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Simon Knaebel Giordano Bruno et la théologie In: Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 80-93. Abstract It is paradoxical that the present of the philosopher, scholar and researcher Giordano Bruno goes hand in hand with the past of his theology. If it is perfectly well known that Bruno would not have been burned in our day, his theology remains nonetheless marked by the state of the sciences and cosmology in his own day. To return to his theology now, over and above commemorating his death, allows us to judge the power and the radical nature of the evolution which has taken place over the four centuries which separate us from the tragic death of the Nolan, burned in Rome on 17th February 1600. Starting with contemporary theological epistemology, the article weighs the distinctiveness of Bruno, situating him first within his own epoch, and then within the evolution which has taken place up to our own time. Résumé Le paradoxe veut que l'actualité du philosophe, savant et chercheur Giordano Bruno aille de pair avec l'inactualité de sa théologie. S'il est parfaitement acquis qu'on ne brûlerait plus Bruno aujourd'hui, sa théologie reste marquée par l'état des sciences et la cosmologie de son temps. Y revenir présente, par-delà la commémoration de sa mort, l'intérêt de pouvoir juger de la puissance et de la radicalité des évolutions qui ont eu cours pendant les quatre siècles qui nous séparent de la mort tragique du Nolain brûlé à Rome le 17 février 1600. Partant de l'épistémologie théologique contemporaine, l'article prend la mesure de la différence de Bruno et le situe d'abord dans son temps puis dans l'évolution qui a eu lieu jusqu'à nous. Citer ce document / Cite this document : Knaebel Simon. Giordano Bruno et la théologie. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 80-93. doi : 10.3406/rscir.1999.3475 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rscir_0035-2217_1999_num_73_1_3475

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Simon Knaebel

Giordano Bruno et la théologieIn: Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 80-93.

AbstractIt is paradoxical that the present of the philosopher, scholar and researcher Giordano Bruno goes hand in hand with the past ofhis theology. If it is perfectly well known that Bruno would not have been burned in our day, his theology remains nonethelessmarked by the state of the sciences and cosmology in his own day. To return to his theology now, over and abovecommemorating his death, allows us to judge the power and the radical nature of the evolution which has taken place over thefour centuries which separate us from the tragic death of the Nolan, burned in Rome on 17th February 1600. Starting withcontemporary theological epistemology, the article weighs the distinctiveness of Bruno, situating him first within his own epoch,and then within the evolution which has taken place up to our own time.

RésuméLe paradoxe veut que l'actualité du philosophe, savant et chercheur Giordano Bruno aille de pair avec l'inactualité de sathéologie. S'il est parfaitement acquis qu'on ne brûlerait plus Bruno aujourd'hui, sa théologie reste marquée par l'état dessciences et la cosmologie de son temps. Y revenir présente, par-delà la commémoration de sa mort, l'intérêt de pouvoir juger dela puissance et de la radicalité des évolutions qui ont eu cours pendant les quatre siècles qui nous séparent de la mort tragiquedu Nolain brûlé à Rome le 17 février 1600. Partant de l'épistémologie théologique contemporaine, l'article prend la mesure de ladifférence de Bruno et le situe d'abord dans son temps puis dans l'évolution qui a eu lieu jusqu'à nous.

Citer ce document / Cite this document :

Knaebel Simon. Giordano Bruno et la théologie. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 1, 1999. pp. 80-93.

doi : 10.3406/rscir.1999.3475

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rscir_0035-2217_1999_num_73_1_3475

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Revue des sciences religieuses 73 n° 1 (1999), p. 80-93

GIORDANO BRUNO ET LA THEOLOGIE

Né à Nola, au pied du Vésuve, mort par le feu de l'inquisition romaine, le 17 février 1600, Giordano Bruno fascine et intrigue encore près de quatre siècles après sa fin tragique. Homme de science infatigable, philosophe et théologien à la pensée incandescente, il ne reviendra jamais sur ses positions - à la différence de Galilée qui se voit assigné à résidence. Il sera brûlé à Rome, le lendemain du mercredi des Cendres (1).

En tout état de cause, on ne brûlerait plus Giordano Bruno aujourd'hui. Non seulement parce que Galilée, Kepler, le siècles des Lumières et la séparation du temporel et du spirituel sont intervenus entre-temps. Mais parce que les rapports entre foi et savoir, en particulier foi et sciences, se sont modifiés. Nous sommes dans une situation herméneutique autre qu'au siècle de Bruno. Nous avons un autre rapport au monde, au sens, au savoir.

En même temps que se sont modifiés les champs épistémologi- ques et culturels, au cours des quatre siècles qui nous séparent de Bruno, se sont accumulées les lectures de l'œuvre du Nolain, tant sa figure est intrigante et fascinante. Depuis sa condamnation et sa mort, des projets de réhabilitation ont fleuri à chaque époque. Récemment encore, le théologien allemand E. Drewermann a publié une sorte de testament, qui vise à accréditer aux yeux de notre modernité l'image de l'hérétique Bruno (2). Il ne nous appartient cependant pas ici de faire œuvre d'historien en reprenant ces interprétations pour séparer

(1) Indépendamment de la condamnation et de l'exécution de Bruno, les positions du Saint Siège restent aujourd'hui encore négatives sur le fond de sa pensée. C'est ce qu'on peut lire dans Galileo Galilei. 350 ans d'histoire, 1633-1983, dir. Cardinal P. Poupard, coll. « Cultures et Dialogues » n° 1, Tournai, Desclée International, 1983, p. 111 : « La condamnation pour hérésie [de Bruno], réaffirment les autorités vaticanes, indépendamment du jugement qu'on veuille porter sur la peine capitale qui lui fut imposée, se présente comme pleinement motivée ». Cité d'après B. Levergeois, Giordano Bruno, Paris, Fayard, 1995, p. 10. L'ouvrage de B. Lever- geois est une référence pour qui veut s'orienter dans les recherches bruniennes et étudier sa vie mouvementée, son œuvre et sa pensée.

(2) E. Drewermann, Le Testament d'un hérétique ou la dernière prière de Giordano Bruno, Paris, Albin Michel, 1994.

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le philosophe et les mythes qui le recouvrent. Par-delà quatre siècles d'interprétations, notre réflexion tentera plutôt de faire le point sur l'actualité de Bruno aux yeux de la théologie.

Pour cela, nous commencerons par rappeler certains des repères de Pépistémologie théologique contemporaine en ce qui concerne les rapports entre foi et savoir. Dans cette épistémologie, un dispositif comme celui de Bruno ne poserait plus de problème doctrinal insurmontable. Nous réfléchissons ici indépendamment d'un autre problème, le problème politico-religieux de la condamnation et de la mort du philosophe, qui seraient également impossibles aujourd'hui dans le (et en raison du) contexte de séparation des pouvoirs temporel et spirituel.

I. Notre présupposé épistémologique

L'épistémologie de la théologie moderne et contemporaine est le résultat d'un certain nombre de ruptures historiques, depuis la Réforme, Kant et YAufklârung, l'idéalisme allemand, la théologie

libérale et l'émergence de l'exégèse historico-critique au début du xxe siècle (3). Cette évolution l'a notamment conduite à dégager, à

partir du donné biblique, le principe de la séparation entre Dieu et le monde, entre le créateur et la création. Loin d'être un démiurge, le créateur place la création à distance de lui. Elle est autonome et détachée de son emprise. Elle est confiée à la liberté et à la responsabilité de l'homme. Toutefois Dieu n'est pas détourné du monde. Il y intervient en agissant selon un mode spécifique.

Le croyant et le théologien peuvent approcher le mode d'action de Dieu dans le monde, à travers la prise en compte de l'expérience biblique. Or la Bible met d'abord en lumière l'action de Dieu inséparablement de l'action de l'homme. Ainsi, dans la célèbre parabole historique de la foi, au chapitre 1 1 de la lettre aux Hébreux, l'activité humaine des personnages évoqués est inspirée par la foi : « Abel

(3) L'ensemble des grandes entreprises d'exposition de la théologie de ces vingt dernières années fait ce constat : l'épistémologie théologique s'est profondément modifiée, poussée par les évolutions culturelles depuis la Renaissance et la Réforme. Elles commencent d'ailleurs leur exposition toujours par là. Voir à ce sujet l'ensemble du volume 1 de V Initiation à la pratique de la théologie, Paris, Cerf, 1982, ainsi que les deux premiers volumes de l'Introduction à l'étude de la théologie, Paris, Desclée, 1991-1992. Parmi beaucoup d'autres, un ouvrage comme celui de J.-F. Malherbe, Le langage théologique à l âge de la science. Lecture de Jean Ladrière, Cog. fid. 129, Paris, Cerf, 1985, est parfaitement représentatif de cette situation de l'épistémologie théologique contemporaine. On y trouve notamment un chapitre sur « la précellence dej'action »(p. 109- 125) et des sections sur « l'historicité des interprétations »,« l'historicité des théologies » et « le ministère de la théologie à l'âge de la science » (p. 2 1 7- 237), qui vont tout à fait dans le sens de ce que nous avons développé.

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offrit à Dieu un sacrifice » ; « Noé construisit une arche » ; « Abraham partit » ; « Sara engendra une postérité », etc. C'est toujours dans un faire que la foi s'exprime, autant et peut-être plus que dans le voir, entendre, savoir et comprendre. En présentant Jésus comme un croyant agissant en tant qu'homme, les évangélistes ne disent pas autre chose. D'après les évangiles, le comportement de Jésus apparaît habituel et soumis aux limites et aux contraintes de l'espace et du temps. Les miracles eux-mêmes sont d'abord des actes thaumaturgi- ques qu'il convient d'interpréter en les situant dans les conditions socioculturelles de l'époque et en tenant compte de leur sens qui est d'être des actions de Dieu.

Ainsi, une des clés herméneutiques de la théologie chrétienne contemporaine réside dans le fait que la connaissance de Dieu passe par celle de l'homme Jésus. C'est en effet à travers son humanité que se dévoile non seulement la personnalité de Jésus, mais encore le mystère de Dieu que Jésus révèle. Son action d'homme apparaît tout entière référée à la volonté et à l'action d'un autre, qu'il appelle « Père ». Au bout du compte, et après la mort de Jésus, les disciples ont compris que la destinée de celui qu'ils ont suivi est, inséparablement une expérience humaine et un agir de Dieu. Ce que la foi chrétienne a donc de spécifique, c'est l'annonce (le kérygme) de ce que Dieu s'est rendu présent au monde réellement, c'est-à-dire sous le mode de l'incarnation de son Fils. C'est ce que le concile de Chalcédoine (451) formulera à l'aide des termes de personne et de nature, en insistant sur l'humanité intégrale de Jésus comme voie de la connaissance de Dieu et de l'union à lui. Pour la théologie chrétienne, il n'est donc plus question, aujourd'hui, de mener une réflexion sur Dieu en dehors de l'expérience biblique. Si Bruno l'a cependant fait, c'est éventuellement par choix personnel, mais surtout en raison de l'état de Pépistémologie théologique de son temps, qui ne plaçait pas l'expérience biblique au premier plan dans l'ordre de l'investigation théologique de la question de Dieu.

1. Sens et structures

Mais comment l'action de l'homme et l'agir de Dieu s'articulent- ils ? Nous venons d'indiquer que c'est au cœur de l'action humaine, c'est-à-dire du monde de l'homme, que l'agir de Dieu est perçu. Il revient aux sciences de l'homme d'analyser ce monde humain et de dégager les structures qui y sont à l'œuvre. On entend ici par structures les systèmes selon lesquels s'organisent les rapports de l'homme au monde (4). C'est ainsi que l'on peut parler des structures écono-

(4) Ch. Wackenheim, Christianisme sans idéologie, Paris, Gallimard, 1973, 186-189.

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miques, sociopolitiques, sociologiques, psychologiques, linguistiques, etc. Ces objets d'investigation ne sont pas des donnés bruts mais des objets « construits », au moins partiellement, par la démarche scientifique. Au terme de cette dernière, l'esprit, pour comprendre le réel, doit en permanence se soumettre aux faits. Quant au sujet, il n'appartient pas au « donné » objectif et est comme tel mis entre parenthèses. L'épistémologie théologique contemporaine rompt avec les anciennes philosophies de l'esprit, en admettant que l'intériorité subjective n'est pas objet d'analyse. Bruno, au contraire, se situe au seuil d'un moment de l'histoire de la philosophie et de la théologie, où c'est l'objet avec le sujet qui est constitutif du réel. Cette position culminera avec l'idéalisme spéculatif. Même si, comme nous venons de le voir, elle n'est plus aujourd'hui constitutive de l'épistémologie théologique, elle ne manque de l'interroger et représente en tout cas l'ouverture et l'articulation de la théologie rationnelle sur la question de la vie spirituelle et de la mystique. Comme on le sait, dans le domaine de la vie spirituelle et de la mystique, il n'est en effet pas question de séparer, pour les opposer, le sujet et l'objet.

Quand le théologien contemporain s'exprime sur l'agir de Dieu dans le monde, il dit que cet agir n'opère pas sur les structures, mais rejaillit dans la « visée » de la conscience. Ici, nous quittons le domaine des structures pour être dans celui du sens. Ce dernier est conféré au monde des structures par la conscience individuelle et collective. En effet, en plus de la capacité à analyser le réel, l'homme est aussi animé par la quête de sens qui est un besoin irrépressible. En réalité, aucune structure dégagée par les sciences n'est dépourvue de sens. Ainsi, la donation de sens, ou visée, est une activité originale de la conscience face à l'esprit scientifique qui dégage les structures du réel. La visée est ouverture à l'ensemble des sens possibles, parmi lesquels la conscience opère un choix préférentiel. Le sens chrétien est, quand à lui, un sens parmi d'autres, puisque le croyant peut accueillir plusieurs sens différents et non exclusifs les uns les autres.

2. Articulation de la visée et des structures

Nous venons de voir que la visée chrétienne n'existe pas indépendamment de toute structure. De même toute pensée suppose un donné extérieur à la conscience, et tout sens est toujours sens de quelque chose. Ainsi la critique, qui est l'apanage de la théologie, prévient d'une foi pure de toute compromission avec le monde empirique. Cette foi n'existe que dans ta nostalgie de certains chrétiens, qui pratiquent la négation du réel et de ses contraintes, s 'exposant par là souvent à son retour destructeur. De telles pathologies de la foi ne peuvent, la plupart du temps, pas être résolues par le seul

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discours théologique. Elles relèvent d'une approche psychologique ou psychanalytique individuelle ou collective. L'approche individuelle a été abondamment étudiée depuis Freud et l'invention de la psychanalyse. L'analyse collective est abordée depuis la même période, mais connaît, sous le nom d'« analyse institutionnelle », un surcroît d'intérêt depuis 1968.

En même temps, la visée chrétienne ne peut pas se réduire jusqu'à s'identifier aux structures du réel. Elle opère une distanciation et une tension entre le sens qu'elle propose et les idées ambiantes sur le monde et l'homme. La notion de tension est essentielle dans la gestion des équilibres de la théologie. La visée chrétienne ne doit pas sacrifier son originalité à un autre sens ou au primat des structures. Elle est une instance critique qui stimule ou remet en cause les fonctionnements structurels. En même temps, les lois du réel (les structures) imposent à la visée de rendre ses idéaux réalisables concrètement (5). Cette interpellation réciproque permanente requiert une double attention : d'un côté, elle nécessite un effort constant d'intelligence des structures, ainsi qu'une surveillance des tentations idéologiques qui guettent chacun ; d'un autre côté, elle appelle un effort de vérification personnelle et collective, c'est-à-dire ecclésiale. A notre époque, ce qu'on appelle vérification ecclésiale n'est pas d'abord la surveillance doctrinale du magistère, mais désigne le « sens de l'Eglise » ou le « sens des fidèles », lesquels sont rendus possibles par une formation initiale et permanente de tous, laïcs et clercs, l'échange et la réflexion libre de tout dogmatisme, enfin l'étude personnelle et l'écoute de la parole de Dieu en Eglise.

Si l'on se soustrait aux exigences de la distinction et de l'exact rapport de la visée ou des structures, on court le risque de dégrader la foi en idéologie. La foi étant d'abord action née d'une rencontre fondatrice, elle confère un sens aux événements et aux structures. Les notions de distance et de tension sont essentielles à l'articulation du sens et des structures. Toute continuité positive entre l'un et l'autre pôle représenterait une dérive idéologique (6). La visée chrétienne, pour sa part, s'arrache en permanence à l'idéologie. Est-elle pour

(5) Ch. Wackenheim, op. cit., p. 189-192. (6) Dans son acception la plus générale, le terme idéologie désigne la «

rationalisation de positions a priori ». Dans notre contexte, le terme est à entendre d'un système de justifications se refermant sur lui-même. On situe alors sur le même plan foi et histoire, foi et société, foi et politique, foi et institution (civile ou ecclésiale). La mission chrétienne n'a ainsi plus qu'à regagner « au Christ » un monde exilé de la métropole ecclésiale. Le sens chrétien doit repeupler le monde séculier. De la sorte un schéma dualiste est mis en place entre foi et réalité, foi et politique, Eglise et monde. Ce modèle génère tantôt l'effarement, voire le désespoir, devant l'ampleur de la reconquête à opérer, tantôt la manie de recréer, à l'intérieur de la sphère ecclésiale, une société concurrente de la société politique.

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autant à rapprocher de son opposé, V utopie? Oui, à condition de définir cette dernière comme ouverture permanente, quête jamais assouvie et force de contestation et de proposition. Le langage théologique parle ici à? espérance. L'avenir s'offre au chrétien comme une tâche à accomplir. A l'exemple du Jésus de l'histoire, il l'accueille volontiers, en plaçant son jugement et son action sous le double commandement de l'amour de Dieu et du prochain.

L'identité chrétienne, c'est-à-dire la réponse à la question : « Qu'est-ce que cela change d'être chrétien ? », ne modifie rien sur le plan des structures : lois de la cité, économie, psychologie, vie sociale, langue, culture, etc. Elle se situe sur le plan de la visée. Car la mort-résurrection du Christ ouvre au croyant un horizon inespéré, un « monde du salut », dès lors qu'il fait sien le précepte de l'amour de Dieu, lequel est inséparable de l'amour du prochain.

La situation contemporaine de l'épistémologie théologique ainsi posée, nous sommes mieux en mesure d'appréhender la différence de Bruno et d'en apprécier l'intérêt. Nous ne nous arrêterons pas à l'analyse des seules différences de langage entre le Nolain et nous. Nous sommes attentifs aux problèmes eux-mêmes, que rencontre la théologie face aux positions du philosophe.

II. La différence de Bruno

Remarquons tout d'abord que Bruno s'est toujours présenté comme un philosophe (7). Mais la profondeur et la hardiesse de sa pensée ne lui permettaient guère d'éviter les questions théologiques essentielles, notamment celles liées aux rapports entre l'infinité de l'univers et l'infinité de Dieu.

1. Dieu et l'univers

Ce qui habite Bruno au premier chef, n'est pas le souci d'une orthodoxie, quelle qu'elle soit, mais celui d'une pensée unifiée, dépassant les évidences sensibles. C'est donc à l'intellect qu'il appartient de juger en toute circonstance. De même que l'horizon est relatif au point où nous nous trouvons, et qu'il se déplace quand nous marchons vers lui, de même la structure de l'univers excède la finitude de nos sens. Tout le raisonnement de Bruno part de la notion d'infini ainsi posée. En essayant d'accréditer sa thèse, Bruno eut à faire face aux

(7) Dans les documents de l'Inquisition on trouve la déclaration suivante faite devant le grand Inquisiteur de Venise : « Le contenu de tous mes livres en général est philosophique et (...) j'y ai toujours parlé en philosophe, suivant la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande d'admettre ».

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deux autorités les mieux implantée à son époque : l'aristotélisme et la théologie scolastique. La première prône l'idée d'un monde fini, à partir d'arguments rationnels ainsi que de données d'observation. La seconde, héritière de l'aristotélisme, prétend apporter la preuve de l'existence du Dieu biblique à partir de la vision finie du cosmos chez Aristote. Au nom d'arguments rationnels et de données de l'observation similaires ou différents de ceux de l'aristotélisme, Bruno réfute l'idée d'un monde fini tel que ce dernier le prône. De même, selon Bruno, le Dieu de la théologie chrétienne est suffisamment bon et tout-puissant pour remplir l'espace infini d'un nombre infini de mondes. Considérer que Dieu aurait produit un seul monde fini lui paraît indigne de la bonté et de la puissance divine.

Si nous reprenons les principes d'épistémologie rappelés plus haut, ainsi que la terminologie que nous avons utilisée, nous voyons que, dans la réflexion de Bruno, Dieu est situé au plan des structures et non au plan du sens. La volonté de poser conjointement et sa transcendance et son immanence amène le Nolain à requérir l'univers infini. Ce postulat, philosophique et non mathématique, a pour conséquence que tous les points de l'espace sont équivalents : il n'existe ni haut ni bas, ni repos ni mouvement, ni centre ni périphérie, etc. L'espace infini est également tridimensionnel, continu et homogène, renfermant tous les corps indifféremment. Pareille conception de l'univers n'échappe pas à la difficulté des deux infinis, divin et cosmique, qui, s'ils ne sont pas strictement identifiés, risquent de se limiter mutuellement.

Nicolas de Cues avait déjà rencontré cette difficulté. Mais il avait distingué différents ordres d'infinité. Il avait ainsi préservé la transcendance de Dieu par rapport à la création : la création est infinie quantitativement ou privativement, en cela elle est une pluralité infiniment finie ; de son côté Dieu est infini qualitativement, c'est-à-dire négativement pour notre intellect, en étant l'unité infiniment infinie. De plus, à la différence de Bruno, Nicolas de Cues fait intervenir la médiation du Christ entre l'infinité divine et l'univers infini (8). Cette

(8) Conscient de la difficulté que représentent les paradoxes de l'infini, Bruno n'attribue pas non plus de manière univoque l'infinité à Dieu et à l'univers. Les deux infinis ne sont pas du même ordre, rappelle-t-il fréquemment dans ses textes : « Dieu est tout infini de façon compliquée et totale ; mais l'univers est tout en tout d'une manière expliquée et non totale ». Mais outre que la médiation christique entre Dieu et l'univers n'est jamais évoquée, Bruno aboutit à l'infinité de Dieu par une démarche positive et directe, alors qu'il pose l'infinité du cosmos de manière apagogique et indirecte, c'est-à-dire sans le recours de Nicolas de Cues à la fécondité de la négativité. Tandis que chaque individu ou élément fini exprime à chaque fois un des aspects infinis de l'être infini, l'infini absolu qui est en Dieu est tout entier en chaque être de l'univers. Il est même présent en chaque être plus intimement que celui-ci ne l'est à lui-même.

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différence entre le Cusain et Bruno vaut d'être signalée, parce qu'elle est également indicative de la distance qui existe entre Bruno et la théologie chrétienne. Elle porte sur la notion de négativité et sur celle de médiation. La négativité, si on consent à ne pas simplement la ramener à sa valeur logique, comporte, dans le « travail » qu'elle opère au sein du discours, les dimensions symboliques de la vie et de la mort. Ces pôles symboliques qui forment la trame de chaque existence, se mêlent dans un combat constant. Comme telles, elles sont l'expression de la destinée naturelle du monde créé, du sujet humain mais aussi du centre de la foi et de la théologie chrétiennes, la mort et la résurrection du Christ. Dans la foi en ce mystère pascal, se jouent salut et renaissance, consentement à la perte de soi (à la suite du Christ) et resurgissement (puisque le chrétien vit déjà de la vie du Ressuscité - Rm 6, 3-5). De son côté, la médiation du Christ assure à la fois le passage par la négation représentée par la mort du Christ en croix, et la résurrection comme victoire sur la mort et triomphe de la vie.

Mais la différence le plus nette entre Bruno et la théologie chrétienne concerne les caractères de la création elle-même. C'est ce qu'il nous faut voir à présent.

2. Créateur et créature

A l'opposé (tes positions de Bruno, la création, telle que la décrit le texte biblique, est structurée, différenciée, ordonnée vers une fin, qu'elle est déjà en elle-même, mais qu'elle est surtout en son sommet, l'homme. Selon les récits de la Genèse, la création est sortie, autonome, des mains du créateur. Elle est confiée à l'agir créateur et transformateur de l'homme. Même si elle est, en raison de la chute et de ses conséquences, l'objet constant de l'initiative salutaire de Dieu, elle a une essentielle autonomie de destin qui a pour noms la liberté et la responsabilité de l'homme. Or Bruno ne reconnaît pas ce point central de la théologie chrétienne. Il pense autrement le rapport entre créateur et créature.

Pour Bruno, Dieu est d'abord principe interne de mouvement. Par conséquent, il n'y a pas, chez lui, de différence ni de séparation entre créateur et créature. Pour agir sur l'Univers, Dieu n'intervient pas « du dehors ». Bruno rejette à la fois l' immanent isme et le transcen- dantalisme en tant que tels. Mais il les fait coïncider sur le fond de l'homogénéité de la structure ontologique.

Cette position, revendiquée par Bruno et parfois appelée « monisme immanentiste », n'est pas une position aujourd'hui dominante en théologie. Elle peut néanmoins être évaluée positivement.

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En effet, si nous la disposons dans l'évolution des sciences et de la philosophie, elle est identique à la position des Idéalistes (Hegel, Schelling), deux siècles après Bruno. Ces derniers nous livrent à ce sujet des développements parmi les plus riches que la théologie chrétienne ait connus au cours de son histoire deux fois millénaire. Néanmoins ces Idéalistes ont développé, en plus des positions bruniennes, à partir d'elles et d'autres contemporains de Bruno, une philosophie de l'esprit. Leurs réflexions représenteront la véritable sortie des apo- ries de l'époque de Bruno, lequel n'a pas encore les moyens réflexifs et conceptuels de dépasser les limites de l'aristotélisme et de la sco- lastique. Cette philosophie de l'esprit, fort riche en possibilités de conceptualiser, comporte notamment déjà la distinction, seulement thématisée ultérieurement, entre les structures et le sens. Mais, dans le même temps, cette philosophie de l'esprit intégrera aussi l'ensemble du dispositif de la théologie chrétienne pour autant qu'il ait directement rapport au donné biblique, indépendamment des seuls développements de la métaphysique aristotélicienne et scolastique. Ici Bruno nous laisse donc sur notre faim, avec le constat de ce qu'il lui manque une accentuation du pôle spirituel comportant notamment une présence de la « parole biblique de salut » que toute théologie de l'esprit ne manque pas de véhiculer en son sein. Toutefois, Bruno représente, à sa manière et pour une part appréciable, un moment dans la longue mise en place des concepts structurants, des leviers épistémologiques et des modèles interprétatifs pour les affirmations centrales de la foi et de la théologie chrétiennes, tels qu'on les voit se mettre en place de la fin de la période idéaliste jusqu'à nos jours.

Autre aspect de la différence entre le Dieu de Bruno et celui de la révélation biblique, on ne trouve pas trace chez lui d'un Dieu personnel ayant librement créé l'Univers puis envoyé son Fils pour le sauver. Bruno pense (à) un Dieu des philosophes, qui se caractérise à la fois par son unité et par son immanence au sein de l'univers infini : « Dieu est infini dans l'infini, partout en toutes choses, ni au-dessus ni à l'extérieur mais totalement intime à toutes choses ». Le Dieu de Bruno ainsi que sa théologie sont solidaires de son ontologie et de sa cosmologie. A l'opposé, le Dieu de la révélation biblique se caractérise par un partenariat d'alliance, qui se marque dans l'établissement d'un rapport interpersonnel je-tu. Bruno, sauf à méditer la Bible, ne pouvait envisager cela.

Il faudrait, pour clore ce tour d'horizon sur les rapports de Bruno avec la théologie, discuter les reproches d'athéisme et de matérialisme faits à Bruno. Nous choisissons de ne pas nous y attarder, tant il est évident que Bruno n'encourt aucun de ces deux griefs pourtant souvent formulés à son encontre dans le passé. C'est aux xvme-xixe

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siècles que ces griefs fleurissent, à un moment où bien des philosophes se tiennent sur une ligne de crête entre théisme et athéisme, entretenant parfois une essentielle ambiguïté entre l'un et l'autre. Pour Bruno, il suffira de rappeler que Dieu est ce qui foncièrement vivifie de l'intérieur les êtres naturels. Le Dieu de Bruno est l'unité de l'Etre. Comme tel, Dieu est tout à fait indispensable à sa philosophie.

III. Bruno et la théologie contemporaine

Au vu du destin atroce de Bruno, on pourrait être tenté de désespérer de la théologie. Sans céder à l'illusion de réconciliations trop tardives ou encore à venir, nous voudrions, pour prolonger cet aperçu, ébaucher un rappel du mouvement de l'irruption de la théologie dans la modernité, mouvement dont le Nolain représente un maillon de la chaîne. Nous rendrons le lecteur notamment attentif à l'émergence de la pluralité du discours théologique, qui fit si tragiquement défaut à l'époque de Bruno. Plutôt que d'une simple tolérance pour les positions de l'autre, il y va de suivre l'émergence de la théologie à l'essentielle pluralité de son discours, conjointement avec le sens de l'unité de sa visée (9).

L'histoire de la théologie révèle depuis l'antiquité une diversité d'« écoles ». La seule exception historique que l'on pourrait trouver à cette « loi » est éventuellement l'instauration du thomisme comme théologie « officielle », à la fin du xixe siècle. Une école théologique est généralement le fruit d'un contexte historique et culturel, du groupe ethnique qui l'a vu naître, ainsi que de l'impulsion de ses fondateurs (10). Il peut arriver que des écoles se réfèrent à des visions du monde différentes voire antagonistes. Alexandrie et Antioche furent dans l'antiquité chrétienne, deux écoles théologique rivales, qui manifestaient de sérieuses divergences en matière d'exégèse biblique et de christologie. Nous apprécions aujourd'hui la fécondité des débats qui eurent lieu à cette époque. Nous profitons de l'équilibre théologique que la commune réception des deux écoles suscite. Mais l'histoire ne peut méconnaître les luttes qui ont émaillé les débats. Au Ve siècle, l'idéalisme alexandrin prémonophysite s'oppose dure-

(9) C'est ce dont témoigne l'orientation de l'article de Ch. Wackenheim, « Où va la théologie ? », Revue des Sciences Religieuses (1980/1), p. 32-40.

(10) A ce sujet, on peut rappeler que le Nouveau Testament comporte déjà des théologies différentes entre elles. L'univers de Marc n'est pas celui de Luc, celui de Matthieu n'est pas celui de Jean ou de Paul. Par exemple le mot sarx désigne chez Paul le siège du péché et plus généralement la condition de l'homme pécheur ; sarx s'oppose à pneuma. Chez Jean, en revanche, le même terme traduit la condition générale de l'homme, sans nuance de péché (cf. Jn 1,14 : logos sarx egeneto : le Verbe s'est fait chair).

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ment au réalisme antiochien prénestorien. Le premier courant nourrit la pensée des Pères Cappadociens, le second continue de se développer en Syrie et en Iran. En Occident se développe un clivage, qui s'étend jusqu'à nous, entre l'héritage platonicien relayé par Plotin et Augustin, et Aristote transmis par les Arabes et repris par les scolas- tiques. De Platon et Augustin descend une filiation qui passe par l'école franciscaine (xine siècle), l'augustinisme ancien (xrv6 siècle), Luther et la majorité des réformateurs, l'augustinisme récent (xvne-

xviii6 siècle), Pascal, Kierkegaard, jusqu'aux existentialistes du xxe siècle. Le courant aristotélico-thomiste se prolonge dans la basse

scolastique et la néoscolastique. De ce passé, nous héritons les richesses spirituelles. La théologie contemporaine s'en nourrit considérablement. En tout cas, comme on le voit au travers de ce rappel sommaire, non seulement la théologie a toujours été plurielle, mais elle l'est inévitablement pour le plus grand bien de ceux qui l'étudient. Mais la pluralité de la théologie comporte aussi des aspects nouveaux dans la théologie contemporaine.

Les motifs de différenciation dans la théologie contemporaine se sont multipliés. Ils sont des éléments déclencheurs de crise, mais peuvent aussi être interprétés comme facteurs de croissance et de renouveau. Nous en évoquerons un de manière privilégiée : le déclin de la métaphysique, parce qu'il permet d'envisager la problématique de Bruno à partir de notre situation contemporaine.

Ce déclin fut entamé avec Kant qui représente aux yeux de la modernité une rupture dans le discours de la métaphysique de l'être rapportée au discours sur Dieu. On ne peut sans plus nommer Dieu, dit Kant, car ce concept ne procède pas d'une expérience sensible. Le même constat vaut d'ailleurs pour l'âme et le monde. L'importance de ces thèses en philosophie, jusqu'à l'époque contemporaine, ébranle inévitablement l'assise métaphysique du discours théologi- que dans laquelle Bruno s'inscrit en totalité. En effet, sous l'influence de ce déplacement radical, c'est non seulement la position, métaphysique et non biblique, de Bruno qui se trouve mise en cause. La critique atteint jusqu'à la rencontre, à bien des égards fructueuse, entre la parole biblique et l'outil philosophique grec : la réflexion des Pères de l'Eglise et des auteurs scolastiques est devenue problématique. Peut-on énoncer sans plus les attributs de l'être divin quand la validité de toute métaphysique de l'être est sujette à caution ? Heidegger tire les conséquences de la critique de Kant et pose une barrière entre, d'une part, le projet théologique jailli de l'inouï d'une parole, et, d'autre part, la quête philosophique de l'être oublié sous le recouvrement des concepts de la métaphysique. Il nous faut donc désormais prendre acte de ce que le recours du

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théologien aux concepts de la métaphysique est devenu problématique après les assauts convergents de Kant, Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger entre autres.

Des solutions ont été avancées par des théologiens contemporains. Des théologiens protestants comme Barth, Bultmann, Molt- mann, Pannenberg ont proposé de remplacer la métaphysique de l'être trop décriée, par des théologies de la parole, de l'existence, de l'avenir ou de l'histoire. On évite ainsi les apories issues de la problématique médiévale. En effet, le projet de penser le Dieu de la Bible à l'aide des concepts de l'ontologie traditionnelle avait conduit la théologie latine à envisager Dieu comme un objet qui serait à la portée des représentations et des concepts. Le thème de la «mort de Dieu» dans la philosophie, puis dans la théologie, exprime l'échec des tentatives d'objectiver Dieu dans le langage et les représentations culturelles. A noter toutefois que le problème n'est pas résolu pour autant, puisque ces positions, certes originales, dissimulent mal la faiblesse sinon l'absence de substrat philosophique capable de les fonder.

Face à la crise de la métaphysique, des théologiens catholiques ont également proposé des alternatives de type herméneutique ou personnaliste : il s'agit de déchiffrer l'existence humaine et le monde de l'homme à la lumière de la foi. Mais, comme le traditionnel recours des catholiques à la p hi los op hia perennis ne fonctionne plus, en raison précisément du « déclin de la métaphysique », le déficit de ces positions est finalement analogue à celui des théologies protestantes. Là où ces dernières postulent un retour au langage biblique sans le recours à la philosophie, les auteurs catholiques se cantonnent volontiers dans une subjectivité dont finalement l'ontologie serait également absente. Des deux côtés on se trouve donc devant la question cruciale : une théologie sans ontologie est-elle pensable ? Le sujet a été abondamment débattu depuis le début des années 1980 (11). Le problème requiert par exemple que l'on clarifie les rapports entre le salut historique que la Bible nous révèle et l'être (divin et humain). Ne peut-on pas admettre notamment qu'en privilégiant la catégorie de V avenir, on puisse surmonter un certain nombre de difficultés inhérentes à la fameuse ontothéologie (12) ? Le questionnement au

(11) C'est notamment l'essai de J.-L. Marion, Dieu sans l'être, Paris, Fayard, 1982, qui représente une position avancée en ce domaine. Il fut suivi de nombreux articles et ouvrages comme par exemple le collectif! 'être et Dieu, travaux du Cérit, Paris, Cerf, 1986.

(12) Le terme ontothéologie peut se réclamer de Kant. Il a été élaboré depuis lors, par Heidegger notamment, pour désigner le langage sur Dieu qui utilise le concept d'être. Le débat est à vrai dire déjà biblique et patristique. Exode 3 comporte une révélation du nom de Dieu que l'on traduit habituellement par : « Je suis celui

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sujet du recours au langage de la métaphysique en théologie est en tout cas un facteur de pluralisme, puisqu'il signifie une prise de distance par rapport à la référence commune de la philosophia perennis.

A la rupture contemporaine du consensus philosophique que nous venons de signaler, s'ajoute le considérable essor des sciences de l'homme. Il s'agit aussi bien des sciences historiques que de la sociologie, des sciences économiques et juridiques, de la linguistique et de la psychologie ou de la psychanalyse. Nous ne développons pas ce point, parce qu'il n'est pas directement relié à la problématique brunienne. Il serait d'ailleurs prématuré de dresser un bilan de l'impact des sciences de l'homme en théologie. D'une part, ces méthodes nouvelles permettent de rendre compte de faits, de phénomènes et de comportements qui bénéficiaient naguère d'une interprétation peu satisfaisante. D'autre part, les sciences de l'homme mettent en évidence des problèmes épistémologiques dont on n'avait pas suffisamment mesuré jusqu'ici l'incidence sur la théologie : le rapport du sujet à son monde, à l'histoire et à la culture, l'importance des groupes et des traditions, les déterminismes structurels qui conditionnent la liberté.

Il faudrait enfin parler de l'impact des mutations sociopolitiques et culturelles. Plus générales et plus proches du quotidien que la crise de la métaphysique ou l'irruption des sciences humaines, les mutations sociales, politiques, économiques et culturelles atteignent aujourd'hui chacun de nos contemporains dans son quotidien et génèrent par conséquent une intense activité théologique : théologies des « réalités terrestres », théologies de la sécularisation, théologies politiques, théologies de la libération. Dans tous les cas, il s'agit d'interpréter les situations du moment à la lumière de la réflexion théologique. La constitution Gaudium et spes de Vatican II a ouvert ou réouvert la voie du dialogue avec le monde et la culture de ce temps. A sa suite, la théologie contemporaine considère comme sa tâche de prendre en compte un conditionnement culturel de la théologie qui veut que les cultures diverses à travers le monde imposent la diversité à la théologie. A la limite, il y a autant de langages de la foi ou de théologies que de cultures. L'ethnocentrisme culturel de l'Occident a sans doute vécu. La théologie latine et occidentale est chaque jour mise au défi d'accepter et aussi de favoriser l'éclosion de théologies différentes. La question se pose autant sur le plan individuel de chaque

qui suis ». Or l'on sait qu'il ne faut pas seulement entendre par là une attestation « ontologique » de Dieu en un sens substantialiste et statique. L'expression a aussi un sens actif et dynamique : je suis celui qui serai, qui vient, qui t'appelle, qui t'envoie, je suis le Dieu qui sauve...

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croyant, qui est théologien à sa manière, que de l'Eglise universelle. Catholique signifie universel non pas d'abord au sens d'un modèle unique qui s'imposerait à tous mais au sens de l'accueil de la différence : comment intégrer l'anthropologie, la cosmologie, les données socio-économiques de ceux qui sont pris dans d'autres systèmes socioculturels ou engagés dans d'autres types d'interrogations ?

Toutefois le simple plaidoyer pour la diversité dans la pratique de la théologie s'avérerait rapidement irresponsable s'il n'était pas complété par le vœu de penser aujourd'hui l'unité du projet théologique. La diversité n'est pas l'ennemie de l'unité mais sa condition. Pourvu que les notions de diversité et d'unité soient correctement pensées. Nous venons d'écarter l'unité envisagée comme modèle normatif préexistant. Comme nous le suggèrent les premiers mots de la constitution Dei Verbum de Vatican II, il convient de distinguer entre la parole de Dieu et toute autre parole à son sujet. La parole de Dieu est la source de la foi et de toute théologie. Les théologies sont des tentatives humaines d'interprétation et de réflexion, c'est-à-dire des paroles d'hommes et de femmes immergés dans des structures diverses et animés de projets variés. Elles font nombre avec les langages multiples de la foi. Multiples comme les écrits bibliques eux-mêmes, lesquels ne reflètent pas un discours théologique unique et homogène, mais une pluralité d'approches de la même parole de Dieu. Les langages humains sur Dieu ont pour visée l'unique parole du Dieu vivant, qui à la fois précède toute initiative humaine et se situe au cœur de notre contingence historique. La foi est donc première par rapport à l'entreprise théologique. Elle est aussi sa mesure. Le critère de toute théologie est la reconnaissance du primat de la parole de Dieu, et la confession du Dieu trinitaire.

Il est vrai qu'à cette dimension verticale s'ajoute une autre, horizontale. La foi n'existe que vécue dans l'existence. Foi et amour ne forment qu'un. « La vérité sans la charité n'est pas Dieu » dit une pensée de Pascal. La théologie est tenue d'intégrer la dimension de Y éthique. L'éthique du chrétien est, en notre temps, facteur d'unité, par-delà les différences sociopolitiques et culturelles. Si le principe éthique n'a pas eu cours à l'époque de Giordano Bruno, et ne l'a pas sauvé du bûcher, c'est la responsabilité historique de la théologie de son temps, laquelle était sans doute encore loin d'accéder à notre modernité contemporaine.

Simon Knaebel Palais universitaire

67084 Strasbourg cedex