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GRACCHUS BABEUF ET LES EGAUX

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DU MEME AUTEUR

Les Journées de février 1848, P.U.F., 1948, épuisé. Histoire du mouvement ouvrier français des origines à la révolte

des canuts, Editions sociales, 1952 (traduction en russe, tchè- que, hongrois et polonais), épuisé.

Lénine. Club français du Livre, 1960. Troisième édition. 1976. Karl Marx — Friedrich Engels, essai biographique, Club français

du Livre, 1970. Deuxième édition collection 10/18, 1971. Eugène Varlin, militant ouvrier, révolutionnaire et communard,

E.F.R., 1975. Histoire de l'U.R.S.S., P.U.F., collection Que sais-je ? 11 édition,

1976 (traduction en allemand, japonais, espagnol, portugais et langue hébraïque).

Histoire de l'Indonésie, P.U.F., collection Que sais-je ? 3e édition, 1976 (traduction en espagnol).

En collaboration

La Commune de Paris, (sous la direction de Jean Bruhat, Jean Dautry, Emile Tersen) ; Editions sociales, 1960. Deuxième édition revue par Jean Bruhat, 1970 (traduction en roumain, en russe, en italien et en allemand).

La Révolution française et la formation de la pensée de Karl Marx dans La Pensée socialiste devant la Révolution française, Société des Etudes robespierristes, 1966, pp. 125-170.

Maximilien Robespierre und die Kolonial problem dans Maximilien Robespierre, Berlin, 1958, pp. 115-157.

Anticléricalisme et mouvement ouvrier en France dans les Cahiers du Mouvement social, Editions ouvrières, 1975, pp. 79-117.

Le Mouvement ouvrier français au début du X I X siècle et les survivances d'Ancien Régime dans Ordre et Classes, Mouton, 1975, pp. 235-246.

La Commune et le problème de l'Etat dans la Commune de 1871. Colloque de Paris. Editions ouvrières, 1972, pp. 157-191.

Le Monde ouvrier dans L'Histoire de la vie française, T. 6, Les Editions de l'Illustration, 1972, pp. 129-188.

Le Socialisme français de 1815 à 1878 et Le Capital dans Histoire générale du socialisme, T. 1, P.U.F. (direction Jacques Droz), pp. 331-406, 501-534, 575-603.

L'Affirmation du monde du travail urbain dans Histoire économi- que et sociale de la France, T. 3, Second volume. P.U.F. (Direc- tion Fernand Braudel et Ernest Labrousse), pp. 769-829.

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JEAN BRUHAT

GRACCHUS BABEUF ET LES ÉGAUX

ou

« Le Premier Parti communiste agissant»

Librairie Académique Perrin

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La Loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d 'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exem- ple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l 'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

© L i b r a i r i e A c a d é m i q u e P e r r i n , 1978. I S B N 2-262-00094-8

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AVANT-PROPOS

Au-delà de Marat, il faut dire ce que les anciens géographes mettaient sur leurs cartes, pour les terres non vi- sitées : TERRA INCOGNITA.

(Propos prêté pa r Michelet à Camille Desmoulins).

La Conspiration dite des Egaux qui aboutit le 27 mai 1797 à l'exécution de Gracchus Babeuf n'est pas une conspiration comme les autres. Sans doute fait-elle aussi appel, comme toute conspiration, à des activités secrètes, à une préparation clandestine.

Mais plusieurs raisons expliquent son originalité et surtout son importance historique.

Elle a, tout d'abord, sa place dans le sillage de la Révolution française. Elle en fut selon Jaurès « le fris- son le plus ardent » et la « pulsation la plus hardie ». Partant de la revendication de l'égalité qui ne pouvait être pour les bourgeois révolutionnaires qu'une égalité formelle, une égalité des droits (« Les hommes nais- sent et demeurent libres et égaux en droits »), allant au-delà des aspirations de Robespierre et de Saint- Just, les « conspirateurs » de 1796 entendent donner à la revendication égalitaire un contenu social en exi- geant une égalité réelle.

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D'autre part, ils se différencient des sans-culottes de 1793-1794 dont l'idéal était celui d'une société de petits producteurs indépendants. « Que nul ne puisse avoir qu'un atelier, qu'une boutique », réclame la sec- tion des sans-culottes du 2 septembre 1793, pour qui des mesures « qui feraient disparaître peu à peu la trop grande inégalité des fortunes et croître le nombre des propriétaires. » Pour Babeuf et ses compagnons il ne saurait y avoir d'égalité réelle sans la communauté des biens.

A la différence des utopistes qui les ont précédés, les Egaux de 1796 ont tenté de passer à l'action en donnant à leur doctrine une base sociale, en la circons- tance une base populaire, « plébéienne » pour parler comme Babeuf lui-même. Je n'ose pas dire une base de classe car, selon l'expression d'Engels, « le proléta- riat ne commençait qu'à peine à se différencier des masses non possédantes comme souche d'une classe nouvelle ». Pas d'anachronisme ! Impératif de l'action (et c'est cela la conspiration), volonté de rechercher un appui dans la masse du peuple, voilà pourquoi Karl Marx a pu qualifier le mouvement babouviste de « premier parti communiste agissant ».

Enfin, à l'opposé de ces conspirations sans lende- main, dont le récit ne passionne que les érudits ou les curieux de la petite histoire, le mot de babouvisme évoque non seulement le souvenir d'une authentique conspiration mais aussi celui d'une doctrine. Si l'on s'en tient à la conspiration elle-même, elle n'a été qu'un simple épisode sans grande conséquence dans l'histoire du Directoire. L'important est que le babou- visme ne meurt pas avec Babeuf. Son message est transmis aux générations suivantes par Buonarroti, l'ami de Babeuf, qui publie en 1828 un livre intitulé « Conspiration pour l'Egalité, dire de Babeuf » (1).

(1) Quelle que soit l ' importance de Buonarroti — et nous y reviendrons fréquemment —, cet essai biographique est essentielle- ment consacré à Babeuf.

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Le 16 juin 1896 encore, c'est-à-dire un siècle après la dernière arrestation de Babeuf, Jules Guesde à la Chambre des députés répond à Albert de Mun qui l'avait interpellé la veille : « Monsieur de Mun a placé le berceau de l'ordre collectiviste ou communiste, comme vous voudrez, à notre consentement et au mi- lieu de nos applaudissements, au mouvement des Egaux et à la conjuration de Babeuf. » Plus récem- ment encore, Lénine a écrit : « La Révolution fran- çaise a engendré les idées du communisme (Babeuf) qui, élaborées de façon conséquente, contenaient l'idée de l'ordre nouveau du monde. »

En bref, cette conspiration, à la fois crépuscule et aurore, apparaît comme le dernier sursaut des mou- vements populaires qui jalonnent l'itinéraire de la Ré- volution et comme la première manifestation des aspi- rations socialistes et communistes. Voilà qui explique qu'elle ait toujours suscité l'intérêt des historiens et provoque aujourd'hui encore en 1977 la curiosité de nos contemporains (1). Fille de son temps — d'un temps dont il faudra rappeler les caractères essentiels — l'entreprise babouviste le dépasse par ses ambitions et son retentissement. Le babouvisme c'est, selon l'ex- pression pittoresque mais exacte, utilisée naguère par Célestin Bouglé, « la fleur rouge qui éclate au bout de cette tige » qu'est la Révolution française.

(1) Il en sera question dans les pages consacrées aux contro- verses et à la bibliographie. Mais je tiens, sans plus attendre, à préciser que ce récit (car il s'agit bien d'un récit) a été écrit sans prétention érudite. Il vise, très modestement, à initier un public éclairé et curieux à ce que fut cette première initiative communiste en tenant compte naturellement des recherches historiques les plus récentes. Je ne peux donc aller plus avant sans informer le lecteur de la dette que j'ai contractée envers les spécialistes de Babeuf et du babouvisme en particulier S. Bernstein, V. Daline, Jean Dautry, Maurice Dommanget, A. Galante-Garrone, Jacques Gode- chot, E. Labrousse, G. Lefebvre, R. Legrand, A. Lehning, W. Markow, Claude Mazauric, A. Pelletier, M. Reinhard, A. Saïtta, A. Soboul, Käre Tonnesson, Claude Willard.

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CHAPITRE PREMIER

« VENTRES DORES » ET « VENTRES CREUX »

Tous les vices et la pourr i ture du vieux régime se remontrent auda- cieusement et effacent les hommes et les principes de la République. On ne rencontre par tout qu 'avilisse- ment, dépravation de la morale, prost i tut ion et corruption.

Babeuf, 18 décembre 1794.

C'est à la fin d 'octobre 1795 que se t inrent les pre- mières réunions destinées, selon l 'historiographe de la Conspiration, Buonarroti , à créer « un centre de di- rection auquel les patriotes divisés pussent se rallier, afin d'agir ensuite uniformément au profit de la cause commune ».

La Conspiration des Egaux coïncide donc avec les années de reflux du mouvement révolutionnaire. La chute de Robespierre, même si les contemporains dont Babeuf n'en ont pas eu immédiatement le sentiment, ouvre une période de réaction. Réaction politique sans doute, mais aussi réaction sociale. La contre-révolution

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avait été écrasée à l'extérieur et à l'intérieur, précisé- ment grâce à l'intervention du peuple, du petit peu- ple d'artisans, de manouvrier et de boutiquiers. Le temps des petites gens est maintenant révolu. On re- vient à l'esprit de la Constituante. Place aux honnêtes gens ! Place aux notables ! Les hommes du Marais, de la Plaine, comme Sieyès, font surface après avoir sim- plement « vécu » pendant les années difficiles. Les surivants de la Gironde reviennent. « Les héritiers de la Gironde ont exhumé tous leurs morts et mis en contribution leurs vivants pour former contre nous et notre Constitution une masse imposante » (Babeuf, 18 décembre 1794). L'élimination de Robespierre met fin, en quelques semaines, à la progression révolution- naire. Il n'y a plus de concentration du pouvoir. Le Comité de salut public a vu très tôt ses attributions réduites au domaine de la guerre et de la diplomatie. La loi du 22 Prairial est abrogée et la loi sur les sus- pects rapportée. Les sociétés populaires et les assem- blées de sections qui avaient encadré le mouvement sans-culotte sont dissoutes. Interdiction, en tout cas, aux sociétés populaires de s'affilier entre elles. Le Club des Jacobins est fermé le 12 novembre 1794, accusé d'avoir « rendu le régime républicain si odieux qu'un esclave courbé sous le poids de ses fers eût refusé d'y vivre ». Marat est « dépanthéonisé » le 8 février 1795. Au cours de ses « promenades civiques » la jeunesse dorée fait la chasse aux Jacobins. Dans le Midi, la Ter- reur blanche commence. « On égorge partout », écrit un Conventionnel le 1 juin 1795.

Les thermidoriens s'inclinent devant les Vendéens. Le 17 février 1795 les représentants de la Convention signent la convention de la Jaunaye près de Nantes : Charette conserve une garde armée de 2 000 hommes soldée par l'Etat, la liberté du culte est garantie et le retour des prêtres réfractaires est autorisé, cependant qu'on accorde l'amnistie aux rebelles (avec restitution de leurs biens ou indemnisation).

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La loi du maximum est supprimée le 24 décem- bre 1794. Le marché étant devenu libre, l'assignat s'ef- fondre. L'assignat, qui valait 31 % de sa valeur en juillet 1794, tombe à 20 % en décembre, à 8 % en avril 1795 et à 3 % en juillet. La planche à billets mar- che sans arrêt, la masse des assignats en circulation passe de 8 milliards en décembre 1794 à 20 milliards un an plus tard.

L'inflation galopante et la disette provoquent la flambée des prix. Si, à Paris, on part de l'indice 100 en 1790, il se serait élevé à 2 180 en juillet 1795, à 3 100 en septembre et à 5 340 en novembre. De plus la ré- colte de l'an II a été médiocre et les paysans aisés gar- dent leur blé pour profiter de la hausse.

C'est l'apparition des « ventres creux » et des « ven- tres dorés », des « gras » et des « maigres », des « deux tribus » comme on disait à Marseille. Les pauvres gens, pendant l'hiver 1794-1795 particulièrement rigou- reux, souffrent de la faim et du froid. Les rivières ayant été prises par les glaces, les transports de grains, de bois et de charbon sont difficiles. On fait queue, partout, aux portes des boulangeries et des bouche- ries, mais aussi devant les chantiers de combustibles. Des ateliers se ferment et la mortalité augmente.

Au printemps de 1795 la situation du ravitaille- ment s'aggrave. « Le pain nous manque, déclarent, le 17 mars 1795, les délégués des faubourgs Saint-Mar- ceau et Saint-Jacques, nous sommes à la veille de re- gretter les sacrifices que nous avons faits pour la Révolution. » « On ne rencontre dans les rues que des figures pâles et décharnées, sur lesquelles sont pein- tes la douleur, la fatigue, la faim et la misère. » Telle est l'observation faite à la date du 27 avril 1795, par un journal pourtant réactionnaire, le Messager du Soir. Les rapports de police abondent en faits divers

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a t r o c e s . Ce s o n t t o u s les j o u r s des d r a m e s d e la f a i m : c i n q à six c i t oyens s a n s p a i n et s a n s a r g e n t se préci - p i t e n t d a n s l a Se ine , p l u s i e u r s p e r s o n n e s n ' a y a n t p u se p r o c u r e r d u p a i n se s o n t d é t r u i t e s ; u n e f e m m e , avec s o n e n f a n t , se j e t t e d a n s u n p u i t s ; u n e f e m m e a u b o u t d e la r u e se c o u p e la go rge ; u n p è r e d e c i n q e n f a n t s se p r é c i p i t e p a r la f e n ê t r e d a n s l a rue. . .

A p e u p r è s , d a n s le m ê m e t e m p s , les g a r ç o n s r e s t au - r a t e u r s d u Pa la i s -Ega l i t é ( l ' anc ien Pa la i s -Roya l ) d i s e n t « q u e j a m a i s il n e s ' é t a i t f a i t a u t a n t de d é p e n s e s qu ' i l s ' en f a i t m a i n t e n a n t p a r t o u s les j e u n e s gens et les a g i o t e u r s ». Le luxe d ' u n e p e t i t e m i n o r i t é s ' é t a l e en e f f e t s a n s ve rgogne . Ne r e d o u t a n t p l u s les r i g u e u r s d u T r i b u n a l r é v o l u t i o n n a i r e les s p é c u l a t e u r s e t les t raf i - q u a n t s s ' en d o n n e n t à c œ u r joie . S u r les C h a m p s - E lysées et d a n s les j a r d i n s d u Pa la i s -Ega l i t é les sa l les de j eu , les t r i p o t s e t les ca fés o u v r e n t à n o u v e a u l e u r s p o r t e s . A l a vei l le d u t r a g i q u e h i v e r 1794-1795 o n p e u t l i r e e n c o r e d a n s le M e s s a g e r d u S o i r d u 22 novem- b r e 1794 : « Les g r â c e s e t les r i s q u e l a T e r r e u r ava i t m i s e n f u i t e s o n t d e r e t o u r à P a r i s ; n o s jo l ies f e m m e s e n p e r r u q u e b l o n d e s o n t a d o r a b l e s ; les c o n c e r t s , t a n t p u b l i c s q u e d e socié té , s o n t dél ic ieux. » O n s ' e n t a s s e d a n s le s a l o n q u e la C a b a r r u s , M m e Tal l ien , No t re - D a m e - d e - T h e r m i d o r , a o u v e r t d a n s s a C h a u m i è r e d u Cours- la-Reine .

Sur l'initiative d'anciens Jacobins, et surtout sous la poussée de la misère, le peuple des faubourgs pari- siens manifeste. Le 12 Germinal an III ( 1 avril 1795) une foule désordonnée et sans armes envahit la Convention. On réclame du pain, la liberté des pa- triotes, et la Constitution de 93 qui, dans le préam- bule de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, affirmait que le « but de la société est le bonheur ». La Convention cernée est libérée sans dif-

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ficulté par la garde nationale venue des quartiers ri- ches et Pichegru met Paris en état de siège. Des Mon- tagnards sont arrêtés et déportés. Quelques semaines plus tard, le 1 Prairial (20 mai) l'alerte est plus grave. Le tocsin sonne et le tambour bat dans les quartiers ouvriers de l'est de Paris, faubourg Saint-Antoine, faubourg Saint-Marceau, puis dans les quartiers du centre : Gravilliers, Cité, Observatoire, Panthéon. Sur le chapeau ou sur la carmagnole les manifestants ont épinglé l'inscription : « Du pain et la Constitution de 1793. » Les femmes parcourent les faubourgs Saint- Antoine et Saint-Marceau pour faire fermer les bou- tiques. Un artisan graveur, Pierre Lime, prend le commandement des hommes qui, cette fois, sont ar- més. La salle de la Convention est envahie. A coups de fouet, des soldats tentent de chasser des femmes des tribunes. Mais le flot des manifestants déborde sans arrêt. Féraud, qui s'opposait aux assaillants, est tué « dans des conditions qui n'ont jamais été éclair- cies (1) » et sa tête est présentée à Boissy d'Anglas qui préside la séance. Vers le soir quelques députés mon- tagnards interviennent. Leurs initiatives confirment qu'il s'agit avant tout de revendications économiques. Romme, député du Puy-de-Dôme, fait décider la libé- ration des patriotes emprisonnés, la fabrication d'un pain identique pour tous, le pain de l'Egalité de l'an II, l'interdiction aux pâtissiers de préparer des gâteaux. L'ordre est donné d'opérer des perquisitions pour dé- couvrir les stocks de farine. La permanence des assem- blées de section est décidée.

La garde nationale des quartiers de l'ouest étant intervenue les manifestants doivent quitter la place. L'insurrection reprend le lendemain. Pour la première fois depuis 1789 les troupes entrent dans Paris. Le faubourg Saint-Antoine cerné capitule sous la double

(1) Kare TONNESSON, La Défaite des sans-culottes, p. 270. Ajoutons que Féraud était impopulaire car il était chargé du ravitaillement.

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m e n a c e d u c a n o n e t d e l a f a m i n e . L e 16 j u i n 1795 l e s

o u v r i e r s s o n t p r a t i q u e m e n t e x c l u s d e l a g a r d e n a t i o -

n a l e « l e s a r m e s d e v a n t ê t r e c o n f i é e s à d e s m a i n s p u -

r e s ». L a r é p r e s s i o n e s t b r u t a l e . C a r r i e r a é t é g u i l l o t i n é d è s l e 16 d é c e m b r e 1794. E n a v r i l 1795 l e s « Q u a t r e »

s o n t c o n d a m n é s à l a d é p o r t a t i o n : B a r è r e , B i l l a u d -

V a r e n n e , C o l l o t - d ' H e r b o i s e t V a d i e r . A m a r , q u i s e r a

p l u s t a r d p o u r s u i v i a v e c l e s E g a u x , D u h e m e t C a m b o n

s o n t a r r ê t é s . A i n s i d o n c s o n t f r a p p é s c e u x - l à m ê m e s

d e s C o n v e n t i o n n e l s m o n t a g n a r d s q u i a v a i e n t l e 9 T h e r -

m i d o r l â c h é l ' I n c o r r u p t i b l e .

A u l e n d e m a i n d u 1 P r a i r i a l d ' a u t r e s d é p u t é s m o n -

t a g n a r d s s o n t a r r ê t é s e t c o n d a m n é s à m o r t . T r o i s d ' e n - t r e e u x s e s u i c i d e n t : D u q u e s n o y , G o u j o n e t R o m m e .

T r o i s a u t r e s q u i o n t r a t é l e u r s u i c i d e s o n t c o n d u i t s à

l a g u i l l o t i n e : B o u r b o t t e , D u r o y e t S o u b r a n y . C e s o n t

l e s « m a r t y r s d e P r a i r i a l ». D i x m i l l e r é p u b l i c a i n s p a -

r i s i e n s s o n t i n s c r i t s s u r l e s l i s t e s d e p r o s c r i p t i o n . L e s

« m a r t y r s d e P r a i r i a l » o n t é t é h o n o r é s p a r l e s f u t u r s

b a b o u v i s t e s c o m m e « d e s i l l u s t r e s v i c t i m e s » q u e « l e s

m é c h a n t s o n t t u é s m a i s q u ' i l s n ' o n t p u f l é t r i r u n s e u l

j o u r : g l o r i e u x m a r t y r s ! i n t r é p i d e s s o u t i e n s d e l ' é g a - l i t é ! ».

E n c o u r a g é s , l e s r o y a l i s t e s r e l è v e n t l a t ê t e . P o u r s e

c r a m p o n n e r a u p o u v o i r l e s T h e r m i d o r i e n s d é c i d e n t

p a r l e d é c r e t d u 5 F r u c t i d o r (22 a o û t 1 7 9 5 ) d e r é s e r v e r a u x a n c i e n s C o n v e n t i o n n e l s l e s d e u x t i e r s d e s s i è g e s

d a n s l e s f u t u r e s a s s e m b l é e s . C e t t e m e s u r e « d i c t é e p a r

l ' i n q u i è t e p r é v o y a n c e d e q u e l q u e s l é g i s l a t e u r s c r i m i - n e l s » ( B u o n a r r o t i ) d é ç o i t e t e x a s p è r e l e s r o y a l i s t e s q u i

a v a i e n t e s p é r é r e m p o r t e r u n s u c c è s d é c i s i f a u x é l ec - t i o n s . I l s t e n t e n t u n c o u p d e f o r c e le 13 V e n d é m i a i r e

(5 o c t o b r e 1 7 9 5 ) : i l s s o n t m i t r a i l l é s s u r l e P o n t - N e u f

e t s u r l e p a r v i s d e l ' é g l i s e S a i n t - R o c h . L e s b o u r g e o i s

t r i o m p h a n t s e n t e n d e n t f r a p p e r s u r d e u x f r o n t s , à d r o i -

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t e c o n t r e c e u x q u i v o u d r a i e n t r e v e n i r à l ' A n c i e n R é -

g i m e , à g a u c h e c o n t r e l e s J a c o b i n s e t l e s p a r t i s a n s d e

l ' é g a l i t é .

A v a n t d e s e s é p a r e r e n o c t o b r e 1795 l a C o n v e n t i o n a v o t é u n e n o u v e l l e C o n s t i t u t i o n , l a C o n s t i t u t i o n d e

l ' A n I I I . P e u i m p o r t e à n o t r e p r o p o s le d é t a i l d e s

i n s t i t u t i o n s q u ' e l l e p r é v o i t ! L e p o u v o i r l é g i s l a t i f e s t

p a r t a g é e n t r e d e u x a s s e m b l é e s : l e C o n s e i l d e s C i n q -

C e n t s e t l e C o n s e i l d e s A n c i e n s . L e p o u v o i r e x é c u t i f

e s t l i v r é à c i n q D i r e c t e u r s d é s i g n é s p a r l e s A n c i e n s

s u r u n e l i s t e d e d i x c a n d i d a t s p r é s e n t é s p o u r c h a q u e

p o s t e p a r l e C o n s e i l d e s C i n q - C e n t s .

L ' e s s e n t i e l e s t d a n s l ' e s p r i t d e l a C o n s t i t u t i o n . I l

e s t c l a i r e m e n t d é f i n i à l a t r i b u n e d e l a C o n v e n t i o n p a r

B o i s s y d ' A n g l a s . « N o u s d e v o n s ê t r e g o u v e r n é s p a r l e s

m e i l l e u r s ; l e s m e i l l e u r s s o n t l e s p l u s i n s t r u i t s e t l e s p l u s i n t é r e s s é s a u m a i n t i e n d e s l o i s . O r , à b i e n d e s

e x c e p t i o n s p r è s , v o u s n e t r o u v e r e z d e p a r e i l s h o m -

m e s q u e p a r m i c e u x q u i p o s s è d e n t u n e p r o p r i é t é . . . e t

q u i d o i v e n t à c e t t e p r o p r i é t é e t à l ' a i s a n c e q u ' e l l e d o n -

n e u n e é d u c a t i o n q u i l e s a r e n d u s p r o p r e s à d i s c u t e r ,

a v e c s a g a c i t é e t j u s t e s s e , l e s a v a n t a g e s e t l e s i n c o n -

v é n i e n t s d e s l o i s q u i f i x e n t l e s o r t d e l e u r p a t r i e . . .

U n p a y s g o u v e r n é p a r l e s p r o p r i é t a i r e s e s t d a n s l ' o r -

d r e s o c i a l ; c e l u i o ù l e s n o n - p r o p r i é t a i r e s g o u v e r n e n t e s t d a n s l ' é t a t d e n a t u r e . » S i l ' o n d o n n e à d e s h o m -

m e s s a n s p r o p r i é t é d e s d r o i t s p o l i t i q u e s « i l s e x c i t e -

r o n t o u l a i s s e r o n t e x c i t e r d e s a g i t a t i o n s s a n s e n c r a i n - d r e l ' e f f e t ; i l s é t a b l i r o n t o u l a i s s e r o n t é t a b l i r d e s t a x e s

f u n e s t e s a u c o m m e r c e e t à l ' a g r i c u l t u r e p a r c e q u ' i l s

n ' e n a u r o n t s e n t i n i r e d o u t é n i p r é v u l e s r e d o u t a b l e s c o n s é q u e n c e s . . . »

O n r e v i e n t à u n r é g i m e f a v o r a b l e a u x p o s s é d a n t s .

S e u l s l e s c i t o y e n s v o t e n t . P o u r ê t r e c i t o y e n i l f a u t

a v o i r 21 a n s , ê t r e d o m i c i l i é d e p u i s u n a n e t p a y e r u n e

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contribution. Le pouvoir réel n'appartient même pas à ces citoyens relativement nombreux mais aux élec- teurs qu'ils désignent en assemblées primaires. Or, seuls peuvent être électeurs ceux qui, dans les commu- nes de 6 000 habitants et plus, sont propriétaires d'un bien rapportant un revenu égal à la valeur de 200 jour- nées de travail et ceux qui, ailleurs, sont locataires d'une habitation d'un loyer équivalent à 150 journées de travail ou d'un bien foncier d'un fermage de 200 journées de travail. Ces électeurs ne sont que 30 000 pour l'ensemble du pays. Ce sont eux qui, réu- nis au chef-lieu de département, désignent, sans condi- tion de cens, le pouvoir législatif. Le peuple est donc écarté de toute vie politique légale.

Le 6 novembre 1795 Babeuf situe cette construction dans le mouvement de la révolution. « Dans toutes les Déclarations des Droits, écrit-il, excepté celle de 1795, on a débuté par consacrer cette première, cette plus importante maxime de justice éternelle : le but de la société est le bonheur commun. On a ensuite consacré dans mille endroits, comme conséquence nécessaire, cet autre axiome : le but de la révolution étant de ra- mener au but de la société, dont on s'est écarté, est également le bonheur commun. On a marché à grands pas et à grands et rapides progrès vers ce but, jusqu'à une époque ; depuis, on a marché en sens rétrograde, on a marché contre le but de la société, contre le but de la révolution, pour le malheur commun et pour le bonheur seulement du petit nombre. Précisons cette époque. Osons dire que la révolution, malgré tous les obstacles et toutes les oppositions, a avancé jusqu'au 9 Thermidor et qu'elle a reculé depuis. »

Le Directoire ne fait que prolonger la Convention. « Les thermidoriens abandonnèrent le pouvoir et, in-

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continent, le reprirent sous le couvert de la Constitu- tion de l'An III. » Telle est l'opinion de Georges Le- febvre qui ajoute : « Thermidoriens et Directoriaux, c'est tout un : mêmes hommes, mêmes fins, mêmes moyens. »

Le Directoire se situe dans une période de dépres- sion économique. La chute de l'assignat s'accélère et l'assignat de cent livres finit par ne plus valoir qu'une livre. Quarante milliards d'assignats sont en circula- tion qui ont ainsi perdu quatre-vingt-dix-neuf pour cent de leur valeur. Le papier qui sert à le fabriquer vaut plus cher que l'assignat lui-même. Quand les Di- recteurs s'installent, le trésor est vide. Il y a plus gra- ve. Le nouveau gouvernement ne peut s'en sortir qu'en lançant de nouveaux assignats en circulation. Or, les ouvriers occupés à la fabrication des assignats sont en grève. On arrête ceux que l'on considère comme les meneurs mais mieux vaut, pour que la planche continue à fonctionner, distribuer une livre de pain par jour, en plus du salaire, à chacun des deux cent trente-trois ouvriers et employés qui travaillent aux assignats. Tout est tenté pour endiguer l'inflation. Un emprunt est lancé qui échoue. La monnaie métallique a fui ou se cache. La province refuse l'assignat. Les impôts ne rentrent plus. Place Vendôme, le 19 fé- vrier 1796, les planches aux assignats sont brisées, manifestation symbolique mais totalement inopérante. Il faut bien arriver à une banqueroute partielle. Le 18 mars 1796 de nouveaux billets sont créés : les man- dats territoriaux avec lesquels on pourrait faire adju- ger aux enchères une portion des biens nationaux. On les échangea dans la proportion d'un mandat territo- rial contre trente assignats. Les deux monnaies étant ainsi liées la dégringolade du mandat territorial est en-

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core plus rapide que celle de l'assignat. En quelques semaines il a perdu les quatre cinquièmes de sa valeur et en juillet 1796 il est refusé partout. Il faudra les sup- primer en février 1797. Leur brève existence n'aura servi qu'aux spéculateurs qui ont pu dépouiller l'Etat de vastes domaines achetés à vil prix. Le Directoire ne vit guère que d'expédients : transformation en biens nationaux des riches propriétés de l'Eglise de Belgi- que, mise en gage d'une partie des diamants de la Couronne et en particulier du fameux « Régent », cou- pes de bois dans les forêts nationales abandonnées à des compagnies privées ou à des fournisseurs aux ar- mées, renflouement de la trésorerie par les contribu- tions des militaires qui exploitent les pays occupés. La montée du coût de la vie est foudroyante, accen- tuant brutalement les contrastes sociaux. Sans doute les crises et l'instabilité politique font obstacle à l'ac- tivité économique et atteignent dans leurs intérêts certains secteurs de la bourgeoisie commerciale et industrielle. Mais, en revanche, l'effondrement des bil- lets successifs, la liquidation des biens nationaux, les fournitures aux armées entretiennent un climat de cor- ruption. Le vicomte Paul de Barras devenu Directeur est un symbole du régime. « Je considère, assurait-il cyniquement, la pauvreté comme une sottise, la vertu comme une maladresse et tout principe comme un expédient. » Son exemple n'est pas isolé. Talleyrand ne résiste guère au charme de la cavalerie de Saint-Geor- ges. Les membres des Assemblées entrent dans les compagnies financières. Ainsi de Laporte, de Fréron, de Goupilleau de Fontenay, de Lombard-Lachaux, de Delaunay, de Lozeau. Tel arrivé pauvre à Paris acquiert en quelques mois fortune et considération. On trafique de tout ; de la vente des biens nationaux, des certifi- cats de résidence, des secrets diplomatiques, des mar- chés aux armées, des radiations sur la liste des émigrés.

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Dans un climat de fièvre (tout va si vite qu'on ne sait pas de quoi demain sera fait), mêlés aux survi- vants de l'Ancien Régime, délivrés de la crainte de la Terreur, les nouveaux riches étalent sans pudeur un luxe de parvenus. Au Pavillon de Hanovre, boulevard des Italiens, s'est ouvert « le bal des Victimes ». Pour y avoir le droit de danser il faut compter quelque victime de la Terreur parmi les membres de sa famille. On danse aussi rue Richelieu, au bal de l'Opéra. L'Iti- néraire des gourmands publié en 1797 mène les riches des anguilles truffées du Veau qui tète au vrai chapon de la Marmite perpétuelle.

« Muscadins », « Incroyables » et « Merveilleuses » tiennent le haut du pavé, tandis qu'en province, à Toulon, à Lyon, à Saint-Etienne, à Marseille on mas- sacre les Jacobins. « On tuait les patriotes comme on tue les grives dans les champs partout où on les ren- contrait. »

Dans les campagnes les différenciations sociales s'ac- centuent. Une bourgeoisie de paysans cossus se conso- lide. Elle exploite, mais, sans les travailler de ses mains, des terres dont l'achat de biens nationaux a permis d'agrandir la superficie. Les gros fermiers se sont enrichis dans la mesure où ils ont payé les fer- mages en papier-monnaie dévalué. Par contre, les métayers qui partagent avec les propriétaires les produits de la récolte n'ont guère bénéficié de la situa- tion. Quand les communaux ont été partagés, l'opéra- tion a profité surtout à la bourgeoisie et à la paysan- nerie aisée ; elle a rendu plus difficile la condition des petits paysans et des journaliers.

Mais c'est surtout dans les villes que s'affirme le

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contraste entre « les ventres creux » et les « ventres dorés ».

L'obsession de la famine domine les premiers mois du Directoire comme elle a dominé les derniers mois de la Convention. Tout contribue à rendre l'approvi- sionnement de Paris difficile : l'inflation, l'incertitu- de des prix, le manque de moyens de transport, le mauvais entretien des routes, l'état d'abandon des ca- naux, la spéculation, le brigandage, etc. On ne trouve plus de tissus qu'à des prix inaccessibles aux gens du peuple. Trois jours après l'avènement du Directoire on peut lire dans le Journal du Bonhomme Richard : « Si les étoffes continuent à augmenter tous les jours, les femmes seront forcées de se faire des jupons et les hommes des culottes avec les assignats. Alors il faudra prendre bien garde à ne pas pisser dans sa chemise. » La hausse des salaires est très inférieure à celle des prix, et le chômage est fréquent. Les grèves sont nom- breuses et, contre les ouvriers, on puise dans l'ar- senal répressif de l'Ancien Régime et de la Révolution : interdiction aux ouvriers de quitter l'employeur sans avoir fini l'ouvrage commencé ou sans un préavis de quarante jours, rappel de la législation qui prohibe les coalitions, poursuite contre les compagnonnages, etc. Les députés sont injuriés. Les pillages sont monnaie courante. On rapporte qu'en novembre 1795 les fem- mes criaient : « Le règne de Robespierre valait mieux ; au moins, l'on ne mourait pas de faim. »

Le nombre des indigents est tel qu'il faut procéder à des distributions gratuites de vivres. Contre quoi proteste Horace Say, le frère de l'économiste. Il écrit dans La Décade du 19 février 1795 : « Un ouvrier vient- il de recevoir son salaire, à peine songera-t-il à aug- menter son mobilier de quelque meuble utile et dura- ble, à bien nourrir et à bien vêtir ses enfants, à met- tre en réserve une partie de son gain pour le temps des infirmités et du repos ; hors un petit nombre d'en- tre eux qui peuvent passer pour des exceptions, les

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autres iront dans un cabaret boire et manger dans quelques heures les épargnes de plusieurs jours, et rentrés dans leur sale et incommode demeure, ils y maltraiteront leurs enfants et leurs femmes (...). Voilà le tableau des trois quarts de ménages dans un ordre nombreux de citoyens, mais ce qui doit le plus affliger c'est qu'on y retrouve encore une immoralité crapu- leuse. »

En dépit de cette misère (ou peut-être à cause de cette misère qui engendre le désespoir) il n'y a plus de grandes journées populaires après celles de Germinal et de Prairial. Il n'y a plus que des soulèvements spo- radiques ou surtout de ces incidents quotidiens qu'on peut glaner dans les rapports de police. Les députés montagnards qui, à la fin de la Convention, avaient tenté d'organiser le mouvement populaire et de l'en- traîner vers des issues politiques ont été mis hors de combat. Les survivants hésitent ; ils se terrent et se taisent. « Le Peuple de Paris, trompé dans ses espé- rances, égaré par la calomnie et par les menées sour- des du royalisme et de l'étranger, avait abandonné les démocrates et languissait dans une profonde indif- férence : une partie accusait même la révolution des maux sans nombre qui pesaient sur lui » (Buonarroti).

Il manque, à ce peuple désemparé, un programme, des chefs et une organisation. C'est ce que va tenter de lui apporter au début du Directoire la Conspiration des Egaux, Qui est donc ce Gracchus Babeuf dont nous avons, chemin faisant, rapporté quelques propos et qui est l'âme de la conspiration ? D'où vient-il et par quels chemins a-t-il passé pour parvenir à une telle entreprise ?

Etant bien entendu (c'est, tout au moins mon opi- nion et je le dis tout à trac) qu'une biographie n'a de sens pour l'historien que si l'homme qui en fait l'objet n'est isolé ni des autres hommes (ceux qui le combat- tent comme ceux qui le soutiennent), ni du type de so- ciété dans lequel il vit, ni des circonstances dans les-

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quelles il se débat, ni des fluctuations de ce qu'on appelle aujourd'hui la conjoncture et enfin ni du mi- lieu historique qui l'influence et qu'il influence. Cer- tes, on peut légitimement se demander si, sans Babeuf, une Conspiration des Egaux était concevable. Mais on peut aussi affirmer qu'il n'y a pas de démiurge en His- toire et qu'un individu ne saurait d'un coup d'épaule enfoncer les portes du destin — quelles que soient la force de son génie et la puissance de sa volonté.

Restons à la Révolution dite de 1789. Clemenceau soutenait qu'elle était « un bloc ». Oui. D'un certain point de vue. On pourrait cependant, avec plus de raison, affirmer qu'il y a eu la Révolution du temps de Mirabeau ou de La Fayette, celle du temps de Robes- pierre et celle du temps de Babeuf. A une condition, toutefois, et qui est essentielle, c'est de n'oublier ja- mais que derrière ces figures de proue il y a, venant comme des vagues les assaillir, des forces sociales en mouvement. Sans l'évocation des luttes menées par les pauvres de Picardie (paysans, artisans, ouvriers des manufactures), par les sans-culottes des villes, petits propriétaires ou « impropriétaires » (comme on disait alors), la biographie d'un Babeuf n'a plus guère de signification historique. Que le lecteur me pardonne de l'accueillir au seuil de cet essai par des considéra- tions générales. Mieux valait peut-être éclairer la route qu'il va prendre — s'il veut bien me suivre.

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CHAPITRE II

LE JEUNE BABEUF (1760-1789)

Ce fut dans la poussière des archi- ves seigneuriales que je découvris les affreux mystères des usurpations de la caste noble.

(Babeuf, 1795)

Malgré toutes les recherches érudites il subsiste en- core bien des zones d 'ombre et aussi bien des légendes sur la jeunesse de Babeuf et sur la formation de sa pensée. Nous nous en t iendrons à ce qui peut être considéré comme établi.

A la différence de la p lupar t des hommes dont le nom est inséparable de l 'histoire de la Révolution — Mirabeau, Danton, Vergniaud, Brissot, Robespierre ou Marat — Babeuf est d 'une origine très populaire. « Je suis né dans la fange, a-t-il écrit en 1793... Je me sers de ce mot... pour exprimer fortement que j'ai reçu l'être sur les durs degrés de la misère, par conséquent sur les premiers degrés du sans-culottisme. »

Le grand-père Antoine Babeuf avait vécu à Monchy- Lagache, petite paroisse située entre Saint-Quentin et Péronne. D'un second mariage il avait eu deux enfants dont Claude, né en 1716, devait être le père du futur animateur de la Conspiration des Egaux. Claude Ba-

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beuf dit l'Epine semble avoir été un personnage assez pittoresque qui avait pas mal roulé sa bosse. Engagé en 1732 dans la compagnie d'Estrade, au régiment de cavalerie Dauphin-étranger, il déserte six ans plus tard après des incidents qui l'ont opposé à ses supérieurs ou tout simplement par goût de l'aventure. Amnistié, il ne revient en France qu'en 1755 et obtient un em- ploi fort modeste dans les gabelles comme garde des fermes générales. Il s'était quelque peu instruit au cours d'un long exil forcé et une tradition, aujour- d'hui détruite, affirmait même qu'il avait été précep- teur du futur empereur Joseph II. Il épouse une jeune fille de vingt ans (il en avait lui-même une cinquan- taine). François-Noël Babeuf (il prendra à partir de 1794 le prénom de Gracchus) né le 23 novembre 1760 se trouve être l'aîné d'une famille de quatre enfants.

Pour des raisons mal connues, Claude Babeuf perd son emploi. On le retrouve manœuvre aux fortifica- tions de Saint-Quentin, puis employé des fermes à Morcourt-sur-Somme, cependant que sa jeune femme file du lin pour quelque fabricant. En tout cas Fran- çois-Noël fait très tôt l'apprentissage de la misère.

Très indépendant de caractère, le jeune Babeuf sup- porte assez mal l'autorité du père, tout en éprouvant pour ses parents la plus grande affection. A l'âge de douze ou treize ans il travaille pour gagner sa vie au canal de Saint-Quentin à Cambrai. On ne sait pas trop ce qu'il advient de lui entre 1774 et 1779. Selon cer- taines traditions il aurait été petit clerc (car il avait une belle écriture) chez un commissaire à terrier puis en 1777 il aurait servi chez Monsieur de Bracquemont. seigneur de Damary, près de Roye. Ce qui est certain c'est qu'en 1779 il est employé à Flixecourt par un certain Monsieur Hullin notaire — tabellion, receveur du marquis de Louvencourt, seigneur du lieu et gref- fier de la communauté. « Monsieur Hullin, écrit-il à son père le 26 mai 1780, me donnera trois livres par mois à compter du 25 mars dernier, jour de l'expira-

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tion de ma première année pendant laquelle je n'ai rien gagné. Seulement, il m'a fait faire un habit et une paire de souliers pour les fêtes de Pâques dernières. Mon gain est très modique, mais pour le moment il n'y a pas moyen d'avoir mieux. » En tout cas, il refuse désormais toute aide paternelle. « Le sentiment fami- lial me défend de rien accepter d'un père accablé de misère et qui manque lui-même du plus strict néces- saire. » Pour un de ses biographes les plus érudits, Maurice Dommanget, il semble que ce séjour à Flixe- court ait été décisif pour la formation de la personna- lité de Babeuf. « Son travail journalier, ses réflexions sur sa profession, les ouvertures que celle-ci lui donne sur la situation économique du milieu agraire ambiant l'ont fait passer de " l'âge difficile " à la jeunesse adul- te avec un sérieux, une confiance en soi qui, alliés au dynamisme, expression de son tempérament, le pous- seront insensiblement à se dépenser. » Dans le même temps, Charles Sainte un arpenteur local lui a appris le métier.

Cette même année 1780, son père étant mort , Fran- çois-Noël devient à l'âge de vingt ans chef de famille, avec à sa charge sa mère, ses frères et ses sœurs. Lui- même se marie en 1782 avec Marie-Anne-Victorine Len- glet, fille d 'un quincaillier d'Amiens et ancienne fem- me de chambre de Madame de Bracquemont dont il avait fait, sans doute, connaissance quand il était au service de cette famille. Elle est de cinq années plus âgée que lui. Elle sait à peine signer son nom mais elle témoignera d 'une grande énergie dans les jours d'épreuve, et Babeuf aimait la comparer à Thérèse Levasseur la compagne de J.-J. Rousseau (1).

Après son mariage nous le trouvons à Roye en San-

(1) Babeuf est dès cette date pour l'égalité des femmes.

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terre où, devenu plus sûr de son métier, il ouvre un cabinet d'arpenteur-géomètre et de commissaire à ter- rier. Il connaît alors pour la première fois (et pour la seule fois) une certaine aisance, car, en mai 1788, il a encore au moins huit commis après en avoir — sem- ble-t-il — occupé deux fois plus.

Fin 1785 ou début 1786 il publie, ce qu'on peut consi- dérer comme sa première œuvre littéraire (si l'on suit Victor Daline le plus récent des biographes de Babeuf), un essai intitulé Mémoire, peut-être important pour les Propriétaires de Terres et de Seigneuries ou Idées sur la manutention des fiefs.

A cette date, il a déjà deux enfants dont il est parti- culièrement fier et qu'il entend élever selon les prin- cipes de Jean-Jacques Rousseau. « A peine majeur, écrit-il en 1786, je me vois père de deux de ces char- mants êtres dont l'un qui a quatre ans, est du sexe féminin et l'autre âgé de quatorze mois est tout le contraire. » Ainsi donc, jusqu'à la veille de la Révolu- tion et à l'âge où précisément un homme devient lui- même, le regard de Babeuf n'a pas porté au-delà des horizons picards.

Sans doute y a-t-il en Picardie quelques industries, à Saint-Quentin (Manufacture royale des glaces), à Amiens, à Beauvais (Manufacture de tapisseries), à Abbeville. C'est à Abbeville que se trouve la célèbre manufacture Van Robais qui finit par occuper près de dix-sept cents ouvriers et ouvrières soumis à une sé- vère discipline. On y faisait toutes les opérations de- puis la réception de la laine brute jusqu 'au finissage du drap, parfois jusqu'à la broderie. Le travail à do- micile persiste, contrôlé par de gros négociants, qui, installés dans les villes, dominent le plat pays, four- nissant aux artisans dispersés la matière première, parfois les métiers et leur imposant des prix de façon

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très bas. A Roye même, Babeuf, lorsqu'il eut des diffi- cultés d'argent, a vécu dans le quartier ouvrier et misé- rable de Saint-Gilles. Il n'ignore donc pas les problè- mes de la manufacture picarde et connaît le sort douloureux du paysan pauvre qui, faute de terres pou- vant le nourrir, cherche dans l'artisanat quelque mai- gre ressource complémentaire. Il notera plus tard « la fileuse est plus pauvre que le fabricant... Le marchand est plus riche que le fabricant ».

Néanmoins, ne serait-ce qu'en raison de son métier, le jeune Babeuf est surtout sensible aux problèmes que pose l'agriculture en Picardie. Cette région sou- vent couverte, particulièrement dans le Vermandois et le Santerre, de terres limoneuses est déjà un pays de riches cultures, un des greniers à blé de Paris. Mais les luttes sociales y sont d'autant plus vives que les méthodes de l'agriculture moderne, capitaliste, se heurtent aux survivances communautaires. Existence de communaux, droits de « vaine pâture » et de « libre parcours », droit de glanage, etc., autant de pratiques indispensables à la survie de la paysannerie pauvre (1).

Avec la hausse des prix, certains nobles (et aussi des bourgeois propriétaires) veulent, par l'améliora- tion des techniques de production accroître le revenu de leurs terres. N'est-ce pas en Picardie, dans l'Oise, à Liancourt que le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, grand-maître de la robe du roi et agronome, inaugure dans sa ferme modèle des cultures de plantes fourra- gères et de plantes sarclées ?

Babeuf, d'ailleurs, souhaitait qu'on étudiât « les moyens les plus propres à porter le commun des culti- vateurs à suivre ce nouvel usage ». De telles innova- tions, dont il ne faut pas à l'époque exagérer l'impor- tance (il serait impropre de parler de « révolution agricole »), allaient à l'encontre d'une rotation tradi-

( 1 ) F l o r e n c e GAUTHIER : L a V o i e p a y s a n n e d a n s l a R é v o l u t i o n f r a n -

ç a i s e . L ' e x e m p l e p i c a r d , P a r i s , 1977.