GESTION L administration peut-elle rejeter des frais ... · L administration peut-elle rejeter des...

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L ’administration en a-t-elle le droit ? La réponse est affirmative puisque le Code des impôts sur les revenus lui- même en établit le principe dans son article 53, 10°. Cependant, et à la dif- férence des frais professionnels dont il appar- tient au contribuable de démontrer qu’ils se rattachent nécessairement à l’exercice de sa profession pour en obtenir la déduction, il appartient dans le cas présent à l’administra- tion de démontrer que les dépenses présentent un caractère déraisonnable. Le lecteur attentif a déjà établi une brève liste des dépenses professionnelles qui font le plus souvent l’objet de discussions. Les voitures, les frais de voyages, de restaurants et de représentation comptent parmi les plus fréquents sujets de discorde. Quelques exemples Les voitures de luxe sont celles qui fâchent le plus souvent l’administration fis- cale. En effet, celle-ci n’aime pas que les contribuables s’offrent de trop belles voi- tures et s’autorisent ensuite à soustraire les frais qui y sont liés à l’impôt des personnes physiques ou à l’impôt des sociétés. Une directive administrative impose aux agents de l’administration « d’écarter les dépenses dont le montant fait apparaître un coût kilométrique supérieur à une fois et demie l’indemnité kilométrique prévue par l’Arrêté Royal qui règle les frais de parcours du personnel de l’Etat, à moins que le contribuable n’invoque des circonstances qui justifieraient un coût supérieur ». Le montant de cette indemnité kilométrique est de 0,3363 /km depuis le premier juillet 2016 et est régulièrement mis à jour. Cette directive administrative sur laquelle certains fonctionnaires s’appuient encore est éminemment contestable et ne tient pas très longtemps face à la sanction des juges. Un exemple qui illustre cette possibilité de déroger à cette directive administrative est celui d’une affaire soumise à la Cour d’appel de Gand, dans laquelle une société avait permis à son administrateur-délégué d’utiliser une voiture de sport d’une valeur d’acquisition de 2.600.000 Francs belges. L’administration estimait cet achat excessif : parce qu’un tel véhicule excédait à ses yeux les besoins profes- sionnels de la société et avait rejeté partiellement les frais qui étaient liés à ce véhicule. La Cour d’appel n’était mani- festement pas de cet avis. Selon elle, l’acquisition de ce véhicule par la société ne « dépassait pas de manière dérai- sonnable ses besoins professionnels, compte tenu de la croissance du chiffre d’affaires et de l’augmentation du nombre de travail- leurs au sein de l’entreprise, ainsi que du fait qu’il n’est pas déraisonnable que la contri- buable affiche un certain standing ». Dans une autre affaire tranchée cette fois- ci par la Cour d’appel de Bruxelles, il était question de la déduction par une société de 4 véhicules de luxe, une Rolls-Royce Silver, une Mercedes 600, une Porsche 911 et un Range Rover pour un montant total de 6.060.213 Francs belges (en 1992 !). La Cour d’appel de Bruxelles a appliqué le même raisonnement que la Cour de Gand : « De telles dépenses sont par ailleurs justi- fiées eu égard non seulement au chiffre d’af- faires réalisé pendant les exercices litigieux, mais également eu égard au résultat d’ex- ploitation qui apparaît en comptabilité avant le paiement des impôts et des émolu- ments envers les administrateurs ». L’administration tente aussi quelquefois de s’opposer aux sociétés ou aux personnes qui engagent des frais importants pour réduire leur base imposable et ne pas payer d’impôts pendant de nombreuses années. Les indépendants exerçant une activité à titre complémentaire pratiquent cette tech- nique régulièrement. Dans cette hypothèse la réponse est plus nuancée, La cour d’appel de Bruxelles a déjà été saisie de cette question et y répondu en faveur du contribuable, « Il faut rappeler ici que la disproportion entre le montant des dépenses professionnelles et le montant des revenus bruts de l’activité professionnelle pour laquelle ces dépenses ont été exposées ne permet pas, en tant que telle, d’établir que les dépenses dépassent de manière déraisonnable les besoins de l’acti- vité professionnelle, dans la mesure où, d’une part, une activité ne produit pas tou- jours les revenus escomptés et, d’autre part, l’obtention effective de revenus profession- nels au moyen d’une dépense déterminée ne constitue pas une condition de déduction de cette dépense ». La Cour de cassation considère d’ailleurs qu’il ne se déduit en tout cas pas de la loi que des frais seraient uniquement déducti- bles s’ils sont inférieurs aux revenus profes- sionnels auxquels ils se rapportent. Cependant, le contribuable devra quand même démontrer que le but de son activité reste de se procurer des revenus imposables. Une affaire qui a été soumise au Tribunal de première instance de Louvain concernait une activité complémentaire de vétérinaire qui avait été déficitaire pendant plus de dix ans. Sur une période de dix ans, les frais s’éle- vaient en moyenne à 268 % des recettes. Le tribunal considéra donc dans cette affaire « que le contribuable ne parvient pas à main- tenir ses frais dans une proportion raisonna- ble par rapport à son activité professionnelle et que ces frais dépassent de manière dérai- sonnable les besoins professionnels ». Sanction L’administration qui fait application de cette disposition rejettera partiellement le montant déduit. En effet, le caractère pro- fessionnel de la dépense n’est ici pas contesté, seul la hauteur de cette dépense est remise en cause parce que l’administration considère qu’il s’agit d’une dépense somptuaire qu’elle réduira au montant qu’elle estime rai- sonnable. Conseils Le monde des affaires répond à des préoc- cupations qui parfois échappent au fisc. Il n’est pas déraisonnable dans certains cas d’organiser des réceptions fastueuses ou d’inviter des clients, ou autres relations d’af- faires dans un restaurant prestigieux. De même, l’achat d’une voiture luxueuse peut répondre à un souci de vouloir refléter une certaine image de marque pour son activité. Les fonctionnaires ne sont pas toujours très au courant des pratiques qui peuvent exister dans certains milieux professionnels et l’on peut comprendre parfois que la sensi- bilité de certains agents de l’administration puisse être heurtée par certaines dépenses qui d’un point de vue strictement personnel peuvent leur sembler déraisonnables. Le fait de « gonfler » ses frais profession- nels est généralement de nature à irriter l’ad- ministration qui aura tendance à imaginer que des dépenses qui n’ont aucun lien avec l’activité professionnelle derrière ces frais importants. L’administration dans ce cas sera forcément tentée de s’adonner à un contrôle approfondi des comptes avec tous les dés- agréments que ces contrôlent entraînent. On ne pourra jamais trop conseiller à celles et ceux qui envisagent de réaliser des dépenses importantes, de constituer un dos- sier reprenant les échanges, projets, etc. de manière à pouvoir démontrer que toutes ces dépenses étaient justifiées et qu’elles étaient nécessaires à leur activité. Jérôme Havet, Avocat GESTION 22 Le journal du Médecin | 2 septembre 2016 | N° 2461 L’administration peut-elle rejeter des frais déraisonnables ? L’administration fiscale s’oppose parfois à la déduction de certaines dépenses professionnelles en arguant du fait qu’elles ne se rapportent pas à l’exercice de la profession, mais qu’elles ne sont pas raisonnables, qu’elles sont « inspirées par le désir ou le souci d’afficher un certain standing, d’entretenir des relations sociales ou mondaines ». FISCALITÉ le luxe attire l’attention de l’administration... JDM2461-022PSD 31/08/16 11:54 Pagina 22

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L’administration en a-t-elle le droit ?La réponse est affirmative puisque leCode des impôts sur les revenus lui-même en établit le principe dans sonarticle 53, 10°. Cependant, et à la dif-

férence des frais professionnels dont il appar-tient au contribuable de démontrer qu’ils serattachent nécessairement à l’exercice de saprofession pour en obtenir la déduction, ilappartient dans le cas présent à l’administra-tion de démontrer que les dépenses présententun caractère déraisonnable.

Le lecteur attentif a déjà établi une brèveliste des dépenses professionnelles qui fontle plus souvent l’objet de discussions. Lesvoitures, les frais de voyages, de restaurantset de représentation comptent parmi lesplus fréquents sujets de discorde.

Quelques exemplesLes voitures de luxe sont celles qui

fâchent le plus souvent l’administration fis-cale. En effet, celle-ci n’aime pas que lescontribuables s’offrent de trop belles voi-tures et s’autorisent ensuite à soustraire lesfrais qui y sont liés à l’impôt des personnesphysiques ou à l’impôt des sociétés.

Une directive administrative impose auxagents de l’administration « d’écarter lesdépenses dont le montant fait apparaître uncoût kilométrique supérieur à une fois etdemie l’indemnité kilométrique prévue parl’Arrêté Royal qui règle les frais de parcoursdu personnel de l’Etat, à moins que lecontribuable n’invoque des circonstancesqui justifieraient un coût supérieur ». Lemontant de cette indemnité kilométriqueest de 0,3363 €/km depuis le premier juillet2016 et est régulièrement mis à jour.

Cette directive administrative surlaquelle certains fonctionnaires s’appuientencore est éminemment contestable et netient pas très longtemps face à la sanctiondes juges.

Un exemple qui illustre cette possibilitéde déroger à cette directive administrativeest celui d’une affaire soumise à la Courd’appel de Gand, dans laquelle une sociétéavait permis à son administrateur-déléguéd’utiliser une voiture de sport d’une

valeur d’acquisition de2.600.000 Francs belges.L’administration estimaitcet achat excessif : parcequ’un tel véhicule excédaità ses yeux les besoins profes-sionnels de la société et avaitrejeté partiellement les fraisqui étaient liés à ce véhicule.

La Cour d’appel n’était mani-festement pas de cet avis. Selonelle, l’acquisition de ce véhicule par lasociété ne « dépassait pas de manière dérai-sonnable ses besoins professionnels, comptetenu de la croissance du chiffre d’affaires etde l’augmentation du nombre de travail-leurs au sein de l’entreprise, ainsi que du faitqu’il n’est pas déraisonnable que la contri-buable affiche un certain standing ».

Dans une autre affaire tranchée cette fois-ci par la Cour d’appel de Bruxelles, il étaitquestion de la déduction par une société de4 véhicules de luxe, une Rolls-Royce Silver,une Mercedes 600, une Porsche 911 et unRange Rover pour un montant total de6.060.213 Francs belges (en 1992 !). LaCour d’appel de Bruxelles a appliqué lemême raisonnement que la Cour de Gand :« De telles dépenses sont par ailleurs justi-fiées eu égard non seulement au chiffre d’af-faires réalisé pendant les exercices litigieux,mais également eu égard au résultat d’ex-ploitation qui apparaît en comptabilitéavant le paiement des impôts et des émolu-ments envers les administrateurs ».

L’administration tente aussi quelquefoisde s’opposer aux sociétés ou aux personnesqui engagent des frais importants pourréduire leur base imposable et ne pas payerd’impôts pendant de nombreuses années.Les indépendants exerçant une activité àtitre complémentaire pratiquent cette tech-nique régulièrement.

Dans cette hypothèse la réponse est plusnuancée, La cour d’appel de Bruxelles a déjàété saisie de cette question et y répondu enfaveur du contribuable, « Il faut rappeler icique la disproportion entre le montant desdépenses professionnelles et le montant desrevenus bruts de l’activité professionnelle

pourlaquelle ces dépensesont été exposées ne permet pas, en tant quetelle, d’établir que les dépenses dépassent demanière déraisonnable les besoins de l’acti-vité professionnelle, dans la mesure où,d’une part, une activité ne produit pas tou-jours les revenus escomptés et, d’autre part,l’obtention effective de revenus profession-nels au moyen d’une dépense déterminée neconstitue pas une condition de déductionde cette dépense ».

La Cour de cassation considère d’ailleursqu’il ne se déduit en tout cas pas de la loique des frais seraient uniquement déducti-bles s’ils sont inférieurs aux revenus profes-sionnels auxquels ils se rapportent.

Cependant, le contribuable devra quandmême démontrer que le but de son activitéreste de se procurer des revenus imposables.Une affaire qui a été soumise au Tribunal depremière instance de Louvain concernait uneactivité complémentaire de vétérinaire quiavait été déficitaire pendant plus de dix ans.Sur une période de dix ans, les frais s’éle-vaient en moyenne à 268 % des recettes. Letribunal considéra donc dans cette affaire« que le contribuable ne parvient pas à main-tenir ses frais dans une proportion raisonna-ble par rapport à son activité professionnelleet que ces frais dépassent de manière dérai-sonnable les besoins professionnels ».

SanctionL’administration qui fait application de

cette disposition rejettera partiellement lemontant déduit. En effet, le caractère pro-

fessionnel dela dépense n’est

ici pas contesté,seul la hauteur de

cette dépense estremise en cause parce

que l’administrationconsidère qu’il s’agit d’une

dépense somptuaire qu’elleréduira au montant qu’elle estime rai-

sonnable.

ConseilsLe monde des affaires répond à des préoc-

cupations qui parfois échappent au fisc. Iln’est pas déraisonnable dans certains casd’organiser des réceptions fastueuses oud’inviter des clients, ou autres relations d’af-faires dans un restaurant prestigieux. Demême, l’achat d’une voiture luxueuse peutrépondre à un souci de vouloir refléter unecertaine image de marque pour son activité.

Les fonctionnaires ne sont pas toujourstrès au courant des pratiques qui peuventexister dans certains milieux professionnelset l’on peut comprendre parfois que la sensi-bilité de certains agents de l’administrationpuisse être heurtée par certaines dépensesqui d’un point de vue strictement personnelpeuvent leur sembler déraisonnables.

Le fait de « gonfler » ses frais profession-nels est généralement de nature à irriter l’ad-ministration qui aura tendance à imaginerque des dépenses qui n’ont aucun lien avecl’activité professionnelle derrière ces fraisimportants. L’administration dans ce cas seraforcément tentée de s’adonner à un contrôleapprofondi des comptes avec tous les dés-agréments que ces contrôlent entraînent.

On ne pourra jamais trop conseiller àcelles et ceux qui envisagent de réaliser desdépenses importantes, de constituer un dos-sier reprenant les échanges, projets, etc. demanière à pouvoir démontrer que toutes cesdépenses étaient justifiées et qu’elles étaientnécessaires à leur activité.

Jérôme Havet, Avocat

GESTION

22 Le journal du Médecin | 2 septembre 2016 | N° 2461

L’administration peut-elle rejeter des frais déraisonnables ?

L’administration fiscale s’oppose parfois à la déductionde certaines dépenses professionnelles en arguant du faitqu’elles ne se rapportent pas à l’exercice de la profession,mais qu’elles ne sont pas raisonnables, qu’elles sont« inspirées par le désir ou le souci d’afficher un certainstanding, d’entretenir des relations sociales ou mondaines ».

FISCALITÉ

le luxe attire l’attention del’administration...

JDM2461-022PSD 31/08/16 11:54 Pagina 22