-ci, comme nous le disions ds le dbut, une porte tout fait gnrale, dpassant toutes les formes particulires que peuvent revtir, selon lestemps et les lieux, le pouvoir temporel et mme lautorit spirituelle ; et il faut

    prciser notamment, sans plus tarder, que cette dernire, pour nous, na pasncessairement la forme religieuse, contrairement ce quon simaginecommunment en Occident. Nous laissons chacun le soin de faire de cesconsidrations telle application quil jugera convenable lgard de cas particuliersque nous nous abstenons dessein denvisager directement ; il suffit que cetteapplication, pour tre lgitime et valable, soit faite dans un esprit vraiment conformeaux principes dont tout dpend, esprit qui est ce que nous appelons lesprittraditionnel au vritable sens de ce mot, et dont, malheureusement, toutes lestendances spcifiquement modernes sont lantithse ou la ngation.

    Cest prcisment un des aspects de la dviation moderne que nous allons avoirencore envisager, et, cet gard, la prsente tude compltera ce que nous avons eu

    dj loccasion dexpliquer dans les ouvrages auxquels nous faisions allusion tout lheure. On verra dailleurs que, sur cette question des rapports du spirituel et dutemporel, les erreurs qui se sont dveloppes au cours des derniers sicles sont loindtre nouvelles ; mais du moins leurs manifestations antrieures navaient-elles

    jamais eu que des effets assez limits, alors quaujourdhui ces mmes erreurs sontdevenues en quelque sorte inhrentes la mentalit commune, quelles font partieintgrante dun tat desprit qui se gnralise de plus en plus. Cest bien l ce quil ya de plus particulirement grave et inquitant, et, moins quun redressement nesopre bref dlai, il est prvoir que le monde moderne sera entran quelque

    catastrophe, vers laquelle il semble mme marcher avec une vitesse sans cessecroissante. Ayant expos ailleurs les considrations qui peuvent justifier cetteaffirmation1, nous ny insisterons pas davantage, et nous ajouterons seulement ceci :sil y a encore, dans les circonstances prsentes, quelque espoir de salut pour lemonde occidental, il semble que cet espoir doive rsider, au moins en partie, dans lemaintien de la seule autorit traditionnelle qui y subsiste ; mais il est ncessaire pourcela que cette autorit ait une pleine conscience delle-mme, afin quelle soit capablede fournir une base effective des efforts qui, autrement, risquent de demeurerdisperss et incoordonns. Cest l, tout au moins, un des moyens les plus immdiatsqui puissent tre pris en considration pour une restauration de lesprit traditionnel ; ily en a dautres sans doute, si celui-l vient faire dfaut ; mais, comme cetterestauration, qui est lunique remde au dsordre actuel, est le but essentiel que nousavons sans cesse en vue ds que, sortant de la pure mtaphysique, nous en venons envisager les contingences, il est facile de comprendre que nous ne ngligions aucunedes possibilits qui soffrent pour y parvenir, mme si ces possibilits paraissentnavoir pour le moment que peu de chances de ralisation. Cest en cela, et en celaseulement, que consistent nos vritables intentions ; toutes celles quon pourrait nous

    prter, en dehors de celles-l, sont parfaitement inexistantes ; et, si certains venaient

    1La Crise du Monde moderne.

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    prtendre que les rflexions qui vont suivre nous ont t inspires par des influencesextrieures quelles quelles soient, nous leur opposons lavance le plus formeldmenti.

    Cela tant dit, parce que nous savons par exprience que de telles prcautionsne sont pas inutiles, nous pensons pouvoir nous dispenser par la suite de toute

    allusion directe lactualit, afin de rendre encore plus sensible et plus incontestablele caractre strictement doctrinal que nous voulons conserver tous nos travaux. Sansdoute, les passions politiques ou religieuses ny trouveront point leur compte, maiscest l une chose dont nous naurons qu nous fliciter, car il ne sagit nullement,

    pour nous, de fournir un nouvel aliment des discussions qui nous paraissent fortvaines, voire mme assez misrables, mais au contraire de rappeler les principes dontloubli est, au fond, la seule vraie cause de toutes ces discussions. C est, nous lerptons, notre indpendance mme qui nous permet de faire cette mise au point entoute impartialit, sans concessions ni compromissions daucune sorte ; et, en mme

    temps, elle nous interdit tout autre rle que celui que nous venons de dfinir, car ellene peut tre maintenue qu la condition de demeurer toujours dans le domainepurement intellectuel, domaine qui, dailleurs, est celui des principes essentiels etimmuables, par consquent celui dont tout le reste drive plus ou moins directement,et par lequel doit forcment commencer le redressement dont nous parlions tout lheure : en dehors du rattachement aux principes, on ne peut obtenir que des rsultatstout extrieurs, instables et illusoires ; mais ceci, vrai dire, nest pas autre chosequune des formes de laffirmation mme de la suprmatie du spirituel sur letemporel, qui va tre prcisment lobjet de cette tude.

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    CHAPITRE PREMIER

    AUTORIT ET HIRARCHIE

    des poques fort diverses de lhistoire, et mme en remontant bien au del dece quon est convenu dappeler les temps historiques, dans la mesure o il nous est

    possible de le faire laide des tmoignages concordants que nous fournissent lestraditions orales ou crites de tous les peuples1, nous trouvons les indices dunefrquente opposition entre les reprsentant de deux pouvoirs, lun spirituel et lautretemporel, quelles que soient dailleurs les formes spciales quaient revtues lun etlautre de ces deux pouvoirs pour sadapter la diversit des circonstances, selon lespoques et selon les pays. Ce nest pas dire, cependant, que cette opposition et lesluttes quelle engendre soient vieilles comme le monde , suivant une expressiondont on abuse trop souvent ; ce serait l une exagration manifeste, car, pour quellesviennent se produire, il a fallu, daprs lenseignement de toutes les traditions, quelhumanit en soit arrive dj une phase assez loigne de la pure spiritualit

    primordiale. Dailleurs, lorigine, les deux pouvoirs dont il sagit nont pas d

    exister ltat de fonctions spares, exerces respectivement par des individualitsdiffrentes ; ils devaient, au contraire, tre contenus alors lun et lautre dans le

    principe commun dont ils procdent tous deux, et dont ils reprsentaient seulementdeux aspects indivisibles, indissolublement lis dans lunit dune synthse la foissuprieure et antrieure leur distinction. Cest ce quexprime notamment la doctrinehindoue lorsquelle enseigne quil ny avait tout dabord quune seule caste ; le nomdeHamsa, qui est donn cette caste primitive unique, indique un degr spirituel trslev, aujourdhui tout fait exceptionnel, mais qui tait alors commun tous leshommes et quils possdaient en quelque sorte spontanment2 ; et ce degr est au del

    1Ces traditions furent toujours orales tout dabord ; quelquefois, comme chez les Celtes, elles ne furent jamaiscrites ; leur concordance prouve la fois leur communaut dorigine, donc le rattachement une tradition primordiale,et la rigoureuse fidlit de la transmission orale, dont le maintien est, dans ce cas, une des principales fonctions delautorit spirituelle.

    2 La mme indication se retrouve tout aussi nettement formule dans la tradition extrme-orientale, comme lemontre notamment un passage de Lao-tseu : Les Anciens, matres, possdaient la Logique, la Clairvoyance etlIntuition; cette Force de lAme restait inconsciente ; cette Inconscience de leur Force Intrieure rendait leurapparence la majest Qui pourrait, de nos jours, par sa clart majestueuse, clarifier les tnbres intrieures ? Qui

    pourrait, de nos jours, par sa vie majestueuse, revivifier la mort intrieure ? Eux, portaient la Voie (Tao) dans leur meet furent Individus Autonomes ; comme tels, ils voyaient les perfections de leurs faiblesses ( Tao-te-king, ch. XV,traduction Alexandre Ular ; cf. Tchoang-tseu, ch. VI, qui est le commentaire de ce passage). L Inconscience dont ilest parl ici se rapporte la spontanit de cet tat, qui ntait alors le rsultat da ucun effort ; et lexpression Individus Autonomes doit tre entendue dans le sens du terme sanscrit swchchhchr, cest--dire celui qui suit

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    des quatre castes qui se sont constitues intrieurement, et entre lesquelles se sontrparties les diffrentes fonctions sociales.

    Le principe de linstitution des castes, si compltement incompris desOccidentaux, nest pas autre chose que la diffrence de nature qui existe entre lesindividus humains, et qui tablit parmi eux une hirarchie dont la mconnaissance ne

    peut amener que le dsordre et la confusion. Cest prcisment cette mconnaissancequi est implique dans la thorie galitaire si chre au monde moderne, thoriequi est contraire tous les faits les mieux tablis, et qui est mme dmentie par lasimple observation courante, puisque lgalit nexiste nulle part en ralit ; mais cenest pas ici le lieu de nous tendre sur ce point, que nous avons dj trait ailleurs 1.Les mots qui servent dsigner la caste, dans lInde, ne signifient pas autre chose que nature individuelle ; il faut entendre par l lensemble des caractres quisajoutent la nature humaine spcifique pour diffrencier les individus entreeux ; et il convient dajouter tout de suite que lhrdit nentre que pour une part

    dans la dtermination de ces caractres, sans quoi tous les individus dune mmefamille seraient exactement semblables, si bien que la caste nest pas strictementhrditaire en principe, quoiquelle ait pu le devenir le plus souvent en fait et danslapplication. En outre, puisquil ne saurait y avoir deux individus identiques ougaux sous tous les rapports, il y a forcment encore des diffrences entre ceux quiappartiennent une mme caste ; mais, de mme quil y a plus de caractrescommuns entre les tres dune mme espce quentre des tres despces diffrentes,il y en a aussi davantage, lintrieur de lespce, entre les individus dune mmecaste quentre ceux de castes diffrentes ; on pourrait donc dire que la distinction des

    castes constitue, dans lespce humaine, une vritable classification naturelle laquelle doit correspondre la rpartition des fonctions sociales. En effet, chaquehomme, en raison de sa nature propre, est apte remplir telles fonctions dfinies lexclusion de telles autres ; et, dans une socit tablie rgulirement sur des basestraditionnelles, ces aptitudes doivent tre dtermines suivant des rgles prcises, afinque, par la correspondance des divers genres de fonctions avec les grandes divisionsde la classification des natures individuelles , et sauf des exceptions dues deserreurs dapplication toujours possibles, mais rduites en quelque sorte au minimum,chacun se trouve la place quil doit occuper normalement, et quainsi lordre socialtraduise exactement les rapports hirarchiques qui rsultent de la nature mme destres. Telle est, rsume en peu de mots, la raison fondamentale de lexistence descastes ; et il faut en connatre au moins ces notions essentielles pour comprendre lesallusions que nous serons forcment amen faire par la suite, soit leur constitutiontelle quelle existe dans lInde, soit aux institutions analogues qui se rencontrentailleurs, car il est vident que les mmes principes, bien quavec des modalits

    sa propre volont ou, suivant une autre expression quivalente qui se rencontre dans lsotrisme islami que, celuiqui est lui-mme sa propre loi .

    1La Crise du Monde moderne, ch. VI ; dautre part, sur le principe de linstitution des castes, voirIntroductiongnrale ltude des doctrines hindoues, 3me partie, ch. VI.

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    dapplication diverses, ont prsid lorganisation de toutes les civilisationspossdant un caractre vritablement traditionnel.

    La distinction des castes, avec la diffrenciation des fonctions sociales laquelle elle correspond, rsulte en somme dune rupture de lunit primitive ; et cestalors quapparaissent aussi, comme spars lun de lautre, le pouvoir spirituel et le

    pouvoir temporel, qui constituent prcisment, dans leur exercice distinct, lesfonctions respectives des deux premires castes, celle des Brhmanes et celle desKshatriyas. Dailleurs, entre ces deux pouvoirs, comme plus gnralement entretoutes les fonctions sociales attribues dsormais des groupes diffrents dindividus,il devait y avoir originairement une parfaite harmonie, par laquelle lunit premiretait maintenue autant que le permettaient les conditions dexistence de lhumanitdans sa nouvelle phase, car lharmonie nest en somme quun reflet ou une image dela vritable unit. Ce nest qu un autre stade que la distinction devait se transformeren opposition et en rivalit, que lharmonie devait tre dtruite et faire place la lutte

    des deux pouvoirs, en attendant que les fonctions infrieures prtendent leur tour la suprmatie, pour aboutir finalement la confusion la plus complte, la ngationet au renversement de toute hirarchie. La conception gnrale que nous venonsdesquisser ainsi dans ses grands traits est conforme la doctrine traditionnelle desquatre ges successifs en lesquels se divise lhistoire de lhumanit terrestre, doctrinequi ne se rencontre pas seulement dans lInde, mais qui tait galement connue delantiquit occidentale, et spcialement des Grecs et des Latins. Ces quatre ges sontles diffrentes phases que traverse lhumanit en sloignant du principe, donc delunit et de la spiritualit primordiale ; ils sont comme les tapes dune sorte de

    matrialisation progressive, ncessairement inhrente au dveloppement de tout cyclede manifestation, ainsi que nous lavons expliqu ailleurs1.

    Cest seulement dans le dernier de ces quatre ges, que la tradition hindoueappelle le Kali-Yuga ou ge sombre , et qui correspond lpoque o noussommes prsentement, que la subversion de lordre normal a pu se produire et que,tout dabord, le pouvoir temporel a pu lemporter sur le spirituel ; mais les premiresmanifestations de la rvolte des Kshatriyas contre lautorit des Brhmanes peuventcependant remonter beaucoup plus haut que le dbut de cet ge2, dbut qui est lui-mme fort antrieur tout ce que connat lhistoire ordinaire ou profane . Cette

    opposition des deux pouvoirs, cette rivalit de leurs reprsentants respectifs, taitreprsente chez les Celtes sous la figure de la lutte du sanglier et de l ours, suivantun symbolisme dorigine hyperborenne, qui se rattache lune des plus anciennestraditions de lhumanit, sinon mme la premire de toutes, la vritable tradition

    primordiale ; et ce symbolisme pourrait donner lieu damples dveloppements, qui

    1La Crise du Monde moderne, ch. 1er.2 On trouve une indication cet gard dans lhistoire de Parashu-Rma, qui, dit-on, anantit les Kshatriyas

    rvolts, une poque o les anctres des Hindous habitaient encore une rgion septentrionale.

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    ne sauraient trouver place ici, mais que nous aurons peut-tre loccasion dexposerquelque jour1.

    Dans ce qui va suivre, nous navons pas lintention de remonter ainsi jusquauxorigines, et tous nos exemples seront emprunts des poques beaucoup plusrapproches de nous, comprises mme uniquement dans ce que nous pouvons appeler

    la dernire partie du Kali-Yuga, celle qui est accessible lhistoire ordinaire, et quicommence exactement au VIme sicle avant lre chrtienne. Il nen tait pas moinsncessaire de donner ces notions sommaires sur lensemble de lhistoiretraditionnelle, sans lesquelles le reste ne serait compris que trs imparfaitement, caron ne peut comprendre vraiment une poque quelconque quen la situant la placequelle occupe dans le tout dont elle est un des lments ; cest ainsi que, commenous avons eu le montrer rcemment, les caractres particuliers de lpoquemoderne ne sexpliquent que si lon considre celle-ci comme constituant la phasefinale du Kali-Yuga. Nous savons bien que ce point de vue synthtique est

    entirement contraire lesprit danalyse qui prside au dveloppement de la science profane , la seule que connaissent la plupart de nos contemporains ; mais ilconvient prcisment de laffirmer dautant plus nettement quil est plus mconnu, etdailleurs il est le seul que puissent adopter tous ceux qui, comme nous, entendent setenir strictement dans la ligne de la vritable orthodoxie traditionnelle, sans aucuneconcession cet esprit moderne qui, nous ne le redirons jamais trop, ne fait qu unavec lesprit antitraditionnel lui-mme.

    Sans doute, la tendance qui prvaut actuellement est de traiter de lgendaires , voire mme de mythiques , les faits de la plus lointaine histoire,tels que ceux auxquels nous venons de faire allusion, ou mme certains autres quisont pourtant beaucoup moins anciens, comme quelques-uns de ceux dont il pourratre question par la suite, parce quils chappent aux moyens dinvestigation dontdisposent les historiens profanes . Ceux qui penseraient ainsi, en vertu dhabitudesacquises par une ducation qui nest trop souvent aujourdhui quune vritabledformation mentale, pourront du moins, sils ont malgr tout conserv certaines

    possibilits de comprhension, prendre ces faits simplement pour leur valeursymbolique ; nous savons, quant nous, que cette valeur ne leur enlve rien de leurralit propre en tant que faits historiques, mais elle est en somme ce qui importe le

    plus, parce quelle leur confre une signification suprieure, dun ordre beaucoupplus profond que celle quils peuvent avoir en eux-mmes ; et cest l encore un pointqui demande quelques explications.

    Tout ce qui est, sous quelque mode que ce soit, participe ncessairement desprincipes universels, et rien nest que par participation ces principes, qui sont les

    1 Il faut dire dailleurs que les deux symboles du sanglier et de lours napparaissent pas toujours forcmentcomme tant en lutte ou en opposition, mais quils peuvent auss i reprsenter parfois les deux pouvoirs spirituel ettemporel, ou les deux castes des Druides et des Chevaliers, dans leurs rapports normaux et harmoniques, comme on levoit notamment par la lgende de Merlin et dArthur, qui, en effet, sont aussi le sanglier et lours, ainsi que nouslexpliquerons si les circonstances nous permettent de dvelopper ce symbolisme dans une autre tude.

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    essences ternelles et immuables contenues dans la permanente actualit de lIntellectdivin ; par consquent, on peut dire que toutes choses, si contingentes quelles soienten elles-mmes, traduisent ou reprsentent les principes leur manire et selon leurordre dexistence, car, autrement elles ne seraient quun pur nant. Ainsi, dun ordre lautre, toutes choses senchanent et se correspondent pour concourir lharmonieuniverselle et totale, car lharmonie, comme nous lindiquions dj plus haut, nestrien dautre que le reflet de lunit principielle dans la multiplicit du mondemanifest ; et cest cette correspondance qui est le vritable fondement dusymbolisme. Cest pourquoi les lois dun domaine infrieur peuvent toujours tre

    prises pour symboliser les ralits dun ordre suprieur, o elles ont leur raisonprofonde, qui est la fois leur principe et leur fin ; et nous pouvons signaler enpassant, cette occasion, lerreur des modernes interprtations naturalistes desantiques doctrines traditionnelles, interprtations qui renversent purement etsimplement la hirarchie des rapports entre les diffrents ordres de ralits. Parexemple, pour ne considrer quune des thories les plus rpandues de nos jours, les

    symboles ou les mythes nont jamais eu pour rle de reprsenter le mouvement desastres, mais ce qui est vrai, cest quon y trouve souvent des figures inspires decelui-ci et destines exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois dece mouvement traduisent physiquement les principes mtaphysiques dont ellesdpendent ; et cest l-dessus que reposait la vritable astrologie des anciens.Linfrieur peut symboliser le suprieur, mais linverse est impossible ; dailleurs, sile symbole tait plus loign de lordre sensible que ce quil reprsente, au lieu dentre plus rapproch, comment pourrait-il remplir la fonction laquelle il est destin,qui est de rendre la vrit plus accessible lhomme en fournissant un support

    sa conception ? Dautre part, il est bien vident que lemploi dun symbolismeastronomique, pour reprendre le mme exemple, nempche nullement lesphnomnes astronomiques dexister comme tels et davoir, dans leur ordre propre,toute la ralit dont ils sont susceptibles ; il en est exactement de mme pour les faitshistoriques, car ceux-ci, comme tous les autres, expriment selon leur mode les vritssuprieures et se conforment cette loi de correspondance que nous venonsdindiquer. Ces faits, eux aussi, existent bien rellement comme tels, mais, en mmetemps, ils sont galement des symboles ; et, notre point de vue, ils sont beaucoup

    plus dignes dintrt en tant que symboles quen tant que faits ; il ne peut en tre

    autrement, ds lors que nous entendons tout rattacher aux principes, et cestprcisment l, comme nous lavons expliqu ailleurs 1 , ce qui distingueessentiellement la science sacre de la science profane . Si nous y avons insistquelque peu, cest pour quil ne se produise aucune confusion cet gard : il fautsavoir mettre chaque chose au rang qui lui revient normalement ; lhistoire, lacondition dtre envisage comme il convient, a, comme tout le reste, sa place dans laconnaissance intgrale, mais elle na de valeur, sous ce rapport, quen tant quelle

    permet de trouver, dans les contingences mmes qui sont son objet immdiat, unpoint dappui pour slever au-dessus de ces contingences. Quant au point de vue de

    1La crise du Monde moderne.

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    lhistoire profane , qui sattache exclusivement aux faits et ne les dpasse pas, ilest sans intrt nos yeux, de mme que tout ce qui est du domaine de la simplerudition ; ce nest donc nullement en historien, si on lentend en ce sens, que nousconsidrons les faits, et cest ce qui nous permet de ne tenir aucun compte de certains

    prjugs critiques particulirement chers notre poque. Il semble bien,dailleurs, que lemploi exclusif de certaines mthodes nait t impos aux historiensmodernes que pour les empcher de voir clair dans des questions auxquelles il nefallait pas toucher, pour la simple raison quelles auraient pu les amener desconclusions contraires aux tendances matrialistes que lenseignement officiel avait pour mission de faire prvaloir ; il va de soi que, pour notre part, nous ne noussentons aucunement tenu de garder la mme rserve. Cela dit, nous pensons donc

    pouvoir aborder directement le sujet de notre tude, sans nous attarder davantage ces observations prliminaires, qui nont en somme pour but que de dfinir le plusnettement possible lesprit dans lequel nous lcrivons, et dans lequel il convientgalement de la lire si lon veut vraiment en comprendre le sens.

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    CHAPITRE II

    FONCTIONS DU SACERDOCEET DE LA ROYAUT

    Lopposition des deux pouvoirs spirituel et temporel, sous une forme ou sous

    une autre, se rencontre peu prs chez tous les peuples, ce qui na rien de surprenant,puisquelle correspond une loi gnrale de lhistoire humaine, se rattachantdailleurs tout lensemble de ces lois cycliques auxquelles, dans presque tousnos ouvrages, nous avons fait de frquentes allusions Pour les priodes les plusanciennes, cette opposition se trouve habituellement, dans les donnes traditionnelles,exprime sous une forme symbolique, comme nous lavons dj indiqu

    prcdemment en ce qui concerne les Celtes ; mais ce nest pas cet aspect de laquestion que nous nous proposons spcialement de dvelopper ici. Nous retiendronssurtout, pour le moment, deux exemples historiques, pris lun en Orient et lautre enOccident : dans lInde, lantagonisme dont il sagit se rencontre sous la forme de larivalit des Brhmanes et des Kshatriyas, dont nous aurons retracer quelquespisodes ; dans lEurope du moyen ge, elle apparat surtout comme ce quon aappel la querelle du Sacerdoce et de lEmpire, bien quelle ait eu aussi alors dautresaspects plus particuliers, mais non moins caractristiques, comme on le verra par lasuite1. Il ne serait dailleurs que trop facile de constater que la mme lutte se poursuitencore de nos jours, quoique, du fait du dsordre moderne et du mlange descastes , elle se complique dlments htrognes qui peuvent la dissimuler parfoisaux regards dun observateur superficiel.

    Ce nest pas quon ait contest, gnralement du moins et en dehors de certainscas extrmes, que ces deux pouvoirs, que nous pouvons appeler le pouvoir sacerdotalet le pouvoir royal, car ce sont l leurs vritables dnominations traditionnelles, aientlun et lautre leur raison dtre et leur domaine propre. En somme, le dbat ne portehabituellement que sur la question des rapports hirarchiques qui doivent exister entreeux ; cest une lutte pour la suprmatie, et cette lutte se produit invariablement de la

    1On pourrait sans peine trouver bien dautres exemples, notamment en Orient : en Chine, les luttes qui seproduisent certaines poques entre les Taostes et les Confucianistes, dont les doctrines respectives se rapportent auxdomaines des deux pouvoirs, comme nous lexpliquerons plus loin; au Thibet, lhostilit tmoigne dabord par les roisau Lamasme, qui finit dailleurs, non seulement par triompher, mais par absorber compltement le pouvoir temporeldans lorganisation thocratique qui existe encore actuellement.

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    mme faon : nous voyons les guerriers, dtenteurs du pouvoir temporel, aprs avoirt tout dabord soumis lautorit spirituelle, se rvolter contre elle, se dclarerindpendants de toute puissance suprieure, ou mme chercher se subordonner cetteautorit dont ils avaient pourtant, lorigine, reconnu tenir leur pouvoir, et en faireun instrument au service de leur propre domination. Cela seul peut suffire montrerquil doit y avoir, dans une telle rvolte, un renversement des rapports normaux ;mais on le voit encore beaucoup plus clairement en considrant ces rapports commetant, non pas simplement ceux de deux fonctions sociales plus ou moins nettementdfinies et dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle empiter sur l autre,mais ceux des deux domaines dans lesquels sexercent respectivement ces fonctions ;ce sont, en effet, les relations de ces domaines qui doivent logiquement dterminercelles des pouvoirs correspondants.

    Cependant, avant daborder directement ces considrations, nous devonsencore formuler quelques observations qui en faciliteront la comprhension, en

    prcisant le sens de certains des termes dont nous aurons nous servir constamment ;et cela est dautant plus ncessaire que ces termes, dans lusage courant, ont pris unesignification assez vague et parfois bien loigne de leur acception premire. Toutdabord, si nous parlons de deux pouvoirs, et si nous pouvons le faire dans les cas oil y a lieu, pour des raisons diverses, de garder entre eux une sorte de symtrieextrieure, nous prfrons pourtant, le plus souvent, et pour mieux marquer ladistinction, employer, pour lordre spirituel, le mot d autorit , plutt que celui de pouvoir , qui est alors rserv lordre temporel, auquel il convient plus

    proprement quand on veut lentendre au sens strict. En effet, ce mot de pouvoir

    voque presque invitablement lide de puissance ou de force, et surtout dune forcematrielle1, dune puissance qui se manifeste visiblement au dehors et saffirme parlemploi de moyens extrieurs ; et tel est bien, par dfinition mme, le pouvoirtemporel2. Au contraire, lautorit spirituelle, intrieure par essence, ne saffirme que

    par elle-mme, indpendamment de tout appui sensible, et sexerce en quelque sorteinvisiblement ; si lon peut encore parler ici de puissance ou de force, ce nest que partransposition analogique et, du moins dans le cas dune autorit spirituelle ltre

    pur, si lon peut dire, il faut bien comprendre quil sagit alors dune puissance toutintellectuelle, dont le nom est sagesse , et de la seule force de la vrit3.

    Ce qui demande aussi tre expliqu, et mme un peu plus longuement, cesont les expressions, que nous avons employes tout lheure, de pouvoir sacerdotalet de pouvoir royal ; que faut-il entendre ici exactement par sacerdoce et par royaut ?

    1On pourrait dailleurs faire rentrer aussi dans cette notion la force de la volont, qui nest pas matrielle au sens du mot, mais qui, pour nous, est encore du mme ordre, puisquelle est essentiellement oriente vers laction.

    2 Le nom de la caste des Kshatriyas est driv de kshatra, qui signifie force .3En hbreu, la distinction que nous indiquons ici est marque par lemploi de racines qui se correspondent,

    mais qui diffrent par la prsence des lettres kaph et qoph, lesquelles sont respectivement, par leur interprtationhiroglyphique, les signes de la force spirituelle et de la force matrielle, do, dune part, les sens de la vrit, sagesse,connaissance, et, de lautre, ceux de puissance, possession, domination : telles sont les racines haket haq, kan et qan,les premires formes dsignant les attributions du pouvoir sacerdotal, et les secondes celles du pouvoir royal (voir Le

    Roi du Monde, ch. VI).

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    Pour commencer par cette dernire, nous dirons que la fonction royale comprend toutce qui, dans lordre social, constitue le gouvernement proprement dit, et celaquand bien mme ce gouvernement naurait pas la forme monarchique ; cettefonction, en effet, est celle qui appartient en propre toute la caste des Kshatriyas, etle roi nest que le premier parmi ceux-ci. La fonction dont il s agit est double enquelque sorte : administrative et judiciaire dune part, militaire de lautre, car elle doitassurer le maintien de lordre la fois au dedans, comme fonction rgulatrice etquilibrante, et au dehors, comme fonction protectrice de lorganisation sociale ; cesdeux lments constitutifs du pouvoir royal sont, dans diverses traditions. symbolissrespectivement par la balance et lpe. On voit par l que pouvoir royal est bienrellement synonyme de pouvoir temporel, mme en prenant ce dernier dans toutelextension dont il est susceptible ; mais lide beaucoup plus restreinte quelOccident moderne se fait de la royaut peut empcher que cette quivalenceapparaisse immdiatement, et cest pourquoi il tait ncessaire de formuler dsmaintenant cette dfinition, qui ne devra jamais tre perdue de vue par la suite.

    Quant au sacerdoce, sa fonction essentielle est la conservation et latransmission de la doctrine traditionnelle, dans laquelle toute organisation socialergulire trouve ses principes fondamentaux ; cette fonction, dailleurs, estvidemment indpendante de toutes les formes spciales que peut revtir la doctrine

    pour sadapter, dans son expression, aux conditions particulires de tel peuple ou detelle poque, et qui naffectent en rien le fond mme de cette doctrine, lequeldemeure partout et toujours identique et immuable, ds lors quil sagit de traditionsauthentiquement orthodoxes. Il est facile de comprendre que la fonction du sacerdoce

    nest pas prcisment celle que les conceptions occidentales, aujourdhui surtout,attribuent au clerg ou aux prtres , ou que du moins, si elle peut tre cela dansune certaine mesure et dans certains cas, elle peut aussi tre bien autre chose. Eneffet, ce qui possde proprement le caractre sacr , cest la doctrine traditionnelleet ce qui sy rapporte directement, et cette doctrine ne prend pas ncessairement laforme religieuse1 ; sacr et religieux ne squivalent donc nullement, et le

    premier de ces deux termes est beaucoup plus tendu que le second ; si la religion faitpartie du domaine sacr , celui-ci comprend des lments et des modalits quinont absolument rien de religieux ; et le sacerdoce, comme son nom lindique, serapporte, sans aucune restriction, tout ce qui peut vritablement tre dit sacr .

    La vraie fonction du sacerdoce est donc, avant tout, une fonction deconnaissance et denseignement2, et cest pourquoi, comme nous le disions plus haut,son attribut propre est la sagesse ; assurment, certaines autres fonctions plusextrieures, comme laccomplissement des rites, lui appartiennent galement, parcequelles requirent la connaissance de la doctrine, en principe tout au moins, et

    participent du caractre sacr qui est inhrent celle-ci ; mais ces fonctions ne

    1 On verra plus loin pourquoi la forme religieuse proprement dite est particulire lOccident.2 Cest en raison de cette fonction denseignement que. dans le Purusha-skta du Rig-Vda, les Brhmanes

    sont reprsents comme correspondant la bouche dePurusha, envisag comme l Homme Universel , tandis que lesKshatriyas correspondent ses bras, parce que leurs fonctions se rapportent essentiellement laction.

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    sont que secondaires, contingentes et en quelque sorte accidentelles 1. Si, dans lemonde occidental, laccessoire semble ici tre devenu la fonction principale, sinonmme unique, cest que la nature relle du sacerdoce y est peu prs compltementoublie ; cest l un des effets de la dviation moderne, ngatrice de lintellectualit2,et qui, si elle na pu faire disparatre tout enseignement doctrinal, la du moins minimis et rejet au dernier plan. Quil nen ait pas toujours t ainsi, le motmme de clerg en fournit la preuve, car, originairement, clerc ne signifie pasautre chose que savant 3, et il soppose laque , qui dsigne lhomme du

    peuple, cest--dire du vulgaire , assimil lignorant ou au profane , qui onne peut demander que de croire ce quil nest pas capable de comprendre, parce quecest l le seul moyen de le faire participer la tradition dans la mesure de ses

    possibilits4. Il est mme curieux de noter que les gens qui, notre poque, se fontgloire de se dire laques , tout aussi bien que ceux qui se plaisent s intituler agnostiques , et dailleurs ce sont souvent les mmes, ne font en cela que se vanterde leur propre ignorance ; et pour quils ne se rendent pas compte que tel est le sens

    des tiquettes dont ils se parent, il faut que cette ignorance soit en effet bien grande etvraiment irrmdiable.

    Si le sacerdoce est, par essence, le dpositaire de la connaissance traditionnelle,ce nest pas dire quil en ait le monopole, puisque sa mission est, non seulement de

    1 Parfois, l'exercice des fonctions intellectuelles dune part et rituelle de lautre a donn naissance, dans lesacerdoce mme, deux divisions ; on en trouve un exemple trs net au Thibet : La premire des deux grandesdivisions comprend ceux qui prconisent lobservation des prceptes moraux et des rgles monastiques comme moyende salut ; la seconde englobe tous ceux qui prfrent une mthode purement intellectuelle (appele voie directe ),

    affranchissant celui qui la suit de toutes lois quelles quelles soient. Il sen faut quune cloison parfaitement tanchespare les adhrents de ces deux systmes. Bien rares sont les religieux attachs au premier qui ns reconnaissent pas quela vie vertueuse et la discipline des observances monastiques, tout excellentes et, en bien des cas, indispensablesquelles soient, ne constituent pourtant quune simple prparation une voie suprieure. Quant aux partisans du secondsystme, tous, sans exception croient pleinement aux effets bienfaisants dune stricte fidlit aux lois morales et cellesqui sont spcialement dictes pour les membres du Sangha (communaut bouddhique). De plus, tous aussi sontunanimes dclarer qua la premire des deux mthodes est la plus recommandable pour la majorit des individus (Alexandra David-Nel, Le Thibet mystique, dans la Revue de Paris, 15 fvrier 1928). Nous avons tenu reproduiretextuellement ce passage. bien que certaines des expression qui y sont employes appellent quelques rserves : ainsi, ilny a pas l deux systmes , qui, comme tels, sexcluraient forcment ; mais le rle de moyens contingents qui estcelui du rites et des observances de toutes sortes et leur subordination par rapport la voie purement intellectuelle ysont dfinis trs nettement, et dune faon qui, dautre part, est exactement conforme aux enseignements de la doctrinehindous sur le mme sujet.

    2 Nous pensons quil est presque superflu de rappeler que nous prenons toujours ce mot dans le sens ou il serapporte lintelligence pure et la connaissance supra-rationnelle.

    3Ce nest pas quil soit lgitime dtendre la signification du mot clerc comme la fait M. Julien Bendadans son livre,La Trahison des Clercs, car cette extension implique la mconnaissance dune distinction fondamentale,celle mme de la connaissance sacre et du savoir profane ; la spiritualit et lintellectualit nont certainement

    pas le mme sens pour M. Benda que pour nous, et il fait entrer dans le domaine quil qualifie de spirituel bien des

    choses qui, nos yeux, sont dordre purement temporel et humain, ce qui ne doit pas, dailleurs, nous empcher dereconnatre quil y a dans son livre des considrations fort intressantes et justes bien des gards.

    4 La distinction qui est faite dans le Catholicisme entre l Eglise enseignante et l Eglise enseigne devrait tre prcisment une distinction entre ceux qui savent et ceux qui croient ; elle est cela en principe, mais,dans ltat prsent des choses, lest-elle encore en fait ? Nous nous bornons poser la question, car ce nest pas nousquil appartient de la rsoudre, et dailleurs nous nen avons pas les moyen ; en effet, si bien des indices nous fontcraindre que la rponse ne doive tre ngative, nous ne prtendons pourtant pas avoir une connaissance complte delorganisation actuelle de lEglise catholique, et nous ne pouvons quexprimer le souhait quil existe encore, dans son

    intrieur, un centre o se conserve intgralement, non seulement la lettre , mais l esprit de la doctrinetraditionnelle.

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    la conserver intgralement, mais aussi de la communiquer tous ceux qui sont aptes la recevoir, de la distribuer en quelque sorte hirarchiquement suivant la capacitintellectuelle de chacun. Toute connaissance de cet ordre a donc sa source danslenseignement sacerdotal, qui est lorgane de sa transmission rgulire ; et ce quiapparait comme plus particulirement rserv au sacerdoce, en raison de soncaractre de pure intellectualit, cest la partie suprieure de la doctrine, cest--direla connaissance des principes mmes, tandis que le dveloppement de certainesapplications convient mieux aux aptitudes des autres hommes, que leurs fonctions

    propres mettent en contact direct et constant avec le monde manifest, cest--direavec le domaine auquel se rapportent ces applications. Cest pourquoi nous voyonsdans lInde, par exemple, que certaines branches secondaires de la doctrine ont ttudies plus spcialement par les Kshatriyas, tandis que les Brhmanes ny attachentquune importance trs relative, leur attention tant sans cesse fixe sur lordre des

    principes transcendants et immuables, dont tout le reste nest que consquencesaccidentelles, ou, si lon prend les choses en sens inverse, sur le but suprme par

    rapport auquel tout le reste nest que moyens contingents et subordonns1. Il existemme des livres traditionnels qui sont particulirement destins lusage desKshatriyas, parce quils prsentent des aspects doctrinaux adapts leur nature

    propre 2 ; il y a des sciences traditionnelles qui conviennent surtout auxKshatriyas, tandis que la mtaphysique pure est lapanage des Brhmanes3. Il ny a lrien que de parfaitement lgitime. car ces applications ou adaptations font aussi partiede la connaissance sacre envisage dans son intgralit, et dailleurs, bien que lacaste sacerdotale ne sy intresse pas directement pour son propre compte, elles sontnanmoins son uvre, puisquelle seule est qualifie pour en contrler la parfaite

    conformit avec les principes. Seulement, il peut arriver que les Kshatriyas, quand ilsentrent en rvolte contre lautorit spirituelle, mconnaissent le caractre relatif etsubordonn de ces connaissances, quen mme temps ils les considrent comme leur

    bien propre et nient les avoir reues des Brhmanes, et quenfin ils aillent mmejusqu les prtendre suprieures celles qui sont la possession exclusive de cesderniers. Ce qui rsulte de l, cest, dans les conceptions des Kshatriyas rvolts, lerenversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou mme

    parfois, dans les cas les plus extrmes la ngation pure et simple de tout principetranscendant ; cest donc, dans tous les cas, la substitution de la physique la

    mtaphysique , en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement

    1Nous avons dj eu ailleurs loccasion de signaler un cas auquel sapplique ce que nous disons ici : tandis queles Brhmanes se sont toujours attachs peu prs exclusivement, du moins pour leur usage personnel, la ralisationimmdiate de la Dlivrance finale, les Kshatriyas ont dvelopp de prfrence ltude des tats conditionns ettransitoires qui correspondent aux divers stades des deux voies du monde manifest , appeles dva-yna et pitri-

    yna (LHomme et son devenir selon le Vdnta, 3me dition, ch. XXI).2Tel est, dans lInde, le cas des Itihsas et des Purnas, tandis que ltude du Vda concerne proprement les

    Brhmanes, parce que cest l le principe de toute la connaissance sacre; on verra dailleurs plus loin que la distinctiondes objets dtude convenant aux deux castes correspond, dune faon gnrale, celle des deux parties de la tradition

    qui, dans la doctrine hindoue, sont appeles Shruti et Smriti.3 Nous parlons toujours des Brhmanes et des Kshatriyas pris dans leur ensemble ; sil y a des exceptions

    individuelles, elles ne portent aucune atteinte au principe mme des castes, et elles prouvent seulement que lapplicationde ce principe ne peut tre quapproximative, surtout dans les conditions qui sont celles duKali-Yuga.

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    tymologique, ou, en dautres termes, ce quon peut appeler le naturalisme , ainsiquon le verra mieux encore par la suite1.

    De cette distinction, dans la connaissance sacre ou traditionnelle, de deuxordres que lon peut, dune manire gnrale, dsigner comme celui des principes etcelui des applications, ou encore, suivant ce que nous venons de dire, comme lordre

    mtaphysique et lordre physique , tait drive, dans les mystres antiques, enOccident aussi bien quen Orient, la distinction de ce quon appelait les grandsmystres et les petits mystres , ceux-ci comportant en effet essentiellement laconnaissance de la nature, et ceux-l la connaissance de ce qui est au del de lanature2. Cette mme distinction correspondait prcisment celle de l initiationsacerdotale et de l initiation royale , cest--dire que les connaissances quitaient enseignes dans ces deux sortes de mystres taient celles qui taientregardes comme ncessaires lexercice des fonctions respectives des Brhmanes etdes Kshatriyas, ou de ce qui tait lquivalent de ces deux castes dans les institutions

    des divers peuples3

    ; mais, bien entendu, cest le sacerdoce qui, en vertu de safonction denseignement, confrait galement les deux initiations, et qui assurait ainsila lgitimit effective, non seulement de ses propres membres, mais aussi de ceux dela caste laquelle appartenait le pouvoir temporel ; et cest de l, comme nous leverrons, que procde le droit divin des rois 4 . Sil en est ainsi, cest que la

    possession des grands mystres implique, a fortiori et comme par surcrot ,celle des petits mystres ; comme toute consquence et toute application estcontenue dans le principe dont elle procde, la fonction suprieure comporte

    1Bien que nous parlions ici de Brhmanes et de Kshatriyas, parce que lemploi de ces mots facilite grandementlexpression des choses dont il sagit, il doit tre bien entendu que tout ce que nous disons ici ne sapplique pas

    uniquement lInde ; et la mme remarque vaudra toutes les fois que nous emploieront ainsi ces mmes termes sansnous rfrer expressment la forme traditionnelle hindoue ; nous nous expliquerons dailleurs plus compltement l-dessus un peu plus loin.

    2 A un point de vue un peu diffrent, mais nanmoins troitement li celui-l, on peut dire aussi que les petits mystres concernent seulement les possibilits de ltat humain, tandis que les grands mystres concernentles tats supra-humains ; par la ralisation de ces possibilits ou de ces tats, ils conduisent respectivement au Paradisterrestre et au Paradis cleste , ainsi que le dit Dante dans un texte du De Monarchia que nous citerons plus loin ;et il ne faut pas oublier que, comme le mme Dante lindi que assez clairement dans sa Divine Comdie, et comme nousaurons encore loccasion de le redire par la suite, le Paradis terrestre ne doit tre considr, en ralit, que comme

    une tape sur la voie qui mne au Paradis cleste .3Dans lancienne Egypte, dont la constitution tait nettement thocratique , il semble que le roi ait t

    considr comme assimil la caste sacerdotale par le fait de son initiation aux mystres, et que mme il ait t prisparfois parmi les membres de cette caste ; cest du moins ce quaffirme Plutarque : Les rois taient choisis parmi lesprtres ou parmi les guerriers, parce que ces deux classes, lune en raison de son courage, lautre en vertu de sa sagesse,

    jouissant dune estime et dune considration particulires. Quand le roi tait tir de la classe des guerriers, il entrait dsson lection dans la classe des prtres ; il tait alors initi cette philosophie o tant de choses, sous des formules et desmythes qui enveloppaient dune apparence obscure la vrit et la manifestaient par transparence, taient caches (Isiset Osiris,9, traduction Mario Meunier). On remarquera que la fin de ce passage contient lindication trs explicite dudouble sens du mot rvlation (cf.Le Roi du Monde, p. 38).

    4 Il faut ajouter que, dans lInde, la troisime caste, celle des Vaishyas, dont les fonctions propres sont celles delordre conomique, est admise aussi une initiation lui donnant droit aux qualifications qui lui sont ainsi communes

    avec les deux premires, drya ou noble et de dwija ou deux fois n ; les connaissances qui lui conviennentspcialement ne reprsentent dailleurs, en principe tout au moins, quune portion restreinte des petits mystres telsque nous venons de les dfinir; mais nous navons pas insister sur ce point, puisque le sujet de la prsente tude necomporte proprement que la considration des rapports des deux premires castes.

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    minemment les possibilits des fonctions infrieures1 ; il en est ncessairementainsi dans toute hirarchie vritable, cest--dire fonde sur la nature mme des tres.

    Il est encore un point que nous devons signaler ici, au moins sommairement etsans y insister outre mesure : ct des expressions d initiation sacerdotale etd initiation royale , et pour ainsi dire paralllement on rencontre aussi celles

    d art sacerdotal et d art royal , qui dsignent la mise en uvre desconnaissances enseignes dans les initiations correspondantes, avec tout lensembledes techniques relevant de leurs domaines respectifs2. Ces dsignations se sontconserves longtemps dans les anciennes corporations, et la seconde, celle d artroyal , a mme eu un destin assez singulier, car elle sest transmise jusqu laMaonnerie moderne, dans laquelle, cela va sans dire, elle ne subsiste plus, ainsi que

    beaucoup dautres termes et symboles, que comme un vestige incompris du pass.Quant la dsignation d art sacerdotal , elle a entirement disparu ; cependant,elle convenait videmment lart des constructeurs des cathdrales du moyen ge, au

    mme titre que celui des constructeurs des temples de lantiquit ; mais il dut seproduire ensuite une confusion des deux domaines, due une perte au moins partiellede la tradition, consquence elle-mme des empitements du temporel sur lespirituel ; et cest ainsi que se perdit jusquau nom de l art sacerdotal , sans doutevers lpoque de la Renaissance, qui marque en effet, sous tous les rapports, laconsommation de la rupture du monde occidental avec ses propres doctrinestraditionnelles3.

    1 On peut donc dire que le pouvoir spirituel appartient formellement la caste sacerdotale, tandis que lepouvoir temporel appartient minemment cette mme caste sacerdotale et formellement la caste royale. Cestainsi que, daprs Aristote, les formes suprieures contiennent minemment les formes infrieures.

    2 Il faut noter ce propos que, chez les Romains, Janus, qui tait le dieu de linitiation aux mystres, tait enmme temps le dieu des Collegia fabrorum ; ce rapprochement est tout particulirement significatif au point de vue dela correspondance que nous indiquons ici. Sur la transposition par laquelle tout art, aussi bien que toute science, peutrecevoir une valeur proprement initiatique , voirLEsotrisme de Dante, pp. 12-15.

    3 Certains fixent avec prcision au milieu du XVme sicle la date de cette perte de lancienne tradition, qui entrana la rorganisation, en 1459, des confrries de constructeurs sur une nouvelle base, dsormais incomplte. Il est remarquer que cest partir de cette poque que les glises cessrent dtre orientes rgulirement, et ce fait a, pour ce

    dont il sagit, une importance beaucoup plus considrable quon ne pourrait le penser premire vue (cf. Le Roi duMonde, pp. 96 et 123-124).

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    CHAPITRE III

    CONNAISSANCE ET ACTION

    Nous avons dit plus haut que les rapports des deux pouvoirs spirituel ettemporel doivent tre dtermins par ceux de leurs domaines respectifs ; rameneainsi son principe, la question nous parat trs simple, car elle nest pas autre chose,au fond, que celle des rapports de la connaissance et de laction. On pourrait objecter cela que, daprs ce que nous venons dexposer, les dtenteurs du pouvoir temporeldoivent aussi possder normalement une certaine connaissance ; mais, outre quils nela possdent pas par eux-mmes et quils la reoivent de lautorit spirituelle, cetteconnaissance ne porte que sur les applications de la doctrine, et non sur les principesmmes ; ce nest donc, proprement parler, quune connaissance par participation.La connaissance par excellence, la seule qui mrite vritablement ce nom dans la

    plnitude de son sens, cest la connaissance des principes, indpendamment de touteapplication contingente, et cest celle-ci qui appartient exclusivement ceux qui

    possdent lautorit spirituelle, parce quil ny a en elle rien qui relve de lordre

    temporel, mme entendu dans son acception la plus large. Par contre, quand on passeaux applications, on se rfre cet ordre temporel, parce que la connaissance n est

    plus envisage alors uniquement en elle-mme et pour elle-mme, mais en tantquelle donne laction sa loi ; et cest dans cette mesure quelle est ncessaire ceux dont la fonction propre est essentiellement du domaine de laction.

    Il est vident que le pouvoir temporel, sous ses diverses formes militaire,judiciaire, administrative, est tout entier engag dans laction ; il est donc, par sesattributions mmes, enferm dans les mmes limites que celle-ci, cest--dire dans les

    limites du monde quon peut appeler proprement humain , en comprenantdailleurs dans ce terme des possibilits beaucoup plus tendues que celles quon yenvisage le plus habituellement. Au contraire, lautorit spirituelle se fonde toutentire sur la connaissance, puisque, comme on la vu, sa fonction essentielle est laconservation et lenseignement de la doctrine, et son domaine est illimit comme lavrit mme1 ; ce qui lui est rserv par la nature mme des choses, ce qu elle ne peutcommuniquer aux hommes dont les fonctions sont dun autre ordre, et cela parce queleurs possibilits ne le comportent pas, cest la connaissance transcendante et

    1 Selon la doctrine hindoue, les trois termes Vrit, Connaissance, Infini sont identifis dans le Principesuprme : cest le sens de la formule Satyam Jnnam Anantam Brahma.

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    suprme 1 , celle qui dpasse le domaine humain et mme, plus gnralement,le monde manifest, celle qui est, non plus physique , mais mtaphysique ausens tymologique de ce mot. Il doit tre bien compris quil ne sagit pas l dunevolont de la caste sacerdotale de garder pour elle seule la connaissance de certainesvrits, mais dune ncessit qui rsulte directement des diffrences de natureexistant entre les tres, diffrences qui, nous lavons dj dit, sont la raison dtre etle fondement de la distinction des castes. Les hommes qui sont faits pour laction nesont pas faits pour la pure connaissance, et, dans une socit constitue sur des basesvraiment traditionnelles, chacun doit remplir la fonction pour laquelle il estrellement qualifi ; autrement, tout nest que confusion et dsordre, nullefonction nest remplie comme elle devrait ltre, et cest prcisment ce qui se

    produit lpoque actuelle.

    Nous savons bien que, en raison de cette confusion mme, les considrationsque nous exposons ici ne peuvent que paratre fort tranges dans le monde occidental

    moderne, o ce quon appelle spirituel na le plus souvent quun rapport bienlointain avec le point de vue strictement doctrinal et avec la connaissance dgage detoutes les contingences. On peut mme, ce sujet, faire une observation assezcurieuse : on ne se contente plus aujourdhui de distinguer le spirituel et le temporelcomme il est lgitime et mme ncessaire de le faire, mais on a la prtention de lessparer radicalement ; et il se trouve justement que les deux ordres nont jamais tmls comme ils le sont prsentement, et que, surtout, les proccupations temporellesnont jamais autant affect ce qui devrait en tre absolument indpendant ; sans douteest-il invitable quil en soit ainsi, en raison des conditions mmes qui sont celles de

    notre poque, et que nous avons dcrites ailleurs. Aussi devons-nous, pour vitertoute fausse interprtation, dclarer nettement que ce que nous disons ici ne concerneque ce que nous appelions plus haut lautorit spirituelle ltat pur, et quil faudrait

    bien se garder den chercher des exemples autour de nous. On pourra mme, si lonveut, penser quil ne sagit l que dun type thorique et en quelque sorte idal ,quoique, vrai dire, cette faon denvisager les choses ne soit pas entirement lantre ; nous reconnaissons bien quen fait, dans les applications historiques, il fauttoujours tenir compte des contingences dans une certaine mesure, mais nous ne

    prenons cependant la civilisation de lOccident moderne que pour ce quelle est,cest--dire pour une dviation et une anomalie, qui sexplique dailleurs par sacorrespondance avec la dernire phase duKali-Yuga.

    Mais revenons aux rapports de la connaissance et de laction ; nous avons eudj loccasion de traiter cette question avec un certain dveloppement 2 , et, parconsquent, nous ne rpterons pas ici tout ce que nous avons dit alors ; mais il estcependant indispensable de rappeler tout au moins les points les plus essentiels. Nousavons considr lantithse de lOrient et de lOccident, dans ltat prsent des

    1Dans lInde la connaissance (vidy) est, selon son objet ou son domaine, distingue en suprme (par) et non-suprme (apar).

    2La Crise du Monde moderne, ch. III.

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    choses, comme pouvant en somme se ramener ceci : lOrient maintient lasupriorit de la connaissance sur laction, tandis que lOccident moderne affirme aucontraire la supriorit de laction sur la connaissance, quand il ne va pas jusqu langation complte de celle-ci ; nous disons lOccident moderne seulement, car il enfut tout autrement dans lantiquit et au moyen ge. Toutes les doctrinestraditionnelles, quelles soient orientales ou occidentales, sont unanimes affirmer lasupriorit et mme la transcendance de la connaissance par rapport laction, lgard de laquelle elle joue en quelque sorte le rle du moteur immobile dAristote, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire que laction nait pas aussi sa placelgitime et son importance dans son ordre, mais cet ordre nest que celui descontingences humaines. Le changement serait impossible sans un principe dont il

    procde et qui, par l mme quil est son principe, ne peut lui tre soumis, donc estforcment immobile , tant le centre de la roue des choses 1 ; de mme,laction, qui appartient au monde du changement, ne peut avoir son principe en elle-mme ; toute la ralit dont elle est susceptible, elle la tire dun principe qui est au

    del de son domaine, et qui ne peut se trouver que dans la connaissance. Celle-ciseule, en effet, permet de sortir du monde du changement ou du devenir et deslimitations qui lui sont inhrentes, et, lorsquelle atteint limmuable, ce qui est le casde la connaissance principielle ou mtaphysique qui est la connaissance parexcellence2, elle possde elle-mme limmutabilit, car toute connaissance vraie estessentiellement identification avec son objet. Lautorit spirituelle, par l mmequelle implique cette connaissance, possde aussi en elle-mme limmutabilit ; le

    pouvoir temporel, au contraire, est soumis toutes les vicissitudes du contingent et dutransitoire, moins quun principe suprieur ne lui communique, dans la mesure

    compatible avec sa nature et son caractre, la stabilit quil ne peut avoir par sespropres moyens. Ce principe ne peut tre que celui qui est reprsent par lautoritspirituelle ; le pouvoir temporel a donc besoin, pour subsister, dune conscration quilui vienne de celle-ci ; cest cette conscration qui fait sa lgitimit, cest--dire saconformit lordre mme des choses. Telle tait la raison dtre de l initiationroyale , que nous avons dfinie au chapitre prcdent; et cest en cela que consiste

    proprement le droit divin des rois, ou ce que la tradition extrme-orientale appellele mandat du Ciel : cest lexercice du pouvoir temporel en vertu dune dlgationde lautorit spirituelle, laquelle ce pouvoir appartient minemment , ainsi que

    nous lexpliquions alors

    3

    . Toute action qui ne procde pas de la connaissance manquede principe et nest plus quune vaine agitation ; de mme, tout pouvoir temporel quimconnat sa subordination vis--vis de lautorit spirituelle est pareillement vain etillusoire ; spar de son principe, il ne pourra sexercer que dune faon dsordonneet ira fatalement sa perte.

    1 Le centre immobile est limage du principe immuable, le mouvement tant pris pour symboliser lechangement en gnral, dont il nest quune espce particulire.

    2 Par contre, la connaissance physique nest que la connaissance des lois du changement, lois qui sontseulement le reflet des principes transcendants dans la nature ; celle-ci tout entire nest pas autre chose que le domainedu changement ; dailleurs, le latin natura et le grec expriment lun et lautre lide de devenir .

    3Cest pourquoi le mot melek, qui signifie roi en hbreu et en arabe, a en mme temps, et mme toutdabord, le sens d envoy .

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    Puisque nous venons de parler du mandat du Ciel , il ne sera pas hors depropos de rapporter ici comment, daprs Confucius lui-mme, ce mandat devait treaccompli : Les anciens princes, pour faire briller les vertus naturelles dans le curde tous les hommes, sappliquaient auparavant bien gouverner chacun sa

    principaut. Pour bien gouverner leurs principauts, ils mettaient auparavant le bonordre dans leurs familles. Pour mettre le bon ordre dans leurs familles, ils travaillaientauparavant se perfectionner eux-mmes. Pour se perfectionner eux-mmes, ilsrglaient auparavant les mouvements de leurs curs. Pour rgler les mouvements deleurs curs, ils rendaient auparavant leur volont parfaite. Pour rendre leur volont

    parfaite, ils dveloppaient leurs connaissances le plus possible. On dveloppe sesconnaissances en scrutant la nature des choses. La nature des choses une foi scrute,les connaissances atteignent leur plus haut degr. Les connaissances tant arrives leur plus haut degr, la volont devient parfaite. La volont tant parfaite, lesmouvement du cursont rgls. Les mouvements du curtant rgls, tout lhommeest exempt de dfauts. Aprs stre corrig soi-mme, on tablit lordre dans la

    famille. Lordre rgnant dans la famille, la principaut est bien gouverne. Laprincipaut tant bien gouverne, bientt tout lempire jouit de la paix 1. On devrareconnatre quil y a l une conception du rle du souverain qui diffresingulirement de lide quon peut sen faire dans lOccident moderne, et qui le renddailleurs autrement difficile remplir, mais lui donne aussi une tout autre porte ; etlon remarquera particulirement que la connaissance est expressment indiquecomme la condition premire de ltablissement de lordre, mme dans le domainetemporel.

    Il est facile de comprendre maintenant que le renversement des rapports de laconnaissance et de laction, dans une civilisation, est une consquence de lusurpationde la suprmatie par le pouvoir temporel ; celui-ci, en effet, doit alors prtendre quilny a aucun domaine qui soit suprieur au sien, lequel est prcisment celui delaction. Cependant, si les choses en restent l, elles ne vont pas encore jusquau pointo nous les voyons actuellement, et o toute valeur est dnie la connaissance ;

    pour quil en soit ainsi, il faut que les Kshatriyas eux-mmes aient t dpossds deleur pouvoir par les castes infrieures 2 . En effet. comme nous lindiquions

    prcdemment, les Kshatriyas, mme rvolts, ont plutt tendance affirmer unedoctrine tronque, fausse par lignorance ou la ngation de tout ce qui dpasselordre physique , mais dans laquelle subsistent encore certaines connaissancesrelles, quoique infrieures ; ils peuvent mme avoir la prtention de faire passercette doctrine incomplte et irrgulire pour lexpression de la vritable tradition. Il ya l une attitude qui, bien que condamnable au regard de la vrit, n est pas

    1Ta-hio, 1re partie, traduction du P. Couvreur.

    2En particulier, le fait daccorder une importance prpondrante aux considrations dordre conomique, quiest un caractre trs frappant de notre poque, peut tre regard comme un signe de la domination des Vaishyas, dontlquivalent approximatif est reprsent dans le monde occidental par la bourgeoisie; et cest bien celle-ci qui domineen effet depuis la Rvolution.

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    dpourvue encore dune certaine grandeur1 ; dailleurs, des termes comme ceux de noblesse , d hrosme , d honneur , ne sont-ils pas, dans leur acceptionoriginelle, la dsignation des qualits qui sont essentiellement inhrentes la naturedes Kshatriyas ? Par contre, quand les lments correspondant aux fonctions socialesdun ordre infrieur arrivent dominer leur tour, toute doctrine traditionnelle,mme mutile ou altre, disparat entirement ; il ne subsiste plus mme le moindrevestige de la science sacre , et cest le rgne du savoir profane , cest--dire delignorance qui se prend pour science et se complat dans son nant. Tout cela

    pourrait se rsumer en ces quelques mots : la suprmatie des Brhmanes maintientlorthodoxie doctrinale ; la rvolte des Kshatriyas amne lhtrodoxie ; mais, avec ladomination des castes infrieures, cest la nuit intellectuelle, et cest l quen estaujourdhui lOccident, qui menace dailleurs de rpandre ses propres tnbres sur lemonde entier.

    On nous reprochera peut-tre de parler comme sil y avait des castes partout, et

    dtendre indment toute organisation sociale des dnominations qui neconviennent proprement qu celle de lInde ; et pourtant, puisque ces dnominationsdsignent en somme des fonctions qui se retrouvent ncessairement dans toutesocit, nous ne pensons pas que cette extension soit abusive. Il est vrai que la castenest pas seulement une fonction, quelle est aussi, et avant tout, ce qui, dans la naturedes individus humains, les rend aptes remplir cette fonction de prfrence touteautre ; mais ces diffrences de nature et daptitudes existent aussi partout o il y a deshommes. La diffrence entre une socit o il y a des castes, au vrai sens du mot, etcelle o il ny en a pas, cest que, dans la premire, il y a une correspondance

    normale entre la nature des individus et les fonctions quils exercent, sous la seulerserve des erreurs dapplication qui ne sont en tout cas que des exceptions, tandisque, dans la seconde, cette correspondance nexiste pas, ou, du moins, ne se rencontrequaccidentellement ; et ce dernier cas est celui qui se produit quand lorganisationsociale manque de base traditionnelle2. Dans les cas normaux, il y a toujours quelquechose de comparable linstitution des castes, avec les modifications requises par lesconditions propres tel ou tel peuple ; mais lorganisation que nous trouvons danslInde est celle qui reprsente le type le plus complet, en tant quapplication de ladoctrine mtaphysique lordre humain, et cette seule raison suffirait en somme

    justifier le langage que nous avons adopt, de prfrence tout autre que nousaurions pu emprunter des institutions ayant, par leur forme plus spcialise, unchamp dapplication beaucoup plus limit, et, par consquent, ne pouvant fournir les

    1 Cette attitude des Kshatriyas rvolts pourrait tre caractrise assez exactement par la dsignation de lucifrianisme , qui ne doit pas tre confondu avec le satanisme , bien quil y ait sans doute entre lun et lautreune certaine connexion : le lucifrianisme est le refus de reconnaissance dune autorit suprieure ; le satanisme est le renversement des rapports normaux de lordre hirarchique ; et celui-ci est souvent une consquence de celui-l,comme Lucifer est devenu Satan aprs sa chute.

    2 Il est peine besoin de faire remarquer que les classes sociales, telles quon les entend aujourdhui enOccident, nont rien de commun avec les vritables castes et nen sont tout au plus quune sorte de contrefaon sa nsvaleur ni porte, ntant nullement fondes sur la diffrence des possibilits impliques dans la nature des individus.

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    mmes possibilits pour lexpression de certaines vrits dordre tout fait gnral1.Il y a dailleurs encore une antre raison, qui, pour tre plus contingente, nest pasngligeable, et qui est celle-ci : il est trs remarquable que lorganisation sociale dumoyen ge occidental ait t calque exactement sur la division des castes, le clergcorrespondant aux Brhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers-tat aux Vaishyas,et les serfs aux Shdras ; ce ntaient pas des castes dans toute lacception du mot,mais cette concidence, qui na assurment rien de fortuit, nen permet pas moinsdeffectuer trs facilement une transposition de termes pour passer de lun lautre deces deux cas ; et cette remarque trouvera son application dans les exempleshistoriques que nous aurons envisager par la suite.

    1La raison pour laquelle il en est ainsi, cest que la doctrine hindoue est, parmi les doctrines traditionnellesayant subsist jusqu nos jours, celle qui parat driver le plus directement de la tradition primordiale; mais cest un

    point sur lequel nous navons pas insister ici.

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    CHAPITRE IV

    NATURE RESPECTIVEDES BRHMANES

    ET DES KSHATRIYAS

    Sagesse et force, tels sont les attributs respectifs des Brhmanes et desKshatriyas, ou, si lon prfre, de lautorit spirituelle et du pouvoir temporel ; et ilest intressant de noter que, chez les anciens Egyptiens, le symbole du Sphinx, dansune de ses significations, runissait prcisment ces deux attributs envisags suivantleurs rapports normaux. En effet, la tte humaine peut tre considre commefigurant la sagesse, et le corps de lion la force ; la tte est lautorit spirituelle quidirige, et le corps est le pouvoir temporel qui agit. Il est dailleurs remarquer que leSphinx est toujours figur au repos, le pouvoir temporel tant pris ici ltat non

    agissant dans son principe spirituel o il est contenu minemment , doncseulement en tant que possibilit daction, ou, mieux encore, dans le principe divinqui unifie le spirituel et le temporel, tant au del de leur distinction, et tant la sourcecommune dont ils procdent tous deux, mais le premier directement, et le secondindirectement et par lintermdiaire du premier. Nous trouvons ailleurs un symboleverbal qui, par sa constitution hiroglyphique, est un exact quivalent de celui-l :cest le nom des Druides, qui se lit dru-vid, o la premire racine signifie la force, etla seconde la sagesse1 ; et la runion des deux attributs dans ce nom, comme celle desdeux lments du Sphinx dans un seul et mme tre, outre qu elle marque que laroyaut est implicitement contenue dans le sacerdoce, est sans doute un souvenir delpoque lointaine o les deux pouvoirs taient encore unis, ltat dindistinction

    primordiale, dans leur principe commun et suprme2.

    1 Ce nom a dailleurs un double sens, qui se rfre encore un autre symbolisme : dru ou deru, comme le latinrobur, dsigne la fois la force et le chne (en grec ) ; dautre part, videst, comme en sanscrit, la sagesse ou laconnaissance, assimile la vision, mais cest aussi le gui ; ainsi, dru-videst le gui du chnes, qui tait en effet un des

    principaux symboles du Druidisme, et. il est en mme temps lhomme en qui rside la sagesse appuys sur la force. Deplus, la racine dru, comme on le voit par les formes sanscrites quivalentes dhru et dhri, comporte encore lide destabilit, qui est dailleurs un des sens du symbole de larbre en gnral et du chne en particulier ; et ce sens de stabilitcorrespond ici trs exactement lattitude du Sphinx au repos.

    2 En Egypte, lincorporation du roi au sacerdoce, que nous avons signale plus haut daprs Plutarque, taitdailleurs comme un vestige de cet ancien tat de choses.

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    A ce principe suprme des deux pouvoirs, nous avons dj consacr une tudespciale1 : nous avons indiqu alors comment, de visible quil tait tout dabord, iltait devenu invisible et cach, se retirant du monde extrieur mesure que celui-ci sloignait de son tat primordial, ce qui devait ncessairement amener la divisionapparente des deux pouvoirs. Nous avons montr aussi comment ce principe seretrouve, dsign sous des noms et des symboles divers, dans toutes les traditions, etcomment il apparat notamment dans la tradition judo-chrtienne sous les figures deMelchissdec et des Rois-Mages. Nous rappellerons seulement que, dans leChristianisme, la reconnaissance de ce principe unique subsiste toujours, au moinsthoriquement, et saffirme par la considration des deux fonctions sacerdotale etroyale comme insparables lune de lautre dans la personne mme du Christ. A uncertain point de vue, dailleurs, ces deux fonctions, rapportes ainsi leur principe,

    peuvent tre envisages comme tant en quelque sorte complmentaires, et alors, bienque la seconde, vrai dire, ait son principe immdiat dans la premire, il y a pourtantentre elles, dans leur distinction mme, une sorte de corrlation. En dautres termes,

    ds lors que le sacerdoce ne comporte pas, dune faon habituelle, lexercice effectifde la royaut, il faut que les reprsentants respectifs du sacerdoce et de la royauttirent leur pouvoir dune source commune, qui est au del des castes ; ladiffrence hirarchique qui existe entre eux consiste en ce que le sacerdoce reoit son

    pouvoir directement de cette source, avec laquelle il est en contact immdiat par sanature mme, tandis que la royaut, en raison du caractre plus extrieur et

    proprement terrestre de sa fonction, ne peut en recevoir le sien que par lintermdiairedu sacerdoce. Celui-ci, en effet, joue vritablement le rle de mdiateur entre leCiel et la Terre ; et ce nest pas sans motif que la plnitude du sacerdoce a reu, dans

    les traditions occidentales, le nom symbolique de pontificat , car, ainsi que le ditsaint Bernard, le Pontife, comme lindique ltymologie de son nom, est une sortede pont entre Dieu et lhomme 2. Si donc on veut remonter lorigine premire desdeux pouvoir sacerdotal et royal, cest dans le monde cleste quil faut lachercher ; ceci peux dailleurs sentendre rellement et symboliquement la fois3 ;mais cette question est de celles dont le dveloppement sortirait du cadre de la

    prsente tude, et, si nous eu avons donn ce bref aperu, cest que nous ne pourronsnous dispenser, dans la suite, de faire parfois allusion cette source commune desdeux pouvoirs.

    1Le Roi du Monde.2Tractatus de Moribus et Officio episcoporum, III, 9.A ce propos, et en relation avec ce que nous avons dj

    indiqu au sujet du Sphinx, il est remarquer que celui-ci reprsente Harmakhis ou Hormakhouti, le Seigneur desdeux horizons , cest--dire le principe qui unit les deux mondes sensible et suprasensible, terrestre et cleste ; et cestune des raisons pour lesquelles, aux premiers temps du Christianisme, il fut, en Egypte, regard comme un symbole duChrist. Une autre raison de ce fait, cest que le Sphinx est, comme le griffon dont parle Dante, lanimal deuxnatures , reprsentant ce titre lunion des natures divine et humaine dans le Christ ; et on peut encore en trouver unetroisime dans laspect sous lequel il figure, comme nous lavons dit, lunion des deux pouvoirs spirituel et temporel,

    sacerdotal et royal, dans leur principe suprme.3Il sagit ici de la conception trad itionnelle des trois mondes que nous avons explique ailleurs diverses

    reprises : ce point de vue, la royaut correspond au monde terrestre , le sacerdoce au monde intermdiaire , etleur principe commun au monde cleste ; mais il convient dajouter que, depuis que ce principe est devenu invisibleaux hommes, le sacerdoce reprsente aussi extrieurement le monde cleste .

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    Pour revenir ce qui a t le point de dpart de cette digression, il est videntque les attributs de sagesse et de force se rapportent respectivement la connaissanceet 1action ; dautre part, dans lInde, il est dit encore, en connexion avec le mme

    point de vue, que le Brhmane est le type des tres stables, et que le Kshatriya est letype des tres changeants1 ; en dautres termes, dans lordre social, qui est dailleursen parfaite correspondance avec lordre cosmique, le premier reprsente llmentimmuable, et le second llment mobile. Ici encore, limmutabilit est celle de laconnaissance, qui est dailleurs figure sensiblement par la posture immobile delhomme en mditation ; la mobilit, de son ct, est celle qui est inhrente laction,en raison du caractre transitoire et momentan de celle-ci. Enfin, la nature propre duBrhmane et celle du Kshatriya se distinguent fondamentalement par la

    prdominance dun guna diffrent ; comme nous lavons expliqu ailleurs 2 , ladoctrine hindoue envisage troisgunas, qualits constitutives des tres dans tous leurstats de manifestation :sattwa, la conformit la pure essence de lEtre universel, quiest identifie la lumire intelligible ou la connaissance, et reprsente comme une

    tendance ascendante ; rajas, limpulsion expansive, selon laquelle ltre se dveloppedans un certain tat et, en quelque sorte, un niveau dtermin de lexistence ; enfin,tamas, lobscurit, assimile lignorance, et reprsente comme une tendancedescendante. Lesgunas sont en parfait quilibre dans lindiffrenciation primordiale,et toute manifestation reprsente une rupture de cet libre ; ces trois lments sontdans tous les tres, mais en des proportions diverses, qui dterminent les tendancesrespectives de ces tres. Dans la nature du Brhmane, cest sattwa qui prdomine,lorientant vers les tats supra-humains ; dans celle du Kshatriya, cest rajas, qui tend la ralisation des possibilits comprises dans ltat humain3. A la prdominance de

    sattwa correspond celle de lintellectualit ; la prdominance de rajas, celle de ceque nous pouvons, faute dun meilleur terme, appeler la sentimentalit ; et cest lencore une justification de ce que nous disions plus haut, que le Kshatriya nest pasfait pour la pure connaissance : la voie qui lui convient est la voie quon pourraitappeler dvotionnelle , sil est permis de se servir dun tel mot pour rendre, assezimparfaitement dailleurs, le terme sanscrit de bhakti, cest--dire la voie qui prend

    pour point de dpart un lment dordre motif ; et, bien que cette voie se rencontreen dehors des formes proprement religieuses, le rle de llment motif nest nulle

    part aussi dvelopp que dans celles-ci, o il affecte dune teinte spciale lexpression

    de la doctrine tout entire.Cette dernire remarque permet de se rendre compte de la vritable raison

    dtre de ces formes religieuses : elles conviennent particulirement aux races dont

    1Lensemble de tous les tres, diviss ainsi en stables et changeants, est dsign en sanscrit par le termecompossthvara-jangama ; ainsi, tous, suivant leur nature, sont principalement en relation, soit avec le Brhmane, soitavec le Kshatriya.

    2LHomme et son devenir selon le Vdnta, ch. IV.3 Aux troisgunas correspondent des couleurs symboliques : le blanc sattwa, le rouge rajas, le noir tamas ;

    en vertu du rapport que nous indiquons ici, les deux premires de ces couleurs symbolisent aussi respectivementlautorit spirituelle et le pouvoir temporel. Il est intressant de noter, ce propos, que l oriflamme des rois deFrance tait rouge ; la substitution ultrieure du blanc au rouge comme couleur royale marque, en quelque sorte,lusurpation dun des attributs de lautorit spirituelle.

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    les aptitudes sont, dune faon gnrale, diriges surtout du ct de laction, cest--dire celles qui, envisages collectivement, ont en elles une prpondrance dellment rajasique qui caractrise la nature des Kshatriyas. Ce cas est celui dumonde occidental, et cest pourquoi, comme nous lavons dj signal ailleurs1, on ditdans lInde que, si lOccident revenait un tat normal et possdait une organisationsociale rgulire, on y trouverait beaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brhmanes ;cest aussi pourquoi la religion, entendue dans son sens le plus strict, est une chose

    proprement occidentale. Cest encore ce qui explique quil ne semble pas y avoir, enOccident, dautorit spirituelle pure, ou que tout au moins il ny en a pas quisaffirme extrieurement comme telle, avec les caractres que nous avons prcissdans ce qui prcde. Ladaptation religieuse, comme la constitution de toute autreforme traditionnelle, est cependant le fait dune vritable autorit spirituelle, au sensle plus complet de ce mot ; et cette autorit, qui apparat alors au dehors commereligieuse, peut aussi, en mme temps, demeurer autre chose en elle-mme, tant quily a dans son sein de vrais Brhmanes, et nous entendons par l une lite intellectuelle

    qui garde la conscience de ce qui est au del de toutes les formes particulires, c est--dire de lessence profonde de la tradition. Pour une telle lite, la forme ne peut

    jouer quun rle de support , et, dautre part, elle fournit un moyen de faireparticiper la tradition ceux qui nont pas accs la pure intellectualit ; mais cesderniers, naturellement, ne voient rien au del de la forme, leurs propres possibilitsindividuelles ne leur permettant pas daller plus loin, et. par consquents lautoritspirituelle na pas se montrer eux sous un autre aspect que celui qui correspond leur nature2, bien que son enseignement, mme extrieur, soit toujours inspir delesprit de la doctrine suprieure3. Seulement, il peut se faire aussi que, ladaptation

    une fois ralise, ceux qui sont les dpositaires de cette forme traditionnelle sytrouvent enferms eux-mmes par la suite, ayant perdu la conscience effective de cequi est au-del ; cela peut dailleurs tre d des circonstances diverses, et surtout au mlange des castes , en raison duquel il peut arriver se trouver parmi eux duhommes qui, en ralit, sont pour la plupart des Kshatriyas ; il est facile decomprendre, par ce que nous venons de dire, que ce cas soit possible principalementen Occident, dautant plus que la forme religieuse peut sy prter tout

    particulirement. En effet, la combinaison dlments intellectuels et sentimentauxqui caractrise cette forme cre une sorte de domaine mixte, o la connaissance est

    envisage beaucoup moins en elle-mme que dans son application laction ; si ladistinction entre l initiation sacerdotale et l initiation royale nest pasmaintenue dune faon trs nette et trs rigoureuse, on a alors un terrain intermdiaireo peuvent se produire toutes sortes de confusions, sans parler de certains conflits qui

    1La Crise du Monde moderne, p. 45 (2me dition).2On dit symboliquement que les dieux, lorsquils apparaissent aux hommes, revtent toujours des formes qui

    sont en rapport avec la nature mme de ceux qui ils se manifestent.3Il sagit encore ici de la distinction, que nous avons dj indique plus haut, de ceux qui savent et de

    ceux qui croient .

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    ne seraient mme pas concevables si le pouvoir temporel avait en face de lui uneautorit spirituelle pure1.

    Nous navons pas rechercher ici quelle est, des deux possibilits que nousvenons dindiquer, celle laquelle correspond actuellement ltat religieux du mondeoccidental, et la raison en est facile comprendre : une autorit religieuse ne peut pas

    avoir lapparence de ce que nous appelons une autorit spirituelle pure, mme si elleen a intrieurement la ralit ; cette ralit, il y a eu certainement un temps o elle la

    possde, mais la possde-t-elle encore effectivement 2 ? Ce serait dautant plusdifficile dire que, quand lintellectualit vritable est perdue aussi compltementquelle lest lpoque moderne, il est naturel que la partie suprieure et intrieure de la tradition devienne de plus en plus cache et inaccessible, puisqueceux qui sont capables de la comprendre ne sont plus qu une infime minori