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\ GREG LE LIBÉRATEUR DEUXIEME PARTIE d) Alec rie répondit pas tout de' suite. Il regardait l'Ecossais d'un air pensif, et puis il dit : Pourquoi avez-vous fait cela, monsieur Stewart ? Cela ? Quoi, cela ? Vous nous avez rendu service tout à l'heure, un service important. Pourquoi ? Mais, monsieur, dit en souriant l'Ecossais, c'est tout simple. Il n'y a pas là (de mystère. On vous l'a dit. Le pays ne peut pas s'arrêter, son pouls et sa circulation reste suspendus, parce que vous et moi ne pensons i pas de même sur le régime qui lui convient. Ces messieurs sont tous d'accord, et moi avec eux. sur ce point. Et s'il m'est permis de le dire, fit-il avec un nou- veau sourire qui ne fut pas sans grâce, quand nous désirons rendre service, ce n'est pas tellement à vous, c'est au pays. Poli- tiquement, je suis contre vous; mais je n'ai rien /contre l'Irlande. Il sourit encore gracieusement : Non pas même contre vous, en tant qu'hommes. Contre vos idées. Alec le considérait. Puis il dit : Alors, nous rendriez-vous un autre service encore ? Pourquoi pas ? Cela dépend. Qu'est-ce ? Voici. Vous étiez directeur des services financiers. C'est au sujet de l'income-tax. Un conseil pour le faire rentrer. <1) Voir La Revue du 15 mars 1918.

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GREG LE LIBÉRATEUR

DEUXIEME PARTIE d)

Alec rie répondit pas tout de' suite. Il regardait l'Ecossais d'un air pensif, et puis i l dit :

— Pourquoi avez-vous fait cela, monsieur Stewart ? — Cela ? Quoi, cela ? — Vous nous avez rendu service tout à l'heure, un service

important. Pourquoi ? — Mais, monsieur, dit en souriant l'Ecossais, c'est tout

simple. Il n'y a pas là (de mystère. On vous l'a dit. Le pays ne peut pas s'arrêter, son pouls et sa circulation reste suspendus, parce que vous et moi ne pensons i pas de même sur le régime qui lui convient. Ces messieurs sont tous d'accord, et moi avec eux. sur ce point. Et s'il m'est permis de le dire, fit-il avec un nou­veau sourire qui ne fut pas sans grâce, quand nous désirons rendre service, ce n'est pas tellement à vous, c'est au pays. Poli­tiquement, je suis contre vous; mais je n'ai rien /contre l'Irlande.

Il sourit encore gracieusement : — Non pas même contre vous, en tant qu'hommes. Contre

vos idées. Alec le considérait. Puis il dit : — Alors, nous rendriez-vous un autre service encore ? — Pourquoi pas ? Cela dépend. Qu'est-ce ? — Voici. Vous étiez directeur des services financiers. C'est

au sujet de l'income-tax. Un conseil pour le faire rentrer.

<1) Voir La Revue du 15 mars 1918.

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— Ah ! dit Stewart, là vous aviez réussi. Boycott parfait. Du beau travail. Les recettes ont trois ans de retard. »

— Justement, dit Greg, qui commençait à trouver l'Ecossais bon garçon.

— Oui, dit Stewart avec un petit soupir compatissant, et maintenant i l vous faut retourner votre propagande, et c'est difficile, parce que les gens sont toujours prêts à suivre quand on leur dit de ne pas payer, tandis que... Oh ! je comprends bien le problème. Voyez-vous, le point de vue est bien différent dès qu'on arrive aux affaires.

—• Il n'y a pas des points de vue, dit Joe raidemerit, i l y a des caractères.

— C'est une opinion, fit l'autre, paisible. Moi, dans mon, expérience, bien plus que des caractères, j 'ai vu des circons­tances.

— Eh bien ! intervint Alec, impatient, nous voulons re­prendre les recouvrements.

— Dame, fit Stewart avec un peu de malice, ce n'est pas moi qui ai brûlé les registres.

•— Vous vous moquez de nous, monsieur Stewart, dit Greg, prompt à relever cet humour.

— A Dieu ne plaise, monsieur ! Mais avouez que la situation prête à rire.

— D'accord, fit à son tour Alec, égayé. Mais que faire ? — Et les percepteurs' ? — Les percepteurs ? — Les percepteurs reçoivent copie des rôles. Ils les ont. — Ils ?... — Mais oui, monsieur. Tout le monde sait cela dans les

bureaux. — Voilà ! fit Alec, en montrant du geste O'Hanlon. Et le pauvre homme, dans son coin, s'effondra sous un

regard écrasant. — Demandez aux percepteurs, monsieur O'Hanlon. fit

doucement Stewart, pris de pitié. — Même cela, monsieur, cè serait inutile, fit le vieux timi­

dement. — Et pourquoi donc ? releva vertement Alec. — Ils ne répondront pas, Monsieur. Pas un ne nous reste.

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Tous s'en vont. Ils refusent de me connaître. Pas un ne m'a donné encore un document, un idice, une lueur.

— Ils ne me refuseraient pas, à moi, dit Stewart. — Vous, monsieur ? • — Assurément non. — Et vous seriez, à l'occasion, disposé ?... s'enquit Alec. — Pourquoi non ? Si mon gouvernement m'y autorise. — Vous êtes un homme précieux, monsieur Stewart. Stewart s'inclina sans répondre. Après cela i l y eut un petit

silence. Puis Stewart encore demanda : , — Est-ce tout cette fois, messieurs ? Et suis-je libre ? — Merci. Vous êtes libre. Il salua et gagnait ,1a porte, où déjà O'Hanlon, prudent,

s'était glissé, quand,il s'entendit rappeler : — Monsieur Stewart ! Derrière lui, d'un coup d'œil, Alec avait consulté Greg.

L'autre se retourna, la main sur le bouton, comme figé de sur­prise. ' '

— Monsieur Stewart, reprit Alec avec cet air distrait de l'homme qui suit sa pensée, monsieur Stewart, pourquoi... pour­quoi ne resteriez-vous pas à travailler quelque temps avec nous?

Joe Kavanagh bondit sur ses pieds. — Allons, cria-t-il, Alec, tu ne vas tout de même pas prendre

un Malcolm Stewart dans notre équipe ! Il à "son honnêteté comme nous la nôtre, cet homme. C'est impossible, pour lui autant que pour nous. Impossible.

— Monsieur Kavanagh a raison, dit Stewart avec une froi­deur extrême. La chose me semble impossible.

Mais Greg hochait la tête. ' — Et pourquoi donc, monsieur Stewart ? C'est au techni­cien que nous faisons ces ouvertures. Il ne vous serait demandé, et pour un temps fort limité sans doute, que des services techni­ques. Il ne s'agit que d'éviter une période de désordre, d'inutile malaise au pays. Est-ce que vos amis les banquiers, et vous même tout à l'heure avec eux, vous nous refusiez ce service ?

— Ces messieurs ne nous aiment pas, dit Alec. Mais ils le sentaient bien, et vous aussi, ce n'est pas nous qu'ils servent, ni même l'Etat, c'est le public.

— Pourquoi donc vous contredire à présent ? dit encore Greg.

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— Messieurs, répondit Stewart d'un air sérieux, vos ins­tances me touchent, j'en sens, vivement l'honneur et vous en remercie. Mais en toute candeur, je ne crois pas possible d'ac­cepter. Et pour vous en convaincre, je vous dois une profes­sion de foi, complète et sans détour. Je suis sujet britannique, fidèle au roi. Mais, en plus, je suis Ecossais, Ecossais des Hautes-Terres, où longtemps nous sommes restés Jacobites. D'un élan catholique. Et a ce double titre, tenu à donner des gages ; pour être aussi loyaliste qu'un Anglais protestant, i l me faut l'être doublement. Dans les derniers événements, non seulement j 'ai lutté, travaillé contre vous, mais j 'ai toujours poussé, par devoir de conscience, aux mesures extrêmes. S'il n'avait tenu qu'à moi, jamais les négociations en cours ne se seraient ouvertes, et vous seriez peut-être tous quatre à six pieds sous terre. Je m'excuse de ma rudesse. Elle n'est pas provocation, elle est fran­chise. Et en vous disant franchement quel homme je suis, elle n'a d'autre but que de vous convaincre. Le voudrais-je, mes­sieurs, que 3e ne puis vous servir. Dans la nouvelle Irlande, étant ce que je suis, qui pourrait m'accorder confiance ?

— Nous, dit Alec. • — Précisément, dit Greg, à cause de cette franchise. ' — Admettons. Même ainsi, que de conditions j'aurais à

faire qui sont pour moi.sine qm non, et rendent la chose inima­ginable !

— Par exemple ? — Par exemple, de garder à la Banque d'Ossory mon siège,

qui me garantit l'indépendance matérielle. — Accordé. — De rester dans les cadres britanniques, qui me détache­

raient seulement en. mission. — Entendu. C'est un arrangement qui vous regarde. — Surtout, je ne puis être que chef de service. Ayant servi

l'autre régime, i l m'est impossible d'être subordonné à aucun fonctionnaire du nouveau.

— Etre le maître, nous faire la loi, ou bien rien, siffla Joe, qu'envahissait une colère blanche.

— Là, vous exagérez, monsieur, reprit Stewart, avec une courtoisie extrême. Au-dessus du directeur, i l y a le ministre, qui décide en dernier ressort. C'est vous qui seriez les ministres. Mais un dernier point. Un grand service ne marche bien qu'en

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coopération constante avec les services parallèles. Si je reste à la tête du mien, i l faut que mes anciens collègues gardent" la tête des leurs. Deux d'entre eux, au moins.

— Qui cela ? N

— Messieurs Smith, des douanes... — Un Anglais ! r*- Ouü. Et Rhys, de Yexcise. Lui est Gallois.

_— Et alors ? conclût Lynch avec son ton direct. —- Alors, messieurs... dans ces conditions... évidemment, je

ne puis maintenir un non absolu... je consulterai mes collègues... c'est à voir. , -

Il prit congé. Dès que Malcolm Stewart eut refermé la porte, Joe Kava-

nagh, blême de passion, sauta de nouveau sur ses pieds. — C'est sérieux ? Vous voulez imposer cet homme ? Toi,

Alee ? Toi, Greg ? — Mais oui, mon vieux, mais oui, fit Greg d'un air excédé. Et dans le contraste entre les deux hommes, celui-là tendu

comme un archet, maigre et dur, avec ce regard flambant d'une flamme froide, celui-ci lourd et yentru, affaissé déjà sur son siège, avec cette face grasse aux traits mous, à l'épaisse lèvre retombante et désabusée, aux vifs yeux noirs trop intelligents, dans ce contraste i l y avait toute une lumière.

— On ne peut pas se nourrir d'exclusives... Tu arrives du Munster, tu as vécu trois semaines enivrantes, tu reviens plein de feu; et tu te figures... Tu ne sais pas les difficultés qui nous pleuvent chaque jour sur la tête, Joe. Des experts, ça ne se fabrique pas en un jour. Tu as vu, cette affaire de Yincome-tax, i l t'a débrouillé ça en un tournemain, ce type... Et son influence dans les milieux de finance !... Non, vraiment, tu sais, tu n'es pas raisonnable.

— Je refuse de discuter, coupa Joe, sèchement. S'il y a des choses que tu ne sens plus, tant pis pour toi. Je m'oppose à ce que ce monsieur tienne de nous un emploi quelconque. Je vous demande à tous deux : qu'est-ce que vous faites ? Et je vous préviens que c'est grave.

— Oh ! mais, fit Alec, avec cette façon juvénile et brutale qu'il avait de se retourner tout d'une pièce, comme un garçon trop grand et gêné de sa taille, de son trop-plein de.vie, oh !

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mais, fit-il, raison de plus pour qu'on le garde !'Qu'est-ce que c'est que ces façons de maître d'école ? m

Joe le regardait dans les yeux, des yeux qui ne se baissaient pas, avec une espèce de tristesse acre. Il ouvrit la bouche, mais l'autre, lancé, lui coupa la parole : V

— Ah ! non, chacun son tour ! Nous sommes tous égaux ici ; personne n'est le patron, pas même toi. Je n'ai pas, Greg n'a pas davantage à s'excuser. Nous, sommes-là, tous deux, à faire notre possible, de" notre mieux... pataugeant bravement dans une pétaudière dont tu n'as pas idée.-. Et toi tu viens, tu interdis, tu ordonnes... Ma parole, c'est à crever de rire. D'abord, avant de tant crier, mets-toi donc un instant à notre place, toi qui es si malin : que veux-tu faire ?

— Du papier-monnaie à nous. Le cours forcé. En attendant, m'empoigner ces banquiers-là, et leur donner douze heures pour faire les fonds d'urgence. La réquisition et, si besoin est, le pelp-ton d'exécution. La patrie en danger. Voilà.

— Connu, s'esclaffa Greg. La conscription des fortunes Prendre l'argent là où i l est.

— Exactement. — Le malheur, c'est qu'en vingt-quatre heures i l ne serait

plus nulle part. Volatilisé ! Voilà vingt ans que j'en manie, de l'argent, dans les affaires, mon vieux : banques, assurances, vérification de l'income-tax. Je sais ce que c'est, l'argent. Mieux que toi. Si tu lui fais peur — surtout des gens comme nous, qui venons de la rue — adieu paniers, vendanges sont faites.

— C'est au séminaire que tu as appris ces belles façons de raisonner ? reprit Alec. En scolastique, ça marche peut-être. Quand il s'agit de choses et d'hommes, c'est une autre paire de manches ; quand il s'agit d'administrer...

— Il ne s'agit pas d'administrer, coupa Joe violemment. Il s'agit d'affranchir.

— Mais si, mon vieux, mais si, protestait Greg avec un petit geste, indulgent et paterne, de sa courte main grasse, mais si... Nous sommes sur la terre, Joe, nous ne sommes pas dans la lune. Redescends ! Nous sommes dans la vie, dans les à-péu-près, dans le va-et-vient et les démentis et le dur marché de la vie. Tu ne tailleras pas là-dedans avec les ciseaux de ta logi­que. Marchander; c'est vivre. Tu të cabres à la première conces-

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sion ? Eh bien ! je te prédis, moi, qu'avant de toucher au but, nous en ferons bien d'autres...

—• Vous les ferez sans moi . Il avait retrouvé son air froid, mis son chapeau. — C'est sérieux ? lui dit Aleç en ayant l'air de plaisanter

encore à demi. Tu t'en vas ? < \ — Qu'ai-je encore à faire avec vous ? — Alors, quoi ? Tu nous soupçonnes ? demanda Je grand

gars du même ton égayé. — Davantage, Alec, fit la froide voix incisive.. Je vous'sur­

veille. Adieu. . ' — Oui, oui, ça va, fais ta mauvaise tête ! A demain. —- On t'attendra, dit le gros, conciliant. Mais alors, McGuirck, de son air pesant, se leva à son tour,

lui qui n'avait rien dit, et se couvrant sans en plus dire, gagna la porte.

— Toi aussi ? fit Alec. Mais qu'est-ce qu'ils ont, ce soir ? Où vas-tu ?

— Chez nous, dit-il avec son air placide. Avec les gars. — Mais qu'as-tu ? — J'en ai soupe. — Soupe ? Soupe de quoi ? — De toutes vos raisons... Je n'y comprends pas grand-chose,

et d'ailleurs ça m'embête. Mais je vois bien que vous ne Jouez plus le jeu. Toi... Greg... je vois bien que vous n'êtes pas francs. .

— Jerry, tu ne vas pas nous faire ça, dit Alec avec une vraie tristesse. *

II lui barrait la route, la main sur l'épaule, en camarade. Ce fut inouï : comme un éclair, le pistolet jaillit âu poing de l'autre et, sans même élever la voix • :

— Place ! grogha-t-il. Ecarte-toi, Lynch, ou sinon... — Si c'est comme ça..., dit le grand Alec. Et il s'effaça en soupirant. Joe était sur le seuil encore. — Tu vois..., lui dit Alec avec reproche. — Naturellement, fit Joe avec un sourire coupant, naturelle­

ment,, c'est ma faute.

N'importe ! Alec et Greg ne s'inquiétaient pas outre mesure. Il reviendrait. Ils reviendraient. On s'était empoigné. Eh bien ! après ? Etait-ce la première fois ? On en avait vu d'autres, et

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»qui n'avaient pas laissé trace. Non, à y réfléchir bien posément, tes deux ne regrettaient rien. De sang-froid, ils s'applaudissaient même d'avoir tenu bon. Stewart, un danger ? quand la décision finale, le contrôle suprême leur restait toujours ; quel enfan­tillage, et quel manque de confiance en soi ! Le vrai, c'est que pour le moment on en avait besoin ; et en coup de tête, avec son allant endiablé, Lynch avait lonclu l'accord avec le ministre anglais et sur-le-champ nommé, installé Stewart, Smith, Rhys. Et ils faisaient merveille : sans bruit, sans secousse, leurs ser­vices se remettaient tout doucement en marche. Non, point de regrets. Et même, disait maintenant Greg, avec cette finesse qu'ont souvent les gros hommes, c'était peut-être une béné­diction, ce choc net entre eux, et l'échec de Joe. Ils auraient pu avoir la tentation de lui céder, sans raison bien forte, par amitié, respect pour son beau caractère, par siriiple esprit de concilia­tion aussi: mais s'ils eussent cédé cette fois-là, i l eût fallu tou­jours céder. C'était fonder la tyrannie. D'autant que, ils le sen­taient bien, une barre d'acier comme ce Joe avait pu être sans prix pouf raidir un soulèvement ; mais quand on arrivait aux affaires, elle risquait de gêner, de nuire. Ils attendaient donc" son retour sans grande inquiétude, d'avance la main tendue.

Mais Joe ne revenait pas. Un jour passa, puis trois, puis huit : point de Joe. Les deux se regardaient parfois, déconfits, et aussi un peu déçus dans leur affection. Ils n'auraient pas cru cela de lui... McGuirck avait disparu. Il était quelque part, là-bas dans son comté, vers Thurles ou Cashel, à remâcher sa bile.

— Quelle brute ! disait Gre£ avec une sorte d'admiration. Et tout à coup, hein ? Sans cause, comme un dindon, comme un taureau. Sais-tu qu'il m'a fait peur, mon pauvre Alec ? J'ai cru qu'il tirait.

— J'en étais Sûr, moi, répondit le grand gars. C'est bien pour ça que je me suis garé. ' ' •

Et de rire... Mais ils ne pouvaient même s'attarder, ni songer davantage

à ceux qui boudaient. Des tâches accablantes les absorbaient, qui ne pouvaient attendre : négociations à Londres, à Belfast, à Dublin. Et tant d'autres affaires, qu'il fallait mener de front, diverses, hachées, jamais finies, inexorables ! Toile immense de Pénélope dont, tous lés matins» avec un courage las-et têtu, ils se mettaient^ reprendre les fils échappés pendant la nuit.

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Le pis est que, malgré tant d'efforts, leur travail surhumain, au fond, sans comprendre comment, ils se sentaient minés par un grignotement invisible. C'était comme si la vie se retirait d'eux. Et puis des rapports déplaisants arrivèrent : Joe Kaya-nagh travaillait l'armée volontaire ; Joe Kavanagh soutirait leurs hommes. Ils ne l'avaient pas senti tout de suite parce que les chefs, les seuls qu'ils.vissent, leur étaient, sauf Jerry, demeurés fidèles, dociles au prestige d'Alec Lynch. Mais les hommes, sur qui l'ascendant personnel n'agissait pas, plus bor­nés d'ailleurs, fanatiques et. comme tels, prompts, au soupçon, se détournaient de lui, passaient à Kavanagh ; ruisselets qui, de jour en jour, croissaient en nombre, en volume. Voilà donc d'où ça leur venait, cette impression de main fermée sur la poi­gnée de sable qui coule entre les doigts...

€ette fois, fini de plaisanter. Et Greg, son éternel sourire disparu de sa grasse face laide et spirituelle, regardait soucieu-' sement dans le vide : que l'Angleterre eût vent de cette faille dans le bloc (et la ville fourmillait d'espions), quel surcroît de faiblesse en eux, déjà si faibles, pour traiter avec elle ! Tout ce qu'on pourrait pour empêcher la chose de s'ébruiter, tout, i l fallait le faire. N'y aurait-il pas moyen de rétablir le contact, de lui montrer sa gaffe, à cet imbécile de Joe ? Car, pas de: doute, le pis, c'est que ses intentions étaient pures, i l croyait accomplir un devoir ! Et i l revenait à Greg un petit sourire, mais triste. Alec, lui, était moins calme : Joe Kavanagh, lui faire ça, lui jouer ce tour, à lui, Lynch, un ami, presqu'un frère et... Lynch ! Qu'on lui dérobât la force, à lui qui n'était qu'action, énergie, cette idée-là le rendait fou. Et, ramené à sa pente de naguère, i l pensait que les gens qui deviennent encombrants, i l y a bien des moyens, en douceut, de les pousser de côté... En tout cas, maintenant, à toute vitesse, pour rétablir l'équilibre, i l se bâclait une force neuve; i l recrutait des hommes, et sans plus choisir, à prix d'argent,, comme les Anglais^N'importe qui, chômeurs chroniques, ex-soldats britanniques épars dans le pays, voyous du pavé de Dublin, gars de ferme attirés par les « trois et six » journaliers, tout lui était bon, il prenait tout. Na­turellement, les hommes de Joe, volontaires, autrement solides, traversaient ses plans autant qu'ils pouvaient. En gare de Mary-boro. avertis du passage, ils mirent la main sur trois cents mousquetons de l'ancienne police royale débandée. Ils arrê-

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talent les recrues et. sous menace. lés renvoyaient dans leurs • villages. La grosse Molly tremblait, à voir revenir les jours de

guerre, et d'une guerre bien plus terrible : la guerre entre Irlandais. Elle en avait assez de trembler pour la vie de son homme, le pain de ses enfants ; et, tout en brûlant force cierges, elle harcelait les deux hommes, les suppliant d'être prudents, de céder. Qu'ils démissionnent plutôt, qu'ils laissent les autres dans le pétrin ! Mais non t Alec sauta le pas : d'un coup il acheta douze mille fusils aux Anglais ; et lord James Beau-champ, ayant un ordre, livra les cartouches, impassible. Greg laissait faire ; mais quand Alec, avec l'emballement des jeunes, et cette habitude des méthodes sommaires, éclatait contre Joe en menaces furieuses, moitié vantard et moitié sincère, préten­dait en débarrasser le plancher, l'ainé l'arrêtait net. Assez de ces histoires-là ! Il ne voulait pas en entendre parler, il ne vou­lait pas de bruit. La nécessité, c'était de taire leur querelle. De laver leur linge sale en famille, non sur la place. Même, à pré­sent, pensif, il se demandait pourquoi les Anglais leur avaient passé les fusils si facilement. Pourquoi ? Dans quel but ?

Dans le nord, les choses s'aggravaient. La population protes­tante s'armait, désarmai* les - papistes. Le sang coulait. Un député'loyaliste avait été tué raide, en sortant de chez lui ; et le matin suivant on avait trouvé dans son cabaret, alignés comme des saumons, le cabaretier catholique, sa femme et ses cinq fils, criblés de balles. Par qui ? Mystère, comme toujours. Et les troupes que les Anglais retiraient du sud, au lieu de leur faire passer l'eau, ils lès concentraient là-haut, à trois heures de Dublin. Autour des deux hommes les loups formaient le cercle.

• Et puis vinrent ces jours de décembre où il fallut conclure, sigtfer ou rompre. Cette nuit-là, la nuit tragique du 6, Lloyd George, revêtant son air le plus pathétique et le plus vénérable, leur donnait douze heures pour signer ou voir la guerre repren­dre. Tous deux, avec Haïloran. uneMernière fois se consultèrent. Ils pesaient le pour et le contre, scrupuleusement. Pour eux-mêmes, guerre ou non, il ne leur semblait pas, le cœur sur la main, qu'ils eussent petir. Au contraire, ils le savaient bien, c'est en signant qu'ils risquaient leur vie : que d'abandons qui crevaient le cœur, la République, les rades concédées à la flotte anglaise, surtout l'Ulstef I Mais enfin, tout humiliés qu'ils fus-

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sent par le statut de Dominion, l'essentiel était acquis, armée, finances, école, et le pays si las ! Ils signèrent.

Et sitôt le vote du Parlement acquis de justesse, à quelques voix, McGuirk et ses bandes saisissaient Cork et Limerick, Joe, à Dublin, le Palais de Justice. C'était un monument immense, en quadrilatère, bâti au xvnr dans la manière pompeuse du temps, dôme, frontons, colonnade, les grilles de la façade don­nant sur la Liff ey. De la) qui voulait barrait le cours du fleuve. De l'autre bord, on'voyait, dépassant les hauts murs d'encteihtë, courir d'un glissement égal la tête des sentinelles qui, ponc­tuelles, arpentaient le chemin de ronde. Des matelas pris à l'hôtel voisin, dés sacs bourrés des actes judiciaires et des pièces d'archives aveuglaient les vastes fenêtres de granit. De temps en temps, Une corvée, sous la garde de ses échelons de protec­tion, sortait en force au ravitaillement, déménageant épiciers, bouchers, boulangers, et laissant derrière elle, en sa correction dérisoire, ses bons de réquisition. Il y avait quatre cents hom­mes là-dedans. Et, contemplant de loin la forteresse inexpu­gnable, l*yriçh se sentait devenir enragé. • .

Car à présent, comme bien on pense,, lord James, en dépit de ses engagements, refusait d'évacuer le Phœnix Park. Où était le Gouvernement, si | quelques têtes brûlées pouvaient se retrancher au cœur de la capitale et y faire la loi, sans que nul les mît au pas ? Il y avait un traité, d'accord ; mais quelle auto­rité pour en garantir désormais 'exécution ? Greg voyait bien où i l voulait en venir ; mais, tête froide et madrée sous son épaisse enveloppe rustaude, i l ne répondait rien, ne bougeait pas, se mettait en boule : dans l'immense péril, toute son intel­ligence, toute sa vertu étaient d'attendre.

Cela même, hélas ! serait-ce encore longtemps possible ? Ils savaient la montée Constante des effectifs britanniques en Ulster : aujourd'hui, cinquante mille réguliers et plus. Derrière, prête à les soutenir, la population protestante, armée, jusqu'au dernier garçon, peut-être cent mille hommes.de réserves. Une figure nouvelle et sinistre, le maréchal sir Hugh Trench, se voyait bien souvent ces temps derniers rà Belfast. Un des grands soldats de la Grande Guerre, i l était, très aimé là-haut, étant né en Irlande, comme lord James, et comme lui, ennemi de tout ce qui était irlandais. A Londres, i l était l'idole des ultra-conserva­teurs, aristocratie, armée, marine ; on chuchotait qu'une dou-

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zaine de grandes familles, en sa faveur, avaient fourni des fonds illimités, s'il voulait soulever les garnirons d'Ulster et marcher sur Dublin : n'était-ce pal' ainsi, par le raid Jameson, qu'avait commencé l'affaire du Transvaal ? Et qu'était-ce pouf lui, avec son haut grade, cet immense prestige, en jouant de leur patrio­tisme, que d'entraîner quelques colonels et derrière eux, pour lui Ulstérien, de jeter tout ce fanatique tester ? Pris à revers par Kavanagh, les deux se sentaient au cœur, déjà, la pointe de l'ennemi. '

Que faire ? La tactique de Greg, attendre et voir venir, ne suffisait plus. Alec et l'offensive reprenaient le meilleur. Agir. Mais comment agir ? II y avait bien les envies d'Àlec, dont i l ne parlait plus, .mais qu'on sentait revenues le hanter, à certains silences, à des accès de rage sombre. Elles' n'arrangeraient rien. Au contraire. Alors Greg, prudemment, poussa un pion .: une rencontre avec Kavanagh.

A la porte,, Alec trouva une voiture de Volontaires, armés de longs parabellums qu'ils portaient ouvertement, postés en sentinelles au delà du jardin. Et, dans la ruelle de derrière, i l en vit autant, en montant ^escalier. Peste, l'Armée républi­caine se gardait ! Pour ui, beau joueur, i l arrivait seul — ni un soldat, ni un détective—par chic, bravade chevaleresque, obscur besoin de confiance, sentiments qui étaient tout lui, toute cette nature spontanée et facile qui avait besoin de bonheur et qui, d'instinct, vouait le créer en y croyant. E$ quand.il entra, se jeta plutôt dans le salon, avec cette grande foulée souple et déhanchée qui sentait le peuple, mais aussi l'enfant, l'animal simple et sain, avec cette fraîcheur aussi dans le sourire, Joe lui-même en fut remué. N'importe, i l ignora la main tendue :

— Non, Alec, dit-il avec une visible douceur. Pas mainte­nant. Tout à l'heure, je ne dis pas. Mais alors, en conclusion. Que nous veux-tu ?

Car i l avait amené ses trois lieutenants, Pat Connolly, Tom O'Rourke et Jim Riordaift des anciens qu'Alec connaissait bien, et qu'il regardait avec tristesse. • ;

— Tu le sais. Vous le savez. Ça ne peut pas durer. Tout nous menace. Revenez avec nous !

— Reviens avec nous, toi ! Nous n'avons pas bougé, nous.

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C'est toi qui nous as. quittés. Nous revenir, c'est te revenir à toi-même.

— Ecoute, Joe, i l est trop tard pour faire des phrases. Si nous n'arrivons pas à nous recoller, demain nous périssons, voilà le fait. Non, non, une minute, laisse-moi dire ! La politique, Joe, ce n'est pas une algèbre ; je vais, te dire ce que c'est, Joe, j'y ai bien réfléchi : c'est l'art du possible. Ou bien elle vous fait casser la tête contre les murs. Voyons, Joe, voyons, vous autres, n'y mettez donc point d'amour-propre, regardez les cho­ses en face : dix-huit mois de guérilla, un petit pays, désarmé, pauvre — et maintenant, divisé encore ! Vous le sentez qu'il faut avancer par étapes, s'organiser provisoirement sur les positions conquises, quitte plus tard à... Allons, soyez francs, pourrions-nous reprendre la lutte ?

La voix froide de Joe s'éleva : — Alors, pourquoi accepter qu'elle s'arrête ?j — Dis donc, Tom, fit la voix rieuse de Pat Connoljy, vingt

ans au plus, ronde et rose figure d'adolescent au poil frisé de bouvillon, tu vois ça impossible, toi, de reprendre le .chemin des collines ?

Et Tom O'Rourke, qui en avait bien quarante, très chauve, avec un grand nez courbe dans une face anguleuse toute bleue d'une barbe drue et rase, Tom se mit à rire, silencieusement, comme aussi riait Jim. Alec soupira, et reprit :

, -— Nous sommes faibles, Joe. L'apparence du pouvoir, Greg et moi, nous l'avons, oui. Mais la réalité ? Dans dix ans, peut-être. Mais aujourd'hui ? Tout est à créer, tout nous manque. Tu vois que je ne cache rien. Quelle prise avons-nous sur le pays ?

— Vous en auriez si... — Oui, je sais, toujours tes recettes : la réquisition, la pri­

son, la mort. Admettons. Quel résultat ? Elles ont si bien réussi, ces recettes-là, même à la Révolution ! Qu'ont-elles produit ? Les assignats, la ruine, la faim, l'anarchie...

— La liberté. — Pas pour longtemps. Et, en attendant, pendant vingt

années la guerre, l'invasion, la France à feu et à sang... — La liberté veut un accouchement pénible. Opération san­

glante. >.

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— Et c'est ça que tu souhaites à l'Irlande ? EH bien V va-t'en le dire devant le peuple, et tu verras comme tu seras reçu.

— Oh ! mais moi, dit Joe dédaigneusement, je ne vis pas de votes.

Et les trois hommes de Joe pouffèrent encore sans mot dire. — Riez, mes gaillards, fit Lynch avec line sorte d'ardeur

sombre, vous ne me ferez pas sortir de mes, gonds. Je ne veux pas.

Et, soudain furieux : •— Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes quatre imbéciles. — Tu étais comme nous hier; Greg l'était. Si nous n'avions

pas été fous, pas promis l'indépendance ou la mort, aurions-nous levé uii seul volontaire ? Àvais-tu le droit de faire tuer les gens pour moins ?

— M'accuses-tu de mauvaise foi, Joe 'i Non ? Pas encore ? Bon. Eh bien î suppose qu'à présent, de plus haut, je voie plus loin, je reconnaisse que j 'ai trop présumé de nos forces. Alors, sous prétexte que j 'ai donné l'ordre d'attaquer sur la tranchée

• d'en, face, même si j'aperçois les fils de fer intacts, i l faut m'obstiner dans mon ordre, et faire tuer mes gens ? Dis-moi ça, Joe : si nous avons, sincèrement, honnêtement, conscience d'avoir fait erreur, que faut-il faire ?

— Va-t'en ! — Non, je refuse. Vous autres, avec votre entêtement ou

votre bêtise, je «ne sais lequel, vous êtes les mauvais chefs qui allez faire massacrer mes bonshommes. Je ne m'en irai pas, Greg et moi, nous avons le pays avec nous. Ah !' Joe, tu peux sourire... *

— Dis donc, Lynch, fit O'Rourke, quand tu nous comman­dais, i l y a quelques mois, est-ce que tu lui demandais son avis, au pays ? v

— Et puis, tenez, garçons, reprit passionnément Alec, sans même entendre, je vais vous dire autre chose, comme à des frè­res, quelque chose dé secret, de profond, plus fort que tout. Greg et moi, nous savons que nous pouvons sauver l'Irlande. Nous le sentons dans la moelle de nos os. Nous sentons que nous sommes capables de faire quelque chose, de fonder un Etat, de réussir. Et, à cause de1 cela, nous voulons réussir. Nous voulons gouver­ner : non pour l'argent, ni pour l'orgueil, je le jure ; non5 ! pour gouverner, pour faire ce,quelque chose que nous, nous seuls,

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pouvons faire. Ah ! ayez donc confiance, aidez-nous donc à gouverner !,

— Oh ! gouverne si tu veux, Lynch, s'esclaffa Connolly, je ne s'empêche pas. Tu as envie d'être ministre, toi, Tom ? ,

— Ecoutez encore. Vous allez tout connaître ; une fois au courant, i l me semble impossible que... Savez-vous que les trou­pes en Ulster augmentent d'heure en heure ? Que Trench a des crédits illimités ? Que, d'un jour à l'autre, i l peut t passer à l'attaque ? Et s'il attaque, que faites-vqus ?

—Mais on te paie un verre, mon vieux, fit Pat. Ça nous arrange.

— Bien sûr, dit le sage Tom. Tu n'as plus qu'à te battre. Et forcément tu nous reviens. Dommage que nous manquions d'agents provocateurs...

— Enfin, intervint posément Jim Riordan, qui n'avait en­core rien dit, pourquoi donc veux-tu qu'on soit plus bête que toi ? " . \

Alec, à bout d'arguments, désespéré, vaincu, fit un grand geste, qui renonçait, et, se taisant, i l regardait par terre. Les autres le regardaient. Et, après un temps, de sa voix pensive, absorbée, Joe parla, parfois comme à lui-même :

— Oui, c'est le point de divergence. Pour eux, l'Irlande est une affaire... Oh ! rien d'agressif là-dedans pour vous deux, rien d'outrageant... Non pas une affaire où remplir vos poches, point du tout : une affaire que vous voulez administrer, voir prospérer, grandir. Pour nous... pour nous, je crois que c'est une idée... Gouverner ? -Tu veux gouverner ? Gouverner quoi ? Tu nous demandes de t'aider ? Nous n'avons rien à te donner qui se gouverne. Gouverner ? Tant que tu voudras. Plus tard. Un pays libre. Mais quand nous l'aurons fait libre. Tu es ambi­tieux, Alec. Greg est ambitieux. Je ne dis pas cela en manière de reproche. C'est légitime. Vous .voulez régner ? Plus tard. Quand nous aurons fait notre travail. Et en attendant, ne vous mettez pas dans notre chemin — ou gare ! L'Irlande, oui, c'est cela : une idée, la liberté... et un amour. Tu nous dis que la masse est pour toi, que le pays va à la ruine ; qu'est-ce que tu veux que ça nous fasse ? L'Irlande est une âme, ou bien elle n'est rien. Qu'elle soit ruinée, qu'est-ce que ça me fait, si elle est libre ? Et si elle n'est pas libre, j'aime mieux la voir morte. Quant à la masse, elle est pour toi, paraît-il ; grand bien te

1

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fasse ! Nous, consulter un bétail qui ne songe qu'à sauver sa peau et sa graisse, sa vie et ses rentes ? Pour qui nous p'rends-tù ? Nous commandons, qu'il lui plaise ou non, comme tu com­mandais naguère, Alec. Au nom de quoi ? Au nom de nous. Parce que nous sommes les seuls pour qui l'Irlande soit mieux qu'un pré d'embouche, les seuls prêts à mourir. Nous sommes les maîtres, parce que les seuls qui aient des cœurs de maîtres. Et rien, Alec, même tes majorités, rien n'entamera ce droit primi- , tif, ce droit dieudonné. Tu le sentais hier. Voilà pourquoi je,t'ai dit : si tu ne le sens plus, va-t'en ! Nous autres, à ton défaut, nous témoignerons pour le pays. C'est cela..., reprit-il d'une voix rêveuse, ses témoins... et si Dieu l'exige ainsi, ses martyrs. N'est-ce pas, vous autres ?

;— Oui, et en attendant, gronda .brutalement Alec, excédé de l'homélie, voleurs de grand chemin. Trois cents fusils, encore avant-hier, à Maryboro !

— Quoi ? Quoi ? Etaient-ils à toi plus qu'à nous ? — Assez de bêtises ! Légalement... — Assez toi-même, Alec, ! Car c'est à toi, "bien plus qu'à

nous, à répondre de tes actes. Qui t'arme ? L'ennemi. Douze mille fusils d'un coup. Oh ! nous sommés renseignés... Ça t'étonne ? Et toi, qui armes-tu ? Des voyous, d'anciens soldats anglais, l'ennemi —• contre tes frères. Sàis-tu qu'on en a fusillé — et Sur ton ordre, Alec — qui en avaient fait moins que toi ?

De fureur, Lynch bondit sur ses pieds, et déployant sa haute stature, i l ouvrait ses grands bras tragiquement :

— Eh bien ! allez-y donc, tas de lâches ! rugit-il. Je n'ai pas d'armes. Et vos poches en sont pleines. Et vos hommes sont en bas. Vous *êtes quatre. Et je suis seul. Allez donc > N'ayez pas peur. Tirez !

Il poussait des clameurs de taureau. Et puis, 'ne se connais­sant plus, i l éclata de rire, comme un fou. Les autres s'étaient levés aussi, en cercle et l'observant, pleins de haine ; et les trois hommes de Joe, prêts à l'écharper, n'attendaient qu'un signe.

— C'est vrai, dit Joe durement, nous sommes en amies, et i l posa son pistolet sur la table. Rentrez-moi çâ, vous autres. Nous sommes sur nos gardes. Toi, pas. Très naturel. Tu avais confiance en nous. Ët nous, plus confiance en toi. Rien de plus

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juste. Greg et toi, vous avez mérité la mort. Au moins la mort. Je pourrais te faire fusiller. Et le cœur en paix. Nous sommes en nombre pour une cour martiale... Va-t-en, Alec. Tu peux t'en aller. J'ai peut-être tort. Mais je ne veux pas" commencer. Dans un jeu si dur, on ne devrait pas faire de luxe. C'est peut-être une faute. N'importe ! Tu peux t'en aller. J'ai mes raisons.

Alec, croisant ses bras sur sa vaste poitrine, considérait ce petit homme frêle, en face de lui, avec ses cheveux gris,: ses rides profondes, son expression ardente et souffreteuse."Il le considé­rait comme s'il le découvrait longuement, douloureusement, pro­fondément. Puis, avec cette voix émouvante et chaude du sud :

— Joe, dit-il, Joe... tu perds ton pays, le sais-tu ? — C'est toi qui le perdrais. Je le sauve. — Tu viens peut-être de signer mon arrêt de mort, Joe... — Et le nôtre. — C'est vrai ; le vôtre aussi, peut-être... r — Mais la différence, c'est que nous, s'il faut y aller, nous

mourrons contents. Et toi ? Geste flou. Il songea un moment, puis : —• Alors... c!est tout, plus rien à nous dire ? — Non... vraiment... Il s'en allait d'un pas traînant. Il passait la porte, quand : — Alec ! dit l'autre. Il se retourna. — Si, encore une chose. Tu descends une mauvaise pente,

Alec. C'est toi qui m'attaqueras. L'autre haussa les épaules.

Les yeux baissés et se mordant les Qngles, Greg écoutait Alec raconter.

— Je te dis, mon vieux : extravagants. A enfermer, tous I Ils nous prennent pour des traîtres. Mais si ! Et sincères, tu sais. Ah ! ça se voit qu'il a failli devenir prêtre !

— Ne dis rien sur les prêtres, fit Greg, je n'aime pas ça. — Il n'était déjà pas commode avec nous. Cassant, et raide,

et supérieur ! Mais, enfin, de temps en temps, i l avait encore cette veine qu'on le contredisait, toi ou moi. Maintenant qu'il est tout seul là-bas, avec ses hommes... Ah ! mon vieux, c'est bien simple, i l se prend pour Jésus-Christ. <

Il se tourna bord pour bord, à sa rude manière, vers Greg :

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4 6 2 LA BEVUE

— Eh bien ! qu'est-ce que t'en dis ? Greg n'en disait rien. Il rêvait à des1 choses obscures. Alec

Lynch, à son tour, gagné par la contagion du silence, s'enfon­çait dans une songerie brutale. Chacun suivait sa pente. « Joe... Trench... » pesait soigneusement Greg dans sa balance. L'un menaçant, formidable. L'autre? Un illuminé, un nigaud. Bon à rien. Dangereux, même. Et entre deux, seule et faible, une tête. Eh bien ! d'autant plus ferme ! La seule arme restante, c'était son bon droit, s'il le gardait, clair, indéniable, éclatant ; c'était l'appel à l'opinion publique, ici, en Angleterre, en Amérique. Il ne bougerait pas. Il dominerait sa peur. Il materait ses nerfs. Ainsi méditait Greg, prudent, inébranlable. Il n'attaquerait pas.

Seulement, le surlendemain, en ouvrant l'Independent, i l eut un haut-le-corps : en lettres d'un pouce, un « chapeau » qui garnissait toute la largeur de la page annonçait la mort du maréchal Trench.

H

H avait été tué raide, ou presque, dë cinq halles, en plein jour, sur les marches de son hôtel ; emporté chez lui, et mort en dix minutes sans avoir repris connaissance. Les deux terro­ristes, voyant la police surgir aux deux bouts de la rue, avaient jeté leurs pistolets et levé les mains, très calmes. C'étaient des Irlandais établis à Londres, Kirwan et Cooney. Greg les connais­sait bien... Tout jeunes, et les plus dévoués, les plus déterminés des partisans que la cause eût là-bas. Pauvres garçons ! Leur histoire était claire : une quinzaine encore, et puis le sac de toile blanche, le chanvre au cou, la trappe sous les pieds, qui bascule... L'horreur héréditaire de l'Irlandais pour la corde traversa Greg d'un frisson. Mais, tout de suite, sa pensée reprenait un cours autre. Mauvaise affaire. S'il les connaissait, Cooney, Kirwan ? Il ne connaissait qu'eux I Et qu'ils eussent été, tout récemment encore, au service irlandais de renseignement, ce fait, découvert — et i l ne pouvait guère manquer de l'être —- allait forcément rejaillir, à tort ou à raison, sur ce jeune gouvernement qui avait tant besoin d'inspirer confiance, d'étaler une façade. Quelle gaffe ! Au moins —- le soupçon lui vint, éblouissant et brusque, et puis passa, s'éteignit, mourut comme une fusée — au moins ce n'était pas Alec ? La chose portait assez sa marque de f abri-

\

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que ; elle rappelait ces coups, fulgurants, souterrains, et, qu'il machinait seul, sans demander avis à. personne... Mais non, les temps étaient changés; Alec était conscient des nécessités nou­velles ; i l n'eût point fait cela à son vieux compagnon, à son aîné. Justement i l entrait, le journal à la main, avec un air de... oui, de contentement.

— Tu as vu ? , — Sale histoire, Alec. — Tu ne vas pas le regretter, peut-être ? — Lui, non ; mais... La phrase inachevée fut remplacée par une moue pensive. — Mon regret, poursuivit Alec, c'est que les garçons n'aient

pas pu a'esquiver. Encore deux qui vont donner leur vie au vieux pays.

-— Ils ont fait une bêtise, Alec... / — Veux-tu que j'envoie des condoléances officielles ?

demanda le grand Lynch en riant cruellement. — Je n'irai pas jusqUje-là, sourit Greg à son tour, et Sa laide

figure bouffie s'en illumina toute, comme sous un rais de soleil, l'hiver, un vilain jour d'Irlande. Mais... tu crois qu'ils opéraient seuls, Alec ?

— Pourquoi pas ? Ils Usaient les journaux. Ils savaient, , mieux que nous puisqu'ils le guettaient, les projets du vieux Trench. Ils avaient du cran, ces petits. ,

— J'avais songé à Joe... dit Greg avec hésitation* — Si c'est Joe, i l nous rend un rude service. Morte la bête,

mort le venin. — Tu vas, tu vas... dit encore Greg soucieusement. Je suis

moins emballé par toute cette histoire. On ne sait jamais com­ment ça peut finir.

— Tu f|niras par avoir peur de ton ombre... Je te dis, moi, qu'à des Trench, quelques balles dans le ventre — et i l eut encore son rire farouche -<- i l n'y a que ça pour leur appren­dre à vivre. Je ne vais pas prendre le .deuil pour eux. '•, '

.— Moj non plus. Mais Kirwan 1 Cooney ? Pauvres gar­çons ! Quand j 'y songe...

— Ah ! ceux-là... Il ne put se contraindre, 1 emotivité du sud parla, et les lar­

mes, à la lettre, lui jaillirent des yeux. Il sortit, honteux de lui-même. Mais Greg était bien soulagé I

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Le jeudi, autre alerte. Leur service d'observation signala un remue-ménage dans le Phœnix Park. Les bataillons d'infanterie qui campaient' sous la tente, tout au fond, près de l'enclos aux daims, se rapprochaient de la caserne du Dépôt, où s'abritaient cavalerie et canons ; quelques avions survolèrent les toits. Lord James Beauchamp avait l'air de masser toutes ses forces aux portes de la ville. Que signifiait ce changement dans son dispo­sitif ? Intimidation ? Menace ? À quel titre ! Le Cabinet de Londres — et pour cause — n'avait pas ouvert la bouche à celui de Dublin sur le meurtre du maréchal : que voulait donc lord James ? Il parut à Greg que ce serait le fin du fin d'envoyer Stewart faire part de leurs inquiétudes et, sans même que l'Ecossais s'en doutât, sonder les intentions. Stewart partit. C'était un vendredi — Greg s'en souvint plus tard — vers deux heures : un beau jour de mai,verdissant, clair, calme. Le téléphone tinta. Non, rien de nouveau; Les mouvements de trou­pes t Aucun sens comminatoire, ni même politique. En les con­centrant, on simplifierait leur entretien. On logeait dans des casernements vides des unités mal installées sous la tente, rien de plus.

— Bon, bon, parfait, faisait Greg hochant la tête en mesure. — Le général vous fait ses compliments, monsieur. Vous ne

voyez rien autre ? Suis-je libre ? — Certainement, Mr Stewart. Mes compliments à lord

James. Et à vous, merci; — C'esj; demain samedi. Avez-vous besoin de moi, monsieur? — Certainement non, Mr Stewart, certainement non. Prenez

votre week-end. Et merci encore. Il raccrocha."

Le lundi, tard dans la soirée, lord James Beauchamp fit de­mander une entrevue aUx ministres. D'urgence. Greg, enchanté de cette visite —-la première qu'eût daigné leur faire le géné­ral — proposa le Château, dix heures du soir.

— Avez-vous idée de quoi i l s'agit, Mr Stewart ? demandait Greg.

— Pas la moindre, monsieur. -— Auriez-vous, en tout cas, l'obligeance d'introduire le géné­

ral ? Cela vous permettrait de rester à portée, au cas où nous aurions besoin de vos avis, et de le reconduire — c'est plus

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courtois — au Quartier Général. Je m'excuse de disposer ainsi de votre temps.

— A vos ordres, monsieur. A dix heures sonnantes, lord James Beauchamp fit son

entrée. Sans aide de camp. Seul. — Messieurs, dit-il sans préambule, vous me voyez chargé

d'une pénible mission. Il était parfaitement à l'aise, couvert par cette politesse impi­

toyable. — Le field-marshall sir H*gh Trench a été lâchement assas­

siné, reprit-il Bans élever la voix, assassiné par deux des vôtres, et, d'ordre de mon gouvernement, je viens vous demander raison et, le cas échéant, réparation.

Tous deux bondirent. — Raison ? fit Alec, toujours violent. Pourquoi à nous ?

Qu'avons-nous à faire ?... — Deux des nôtres ? protesta Greg. Qui vous donne le

droit ?... — Messieurs, répondit le gentilhomme, de, plus en plus

calme, je désirerais me tenir dans une exacte mesure, et dire, naturellement, tout ce que j 'ai le droit et le devoir de dire, mais n'avancer rien au delà. Nous croyons pouvoir porter Une accu­sation ferme contre l'un d'entre vous — un signe de tête le désigna — et, convaincus qu'il n'eût pas agi à l'insu, sans l'aveu de l'autre, nous demandons raison à tous deux, conjointement responsables, c'est-à-dire au Gouvernement provisoire. /

— Mylord, fit dédaigneusement Alec, qui s'était' repris, veuillez bien croire que si je n'avais à défendre, contre une telle charge, un intérêt qui me dépasse, et de beaucoup, je n'en pren­drais pas /a peine. A Dieu ne plaise que je dissimule mon senti­ment, — je ne voudrais pas engager le tien, Greg, ajouta-t-il avec un sourire. Je suis fâché de ce qui est arrivé à sir HugH Trench ; le geste est vif, mais c'est tout ce qu'on m'en fera dire. Après tout, sir Hugh n'a que ce qu'il mérite. Il l'a voulu. Tant pis pour lui. Qu'on n'attende pas de moi des larmes de crocodile 1

— Vos oraisons funèbres ont au moins le mérite d'être brèves, monsieur Lynch.

—• Et franches, mylord. Il y avait des mois que sir Hugh

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massait des troupes, armait les protestants d'Ulster. Il allait attaquer. '

— Vous le dites. — Nous le savons. Et les complicités qu'il eût trouvées ici... — Frapper des intentions, méthode préventive,.. — Dans l'espèce, j 'ai bien l'impression qu'elle fut curative. — Admettons encore. L'assassinat n'est pas la guerre. — Oh ! je sais, je sais, mylord, voilà des années qu'on nous

ressasse cette rengaine-là. Les gens qui ont des moyens, des hommes, du canon, alors c'est la jperre, ils sont des héros, on les décore ; mais les petits, les pauvres, ceux qui n'ont ni le nombre ni les outils, qui ne peuvent faire que le détail, alors c'est du meurtre ; ils sont des gredins, et on les pend. Laissez-moi rire ! Au fait, d'ailleurs, je me demande pourquoi je me laisse entraîner à cette controverse académique. Vous accusez : où sont vos preuves ?

— Mylord, intervint Greg sagement, la bonne foi se prouve par la franchise. Il est exact que, pendant l'insurrection, Kirwan, Cooney étaient des nôtres. Aucune raison de le cacher. Le fait ne peut plus leur nuire. Ils appartenaient à notre service d'in­formation ; on l'aurait découvert sans doute, mieux vaut fran­chement le reconnaître. De là à conclure... • .,

—Mais, Greg, fit Alec avec impatience, pourquoi brûler tes agents ? Est-ce qu'on n'en a pas, en face ? Est-ce qu'on s'en excuse ? La question n'est pas là. Le général me charge, moi seul, formellement, jusqu'ici du moins. Il a des preuves ou i l n'en a pas. Voilà tout.

— J'ai peur que le Gouvernement de Sa Majesté n'en ait, dit lord James.

— Lesquelles ? — N'étiez-vous pas à Londres la veille du meurtre ? — Certes, et depuis deux jours, et au vu et au su de tout

le monde : je travaillais à un arrangement financier dans les bureaux de l'Echiquier.

— Où avez-vous passé la nuit qui précéda ? — Ah 1 non, mylord, non, ne renversons pas les rôles !

Vous m'inculpez d'un certain acte. Ce n'est pas à moi de vous fournir des preuves contre, c'est à vous de m'en donner pour.

— Soit. Les rapports de Scotland Yard établis.- it... — Ah ! j'étais filé ? Charmant.

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— Scotland Yard avait la charge de votre sûreté, monsieur Lynch, dit lord James avec une touche d'ironie à peine percep­tible. En sortant de HEchiquier, vous êtes rentré à votre hôtel, Kingsbridge, où vous avez dîné, rapidement. Après quoi, un taxi vous a emmené dans FEast End, à Soho, chez un certain Power, qui tient un pub où fréquentent les extrémistes. Vous avez demandé une pièce spéciale, au premier, où vous avez passé de dix heures à minuit : on vous montait des amandes sèches au sel, des scones et du whisky. Après votre départ, deux hommes, de très jeunes gens, sont descendus de là-haut : c'étaient Kir-wan et Cooney.

Ni le général ni Greg ne quittaient Alec de l'œil ; et i l semblait à Greg qu'au nom de Power, Alec involontairement avait fléchi.

— Que répondez-vous à cela ? reprit encore lord James, attentivement.

— Ce que vous me répondiez tout à l'heure : voUs le dites. — Nous le prouverons. — Ét puis, cette allégation fût-elle vraie, qu'est-ce qu'elle

prouve ? — Peu de chose. Simplement qu'un entretien secret, le der­

nier qu'auront eu ces deux hommes, les a mis en votre présence, et qu'aussitôt après, ils tirent

— Post hoc, ergo propter hoc ? — Je sais. En logique pure, l'argument est faible. En jus­

tice, et dans la vie courante, c'est un peu différent, monsieur Lynch. Mais i l y a mieux...

— Voyons. — L'enquête, par une chaMce comme i l s'en trouve, est

promptement tombée sur un tiers, chargé de surveiller sir Hugh Trench en tous ses pas et démarches : un nommé...

Il cherchait. — Ce n'est pas moi qui vous le dirai, fit Alec avec une iro­

nie rentrée. Lord James s'inclina en souriant. — Cet homme avait servi d'indicateur aux autres. Vous

connaissez la loi britannique, poursuivit-il. En matière crimi­nelle, le délateur, même complice, est mis hors de cause. On lui a expliqué le cas. Mis en face de ce choix : une primé de cinq mille livres ou la corde, l'homme a parlé.

!

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Lynch était devenu livide. — Voyez-vous, compatit le gentilhomme d'un ton léger, vous

demandez trop à la créature : oserai-je di#è*que vous tirez trop sur la corde... Il en est quelques-uns qui tiennent : vos deux hommes... Ce sont de fameux lapins : même quand ils vous ont su dénoncé par l'autre, ils ont serré les dents, et c'est tout. Us mourront sans un mot. Mais l'individu... Il est déjà sur son paquebot, en route pour l'autre bout de l'Empire, son chèque en poche. Il ne pouvait, sous un faux nom, n'est-ce pas ? compa­raître en personne. IL a laissé une déposition écrite.

Lynch poussa un soupir d'agonie. — Oh ! put seulement dire Greg anéanti, oh ! Alec... Le général les regardait, étonné — était-ce donc possible

que Greg n'en fût pas ? — et puis, à y mieux songer, plutôt satisfait : les choses devenaient plus faciles, i l serait plus aisé d'enfoncer le coin.

— Messieurs, reprit-il sans même avoir paru remarquer son avantage, je suis ici pour demander réparation de cet... acte inamical. Inutile de vous le cacher, le premier mouvement, dans le Gouvernement de Sa Majesté, a été de répliquer par la force. Jeudi dernier, j'avais reçu ordre d'occuper la ville.

— Ce n'est pas ce que nous a rapporté Mr StewarL dit sèchement Greg. •

— Mes ordres ne regardent pas.Mr Stewart, que je sache répliqua le général, encore plus sec. Depuis, d'autres vues, qu'il ne m'appartient pas d'apprécier, ont prévalu. Le cabinet semble disposé à prendre en considération certaines circonstances atté­nuantes : inexpérience des affaires, tension extrême de la situation, traditions qui ne s'effacent pas en un jour... Bref, animé des meilleures intentions envers le Gouvernement provi­soire et désireux de lui épargner une secousse qui, à ce stade de croissance, pourrait lui être fatale, i l offre d'ignorer et de passer l'éponge. Une seule condition : i l veut des garanties. Il exige que, sans autre délai, vous rétablissiez l'ordre .et fassiez maison nette.

— C'est-à-dire ? fit Greg. , — Eliminer Mr Kavanagh. . < • — Mais, reprit vivement le gros homme, les deux ordres

de choses n'ont rien à voir ensemble. 1

— Je vous demande bien pardon, monsieur. Veuillez réflé-

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chir. Sans Mr Kavanagh dans le dos, vous aviez moins peur d'un péril, d'ailleurs chimérique, venant d'Ulster ; Mr Lynch était moins exposé à des... imprudences. De plus, pour une pareille concession, qui blesse en lui les sentiments les plus légitimes, le cabinet se croit en droit de réclamer une compen­sation, une preuve de bonne volonté. Cornpensation bien mo­deste : i l désire trouver en face de lui un gouvernement, i l est excédé, de l'incertitude actuelle. A quoi bon échanger des signa­tures avec des partenaires irresponsables, des hommes qui peu­vent être renversés demain ? Voilà nos raisons. Mais, d'autre part, notez-le, messieurs, l'attaque du Palais de Justice, opé­ration qu'il vous fallait aborder un jour ou l'autre... cette demande si raisonnable, elle est de votre intérêt plus encore que du nôtre. Et l'on n'aperçoit guère quels motifs vous empê* cheraient d'y accéder.

Il se tut. Les autres ne répondaient rien, atterrés, et ils se jetaient, de temps à autre, un regard furtif. Chacun suivait sa pente propre. Non point, Seigneur ! que Greg fût tenté d'éclater en reproches contre Alec : du temps perdu, à quoi bon ? Mais, de toute son énergie, i l réprimait son émotion ; i l tâchait de se garder la vue libre. Revenant à l'exigence anglaise, i l en pesait le pour et le contre, minutieusement. Tandis qu'en Alec, plus jeune et qui couvait les violences du sud, une vague de fureur recouvrait peu à peu la vague d'affaissement, mon­tait en tumulte. Il n'y put tenir.

— Nous refusons, dit-il d'un accent enflammé. Plutôt rejoindre Kavanagh !

— Mais non, monsieur Lynch, reprit le général de sa voix indulgente, odieuse. Réponse prévue, vous devez bien le penser. Ligne de retraite interdite.

— Voyons cela, dit Greg avec le même calme. — C'est bien simple, répondit le gentilhomme avec cette

manière gracieuse qu'il avait de saluer d'un sourire un parte­naire qui en valait la peine. D'abord, si vous prenez ce parti, Mr Kavanagh devient tout, vous n'êtes plus rien. Et puis, nous avons bien des moyens d'agir. Par exemple, livrer à la presse nos preuves, qui ne souffrent pas contradiction, je vous l'assure. Vous êtes Irlandais, monsieur Molony ; ce n'est pas à moi de vous rappeler comment quelques lettres dans le Times ont presque eu raison de Parnell.

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— Et elles étaient fausses ! — Les miennes seront vraies. Autre chose : une publica­

tion pareille déchaînera un mouvement de fureur, en Angleterre et, eri Amérique, de dégoût certain. Jusqu'ici, nous avions à ménager lés deux opinions publiques, nous étions réduits,à des opérations de polic% Cela va nous permettre de vraies méthodes de guerre et alors... Je puis vous dire que vous n'avez encore rien vu. <s

— A votre aise, général ! Nous n'attaquerons pas. ' — Alors, monsieur, j'aime mieux vous prévenir : si vous

n'attaquez pas le Palais de Justice, j 'a i ordre ferme de l'atta­quer, moi; et en six heures, je fa,is place nette. Ces gens-là sont idiots : aller s'enfermer dans ce trou à rats, dont pas un ne pourra sortir ! Maintenant, messieurs, faites bien attention : si par votre carence vous me laissez la charge de rétablir l'ordre dans ce malheureux pays, la situation politique change entiè­rement d'aspect. Le cabinet britannique a traité avec vous comme avec un Gouvernement provisoire : s'il appert qu'il y a usurpation de qualité, que vous n'étiez pas l'autorité que vous prétendiez, ses engagements tombent du fait même. Cela, que vous joigniez les forces irrégulières ou que vous restiez neutres, indifféremment. Je ne sais pas si je me fais bien com­prendre.

— A merveille, dit Greg. C'est ce qu'on appelle un ultima­tum, je crois ?

— Mon Dieu, si vous voulez..^ Alec marcha sur lui, hors de soi : — Et si je vous fais empoigner, général ? Si je vous... ? — Et après ? dit l'autre. Moi de moins, qu'y a-t-il de

changé ? Vous aurez fait une sottise de plus, voilà tout. Voyez-vous, monsieur Lynch, ce que je crains que vous compreniez mal, c'est la règle du jeu : vous revenez toujours au coup de poing, comme un jeune homme ; mais à ce jeu-là, le poing est interdit, ça ne sert à rien ; ce que nous jouons ensemble, mon­sieur Lynch, c'est une partie d'échecs, et ça se joue avec la tête...

Alec n'en pouvait plus. Sous l'avalanche des arguments sans réplique, i l se sentait saigner par mille blessures ; et versé au creux de ses plaies vives, le vitriol de cette ironie !

— Je comprends mieux qu'il ne vous semble, lord* James,

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eut-il encore le courage de dire. J'ai joué et j 'ai perdu : c'est bon. Je suis de trop. Eh bien ! i l y a l'Amérique. Il y a plus loin que l'Amérique, ajouta-t-il sombrement.

Et comme Greg lui mettait la main sur l'épaule :< — Oh ! sourit-il, ce n'est pas ce que tu penses... Mais on

peut toujours se faire tuer. — Non pas même, reprit le général de sa voix toujours

égale à elle-même. Ça n'arrangerait rien. Comment pouvez-vous imaginer, monsieur Lynch, que le sort d'un individu nous importe ? Pas plus que le mien tout à l'heure, i l n'a d'intérêt. Désirons-nous nous venger ? Non. En politique, est-ce qu'on se venge ? Vous avez fait une école. Ça se paie. Ce n'est pas parce qu'un joueur se lève que la partie s'arrête. Autrement, ce serait trop commode : tout le monde ferait Chartemagne.

Alec se taisait. — Ce qui revient à dire, intervint Greg avec une flamme

d'audace dans ses petits yeux noirs, qu'il nous faut en passer par la volonté de Londres ?

Une expression complexe et intraduisible, défi, appréhen­sion, finesse aiguë, hardiesse joueuse, spiritualisait, illuminait ces traits sans grâce.

— Eh bien ! mylord, dit-il avec rondeur, à votre gré ! Nous ne bougerons pas.

Lord James eut un cillement imperceptible. — Alors, j'attaque ? — Attaquez ! — Et j'envoie la photo des documents au Times ? Greg à son tour se tut. Les deux, pensifs et cette fois déses­

pérés, se sentaient pris : ce filet, plus ils le secouaient, plus i l serrait. Alec se reprochait sa naïveté bête : mais qui aurait pensé qu'après des mois de paix, Scotland Yard le gardât tou­jours en filature ? Et de ces reproches *qu'il se faisait, i l sentait à la fois et l'inanité et qu'il ne pouvait cesser de se les faire. Et, dans le même moment, Greg, lui pardonnant de grand cœur, se disait avec ironie, que si Lynch n'eût pas fait cette gaffe, aujourd'hui ils auraient Trench sur le dos. Tenaille aux pinces infaillibles, et qu'en aucun cas ils n'eussent pu esquiver... Non, avoir donné dans ce piège n'était pas de leur faute. Et puis, tous deux encore, dans une rêverie morne, voyaient leur œuvre en morceaux, cette précaire liberté naissante maladroitement

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tuée par cet illuminé de Kavanagh, l'Irlande, une fois de plus, de, la pente . où elle se tenait miraculeusement accrochée encore, roulant sans remède jusqu'en bas, eux-mêmes sacri­fiés pour rien... Greg regarda Lynch, lut en lui la même détresse, et, comme malgré lui, sans presque en avoir conscience, i l murmura :

—Nous n'avons pas de matériel... Le général eut un autre cillementfurtif et doucement : — j e prends sur moi de vous en avancer, dans'la mesure

raisonnable. Pour commencer,, une batterie de campagne. Ayant vaincu, i l les regardait maintenant avec un peu de

sympathie, un peu de pitié. Et plus libre à présent de lui-même, i l les plaignait. Greg dit encore :

— En c^ monde, lord James, on a, toujours tort d'être le plus faible. .

— Il y a du vrai dans ce que vous dites* monsieur Molony, fit le général.

Il hochait la tête, avec une courtoisie qui n'était pas feinte.

Tous deux maintenant, Stewart et lui, roulaient grand train vers le quartier général.

— Ah ! Stewart, disait-il, j 'a i eu chaud, savez-vous ? Il a fallu que je les menace d'attaquer. Et si j'attaquais, chez eux tout se recollait encore. s

• — Vous teniez le bon bout, monsieur ; ils ne pouvaient pas ne pas céder : c'était retomber à zéro.

— C'est égal, mon ami, si vous aviez entendu ce Greg, comme ils rappellent,.!. Avec le jeune, on s'en tire encore, surtout après cette bourde. Courageux, mais naïf. L'autre est plus coriace. Un rude jouteur. Je l'ai admiré. Ah ! le sang-froid avec lequel i l m'a répondu : « Vous voulez attaquer ? Attaquez ! > Je vous le dis, j 'ai eu chaud.

Eh bien ! mais vous étiez bien tranquille : au besoin vous n'attaquiez pas, lord James...

Le général sourit : cette virtuosité de Stewart l'égayait. Maintenant, quitte dé l'effort, i l s© détendait dans de la con­fiance, i l s'abandonnait avec délice, Il bavardait gaiement. Il mendia une cigarette.

—> Pour vous en tout cas, Stewart, c'est ùn triomphe. — J'ai eu assez de mal à me faire comprendre, lord James,

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— Mais à propos, vous ne m'avez pas encore conté vos aven­tures : tout cela s'est fait si vite ! Combien de temps par 1-air ?

— A l'aller, deux heures et demie d'ici Croydon : ces boife-bardiers vont déjà vite. Mais dame! au retour, vent debout. Aussi quatre heures. Et secoués ! Et malades !

— Mon pauvre Stewart ! Et là-bas, bon accueil ? — Ah ! mais non. Il a fallu se battre. — Pourtant le premier ministre, ce fin renard ?... — Lloyd George ? C'est lui qui ne comprenait rien. Criant

comme une orfraie. U voulait pendre Lynch, comme il voulait pendre le Kaiser, vous vous souvenez ? Les nerfs à vif. Et avec ça, ignorant. Quelqu'un a compris, c'est Churchill.

— Ah ! oui, Stewart... Mais Churchill est un Churchill. — Parfaitement juste, lord James. Il m'a dit seulement, sur

le pas de la porte, avec un clin d'œil : « Maintenant, gare à lady Trench 1 »

— Le fait est... r - Vous savez qu'elle n'a pas admis un seul ministre aux

funérailles ?.. Rien que les princes. — J'ai vu. Mais dites-moi, Stewart, i l faut que nous vous

ayons une récompense. Que diriez-vous d'un K.B.E. ? (1) — Pour me brûler dans le pays ? Ne faites pas ça ! — Alors, quoi d'autre ? , — Le plaisir de jouer dans.l'équipe gagnante... Dans l'équipe

d'Angleterre, • ''r , S Lord James lui serra la main sans répondre. -

Un homme de la prévôté^ouvrit la haute baie vitrée. Derrière, un aide de camp attendait, la main à la visière.

— Cette batterie ? demanda le général. ^ — A vos ordres, monsieur. Alertée au coup de téléphone.

Elle attelle. — Bien. Nous avons du whisky, là-haut ? — Oui, monsieur. U s'engageait sur les marches. — Monsieur, dit encore l'aide de camp, à mi-voix, vous êtes

attendu. Une dame. Et i l lui tendait une carte. Lord James l'écarta du geste.

(1) Knight oi ih* Britilh Empira.

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— A minuit ? Je ne reçois pas. ~ Il y a des heures qu'elle est là. Sa voiture attend. Et "elle

ne veut pas s'en aller sans vous avoir vu. — Quelque folle... Renvoyez-la. Jackson I — Difficile, monsieur. — Difficile? — Lisez, monsieur : c'est lady Trench. —• Oh l fit le général, après un coup d'œil sur la carte.

Stewart, écoutez-moi ça : lady Trench... E n effet, ajouta-t-il pensivement, c'était difficile... Que faire, Stewart? La rece­voir ?

— Ça peut n'être pas drôle... • — J'entends bien. Mais elle est âgée. Et puis... Vous la con­

naissez ? Non ? Si vous la connaissiez, vous sauriez, qu'elle ne s'en ira pas. '

— Alors.. •— Faites entrer. Le serviteur disparaissait par une porte qu'elle faisait son

entrée par l'autre. Et Stewart, qui ne l'avait jamais vue, était. frappé d'une ressemblance : cette vieille dame aux cjieveux blancs, tout de noir vêtue, haute et maigre, avec cette "expres­sion altièfe et compassée sur le visage flétri et ces yeux bleus sévères, c'était une autre lady Honoria Beauchamp. Dans l'autre clan, mais le même type; aussi roide, aussi entière. Mar­chant avec peine, elle s'aidait d'un jonc; et i l n'était pas jusqu'à ce jonc qui n'ajoutât à son air de majesté et de commandement.t

Le général l'installa dans un fauteuil, d'un côté4 du feu, lui " de l'autre, Stewart debout, appuyé au dossier. Et i l s'excusait de l'avoir fait si longtenips attendre, sur la conférence qu'il venait d'avoir avec...

—' Des assassins, coupa-t-elle. Je vous plains, lord James ! Drôles de temps que les nôtres 1 Mais n'importe ! je ne suisf pas ici pour... Je viens demander justice.

Elle se reprit : —D'en faire justice. — Madame, les meurtriers du maréchal, Kirwan, Cooney... — Pour Dieu, lord James, ne perdons pas le temps à jouer

au plus fin ! Aussi bien que moi, vous savez que ces deux-là sont des pantins, vous savez qui en tenait les ficelles. Aussi bien que vous, je sais qu'il y a des preuves contre les vrais auteurs

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du «-ime. J'ai forcé les portes du Conseil, j 'ai parlé au premier ministre...

— Alors, madame, vous savez que j 'a i des ordres. — • En 1914, quand Asquith a voulu lancer Gough contre les

gens loyaux dtJlster, Gough aussi avait des ordres. Gough a refusé d'obéir, Gough a soulevé ses régiments, et Asquith a plié;

— Voulez-vous dire ?... — Passez outre à des ordres honteux, empoignez-moi ces

gredins-là, et demain vous êtes le. héros de l'Angleterre. — Je suis soldat, madame. — Oui, et eux, là-bas à Londres, bien retranchés dans leurs -

fromages, politiciens ! Je vous assure, lord James, c'était hideux,'cette discussion où, moi les adjurant de venger mon mari, le chef qui au front de France avait sauvé son pays et son roi, ces misérables — des ministres de la couronne ! — s'esquivaient, se dérobaient, s'excusaient, et non contents encore de leur lâcheté, essayaient de jeter sur leurs calculs des boniments de foire... En 'vain1?' Leur joie ignoble, leur soulagement d'être débarrassés, enfin ! d'un homme vraiment grand, et qui les mé­prisait, tout cela perçait dans leurs voix hypocrites : des hyènes, lord James, une bande de hyènes à la curée d'un lion... J'ai mené sir Hugh'à sa tombe, en leur interdisant d'y paraître, seule avec les*miens, les princes royaux, lé peuple ; et eux, ils se sont réjouis, pensant que j'avais renoncé. Je n'ai pas renoncé. Lord James, je sais ce tue je vous demandé : ris­quer tout sur un coup de dés. Mais si le risque est grand, i l joue des deux côtés, lord James. Et puis, la question n'est pas là. En la posant ainsi, je vous outrage. Lord James, vous êtes un gen­tleman, et sir Hugh l'était aussi ; vous êtes un soldat, sir Hugh en était un. Allez-vous le venger ?

Elle attendit. Et l'immense pièce à son tour, comme stupé­faite, en suspens, semblait épier, entendre encore la voix austère. Les deux hommes se taisaient, saisis de respect, interdits par une gêne douloureuse. Lord James, la tête un peu inclinée sur l'épaule et les yeux baissés, regardait le feu. Le silence devint intolérable. •

— Madame..., commença-t-il, hésitant. Il resta court. — Lord James, reprit la voix avec la même patience solen-

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nelle, vous avez servi sous mon mari» en avez^frôus souve§ir ? . Et lord James inclina la tête.

— Avez-vous souvenir des années d'Aldershot, quand i l com­mandait l'école et que vous, jeune capitaine...

-r- Instructeur de cavalerie, oui, madame. ' — Souvenir d'avoir plus d'une fois mangé son pain dans sa •

maison, plus d'une fois loyalement porté la santé de votre an­cien ?

— Oui, madame. — De votre ancien qu'il est en vos mains de venger, lord

James, tandis que le temps passe et que vous marchandez. — Madame... — Lord James, reprit-elle impitoyable, on m'a tué mon mari.

Ce qu'il pouvait être pour moi, je n'en dis^rien, et ça ne regarde personne. Les deux fils que j 'a i eus, officiers comme leur père, tombés quelque part en France, ne sont pas revenus. Mon mari, il. ne me restait que cela : l'homme dont j'avais vainement porté ,les fils, l'homme avec qui j'avais durement, monté le chemin. On me l'a tué. J'étais fière de lui. Ses croix, ses dignités, son titre, j'en étais fière, parce qu'ils témoignaient de sa vie. Ce nom que d'obscur, i l avait fait illustre, j'étais heureuse de le porter. Et s'il était encore pour moi une consolation, c'était sa gloire. On me l'a tué. Tué ignoblement, à bout portant, criblé de balles, comme un gangster à la porte d'un bouge. Ët qui ? Ces bêtes brutes, des sauvage% cette racaille papiste qui depuis des siècles ne se décourage pas de nous mordre au talon, ces traîtres Irlandais ! Allons, lord James, est-ce que tout votre bon sang protestant, votre sang de gentleman et d'Anglais ne vous bout pas dans les veines ? Moi, quand je songe à» ces gens-là, c'est comme si des indigènes, si des hommes de couleur portaient la main sur moi. Et vous, lord James, qui n'avez qu'un signe à faire, ces hommes ne sont pas encore pendus ?

— Je ne peux pas, madame. — Vbus ne « voulez » pas. 'Il releva la tête et regarda la vieille dame en,face. Et lui

aussi, dans un éclair, songea à lady Honoria. Elle était là, droite et sévère dans son manteau noir, avec ses cheveux blancs échap­pés çà et là; elle appuyait sa main droite sur la canne de jonc, et cela encore lui donnait cet air altier des anciens portraits.

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Une mélancolie grave détendit les traits du mâle visage et, sans la quitter du regard, i l dit avec douceur :

— C'est exact, madame : je ne veux pas. Vous aurez toute la vérité, lady Trench : une femme comme vous y a droit. Vous avez raison, je connais le coupable. Je pourrais m'assurer de lui, j'en ai la force. Je pourrais faire justice, j'en ai les moyens. Car vous avez Baison, madame, i l y a des preuves, — je les ai là, sur moi, dans ma tunique. Et avec tout cela; je ne lèverai pas le petit doigt. Non, madame ! De grâce, une minute... J'obéirai. J'obéirai... par obéissance, bien sûr, mais encore plus par... assentiment. Lé cabinet est dans le vrai. Mais si ! Laissez* moi dire... Que pèse une vengeance, un crime puni, devant l'intérêt de l'Etat ? Madame, je vous confie des choses bien secrètes... Ce soir même, nous avons rompu le front ennemi; cette nuit peut-être, un parti attaque l'autre...

— Sous menace de vos preuves, je. suppose ? Lord James inclina la tête. — Capitaine, fit lady Trench à Stewart, pourriez-vous faire

entendre à votre général qu'il se dégrade ? — Difficile, madame, répondit lord James avec une ironie

qui n'excluait pas le respect : c'est lui qui a monté ce coup-là. — Vous êtes bien jeune pour faire un lâche, capitaine. Quel

. régiment ? — Réserve, madame. — Je vois... Mais Stewart* ignorant l'insulte, se portait au secours de

lord James : — Madame, pour l'amour de Dieu, daignez m'écouter. Ne

sentez-vous pas, vraiment, cette chaleur de sympathie qui vous entoure, cette tristesse faite de honte et de colère ? Oui, sacri­fice sans égal et qui dépasse la nature humaine, que celui qui vous est demandé; mais, sans vouloir y comparer le nôtre, croyez-vous que nous n'aimerions pas mieux punir, venger ? Est-ce notre faute s'il nous faut songer à la couronne ? Que sir Hugh reparût miraculeusement ce soir parmi nous trois, avec qui serait-il ? Avec vous ? Vous ne le croyez pas, madame.

— Faire parler les morts, jeune homme, c'est commode : on n'a pas peur qu'ils vous contredisent.

— La douleur vous irrite, madame, et c'est trop naturel.

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Vous criez sons lé couteau gui délivre; et le chirurgien, hélas ! c'est lord James, c'est moi-même, avec quelle pitié !

— Je n'ai que faire de vos pitiés. — Et pourtant, c'est nous qui vous connaissons mieux, nous

qui vous délivrons de la moindre part de vous-même, car pour nous, malgré vous, vous êtes la compagne du maréchal. Com­ment ne le voyez-vous pas, madame ? Ce soir,: tout mort qu'il est, c'est lui qui reste vainqueur en «esprit. Toute sa vie, qu'a-t-il aimé, voulu, sinon servir ? Et qui donc le continue comme il eût aimé l'être, en le faisant servir encore par delà la tombe, servir jusque dans son repos ?

— Servir à vos lamentables intrigues ! s'écria la vieille dame, en se levant d'un terrible effort, si grande, j^i droite, pesant sur sa canne, et les yeux bleus noircis d'orage. Servir d'appât dans la trappe aux fauves ! Comme cela, oui, son cadavre « sert » ! Vous le faites « servir »...

L'âpre accent aggravait encore l'ironie atroce. Elle reprit : — Maintenant, en voilà assez ! Assez de vos balivernes !

Châtier les assassins, mater la rébellion, ce n'est pas deux choses, c'en est une, et vous le savez tous les deux. Au reste, c'est à vous, général, que j 'ai affaire, non à ce jeune bavard, que je sache. Et c'est à vous que je le dis : finissons-en. Que faites-vous ?

Lord James, qui s'était levé, ouvrit les bras d'un geste désolé. Alors elle, de son pas incertain, marcha sur lui et face à face :

— Lord James, i l me faut la vie de ces hommes. Le vieux seigneur, penchant la tête et dressant un doigt,

tendit l'oreille. — Trop tard, madame. Le canon... Elle n'hésita pas et à tour de bras le cingla en pleine figure.

Dans l'effort elle avait failli choir; et se retenait au dossier; et lord James, qui'n'avait pas daigné parer, la retenait aussi de peur qu'elle se fît mal, et souriait avec effort. Le jonc flexible, en éclatant, avait coupé la peau sur la pommette, comme au rasoir; une balafre violette sabrait déjà l'harmonie du beau visage pur. La'vieille dame, enragée encore par sa défaillance, perdait tout à fait la tête : accrochée à lui pour ne pas tomber, elle marmonnait d'une voix monotone, comme une leçon apprise, et qu'elle aurait eu à redire, des paroles bizarres, flot d'injures

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et de réminiscences bibliques, étonnées de couler pour la pre­mière fois de telles lèvres, plus encore de couler ensemble :

— Misérable ! Oui, voijà ce que vous êtes... Un gentleman, vous ? Un goujat, oui, un maudit bâtard, un sépulcre blanchi ! Et par ma main, c'est sir Hugh qui vous corrige.

Stewart avait sonné. L'aide de camp qui parut eut un haut-le-corps.

— Jackson, dit le général, reconduisez lady Trench. Et comme l'autre hésitait une seconde : .— Reconduisez lady Trench, fit-il d'une voix brève. Mais, avant de céder le bras de la vieille dame qui, brisée

s'abandonnait, i l lui baisa la main. , A présent, patiemment, i l tamponnait la'blessure avec son

mouchoir, qui se teignait de taches rouges. Sur le sobre Avers de là tunique, relevé d'une touche d'écarlate, une goutte noire était tombée, ronde, bronzée : on eût dit un nouvel insigne. Le général regarda Stewart. Il eut un soupir léger et en même temps un sourire, un peu las, plein de courage.

Et ce fut au tour de Stewart de lui serrer la main sans trou­ver un mot.

ROGER CHAUVIRE.

{La troisième partie au prochain numéro.)