George Sand - Ebooks-bnr.com

659

Transcript of George Sand - Ebooks-bnr.com

Page 1: George Sand - Ebooks-bnr.com
Page 2: George Sand - Ebooks-bnr.com

George Sand

LA FILLEULE

1876

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

Page 3: George Sand - Ebooks-bnr.com

PREMIÈRE PARTIE

ANICÉE

I

MÉMOIRES DE STÉPHEN

J’avais seize ans lorsque je fus reçu bache-lier à Bourges. Les études de province ne sontpas très fortes. Je n’en passais pas moins pourl’aigle du lycée.

Heureusement pour moi, j’étais aussi mo-deste que peut l’être un écolier habitué au

Page 4: George Sand - Ebooks-bnr.com

triomphe annuel des premiers prix. Un violentchagrin me préserva des ivresses de la vanité.

J’avais travaillé avec ardeur pour êtreagréable à ma mère et pour la rejoindre. Ellem’avait dit en pleurant, le jour de notre sépara-tion :

— Mieux tu apprendras, plus tôt tu me se-ras rendu.

À chaque saison des vacances, elle m’avaitrépété ce vœu. Mon travail de chaque annéeavait été juste le double de celui de mes com-pagnons d’étude. Aucun d’eux n’avait sansdoute une mère comme la mienne.

Je n’avais aimé qu’elle avec passion.Lorsque, à la veille de passer mes derniers exa-mens, je songeais à sa joie, je me sentais sifort, que, si l’on m’eût interrogé sur quelque su-jet d’étude tout à fait nouveau pour moi, il mesemble qu’inspiré du ciel, j’aurais su répondre.

Je venais de recevoir mon diplôme, et j’al-lais prendre congé du proviseur, lorsque la

La Filleule 4/659

Page 5: George Sand - Ebooks-bnr.com

foudre tomba sur moi. Une lettre cachetée denoir me fut remise. Elle était de mon père.

« Mon pauvre enfant, me disait-il, je n’aipas voulu t’annoncer cette fatale nouvelleavant l’épreuve de tes examens. Quel qu’ensoit le résultat, il faut que tu saches aujourd’huique ta mère est au plus mal et qu’il nous restebien peu d’espérance que tu puisses arriver àtemps pour l’embrasser… »

Je compris que ma mère était morte, et jesentis mourir en moi subitement quelque chosecomme la moitié de mon âme.

Je ne pleurai pas, je partis ; je ne devais, jene pouvais jamais être consolé ; je sortais del’enfance, et je voyais déjà clairement que jen’aurais pas de jeunesse.

Je ne trouvai plus de ma mère que ses longscheveux noirs, qu’elle avait fait couper pourmoi une heure avant d’expirer.

La Filleule 5/659

Page 6: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’avais tout juste l’âge qu’elle avait eu enme donnant le jour, seize ans ! Elle venait demourir du choléra dans toute la force de la vie,dans tout l’éclat de sa beauté. Je trouvai monpère plus accablé que moi. Sa douleur étaitmorne, maladive ; mais elle ne pouvait pas êtredurable.

Mon père était un homme d’une forte santé,d’une grande activité physique, d’une intelli-gence réelle, mais qui se mouvait dans lecercle étroit des intérêts domestiques. C’étaitun bourgeois de campagne, le plus riche deson hameau : il avait environ six mille livresde rente. La conservation et l’entretien de sonfonds territorial était l’unique occupation de savie. Tant qu’il eut une femme et un fils, il putappeler devoir ce qui était, en réalité et par soi-même, un plaisir sérieux pour lui. Au commen-cement de son veuvage, il lui sembla, commeà moi, qu’il ne pourrait plus s’intéresser à rien.Peu à peu, il se résigna à reprendre ses occupa-

La Filleule 6/659

Page 7: George Sand - Ebooks-bnr.com

tions par sollicitude pour moi. Plus tard, il lescontinua par besoin d’agir et de vivre.

Je glisserai rapidement sur de tristes dé-tails. Il suffira de dire une chose que, dansnotre province, chacun sait être vraie. Une cer-taine classe de bourgeois aisés formait, à cetteépoque, une caste nouvelle. Ces nouveauxriches avaient, à grand’peine, cousu les lam-beaux de quelques minces héritages ou acqui-sitions dont l’ensemble formait enfin un lot quisatisfaisait ou flattait leur ambition. Tout estrelatif : tel qui s’était marié avec une métairiede quarante mille francs, se regardait commeriche quand il avait triplé ou quadruplé cetavoir. Alors sa fortune était faite, sa terre étaitconstituée, elle pouvait s’arrondir dans sonimagination ; mais l’idée de la voir encore sediviser en plusieurs parts lui devenait inadmis-sible, révoltante ; il jurait de n’avoir qu’un héri-tier, et il se tenait parole à lui-même.

Alors, à côté de l’épouse légitime, pour la-quelle on avait généralement de l’affection et

La Filleule 7/659

Page 8: George Sand - Ebooks-bnr.com

des égards quand même, venait s’implanter, del’autre côté de la rue ou du chemin, la pay-sanne dont les nombreux enfants devaient êtreassistés et protégés, sans pouvoir prétendre àmorceler l’héritage du protecteur. Cette pay-sanne était ordinairement mariée, sa postéritéétait donc censée légitime et connaîtrait unesorte d’aisance relative. Cela était de notoriétépublique, mais ne troublait pas l’ordre établi.Le bourgeois de province apporte du calcul,même dans ses entraînements.

À l’époque où je vins au monde, il y avaitaussi, comme cause de ce trouble moral dansles unions de province, une différence sensibled’éducation entre les sexes. La vanité du pay-san, récemment devenu bourgeois et sachantà peine lire, était de s’allier à une famille pluspauvre, il est vrai, mais plus relevée et comp-tant quelque échevin de ville parmi ses an-cêtres. Mon père apporta en mariage une for-tune de campagne, deux cent mille francs ; mamère, une bonne éducation, des habitudes plus

La Filleule 8/659

Page 9: George Sand - Ebooks-bnr.com

élégantes et un nom plus anciennement admisau rang de bourgeoisie : elle s’appelait Rive-sanges ; mon père, qui s’appelait Guérin, joi-gnit les deux noms, comme c’était encorel’usage chez nous dans ces occasions.

Mais ce n’est pas tant le nom que la terre,qui est l’idéal de ce bourgeois de campagne.Peu lui importe le sexe de son unique héritier.En cela, il diffère de l’ancien noble, qui tenait àla terre à cause du nom et du titre. Le cultiva-teur enrichi aime naturellement la terre pour laterre. Que celle qu’il a réussi à constituer sub-siste et lui survive dans son entier, il mourratranquille. Le noble s’est soumis à la suppres-sion du droit d’aînesse ; le bourgeois proteste àsa manière. Il réduit sa famille, au risque de lavoir s’éteindre.

Il n’y avait donc pas de danger que monpère, encore jeune, se remariât. Mon sort futpire. La paysanne vint tenir son ménage, occu-per sa maison et s’emparer de sa vie.

La Filleule 9/659

Page 10: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’étais trop jeune, ma mère m’avait inspiréun trop grand respect filial pour que je pussepréserver mon père de cette tyrannie nais-sante. Je ne protestai que par ma tristesse ; elledéplut. Au bout d’un an, mon père m’appela etme dit :

— Vous vous ennuyez chez moi ; vous avezreçu l’éducation d’un bourgeois de ville : donc,vous avez perdu le goût de la campagne. Vousy reviendrez quand vous ne m’aurez plus.Mais, en attendant, il vous faut chercher uneoccupation qui utilise les connaissances qu’onvous a données au collège. Voulez-vous êtreavocat ou médecin ? Ne songez ni au notariatni à la charge d’avoué. Pour vous acheter uneétude, il nous faudrait vendre de la terre, et jen’ai pas réuni quatre jolis domaines pour lesdépecer. Voyons, mon fils, prononcez-vous.

Je demandai timidement à mon père s’il dé-sirait que je fusse avocat ou médecin ; je ne mesentais pas de vocation spéciale, mais ma mèrem’avait enseigné l’obéissance.

La Filleule 10/659

Page 11: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’aurais travaillé pour elle par amour ; j’au-rais travaillé pour lui par devoir.

Mon père parut embarrassé de ma ques-tion.

— J’aimerais bien, dit-il, que vous fussiezavocat ou médecin, ou toute autre chose quivous fît gagner de l’argent.

— Avez-vous besoin, repris-je, que je gagnede l’argent pour vous ?

— Pour moi ? s’écria-t-il en souriant. Non,mon garçon, je te remercie ; gagnes-en pourtoi-même. Tu peux compter sur douze centslivres de pension que je te servirai. C’est peu àParis, à ce qu’on dit ; c’est beaucoup pour moi.Gagne de quoi être plus riche de mon vivant,voilà ce que je te conseille.

— Combien me donnez-vous de temps pourgagner de quoi vous épargner ce sacrifice ?

— Tout le temps que tu voudras, répondit-il. Je te dois une pension ; ma fortune me le

La Filleule 11/659

Page 12: George Sand - Ebooks-bnr.com

permet, ma position me le commande ; maisne songe pas à me réclamer autre chose jus-qu’à ce que tu te disposes à te marier.

Là-dessus, mon père me donna cent francspour mon premier mois, trente francs pourmon voyage, un manteau, une malle pleine delinge et une poignée de main. Je vis qu’il étaitimpatient de me voir partir ; je partis le soirmême, emportant les cheveux de ma mère,quelques livres qu’elle avait aimés et des vio-lettes cueillies sur sa tombe.

J’esquisse rapidement ces premières an-nées de ma vie. J’espère n’y apporter ni or-gueil, ni aigreur, ni aucune emphase de douleurou de mélancolie. Je veux arriver au récitd’une phase de mon existence que j’ai besoinde me résumer à moi-même ; mais j’ai besoinaussi de me rendre compte succinctement descirconstances et des impressions qui m’y ontamené.

La Filleule 12/659

Page 13: George Sand - Ebooks-bnr.com

On m’a souvent reproché d’avoir un carac-tère exceptionnel. Voilà ce dont il m’est impos-sible de convenir, puisque je ne m’en aperçoispas et qu’il me semble agir en toutes chosesdans le cercle logique de ma liberté légitime, etnon seulement dans celui de mes droits, maisencore dans celui de mes devoirs.

Ne connaissant personne à Paris, devant yrencontrer seulement quelques camarades decollège, je n’eus pas la tentation d’y faire uneinstallation plus brillante que mes ressourcesne me le permettaient. Seulement, dès les pre-miers jours, je compris que l’hôtel rempli d’étu-diants était un milieu trop bruyant pour la tris-tesse où j’étais encore plongé et que n’avaientpoint adoucie les adieux de mon père. Je louaiune mansarde dans le voisinage du Luxem-bourg et dans une maison tranquille. J’achetaià crédit un lit de fer, une table et deux chaises.Longtemps ma malle me servit de commodeet de bibliothèque. Peu à peu, m’étant acquittéde mes premiers achats, je pus m’installer un

La Filleule 13/659

Page 14: George Sand - Ebooks-bnr.com

peu mieux et me trouver matériellement aussibien que possible, selon mes goûts. Ma mèrem’avait donné ceux d’une propreté un peu re-cherchée pour ma condition et fort en dehorsdes habitudes de mes pareils. Mon père avaitprédit que cela me conduirait à faire des dettesou à ne me trouver bien nulle part. Il se trom-pait. Si l’homme habitué à un certain soin desa personne a plus de peine à s’installer quecelui qui se contente du premier local venu, ila aussi, à s’y confiner, une secrète jouissancequi le préserve de la vie turbulente du dehors.C’est ce qui m’arriva. Quand je me vis dans desmurailles revêtues d’un papier frais, et que jepus regarder les arbres du Luxembourg à tra-vers des vitres bien claires, il me sembla que jepouvais passer ma vie dans cette mansarde, etj’y passai tout le temps de mon séjour à Paris.

J’ornai ma cellule à mon gré. Quelquesfleurs sous le châssis de ma fenêtre inclinée aupenchant du toit, mes reliques dans une boîteà ouvrage de ma mère, un vieux châle qu’elle

La Filleule 14/659

Page 15: George Sand - Ebooks-bnr.com

m’avait donné autrefois pour en faire un tapisde table et que, de crainte de l’user, je rele-vais à la place où j’installais mon travail, sonpauvre petit piano que mon père consentit àm’envoyer, un couvre-pieds qu’elle avait trico-té pour moi, voilà de quoi je me composai unluxe d’un prix et d’un charme inestimables.

Mes anciens amis de collège vinrent mevoir. Ils me trouvèrent doux et obligeant, maisassez morne, cachotier, disaient-ils, parce queje ne leur confiais pas les aventures que jen’avais pas ; en somme, plus bizarre que diver-tissant. J’eus un peu de regret de leur avoir ou-vert ma porte, et même une véritable terreur,un jour qu’ayant fait un effort pour leur sem-bler moins maussade et les mettre à l’aise, jeles vis poser leurs cigares allumés sur le châlede ma mère et ouvrir son piano pour y jouerà tour de bras des contredanses. Je craignaisde poser la religion filiale ; j’étais inquiet, agité ;je faillis un instant passer pour un avare, parceque je refusai de prêter un livre qui lui avait ap-

La Filleule 15/659

Page 16: George Sand - Ebooks-bnr.com

partenu. Un seul d’entre eux me devina, c’étaitEdmond Roque, qui devint mon ami de cœur.

Dès que nos bruyants compagnons furentpartis :

— Cette société ne te conviendra jamais,me dit-il. Tu n’es pas enfant, mon pauvre Sté-phen, je ne sais même pas si tu es jeune. Peut-être le deviendras-tu en vieillissant. Quant àprésent, il te faut la solitude avec un ami oudeux. Choisis-les bien, et apprends un secretpour préserver ton repos de l’oisiveté desautres, un secret dont je me trouve parfaite-ment bien.

Il fit le tour de ma chambre, trouva le longde la cloison qui donnait sur le palier, un pande bois, et me dit :

— Demain, tu feras venir un ouvrier, si tun’es pas assez adroit pour faire cette besognetoi-même. Un trou de la grosseur d’un tuyau deplume sera pratiqué ici. Tu verras qui frappe ousonne à ta porte, et tu feras le mort pour qui-

La Filleule 16/659

Page 17: George Sand - Ebooks-bnr.com

conque ne sera pas ton ami. Ce n’est pas plusmalin que ça. Entends-moi bien : tout l’ave-nir d’un homme dépend d’une circonstance oud’une précaution de cette importance-là.

— Et tout le caractère d’un homme, lui ré-pondis-je, se révèle dans une pareille prévi-sion. Eh bien, je ne saurais suivre ton conseil.

Edmond Roque était un esprit net et ferme.Il ne connaissait pas la susceptibilité et ne sepiquait qu’à bon escient.

— J’entends, me dit-il ; tu sais que je nesuis pas égoïste, et je sais que tu es dévoué.Mais tu me reproches de ne pas étendre assezl’obligeance ; moi je te reprocherai de l’exagé-rer. J’aurais peut-être été jaloux de toi, si jen’avais compris que tu l’emportais par l’intel-ligence et moi par le caractère. Tu travaillaispour l’amour de quelqu’un : ta mère ! je le sais.Moi, je travaillais… tu vas dire pour moi-même ? Non ! pour l’amour de la science. Sa-voir pour savoir, c’est une assez belle jouis-

La Filleule 17/659

Page 18: George Sand - Ebooks-bnr.com

sance, et qui n’a pas besoin de stimulant étran-ger ou accessoire. Nous voici livrés à nospropres forces ; je sais ce que je veux, et ce quetu veux, toi, tu ne le sais pas.

— Il est vrai, quant à moi, mon cher Ed-mond. Mais ne me parle que de toi. Quel est lebut que tu poursuis ? La gloire ou la fortune ?

— Ni l’une ni l’autre ! la science, te dis-je.J’en ai assez appris jusqu’à ce jour pour êtrecertain que je ne sais rien du tout. Eh bien,je veux savoir, avant de mourir, tout ce qu’unhomme peut apprendre. Nos camarades n’endemandent pas tant. Tous veulent savoird’abord ce que c’est que le plaisir, puisquelques-uns pousseront l’ambition peut-êtrejusqu’à vouloir pénétrer les savantes profon-deurs de la chicane, ou s’assimiler les phrasescreuses et ronflantes du barreau, ou encorese promener dans le vaste champ des conjec-tures médicales. Je ne me contente pas de sipeu, ni toi non plus, j’espère. Comme toi, j’aiquelque fortune dans l’avenir ; comme toi, des

La Filleule 18/659

Page 19: George Sand - Ebooks-bnr.com

parents qui ne m’imposent pas le choix d’unétat ; comme toi, des goûts simples, des habi-tudes de frugalité rustique qui me permettentde vivre avec le peu qu’on me donne. Tousdeux, nous comprenons la douceur de l’étude ;tous deux, nous pouvons être heureux par là.Je suis résolu à l’être, je le suis déjà. C’est àtoi d’écarter les vulgaires obstacles qui te fe-ront perdre la seule chose précieuse qui soitau monde, le temps ! les heures de cette viesi courte qui ne sont malheureusement pascomptées doubles pour l’esprit studieux etavide ! C’est à toi surtout de chercher là taforce et ta consolation, car je te vois brisé in-térieurement et incapable de trouver dans ledésordre la stupide ressource des ivresses vul-gaires. Allons, courage, ferme ta porte, perceton mur, endurcis ton cœur, non contre le be-soin naturel que tout esprit juste éprouve d’as-sister son semblable, mais contre la condes-cendance banale qui dégénère vite en faiblesseet en duperie.

La Filleule 19/659

Page 20: George Sand - Ebooks-bnr.com

Edmond Roque raisonnait fort bien à sonpoint de vue ; mais il ne voyait pas parfaite-ment clair dans mon âme. Comment l’eût-ilfait ? Je ne me voyais moi-même qu’à traversun nuage. Il était Méridional, il avait grandisous ce ciel dont la lumière accuse vivement etun peu sèchement tous les objets. Moi j’étaisdu Berry, un pays où les brumes de l’automnesont profondes, où les vents soufflent avec vio-lence, où la température, inconstante et ca-pricieuse, rend l’homme très incertain, moinsgrave en réalité qu’en apparence, volontiers in-dolent et même fatigué de vivre, avant d’avoirvécu.

Vaincu par ses exhortations, je perçai macloison ; mais on ne change pas ses instincts ;mon moyen tourna contre moi. J’avais résolude n’ouvrir qu’à ceux qui mériteraient une ex-ception. Il arriva que je n’en trouvai pas un seulqui n’eût droit au sacrifice de mon temps et demon travail. Sans ce maudit point d’observa-tion, j’eusse tenu bon peut-être ; mais dès que

La Filleule 20/659

Page 21: George Sand - Ebooks-bnr.com

j’avais eu le malheur de regarder, je me fai-sais un reproche de rester sourd, et les plusimportuns, les plus désœuvrés, les moins sym-pathiques étaient précisément ceux que j’avaisla patience de supporter, tant j’avais peur dedevenir égoïste et insociable depuis que jem’étais assuré un moyen de l’être.

Heureusement pour moi, je n’étais pas as-sez riche dans le présent pour qu’on pût venirme demander beaucoup de services. Et puis jen’étais pas gai, je n’acceptais aucune partie deplaisir. Le deuil que je portais encore à monchapeau me permettait d’observer celui que jedevais toujours porter dans mon cœur. Mescamarades de collège étaient tout entiers àl’ivresse de la première année de séjour à Pa-ris. J’eus donc plus de calme que ma fataledouceur de tempérament ne devait m’en faireespérer, et je pus suivre les conseils de Roqueen m’adonnant à l’étude, sinon avec ardeur, dumoins avec assiduité.

La Filleule 21/659

Page 22: George Sand - Ebooks-bnr.com

II

Il ne s’agissait pas pour moi de savoir si jepersisterais, en dépit de mon chagrin, à êtrestudieux et à m’instruire sérieusement. Je nepouvais pas ne pas aimer l’étude. Soit que j’eneusse le goût inné, soit que la volonté d’obéir àma mère m’en eût donné l’habitude précoce, jene savais plus être oisif, et mes longues et fré-quentes rêveries étaient plutôt des méditationsque des contemplations. De toutes les distrac-tions auxquelles je ne tenais plus, la lecture etla réflexion étaient encore pour moi les plusnaturelles et les plus acceptables. Je travaillaisdonc machinalement, et, pour ainsi dire, d’ins-tinct, comme on mange sans grand appétit,comme on marche sans but déterminé, commeon vit enfin sans songer à vivre.

Page 23: George Sand - Ebooks-bnr.com

Cependant Edmond Roque, qui venait mefaire de rares mais de longues et sérieuses vi-sites, exigeait que je misse de l’ordre dans mesétudes, et que, comme lui, je suivisse une mé-thode pour arriver du détail à l’ensemble. Celam’eût été possible si ma mère eût vécu, si elleeût pu me dire ou m’écrire ce qu’elle désirait.Mais j’étais un pauvre être de sentiment, etmon intelligence si vantée ne se trouvait enréalité que la très humble servante de mes af-fections. Les affections brisées, le cœur étaitvide, et l’esprit s’en allait à la dérive par uncalme plat, flottant comme une embarcationqui n’a rien perdu de ses agrès, mais qui n’a nipassager à porter, ni pilote pour la conduire, etqui va où le flot voudra la faire échouer, la bri-ser ou lui faire reprendre le courant.

Roque s’étonnait de cette situation morale.Il n’y comprenait absolument rien, et m’adres-sait de généreux et véhéments reproches.

— Que fais-tu là ? disait-il en examinantmes livres et mes notes. Quinze jours de phi-

La Filleule 23/659

Page 24: George Sand - Ebooks-bnr.com

losophie, puis tout à coup des poètes, de l’art,de la critique ! Des langues mortes, c’est bon ;mais, au bout de la semaine, de la musique,des sciences naturelles, mêlées d’économie po-litique et de sculpture ! Quel incroyable gâchisde facultés divines ! quelle désolante perte detemps et de puissance !

— Ne me disais-tu pas, lui répondais-jeavec une langueur un peu moqueuse au fond,qu’il fallait apprendre, avant de mourir, tout cequ’un homme peut savoir ?

— Mais tu as pris, s’écriait-il, le vrai moyenpour ne jamais rien savoir, c’est d’apprendretout à la fois. Les connaissances se tiennent,j’en conviens, mais c’est en se suivant commeles anneaux d’une chaîne, et non en se mêlantcomme un jeu de cartes.

— Et pourtant, avant toute partie livrée, onmêle les cartes !

— Ainsi tu fais de la vie un jeu où le hasardsera toujours là pour se moquer de tes com-

La Filleule 24/659

Page 25: George Sand - Ebooks-bnr.com

binaisons, ou pour t’épargner la peine de riencombiner ? Tiens, j’ai grand’peur qu’aprèsavoir dépensé plus de temps et d’intelligencequ’il n’en faudrait pour devenir réellement ins-truit, tu ne finisses par être un poète ou uncritique, c’est-à-dire quelqu’un qui chante surtout, ou qui parle de tout parce qu’il ne connaîtrien.

Je me défendais mal, si mal, que cet espritardent et rude s’impatientait contre moi et mequittait fâché. Il revenait pourtant, et, aprèschaque bourrasque, il semblait qu’il m’aimâtdavantage. Un jour, je lui dis en souriant :

— Tu me reproches de croire que l’affectionest quelque chose de plus dans la vie del’homme que sa raison et sa science, et pour-tant ta conduite avec moi prouve que, toi aussi,tu es gouverné par ce qu’il te plaît d’appeler lafaiblesse du cœur. Tu m’estimais sans m’aimer,au collège : c’était le temps où tu me croyaiston égal, parce que j’avais de la volonté. À pré-sent que tu me méprises un peu pour mon in-

La Filleule 25/659

Page 26: George Sand - Ebooks-bnr.com

souciance, tu m’aimes, conviens-en, puisque tute donnes tant de peine pour me mettre dans lebon chemin ?

— Oui, j’en conviens, s’écria-t-il avec unesorte de colère plaisante : j’ai de l’amitié pourtoi depuis que je te sens faible, et je suis indi-gné d’aimer la faiblesse, moi qui la déteste.

Roque s’en allait consolé et raffermi dans sarésolution de me surpasser, quand il avait trou-vé une plaisanterie à m’opposer. Mais, danscette lutte livrée à mon âme, il n’oubliaitqu’une chose, c’était de la comprendre ; demême que, dans son ardente recherche de lavérité absolue, il oubliait d’étudier le cœur hu-main. Il ne l’a jamais connu : aussi a-t-il passésa vie à s’étonner et à s’indigner des contradic-tions et des faiblesses d’autrui, sans éprouverni la souffrance de les partager, ni la douceurde les plaindre.

Au bout de deux ans, je connaissais et com-prenais infiniment plus de choses que mon

La Filleule 26/659

Page 27: George Sand - Ebooks-bnr.com

ami, mais je n’en savais à fond et rigoureuse-ment aucune, tandis qu’il était ferré, c’est-à-dire absolu et convaincu, sur plusieurs points.Il n’avait pas plus que moi pour but une spécia-lité déterminée. Il admettait avec moi que rienne pressait, et que la Providence nous ayantmis, comme on disait chez nous, du pain sur laplanche (sa famille était fixée en Berry), nouspouvions bien donner à nos consciences la sa-tisfaction de ne pas embrasser un état dans lasociété avant de nous sentir propres à le bienremplir. Nous nous permettions, lui de criti-quer, moi de plaindre nos condisciples pres-sés par la nécessité, ou par une étroite am-bition, de se faire médecins sans connaître lamédecine, hommes de loi sans connaître leslois. Il les traitait de bourreaux du corps etde l’esprit ; je les considérais comme des vic-times condamnées à faire d’autres victimes.Tous deux nous aspirions, avant d’agir, à em-brasser une certitude religieuse, philoso-phique, morale et sociale. On voit que notreambition n’était pas mince. Chez Roque, elle

La Filleule 27/659

Page 28: George Sand - Ebooks-bnr.com

était audacieuse et obstinée. Chez moi, elleétait déjà mêlée d’un doute profond. Je crai-gnais de découvrir que l’homme n’est pas ca-pable d’affirmer quelque chose, et je prenaismon parti d’accepter cette destinée pour lesautres et pour moi-même. Roque ne voulaitadmettre rien de semblable ; il était résolu àdevenir fou ou à se brûler la cervelle le jouroù, après avoir péniblement gravi vers la lu-mière, il la trouverait enveloppée d’un nuageimpénétrable. Ce jour-là, il devait ou maudirel’humanité, ou se maudire lui-même. Heureu-sement, ce jour ne devait jamais venir d’unemanière définitive. Jamais l’homme intelligentne se persuade qu’il a monté assez haut pourtout voir ; ou, si l’orgueil lui donne le vertige, ilcroit voir ce qu’il ne voit réellement pas.

La saison des vacances arriva. Je ne dé-sirais point passer ces deux mois chez monpère ; mais je comptais aller le saluer pour luitémoigner ma déférence, et repartir. Il m’écri-vit que ce serait du temps et de l’argent perdus.

La Filleule 28/659

Page 29: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je compris que la Michonne (c’était le nom desa gouvernante) m’interdisait l’approche dufoyer paternel. Cette situation n’était pas faitepour me donner du courage.

— Voilà, me dit Edmond Roque (le seul àqui je fisse confidence de mes chagrins domes-tiques), le résultat des entraînements du cœur.Tu dis que ton père est, malgré tout, bon etsensible : reconnais donc que c’est par l’abusde cette prétendue bonté et de cette sensibili-té égoïste qu’il manque aux devoirs de la fa-mille. Philosophe là-dessus, au lieu de t’en af-fecter. Pardonne, excuse, c’est fort bien ; maispréserve ton avenir d’une destinée semblable.Ne cultive pas en toi la pensée d’un amouridéal pour une créature mortelle ; on se fait,grâce à cette rêverie, un besoin d’intimité su-blime qui n’aboutit qu’aux risibles déceptionsde la vie réelle. Tu es poète comme ta mère,mais tu es faible comme ton père, ne l’oubliepas, et prends garde de faire comme Pétrarque,pour qui Laure fut une abstraction, et qui finit

La Filleule 29/659

Page 30: George Sand - Ebooks-bnr.com

par s’accommoder, dit-on, de la poésie de sacuisinière.

Roque voulut m’emmener passer les va-cances dans sa famille. Il avait de très bons pa-rents qui donnaient l’exemple de toutes les ver-tus domestiques dans une vie calme et froide-ment réglée. Ce milieu m’eût été salutaire, jele sentais. Mais la famille Roque demeurait àquelques lieues seulement de mon village, etil me sembla que mon séjour chez elle affiche-rait, pour mon pauvre père, la honte de monexil. Je refusai, j’étais résigné à rester seul àParis et à rêver, dans ma mansarde brûlante, lafraîcheur des ombrages de ma vallée.

Roque eut pitié de ma tranquillité d’âme.

— C’est de l’apathie, me dit-il. Je ne veuxpas te laisser ainsi, pour te retrouver dans deuxmois à l’état de chrysalide. Tu vas aller passerce temps de solitude dans le plus bel endroitdu monde. Tu y seras poète ou naturaliste jus-

La Filleule 30/659

Page 31: George Sand - Ebooks-bnr.com

qu’à mon retour ; cela vaudra mieux que de temomifier l’entendement.

Nous partîmes ensemble par la route deNemours, Montargis et Bourges ; c’était à peuprès le chemin de notre pays. À un quart delieue de son trajet, Roque voulut s’arrêter pourm’installer dans la retraite qu’il me ménageait.

Plus âgé que moi de deux ans, et sorti decollège avant moi, Roque avait déjà fait l’ap-prentissage d’un certain art dans le choix d’unesolitude momentanée. Il me conduisit dansune maisonnette isolée du village d’Avon, etperdue dans les taillis, à la lisière de la forêtde Fontainebleau. Cette pauvre demeure étaithabitée par un vieux couple honnête et propre,qui nous reçut à bras ouverts et se chargea demoi pour une très modique rétribution.

Jean et Marie Floche, tel était le nom demes hôtes. Leur rustique demeure se compo-sait de deux étages contenant chacun deuxchambres. Un escalier extérieur, tout tapissé

La Filleule 31/659

Page 32: George Sand - Ebooks-bnr.com

de lierre, montait au premier, qui me fut loué.Au rez-de-chaussée, le ménage Floche se char-geait de préparer mes repas et de respectermon isolement.

Roque, résolu à consacrer deux journées àmon installation, commença par me promenerdans les plus beaux sites de la forêt. Il avaittracé lui-même un plan des principales locali-tés, au moyen duquel je pouvais parcourir devastes espaces sans me perdre ; mais il voulutjouir de mon ravissement en me faisant péné-trer avec lui dans la vallée de la Sole, dans lesgorges de Franchart, au carrefour du Grand-Veneur et dans tous ces beaux lieux dont lesarbres séculaires étaient alors dans toute leurmagnificence.

Cette journée fut la seule agréable quej’eusse passée depuis mon malheur. Elle devaitfinir d’une manière fort triste.

Nous avions marché depuis le lever du so-leil jusqu’à son déclin, sans prendre d’autre re-

La Filleule 32/659

Page 33: George Sand - Ebooks-bnr.com

pos que le temps de faire un léger festin d’ana-chorète sur la bruyère en fleur. Roque avaitcommencé son cours de science universellepar la géologie. Il n’était occupé qu’à fouiller àses pieds, et, dans son ardeur, il oublia bien-tôt de jouir de l’ensemble des beautés de lanature. Sa vive intelligence n’avait cependantpas de portes complétement fermées ; mais ilse privait volontairement des jouissances quieussent pu détourner son attention du sujetactuel de ses recherches. Il ramassait, brisait,creusait, et en même temps démontrait avecfeu. Je sentais que cette tension prolongée desa volonté eût fatigué ma pensée ; mais je medevais à lui tout entier ce jour-là, et, tout enl’écoutant, je voyais rapidement passer devantmes yeux des tableaux enchanteurs, desrayons splendides, des détails d’une indiciblepoésie. Il ne fallait pas songer à interrompremon bouillant compagnon pour lui demanderde partager mon ivresse.

— Je reviendrai, me disais-je.

La Filleule 33/659

Page 34: George Sand - Ebooks-bnr.com

Et, à chaque pas, je marquais un but, je mé-ditais une halte délicieuse pour mes futures ex-cursions.

L’air suave de la forêt et le bienfaisant exer-cice du corps me retrempaient sans que j’eneusse conscience. Dans ces pittoresques dé-cors d’arbres et de rochers, je ne retrouvais pasla physionomie uniforme et gravement mélan-colique de mon pays ; mais la marche prolon-gée dans des régions solitaires me rendait, àmon insu, l’énergie physique et la douce lan-gueur morale de mes jeunes années. Je redeve-nais moi-même, la vie rentrait dans mon sein.

Au coucher du soleil, chargés d’échantillonsde toutes sortes, nous reprîmes le chemin denotre gîte. À un endroit sablonneux et décou-vert, deux blocs jetés le long du sentier,comme des autels druidiques, s’animèrent toutà coup d’une scène étrange, sauvage, presqueeffrayante.

La Filleule 34/659

Page 35: George Sand - Ebooks-bnr.com

Une femme affreusement belle de pâleur,de haillons pittoresques, d’expression faroucheet de souffrance, était debout, adossée contreun des rochers, morne, les yeux fixés à terre,puis tout à coup levés vers le ciel avec un airde reproche et de malédiction inexprimables.Alors, à intervalles égaux, un rugissementsourd s’échappait de sa poitrine. Elle cachaitaussitôt son front livide dans ses mains, ellecrispait ses doigts maigres dans les flots noirsde sa rude chevelure éparse sur ses épaules.La sueur et les larmes coulaient sur son visage.Au-dessus d’elle, sur le rocher, un jeune garçonde neuf à dix ans et d’un beau type accentué,qui appartenait évidemment, comme sa mère,à la race errante et mystérieuse qu’on appelleimproprement les bohémiens, semblait at-tendre un signal, ou chercher de l’œil un gîtesecourable. Un petit mulet décharné paissait àdeux pas de là. Ce groupe était l’image de lafaim, de la détresse ou du désespoir.

La Filleule 35/659

Page 36: George Sand - Ebooks-bnr.com

Aux cris étouffés de la femme, nous avionsdoublé le pas. Je me hâtai de l’interroger ; elleme fit signe qu’elle ne comprenait pas. Ellene savait pas un mot de notre langue : mais,d’un geste de découragement presque dédai-gneux, elle nous engageait à passer notre che-min. Roque s’adressa à l’enfant. Il répondit enespagnol. Mais mon ami, qui avait étudié laphilosophie universelle de la formation deslangues, n’entendait d’autre langue vivante quela sienne.

— Viens là, me cria-t-il ; toi qui as étudié auhasard tant de choses, ne saurais-tu pas l’espa-gnol incidemment ?

C’était le mot dont il se servait pour raille-ries fragments sans ordre de mes connais-sances superficielles. Je me sentais trop vi-vement ému pour partager son sang-froid. Entoute autre rencontre, j’eusse récusé ma com-pétence ; mais il n’y avait là ni modestie nimauvaise honte que la pitié ne dût faire taire.Je me hasardai à prononcer pour la première

La Filleule 36/659

Page 37: George Sand - Ebooks-bnr.com

fois une langue que je lisais assez courammentet dont j’avais essayé de deviner l’euphonie. Jeme fis comprendre, et le jeune vagabond merépondit :

— Nous sommes gitanos d’Andalousie.Mon père nous a quittés cet hiver pour allerchercher fortune à Paris, d’où il nous a faitécrire de venir le rejoindre. Nous nous sommesmis en route, il y a trois mois ; mais voilà mamère très malade tout d’un coup et qui va mou-rir ici, parce qu’on ne veut la recevoir nullepart.

Interrogé sur la cause de ce refus barbare, ilsourit amèrement, baissa les yeux, et, les rele-vant sur moi, encouragé peut-être par la com-passion qu’il lisait dans les miens :

— Regardez ma mère ! me dit-il d’un airsuppliant.

La malheureuse, dans une nouvelle étreintede souffrance, avait laissé tomber de sesépaules le lambeau de couverture dont nous

La Filleule 37/659

Page 38: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’avions vue drapée : elle était dans un état degrossesse avancé.

— Il n’est pas nécessaire d’être, comme toi,passé maître bachelier de Salamanque, s’écriaEdmond Roque en me rejoignant, pour voirque cette pauvre mendiante est en proie auxpremières douleurs de l’enfantement. Ah çà !qu’allons-nous en faire ? car, de la laisser làaux prises avec les seules ressources de la na-ture, qui sont pourtant les meilleures, c’est de-mander à la Providence de prendre une tropgrande responsabilité.

— La Providence, c’est nous qui nous trou-vons là, lui répondis-je. Il nous faut essayer detransporter cette femme à notre gîte, et il fau-dra bien que la mère Floche s’exécute en faitd’hospitalité.

Nous étions en train de chercher commentnous pourrions improviser une sorte de bran-card, quand la bohémienne, à qui son fils fitcomprendre notre bon vouloir, vainquit sa

La Filleule 38/659

Page 39: George Sand - Ebooks-bnr.com

souffrance avec un courage héroïque, et nousdit par signes qu’elle nous suivrait. Elle ne pou-vait pas ou ne voulait pas parler. Nous n’enten-dîmes pas un mot sortir de sa bouche, scelléepar la souffrance ou la fierté.

Un quart d’heure après, nous étions à lamaison Floche.

Craignant de rencontrer là une répugnancesemblable à celle qui avait fait repousserailleurs la pauvre vagabonde, nous cachâmessa situation à l’œil peu clairvoyant du vieuxFloche, jusqu’à ce que notre protégée eût fran-chi le seuil de la porte. Alors il nous semblaqu’elle avait des droits sacrés à l’assistance deses hôtes, et pendant que je haranguais lesvieux époux, Roque partit pour aller en toutehâte chercher une sage-femme au village.

Le père Floche ne parut pas très satisfaitd’abord de l’aventure ; mais sa femme, quiavait l’autorité dans le ménage, montra unecharité toute chrétienne, et l’obligea de la se-

La Filleule 39/659

Page 40: George Sand - Ebooks-bnr.com

conder dans les soins vraiment maternels ettouchants qu’elle se hâta de prodiguer àl’étrangère. Roque revint avec la sage-femmed’Avon, et, quand nous eûmes remis notre ma-lade entre ses mains, nous montâmes dans noschambres, où notre modeste souper nous at-tendait depuis longtemps.

— Je ne pense pas que nous puissions por-ter aucun secours à la patiente, en cas d’acci-dent, dit mon ami en attaquant le repas avec lafureur d’un appétit de vingt-deux ans, à moinsque tu n’aies appris incidemment la médecine etla chirurgie ?

— Heureusement que non, répondis-je. Tun’as donc pas à te préoccuper de l’éventualitéd’un meurtre. Mange en paix. Si la matroned’Avon n’a pas pris ses inscriptions, commetant de jeunes assassins nos condisciples, ellea du moins pour elle l’expérience.

La Filleule 40/659

Page 41: George Sand - Ebooks-bnr.com

III

— Sais-tu qu’elle est très belle, cette misé-rable créature ! disait Roque tout en dévorant.On voit bien en elle le spectre d’une de ces ra-vissantes gitanelles que Michel Cervantes nedédaigna pas de chanter. C’est un pan ruinéde l’Alhambra. À propos, toi qui apprends tout,sais-tu par hasard ce que c’est que cette raceimmonde qui porte encore au front le sceau deje ne sais quelle grandeur déchue ?

— Ce sont, lui répondis-je, des Indiens pursang qu’on a baptisés de tous les noms despays traversés par eux dans leur longue et obs-cure migration à travers le monde, égyptiens,bohèmes, zingari…

— Et cætera, reprit Roque, en attaquant unautre plat. Il en est d’eux comme de ces fossilesque l’on trouve épars sur tous les points du

Page 42: George Sand - Ebooks-bnr.com

globe, et que le vulgaire foule aux pieds sansse douter que ce sont les ossements du mondeprimitif.

Là-dessus Roque entama une dissertationqui, accompagnée d’une mastication acharnée,dura près d’une heure, et qui aurait pu durertoute la nuit, si la mère Floche ne fût entrée,portant dans son tablier quelque chose qu’elleprétendait nous faire embrasser et bénir.C’était un petit avorton roulé dans un vieux ta-pis de pied d’où sortait une face violacée, desyeux fermés, des traits informes.

— Fi ! ôtez cela ! s’écria Roque ; c’est af-freux à voir quand on mange.

— Un enfant qui vient de naître, c’est sacré,monsieur ! répondit la vieille en m’apportant laprogéniture de la bohémienne.

L’emphase de la mère Floche fit sur moi, àmon corps défendant, une certaine impression.Je lui laissai poser le petit être devant moi surla table et le regardai curieusement. Je n’avais

La Filleule 42/659

Page 43: George Sand - Ebooks-bnr.com

jamais accordé autant d’attention à un pareilobjet, et, comme tous les hommes chez qui lesentrailles paternelles n’ont pas encore parlé, jene ressentais pour cette première manifesta-tion de la vie humaine qu’un mélange de dé-goût et de pitié.

— C’était bien la peine d’assister cette gra-cieuse perle d’Andalousie ! disait mon ami enriant. Elle nous a gratifiés d’un petit monstre !

— Ma foi, monsieur, vous n’y connaissezrien, reprit la mère Floche. Cette petite fille,quoique très brune, est la plus jolie que j’aie ja-mais vue.

— Joli, ça ? s’écria Roque. Ainsi, monpauvre Stéphen, nous avons été encore pluslaids, nous autres !

— Admirons l’instinct des femmes ! pen-sais-je ; là où nous ne voyons qu’une ébaucheinforme de l’œuvre divine, leur appréciationmystérieuse saisit la révélation de l’avenir.

La Filleule 43/659

Page 44: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Mais de quoi avez-vous revêtu cettepauvre créature ? demandai-je à mon hôtesse.

— De ce que j’ai trouvé de plus propre dansles hardes de la bohémienne, répondit-elle.Mais la sage-femme est en train de couper deslanges dans un de mes vieux draps, et monhomme a été chercher une mauvaise couver-ture dont nous lui ferons des couches.

— En attendant, mettons ce marmot dansune enveloppe moins rude, pensai-je.

Et, ouvrant ma malle, j’y trouvai des mou-choirs de toile et un grand cache-nez en méri-nos dont la mère Floche habilla l’enfant.

Ma sollicitude parut très puérile à Roque,qui trouvait sage que l’enfant, destiné à ne ja-mais connaître les douceurs de la civilisation,s’habituât, dès le premier jour, à s’ébattre nudans une sorte de paillasson.

On appela d’en bas la mère Floche.

La Filleule 44/659

Page 45: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ah ! mes bons messieurs, s’écria-t-elle, jene sais où donner de la tête. Et mon hommequi n’a pas encore soupé ! Laissez-moi posercette pauvre petite sur votre lit pour un mo-ment ; je reviens la chercher.

Elle sortit sur un second appel de son mari,qui paraissait s’impatienter, et nous restâmeschargés de la garde de l’enfant.

— Elle est bonne ! me dit Edmond en styled’écolier (l’aventure est le mot sous-entendu decette locution). N’aurais-tu pas appris, inci-demment, l’art de nourrir les marmots ?

L’enfant criait ; nous imaginâmes de luidonner de l’eau sucrée.

— Tiens, ça boit ! disait Roque émerveillé.

L’enfant s’endormit sur mes genoux. Roquereprit sa dissertation sur le déluge, tout en fu-mant son cigare.

La Filleule 45/659

Page 46: George Sand - Ebooks-bnr.com

Cependant, au bruit et au mouvement quise faisaient au rez-de-chaussée avait succédéun silence complet.

— Je crois, Dieu me pardonne, dis-je à monami en l’interrompant, que tout le monde,vaincu par la fatigue, s’est endormi en bas, etque nous allons être obligés de bercer cettesorte d’être toute la nuit.

— Voyons ! voyons ! donne-moi ça, répon-dit Roque en voulant prendre l’enfant. Je vaisle reporter à sa mère.

— Va voir ce qui se passe, lui dis-je, et en-voie-moi la mère Floche.

Roque descendit. Je restai seul avec l’en-fant, sans trop m’apercevoir qu’il était sur mesgenoux, le soutenant instinctivement, et son-geant à l’amour des mères, à la mienne parconséquent.

Puis ma rêverie prit un autre cours. Je medemandai ce que c’était que l’énigme de cettedestinée humaine qui se pose si diverse à l’en-

La Filleule 46/659

Page 47: George Sand - Ebooks-bnr.com

trée de chacun de nous dans le monde, à cetincroyable jeu du hasard qui préside à la vie,et que nous avons besoin d’attribuer, pauvresêtres que nous sommes, à des combinaisonsinexplicables de la Providence, pour en justi-fier la rigueur ou la bizarrerie.

Tout à coup la porte s’ouvrit et je vis ap-paraître le petit bohémien. Son teint olivâtren’était guère susceptible de révéler la pâleur del’émotion ou de la fatigue ; mais son œil fixe, sabouche contractée, donnaient à ce visage d’en-fant une expression de douleur et de volontéau-dessus de son âge.

— Rendez-moi ma sœur, me dit-il laconi-quement en espagnol. Ma mère est morte !

Je gardai l’enfant dans mes bras, et je des-cendis à la hâte. Je trouvai Roque constatantque la bohémienne, épuisée de fatigue, de mi-sère et peut-être de chagrin, venait de succom-ber à l’effort suprême de l’enfantement.

La Filleule 47/659

Page 48: George Sand - Ebooks-bnr.com

Quand le petit gitano, qui m’avait suivi, sefut assuré de la vérité, dont apparemment ildoutait encore, une crise de désespoir violentsuccéda à son apparente fermeté. Il se jeta surle cadavre en criant, puis il se mit à lui par-ler dans sa langue asiatique, sur un ton dolent,entrecoupé de sanglots qui, parfois, prenaientl’intonation d’un chant ou d’une déclamation.Pendant plus d’une heure, il fut impossible dele calmer, et nos exhortations semblaient luiinspirer une sorte de rage impuissante ou dehaine sombre. Cette scène, à laquelle les autresassistants, occupés de remplir les formalitésprescrites en pareil cas, donnèrent forcémentpeu d’attention, me pénétra vivement. Je nepouvais en détacher mes yeux. La face pâle decette morte, encadrée de longs cheveux noirs,représentait à mon imagination ma mère, dontje n’avais pu consoler l’agonie et contemplerles traits flétris. Le désespoir de cet enfant étaitcelui que j’aurais eu sans doute à son âge. Moi,je n’avais pu pleurer. Ses sanglots produisirentsur moi un effet magnétique ; mes nerfs, ébran-

La Filleule 48/659

Page 49: George Sand - Ebooks-bnr.com

lés tantôt par la monotonie déchirante de sesgémissements, tantôt par ses brusques et bi-zarres exclamations dans une langue incon-nue, se détendirent enfin, et je sentis des ruis-seaux de larmes couler sur mes joues, enmême temps qu’un élan sympathique me por-tait à une commisération infinie pour cet êtrefrappé d’une infortune semblable à la mienne.

À minuit, le décès légalement constaté, lemaire et les témoins partis, la sage-femme futpayée et congédiée.

Qu’allaient devenir les enfants ? Mes hôtesétaient si fatigués, qu’ils remirent au lende-main à s’en occuper. La mère Floche amenaune de ses trois brebis et on put faire téter lenouveau-né. Bien que l’aîné fût arrivé mourantde faim, il refusa de rien prendre et voulut pas-ser la nuit auprès du matelas où gisait la morte.De plus en plus apitoyé sur son sort, j’envoyaidormir tout le monde et je restai seul avec lui,le cadavre, la petite fille couchée dans une cor-beille, la brebis et son agneau.

La Filleule 49/659

Page 50: George Sand - Ebooks-bnr.com

Alors le gitano se calma. Il s’assit au pieddu matelas et me regarda attentivement, maissans vouloir échanger avec moi une seule pa-role. Il semblait qu’il observât quelque pres-cription de sa religion, qui lui défendait de par-ler dans la chambre mortuaire. Enfin il paruts’assoupir, et, voyant tout tranquille autour demoi, je finis par m’endormir moi-même sur machaise.

Le chant du coq qui vint sonner sa fanfarematinale auprès de la porte m’éveilla. Il faisaità peine jour. Je ne vis plus le petit garçon dansla chambre. Je pensai qu’il avait été voir sonmulet, ou dormir dans l’étable. Je m’assuraique la petite fille reposait tranquillement. Labrebis broutait à une brassée de feuilles vertesqu’on lui avait apportée dans la chambre parprécaution. La morte s’était roidie sous la cou-verture. Sa main livide et maigre, extraordinai-rement petite et bien faite, sortait du linceulet pendait à terre. Elle était ornée d’un brace-let d’or trop large qui retombait jusqu’à la nais-

La Filleule 50/659

Page 51: George Sand - Ebooks-bnr.com

sance des doigts. Je le pris pour le donner àson fils. J’étais si accablé, que je le mis dansma poche sans le regarder, et que je me ren-dormis presque aussitôt.

Ce ne fut qu’au grand jour que l’on vint merelayer. Le gitanillo n’était pas rentré. Le mu-let avait disparu avec lui. Nous pensâmes qu’ilsavaient été, l’un portant l’autre, chercher l’as-sistance de quelque vagabond de la tribu pourensevelir la mère et emmener l’enfant ; maiscette journée et les suivantes s’écoulèrent sansqu’on entendît parler du fugitif ni d’aucun de sarace.

Dans l’attente de quelque réclamation, lemaire du village s’entendit avec la mère Flocheet nous, pour assurer provisoirement l’exis-tence du pauvre être abandonné. Nous fûmestous fort embarrassés quand il s’agit de fairedresser son acte de naissance. Nous ne savionspas le nom de la mère, nous ignorions si l’en-fant pouvait réclamer une paternité quel-conque. Il fallut donc l’inscrire au registre de

La Filleule 51/659

Page 52: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’état civil comme né de parents inconnus. Lamère Floche porta la petite fille au baptêmeet la prit pour filleule, avec moi pour parrain,dans cette pauvre petite église d’Avon où unsimple nom gravé sur une dalle, Monaldes-chi(1), rappelle un des plus sombres dramesamoureux du XVIIe siècle.

Roque, bon et généreux, vida sa petitebourse sur le berceau de notre protégée, maisn’en continua pas moins à rire de l’aventure.Il voulait qu’on donnât à la gitanilla quelquenom expressif ou burlesque. La mère Floche,qui tenait au sien, insistait pour qu’on l’appelâtScholastique. Le maire avait l’habitude de don-ner à tous les enfants trouvés de sa communele même prénom, Frumence, quel que fût leursexe. Il me fallut soutenir plus d’un assaut pourbaptiser à mon gré ma filleule ; mais quand onm’eut concédé ce droit, je me trouvai fort em-barrassé. Aucun nom ne me semblait assez ca-ractéristique pour une destinée aussi étrange ;mais il était dans celle de l’enfant d’en avoir un

La Filleule 52/659

Page 53: George Sand - Ebooks-bnr.com

très vulgaire. Je m’avisai de regarder le brace-let que j’avais retiré du poignet de la morte :c’était une grosse chaîne d’or fermée d’un ca-denas sur lequel étaient gravées d’imposantesarmoiries, et d’une plaque qui portait ce seulmot : Morena.

Dans ma simplicité, je crus avoir fait unegrande découverte, et j’allai fièrement montrerà mon ami Roque le nom de la mère, et la gé-néalogie de l’enfant écrite dans la langue hié-roglyphique du blason. Il éclata de rire.

— Cela ? s’écria-t-il, c’est un collier dechien volé à quelque grande dame espagnole,et ce nom, si doux en français, qui, tu le sais,signifie tout bonnement noire ou brune, c’estle nom d’une petite chienne qui aura peut-êtrecoûté bien des pleurs à sa maîtresse. Les gita-nos sont grands escamoteurs de chiens et dechevaux, surtout quand ces animaux de luxesont ornés richement. Que ta grande flâneused’imagination daigne donc rabattre de ses fu-mées : tu n’auras pas pour filleule une descen-

La Filleule 53/659

Page 54: George Sand - Ebooks-bnr.com

dante de quelque Medina-Cœli, enlevée à sonberceau par les sorcières errantes de l’Anda-lousie : ce n’est que la fille d’une diseuse debonne aventure ou d’une danseuse de carre-four, dont le mari ou l’amant (si ce n’est elle-même) s’adonnait au rapt des petits chiens etdes chaînes d’or.

L’explication était péremptoire, au pointque, renonçant d’emblée à mes idées roma-nesques, je répondis sans hésiter :

— Eh bien, que le nom de Morena lui soitléger ! C’est un adjectif qui peut qualifier sansprofanation une créature de Dieu, et beaucoupde noms inscrits aux célestes archives du ca-lendrier n’ont pas une origine plus recherchée.

En ce moment, la mère Floche apporta lapetite fille, qu’elle avait attifée de son mieux etqui, grâce à cette rapidité prodigieuse avec la-quelle la nature dégage son type de la premièreébauche, semblait d’heure en heure prendre fi-gure humaine. La teinte violacée avait dispa-

La Filleule 54/659

Page 55: George Sand - Ebooks-bnr.com

ru ; les traits, encore vagues, étaient pourtantun peu raffermis, et la peau prenait un tonbronzé très caractéristique.

— C’est une négresse, s’écria Roque, unemulâtresse, tout au moins. Eh bien, elle seraparfaitement nommée.

— Ne m’en parlez pas, dit la mère Flocheun peu consternée ; je doute qu’un être decette couleur-là puisse devenir chrétien aubaptême. Je m’imaginais que la mère et le gar-çon s’étaient noircis au soleil de leur pays ;mais voilà qu’au grand jour la petite en tientaussi, et je crains bien que ce ne soit une racede diables.

— Tranquillisez-vous, dit Roque, M. le curéva blanchir tout ça.

Nous nous rendîmes donc à la mairie et àl’église, où il me fallut adjoindre au nom deMorena, que le maire et le curé s’obstinaientà regarder comme un nom de famille, le pré-nom d’Anna. En fait de dragées, j’avais donné,

La Filleule 55/659

Page 56: George Sand - Ebooks-bnr.com

le matin, à ma commère un vieux manteau queson époux avait brossé, la veille, d’un air deconvoitise. Les femmes de l’endroit, qui s’en-tretenaient beaucoup de l’aventure, se pres-sèrent autour de nous pour voir l’enfant mysté-rieux. Mais la mère Floche, qui avait honte dela petitesse de sa filleule, ramena avec soin surelle le fichu de grosse mousseline qui lui ser-vait de voile baptismal, et nous allâmes fairetous ensemble, c’est-à-dire à nous quatre, le re-pas classique. Après quoi, Roque monta en dili-gence, me recommanda l’étude de la géologie,m’embrassa et partit pour rejoindre sa famille.

Nous nous étions opposés à ce que l’enfantfût mis à l’hospice et inscrit aux enfants trou-vés. La mère Floche, ne voyant venir personnepour réclamer sa filleule, ne s’inquiéta pourtantpas. Elle était merveilleusement bonne et ai-mante, cette pauvre vieille, et elle soignait ten-drement Morena (qu’elle persistait à appelerAnna), toujours nourrie avec succès par la bre-bis noire.

La Filleule 56/659

Page 57: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je crois en vérité que lors même que nousn’eussions pas contribué, Edmond et moi, auxpremiers frais de cette humble éducation, elleles eût pris sur elle seule par charité. Elle trou-vait l’enfant si grêle, qu’elle craignit d’abord dele voir succomber dans ses mains. Mais elleput bientôt se convaincre que cette apparenceétait trompeuse, que l’enfant était ainsi dansles proportions normales de sa race, et qu’ilétait même d’une santé beaucoup plus robuste,d’un appétit plus facile à satisfaire et d’un dé-veloppement plus précoce que tous ceux dumême âge qu’elle avait sous les yeux.

Cette aventure ne pouvait alors prendreune longue place dans mes pensées. Après lapremière émotion produite sur moi par ledrame de la mort de la bohémienne, mon ima-gination, qui s’était allumée un instant, se re-froidit tout à fait. Pendant deux ou trois jours,j’avais rêvé une sorte d’adoption des deux or-phelins que Dieu semblait avoir jetés dans mesbras. Mais la disparition ou plutôt la fuite du

La Filleule 57/659

Page 58: George Sand - Ebooks-bnr.com

petit garçon, qui me paraissait avoir épié dansmes yeux la pitié dont sa sœur était l’objet,et s’être sauvé, sans rien dire, pour mecontraindre à m’en charger, la circonstance dubracelet, le nom même que, dans un momentd’humeur peut-être, j’avais donné à la petitefille, tout contribuait à me faire envisager leschoses sous leur véritable aspect. Les bohé-miens sont une race dégradée par la misèreet l’abandon. Leur type étrange, leur mysté-rieuse origine, prêtent sans doute à la poésie,et, à l’époque où je faisais cette rencontre, ilsétaient à la mode en littérature. Mais j’avais as-sez lu un peu de tout pour connaître la réalitédes choses et pour voir, à côté de ce charmepittoresque que l’on avait le caprice de leurprêter, le mépris trop fondé qu’ils inspirent auxnations qui les connaissent et qui souffrent deleurs rapines, de leur malpropreté, de leursruses, de leur abjection en un mot.

L’enfant devint donc bientôt pour moi unobjet de curiosité physiologique, de pitié natu-

La Filleule 58/659

Page 59: George Sand - Ebooks-bnr.com

relle, et rien de plus. Quand je rentrais le soirde mes longues courses dans la forêt, je re-gardais sur la litière fraîche et parfumée de re-table, le groupe de la brebis noire allaitant sesdeux nourrissons, l’enfant et l’agneau. J’admi-rais la maternelle sollicitude de ma vieille hô-tesse et la débonnaireté du père Floche, qui dé-testait les marmots et à qui sa femme persua-dait de bercer celui-là. Ces deux vieillards, ran-gés, probes et austères, me paraissaient alorsbien plus dignes d’attention et d’intérêt que laproblématique destinée de ma filleule.

La Filleule 59/659

Page 60: George Sand - Ebooks-bnr.com

IV

Ma santé de paysan avait beaucoup souffertpour s’acclimater à l’air de Paris et à la réclu-sion où je m’étais plu à m’oublier moi-même.Dans cette belle forêt de Fontainebleau, qui ainspiré son poète, l’auteur d’Oberman, commeles forêts vierges de l’Amérique ont inspiréChateaubriand et Cooper, je me sentis bientôtrenaître. Mon âme resta triste, mais non op-pressée, et j’éprouvai moins qu’à Paris le be-soin de m’absorber dans les livres pour échap-per aux réflexions amères.

Je me laissai prendre, non plus comme undésœuvré, mais comme un enfant, aux séduc-tions de la nature ; je sentais, si je puis parlerainsi, mes yeux s’agrandir et ma vue s’éclaircirpour embrasser le spectacle des choses éter-nellement vraies dans l’ordre de la beauté ma-

Page 61: George Sand - Ebooks-bnr.com

térielle : les grands arbres, ces monuments quivivent et progressent ; les fleurs sauvages,cette ornementation qu’on respire et qui renaîtsous le pied qui la brise ; les ivresses bruyantesque répand le soleil sur les plantes et les ani-maux ; les langueurs muettes où la lune plongedélicieusement la création, toujours éveillée,même dans son silence. J’avais encore dansl’esprit un peu de ce vague contemplatif quene secouent pas aisément ceux qui ont respiréen naissant l’air des vallées de l’Indre ; mais jem’initiais à l’appréciation d’une nature moinsdouce et plus belle. Je n’attendais plus, dansune promenade sans but, les influences du de-hors ; j’allais les chercher, les surprendremême dans ces sites qui résument ou rap-prochent la grandeur et la grâce, l’immensitédes horizons éblouissants, ou la sauvagerie desretraites cachées.

Un matin, je vis voler sur les bruyères, oudormir sur l’écorce des bouleaux, de si beaux

La Filleule 61/659

Page 62: George Sand - Ebooks-bnr.com

insectes, que je me pris de goût pour l’entomo-logie.

— Encore une étude incidente, pensai-je ensouriant ; mais qu’importe, si elle me charmependant une saison ?

Je me procurai quelques livres que jefeuilletais le soir pour m’assimiler l’esprit desclassifications établies. Je vis que c’était là,non une science faite, mais un champ illimitéd’observations ouvert à l’activité de l’explora-teur. Pour devenir entomologiste, il faut consa-crer sa vie à compter les fils d’une dentelle flot-tante, insaisissable, merveilleuse, que le soleilou la brise secouent sur la végétation, à toutesles heures du jour et de la nuit. L’application decette conquête est utile, dans un petit nombrede cas, à l’agriculture et à l’industrie ; mais, dèsqu’on se voue à une spécialité dans la pratiquescientifique, adieu l’étude sans bornes, adieul’observation des mystères infinis, adieu l’in-terminable récolte des richesses qui pullulentdans l’air et la lumière !

La Filleule 62/659

Page 63: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je ne serai pas entomologiste, pensais-je, car je ne pourrais pas être autre chose ; et,comme je ne peux pas tout savoir, quoi qu’endise mon ami Roque, je veux au moins toutcomprendre, selon mes moyens.

J’étudiai donc les insectes selon ma mé-thode, qui consistait à n’en point avoir, à saisirau vol tout ce que la fécondité des cieux faisaitpleuvoir autour de moi, à connaître les lois dela vie, à sentir les prodigalités inépuisables dela beauté dans chaque être, dans chaque objetlivré à mon examen, et je vécus ainsi un moisqui passa comme un jour.

Le désir de surprendre telle ou telle espècesur certaine plante m’emporta aussi dans le do-maine de la botanique. Mêmes aperçus, mêmeentraînement et mêmes réserves ; mais dèslors, double jouissance. La plante et son para-site, beaux ou intéressants tous les deux, m’at-tirèrent dans les régions où certaines espècesparquent leur existence. Dans ces courses mo-tivées, toutes les splendeurs du cadre, tous les

La Filleule 63/659

Page 64: George Sand - Ebooks-bnr.com

accidents pittoresques ou instructifs du cheminme saisissaient d’autant plus qu’ils étaient lesuperflu de ma conquête : c’était le vase de lavie universelle qui débordait sur moi au mo-ment où, chercheur modeste, je ne lui en de-mandais qu’une goutte.

Heureux jours qui m’avez créé une sourced’intarissables compensations aux amertumesde la vie morale, je ne saurais trop vous rappe-ler à ma mémoire et vous bénir !

— Ô ma mère ! m’écriais-je quelquefoisdans une extase soudaine, si, en ce moment, tupeux me voir, tu me regardes vivre et cela seulpeut te consoler de ne plus vivre à mes côtés.

Je fis une rencontre qui me contrariad’abord, mais à laquelle je me laissai aller peuà peu, par ce sentiment de commisération mo-rale que je ne pouvais vaincre. Sur plusieurspoints de la forêt, je me trouvai face à faceavec un garçon un peu plus âgé que moi,agréable de figure et mis avec plus de re-

La Filleule 64/659

Page 65: George Sand - Ebooks-bnr.com

cherche que moi dans sa tenue de touriste. Ilme prit d’abord pour un de ces maraudeursproblématiques qu’on voit errer dans les ré-gions écartées, et dont il est souvent difficile des’expliquer l’oisiveté inquiète. Quand il vit quej’herborisais et chassais aux insectes, il cher-cha à lier connaissance et s’y prit avec tant decourtoisie, que je me laissai imposer plusieursfois sa société.

Ce fut une société agréable par elle-même,mais à laquelle pourtant j’eusse préféré la soli-tude. Je n’aime pas la conversation ; je suis deces esprits qui s’assombrissent en se résumant.

Hubert Clet était un fils de famille déroutédans la vie, qui était censé chercher un état,et qui avait la ferme résolution de n’en trouveraucun digne de ses facultés. Né et élevé à Pa-ris, fils d’un industriel aisé, assez répandu déjàdans le monde des artistes élégants, plus spi-rituel que capable et plus aimable qu’aimant,il cachait une immense vanité sous les dehorsdu savoir-vivre. L’estime qu’il se portait à lui-

La Filleule 65/659

Page 66: George Sand - Ebooks-bnr.com

même ne se révélait donc pas par des affirma-tions de mauvais goût, mais elle se trahissaitpar sa manière de raisonner.

D’abord, il me crut au même point de vueque lui. Il crut que je méprisais tous les moyensofferts par la société actuelle à l’emploi de macapacité. Mais quand il vit que, loin de là, jedoutais assez de moi-même pour vouloirprendre le temps de m’instruire avant de m’uti-liser, que je ne reniais pas le devoir, mais queje m’y soumettais au contraire dans l’avenir, envue de quelque affection future dont je sentaisle germe couver en moi lentement, il fit commeRoque avait fait à un autre point de vue : il ra-battit de son estime pour mon intelligence etgoûta un certain plaisir à se regarder commemon supérieur.

Voilà le résumé qu’il me contraignit à mefaire à moi-même en le lui déclinant. J’en fusattristé. J’étais encore dans une situation d’es-prit où j’aurais voulu oublier l’avenir, afin dem’habituer au souvenir du passé. Mais, devant

La Filleule 66/659

Page 67: George Sand - Ebooks-bnr.com

ses théories insensées sur le mépris qu’il af-fichait pour ses semblables, je sentis maconscience se révolter. En cela, bien qu’il mefît souffrir, il me donna une leçon utile, tout aurebours de sa conviction.

Ce qu’il y avait d’étrange dans son superbedétachement des hommes et des choses, c’estque, tandis que je vivais en ermite, sevré parma pauvreté, ma tristesse et ma timidité, desjouissances de la jeunesse, du contact des arts,de la société des femmes et de toutes les élé-gances de la vie parisienne, il nageait en pleineeau dans ce milieu tant dédaigné. Il avait danséavec la Malibran, il allait chez Victor Hugo, ildonnait à Balzac des sujets de roman, il étaitabonné au Conservatoire de musique. Sansdoute, il se vantait un peu, car il allait jusqu’àprétendre que vingt éditeurs lui demandaientses œuvres, et que, s’il n’avait pas de nom, c’estparce qu’il méprisait la gloire et voulait vivreen poète, pour lui-même.

La Filleule 67/659

Page 68: George Sand - Ebooks-bnr.com

Par moments, je le pris pour un hâbleur etpour un fou. Il y avait un peu de cela ; maisc’était le travers de sa première jeunesse, etil devait s’en corriger. Il pensait, comme tantd’autres, que, s’il n’était pas grand homme,c’est qu’il ne le voulait pas.

Ce travers était déplorablement répandualors. Je n’en savais rien, moi qui vivais seul ouavec des camarades très simples de mœurs etencore à demi rustiques. Hubert Clet m’éton-na donc beaucoup au commencement. Un ins-tant, il me parut un phénomène si curieux à ob-server, que je faillis négliger pour lui le coléo-ptère. Je me demandais si, en effet, c’était làun homme de génie dont il fallait combattre lasainte pudeur qui l’empêchait de se manifester,ou un sot à qui j’eusse mieux fait de tourner ledos.

Au bout de quelques causeries, je le connusassez bien, pour un provincial et un apprentisavant que j’étais. Je vis qu’il avait trop d’espritpour n’être pas capable d’arriver au talent,

La Filleule 68/659

Page 69: George Sand - Ebooks-bnr.com

mais que ce ne serait jamais un grand artistelittéraire, parce qu’il vivait trop dans l’amourde lui-même. Je vis qu’il était plus naïfd’amour-propre et plus faible de cœur qu’il nele pensait, et qu’il y avait même en lui d’excel-lentes qualités qu’il eût rougi d’avouer commeétant trop naturelles et trop prosaïques, maisqui devaient tôt ou tard l’emporter sur ses af-fectations d’ennui et de désespoir.

Un soir, il m’accompagna pour la premièrefois à mon gîte. Il demeurait, lui, dans une su-perbe villa d’été appartenant à la sœur d’un deses amis. Cet ami l’avait amené là, pour la sai-son de la chasse. Mais il méprisait la chassecomme tout le reste, et il prétendait chérir lasolitude ; voilà pourquoi il s’emparait de moi etne me permettait plus d’être seul.

Il vit mon intérieur provisoire de la maisonFloche, et le trouva plus original et plus poé-tique qu’il ne l’était réellement. L’histoire de labohémienne et la vue de Morena, qui, en réali-

La Filleule 69/659

Page 70: George Sand - Ebooks-bnr.com

té, était devenue, au bout de six semaines, unefort jolie petite créature, lui inspirèrent l’idée…

(Ici, nous trouvons une lacune dans le manus-crit de Stéphen Rivesanges, soit qu’il ne l’ait ja-mais remplie, soit qu’un de ses cahiers ait été per-du ou brûlé. Mais nous trouvons, pour nous rensei-gner sur la suite de son histoire, diverses lettres etfragments qui combleront cette lacune, et qui ontsans doute été réunis à dessein par lui à ses mé-moires.)

LETTRE DE MADAME DE SAULE À MADAMEMARANGE

Mère chérie, dépêchez-vous de revenir. Sa-vez-vous que c’est long, six mortels jours sansvous voir ! Vous ne m’avez pas habituée à cela,et me voilà déjà comme une âme en peine, ouplutôt comme un corps sans âme. Vous me di-rez que j’ai un frère pour me tenir compagnie.

La Filleule 70/659

Page 71: George Sand - Ebooks-bnr.com

Bah ! vous savez bien que c’est de votre com-pagnie que j’ai besoin, et que celle de M. Ju-lien est une chose fantasque et passagère queje n’ai pas la prétention d’accaparer. Il chassedu matin au soir, ce cher enfant, et, s’il est in-visible tout le jour pour les gens sédentairescomme nous, du moins il rentre à la nuit, trèsgai et très aimable, quelque poudreux, crottéou éreinté qu’il soit. Dormez en paix sur lecompte de votre Benjamin, chère petite mère.Il se porte à ravir, et je crois qu’il est aussi sageque vous pouvez souhaiter.

Votre grande fille, je devrais presque direvotre vieille enfant, est moins raisonnable.Quand vous n’êtes pas là, elle s’ennuie de tout,elle ne sait que faire de sa vie. Que voulez-vous ! il me semble que je ne suis rien par moi-même, que c’est par vous que je pense, que jeraisonne et que j’existe.

Quand vous allez revenir, je vous racon-terai toute une histoire… Mais puisque vousn’arrivez qu’après-demain, pourquoi ne vous la

La Filleule 71/659

Page 72: George Sand - Ebooks-bnr.com

conterais-je pas tout de suite ? C’est si bon decauser avec vous ! il n’y a que cela de bon.D’ailleurs, vous serez au courant d’avance, etvous ferez vos bonnes petites réflexions enchemin ; car vous allez voir que j’attends votredécision, comme de coutume et pour toutechose.

Hier matin, l’ami de Julien, ce joli petitM. Hubert Clet, que je ne trouve ni sot ni fou,puisque vous ne voulez pas que je juge tropsévèrement les enfants que votre enfant dis-tingue, s’est avisé, à déjeuner, de me raconterune triste aventure qui s’est passée, il y a sixsemaines, je crois, à trois lieues de nous, au vil-lage d’Avon : Avon-Monaldeschi, comme vousdites.

Une pauvre égyptienne, dont on n’a pu sa-voir le nom, est venue accoucher et mourir,dans l’espace d’une heure, chez de bonnesgens qui ont gardé l’enfant et qui en prennentsoin. L’enfant, quoique un peu noir (ou plutôtjaune), est joli comme un amour. Le récit de

La Filleule 72/659

Page 73: George Sand - Ebooks-bnr.com

M. Clet m’a donné l’idée d’aller me promenerjusque-là en voiture, avec lui pour guide etnotre bon vieux chevalier pour chaperon,quoique, en vérité, il ne me semble pas qu’unefemme de trente ans et un garçon de vingt anspuissent jamais se croire en tête-à-tête. Maisvous voulez que votre fille soit comme devaitêtre la femme de César, et vous avez raison.Je suis trop fière que vous vouliez être fière demoi, pour risquer jamais une étourderie.

Nous avons trouvé M. et madame Floche(c’est un ancien jardinier et une ancienne lai-tière, qui ont bien cent trente ans à eux deux)occupés à laver et à babichonner la petite Mo-rena avec autant de propreté, d’adresse et detendresse que si c’eût été le fruit de leur an-tique union. Hélas ! ces bonnes gens sontcomme moi : ils n’ont pas eu d’enfants ; maisils ont vieilli ensemble, et moi, sans ma mère,je serais une triste veuve.

La petite fille est un bijou ; la brebis noirequi la nourrit est une bonne bête. Je suis restée

La Filleule 73/659

Page 74: George Sand - Ebooks-bnr.com

là, une heure, à m’amuser, comme un enfantque je suis encore malgré les trois cheveuxblancs que vous m’avez trouvés l’autre jour surla tempe droite.

Et puis est arrivé le parrain et le protecteurde l’enfant ; car il faut que vous sachiez qu’il ya un bon être qui a promis de veiller sur elle etde la faire vivre aussi longtemps et aussi bienqu’il pourrait. C’est un tout jeune homme, del’âge de notre Julien, qui jouit, le croiriez-vous,de douze cents livres de rente, et qui trouvemoyen de faire la charité avec cela ! Et Julien,qui a douze mille francs de pension et qui n’entrouve pas assez pour ses menus plaisirs ! Jelui ai fait la morale là-dessus en rentrant. Maisil m’a envoyé paître, comme de coutume, et,comme de coutume aussi, il a fini par me direque j’avais raison de ne pas faire comme lui. Jereviens à mon histoire, qui ressemble un peu àcelle des Sept châteaux du roi de Bohême.

Ce jeune homme – il s’appelle Stéphen… jene sais plus quoi – était à se promener dans

La Filleule 74/659

Page 75: George Sand - Ebooks-bnr.com

la forêt avec un autre pauvre étudiant commelui, quand ils ont rencontré et amené la bo-hémienne chez les Floche, où ils avaient louédeux petites chambres. L’autre est parti, lais-sant pour l’orphelin tout ce qu’il avait d’argentet disant que ses parents payeraient sonvoyage à l’arrivée. M. Stéphen est resté pourpasser les vacances dans la forêt ; mais il adonné presque tout son linge et il s’est procurécinquante francs, qu’il n’avait pas, pour assurerà l’enfant les bonnes grâces de ses hôtes etcompléter sa petite layette.

La mère Floche m’a raconté tout cela, etelle a su après coup que ce jeune homme avaitfait mettre sa montre au mont-de-piété, à Paris,pour avoir cette petite somme. Elle a voulu lalui rendre ; il n’a jamais voulu y consentir.

Voyez, chère mère, comme il y a des cœursexcellents, et parmi les gens les moins heu-reux ! J’ai été vraiment attendrie en voyant ar-river ce jeune savant, tout brûlé par le soleil,vêtu d’une blouse de routier, marchant dans

La Filleule 75/659

Page 76: George Sand - Ebooks-bnr.com

de gros souliers dont nos domestiques ne vou-draient pas, et tout chargé de plantes, decailloux et de boîtes d’insectes qu’il passe sesjournées à recueillir, et une partie de ses nuitsà étudier. Il a été intimidé de nous voir là, aupoint de vouloir se sauver ; mais M. Clet, quia fait connaissance avec lui dans ses prome-nades, me l’a présenté malgré lui. Le chevalierl’a interrogé sur ses recherches, et il est si mo-deste, qu’il s’est imaginé que notre ami étaitplus savant que lui. C’était fort amusant de levoir répondre avec déférence à des questionsdont ce cher homme ne comprenait pas les ré-ponses, et j’ai vu le chevalier si embarrassé,un moment, de continuer la conversation, qu’ila failli lui demander quelle différence il faisaitentre les papillons et les lépidoptères.

Moi qui n’en sais guère plus long que notreami, je me bornai à interroger le jeune hommesur la bohémienne. Apparemment qu’il s’étaitapprivoisé avec nos figures, car il me réponditsans se troubler et avec une élégance d’expres-

La Filleule 76/659

Page 77: George Sand - Ebooks-bnr.com

sions à laquelle je ne m’attendais pas de la partd’un écolier de cette apparence. J’ai su depuis,par M. Clet, que ce n’est pas une nature ordi-naire ; que, dès l’âge de seize ans, il avait fi-ni toutes ses études, après avoir eu les pre-miers prix sept ans de suite. Il assure qu’il estaussi avancé dans son instruction et dans saraison qu’un homme fait et d’un caractère sé-rieux. Enfin, il l’avoue presque pour son égal :jugez combien il faut que ce jeune homme luisoit supérieur !

J’ai eu bien envie, tant il me paraissait gen-til et intéressant, de l’inviter à venir nous voir ;mais je n’ai rien voulu faire sans votre avis. Ilme semble que ce serait pour mon jeune frèreune connaissance plus utile que ce bel espriten herbe de Clet. Vous en déciderez, mère. Cen’est pas là ce qui me fait vous écrire. C’estl’envie désordonnée qui s’est emparée de moide prendre et d’élever la petite Morena. N’est-ce pas notre devoir, à nous autres qui sommesriches, d’empêcher les pauvres de se sacrifier

La Filleule 77/659

Page 78: George Sand - Ebooks-bnr.com

les uns pour les autres ? N’aurions-nous pashonte de les voir se dévouer quand nous nouscroiserions les bras ? J’ai failli mettre l’enfantet la brebis, voire l’agneau, dans ma voiture ;mais j’ai dit : « Ma mère arrive lundi, attendonset laissons-lui le plaisir d’ordonner. »

Adieu, vous que j’aime. Revenez donc vite.Votre pauvre petite Marquise hurle tous lessoirs en passant devant votre chambre, elle medonne envie d’en faire autant.

La Filleule 78/659

Page 79: George Sand - Ebooks-bnr.com

V

ANCIEN JOURNAL DE STEPHEN. –FRAGMENTS

Avon, 27 septembre 1832.

Anicée de Saule ! quel doux nom ! et quelledouce créature que celle qui le porte ! Où ai-jevu une figure, un portrait qui lui ressemble ? Jene m’en souviens pas, mais bien certainementce n’est pas la première fois que je vois ce typeaimable et pur…

… Aujourd’hui, entre dix et onze heures,j’ai vu l’éclosion d’elpenor, au pied d’une vignesauvage. Je suis resté une heure à attendre queses ailes fussent développées. Elles étaient hu-mides d’abord et semblaient lisses, incolores.À mesure qu’elles séchaient, je voyais appa-

Page 80: George Sand - Ebooks-bnr.com

raître le duvet si doux de son corps et la pous-sière si bien tamisée de ses ailes. Ses portionsde rose étaient juste de la couleur de l’écumede la vendange, et ses portions vertes de cellede l’olive dans la saumure…

… Quand cette dame s’est retirée, j’ai graviles rochers pour voir le lever de Procyon. Ilmonte entre deux fragments de rochers quisont ici à l’horizon et qui lui font un repoussoirformidable ; il brille perdu dans les profon-deurs de l’éther que ce cadre fait reculer. Celadonne, à la vue même, le sentiment de l’infini.Je n’avais jamais vu les étoiles si belles que cesoir.

30 septembre.

Elle est revenue, avec sa mère cette fois.J’ai été profondément ému. Cette mère, ô monDieu ! c’est la mienne ; elle lui ressemble, nonpas trait pour trait ; mais leurs âmes étaientsemblables, puisque tant de signes extérieurs

La Filleule 80/659

Page 81: George Sand - Ebooks-bnr.com

établissent dans mon souvenir une similitudequi me pénètre et me bouleverse. C’est la voixde ma mère ; c’est son regard si ferme dans lafranchise, si doux dans la bonté ; c’est sa dé-marche, sa manière de s’habiller, presque aus-si simple, en vérité, quoique cette dame soitriche. C’est son esprit surtout, son jugementdroit, sa tendre indulgence, sa modestie, sagrâce. Elle a quarante-six ans, dit-on ; elle pa-raît à peine plus âgée que ne l’était ma chèredéfunte la dernière fois que je la vis. Commeles femmes de Paris se conservent longtemps !Nous n’avons pas l’idée de cela dans nos cam-pagnes. La belle Anicée de Saule dit tout hautqu’elle a trente ans. Je ne puis le croire. C’est,à peu de chose près, l’âge qu’avait ma mère,et il ne me semble pas qu’elle soit plus âgéeque moi d’un jour. Si l’on nous voyait ensembledans mon pays, sans nous connaître, on croi-rait que je suis le frère de l’une et le fils del’autre…

La Filleule 81/659

Page 82: George Sand - Ebooks-bnr.com

Les champignons pullulent dans la forêt ;c’est, quoi qu’on en dise, la plus saine nour-riture qui se puisse trouver ; elle est presqueaussi fortifiante que la chair des animaux etoffrirait aux paysans une ressource véritablependant la moitié de l’année. Malheureuse-ment ils connaissent peu les espèces alimen-taires, et, quand ils ne s’empoisonnent pas, ilsont une méfiance qui va jusqu’à s’abstenir en-tièrement. J’en ai vu qui vendent des échan-tillons superbes pour la consommation, et qui,pour rien au monde, ne voudraient en manger.

J’ai trouvé l’agaric-améthyste en assezgrande quantité ces jours-ci. C’est le plus élé-gant de ces cryptogames. Sa couleur lilas estd’une nuance admirable, et il exhale un parfumd’iris et de violette.

(Ici reprenait, dans les cahiers, le récit écrit parStéphen, à une époque très postérieure de sa vie.)

Dans les premiers jours, je ne fus pas aussioccupé de cette rencontre que bien d’autres

La Filleule 82/659

Page 83: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’eussent été à ma place. Il faisait encore untemps magnifique, et les charmes de la prome-nade m’empêchaient de songer avec regret quema position ne devait pas me mettre en rap-port avec des personnes si haut placées dansce qu’on appelle le monde. J’allais plier ba-gage ; d’ailleurs, Roque m’écrivait du Berry etme donnait rendez-vous à Paris pour le 10 oc-tobre.

Il fallait songer à établir mon budget pourla suite de l’éducation de Morena. Je demandaiun soir à la mère Floche si elle pourrait s’encharger pour vingt francs par mois. Je ne pou-vais faire ce léger sacrifice sans m’imposer desérieuses privations ; mais gagner vingt francspar mois ne me paraissait pas impossible, n’im-porte à quelle besogne, et ne devait pasprendre beaucoup de temps sur mes études.

— Monsieur, dit le père Floche d’un airgrave, ou nous allons nous brouiller ensemble,ou vous allez reprendre tout ce que vous avezdonné pour l’enfant. L’enfant est née sous une

La Filleule 83/659

Page 84: George Sand - Ebooks-bnr.com

étoile, monsieur. Les dames qui sont venues icil’ont prise en amitié et veulent s’en charger. Çafaisait de la peine à ma femme de s’en séparersi vite ; mais, moi, je trouve que nous sommestrop vieux pour soigner un enfant si petit. Quenous soyons pris d’infirmités l’un ou l’autre,c’est lui qui en souffrira. La femme a donc en-tendu raison. On lui a fait, bon gré mal gré, unjoli cadeau pour son bon cœur, et on emmènela petite au château de Saule le jour où vouspartirez pour Paris. On ne veut pas vous en pri-ver jusque-là.

— Quoi ! tout cela sans me consulter, pèreFloche ? Je suis le parrain, moi, le seul parent,pour ainsi dire, puisque j’en ai accepté les de-voirs, et, bien que ces dames me paraissentd’excellentes âmes, j’ai voix au chapitre avanttout le monde. J’étais décidé à payer pour l’en-fant le nécessaire et à veiller sur lui, non passeulement un an ou deux, mais toujours.

La Filleule 84/659

Page 85: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Eh bien, monsieur, qui vous empêcherad’y veiller ? Est-ce que vous n’avez pas lu lalettre que M. Clet vous a apportée ?

— Non, dit Clet, qui venait d’entrer, puis-qu’elle est encore dans ma poche. J’allais au-devant de Stéphen sur un chemin, pendantqu’il rentrait par l’autre. Tenez, mon cher, lisezcette missive.

La lettre était de madame Marange.

« Laissez-nous faire notre devoir, mon-sieur ; vous n’en aurez pas moins le mérited’avoir fait le vôtre, et au delà. Permettez-nous,à ma fille et à moi, de nous charger de lapauvre Morena. Nous l’élèverons avec amour,et, je l’espère, avec sagesse. Pour cela, il est né-cessaire de nous consulter et de nous entendreavec vous. Venez donc passer la journée cheznous demain, afin que nous ayons le tempsd’en causer. Mon fils ira vous chercher pour

La Filleule 85/659

Page 86: George Sand - Ebooks-bnr.com

vous montrer le chemin. Nous désirons quevous ne l’oubliiez pas.

» JULIE MARANGE. »

Elle s’appelait Julie, comme ma mère, cettesainte femme ! Il y a une destinée ! Cette der-nière circonstance, plus encore que la lettreet l’émotion que certaines ressemblancesm’avaient causée, me décidèrent à vaincre masauvagerie et à me tenir prêt dès le lendemainmatin à accepter l’invitation.

Le jeune Marange vint à dix heures, dansun tilbury pimpant, traîné par un cheval su-perbe. Ce jeune homme, beau, grand et fort,déjà barbu jusqu’aux oreilles, paraissait beau-coup plus âgé que moi ; mais je vis bientôt quec’était un véritable enfant, et un enfant gâté,qui pis est. Il était bien élevé et ce qu’on ap-pelle bon garçon ; mais ses vanités étaient pué-riles. Il plaçait son bonheur et sa gloire dansses habits, dans ses équipages, dans ses armes

La Filleule 86/659

Page 87: George Sand - Ebooks-bnr.com

de chasse, dans ses moustaches, que sais-je !jusque dans ses bottes. Il fut heureux, pendantle trajet, de la pensée que j’étais ébloui de sonélégance. Un petit accident qui nous arriva mehaussa un peu dans son estime. Son beau che-val perdit un fer et se mit à boiter. Je m’enaperçus le premier et le priai d’arrêter.

— Pourquoi ? me dit-il ; au prochain villagenous trouverons un maréchal ferrant.

— Qui fera boiter l’animal bien davantage,parce qu’il n’aura pas de chaussures conve-nables pour son pied. Votre cheval est panard,monsieur, tout magnifique qu’il est, du reste. Iln’y a donc pas longtemps que vous l’avez ?

— Ma foi, non, huit jours.

— Et vous l’avez acheté sans voir que sesfers de devant sont plus épais sur un bord quesur l’autre, parce que son pied ne pose pas éga-lement par terre ?

— Vous êtes sûr de ça ?

La Filleule 87/659

Page 88: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Très sûr ; venez vous en assurer vous-même.

Nous descendîmes, et pendant qu’il consta-tait le fait d’un air de mauvaise humeur, je fisquelques trentaines de pas sur la route quenous avions parcourue, et je retrouvai le fer.

— Mon cher ami, vous êtes l’obligeancemême, me dit mon compagnon, et, ma foi, jevous avoue, ajouta-t-il naïvement, que je nevous aurais pas cru si bon juge. J’ai été enfoncéde mille francs sur ce cheval-là. Vous ne l’avezexaminé qu’un instant avant de partir, vousavez vu sa tare qui m’avait échappé, à moi,après trois heures d’examen et d’essai.

— Ce n’est pas une tare. Ayez soin qu’il soittoujours ferré convenablement, et il vous feraautant de service qu’un autre.

— Où diable avez-vous appris à vousconnaître en chevaux ? On me disait que vousétiez un savant en us, et je me suis toujours fi-guré les savants distraits, ignorant toujours les

La Filleule 88/659

Page 89: George Sand - Ebooks-bnr.com

choses réelles, fort maladroits de leurs mainset ayant la vue basse.

— Je ne suis pas savant, lui dis-je, et j’aiété élevé à la campagne. Mon père est proprié-taire ; mon grand-père était fermier, fils d’unsimple paysan. J’ai le droit de savoir observerun peu les animaux.

Nous arrivâmes au château de Saule, unebelle et suave retraite entre la Seine et la forêt,et jetée à mi-côte dans les collines rocheusesqui dominent le fleuve et la vallée. Du château,qui était une maison fraîche, vaste et plus com-modément adaptée à la vie intime que nosvieux manoirs du Berry, on embrassait une vueà la fois riante et immense. Le jardin descen-dait en pente vers la Seine. Le parc montaitvers la forêt, et couronnait de ses derniersarbres la crête du monticule. De là aussi, la vueétait belle, plus belle à mon gré. Elle plongeaitsur ces bassins de rochers épars dans la ver-dure, et embrassait ces horizons boisés, impo-sants et mélancoliques, qui font ressembler la

La Filleule 89/659

Page 90: George Sand - Ebooks-bnr.com

forêt de Fontainebleau à quelque solitude in-culte du nouveau monde.

Je n’avais pas apporté de toilette à Avon.La meilleure raison pour ne pas me présenteren habit, c’est que je n’en avais pas. Pour lereste, ne comptant rendre visite qu’aux grandschênes et aux petits ruisseaux de la contrée,je m’étais muni des vêtements les mieux ap-propriés au genre de vie que je devais mener.J’arrivais donc, chez des dames du monde, enblouse, en grosses guêtres, et, comme je merappelle les moindres circonstances de cettepremière visite, en linge fort propre, mais assezgrossier. J’avais encore mon trousseau dupays, des chemises du plus beau chanvre, filédru par nos servantes ; ma mère elle-mêmeavait dû, plus d’une fois, charger les que-nouilles et mettre la main au rouet.

À ma place, Roque n’eût pas été pris au dé-pourvu. La seule puérilité de cet esprit si sé-rieux (puérilité bien pardonnable à vingt ans)consistait à avoir tout de suite l’air d’un savant,

La Filleule 90/659

Page 91: George Sand - Ebooks-bnr.com

ou tout au moins d’un homme grave. En consé-quence, il était, dès le matin, partout et danstoutes les saisons de l’année, vêtu de noir, enhabit, en souliers, et portait la cravate blanche.Il a gardé ce costume toute sa vie, par goûtd’abord, par habitude ensuite.

Malgré l’inconvenance de ma tenue, je meprésentai sans aucun embarras : cette inconve-nance étant involontaire, je m’en excusai toutde suite sans mauvaise honte. J’ai toujours étésauvage, réservé, je ne me suis jamais senti ti-mide. Il me semble qu’il y a, dans la timidité,autant de sottise et de vanité que dans l’outre-cuidance.

D’ailleurs, je crois que l’homme le plusgauche du monde se fût vite trouvé à l’aiseauprès de madame Marange et de sa fille. Niavant de les voir, ni dans le cours de ma vieensuite, je n’ai connu de femmes plus simples,plus franches, plus faciles à juger à premièrevue. Ce qui gêne, en général, les gens sansusage ou sans expérience, c’est l’embarras de

La Filleule 91/659

Page 92: George Sand - Ebooks-bnr.com

savoir à qui ils ont affaire, et la crainte de direou de faire quelque chose qui choque les incon-nus qu’ils abordent. Avec Anicée et sa mère,à moins d’être inepte, il était impossible de nepas se rendre compte, d’emblée, de leurs ca-ractères, de leurs goûts, de leurs sentiments,de leurs habitudes. Telles je les ai vues le pre-mier jour, telles je devais les voir toute la vie :deux glaces sans défaut, deux miroirs de pure-té qui, toujours placés en face l’un de l’autre,se renvoyaient l’image de la perfection pour larefléter à l’infini dans leur transparente profon-deur.

Quand j’entrai, elles étaient dans le par-terre, occupées à greffer des roses. Elles s’yprenaient fort adroitement, et je m’offris à lesaider. J’avais si souvent pratiqué la greffe d’ar-rière-saison à œil dormant, qu’elles m’accor-dèrent toute confiance dès le premier coupd’œil jeté sur ma besogne.

Rien n’est si agréable que cette manière defaire connaissance en prenant part en commun

La Filleule 92/659

Page 93: George Sand - Ebooks-bnr.com

à quelque occupation champêtre ou domes-tique. La journée se passa pour moi commeun instant, grâce à l’activité et à la simplicitéd’habitudes de ces deux femmes, et à la bien-veillance délicate qu’elles mirent à m’associerà leurs délassements. Aussitôt après le déjeu-ner, Julien prit son fusil ; Hubert Clet prit unlivre, et je restai seul avec les dames. Je voulusparler de Morena.

— Pas encore, nous avons le temps ! dirent-elles.

C’était une manière tout affectueuse de meretenir, et il ne fut question de l’orpheline quele soir, après dîner.

Je me laissai faire. Pourquoi n’aurais-je pasaccepté l’intimité offerte avec tant deconfiance ? Je les suivis dans le parc, où ellescueillirent des ceps pour le dîner ; sous lestreilles, où elles mirent les plus belles grappesde raisin dans des sacs ; à la cueillette despoires, où elles trièrent les espèces qui de-

La Filleule 93/659

Page 94: George Sand - Ebooks-bnr.com

vaient être mangées à différentes époques ;dans le fruitier, où elles placèrent les plusbeaux échantillons sur les rayons, après lesavoir essuyés avec soin un à un, pour les pré-server de la moisissure. C’était ainsi que je pas-sais autrefois le temps de mes vacances, aidantma mère dans tous ces soins que la femme in-telligente et laborieuse sait rendre aussi poé-tiques qu’utiles. En vérité, par moments, j’ou-bliai mes années de douleur : je me crus auprèsd’elle, aidé par une charmante sœur qui em-bellissait mon rêve et ne le dérangeait pas. Parmoments, je faillis appeler madame Marangemaman et dire chez nous en parlant de la mai-son.

Je vis arriver avec tristesse le moment deles quitter. Qui m’eût dit, le matin, que je pas-serais un jour entier sans désirer de me retrou-ver seul, et que je le trouverais court, m’eûtbien étonné ; et voilà que je trouvais ce quim’arrivait tout naturel, comme si j’eusse passéma vie entre cette mère et sa fille.

La Filleule 94/659

Page 95: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Enfin, je pris mon chapeau de paille etdemandai la permission de parler de Morena.J’exposai que, sans doute, c’était un grandbonheur pour elle de trouver une protectionsi brillante et si généreuse, mais qu’il y auraitpeut-être un grand malheur à la suite : celuid’être élevée dans des conditions trop au-des-sus de sa vraie condition, et de retomber dansla misère avec désespoir, avec opprobre peut-être, après avoir connu des douceurs tropgrandes et caressé des rêves trop brillants.

— Vous parlez avez beaucoup de raison etde prudence, répondit madame Marange ; etje ne saurais vous faire un crime de ne pasnous connaître assez pour savoir que, si nousnous chargeons de cette enfant aujourd’hui,c’est pour ne l’abandonner et la négliger ja-mais. Prenez donc le temps d’avoir confianceen nous ; revenez !

— Ah ! madame, m’écriai-je, ce n’est pas làce qui m’inquiète. Je vous connais toutes deux,à l’heure qu’il est. C’est dire que je crois en

La Filleule 95/659

Page 96: George Sand - Ebooks-bnr.com

vous, que je suis sûr de votre persévérancedans la charité ; mais je vois comme on estheureux auprès de vous et comme on doitsouffrir de vous quitter. Une telle existencerendra quiconque la goûtera si difficile sur toutle reste, qu’il vous deviendra impossible de lafaire cesser sans briser une âme généreuse,ou sans aigrir un cœur égoïste. Que sera l’en-fant de la bohémienne ? un ange ou un démon,dans les conditions où vous allez la placer !Élevée par de pauvres gens, habituée aux pri-vations, assujettie de bonne heure au travail,pourvu qu’elle soit protégée contre le vice etpréservée de la misère qui y conduit, je voyaisson avenir tout simple et assez clair. À présent,je ne le vois plus que dans un nuage. C’estun nuage doré, il est vrai, mais il n’en est pasmoins impénétrable.

Pendant que je parlais, madame Marangeregardait sa fille comme pour lui dire : « Jem’attendais à cela. »

Quand j’eus parlé :

La Filleule 96/659

Page 97: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Voilà mot pour mot, dit-elle, les objec-tions que j’ai faites à ma chère Anicée, lors-qu’elle m’a exprimé son désir d’élever cettepauvre petite. Ces objections sont très fortes etsubsistent encore dans mon esprit, en partie.Mais ma fille dit à cela que nous serions cou-pables de donner à la prévoyance plus qu’àl’entraînement ; et j’ai aussi bien de la peine àcroire, je vous le confesse, que le premier mou-vement du cœur, qui est toujours le meilleur,ne soit pas aussi le plus sage. Voyons, Morenane sera peut-être ni un ange ni un démon, maistout bonnement une fille insignifiante ; et, dansce cas-là, rien n’est si facile que de lui faireune existence appropriée à ses facultés et à sesgoûts. Mais admettons votre hypothèse : si elleest un ange, nous l’aimerons assez pour satis-faire l’ambition d’un ange. Si elle est un dé-mon, nous la plaindrons et lui pardonneronsassez pour qu’elle soit un peu moins démon.Est-ce qu’on doit regarder, avant de faire ceque Dieu prescrit, si on en sera récompenséen cette vie ? Non sans doute. Je vois dans

La Filleule 97/659

Page 98: George Sand - Ebooks-bnr.com

vos yeux que vous pensez comme nous ; seule-ment, vous craignez que le bien-être et laculture de l’intelligence ne développent lemauvais germe qui peut se trouver dans cettepetite créature. Là-dessus, Anicée ne partagepas mes craintes ; elle dit que, si le ver est déjàdans le fruit, un bon soleil ne lui fera pas tantde mal, en nourrissant l’un et l’autre, que lefroid qui gèle et tue le fruit avec le ver.

— Je vous avouerai que le ver me faitgrand’peur, repris-je.

Et je racontai de quelle manière le petit gi-tano, le frère de Morena, avait subitement etsournoisement abandonné sa sœur auprès ducadavre de sa mère, après m’avoir attendri parle spectacle d’une douleur trompeuse.

Ce court récit fit une certaine impressionsur madame Marange.

La Filleule 98/659

Page 99: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas te préserver de tous ceux que je puis pré-voir, je ne le dois pas, je ne le veux pas.

La Filleule 99/659

— Ma fille, dit-elle, pensons-y. Je peux bra-ver et supporter bien des chagrins ; mais ne

Page 100: George Sand - Ebooks-bnr.com

VI

Je m’attendais à voir mon avis prévaloir. Iln’en fut rien. Madame de Saule était le reflet leplus pur de sa mère ; mais c’était un reflet sisplendide, qu’il effaçait parfois, en dépit d’elle-même, le foyer où il allait puiser la lumière.Dans cette adoration mutuelle qui semblaitfondre deux âmes en une seule, il était difficile,dans les circonstances ordinaires de la vie, detrouver une différence. Anicée en paraissaitmême comme annihilée volontairement auxyeux vulgaires ; et, dans le monde, j’ai vu plustard qu’on lui reprochait cette naturelle etsainte vertu de l’amour filial, comme une fai-blesse d’esprit qui l’empêchait d’exister, d’avoirune idée à elle, une volonté propre. C’étaitl’opinion d’Hubert Clet en particulier, commeje vais avoir bientôt à le dire.

Page 101: George Sand - Ebooks-bnr.com

On se trompait, et, dès le premier jour, jefus à même de ne point partager cette erreur.Anicée, qui était menée à l’habitude entraînaitparfois son guide. C’était l’affaire d’un instant,il est vrai ; mais, dans cet instant, l’une faisaitfaire tant de chemin à l’autre par l’ardeur deson sentiment et le courage de son esprit,qu’elles ne pouvaient revenir sur leurs pas nil’une ni l’autre.

— Ma chère mère, s’écria-t-elle, vous ditesque vous ne voulez pas que je m’expose à deschagrins ; c’est impossible ; pour cela, il fau-drait me rendre égoïste et commencer parm’en donner l’exemple : c’est ce que vousn’avez jamais pu et ne pourrez jamais faire.D’ailleurs, il n’y a pas de chagrins que je nepuisse supporter sans grand mérite, puisque jevous ai pour me consoler et me dédommagerde tout. Laissez donc dire ce grand philosophe,cet homme mûr et froid qui fait comme vousfaites toujours, c’est-à-dire qu’il commence parse dépouiller, s’engager et se sacrifier, après

La Filleule 101/659

Page 102: George Sand - Ebooks-bnr.com

quoi il donne aux autres des leçons de pré-voyance et de méfiance. Demandez-lui doncs’il s’est occupé des mécomptes et des décep-tions qui l’attendent peut-être, le jour où il s’estchargé de cette enfant. Voulez-vous donc avoirà l’estimer plus que moi ? J’en serai très ja-louse, je vous avertis. Et vous, monsieur Sté-phen, vous êtes un orgueilleux qui voulez gar-der tous les risques et toutes les peines pourvous seul. Vous craignez que je ne gâte votrefilleule ? vous supposez qu’elle aura tant d’in-telligence, qu’elle sera forcément comme undiable dans notre bénitier ? Eh bien, je vousdis, moi, que si c’est une créature supérieure,c’est un crime d’étouffer l’intelligence et unelâcheté de ne pas la développer à tout prix ; carl’intelligence a des droits sacrés, et, si on lesméconnaît, c’est alors qu’elle s’irrite et devientennemie des autres et d’elle-même.

Madame Marange était ébranlée, et, moi,j’étais vaincu.

La Filleule 102/659

Page 103: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Tenez, dit la bonne mère, pour terminer,il n’y a pas de théories absolues devant l’ave-nir, et, de tout ce que nous prévoyons là, siquelque chose arrive, ce sera d’une manièresi imprévue, que toute notre sagesse d’au-jourd’hui ne nous servira de rien. Il faut faire lebien au jour le jour, et laisser à Dieu le soin dulendemain. Tout ce que nous pouvons arran-ger, c’est une éducation appropriée aux facul-tés et au caractère que nous verrons poindreet grandir chez notre orpheline. Si la nature l’afaite pour une vie d’humble travail, et qu’elles’y porte sans réflexion avec de l’incapacitépour le reste, nous en ferons une bonne petiteouvrière ; si elle a de l’imagination et de l’ar-deur, nous la ferons artiste ; si elle est sageet bienfaisante, nous en ferons une demoiselle.Mais nous avons besoin que le parrain sur-veille, juge et conseille. C’est son droit, et notredevoir, à nous, est de ne rien faire sans leconsulter. Ainsi, monsieur Stéphen, vous voilàforcé de nous voir souvent et d’être un peu denotre famille pour toujours.

La Filleule 103/659

Page 104: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je baisai avec effusion la main de madameMarange. Madame de Saule me tendit lasienne aussi. J’allais en faire autant ; je m’arrê-tai tout à coup : il me sembla qu’elle était tropjeune pour cette preuve de familiarité dans lerespect.

On voulut me faire reconduire. J’aimaisbeaucoup mieux marcher, et je l’affirmai si sin-cèrement qu’on me laissa libre. Hubert Clet meconduisit jusqu’à la sortie du parc, afin de memontrer la traverse, et, quand il fut là, notreentretien l’emmena plus loin, presque jusqu’àmi-chemin d’Avon.

— Allons, mon cher Stéphen, me dit-il aus-sitôt que nous fûmes sortis de la maison, voilàvotre filleule adoptée, et vous aussi, le parrain,adopté avec enthousiasme !

Comme il y avait un dépit marqué dans sonaccent, je m’arrêtai, étonné et attendant qu’ils’expliquât mieux. Il s’en aperçut, se prit à rireet passa outre ; je le suivis.

La Filleule 104/659

Page 105: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je vous fais mon compliment, reprit-il,quelques pas plus loin, d’un ton plus naturel,du succès que vous avez auprès de ces dames.Tout le monde n’est pas si heureux ! c’est ce quiprouve qu’avec les femmes, quand il s’agit deplaire, il suffit de le vouloir.

— Je comprends fort bien, lui répondis-jeen riant, que vous ne l’avez pas voulu, puisquevous désirez que je le comprenne ; mais per-mettez-moi de ne pas le croire. Vous avez dûdésirer de vous rendre agréable, et je pense (entout bien, tout honneur, car je ne me permetsjamais de plaisanter mal à propos) que vousavez dû réussir autant que vous le méritez.

— Oh ! oh ! l’homme sérieux ! reprit-il, descompliments un peu moqueurs pour moi et dela diplomatie à propos de madame de Saule ?Déjà ? Comme vous y allez, mon provincial !Vous devriez être plus confiant avec celui quivous a valu cette belle connaissance.

— Je ne la cherchais pas.

La Filleule 105/659

Page 106: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ce qui veut dire que vous ne voulez mesavoir aucun gré d’avoir fait ici votre éloge etde vous avoir porté aux nues ?

— Si fait ; si vos éloges sont sincères,quelque exagérés qu’ils puissent être, j’en suisreconnaissant, ainsi que de l’honneur que vousm’avez procuré en me faisant connaître despersonnes qui me paraissent dignes de tous lesrespects.

— Allons, Stéphen, s’écria-t-il avec un peud’humeur, ne le prenez pas sur ce ton. Vous mefaites l’effet dans ce moment-ci, vous qui avezpourtant de l’esprit, d’un maître d’école de vil-lage qui a dîné chez la châtelaine de l’endroit,et qui a été si ébloui de cette faveur, qu’il n’amême pas voulu regarder si elle était laide oubelle.

— Je n’ai pas été tant de mon village : j’aifort bien vu que madame de Saule est bellecomme un ange.

La Filleule 106/659

Page 107: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ah ! j’en étais sûr ! Vous aimez ces têtes-là ? C’est fade, c’est calme, c’est ennuyeuxcomme un ciel sans nuages.

— Permettez-moi d’avoir mon goût. Peuvous importe, je présume.

— Sans doute. Mais cela ne sera peut-êtrepas aussi indifférent à madame de Saule. Il fau-dra que je lui dise votre admiration.

— De quoi vous mêlez-vous, je vous prie ?

— J’ai envie de m’amuser à lui faire la courpour vous. Ça me distraira.

— Je vous engage beaucoup, si vous nevoulez pas être inconvenant dans vos façonsde vous divertir, de ne pas me prendre pour lesujet de vos plaisanteries.

— Bien, bien ! Vous vous fâchez, parce quevous vous sentez le courage de faire la courpour votre compte. Bravo ! mon savant. Vousavez plus de courage et d’aplomb que je neme le serais imaginé avant de vous voir ici.

La Filleule 107/659

Page 108: George Sand - Ebooks-bnr.com

Comme vous vous tenez sur vos deux pieds !Allons, pardonnez mes sottes railleries, et ha-bituez-vous, puisque vous voilà lancé dans lemonde, à ne pas prendre au sérieux ces sortesde choses. Bien d’autres que moi vous ferontcompliment de vos bonnes fortunes ; n’allezpas vous imaginer, chaque fois, que c’est pardépit ou par convoitise. Pour moi, il n’en estrien. Madame de Saule est une belle personneet une excellente femme, mais si vulgaire d’es-prit, si froide d’imagination et si dominée parsa mère, qu’elle en est abêtie, et ce n’est pasmoi qui voudrais engager la lutte contre tantde vertu, de prosaïsme et de surveillance ma-ternelle. D’ailleurs, quelle femme mérite d’êtreaimée assez pour qu’on la dispute, ou seule-ment pour qu’on l’envie à un camarade ? Elleexiste peut-être, mais je confesse ne l’avoir ja-mais rencontrée.

Il me parla longtemps encore sur ce ton, etj’avoue que sa fatuité me déplut tant ce jour-là, que je faillis, à plusieurs reprises, le lui faire

La Filleule 108/659

Page 109: George Sand - Ebooks-bnr.com

sentir durement. Plus il s’efforçait de dénigrermadame de Saule, plus je lisais clairementdans sa pensée qu’il en était vivement épris, etque, n’ayant pas été encouragé, il n’avait pasmême trouvé moyen de le lui dire ; il était bles-sé de me voir mieux accueilli au bout d’unejournée que lui au bout de deux mois, et il semordait les doigts de m’avoir introduit dansla maison. J’ai su, depuis, qu’il avait imaginéde raconter l’histoire de Morena et la mienne,pour se ménager un tête-à-tête avec madamede Saule, en l’accompagnant chez les Flocheen l’absence de sa mère. Mais ce projet avaitéchoué. Madame de Saule s’était fait escorterd’un vieux ami de sa famille.

Si je me contins, ce fut par la crainte d’êtreaussi fat que lui en m’imaginant que madamede Saule avait besoin de moi pour embrasser lacause de ses charmes et de ses mérites. Je prisle parti de ne plus écouter ce qu’il me disait ; ils’en aperçut et me souhaita le bonsoir, en assu-

La Filleule 109/659

Page 110: George Sand - Ebooks-bnr.com

rant que j’étais amoureux fou et que j’étais ca-pable de ne pas retrouver mon chemin.

Je le retrouvai fort bien. J’ignore si j’étaisamoureux. Je n’en avais pas conscience, carj’eusse pu jurer que je ne l’étais pas. Je me sen-tais presque heureux ce soir-là. J’avais plus deconfiance dans la vie, je marchais avec plus deplaisir, la nuit me paraissait plus belle ; je neme sentais plus seul et abandonné sur la terre :et pourtant je n’espérais rien, je n’eusse rienosé désirer. Hubert Clet avait gâté la premièreheure de ma course, en s’efforçant de donnerune forme réelle à mes vagues et chastes as-pirations ; mais, à mesure que je m’avançaisseul dans la forêt, cette influence désagréablese dissipait, et je me retrouvais seul avec lesbons souvenirs de ma journée.

La lune était splendide, le profond et ma-jestueux silence des premières nuits d’automnen’était interrompu, par moments, que par lacourse effarée et soudaine des cerfs et desbiches dont je troublais la retraite.

La Filleule 110/659

Page 111: George Sand - Ebooks-bnr.com

C’était l’époque de l’année où les gardes dela forêt et les paysans de la lisière croient en-tendre passer la chasse fantastique du grandveneur. J’aurais bien souhaité quelque brillantevision de ce genre ; mais elles ne sont accor-dées qu’à ceux qui ont le bonheur d’y croire.

Il était près de minuit quand j’arrivai à lamaison Floche. Je revenais souvent aussi tard.Je sortais même quelquefois au milieu de lanuit pour étudier la géographie céleste, et jerentrais, aux approches du jour, sans réveillermon hôte. J’avais la clef de ma chambre, etl’escalier était extérieur.

Je fus surpris, en approchant de la maison,de voir de la lumière au rez-de-chaussée,comme si, par exception, on se fût inquiété demon absence. Je doublai le pas, et remarquaiune ombre noire, qui semblait se détacher dela fenêtre, glisser le long du mur et s’enfon-cer dans le buisson. C’était évidemment quel-qu’un qui épiait, du dehors, ce qui se passaità l’intérieur. Je ne m’amusai pas à crier : Qui

La Filleule 111/659

Page 112: George Sand - Ebooks-bnr.com

va là ? comme font les gens qui ont peur et quicraignent de mettre la main sur le larron. J’al-lai droit à la maison en sifflant, comme si jen’eusse rien remarqué, et, quand je fus arrivé àl’endroit du buisson où le fantôme avait dispa-ru, j’y entrai brusquement. Aussitôt un bruit depas et de branches brisées m’apprit que le vo-leur ou le curieux fuyait en me sentant si prèsde lui. Je le suivis, mais il avait de l’avance surmoi et m’échappa. Un instant je le vis traver-ser le chemin à vingt pas de moi. C’était unhomme ; voilà tout ce que je pus distinguer. Jecourus en vain ; ramené à mon gîte par craintede quelque danger plus voisin pour mes hôtes,j’abandonnai ma poursuite inutile, et retournaivers eux par un autre chemin.

J’y étais à peine engagé, que je vis accourirà ma rencontre une autre ombre plus petite etplus grêle, que je distinguais assez pour voirque c’était un enfant. Sans doute, il croyait re-joindre par là l’autre fugitif sans me rencon-trer ; mais, dès qu’il m’aperçut, il coupa droit

La Filleule 112/659

Page 113: George Sand - Ebooks-bnr.com

dans le fourré, où je ne perdis pas mon tempsà le chercher.

Une bande de malfaiteurs menaçait peut-être la maison. Le mieux était d’aller avertirnos hôtes et de défendre la place avec le vieuxFloche, qui possédait un bon fusil de munition(il avait été de la garde nationale de Fontai-nebleau), et qui, avec mon aide, pouvait fairebonne contenance.

La lumière éclairait encore la croisée deleur chambre, et, au moment d’entrer, je crusentendre de sourds gémissements. Je poussaivivement la porte. La mère Floche était levéeet fit un cri d’effroi.

Bientôt rassurée, elle me rassura moi-même en me disant que son mari souffrait deses rhumatismes, et que rien de fâcheuxd’ailleurs ne leur était arrivé. J’approchai du litdu père Floche. Il était en proie à de vives dou-leurs, et je crois que, si on nous avait attaqués,il eût été hors d’état de se défendre. Il avait un

La Filleule 113/659

Page 114: George Sand - Ebooks-bnr.com

rhumatisme articulaire des plus aigus. Morenadormait tranquillement dans sa corbeille poséesur un coffre, au pied du lit de la vieille femme.

Je n’avais rien à indiquer qui pût soulagerle malade ; sa femme, habituée à le soigner,s’en acquittait fort bien. Je fis une ronde atten-tive et minutieuse autour de la maison, et nevoyant plus rien qui pût donner des craintes, jerentrai pour aider la bonne Floche à veiller sonmari. Je lui demandai alors si elle avait vu ouentendu quelqu’un rôder sous sa fenêtre. Ellene s’était aperçue de rien, mais elle me racon-ta que, vers le coucher du soleil, un homme defort mauvaise mine était entré chez elle pourallumer sa pipe, sans trop demander la permis-sion. Il n’avait pourtant montré aucune hostili-té, et même, en voyant le père Floche se traî-ner à son lit, il s’était approché de Morena, quela mère Floche tenait dans ses bras ; il l’avaitbeaucoup regardée, offrant de la bercer pen-dant qu’elle-même aiderait son mari à se cou-cher ; il avait fait cette offre d’un ton fort doux.

La Filleule 114/659

Page 115: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Mais il avait une si vilaine figure et un re-gard si faux, ajouta la vieille, que je n’ai pas osélui confier l’enfant et que je l’ai engagé même àne pas nous déranger plus longtemps. Alors ils’est mis à rire, en disant :

» — Est-ce que vous croyez que je veuxvous la voler, votre petite fille ? Elle n’est pasdéjà si belle !

» — Ma foi, elle n’est pas, lui ai-je dit demême, bien blanche ni bien grasse ; mais vousn’avez rien à lui reprocher de ce côté-là.

— C’était donc un bohémien ? demandai-jeà mon hôtesse.

— Je ne saurais pas trop vous dire, répon-dit-elle. C’était un homme très brûlé du soleil ;mais malgré que ces gens-là se marient tou-jours entre eux, il y a bien du sang mêlé dansleur race. J’en ai vu qui étaient noirs commedes nègres et d’autres qui étaient presqueblancs. Je jurerais que notre Anna est la filled’un chrétien d’Espagne, car elle n’a pas les

La Filleule 115/659

Page 116: George Sand - Ebooks-bnr.com

grosses lèvres et les cheveux crépus, et quantà sa peau, il y a bien des gens du midi de laFrance qui ne l’ont pas plus blanche.

— C’est vrai ; mais continuez votre récit.J’ai dans l’idée que ce visiteur brun et laid étaitde la tribu, qu’il savait très bien l’histoire de lanaissance de Morena et qu’il venait pour la ré-clamer ou pour l’enlever.

— Il ne l’a pas réclamée du tout. Je n’avaispas grande envie de faire la conversation aveclui, et je n’ai voulu ni le questionner ni l’écou-ter. Il s’en est allé en ricanant et en disant :

» — Si votre mari est longtemps maladecomme ça, voilà un petit enfant qui ne seraguère soigné ou qui vous gênera beaucoup.Vous serez forcée de le mettre en nourrice…

» — C’est bien, lui ai-je dit.

» Et il est parti sans rien demander.

— Tout cela et ce que j’ai vu tout à l’heureme confirment dans mon idée, mère Floche :

La Filleule 116/659

Page 117: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’homme qui regardait chez vous à travers lavitre était probablement le même que vousavez reçu et congédié ; et, quant à l’enfant, quine s’est pas présenté chez vous, mais qui s’estcaché à mon approche, je jurerais que c’est lefrère de Morena.

— Alors vous pensez, dit-elle, qu’ils ontl’idée de me voler ma pauvre petite pour enfaire une saltimbanque ? Ce serait bien la peinede l’avoir fait baptiser et d’en avoir eu un sigrand soin ! Alors, monsieur, il faut nous ré-jouir de ce que ces dames charitables veulents’en charger, et il faut la leur donner le plustôt possible ; car, une fois que vous serez parti,avec mon mari malade comme ça, commentpourrai-je la défendre, cette pauvre créatureinnocente ?

J’étais complétement de l’avis de la bonnefemme, et les circonstances de cette soirée le-vaient tous mes scrupules. Je passai la nuit àveiller autour de la maison. Dès le jour, je cou-rus à Avon, d’où je ramenai, primo, une femme

La Filleule 117/659

Page 118: George Sand - Ebooks-bnr.com

que la mère Floche consentait à prendre pourl’aider à soigner son mari ; secundo, une petitecharrette attelée d’un âne robuste et couverteen toile. Je pris les rênes, après avoir caché labrebis noire au fond de ce modeste véhicule,à côté de Morena bien couchée dans sa cor-beille.

Je fis ces dispositions avec beaucoup demystère ; je pouvais compter sur la prudentediscrétion de mes hôtes, et je fis plusieurs dé-tours dans la forêt, m’assurant bien partout etavec soin que je n’étais ni observé ni suivi. Oneût dit que l’enfant comprenait mes desseins ;car elle ne trahit pas une seule fois mal à pro-pos sa présence par un vagissement.

J’entrai par la porte du parc qui touchait àla forêt. J’y rencontrai madame de Saule, quim’aida à m’introduire avec mon précieux ba-gage dans la maison, sans être vu de ses do-mestiques, dont elle n’était pas parfaitementsûre.

La Filleule 118/659

Page 119: George Sand - Ebooks-bnr.com

C’est ainsi que j’arrivai pour la seconde foisdans cet éden que j’avais quitté la veille avecpeu d’espoir d’y revenir aussi vite que je le sou-haitais.

La Filleule 119/659

Page 120: George Sand - Ebooks-bnr.com

VII

Je fus accueilli avec une joie sincère. Ma-dame de Saule me remerciait avec effusion. Ilsemblait qu’elle crût me devoir de la reconnais-sance. Elle reçut l’enfant comme un dépôt sa-cré que je lui confiais, admira sa propreté, sagentillesse, et s’épanouit au sourire de cette pe-tite physionomie. C’était le premier sourire deMorena. On eût dit qu’elle était frappée de labeauté de son nouvel asile et de la tendressede sa mère adoptive. Étrange destinée que lasienne, étrange destinée que la nôtre !

Comme je n’avais annoncé l’exécution demes promesses que pour la fin de la semainesuivante, on n’avait encore rien préparé pourl’installation de l’enfant. On n’avait pas mêmedécidé si elle serait nourrie dans la maisonou dans les environs. Le premier soin de ma-

Page 121: George Sand - Ebooks-bnr.com

dame de Saule fut de me prier de la porter danssa chambre, où nous devions trouver madameMarange.

Là, je racontai en détail les petits événe-ments de la veille, et nous eûmes à nousconsulter. Si Morena avait réellement une fa-mille qui vînt à la réclamer, nous ne pouvionsla lui refuser. Mais quelle serait la preuve quecette famille fût celle de la bohémienne,puisque nous ne savions pas même le nom decette dernière ?

Nous devions donc être très circonspectsavant d’accorder confiance à ceux qui se pré-senteraient, et défendre l’enfant contre destentatives d’enlèvement. Par conséquent, lapremière éducation nous forçait à des précau-tions particulières. De ce moment, la questionfut tranchée. Morena devait être et serait éle-vée dans la maison de madame de Saule. Tousles hasards poussaient Morena dans les bras decet ange.

La Filleule 121/659

Page 122: George Sand - Ebooks-bnr.com

Une des femmes les plus dévouées à sonservice fut chargée de veiller à toute heure surl’enfant. On lui attribua une chambre aérée etcommode dans le corps de logis qu’habitaientla mère et la fille. La brebis, dont le lait parais-sait si merveilleusement approprié à son tem-pérament, puisqu’elle n’avait jamais été et nefut jamais malade pendant l’allaitement, lui futconservée pour nourrice.

Pendant qu’on vaquait à ces soins, j’eus leloisir et l’occasion d’apprécier tout à fait lesinstincts et l’âme maternelle d’Anicée. La Pro-vidence se trompe donc quelquefois, puis-qu’elle n’avait pas béni les entrailles d’une tellefemme.

Pourquoi ne ferais-je pas ici le portraitd’Anicée de Saule ?… Le pourrai-je ? Ma mainn’a jamais essayé de le tracer ; elle tremble enl’essayant.

Elle était plus petite que grande, et toujourssi chastement vêtue, que tout le monde ne sa-

La Filleule 122/659

Page 123: George Sand - Ebooks-bnr.com

vait pas si elle était belle autrement que par levisage. Il fallait une de ces rares occasions où,pour se soumettre aux exigences du monde,elle revêtait une toilette de ville, pour savoirque ses épaules étaient aussi parfaites que sesbras, et son corsage aussi fin que ses piedsétaient petits. À l’habitude, elle avait des habitsaisés, flottants, sous lesquels chaque mouve-ment gracieux trahissait pour moi la beautéde son être, mais qui, loin d’appeler le regard,semblaient vouloir y dérober sans affectationla femme pudique par instinct. Vivant toujoursdans l’intimité de la famille, ne sortant de sonintérieur que contrainte et forcée par certainesconvenances de position, on la voyait tous lesjours semblable à elle-même de caractère, demanières et même de costumes. Hubert, dansses jours d’humeur, disait qu’elle n’était pas as-sez femme, et qu’il y avait quelque chose d’in-solemment apathique à passer sa vie en robede chambre. D’autres fois, quand il la compa-rait aux autres femmes du monde, il avouaitqu’avec sa robe blanche ou gris de perle à

La Filleule 123/659

Page 124: George Sand - Ebooks-bnr.com

larges plis et à larges manches, ses beaux che-veux bruns noués et relevés comme au hasard,elle arrivait, on ne savait comment, à être tou-jours la plus richement habillée et la plus heu-reusement coiffée. Alors il prétendait que, souscet air de négligence et d’oubli d’elle-même, ily avait une insigne coquetterie ; car il n’étaitpas embarrassé pour se contredire lui-même,en étudiant comme un problème désespérantcette femme si simple et si vraie, dont la beau-té morale était aussi transparente que sa beau-té physique était voilée.

Tout le mystère de cet art qu’elle avait deplaire toujours aux regards en même tempsqu’à l’âme, consistait dans un sentiment duvrai que je n’ai jamais vu en défaut chez elle.Si elle touchait à une broderie coloriée, sansy songer et sans s’appliquer, elle peignait unchef-d’œuvre avec son aiguille ; si elle regar-dait une œuvre d’art, elle en sentait immédia-tement le fort et le faible avec une justesse pro-digieuse ; si elle admirait un beau livre, on pou-

La Filleule 124/659

Page 125: George Sand - Ebooks-bnr.com

vait être sûr que là où l’auteur avait été le plusvéritablement inspiré, là aussi elle était le plusvivement émue. Aussi, en nouant sa ceintureà la hâte, ou en relevant ses cheveux magni-fiques sans consulter le miroir, elle se faisait,sans préméditation, poétique et belle, commeces figures du Parthénon, largement et simple-ment conçues, qui semblent réaliser la perfec-tion à l’insu de la main qui les a créées.

C’est dire assez que c’était un être de pre-mier mouvement. Pourtant son imaginationétait calme, peut-être même froide ; son édu-cation n’avait pas été plus approfondie quecelle des autres femmes de sa condition. Ellen’était savante en rien de ce qui sort des attri-butions de son sexe. Elle avait même dû êtreun peu paresseuse dans son enfance, faute devanité ou à force de bonheur ; car, outre qu’elleavait eu la meilleure des mères, c’était une na-ture heureuse par elle-même. Mais son cœur,doué d’une bienveillance, d’une commiséra-tion, d’un dévouement extrêmes, lui tenait lieu

La Filleule 125/659

Page 126: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’imagination, de science et d’activité. Elle de-vinait tout cela par le sentiment personnel, et,comme jamais son sentiment personnel n’avaitrien d’égoïste, d’hypocrite ou de lâche, elleavait dans le cœur des décisions souveraines,des solutions sans réplique, des sagessestoutes divines.

Elle présentait donc ce contraste enchan-teur d’une personne très raisonnable et trèsspontanée, douce comme l’abnégation, résoluecomme le dévouement ; faible devant tout cequi demandait de la tolérance, forte devanttout ce qui exigeait de l’équité. Les gens qui laconnaissaient peu la jugeaient froide et nulle,à cause de sa vie austère et de sa complèteabsence de coquetterie. Ceux qui la connais-saient davantage la trouvaient romanesquedans sa confiante bonté. Ceux qui la connais-saient tout à fait la jugeaient comme je viensde la peindre.

— Elle est tout cœur des pieds à la tête, di-sait le vieux chevalier de Valestroit, l’ami d’en-

La Filleule 126/659

Page 127: George Sand - Ebooks-bnr.com

fance de son grand-père. Sa conscience, sonesprit, son instruction, sa grâce, tout part de là.

J’aurai l’occasion de parler davantage de cevieillard qui l’appréciait si bien, parce que lui-même, ridiculement ignorant pour un homme,avait, comme Anicée, des puissances de cœurqui suppléaient à tout. Il faut que je reprenne lefil de mon histoire ; je m’aperçois que je suis unnarrateur bien malhabile, et que j’écris commej’ai vécu, en m’arrêtant à chaque pas pour ad-mirer ce qui me charme, sans songer à gagnerle but.

Je dois pourtant dire absolument, avant depasser outre, que cette journée s’écoulacomme la veille et le lendemain, comme biendes jours ensuite, sans que cet être divin m’oc-cupât de manière à me le faire définir. Il y avaiten moi un instinct qui me commandait de l’es-timer sans réserve, de l’aimer sans réflexion.L’amour s’insinuait dans mon sein comme s’in-sinuent dans les veines ces vins doux de monpays, qui, à la saison des vendanges, semblent

La Filleule 127/659

Page 128: George Sand - Ebooks-bnr.com

innocents comme le lait, et qui vous font com-plétement ivre avant qu’on ait étanché la pre-mière soif. Tous les étrangers y sont pris ; leurraison est à peine troublée que leurs pieds sontenchaînés déjà par l’ivresse. Moi, étranger àl’amour, à la vie, j’étais déjà lié par une passionabsolue et invincible, avant de croire que jefusse seulement amoureux.

Tous les jours, vers cinq heures, je m’en re-tournais à la maison Floche, ne voulant pasabandonner mes hôtes à la tristesse, à la ma-ladie et à l’isolement. Tous les jours, madameMarange, en recevant mes adieux, me disait :

— À demain, n’est-ce pas ?

Et, tous les jours, j’arrivais à midi.

J’avais fixé mon départ au 10 octobre. Lepère Floche commençait à se lever. Rien demenaçant ne s’était produit autour de sa de-meure. On n’avait pas vu non plus la moindretrace du pied d’un gitano sur le sable des alléesdu parc de Saule. Le 9, comme j’allais décidé-

La Filleule 128/659

Page 129: George Sand - Ebooks-bnr.com

ment faire mes adieux, madame Marange medit :

— Pourquoi nous quitter ? Nous sommesforcés par nos affaires de rester ici jusqu’à lafin du mois ; restez-y avec nous. Quittez votremaison Floche, qui devient froide, et vos bois,qui vous rendront misanthrope. Nous avonspour vous une petite chambre bien modeste,mais bien isolée, où vous travaillerez tant qu’ilvous plaira. Allez embrasser votre ami du Ber-ry, puisqu’il vous attend, et revenez le lende-main. Vous ne serez pas trop en retard pour lescours que vous voulez suivre, et vous revien-drez avec nous à Paris. Comme nous comptonsemmener Morena, vous ne l’aurez pas perduede vue un seul jour.

J’eus le courage de refuser ; je sentaisd’avance tout ce que Roque aurait à me repro-cher si je m’endormais ainsi dans les délices.Madame Marange insista.

La Filleule 129/659

Page 130: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Tenez, me dit-elle, ce n’est pas une offreque je vous fais, c’est une preuve d’amitié queje vous demande. Je ne peux pas vous direpourquoi et comment vous nous rendrez ser-vice en nous sacrifiant ces vingt jours ; je vousle dirai probablement plus tard.

Je n’hésitai plus, je promis. J’allai recevoirRoque à la diligence de Paris ; car, cette fois,il n’avait pu revenir par Fontainebleau. Il megronda, il me railla, il me menaça de m’aban-donner à mon apathie si je le quittais. Je lequittai. Je revins à Saule le lendemain.

— Tenez, me dit madame de Marange, lesoir même, en se promenant seule avec moiau jardin, je suis si reconnaissante de votredévouement, que je veux vous dire tout desuite en quoi il consiste. C’est à nous préserverde la malveillance d’un petit ennemi que nousnous sommes fait. Ce pauvre M. Hubert Cletne s’est-il pas imaginé de faire à ma fille la plussotte, la plus ébouriffée, la plus ridicule décla-ration d’amour ? Elle en a ri. Ça l’a blessé, et

La Filleule 130/659

Page 131: George Sand - Ebooks-bnr.com

cependant il reste, après avoir toutefois juréde ne pas recommencer. Nous ne trouvons pasque nous devions le chasser, cela n’en vaut pasla peine. Ma fille a trente ans. Elle a déjà der-rière elle une vie si sérieuse et si irréprochable,qu’elle aurait mauvaise grâce à éloigner d’elleun si pauvre danger. D’ailleurs, mon fils, qui,naturellement, ne sait rien de cela, et qui, sousses airs d’enfant gâté, cache des instincts assezchevaleresques, pourrait bien faire un mauvaisparti à son ami. M. Clet est volontiers rogue, etne se laisserait pas traiter comme un petit gar-çon. Devant cette crainte, nous avons dû noustaire ; mais, bien que M. Clet soit redevenu fortconvenable, son insistance à rester ici nousétonne. Il semble qu’il se soit promis à lui-même de ne pas passer pour éconduit auprèsde ses amis de Paris, auxquels nous savons,par le chevalier, qu’il a fait la confidence de sesprojets amoureux. Je crains qu’il ne s’obstine àretourner seulement le même jour que nous, età se montrer assidu chez nous. Je crains quecette petite comédie de mauvais goût ne fasse

La Filleule 131/659

Page 132: George Sand - Ebooks-bnr.com

perdre patience à notre vieux chevalier, qui ala tête vive, et qu’il ne remette tout haut cet en-fant à sa place. Alors… je vous avoue ma fai-blesse de mère, je crains un duel entre mon filset M. Hubert.

— Dois-je m’en charger, madame ? répon-dis-je avec une naïveté qui fit sourire madameMarange. Parlez, je provoquerai Hubert au-jourd’hui même.

— À Dieu ne plaise, mon cher enfant !s’écria-t-elle ; vous n’avez pas mission de dé-fendre ma fille, et une affaire qui nous atteintsi peu ne mérite pas le plus petit coup d’épée.Il ne s’agit pas de cela ; il s’agit de détruire,par votre présence, l’effet de l’outrecuidancede M. Clet. Sans vous, nous voici seules iciavec mon fils et lui qui se pose en don Juan.Nous avons de vieux amis, nous n’avions ja-mais reçu de jeunes gens dans l’intimité de lacampagne. De ce que nous avons cédé au désirque montrait Julien de nous amener celui-là, ilvoudra faire conclure que ses prétentions sont

La Filleule 132/659

Page 133: George Sand - Ebooks-bnr.com

agréables. Si vous êtes admis dans cette inti-mité, il ne pourra se vanter d’une exception ensa faveur, et même je veux vous demander denous amener votre ami Roque un de ces jours,ne fût-ce que pour quelques heures. Nous l’ai-mons sans le connaître et nous voulons le voirà Paris. Puisqu’il faut que mon fils, en devenantun jeune homme, ramène la jeunesse à notrefoyer, je voudrais l’y entourer, en même tempsque nous, de jeunes gens sérieux et d’un carac-tère sûr. Ils sont rares. Puisque nous sommesassez heureux pour vous avoir découvert, res-tez-nous. Peu à peu, je suis persuadée que vousprendrez de l’influence sur Julien, et que vousle dégoûterez des gens et des choses frivoles.

Cette bonne mère n’eut pas de peine à meconvaincre. La pensée ne me vint seulementpas de lui dire qu’elle venait d’imaginer un re-mède qui pouvait être pire que le mal. Je mesentais si fort de la conscience de mon respectpour sa fille, que je ne prévis pas une chosebien simple et qui devait arriver nécessaire-

La Filleule 133/659

Page 134: George Sand - Ebooks-bnr.com

ment : c’est que Clet, par dépit, donnerait à en-tendre, dans un sens ironique ou malveillant,que je lui étais préféré.

Dès ce jour la lutte fut engagée sourdemententre lui et moi. Il se borna d’abord à observer,puis me railla de filer le parfait amour, sans es-poir et sans profit ; enfin, il partit brusquement,résolu, non à calomnier madame de Saule (sonâme n’était pas capable de cette noirceur pré-méditée), mais tout porté à dénigrer nos re-lations lorsqu’elles gêneraient son amour-propre.

Madame Marange avait de la fortune ; maisla terre de Saule, qui avait appartenu à songendre, était sans importance. M. de Sauleavait eu des emplois assez brillants pour sup-pléer à l’insuffisance de son patrimoine. Aprèssa mort, sa veuve, qui n’avait jamais eu le goûtdu monde, avait souhaité d’habiter la cam-pagne une grande partie de l’année, et, aux di-verses résidences qu’elle possédait, elle avaitpréféré celle-là à cause du site. On avait donc

La Filleule 134/659

Page 135: George Sand - Ebooks-bnr.com

décoré avec une élégante simplicité le petitchâteau, et agrandi le jardin et le parc aux dé-pens des prairies environnantes ; l’exploitationagricole offrant un mince revenu, on n’avaitpas à s’en occuper beaucoup, et on sortait peude la réserve, si ce n’est pour aller rendre desservices pleins de simplicité et de cordialitéaux gens de la campagne, quelquefois pour vi-siter en voiture les plus beaux sites environ-nants. En général, ces deux femmes vivaientcomme cachées dans leur sanctuaire, subis-sant les visites avec une aménité résignée, etpréférant une vie réglée et uniforme à toutautre genre d’existence.

C’est ainsi que j’avais vécu près de mamère, et la destinée d’Anicée dans le présentétait si semblable à la mienne dans le passé,qu’auprès d’elle je croyais recommencer àvivre dans les conditions normales de monêtre.

Roque, cédant à ma prière et aux aimablesavances de madame Marange, vint passer une

La Filleule 135/659

Page 136: George Sand - Ebooks-bnr.com

journée avec nous. Il était trop bon et tropdroit pour ne pas apprécier tout de suite cesdeux femmes ; il remarqua vite une chose quine m’avait pas frappé, et qui ne changea rienà mes sentiments quand il me la fit constater :c’est que madame Marange, avec son tonsimple et sa vie modeste, était extrêmementinstruite pour une femme. En cela, elle dépas-sait sa fille ; mais elle cachait ce genre de su-périorité avec un soin extrême, et il fallait pours’en apercevoir, toute l’obstination naturelleque mettait Edmond Roque à ne vouloir pass’intéresser aux choses vulgaires, et le besoinqu’il avait continuellement d’élever la conver-sation à des résumés de science abstraite,quand il ne pouvait la faire rouler sur des faitsde science positive. Il était pédant, mais debonne foi, avec tant d’amour et si peu de va-nité, qu’il fallait bien l’accepter ainsi, et l’aimerquand même. Par obligeance, par bonté, parsavoir-vivre, madame Marange lui laissa doncvoir qu’elle le comprenait. Elle était la veuved’un homme qui avait cultivé modestement les

La Filleule 136/659

Page 137: George Sand - Ebooks-bnr.com

sciences par goût et par aptitude naturelle ;elle n’était pas une femme savante, mais riende ce qui avait intéressé son mari ne lui étaitétranger.

J’ai dit par quelle supériorité d’élan dans latendresse Anicée redevenait l’égale, et, à mesyeux, plus que l’égale de son admirable mère ;mais Roque n’en jugea pas ainsi ; il trouva bienplus d’attrait à se faire écouter, et même ques-tionner par madame Marange, qu’à contemplermadame de Saule. Elle lui sembla, par consé-quent, la plus jeune, la plus belle des deux. Ilest certain qu’elle était encore charmante etqu’elle pouvait éblouir un tout jeune homme.Ces sortes de sympathies, que l’âge rend dis-proportionnées, et qui sont invraisemblables àla pensée, sont pourtant très fréquentes, parconséquent très naturelles ; mais, entre unefemme si saine de jugement, aussi vraimentchaste que madame Marange, et un enfant aus-si pur et aussi froid que mon ami, l’attrait ne

La Filleule 137/659

Page 138: George Sand - Ebooks-bnr.com

pouvait qu’être tout moral, la sollicitude toutematernelle.

Néanmoins, la jeunesse, quelque austèrequ’elle se fasse, aime à exagérer ses apprécia-tions ; ses hyperboles sont vives, son vocabu-laire est jeune. Aussi Roque me dit-il en riant,dès le premier jour, qu’il était amoureux de ma-dame Marange.

— Oui, amoureux est le mot, ajouta-t-il enreprenant son sérieux habituel ; je ne sais passi c’est une femme d’un âge mûr, cela m’estparfaitement égal ; elle me paraît beaucoupplus belle que sa fille, et nulle femme ne m’a ja-mais plu autant qu’elle. Tu peux donc lui direde ma part qu’elle a en moi un adorateur dé-voué, un mari très fidèle si bon lui semble.

C’est ainsi que, pendant plus de vingt ans,Roque parla de madame Marange et qu’il luiparla à elle-même ; mais, comme jamais il n’al-la plus loin et ne songea même à lui baiser lamain, cette sainte femme n’en fut pas compro-

La Filleule 138/659

Page 139: George Sand - Ebooks-bnr.com

mise, et, à soixante et dix ans, elle l’appelaitencore son amoureux, avec cette simplicité en-jouée qui est le privilège des matrones irrépro-chables.

Malgré le plaisir que Roque goûta danscette journée, il ne manqua pas, dès qu’il futseul avec moi, de me gronder énergiquementsur ma paresse. Je n’avais pas ouvert un livredepuis quinze jours ; je n’y avais pas mêmesongé. Je ne sentais pas le besoin de la vie pu-rement intellectuelle, depuis que celle du cœurm’était rendue. J’avais été sevré de celle-ci de-puis deux ans : il me semblait bien avoir ledroit de la savourer pendant quelques jours.

— Quelques jours ! disait Roque indigné.Ne dirait-on pas que monsieur compte vivreplusieurs siècles ! et il mourra peut-être samediou dimanche. Il mourra sans avoir appris cequ’on peut apprendre dans une semaine, c’est-à-dire un monde, un des mondes dont se com-pose le monde infini de la science.

La Filleule 139/659

Page 140: George Sand - Ebooks-bnr.com

Roque prêchait d’exemple. Dans ses va-cances, il avait appris le sanscrit ; il appelaitcela respirer l’air natal et se retremper à lacampagne.

Il blâma l’adoption de Morena ; il eut pourle faire toutes les raisons qui m’avaient fait hé-siter. Il fut sourd à celles qui m’avaient vain-cu ; ce qui ne l’empêcha pas de trouver la pe-tite fille ravissante et de donner de fort bonsconseils sur la manière de soigner son dévelop-pement physique.

……

La Filleule 140/659

Page 141: George Sand - Ebooks-bnr.com

VIII

Nous sommes encore une fois privés desouvenirs personnels de Stéphen ; mais,comme c’est à cette même époque que nousavons connu intimement les principaux per-sonnages de cette histoire, nous pourrons ra-conter très fidèlement ce qui manque dans sonrécit.

Madame Marange et sa fille occupaient àParis une maison qu’elles avaient achetée ruede Courcelles ; leur genre de vie y était à peuprès le même qu’à la campagne ; elles yavaient un grand et beau jardin qui les isolaitdu voisinage et leur permettait de ne pas tropse croire à la ville. Elles eussent préféré passertoute l’année aux champs ; mais Julien Ma-range n’eût pas été de cet avis, et elles le trou-vaient trop jeune pour l’abandonner à lui-

Page 142: George Sand - Ebooks-bnr.com

même. Dès le matin, Anicée s’occupait de Mo-rena ; elle surveillait sa toilette, et même,quand sa mère ne l’observait pas trop, elle s’enacquittait elle-même avec un plaisir naïf : ellen’avait jamais connu cette joie féminine de tou-cher adroitement à un petit être, de chercherà deviner ses désirs, à étudier le langage deses vagissements et l’expression, chaque jourplus intelligible, de ses regards. Elle s’initiait,avec une amoureuse curiosité, à ces mille pe-tits soins dont l’intelligence est révélée auxmères et qu’elle regrettait si douloureusementd’être forcée d’apprendre. Elle rougissaitpresque de son ignorance ; elle avait hâte den’avoir plus le secours d’une étrangère entreelle et cet enfant, à qui elle voulait pouvoirs’imaginer qu’elle avait donné la vie.

Madame Marange craignait un peu l’excèsde cette tendresse, et s’efforçait de la réprimerou de la contenir. Il y avait cinq ans déjàqu’Anicée était veuve. Sa mère désirait qu’ellese remariât, et redoutait un obstacle dans

La Filleule 142/659

Page 143: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’adoption exclusive et jalouse de cet enfantétranger, qu’Anicée tendait à considérercomme le sien propre, jusqu’à concevoir déjàvaguement l’idée de ne le sacrifier à aucune af-fection nouvelle.

Anicée avait été mariée à un homme de mé-rite, mais qu’un fonds d’ambition cachée avaitbientôt privé des charmes de l’expansion etde l’appréciation des douceurs du foyer do-mestique. Elle avait souffert de cette déceptionsourde et lente, et peu à peu complète. Sonmari avait des procédés exquis envers elle, se-lon le monde ; mais son intimité était devenuemorne, préoccupée, froide, un peu hautaine.Anicée n’avait pas aggravé son mal par d’im-portuns et d’inutiles reproches. Elle avait sa-crifié ses goûts et son idéal de bonheur tendreet caché. Elle ne s’était jamais voulu avouerqu’elle était malheureuse. Elle ne pouvait l’êtrecomplétement avec une âme si douce, tant depenchant à s’effacer ou à s’immoler, et lesconsolations d’une mère si assidue et si par-

La Filleule 143/659

Page 144: George Sand - Ebooks-bnr.com

faite. C’était une victime souriante et parée,qui mourait de langueur et d’ennui au milieude l’éclat du monde. Elle avait souffert sansjamais se plaindre ; mais sa mère ne s’y étaitpas trompée : elle avait essayé de le faire com-prendre à M. de Saule. En sentant ses torts,il s’était aigri comme font les gens qui nepeuvent ou ne veulent pas les réparer. Il avaiteu de l’amertume contre sa belle-mère, préten-dant qu’elle exerçait sur sa fille une influencefâcheuse en l’encourageant dans sa manie deretraite ; il songeait presque à séparer ces deuxfemmes, ce qui eût été la mort de l’une ou del’autre, si la mort ne l’eût surpris lui-même.

Anicée n’avait donc connu dans l’amour etle mariage qu’un bonheur court et trompeur.Elle ne désirait pas faire une nouvelle expé-rience. La pensée d’être rapprochée pour tou-jours de sa mère la dédommageait de la so-litude de sa vie. Depuis cinq ans, elle faisaitcomme faisait Stéphen depuis un mois. Elle se

La Filleule 144/659

Page 145: George Sand - Ebooks-bnr.com

reposait d’avoir souffert, sans songer à vivrecomplétement.

Dans la journée, elle ne recevait personne ;en cela elle était d’accord avec madame Ma-range, qui pensait qu’on doit, pour conserverla santé de l’esprit, s’appartenir chaque jourun certain nombre d’heures. Elles déjeunaientavec Julien, qui suivait ou était censé suivredes cours. Dès qu’il était sorti, elles lisaient etbrodaient alternativement ensemble. Elles vi-vaient dans une telle fusion d’habitudes, qu’iln’y avait jamais qu’un livre commencé ou unouvrage de femme sur le métier pour ellesdeux. De temps en temps on apportait Morena,qui se roulait à leurs pieds sur une épaisse cou-verture de soie piquée. Peu à peu, Anicée ob-tint qu’elle y restât presque tout le temps. Elleéprouvait une jouissance infinie à contemplerles mouvements souples et gracieux de cetteravissante petite créature qui, ne souffrant ja-mais et se sentant prévenue dans tous ses dé-

La Filleule 145/659

Page 146: George Sand - Ebooks-bnr.com

sirs, ne troublait presque jamais de ses cris lecalme de cette suave demeure.

Après la lecture, Anicée et sa mère, quiavaient le goût de l’ordre dans les choses mo-rales et matérielles, s’occupaient alternative-ment ou ensemble des détails de leur inté-rieur ; elles renouvelaient ou arrosaient lesfleurs choisies qui parfumaient les apparte-ments ; elles ordonnaient le dîner, selon le goûtdes hôtes qu’elles attendaient ; elles écrivaientleurs lettres, elles s’habillaient l’une l’autre.

Julien rentrait. On s’occupait de lui, de sesétudes, de ses plaisirs surtout, dont il étaitbeaucoup plus pressé de rendre compte et dedemander les moyens de renouvellement. Lechevalier de Valestroit, ou quelque autre vieuxami, venait dîner. Anicée allait ensuite s’occu-per du souper et du coucher de Morena. À huitheures, le terme moyen de la réunion était unedizaine de personnes intimes. Une fois dans lasemaine, on rendait des visites dans la jour-

La Filleule 146/659

Page 147: George Sand - Ebooks-bnr.com

née ; une autre fois, on allait au spectacle lesoir.

C’est à cette vie placide et délicieusementmonotone que Stéphen fut associé. Elle sem-blait avoir été faite exprès pour lui. Ce jeunehomme était un étrange composé de mollesseet d’ardeur intellectuelle. Ses facultés, peucommunes par leur précocité, leur variété etleur étendue, le rivaient à l’étude solitaire pen-dant la journée. S’il paraissait y apporter moinsd’acharnement que son ami Roque, c’est qu’ily apportait réellement plus de facilité. Il avaitune mémoire prodigieuse et une rare promp-titude d’assimilation. Il était de ces heureusesorganisations qui n’ont jamais l’air d’avoir tra-vaillé, parce qu’elles n’ont pas besoin de résu-mer leurs conquêtes. Elles en jouissent en si-lence et les possèdent sans les compter. Sa mo-destie excessive ne tenait pas à un effort desa volonté pour rester dans les limites du bongoût. C’était plutôt une langueur naturelle etcharmante qui le préservait du besoin de pro-

La Filleule 147/659

Page 148: George Sand - Ebooks-bnr.com

duire son mérite. Il avait un fonds de poésiedans l’âme qui ne lui permettait pas d’être sys-tématique, et, tandis que Roque voulait toutsoumettre à la règle de l’analyse pour arriver àla certitude, Stéphen trouvait la conviction parune intuition soudaine et sûre qui ressemblaitau génie.

Ce génie humble et caché se suffisait à lui-même tout le temps où il lui était impossiblede vivre par le cœur ; mais dès que le soir ar-rivait, si un obstacle imprévu retardait sa sor-tie accoutumée et sa course rapide du Luxem-bourg aux Champs-Élysées, il se faisait en luiune impétuosité de volonté dont on ne l’auraitpas cru susceptible. Les jours où Anicée et samère allaient au spectacle, il entrait dans unesorte de crise singulière ; il se demandait avecterreur, lui si doux, si patient et si facile à oc-cuper, ce qu’il allait devenir jusqu’à l’heure oùil avait l’habitude de les quitter les autres soirs.Pendant quelques semaines, il avait acheté unecontre-marque pour avoir le droit d’entrer au

La Filleule 148/659

Page 149: George Sand - Ebooks-bnr.com

parterre, de les regarder de loin et d’aller lessaluer un instant dans l’entr’acte. Mais cettemanière de les voir en public le fit souffrir da-vantage, et il y renonça.

Alors il ouvrit sa porte à quelques amis quivenaient causer et fumer, ce soir-là, chez lui.Pour son compte, il causait peu et fumait en-core moins ; mais il les écoutait et s’intéressaità l’échange de leurs idées. Tout ce qui lui eûtparu oiseux ou fatigant en d’autres moments,lui était, à celui-là, plus agréable que la soli-tude la mieux utilisée. Il avait besoin ou des’étourdir, ou de faire un effort pour se rappelerqu’il y avait d’autres êtres sur la terre que lesdeux femmes de la rue de Courcelles.

Roque venait là aussi, les yeux brûlés parle travail, la voix brève et l’esprit tendu, nevoulant pas avouer qu’il avait besoin de cetteheure de repos, et feignant de s’y laisser allerpar complaisance.

La Filleule 149/659

Page 150: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ces petites réunions, dans une chambre en-core trop petite pour les contenir, et où la cir-culation du jeune sang suppléait parfois à l’in-suffisance du combustible, ne manquaient pasd’un certain charme. Les trois ou quatre amisdes deux amis étaient des jeunes gens assezdistingués pour les apprécier. Au milieu de lalégèreté un peu folle de leur âge, l’influencepure de Stéphen, le souffle ardent de Roquefaisaient passer des rayons de poésie ou deséclairs d’esprit. On discutait sur toutes chosesavec chaleur, avec ce mélange d’entêtement,de mauvaise foi et d’ingénuité insouciante quiest propre aux jeunes gens de tous les pays,mais à ceux de France particulièrement.

Quand deux ou trois oisifs de première an-née se trouvaient là aussi, les fréquentes inter-ruptions, les saillies pittoresques, les applau-dissements ou les huées de cet auditoire désin-téressé dans les questions soulevées, brisaientforcément l’obstination passionnée de Roqueet faisaient passer dans la conversation

La Filleule 150/659

Page 151: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’autres courants d’idées que Stéphen aimaitassez à saisir au vol, à fixer par une réflexionjetée comme au hasard, et à livrer à l’analysehachée et variée des autres.

Pendant ce temps, il rentrait dans son si-lence, et, tout en suivant leurs raisonnementsou leurs déraisonnements, il pensait un peu àautre chose. Quelquefois on le priait de jouersur son piano un air du pays qui, comme unebrise rafraîchissante, planait sur ces jeunestêtes ; et cependant on n’écoutait pas. Roque,qui n’avait jamais rien écouté d’inutile, enta-mait une dissertation sur la musique des Chi-nois et des Indiens dans les temps primitifs. Onne l’écoutait pas non plus ; mais on entendaitde chaque oreille le musicien et le savant, et,au milieu de ce bruit de paroles, de cette fu-mée de tabac et de ce décousu d’idées qui flot-taient au-dessus de sa tête, Stéphen s’oubliaitau piano et improvisait sans le savoir, tout enrecueillant quelques bribes de la causerie desautres. Il lui semblait être alors sous les noyers

La Filleule 151/659

Page 152: George Sand - Ebooks-bnr.com

de son village ou sous les chênes de la forêt deFontainebleau, et saisir au loin les sons vaguesde la voix humaine emportée à chaque instantpar les souffles de l’orage.

« Un soir que j’improvisais ainsi, dit Sté-phen dans un fragment que nous nous sommesefforcé de rejoindre par ce qui précède, nousvîmes entrer chez moi une espèce de vieuxSchmuck(2), ancien chef d’orchestre allemand,qui vivait pauvrement à Paris de quelques le-çons. Il demeurait à côté de moi depuis peu detemps : une cloison séparait ma chambre de lasienne. J’ignorais sa profession et son talent,sans quoi, je me serais fait scrupule de trou-bler son repos et d’écorcher ses oreilles. Il futaccueilli par des rires homériques, car il n’yavait rien de plus plaisamment laid que sa fi-gure et son accoutrement, et il arrivait de l’aireffaré d’un homme réveillé dans son premiersommeil, qui demande grâce, vu l’heure indue,et qui menace d’invoquer la haute impartiali-té du portier. Je me levai, prêt à céder à ses

La Filleule 152/659

Page 153: George Sand - Ebooks-bnr.com

trop justes réclamations ; mais il s’agissait ducontraire.

» — Mon cher voisin, me dit-il, vous avezici un ami qui parle fort bien sur la théorie mu-sicale, mais qui parle trop près de la tête demon lit, et qui m’empêche d’entendre les airsque vous jouez. Ces airs champêtres que vousrépétez tous les soirs me sont agréables pourm’endormir, et l’éloquence de monsieur me ré-veille. Si vous vouliez seulement changer lepiano de place, le mettre où monsieur cause, etfaire causer monsieur à la place où vous jouezmaintenant, je serais un voisin heureux et re-connaissant.

» — C’est une épigramme à deux tran-chants ! s’écria Roque. J’agace monsieur avecma science, et tu l’endors avec tes mélodies.

» — Vive le voisin ! il a de l’esprit ! s’écria-t-on autour de moi. Que sa volonté soit faite !mais qu’auparavant il nous joue quelque chose

La Filleule 153/659

Page 154: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’un peu plus neuf que les complaintes ou lesbourrées de Stéphen.

» — Oui, dit le vieillard, je le veux bien, mesenfants. Vous aimez le neuf, n’est-ce pas ? Jevais vous en donner.

» Et, se plaçant au piano, il se mit à joueradmirablement quelque chose de sublime quime jeta dans une extase où je restai plongélongtemps encore après qu’il eut fini.

» Mes amis l’écoutaient avec plaisir et l’ap-plaudissaient avec élan. Sur quoi, Roque se re-mit à disserter, cette fois, sur la musique mo-derne comparée à celle du siècle dernier. Ilavait lu, la veille, un ouvrage critique à ce su-jet, et il nous le résuma avec beaucoup de pré-cision et de clarté. Seulement, il trouva matièreà prouver le raisonnement de son auteur, enfaisant des remarques sur le prétendu motif deBellini que l’Allemand venait de nous servir.

» Je n’écoutais guère, et pourtant, bien queje ne fusse pas assez savant en musique pour

La Filleule 154/659

Page 155: George Sand - Ebooks-bnr.com

deviner l’auteur de cette chose admirable, jesentais si bien que, par sa profondeur et sasimplicité, elle n’appartenait pas à l’école mo-derne, que je ne pus me défendre de hausserles épaules devant les applications de monami. Alors le vieux maître se tourna vers moi :

» — Vous voyez, monsieur, me dit-il, ce quec’est que la prévention sans l’expérience, et lathéorie sans la pratique. Votre ami prétend queces formes-là n’auraient pu être trouvées il ya cent ans, et pourtant je viens de vous jouertout bonnement un choral à trois parties de Sé-bastien Bach.

» Roque s’en alla de fort mauvaise humeur,tous mes amis en riant, et je restai seul avec levieux maître d’harmonie. »

……

Ici s’interrompt encore le fragment, et noussommes forcé d’y suppléer de nouveau. Ce queStéphen oublie ou supprime, c’est ce queM. Schwartz lui dit ce soir-là. Il lui déclara qu’il

La Filleule 155/659

Page 156: George Sand - Ebooks-bnr.com

était un grand musicien et qu’il pouvait devenirun grand compositeur s’il le voulait. Stéphen,qui avait appris de sa mère, à l’âge de huitans, les premiers éléments des règles musi-cales, et qui, depuis, n’avait jamais ouvert uncahier de musique, eut bien de la peine à croireque l’Allemand ne continuait pas à se moquerde lui. D’après son insistance, il pensa que lepauvre diable manquait de leçons, et il allait luiproposer, avec son irréflexion de charité habi-tuelle, de devenir son élève, lorsque Schwartz,comme s’il eût deviné sa pensée, s’écria :

— Surtout ne prenez pas de leçons ! Vousêtes d’une intelligence à étudier tout seul lapartie scientifique ; mais ne demandez jamaisvotre sentiment, votre goût, vos idées à per-sonne. Vous savez l’harmonie ?

— Non vraiment, monsieur, répondit Sté-phen ; c’est tout au plus si je sais qu’il y a unescience pour régler ces lois qui, trop violées,déchirent l’oreille, et, trop observées, refroi-dissent l’émotion.

La Filleule 156/659

Page 157: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Voilà une grande parole ! s’écriaSchwartz. Ah ! monsieur, vous savez ce quec’est que l’harmonie mieux que tous ceux quise sont mêlés de la définir, et vous possédez lapratique sans connaître la théorie. Je me suisbien aperçu de cela en vous écoutant. Vousfaites des fautes d’orthographe musicale quisont d’un grand artiste et que vous auriez ledroit d’imposer comme du purisme si vousétiez auteur célèbre.

— Mes fautes d’orthographe, les voici, ditStéphen en reproduisant sur le piano certainspassages de ses airs du Berry. N’est-ce pas,c’est là ce qui vous étonne et vous charme ?Moi, cela me charme sans m’étonner, parceque mon oreille y est habituée et que mon sen-timent en a besoin. Je ne saurais vous dire lenom de ces accords ; je ne le connais pas. Ilsme plaisent, parce que je les ai entendu faireaux ménétriers de mon pays. Quant à ces tran-sitions, je sais bien qu’elles ne se rencontrentpas dans la musique officielle ; mais elles sont

La Filleule 157/659

Page 158: George Sand - Ebooks-bnr.com

dans la nature, et, comme la nature ne peut pasne pas avoir raison, c’est la musique officielle,la musique légale, si vous voulez, qui a tort.

— Bravo ! s’écria Schwartz.

Et ils causèrent avec passion une partie dela nuit. Stéphen s’était plusieurs fois privé dedîner pour avoir de quoi payer la dernière desplaces aux Italiens les jours où l’opéra étaitselon son cœur. Il avait un grand instinct dubeau, du grand et du vrai dans tous les arts.

La conversation de Schwartz, entremêléede l’exécution de divers courts chefs-d’œuvre,l’intéressa tellement que, dès le lendemain, ilabandonna momentanément toutes ses autresétudes pour se livrer à la lecture de la musique.En peu de jours, ses doigts, qui s’étaient déjàexercés, avec beaucoup d’adresse naturelle etde moelleux instinctif, à exprimer sur l’instru-ment ses souvenirs d’enfance et ses rêveriesauditives, surent rendre la pensée d’autrui. Sesbons yeux prompts, soutenus par une attention

La Filleule 158/659

Page 159: George Sand - Ebooks-bnr.com

surhumaine, parvinrent à lire sans efforts lespartitions et les manuscrits largement griffon-nés que Schwartz mit à sa disposition. Au boutde trois mois, Stéphen lisait à livre ouvert et ilavait lu presque tout ce qu’il y a de beau et debon à lire dans ce qui a été recueilli des œuvresdes maîtres. Il était devenu bon musicien ; ilimprovisait avec plus de liberté morale, avecun sentiment plus étendu qui n’avait pas cesséd’être naïf et individuel.

Schwartz, qu’il avait écouté d’abord avecenthousiasme, l’écoutait à son tour avec ado-ration. Roque n’osait plus disserter devant eux,si ce n’est sur l’inutilité relative de l’art. Sté-phen avait appris incidemment la musique ; ils’était créé une nouvelle source de jouissances,et tous les soirs, en revenant de la rue de Cour-celles, il se racontait son propre bonheur danscette langue de l’imagination et du sentimentque beaucoup de philosophes et de savantscroient vague et creuse parce qu’elle est mys-térieuse et infinie.

La Filleule 159/659

Page 160: George Sand - Ebooks-bnr.com

Un jour, Stéphen, qui, malgré le conseil deSchwartz, ne voulait pas être compositeur demusique, reprit ses études générales et réservases jouissances musicales pour ses heures deloisir. Mais, le soir, il lui arriva un triomphe surlequel il était loin de compter et qui fit entrerson âme dans une nouvelle phase d’ivresse etde joie. Il nous le racontera lui-même.

La Filleule 160/659

Page 161: George Sand - Ebooks-bnr.com

IX

ANCIEN JOURNAL DE STÉPHEN

15 mars 1833.

Elles ont parlé ce soir de partir ! Ellesveulent retourner à Saule dans un mois. Etmoi, que vais-je donc devenir ? Je le savaispourtant, qu’elles passeraient la belle saison là-bas ! et je l’avais oublié à force de ne pas vou-loir que ce fût possible.

Non, elles ne partiront pas, ou je trouveraimoyen de les suivre ; elle me l’a presque dit ;elle ne peut pas vouloir me tromper ; elle par-lait, d’ailleurs, malgré elle… Ah ! c’est là ce quime fait peur : si elle avait réfléchi, elle n’auraitpas dit cela. À quoi pensais-je quand j’ai misune main distraite sur ce piano ? Je ne l’avaisvu jamais ouvert. Je sais qu’Anicée chante un

Page 162: George Sand - Ebooks-bnr.com

peu, mais avec tant de timidité ou de mystère,que ce bel ornement est là comme un meublede parade. J’ai cru qu’on attendait quelque ar-tiste, j’étais curieux d’entendre un beau son.Moi qui suis habitué au petit instrument biencriard de ma pauvre mère, je n’en suis pasmoins avide quelquefois de galoper sur uncoursier plus souple et plus puissant. Avec undoigt, j’interrogeais à petit bruit les dernièrestouches, celles dont est privée mon épinettesurannée.

On a parlé de ce départ ; je n’ai pas tres-sailli, j’espère ; mais ma main droite s’est cris-pée involontairement et un sanglot rapide etsourd s’est échappé de l’instrument trop so-nore.

— Ah ! il joue du piano, il est musicien !s’est écriée madame Marange ; il est capablede tout savoir sans qu’on s’en doute. Allons,dites-nous quelque chose de bon. Tout àl’heure, une jeune parente vient de nous fairesubir, de par sa maman, un rondo si féroce, que

La Filleule 162/659

Page 163: George Sand - Ebooks-bnr.com

nous en avons encore les nerfs agacés. Guéris-sez-nous, si vous êtes médecin. Vous ferez unebonne action.

Clet, qui vient encore de temps en temps,est entré en ce moment. Clet méprise tout cequi ose faire de la musique, parce qu’il professepour la musique en elle-même un culte querien ne peut satisfaire. Il m’a supplié de nepas jouer. Cela m’en a donné envie, ne fût-ceque pour distraire de sa conversation madamede Saule, qui le trouve insupportable. J’ai jouéd’une manière très enfantine une chanson demon pays. Elle a plu à madame Marange. Cleta daigné approuver la modestie de mon choix.

Anicée n’a rien dit du tout.

Là-dessus on est venu lui dire tout bas quel’accordeur était là.

— Il vient trop tard, ce bon Schwartz, a ré-pondu madame Marange. On l’avait demandépour sept heures, il en est neuf, et nous avons

La Filleule 163/659

Page 164: George Sand - Ebooks-bnr.com

avalé le rondo à huit. Priez-le de revenir de-main dans la journée.

Le nom de Schwartz m’avait un peu sur-pris ; mais tous les Allemands s’appellent plusou moins Schwartz, et je n’y pensais plus,quand Anicée dit à sa mère :

— Ah ! maman, c’est cruel de faire revenirce pauvre vieux de la rue de l’Ouest jusqu’ici,pour une besogne qu’il ferait en cinq minutes,si vous le permettiez. Je sais bien que c’estennuyeux d’entendre accorder un instrument,mais nous voilà en si petit comité ! Nous pou-vons passer dans le petit salon et fermer lesportes.

— Tu as raison, a dit madame Marange.Faites entrer ce bon Allemand.

— Il y a donc deux Schwartz dans ma rue ?pensais-je ; car à coup sûr, un homme du talentde mon professeur n’est pas facteur à troisfrancs la course.

La Filleule 164/659

Page 165: George Sand - Ebooks-bnr.com

Comme nous passions dans la pièce voi-sine, on a introduit Schwartz, le vrai Schwartz,l’homme de génie, mon ami, mon maître. Deslarmes me sont venues aux yeux. Je suis rentrédans le salon, je lui ai serré les deux mains.

— Vous le connaissez donc ? a dit Anicée,qui était restée près du piano pour accueilliravec bonté le pauvre vieillard.

— Ne dites pas qui je suis, m’a dit Schwartzen allemand. Que voulez-vous ! la misère faitfaire tant de choses !

La misère ! et je ne le savais pas ! Il manquede leçons et il ne me l’a jamais dit ! Il manquede pain, peut-être, et il me l’a caché avec un or-gueil stoïque !

Je lui ai désobéi. J’ai dit à Anicée :

— Vous demandiez de la bonne musiquepour vous remettre ; laissez-le accorder sonpiano, et priez-le d’en jouer.

La Filleule 165/659

Page 166: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Oh ! je m’en doutais bien, a-t-elle répon-du. Il y a comme cela tant de talents qui secachent ou s’ignorent ! Eh bien, nous resteronsau salon pendant qu’il donnera son accord,afin qu’il ne se sauve pas sans nous avoir char-més.

Madame Marange est rentrée au salon poursavoir ce qui nous y arrêtait. Elle ne quitte passa fille du regard ; c’est la première fois que saprésence m’a fait souffrir entre nous deux. Ja-mais je n’avais désiré de me trouver seul avecAnicée ; mais, ce soir, il me semblait qu’elleavait vu mon effroi, qu’elle devinait ma souf-france et qu’elle me parlerait de ce fatal départpour m’en adoucir la pensée.

Sa mère, en apprenant que Schwartz étaitun grand musicien a compris sa situation.

— Eh bien, nous a-t-elle dit tout bas, de-main il viendra donner des leçons ici. Ce seraun prétexte pour l’entendre souvent, et nouslui donnerons un louis par cachet. Priez-le de

La Filleule 166/659

Page 167: George Sand - Ebooks-bnr.com

rester avec nous pour prendre le thé ; nous leferons jouer ensuite ; et nous aurons l’air denous décider à cause de son talent et non àcause de votre recommandation.

Clet s’était endormi sur le divan du petitsalon ; nous l’y avons oublié. Le chevalier estvenu ; madame Marange a chuchoté avec lui,et il s’est engagé à trouver, en moins de huitjours, deux autres élèves à mon pauvre ami.On a servi le thé. Schwartz avait fini son ac-cord. Anicée lui a sucré elle-même sa tasse.Clet, qui se tue à fumer de l’opium parce quec’est la mode, ne s’est pas éveillé. Le chevalier,qui ne comprend rien à cette mode-là, avait en-vie de le jeter dans le jardin. C’est effrayant, ceque Schwartz a englouti de sandwiches. Je jureque le malheureux n’avait pas dîné ! Peut-êtrea-t-il été empêché devenir chercher ses troisfrancs à l’heure convenue, parce qu’il se seratrouvé mal en route.

Je n’ai rien dit de cela ; mais madame Ma-range, qui devine tout, m’a dit tout haut :

La Filleule 167/659

Page 168: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ce thé, c’est fade pour les jeunes gens.De mon temps, on servait, le soir, une galan-tine et une bouteille de vieux malaga.

— Ma mère a des idées merveilleuses, s’estécriée madame de Saule ; moi qui n’ai pas dî-né ! monsieur Stéphen, à votre âge, on a tou-jours faim, venez me tenir compagnie, et vousaussi, monsieur Schwartz, un peu de complai-sance : c’est si triste de souper seule !

Nous avons passé dans la salle à manger.En un clin d’œil, tout était prêt. Mon pauvreSchwartz croyait rêver. On a eu soin de ne pasle regarder manger et boire. Seulement, ma-dame Marange lui remplissait son assiette etson verre comme par distraction et en nousparlant de l’opéra nouveau et de la séance dela Chambre.

Quand nous sommes entrés au salon,Schwartz ne marchait pas très droit. Il avaitpourtant bu modérément, mais qui sait depuiscombien de temps il ne boit que de l’eau !

La Filleule 168/659

Page 169: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il avait l’œil en feu, et sa laideur n’était plusrisible. Il s’est assis au piano en trébuchantet en s’écriant d’une voix pleine que je ne luiconnaissais pas :

— À nous deux, mon petit, à présent !

Il s’adressait à l’instrument, dont il venaitd’être le manœuvre, et dont il reprenait pos-session en maître. Il a été sublime. Anicée etsa mère ont été transportées. Ah ! comme Ani-cée a compris ! Elle prétend qu’elle n’est pasmusicienne ! C’est possible : elle n’a besoin derien savoir, puisqu’elle sent et devine touteschoses.

Clet s’est éveillé au tonnerre formidablequ’évoquait Schwartz sur le clavier ; il est entrécomme un homme en somnambulisme. Il étaitvivement secoué par le grandiose impétueuxdu vieux maître. Il n’a pas voulu le dire, mais iln’a osé faire aucune réflexion dédaigneuse.

Schwartz, après avoir joué une heure, s’estlevé malgré les réclamations. Il était dégrisé.

La Filleule 169/659

Page 170: George Sand - Ebooks-bnr.com

— En voilà assez, a-t-il dit : je vous feraismal aux nerfs, car j’y ai mal moi-même. Je de-viens bizarre, et je ne suis pas de ceux quicroient être beaux quand ils sont fous. Il fautboire un peu de l’eau pure de la source aprèstout ce malaga. Viens ici, toi, m’a-t-il dit en metutoyant pour la première fois ; joue-leur unefugue de Bach, bien tranquille et bien vraie :tiens, celle que tu disais l’autre soir en rentrant.

J’ai objecté que je ne la savais pas tout en-tière par cœur.

— Tant mieux ! s’est-il écrié ; tu improvise-ras la fin et tu partiras de là pour le pays de tafantaisie.

Clet a pris son chapeau en disant :

— Ah ! l’élève va jouer ! Attends, Stéphen !mon cher ami, je n’écoute jamais les amateurs.

On l’a laissé sortir ; mais il est resté dans lapièce voisine pour m’écouter, afin de se ména-ger une rentrée accablante pour mon amour-propre.

La Filleule 170/659

Page 171: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’ai eu le premier mouvement de vanité quej’aie jamais ressenti. J’ai joué avec audace…Et puis j’ai oublié Clet, et le chevalier, qui nes’amusait pas beaucoup, et Julien, qui rentraitet qui faisait un grand bruit de tasses, etSchwartz lui-même, qui croyait devoir m’en-courager. Je me suis retrouvé seul dans mapensée avec elle. Je lui ai dit en musique toutce que l’âme endolorie et inquiète peut dire àDieu qui veut se retirer d’elle. Par moments, jerevoyais le pâle et doux visage de ma mère,cette ombre lumineuse qui s’attache au rayon-nement de mon étoile. Je me laissais rassureret consoler par elles deux… Mais la nuit se fai-sait autour de moi ; elles s’envolaient ensemblevers l’Empyrée.

J’avais des sanglots dans le cœur… jejouais mal, très mal… je ne suis pas encore sûrdu clavier ; mais j’avais des idées, de l’émotionsurtout. Madame Marange m’a presque em-brassé ; Schwartz m’a embrassé tout à fait. Cletest rentré sans rien dire, pour observer Anicée,

La Filleule 171/659

Page 172: George Sand - Ebooks-bnr.com

qui ne disait rien et me dérobait son visage.J’ai fermé le piano pendant qu’on faisait com-pliment de moi à Schwartz. Alors Anicée s’estpenchée vers moi et m’a dit tout bas, avec desyeux pleins de larmes :

— Stéphen, vous m’avez fait bien du mal ;vous souffrez donc ?

— Vous partez !

— Eh bien, et vous aussi.

Il m’a semblé d’abord que cela voulait dire :« Vous partez avec nous… » Mais, moi aussi,je m’en souviens, j’avais parlé, il y a quelquesjours, d’aller en Berry voir mon père, qu’on medit malade. J’ai rêvé qu’elle me disait de lasuivre… J’ai eu le vertige ! Mais non, elle pleu-rait ! Ô mon Dieu, elle a pleuré pour moi !… Jecrains de devenir fou.

……17 mars.

La Filleule 172/659

Il me semble que sa mère s’inquiète de cequi se passe en moi. Pourquoi donc son regard

Page 173: George Sand - Ebooks-bnr.com

pèse-t-il quelquefois sur le mien comme celuid’un juge sur un coupable ? Ne peut-elle doncplus lire jusqu’au fond de mon âme ? De ceque cette âme est devenue triste, n’est-elle pastoujours aussi pure ? Et si je souffre, si jem’alarme, si je sens que je ne peux pas vivresans elle, que lui importe ?

Si j’étais nécessaire au bonheur d’Anicéecomme elle l’est au mien, sa mère pourraits’inquiéter… et encore !… Si cela était, ne luiconsacrerais-je pas ma vie entière ? Moi quim’attacherais à tous ses pas, rien que parégoïsme, que serait-ce donc si j’étais assez bénidu ciel pour qu’elle invoquât mon dévoue-ment ?

… Hélas ! je suis un enfant ! L’amour s’em-pare de moi avec violence, et je veux encoreme donner le change, me persuader que c’estde l’amitié, qu’on ne doit rien redouter de moi,que je ne dois rien craindre de moi-même. Mon

La Filleule 173/659

Page 174: George Sand - Ebooks-bnr.com

Dieu ! il me semble pourtant que je ne de-mande, pour être le plus calme, le plus satisfaitdes hommes, que de la voir tous les jours, là,dans son paisible intérieur, auprès de sa mère,entourée de ses vieux amis, souriante, affec-tueuse, et ne m’aimant pas plus qu’elle n’aimeMorena ou même la brebis noire.

De l’amour ! est-ce de l’amour que j’ai pourelle ? Je ne sais pas ce que c’est que l’amour,moi ; je suis trop jeune, ou j’ai vécu trop ab-sorbé par ma mère. Le premier jour que j’ai vuAnicée, c’est à ma mère que j’ai songé, c’estsa mère que j’ai regardée. L’amour peut-il exis-ter sans l’espérance du retour ? Et là où il n’ya pas d’espérance, le désir peut-il naître ? Ellem’aime comme son frère. Elle a raison : jel’aime tant, cette sœur-là !

……

La Filleule 174/659

Page 175: George Sand - Ebooks-bnr.com

X

REPRISE DU RÉCIT DE STÉPHEN

……

Si j’avais pu la voir toujours, si sa mèrem’eût invité à la suivre à la campagne, desmois, des ans, la vie peut-être, se fussent écou-lés sans que j’eusse la conscience nette de mapassion. En cela, grâce à Dieu, sa mère setrompa : la meilleure sauvegarde entre deuxêtres parfaitement purs et enthousiastes, c’estle respect, l’espèce de crainte qu’ils s’inspirentl’un à l’autre en se voyant responsables devantDieu de la liberté qu’on leur laisse.

Madame Marange crut devoir nous séparer.Avait-elle lu dans le cœur de sa fille une pré-férence trop marquée pour moi ? Ah ! la plussage des mères est donc imprudente parfois,

Page 176: George Sand - Ebooks-bnr.com

puisqu’elle-même m’avait tendu les bras avectant d’affection et m’avait placé si haut dansson estime ! Elle regardait donc comme im-possible, au commencement, qu’Anicée me vîtavec d’autres yeux que les siens ? Elle oubliaitdonc que sa fille ne pouvait pas m’aimercomme elle, d’une maternelle amitié !

De ce qu’Anicée avait neuf ou dix ans quandje vins au monde, en résultait-il que je fussenécessairement, à vingt ans, un enfant à sesyeux ?

Et d’ailleurs, qu’importe de quel sentimentune femme nous aime, pourvu qu’elle nousaime quand nous l’adorons ? Je suis bien cer-tain que, si madame Marange eût vouluprendre au sérieux les naïves et respectueusesadorations d’Edmond Roque, et qu’elle eûtconsenti à l’épouser, il eût été fier d’être sonmari, et se fût trouvé, grâce à son caractèreà lui, parfaitement heureux tout le reste de savie.

La Filleule 176/659

Page 177: George Sand - Ebooks-bnr.com

La nature a des lois imprescriptibles pourla généralité des êtres ; mais elle produit elle-même tant d’exceptions, elle donne à des en-fants une âme si mûre, à des vieillards un es-prit si ardent ou un cœur si naïf, elle ride desi jeunes fronts, elle respecte si longtemps debeaux visages, qu’on ne doit s’étonner de rien.À plus forte raison faut-il admettre que l’âgene fait pas toute l’expérience, toute la sécurité,toute l’invulnérabilité de l’âme. Je ne me suisjamais senti d’un jour, d’une heure, plus jeunequ’Anicée ; elle a eu des cheveux blancs avantmoi ; à présent, c’est moi qui en ai plus qu’elle ;elle savait lire sans doute avant que je fussené ; moi, à dix ans, j’en savais plus qu’elle àvingt ; et, à vingt ans, j’étais un homme, et jevoyais, je sentais en elle la simplicité, la can-deur angélique, la sainte ignorance d’une jeunefille.

Anicée m’avait dit un mot qui me laissa, jus-qu’au dernier moment, l’espérance de la suivreà Saule pour toute la saison. C’est ainsi que je

La Filleule 177/659

Page 178: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’entendais ; elle l’avait bien compris. La veillede leur départ sa mère me dit :

— Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?

Ce fut un coup de massue pour moi. Jeregardai Anicée d’un air de reproche inexpri-mable. Elle pâlit. Sa mère nous regarda tousdeux. Il n’y eut pas, il ne pouvait pas y avoird’autre explication entre nous. À voir leschoses d’une manière positive, j’étais fou derêver autre chose que l’hospitalité d’une oudeux semaines. Mais moi, je trouvais cesconvenances fausses et lâches. On m’estimaitplus que les autres, j’étais le seul ami jeuneen qui l’on eût et l’on dût avoir une entièreconfiance ; on m’avait donné cette confiancedès le premier jour, et, après six moisd’épreuve, quand on devait être arrivé à la cer-titude, on avait peur d’être jugée tropconfiante, on me sacrifiait à la crainte dequelque jalousie d’entourage ou de quelque im-puissante malveillance. Je me sentais brisé, jefis mes adieux sans amertume. Il me sembla

La Filleule 178/659

Page 179: George Sand - Ebooks-bnr.com

que je n’aimais plus cette mère que j’avais osécomparer à la mienne, et que sa fille, ordinaire-ment si courageuse, en ce moment si craintive,ne méritait plus une si enthousiaste admirationde ma part.

En un instant, sans doute, mon attitude etmon langage exprimèrent la tristesse résignéede cette déception. Anicée, moins maîtressed’elle-même, regarda, à son tour, sa mère d’unair de reproche plein d’anxiété, et comme jesortais, elle s’écria, plutôt qu’elle ne me dit, derevenir à l’heure du départ, le lendemain ma-tin, pour l’aider à prendre ses dernières dis-positions. Je répondis que j’étais à ses ordres,mais d’un air de demi-détachement qui n’étaitpas joué. Je la voyais bien rougir et souffrir deson manque de parole ; mais je voulais qu’elleeût la force de le réparer ouvertement, ou dese repentir avec franchise de l’imprudence desa promesse. Elle m’avait rendu la vie, elle mela reprenait sans motif et sans excuse. Je sen-tis pour la première fois que la douceur de

La Filleule 179/659

Page 180: George Sand - Ebooks-bnr.com

mon tempérament cachait une fermeté réelle,inébranlable. Non, non, je n’étais pas un en-fant !

Je fis beaucoup de réflexions dans malongue course pour revenir à pied chez moi.Schwartz, qui m’attendait toujours jusqu’à mi-nuit, me sauta au cou.

— Cher enfant, cher ami ! s’écria-t-il danssa langue, que j’étais arrivé à connaître pas-sablement, grâce à lui ; mon violon, mon cherviolon, tu sais ! que je voulais vendre cinqcents francs, et dont les brocanteurs ne vou-laient pas me donner deux louis, on mel’achète mille francs !

— Qui cela ?

— Devine.

Et, sans songer à ce qu’il disait, il me remitune lettre que madame Marange lui avait en-voyée dans la soirée, sans me rien dire, et quilui demandait le précieux instrument pour sonfils Julien, en lui envoyant un billet de banque.

La Filleule 180/659

Page 181: George Sand - Ebooks-bnr.com

Puis en post-scriptum, elle ajoutait :

« Voilà mon fils qui est forcé tout d’un coupde partir pour une de nos terres. Comme ilpourrait bien y passer quelque temps, il vousprie de lui garder ce violon jusqu’à ce qu’ilvous le redemande, et de le jouer souvent pourl’entretenir. »

Ces femmes étaient bonnes et d’une délica-tesse exquise. Je leur avais dit que Schwartzcherchait à vendre son violon, mais que, le jouroù il en viendrait à bout, il regretterait amè-rement le fidèle compagnon de toute sa vie.Elles le lui payaient donc avec l’intention bienévidente de trouver prétexte sur prétexte pourl’empêcher de le livrer.

Schwartz était fier, mais facile à tromper.Il ne se doutait pas de la reconnaissance qu’ildevait à ces âmes ingénieuses dans l’art derendre service. Mais il était sûr de son lende-main et heureux de ne pas se séparer de sonviolon. Il en joua toute la nuit.

La Filleule 181/659

Page 182: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’avais espéré me sentir calme. Je ne mesentis que fort. Schwartz m’empêcha de dor-mir : je pleurai ; je pensais à Anicée comme sielle était morte. Je fus exact au rendez-vousqu’elle m’avait donné. La mère et la fille affec-tèrent de me charger de mille commissions, etmême elles me confièrent la surveillance de lamaison de Paris, comme si elles eussent voulume traiter en ami intime devant les autres in-times qui étaient là. Un instant je me trouvaiseul avec madame Marange, et elle s’empressade me parler avec une affection que je ne pusm’empêcher de trouver diplomatique.

— Que je regrette que vous n’ayez pas dixans de plus ! me dit-elle. Vous ne seriez plusforcé de rester ici pour devenir savant, commec’est votre louable et trop juste ambition. Vousviendriez passer tout l’été à Saule, n’est-cepas ?

— Vous croyez, madame, lui répondis-je,que j’ai l’ambition de devenir savant ? Vous meconfondez avec mon ami Roque.

La Filleule 182/659

Page 183: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non pas, non pas, reprit-elle. (Et il mesemblait que toutes ses réflexions étaient faitesà dessein de m’ouvrir les yeux sur ma positionvis-à-vis de sa fille, comme si j’eusse conçuquelque espoir insensé.) Vous devez vouloirêtre savant en conscience. La vie d’un hommeest consacrée d’avance par les dons qu’il a re-çus. Quel dommage pour nous que vous soyezun être si intelligent, et, par là, responsable desa propre destinée ! Que n’êtes-vous un pauvrevieux malheureux comme Schwartz, avec toutce que vous savez de plus que lui ! nous vouseussions emmené pour refaire l’éducation deJulien, et j’eusse été si contente de trouver unprétexte pour garder toujours un ami tel quevous ! Mais vous êtes un fils de famille, et per-sonne n’a le droit de s’emparer de vous. Vousn’avez pas non plus celui de disposer de vous-même.

Elle avait tellement raison que j’en eus dudépit.

La Filleule 183/659

Page 184: George Sand - Ebooks-bnr.com

— J’aurai toujours le droit, lui répondis-je,d’aller herboriser dans la forêt de Fontaine-bleau ; c’est ce qui me consolera un peu devous voir partir.

— J’espère bien que vous viendrez vous re-poser quelquefois chez nous de vos coursesscientifiques, reprit-elle d’un air contraint etpresque froid.

J’avais provoqué mon arrêt. Je ne devaisvenir qu’en visite et le moins possible. Je l’ai-mais mieux ainsi, moi qui voulais connaîtremon sort. C’est dans l’ordre : le bonheur fermeles yeux sur le lendemain, le malheur ne saitpas vivre au jour le jour. J’étais calme commeun martyr. Anicée me sembla plus calme quemoi encore, car, ce jour-là, elle n’était pasmême triste. Ses yeux avaient une expressionque je ne comprenais pas, et dont la tranquilledouceur me faisait parfois l’effet d’une insulte.

Au moment de monter en voiture :

La Filleule 184/659

Page 185: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Venez ici, parrain, me dit-elle, en me pré-sentant la petite Morena. Donnez votre béné-diction à votre filleule.

Et, comme je me penchais sur le berceaupour embrasser l’enfant :

— Stéphen, me dit-elle à voix basse, comp-tez un peu sur l’avenir et sur moi ; notre amitiéest indissoluble.

Je relevai les yeux sur elle, je lus dans lessiens cette sorte d’enthousiasme inspiré qu’elleavait quand elle prenait une résolution géné-reuse qui devait triompher de la prudente solli-citude de sa mère. Je ne sais ce qui se passa enmoi ; je passai de l’abattement à une sorte dejoie pleine de sécurité.

— Merci ! lui dis-je.

Et le chevalier nous sépara. Il partait avecelles.

Hubert Clet et Edmond Roque étaient làaussi. Edmond était venu assez rarement dans

La Filleule 185/659

Page 186: George Sand - Ebooks-bnr.com

le courant de l’hiver, mais, avec les gens qui luiplaisaient, il était ami, et même naïvement fa-milier, dès le premier jour et pour toute sa vie ;il n’avait donc pas manqué de venir faire lesadieux de l’amitié à la dernière heure. Julien,qui restait quelques jours encore à Paris, avaitinvité son ami Clet à déjeuner, et continuait àne pas se douter que ce personnage fût anti-pathique à sa sœur. Mais, chose étrange et quipeint bien la diplomatie maternelle, madameMarange, qui m’avait d’abord retenu dans sonintimité pour écarter ou pour paralyser l’appa-rence de celle de Clet, avait cessé de repousserce dernier dès le moment où il lui avait sembléque la mienne pouvait devenir dangereuse.

Dès que la voiture qui emportait mon âmeet ma vie eut disparu, Julien exigea que nousvinssions déjeuner tous les trois avec lui au ca-fé de Paris. J’aurais voulu être seul ; mais Cletm’observait d’un air narquois et j’avais à fairebonne contenance. Je me laissai emmener.

La Filleule 186/659

Page 187: George Sand - Ebooks-bnr.com

Roque avec sa cravate blanche et ses lu-nettes d’or fit sensation au café de Paris. Jevis fort bien les sourires moqueurs des jeunesdandys, dont il frôla un peu gauchement lestables, et je devinai les mots dits tout bas àJulien par quelqu’un d’entre eux. Cette figurede jeune pédant les divertissait. On ne me re-garda pas. Je vis par là que j’avais l’air detout le monde, et j’en fus bien aise. J’aurais puêtre ridicule sans m’en douter, et, ce jour-là,pour la première fois, j’en aurais souffert. Celuique madame de Saule aimait comme son frèren’avait pas le droit de faire rire, même les en-fants ; quant à Hubert Clet, il connaissait toutle monde, tout le monde le connaissait. Il étaitlà chez lui. Ayant de la fortune, de l’usage, del’élégance, et de l’esprit par-dessus le marché,il était tenu en grande estime par la jeune fa-shion parisienne.

Notre déjeuner fut gai. Rougissant, je crois,un peu de son pédant, Julien avait demandé unsalon pour nous quatre. Mais Roque fut extrê-

La Filleule 187/659

Page 188: George Sand - Ebooks-bnr.com

mement spirituel, et, contre son habitude, nul-lement fatigant ; voué par goût et par systèmeà une grande sobriété, mais parfaitement dis-trait, il se grisa dès le premier service. Il s’enaperçut lui-même, et, nous déclarant qu’il setrouvait dans un état de réplétion et d’ébriété fortdélectable, il fut étincelant d’érudition satiriqueet, lui le plus chaste des hommes, de gravelurepantagruélesque. C’était son fait, au reste, deparler de tout ex professo, sans avoir jamais uséde rien.

Clet fut fort triste, dès qu’il se vit écrasé parla verve d’un homme dont il s’était promis defaire un plastron.

Julien, qui était frivole comme un enfantriche et comblé, mais bon comme sa mère, aufond, et généreux comme sa sœur, donna lesmains joyeusement au triomphe de Roque.

Clet, que le vin ne pouvait égayer, devintnerveux et tourna à l’irritation.

La Filleule 188/659

Page 189: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il me serait impossible de dire par quel che-min de traverse nous nous trouvâmes arrêtésface à face, lui et moi, dans une impasse deplaisanteries assez aigres de sa part, un peudures de la mienne. J’étais parfaitement desang-froid, et s’il était ivre, il le paraissait sipeu, que je ne pus tolérer ses sarcasmes.

Son animosité contre moi datait déjà deloin. Il avait su la contenir jusque-là. J’auraisdû me dire peut-être qu’il était sérieusementépris, puisqu’il souffrait, et que ce malaise de-mandait quelque indulgence de ma part. Maisil dénigrait si ouvertement pour moi l’objet demon culte, que je perdis patience et le blessaiplus que je ne voulais.

Roque faisait tant de bruit que nous eûmesle malheur de pouvoir nous dire, sans être en-tendus, tout ce que la présence et l’attentionde Julien nous eussent forcés de refouler bienavant. Quand on se leva de table, Hubert Cletm’avait provoqué tout bas. Julien remarquaque tous deux nous étions pâles. Roque décla-

La Filleule 189/659

Page 190: George Sand - Ebooks-bnr.com

ra que c’était la densité nébuleuse de la fuméedes cigares qui nous faisait paraître ainsi, etil sortit pour promener gaiement les fuméesde son vin sur les boulevards. Je vis bien quesa cravate blanche un peu relâchée, son grandchapeau rejeté en arrière et ses yeux myopesbrillant derrière ses lunettes posées de traverstaisaient retourner les passants ; je le remme-nai dans notre quartier latin.

Le lendemain, j’étais au bois de Boulogneavec lui, attendant Hubert Clet, qui y arrivabientôt, escorté de son témoin. Il n’avait puchoisir Julien, et pour cause : le sujet de notrequerelle et notre querelle elle-même devaientlui être soigneusement cachés.

Je ne m’étais jamais battu, comme on peutcroire. Clet, qui vivait dans le monde et qui af-fichait l’esprit frondeur, avait eu déjà une af-faire. Il était d’un calme magnifique et s’y com-plaisait comme un acteur qui joue un rôle dansses moyens. Je n’avais rien à affecter. Je n’aijamais su si j’avais du courage, mais il ne me

La Filleule 190/659

Page 191: George Sand - Ebooks-bnr.com

semble pas qu’il en faille pour risquer sa vieau bout d’un pistolet ou d’une épée, quand elleest toujours en risque, à tous les moments denotre éphémère et fragile existence. Roque, quim’aimait certainement autant que lui-même etqui eût souhaité se battre à ma place, avait au-tant de sang-froid que moi, ce qui était beau-coup plus méritoire.

Le témoin de Clet était un professeur émé-rite d’affaires d’honneur qui, à vingt-cinq ans,prenait les airs d’un patriarche du coupe-gorge. Il voulut d’abord essayer d’arranger l’af-faire, et me demanda, dans la forme classique,si, en traitant M. Clet de fat impertinent, j’avaiseu l’intention de l’offenser personnellement.

Je répondis qu’à coup sûr j’avais eu l’inten-tion de lui prouver son impertinence et sa sot-tise, et que je persistais dans ce sentiment, àmoins qu’il ne convînt lui-même de son tort etne le réparât en rétractant les sottises et les im-pertinences qu’il m’avait dites.

La Filleule 191/659

Page 192: George Sand - Ebooks-bnr.com

C’était au tour de Roque d’aller demander àClet s’il avait eu l’intention de m’offenser. Il s’yprit plus simplement et lui dit :

— Vous avez traité mon ami de tartufe devillage et de petit don Juan de mansarde. C’estpeut-être drôle, mais nous ne voulons pas enrire. On vous a répondu sans amphibologie quevous étiez un fat et un impertinent ; vous avezdemandé à vous battre, nous voici ; que déci-dez-vous ?

Le témoin de Clet trouva le procédé irrégu-lier, et après, dix minutes de pourparlers trèsinutiles, où le témoin nous donna à tous troisde fortes envies de rire, nous fûmes placés,Clet et moi, en face l’un de l’autre. Nous ti-râmes ensemble. Clet me logea une balle dansles côtes. Je lui cassai un bras. L’honneur étaitsatisfait. Ma blessure n’était pas très grave. Laballe fut aisément extraite. Je ne souffris pasde manière à perdre le courage ou la connais-sance un seul instant. Sans être d’une appa-rence robuste, j’ai dans le sang un peu de la

La Filleule 192/659

Page 193: George Sand - Ebooks-bnr.com

force tranquille du paysan berrichon, je ne suispas très sensible à la douleur.

Clet fut plus malade que moi. Son organi-sation nerveuse, déjà très excitée par un ré-gime absurde, lui occasionna de violents accèsde fièvre, et l’enflure du bras fut fort tenace.Roque le vit souvent de ma part, et lui renditson estime en voyant que, reconnaissant sontort, il tenait fort secrets notre duel et sa cause.

J’étais au lit depuis trois jours, encore assezmalade et affaibli par l’opération, lorsque je re-çus une lettre de mon père qui m’annonçaitde grosses pertes de bestiaux, et m’engageait àvivre de mon travail, sans compter davantagesur son assistance.

Cette contrariété me parut d’abord peu dechose ; mais ce manque de parole et le tonfroid et presque dur de la lettre m’affectèrentbeaucoup. Mon pauvre père, lui, si loyal etsi bon, il me retirait même la jouissance dumince héritage de ma mère, et il m’abandon-

La Filleule 193/659

Page 194: George Sand - Ebooks-bnr.com

nait à mes propres ressources sans me donnerle temps d’aviser.

Ce n’est pas du jour au lendemain qu’ontrouve une occupation, si misérable qu’ellesoit. J’avais contracté quelques obligations, ence sens que j’avais attribué d’avance, sur lestermes de ma modique pension, deux petitessommes au payement des dettes d’un ami en-core plus gêné que moi. J’étais donc forcé delui manquer de parole à mon tour, et on a simauvaise grâce à accuser ses parents, que si jen’eusse été hors d’état de me mouvoir, j’auraispris des crochets ou un fiacre à conduire, plu-tôt que d’en venir à cette honteuse excuse.

La Filleule 194/659

Page 195: George Sand - Ebooks-bnr.com

XI

Je quittai mon lit pour me mettre en quêted’un emploi ; mais il me fallait, pour entrerdans une industrie quelconque, un répondantconnu des industriels, et je n’en connaissais au-cun, ne voulant pas invoquer l’appui de Clet etde sa famille.

Pour occuper une fonction dans le gouver-nement, si obscure qu’elle fût, il me fallait destitres ou un surnumérariat. J’aurais pu donnerdes leçons, être répétiteur dans un collège, ouseulement maître d’études. Pour tout cela, ilme fallait des protecteurs, des connaissances.J’avais vécu trop seul, et pour rien au monde jen’aurais voulu m’adresser à madame Marangeou à sa fille, par conséquent, à aucune per-sonne de leur entourage.

Page 196: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je vis quel affreux métier est celui de sol-liciteur. Je le fis avec courage et sans vouloirme sentir atteint d’une humiliation, ni blesséd’aucune méfiance. Si on était peu accessiblepour le malheur, c’était la faute du genre hu-main, qui apparemment pullule de malheureuxlâches et fourbes.

Cependant la détresse arrivait avec une ef-frayante rapidité. J’écrivis à mon père pour luidemander trois mois de répit, lui remontrantavec soumission que c’était le temps néces-saire pour trouver à me caser. Il ne me répon-dit pas. J’ai su plus tard qu’une main avide etcruelle avait supprimé ma lettre.

Roque eût partagé sa chambre et son painavec moi ; mais je l’aurais gêné dans sesétudes, et, en acceptant son assistance, jel’eusse empêché d’acheter des livres et des ins-truments ; car il apprenait en ce moment lamédecine et la chirurgie, et je savais qu’il seprivait souvent de manger pour se procurercette satisfaction. Autant valait lui demander

La Filleule 196/659

Page 197: George Sand - Ebooks-bnr.com

sa vie que ses moyens de développement intel-lectuel. Je lui cachai ma position.

Mon bon Schwartz commençait à retomberdans la misère. Il avait naïvement confié sesmille francs à un compatriote qui les lui avaitemportés. La goutte l’avait pris, et, après devains efforts pour descendre son escalier, ils’était vu forcé d’interrompre ses leçons dès ledébut. Rien ne fait plus de tort à un malheu-reux que de commencer par être malade. Onl’avait remplacé au bout de quinze jours.

Je n’avais ni le temps ni la force d’aller don-ner un coup d’œil à la maison de la rue deCourcelles ; par conséquent, je n’avais pas l’oc-casion d’écrire à Saule. Mon silence étonna etinquiéta. On envoya Julien savoir de mes nou-velles. Il vint deux fois sans me trouver et écri-vit que je me portais bien, puisque j’étais tou-jours dehors. Puis il partit lui-même pour re-joindre sa mère et sa sœur.

La Filleule 197/659

Page 198: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ma blessure était guérie, malgré le peu desoin que j’en avais pris ; mais ma force, quin’avait pas eu le temps de revenir, commençaità m’abandonner tout à fait. Parfois j’éprouvaisdes faims dévorantes que je n’avais pas lemoyen de satisfaire. D’autres fois, j’éprouvaisun dégoût invincible pour les aliments. Un jourje dépensai pour mon déjeuner et celui deSchwartz ma dernière pièce de monnaie. Jesortis en me disant qu’il fallait trouver du tra-vail ce jour-là, ou avouer ma misère à monpauvre Roque.

Je courus tout le jour ; je rentrai sans suc-cès et sans espérance. Le lendemain, je voulustenter encore une journée de démarches avantde me risquer à de tristes aveux. Je sortis àjeun, je rentrai de même, sans plus de succèsque la veille.

J’avais vendu ou engagé au mont-de-piétémes pauvres hardes. Il ne me restait que les re-liques de ma mère, au milieu desquelles j’allais

La Filleule 198/659

Page 199: George Sand - Ebooks-bnr.com

mourir d’inanition plutôt que d’essayer d’en ti-rer un dernier morceau de pain.

Je me décidai à écrire à Roque queSchwartz avait faim et que je n’avais plus rienà partager avec lui. Je portai ma lettre à la pre-mière boîte, ne me sentant pas la force d’al-ler jusque chez mon ami, qui demeurait auprèsde l’Observatoire. Je remontai avec peine mescinq étages, j’entrai doucement chez Schwartz.Il dormait. Je savais que le piano ne le ré-veillait pas. Je me mis à jouer très doux ladernière chanson rustique que j’avais entenduchanter à ma mère. Je sentis un grand calmesuccéder aux battements précipités de moncœur. La sueur se refroidit sur mon front. Ladernière goutte d’huile s’épuisa dans la lampe.Je m’en aperçus à peine, tant mon regard étaitdéjà troublé ; puis je ne sentis plus rien : mesmains se roidirent sur le clavier, ma tête tombasur le pupitre ; il me sembla que je m’endor-mais pour toujours. Je distinguai encore faible-

La Filleule 199/659

Page 200: George Sand - Ebooks-bnr.com

ment l’horloge du Luxembourg, qui sonnait dixheures ; puis je devins complétement inerte.

Quand je revins de cette défaillance, je visautour de moi des fantômes qui me firentcraindre de n’avoir échappé à la mort que pourarriver à la folie. Anicée et sa mère étaientprès de moi ; elles me parlaient avec tendresse,elles me prodiguaient les plus doux soins.Schwartz et le chevalier de Valestroit allaientet venaient dans la chambre. Je vis confusé-ment des fioles, des tasses. On m’avait faitprendre quelque cordial, car je me sentais rani-mé ; mais je ne comprenais pas encore.

Je fus très longtemps avant de me rendrecompte de rien. On me fit lever, on m’aida àdescendre l’escalier, on me mit en voiture ; jeme laissai conduire comme dans un rêve. Jene me retrouvai moi-même que dans la mai-son de la rue de Courcelles, devant un souperde famille, où Schwartz était assis. Les chosesse passaient pour nous deux comme elless’étaient passées deux mois auparavant pour

La Filleule 200/659

Page 201: George Sand - Ebooks-bnr.com

lui seul. On nous disait qu’on avait faim, et onnous priait de manger par complaisance.

La mémoire de cette soirée me revint entiè-rement, et je sentis la honte de la misère m’ac-cabler jusqu’à la douleur. Le bon Allemandétait si facile à tromper qu’il trouvait l’explica-tion de madame Marange toute naturelle. Elleétait venue à Paris avec sa fille pour y passerdeux jours. Étonnée d’apprendre de ses gensqu’on ne m’avait pas revu depuis son départ,elle avait envoyé le chevalier savoir si j’étaismalade. On lui avait dit que j’étais sorti, maisque je n’étais pas rétabli d’un accident qu’onattribuait à une chute. Cette réponse l’avaitsurpris ; il avait pensé que j’étais fort mal etque je ne voulais pas recevoir. Il n’avait oséforcer ma porte. Il en avait été grondé par ma-dame Marange et sa fille, qui étaient montéesen voiture à dix heures du soir, ne voulant pasrester toute la nuit dans l’inquiétude. On lesavait laissées monter. Elles m’avaient trouvéévanoui. En revenant à moi, j’avais accepté de

La Filleule 201/659

Page 202: George Sand - Ebooks-bnr.com

venir souper avec elles pour partir le lende-main avec elles pour la campagne ; car il étaitévident que j’avais besoin de me remettre et deme reposer de mon travail.

Tout ce récit était exact ; mais la vérité n’enétait pas complète, je le sentais. On feignaitd’ignorer que je me fusse battu en duel et quela misère fût la cause de ma rechute. Je voyaisbien qu’on me trompait, que le portier de mamaison avait été plus explicite avec M. de Va-lestroit, ou que Schwartz lui-même, réveillé ensursaut par la visite des deux femmes, leuravait tout avoué sans s’en douter.

Je sentais la pitié de la mère peser sur moicomme une humiliation, l’inquiétude de la fillecomme un doute : la première devait se direque j’étais trop obscur, trop pauvre, pour deve-nir jamais un égal ; la seconde, que je n’avaispas assez de courage physique et moral pourdevenir un appui. La fatalité de mon malheuret le sentiment de ma faiblesse me navrèrent.Je m’étais senti assez fort naguère pour être le

La Filleule 202/659

Page 203: George Sand - Ebooks-bnr.com

fils, le frère et l’ami de ces deux femmes, et voi-là qu’elles m’apportaient chez elles comme unmalade et me donnaient à manger comme à unpauvre.

Ces réflexions succédèrent rapidement àmon atonie, et je fondis en larmes, nouvellepreuve de faiblesse qu’il me fut impossible deleur dérober.

Madame Marange me prit la tête dans sesmains avec une bonté indicible, tandis qu’Ani-cée prenait les miennes et les caressait presquecomme celles d’un enfant que l’on veut conso-ler ; puis, tout en me dorlotant de la sorte,elles dirent au chevalier, qui ne devinait pascomme elles ma pensée, que c’était une crisenerveuse dont il ne fallait pas s’étonner aprèsmon évanouissement, lequel n’était lui-mêmequ’un état nerveux.

J’eus bien de la peine à retenir mes san-glots, je suffoquais. Madame Marange, crai-gnant une crise plus forte, sortit pour me cher-

La Filleule 203/659

Page 204: George Sand - Ebooks-bnr.com

cher de l’éther. Le chevalier prit une bougiepour l’accompagner. Schwartz, que ses ro-bustes instincts physiques dominaient toujoursun peu, et qui mangeait, comme les loups, unjour sur quatre, avait la vue plongée dans sonassiette. Anicée, qui était restée debout près demoi, passa ses bras autour de ma tête, l’attiracontre son cœur avec une effusion angélique,et mit son mouchoir sur mes yeux pour essuyermes larmes. Ma fierté fut vaincue par cettesainte caresse. Je sentis la sœur et la mèredans le sein de la femme, ces types sacrésqu’aucun autre genre d’amour n’efface dans lesâmes complètes. Mes larmes coulèrent plusdouces ; elles se tarirent dans la batiste em-baumée de ce mouchoir, qu’elle me laissa gar-der, couvrir de baisers et cacher dans mon seinquand sa mère rentra.

On me trouva mieux. Le bon chevalier ré-péta à plusieurs reprises : « Ça ne sera rien, »comme on dit à un enfant qui s’est fait unebosse à la tête. Madame Marange me prescrivit

La Filleule 204/659

Page 205: George Sand - Ebooks-bnr.com

de manger, prétendant que mon médecin avaitdû me mettre à la diète, parce que c’était lamode, mais que l’abus de ce système tuait lesmalades plus que le mal. Chaque ménagementinventé par elle pour sauver mon orgueil merévélait sa bonté et mon humiliation. Mais déjàje ne sentais plus l’une et je m’abandonnai àl’autre. Je fis un effort pour lui obéir ; maisj’avais une autre organisation que celle deSchwartz, et plusieurs jours se passèrent avantque je pusse manger sans dégoût et sans souf-france.

Il était deux heures du matin quand je merendis compte du temps écoulé. Je voulus meretirer avec Schwartz. Madame Marange nousdit que, puisque nous devions partir tous deuxavec elle et sa fille à dix heures le lendemain,nous coucherions, ainsi que le chevalier, dansle pavillon de son jardin. On avait tout préparépendant le souper. J’étais vaincu par la fa-tigue ; je dormis quelques heures, et quand,selon mon habitude, je m’éveillai au jour, le

La Filleule 205/659

Page 206: George Sand - Ebooks-bnr.com

chant des merles et des pinsons qui peuplaientle jardin me causa la douce illusion de la cam-pagne. Ma tête était encore si faible, que je fusquelque temps à comprendre où j’étais réelle-ment, et quelles circonstances imprévues m’yavaient amené.

Alors ma honte me revint, en dépit du mou-choir d’Anicée, qui était là sous mon chevet, etque je pressai sur mon visage comme pour eneffacer la rougeur. Mais comment ne pas rougirde rentrer ainsi chez elle en nécessiteux, moiqui, en voulant la suivre, avais été fier de l’idéede lui sacrifier toute ma vaine science et toutmon avenir intellectuel !

— Non ! non ! m’écriai-je en me jetant horsde ce lit moelleux où j’avais été déposé commepar le Samaritain de l’Évangile. Je n’accepteraipas leurs bienfaits ! Ce n’est pas ainsi que jeveux faire fléchir la rigueur de ma destinée. Jesuis trop jeune de dix ans, voilà mon tort. Ilfaut que je le répare par une volonté surhu-maine.

La Filleule 206/659

Page 207: George Sand - Ebooks-bnr.com

Mon parti fut bientôt pris. J’écrivis à ma-dame Marange :

« Vous l’avez deviné, mon secret, je n’ai pasbesoin de vous le dire. J’en conviens avecvous. Vous savez que je ne le lui ai jamais dit, àelle ; car vous lisez dans son cœur, et j’espèreque vous estimez un peu l’honnêteté du mien.

» Vous voulez qu’elle se marie, je l’ai bienvu. Vous ne repoussez pas d’auprès d’elle leshommes de quarante ans qui ont du mérite.C’est elle qui les refuse au bout de deux entre-vues. À la première, c’est l’autorité qu’elle vousconcède ; à la seconde, c’est son droit qu’ellereprend.

» Vous ne tenez ni à la naissance ni à la for-tune. Vous êtes d’origine plébéienne. Vous êtesassez riche, et, d’ailleurs, votre esprit est tropélevé, votre âme trop noble pour ne pas préfé-rer l’honneur et la vertu à toutes choses.

» Mais vous vous méfiez de la jeunesse. Enthéorie, vous avez raison. Je vous ai souvent

La Filleule 207/659

Page 208: George Sand - Ebooks-bnr.com

entendue blâmer les amours disproportionnéssous le rapport de l’âge. Vous disiez qu’unefemme du vôtre est vieille et qu’un époux detrente-cinq ans est encore un jeune homme.J’ai bien tout compris, rien ne m’inquiétait ;vous l’avouerai-je, je ne prenais rien de celapour moi.

» Vous n’avez pas voulu admettre d’excep-tion en ma faveur, force m’a été de com-prendre. Pourquoi donc me ramenez-vous au-jourd’hui ici ? Parce que la maladie et la dé-tresse m’ont fait si petit devant la pitié, quevous ne me craignez plus !

» Ange de bonté, je baise vos mains bien-faisantes et je pars ; je veux pouvoir emporterde chez vous l’espérance. L’espérance de mé-riter votre confiance absolue, oui, je l’ai, mal-gré vous et malgré moi. Quoiqu’il arrive, je se-rai votre fils par la volonté, par le dévouement,par le respect, par la soumission, par la ten-dresse.

La Filleule 208/659

Page 209: George Sand - Ebooks-bnr.com

» P.-S. – Retenez le pauvre Schwartz ; faites-lui faire des chemises et des habits ; donnez-luipeu d’argent à la fois. C’est un enfant, lui, et ila soixante ans, madame ! »

Je cachetai cette lettre, je la mis en évi-dence sur la table, et, avant que personne fûtencore éveillé dans la maison, je gagnai la rueet allai droit chez Roque.

Il venait de recevoir ma lettre. Il m’ouvritses bras en me faisant de vifs reproches de matrop longue discrétion.

— Eh bien, lui dis-je, ce n’est plus Schwartzqui meurt de faim, c’est moi. Je ne suis passeulement gêné, je suis réduit à la dernière ex-trémité.

Et je lui racontai tout ce qui s’était passéla veille. Il m’approuva et me remercia mêmede mon courage, comme si je l’avais eu à sonintention. Puis il me sauva d’emblée, en meprocurant de quoi vivre. On lui proposait unmince emploi au jardin des Plantes, celui de

La Filleule 209/659

Page 210: George Sand - Ebooks-bnr.com

préparateur et de conservateur d’objets d’his-toire naturelle, à douze cents francs d’appoin-tements. Plus hardi et plus confiant que moi,Roque avait déjà des protections ; mais il avaitde quoi continuer ses études à son gré, moyen-nant un régime d’existence stoïque, et il nevoulait pas sacrifier son temps à gagner sa vie.

— Puisque tu en es réduit là, me dit-il, ac-cepte cet emploi, que je me fais fort de pouvoirte céder. Tu auras tes soirées libres pour teschères études incidentes, et ailleurs nous tetrouverons mieux avec le temps. Seulement,plus de projets de promenades dans la forêt deFontainebleau, du côté de certaine résidence ;plus de soirées d’hiver dans un petit salon do-ré, où l’on voit deux bien charmantes femmes,mais où l’on dépense plus que l’on acquiert ;plus d’interminables improvisations la nuit,plus d’amour absorbant et de dithyrambes auclair de la lune.

J’étais résigné à tout, sauf à ne point aimer,puisque c’était dans cet amour que je puisais

La Filleule 210/659

Page 211: George Sand - Ebooks-bnr.com

mon courage. Au bout de trois jours, j’étais ins-tallé au cabinet d’histoire naturelle, dans unpetit laboratoire où j’empaillais des oiseaux.J’avais souvent fait cette besogne à la cam-pagne pour mon plaisir, et j’y étais fort adroit.

Mon apprentissage fut donc un morceau deréception qui me valut de grands éloges : onme trouva propre à plusieurs autres soins, et,au bout de trois mois, sans aucune réclamationde ma part, mes appointements furent portés àdeux mille francs.

J’étais riche ! j’avais des habits et des che-mises que personne ne m’avait donnés ; jen’avais pas été forcé de rendre le petit piano dema mère, auquel je tenais comme Schwartz te-nait à son violon. Il me restait, grâce à l’atten-tion et à la prestesse avec lesquelles j’expédiaisma besogne, six heures par jour pour travaillerà ma fantaisie (de six heures à minuit). J’endormais six. J’en consacrais dix à mon emploi.

La Filleule 211/659

Page 212: George Sand - Ebooks-bnr.com

Un jour, on m’annonça une nouvelle quime remplit d’orgueil et de joie. On me donnaittrois mois de liberté pour faire, au profit du ca-binet, une exploration scientifique dans la forêtde Fontainebleau. Il fallait remplacer certainsindividus précieux qui s’étaient détériorés auxcollections. Je partis ivre de bonheur, et j’allaiplanter ma tente, pour commencer, à la mai-son Floche.

La Filleule 212/659

Page 213: George Sand - Ebooks-bnr.com

XII

Je trouvai mes vieux amis en bonne santé,et l’accueil qu’ils me firent me toucha vive-ment. Tous deux pleuraient de joie et m’appe-laient leur enfant. Ils se réjouissaient de monbien-être comme s’il leur eût été personnel. Jepassai huit jours dans la région d’Avon, biendécidé à ne pas goûter le bonheur d’aller àSaule avant d’avoir commencé ma mission etde m’être mis en mesure de la continuer sansinterruption après ma première visite.

Au bout de la semaine, je pus donc me pré-senter. Cette fois, j’étais encore revêtu de lablouse, comme lorsque j’avais fait ma premièreentrée. Mais ce n’était plus par pauvreté que jeme montrais ainsi. Je portais le costume, l’uni-forme, si l’on veut, de mon emploi.

Page 214: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’arrivai à l’improviste et j’entrai par leparc, dont je connaissais les issues dérobées.C’était la même époque, à peu près, que cellede l’année précédente. La chaleur était encorebonne à savourer, les arbres pliaient sous lesfruits, les jardins revêtaient cette seconde pa-rure de l’arrière-saison qui, pour être moinsluxuriante que celle du printemps, n’en est queplus coquette et plus soignée.

Au détour d’une allée de bosquet qui abou-tissait à la pelouse, je me trouvai tout à coupface à face avec Anicée. Elle était assise sur unbanc et lisait à l’ombre, pendant qu’à vingt pasd’elle, Morena, sous l’œil de sa bonne, jouaitsur l’herbe avec son ex-nourrice, la brebisnoire. Morena était sevrée.

Anicée, en me voyant, ne put retenir un cri.Elle laissa tomber son livre, accourut dans mesbras et me baisa sur les deux joues avec l’effu-sion d’une sœur. Puis elle rougit après, ne sutme rien dire, se rassit sur le banc en me faisantsigne de m’asseoir auprès d’elle, et là, devenue

La Filleule 214/659

Page 215: George Sand - Ebooks-bnr.com

tremblante, elle fit de vains efforts pour retenirses larmes.

J’eus peur d’abord ; je n’osais croire à tantde bonheur. Je pensai qu’un malheur était ar-rivé dans la famille, ou qu’il lui était interditpar sa mère de me recevoir… ou enfin qu’elles’était laissé fiancer à un autre que moi.

Il n’y avait rien de tout cela ! Justice et bon-té du ciel, j’étais aimé ! Aussitôt que je l’euscompris, je cessai mes questions et ne deman-dai pas même la cause de ces larmes qui merendaient si fier. Elle avait pleuré deux foispour moi, une fois de douleur et une autre foisde joie. Quel plus naïf aveu pouvais-je exiger ?Je n’ai jamais compris qu’un homme osât arra-cher à la femme qu’il veut aimer toute sa vieune caresse ou un mot qui l’engage prématu-rément. C’est froisser la pudeur de l’âme, c’estvioler la conscience. Jusqu’à l’hymen completdes âmes, celui qui veut être véritablement ai-mé doit respecter la liberté et laisser grandirla confiance. Insensé celui qui croit avoir les

La Filleule 215/659

Page 216: George Sand - Ebooks-bnr.com

droits du maître parce qu’il a surpris un mo-ment d’émotion et arraché ce mot : « Je vousaime, » après lequel la femme ressent parfoisencore plus de peur de l’avoir dit qu’elle n’aéprouvé d’entraînement à le dire.

Non, non, je ne voulais pas l’obtenir ainsi !je voulais laisser venir un jour où elle me le di-rait, sans pâlir et sans trembler, avec de la joiedans l’âme et de la sérénité dans le regard.

Sa mère vint nous joindre et me montraune affection sincère. Dès les premiers mots,elle fut aussi franche avec moi qu’elle avait étéprudente ; car, Anicée nous ayant quittés uninstant pour aller me chercher ma filleule, quis’était éloignée avec la bonne, elle me dit enme regardant tout droit dans les yeux et en metenant les deux mains :

— Non, vous n’êtes pas un enfant. Vousêtes un homme de bien, et vous serez unhomme de mérite. Je n’ai jamais dit non, moi !à présent je ne dis pas oui, cela ne dépend pas

La Filleule 216/659

Page 217: George Sand - Ebooks-bnr.com

de moi. Je tiens à ce que vous ne croyiez pasque j’abuse de mon influence et de mon autori-té. Mais je suis mère avant tout, et je dois dé-sirer que le temps consacre la confiance et l’af-fection.

— Dix ans, s’il le faut ! m’écriai-je en lui bai-sant les mains avec ardeur.

— Hélas ! dit-elle en souriant avec tristesse,dans dix ans, elle en aura quarante !

— En eût-elle cinquante ! répondis-je avecune fermeté qui frappa madame Marange etdont elle m’a avoué depuis avoir subi l’in-fluence plus qu’elle ne voulait.

Morena, qui marchait déjà seule, avec despieds d’une adresse singulière, malgré leur pe-titesse phénoménale, vint m’embrasser sans sefaire prier. Sa précocité était quelque chosede remarquable et dont je fus même un peueffrayé sans oser le dire à sa mère adoptive.Elle parlait déjà d’une voix claire et avec uneprononciation nette. Son vocabulaire était du

La Filleule 217/659

Page 218: George Sand - Ebooks-bnr.com

double au moins plus étendu que celui des en-fants de son âge. Ses traits aussi se dessinaientprématurément, et la beauté s’y faisait en dépitde la gentillesse. Quoique très brune, ellen’avait rien dans les cheveux, dans le type etdans la peau, qui ne fût acceptable à la race eu-ropéenne.

— La mère Floche avait raison, pensai-je,elle est fille d’un chrétien d’Espagne.

Anicée l’aimait trop. Elle se faisait son es-clave avec un élan et une imprévoyance qui ré-vélaient chez elle des sources d’intarissable dé-vouement. Si je l’eusse écoutée, j’aurais gâtéma filleule, et plusieurs fois elle me reprochad’être trop sévère. Un jour même, elle me ditpresque tristement que je ne l’aimais pas assez.J’ai compris, j’ai su, depuis, que, se regardantdéjà comme ma femme, elle voulait que je mecrusse le père de cet enfant que je lui avaisdonné et pour lequel aussitôt elle s’était sentides entrailles de mère.

La Filleule 218/659

Page 219: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je revins plusieurs fois à Saule durant monexcursion, et même, ayant, à force d’activitéet d’ardeur, recueilli les échantillons qui enétaient le but, j’eus presque un mois de surplusque je pus passer auprès d’Anicée.

On retarda pour moi la rentrée accoutuméeà Paris, sans me le dire toutefois ; mais lestendres condescendances de la mère pour lafille étaient pour moi d’une transparence ado-rable. Des rares prétendants que madame deSaule avait consenti à laisser paraître un ins-tant chez elle l’année précédente, il n’était plusquestion. De temps en temps, madame Ma-range recevait une lettre de quelque amie quila blâmait de laisser sa fille veuve si longtempset qui lui proposait un parti convenable. Ani-cée, avec une malicieuse ingénuité, se faisaitlire ces lettres tout haut devant moi, et elle riaitensuite avec une gaieté qui me touchait pro-fondément ; elle forçait sa mère à en rire aus-si, et, en somme, l’homme de quarante ans, silongtemps rêvé par madame Marange, deve-

La Filleule 219/659

Page 220: George Sand - Ebooks-bnr.com

nait un mythe qu’Anicée la forçait de reléguerau nombre des fictions, comme Polyphème ouCroquemitaine.

Dans tout cela, pas un mot échangé entrenous deux, ni entre nous trois, qui pût donnerun corps à la crainte ou à l’espérance. C’étaitcomme une convention tacite de compter lesuns sur les autres sans engager la conscienceet la liberté de la personne. Le mot d’amourétait toujours traduit dans la langue vulgaire del’amitié ; le mot de mariage n’était pas mêmeprononcé. Anicée n’arrêtait pas son esprit surl’éventualité d’une union plus intime que cellequi régnait entre nous. Pour toutes les satisfac-tions personnelles, c’était l’enfant le plus sou-mis à ces lois de l’inconnu que les mères ap-pellent l’avenir de leur fille. Elle avait la puretétranquille d’une jeune vierge, à l’âge où lespassions bouleversent le cœur ou l’imaginationdes femmes.

Quel sanctuaire de céleste chasteté que l’in-timité de cette mère et de cette fille ! l’une qui

La Filleule 220/659

Page 221: George Sand - Ebooks-bnr.com

pouvait dire à l’autre sans rougeur et sans tres-saillement : « Oui, j’aime et je veux aimer ; »l’autre qui ne pouvait jamais craindre qu’unechose, c’est que sa fille ne fût pas aimée autantqu’elle le méritait.

Je travaillais avec délices à Saule. Nousnous séparions une heure après le déjeuner,et j’allais étudier dans ma chambre ou dansla campagne. Mais je préférais ma chambre,parce que, de temps en temps, j’entendais Ani-cée passer doucement sous sa fenêtre, ou rireet chanter au loin pour divertir sa Morenita.Avec certaines personnes, on se trouve investidu don de l’ubiquité intellectuelle. On se sentavec elles sans sortir de soi-même. Anicée nem’a jamais dérangé d’aucun travail, et jamaisaucun travail ne m’a distrait d’elle.

Nous nous retrouvions à l’heure du dîneravec un plaisir extrême. Pour bien savourerune société chère et précieuse, il faut la mériterpar l’accomplissement soutenu d’un devoir.

La Filleule 221/659

Page 222: George Sand - Ebooks-bnr.com

L’âme humaine n’est pas faite, d’ailleurs,pour les félicités d’une constante effusion.Quand elle est assez forte pour ne pas s’y épui-ser, elle s’y exalte, et la passion devient ja-louse, exigeante, maladive. Le travail a étédonné à l’homme comme le gouvernail de saraison même et le stimulant de ses affections.

Nos soirées étaient délicieuses. Je jouaisdu piano entre chien et loup, sans vouloir per-mettre qu’on abusât de mon inspiration jusqu’àse blaser dans l’attention émue qu’on voulaitbien m’accorder. On apportait les lampes et jefaisais la lecture pendant que les femmes tra-vaillaient. Madame Marange occupait dès lorsle métier à elle seule ; Anicée avait toujoursquelque nippe à coudre ou à broder pour sonenfant. Après la lecture, nous causions plus oumoins sans tenir compte de l’heure, et minuitvenait quelquefois nous surprendre au coin dufeu pétillant des premiers froids d’automne.Habitué à me lever à six heures, j’avais encore

La Filleule 222/659

Page 223: George Sand - Ebooks-bnr.com

quatre heures de matinée pour mes étudesavant de revoir mes bien-aimées compagnes.

Roque vint nous voir, ainsi que Schwartz,que madame Marange, après l’avoir bien refait,avait réussi à placer comme organiste à Fon-tainebleau. La présence de ces deux amis mefut plus douce qu’elle ne me l’avait jamais été,et Roque, qui commençait à se décourager decette succession de spécialités qu’il avait pré-tendu tirer de lui-même, Roque, dont la vueet la mémoire s’usaient déjà, et qui sentait, àla fleur de l’âge, que les forces humaines ontune limite infranchissable à la volonté la mieuxtrempée, Roque, devenu philosophe, cessa deme railler et de me tourmenter.

— Tu as raison, me dit-il en m’écoutant luirésumer les divers travaux dont je m’occupais,il faut se nourrir de la science, mais selon la loide la vie physique, qui veut qu’on mange pourvivre, et non qu’on vive pour manger. Les indi-gestions ne tuent pas les corps robustes ; maiselles détruisent l’estomac à la longue. Hélas !

La Filleule 223/659

Page 224: George Sand - Ebooks-bnr.com

la vie est trop courte et ne se renouvelle pas àmesure qu’on l’épuise. On ne peut pas savoir !Il faut se contenter de comprendre. Oui, oui, tuas mieux procédé que moi, Stéphen, en étantplus modeste ; il faut absolument choisir entreces deux termes : connaître un peu tout, oubien ne connaître qu’une chose à fond. Voyons,quel parti prendrai-je, et quel parti prendras-tu ? ou bien quel parti prendrons-nous tousdeux ?

— Mon ami, lui répondis-je, nous allonsprendre tous deux les deux partis : nous seronségaux et absolus, universels et spéciaux.Écoute-moi bien. Puisque tu as, comme nousdisions, le pain cuit sur la planche au foyerpaternel, et que tu m’as procuré le pain quo-tidien du travail manuel, nous allons passerencore deux ou trois ans à comprendre, sinonà connaître le plus de choses possible, sansnous dessécher sur aucune. Alors nous seronstout bonnement ce qu’on appelle des hommesinstruits, ce qui n’est pas grand’chose, mais

La Filleule 224/659

Page 225: George Sand - Ebooks-bnr.com

nous aurons des intelligences rompues au tra-vail et encore saines, ce qui sera beaucoup.Alors nous prendrons une spécialité et nousnous y adonnerons pour le reste de nos jours.

— Hélas ! c’est bien bête, une spécialité !s’écria-t-il.

— C’est bête quand on est bête, lui répon-dis-je. Malheureusement, le vulgaire a raisonde dire : Bête comme un savant, en ce sens quela plupart d’entre eux se font spéciaux en par-tant de l’ignorance absolue. Or, comme toutesles sciences se tiennent, celui qui n’en possèdequ’une et qui dédaigne ou néglige d’acquérir debonnes notions sur toutes les autres, n’est plusqu’un rouage qui fonctionne seul et sans utilitépour la machine. Nous aurons paré à ce dangerde l’atrophie des nombreux lobes de notre cer-veau en les exerçant tous d’avance sans excès.

» Puis, le jour venu d’en privilégier un seul,nous marcherons sans effort et avec une ra-pidité souveraine vers ce but. Nous ne trou-

La Filleule 225/659

Page 226: George Sand - Ebooks-bnr.com

verons pas sur notre route les hésitations denotre propre ineptie, et nous ne nous dirige-rons pas en aveugles entre des rivages incon-nus. Nous serons savants dans notre partie,mais, à tous autres égards, nous serons encoredes hommes. Si tu es médecin, une bonnesomme de philosophie, un peu d’art, assez demétaphysique, beaucoup d’histoire et pas malde littérature, t’auront aidé d’avance àconnaître l’homme, ce grand problème en quila vie de l’âme est si étroitement unie à celledu corps, que qui ignore l’une, ignore l’autre.Ainsi de toutes les branches scientifiques. Ellespartent d’un tronc dont il faut bien avoir analy-sé la moelle, et la religion serait même le vraipoint de départ.

— Oui, oui, trois fois oui, dit Roque sou-cieux et convaincu en même temps. Donc, ilest trop tôt pour que j’étudie l’anatomie ducorps, puisque, selon toi, je ne connais pascelle de l’âme.

La Filleule 226/659

Page 227: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non, mon ami, étudie-les ensemble ;seulement, il faut le temps à tout. N’aie pasl’orgueilleuse rage d’être grand médecin enmoins d’années qu’il n’en faut aux autres pourêtre des carabins passables. Examine toutesces choses que je te dis, et ne sois médecin quedans dix ans.

La Filleule 227/659

Page 228: George Sand - Ebooks-bnr.com

XIII

Roque fut triste à dîner ; pressé amicale-ment d’en dire la cause, il nous promit de s’ex-pliquer au jardin, et là, marchant avec anima-tion sous la lune nuageuse de novembre :

— Mes chers amis, s’écria-t-il avec unegrande naïveté de cœur, sachez que, jusqu’à cejour, j’ai été un âne, et, qui pis est, un sot !

Et il résuma d’une manière brillante etclaire le sujet de notre entretien. Il me plaçaplus haut que lui, lui qui, sans méchanceté,sans en avoir même conscience, m’avait tou-jours traité en petit garçon devant Anicée etsa mère ; il passa d’une extrémité à l’autre ; et,passionné en tout, il déclara que j’étais l’espritle plus juste, le génie le plus lucide qu’il eût ja-mais rencontré.

Page 229: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je voulus rire de ces éloges, que madameMarange écoutait avec une sollicitude avide.Anicée me prit le bras en me disant d’un tond’autorité jalouse :

— Ne riez pas, taisez-vous : il a raison. Nevous moquez pas ; ne dépréciez pas celui dontil parle. C’est une chose que je ne souffrirai depersonne, pas même de la vôtre.

Quand Roque eut tout dit, madame Ma-range conclut avec une grande sagesse d’appli-cation.

— Stéphen avait raison, dit-elle. Qui ne saitpas la géologie ne saura jamais la botanique,et réciproquement ; qui n’entend rien à la mu-sique manquera d’un sens dans la poésie ; quine se doute pas de l’anatomie ne saura jamaisdessiner. Il est vrai que de grands génies onttout deviné ; mais deviner équivaut à savoir.Donc l’exception confirme la règle. Mainte-nant, continua-t-elle, peut-on vous demander,

La Filleule 229/659

Page 230: George Sand - Ebooks-bnr.com

sans indiscrétion, mon cher Stéphen, quellespécialité vous comptez embrasser ?

— J’attends qu’on me le dise, répondis-jeen pressant contre mon cœur le bras qu’Anicéeavait passé sous le mien en me grondant.

— Qui donc vous le dira mieux que vous-même ? demanda madame Marange.

— Vous, madame, répondis-je encore enm’adressant à elle et en regardant sa fille. Jevous ai entendu dire autrefois qu’un homme nepouvait se passer d’un état. Moi, j’aime tanttoutes les choses que j’étudie, que je n’ai pas depréférence marquée. Jadis, je comptais sur mamère pour me désigner mon but. À quelle autrepuis-je demander maintenant de me rendre ceservice ? N’est-ce point à vous qui m’avez té-moigné tant d’intérêt et qui êtes un si bonjuge ?

Madame Marange semblait attendre que safille parlât la première ; Anicée, ainsi encoura-gée, répondit :

La Filleule 230/659

Page 231: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Moi, je ne suis pas un grand espritcomme vous autres. Je comprends le bonheurde l’étude ; mais la nécessité de s’illustrer, jen’y ai jamais rien compris.

— S’illustrer, non ! observa sa mère ; maisse rendre utile.

— Ah ! c’est la prétention de tout le monde,reprit Anicée avec un peu de tristesse. Tous lesambitieux se croient ou se disent nécessaires.Le mérite vrai est plus modeste. Il est utile àtout et à tous sans le savoir. Un jour vient où ilse révèle malgré lui, mais c’est quand il a déjàfait tout le bien qu’il est capable de faire.

— L’oracle est obscur, dit Roque. Doit-ondonc attendre que la profession vienne vouschercher et le succès vous surprendre ?

— Peut-être.

— Alors point de spécialité ; nous retom-bons dans mon ancien système : tout savoirpour être propre à tout. Mais je sais à présent

La Filleule 231/659

Page 232: George Sand - Ebooks-bnr.com

que c’est impossible ; car l’homme vit trop peude temps.

— Alors, dit Anicée, sans songer qu’elle nerépondait qu’à moi, un emploi quelconque del’intelligence, celui qui gênera le moins la viedu cœur.

Je fus bien heureux de cette réponse qui medisait tant de choses et que Roque trouva trèsvague et très insignifiante.

Anicée m’aimait tel que j’étais, sans nom,sans état, sans science réelle, peut-être sansavenir. Oh ! oui, j’étais bien heureux ! Je com-prenais ce que sa mère semblait oublier, qu’elleavait été mal aimée par un ambitieux, et queson rêve était un époux humble et dévoué.J’étais donc fort embarrassé entre la mère et lafille. L’une qui me préférait inconnu et pauvre,l’autre qui m’eût voulu tout au moins distinguéet indépendant de position.

Le problème était posé. C’est à Paris qu’ildevait se résoudre. Il s’agissait de savoir si, au

La Filleule 232/659

Page 233: George Sand - Ebooks-bnr.com

lieu de travailler pour mon instruction person-nelle six heures par jour, j’irais passer toutesmes soirées, comme l’année précédente, à larue de Courcelles. En prenant ce dernier parti,je retardais de six mois mon développementintellectuel, je prolongeais les incertitudes demadame Marange sur mon état futur, je bles-sais la noble ambition qu’elle nourrissait de nevoir sa fille unie qu’à un homme de talent ou descience. Il fallait cela pour me faire pardonnerles malheureux dix ans qui me manquaient, etcependant elle sentait bien qu’il fallait dix ansencore pour que j’eusse un nom, et elle frémis-sait à l’idée de ce long veuvage pour Anicée.

De son côté, Anicée me trouvait stoïque,cruel, presque égoïste de sacrifier ainsi le bon-heur d’être auprès d’elle à l’espoir, peut-êtrechimérique, de lui donner un nom illustre.

— J’ai trente ans, disait-elle à sa mère.Vous dites qu’on est vieille à quarante. Je n’au-rai donc eu ni jeunesse ni amour. Je ne vousdemande pas de nous marier, moi. Il n’y songe

La Filleule 233/659

Page 234: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas non plus. Mais ne me privez pas de la dou-ceur de le voir. Quel plus humble bonheur quele mien ! voir tous les soirs mon ami devant dixpersonnes, puis-je moins demander ?

J’essayai de satisfaire madame Marange enne venant chez elle qu’une fois par semaine.Cette privation me fut un supplice. Je l’avaissupportée alors que mon orgueil, blessé parsa méfiance ou ranimé par mon propre espoir,m’avait soutenu dans cette lutte contre moi-même. Mais je n’avais plus un stimulant aussiactif. Je me savais aimé, on m’avait béni, onme laissait espérer, on venait de me donnerun mois de bonheur sans mélange. Je ne pou-vais me faire à l’idée de recommencer monépreuve. J’aimais cette femme de toutes lespuissances de mon âme ; je la sentais aussinécessaire à mon esprit qu’à mon cœur, bienqu’elle n’eût que du cœur pour alimenter sonintelligence et la mienne. Son caractère, dontsa beauté douce et tranquille était l’expressionconstante, formait autour de moi une atmo-

La Filleule 234/659

Page 235: George Sand - Ebooks-bnr.com

sphère de sérénité dont je ne pouvais plus mepasser. Ce n’était peut-être pas de la passion,c’était mieux et plus, car c’était un amour queRoque ne pouvait comparer, disait-il, qu’à uneidée fixe, à une monomanie. Pour moi, c’étaitquelque chose comme la nostalgie. Rien nepouvait me distraire, le matin, de l’impatiencede la voir le soir, et le soir passé loin d’elle étaitsi aride que mon travail avortait dans ma tête.

Le bon Roque imagina un expédient auquelil sut faire consentir madame Marange : ce futde dire à l’entourage que feu M. Marange avaitlaissé d’importantes recherches scientifiques àdébrouiller et à mettre en ordre. Il y avait duvrai là-dedans. Seulement, ces manuscrits nevalaient pas la peine que je me fusse donnée ;mais il fut convenu que je ne me la donneraispas. Les amis n’y venaient que du feu, et ontrouverait plus tard un prétexte pour ne pasdonner suite à l’idée d’une publication.

En conséquence, j’habiterais le pavillon dujardin de la rue de Courcelles, de sept heures

La Filleule 235/659

Page 236: George Sand - Ebooks-bnr.com

du soir à cinq heures du matin, les prétendusmanuscrits ne pouvant être en sûreté à mondomicile. Il y avait une bonne petite biblio-thèque de choix à mon usage dans ce pavillon.D’ailleurs, j’apporterais les ouvrages spéciauxdont j’aurais besoin. Je paraîtrais rarement audîner pour n’être pas trop remarqué, et je pour-rais voir la mère et la fille à la dérobée, me sen-tir auprès d’elles… Je n’en demandais pas da-vantage.

Cette bonne mère consentit à subir auprèsde ses amis le petit ridicule de vouloir faire unsuccès posthume à son mari. Je passai doncainsi un hiver bien heureux. On s’étonna peude me voir devenu le secrétaire d’un mort ; onm’oublia vite dans la poussière de ces écritsqui faisaient peur à tout le monde. J’avais lemoyen de payer un cabriolet de louage quivenait me prendre de grand matin pour meconduire au Jardin des Plantes. J’achevais manuit en sommeillant, en dépit du froid, dans cerude véhicule. Je revenais à pied le soir, je dî-

La Filleule 236/659

Page 237: George Sand - Ebooks-bnr.com

nais en route, j’étais à mon poste à sept heures.Je trouvais mon feu et ma lampe allumés et dedouces recherches de bien-être pour ma veilléesolitaire, où je reconnaissais la main délicated’Anicée.

Dans le courant de la soirée, elle quittaitsouvent le salon pour aller voir Morena et trou-vait presque toujours moyen d’ouvrir la fenêtrede sa propre chambre, qui donnait en face dela mienne. Malgré le froid et la neige, elle y res-tait quelques minutes, jusqu’à ce que, désespé-ré de la voir s’exposer à un rhume, je lui tissecomprendre en me retirant que mes remordsm’arrachaient à ma joie.

Quand ses hôtes étaient partis, c’était tou-jours d’assez bonne heure, à cause de l’éloigne-ment du quartier, elle agitait une sonnette, etj’accourais près du feu, entre elle et sa mère.On me permettait d’y rester une demi-heure etje retournais travailler et dormir.

La Filleule 237/659

Page 238: George Sand - Ebooks-bnr.com

Insensiblement, madame Marange, sûre demoi autant que d’Anicée, nous laissa seuls en-semble. Tous les domestiques se couchaient. Iln’y avait pas de malveillants parmi eux. Ani-cée était trop connue, trop aimée pour être ca-lomniée dans son intérieur. Alors, nous prolon-gions doucement la veillée, malgré le reprocheque se faisait mon amie de me dévorer montemps. Puis elle riait de mes projets de gloire,elle se faisait fort de me conserver l’estime etl’amitié de sa mère sans cela. Elle avait envied’aller brûler mes livres ; elle m’ordonnait dedormir au lieu de travailler en la quittant.

Je désobéissais : je veillais jusqu’à deuxheures du matin, non par besoin de travailler,mais pour mener de front la double ambitionque sa mère me suggérait, être heureux parelle et digne d’elle. Je ne dormais donc plusque quatre heures sur vingt-quatre, quelque-fois moins. Je n’en fus pas malade ni mêmeaccablé un seul jour. L’amour fait vivre ; c’estl’absence qui tue.

La Filleule 238/659

Page 239: George Sand - Ebooks-bnr.com

Un jour dans la semaine, on m’accordaitpour récréation d’accompagner ces dames authéâtre. Je ne me le reprochai plus, quand jevis que cela m’était utile aussi et développaiten moi des jouissances d’art et des souffrancesde critique qui formaient mon jugement oùéveillaient mon imagination. Puisqu’il entraitdans mon plan de n’être volontairement étran-ger à rien de ce qui intéresse, émeut, redresseou corrompt les hommes, je devais connaîtrecet art, qui, bien entendu, saurait résumer tousles autres.

Un soir que nous entrions à l’Opéra, oùelles allaient, modestement, dans une bai-gnoire, et sans toilette, je fus frappé de la figured’un gamin qui étendait un bout de tapis sur laroue des fiacres et recevait deux sous de ceuxqui en descendaient.

Bien qu’il se fût fait, depuis dix-huit mois,un changement dans sa taille et dans ses traits,je ne pouvais en douter, c’était le frère de Mo-rena.

La Filleule 239/659

Page 240: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je ne voulus pas en faire la remarque de-vant mes compagnes ; mais, dès que je les eusinstallées dans leur loge, je revins au péristyle ;je descendis les degrés et je rejoignis le gitano.

Le gitano vint à moi avec empressementdès que je l’eus appelé, et me reconnut sans hé-sitation.

— Ah ! ah ! monsieur, me dit-il en françaiset avec une assurance extraordinaire, c’estvous qui m’avez volé ma sœur !

À cette apostrophe faite tout haut, plusieurspersonnes qui passaient se retournèrent. Onme prenait pour un suborneur de filles. J’em-menai l’enfant dans un endroit de la rue plusisolé et je lui demandai l’explication de sa fuitesoudaine après la mort de sa mère, son nom,celui de son père, celui de sa sœur, enfin.

— Monsieur, répondit-il, si vous voulez mepromettre de me dire ce que vous avez fait dema petite sœur, je vous apprendrai bien deschoses.

La Filleule 240/659

Page 241: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je ne promets rien, répondis-je, sinon dete rendre un peu moins malheureux que tu mesembles l’être, si tu en vaux la peine.

Et, comme il parut mordre à l’appât d’unerécompense, je lui donnai rendez-vous pour lelendemain, au labyrinthe du jardin des Plantes.

Dans la crainte qu’il n’y manquât, j’auraisau moins voulu lui arracher tout de suite lenom et les indications principales ; mais il pritun air de mystère, prétendit qu’il avait des se-crets importants à me révéler et fut exact aurendez-vous du lendemain.

Quand je revis cet enfant au jour, je fusfrappé de la beauté extraordinaire de ses traitset de l’élégance gracieuse de son corps, en dé-pit des misérables haillons dont il était à peinecouvert. Tout en lui annonçait une vive intel-ligence, son regard pénétrant, son sourire ex-pressif, la justesse de ses souvenirs, et la faci-lité avec laquelle il parlait une langue dont iln’avait pas la première notion dix-huit mois au-

La Filleule 241/659

Page 242: George Sand - Ebooks-bnr.com

paravant. Son vocabulaire pittoresque frisantl’ignoble était celui du milieu où, depuis Fon-tainebleau, il avait traîné son impudence et samisère ; et, malgré ce cachet impur, il y avaitdans son accent espagnol peu accusé, dans savoix suave, dans sa prononciation fine, je nesais quelle distinction et quel charme qui for-maient un douloureux contraste entre sa na-ture et sa situation.

Voici le récit vrai ou faux dont il me grati-fia :

Son père était un gitano d’Andalousie, quiexerçait aux environs de Séville la professionde raseur de mulets. Il faut savoir qu’en Es-pagne on rase le poil des chevaux communs,des ânes et des mulets. Les bohémiens sont gé-néralement employés à cette fonction sociale.Ce père était bon chrétien. (Tous les gitanosd’Espagne, terrifiés par l’inquisition, affectentune dévotion outrée, et encombrent de leursadorations le porche des églises, sans réussir àpersuader aux populations qu’ils ne pratiquent

La Filleule 242/659

Page 243: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas en secret le culte du diable.) Il s’appelaitAntonio, et rien de plus ; sa femme faisait descorbeilles, tirait l’horoscope, chantait et dan-sait sur la voie publique. Lui, le fils de cetteunion, tenait les castagnettes ou raclait la gui-tare. Là s’était bornée son éducation.

Je traduirai de l’argot le reste du récit du gi-tanello.

— Je vous ai dit, là-bas, monsieur, que monpère avait quitté ma mère enceinte pour allerchercher sa vie en France, et qu’il nous avaitfait écrire de venir le retrouver à Paris. Je sa-vais très bien que mon père était fâché contreelle en la quittant ; mais je ne savais pas pour-quoi, et je n’avais pas besoin de vous le dire.Quand ma pauvre mère fut morte, au milieu demon chagrin, je regardai avec attention ma pe-tite sœur et je vis qu’elle était blanche.

— Blanche ? observai-je. Pas précisément.

La Filleule 243/659

Page 244: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Elle l’est toujours plus que moi, reprit-il.Vous n’avez qu’à me regarder et à comparer, sielle vit encore et si vous savez où elle est.

Je ne répondis pas à cette question détour-née, et je constatai qu’en effet ce jeune garçonne pouvait renier sa race, tandis que Morenapourrait toujours faire douter de la sienne.

Il reprit :

— Cet enfant blanc me fit peur. Je me sou-vins d’avoir entendu mon père me dire en co-lère, avant de quitter l’Espagne :

» — Le frère ou la sœur que ta mère vate donner viendra au monde avec une peaublanche. Si tu fais bien, tu lui mettras la têtesous une pierre, et tu danseras dessus.

» Mon père est méchant, je ne le suis pas ;seulement, je me dis :

» — Si je ne tue pas cette enfant, mon pèreviendra nous tuer tous les deux.

La Filleule 244/659

Page 245: George Sand - Ebooks-bnr.com

» Et je me sauvai. Je n’ai rien volé à masœur. Ma mère avait deux choses, un petit mu-let et un bracelet d’or ; j’ai pris le mulet pourmoi, j’ai laissé le bracelet à la petite. Qu’est-cequ’il est devenu ?

— Ça ne te regarde pas. Continue.

— Je montai sur la bête et je gagnai Parisoù, sans chercher mon père, je ne tardai pas àle rencontrer. Il fut content de me voir, et medit que ma mère avait bien fait de mourir si sonenfant était blanc. Je lui dis que l’enfant étaitmort aussi ; mais il voulut savoir la vérité et sefit conduire par moi à la maison Floche. Il y en-tra, regarda la petite et me dit en revenant :

» — Ce n’est pas ma fille ; qu’elle deviennece qu’elle pourra.

» Il ne s’en est pas occupé depuis, et m’aempêché d’aller savoir de ses nouvelles.

— Cette partie de ton histoire me sembleun peu louche, mon garçon, ou tu es bienlâche. Si tu croyais ton père capable de tuer ta

La Filleule 245/659

Page 246: George Sand - Ebooks-bnr.com

sœur, pourquoi l’as-tu conduit auprès d’elle ?Ne pouvais-tu pas dire que tu ne saurais pas re-trouver l’endroit ?

— Il ne m’aurait pas cru et m’aurait battujusqu’à ce que je parle. Un gitano de mon âgequi ne se souviendrait pas d’un endroit où il apassé, ce n’est pas possible à croire !

— Alors, par crainte des coups, tu as risquéla vie de ta sœur ? Je vois que tu es né sanscœur et sans courage. C’est plus malheureuxpour toi que tout le reste.

— Je ne vous dis pas le contraire, réponditl’enfant avec une naïveté dont je fus consterné.

— Enfin, repris-je, que s’est-il passé dansl’esprit de ton père en voyant cette enfant ? Tune me le dis pas. Tu oublies que je vous ai sur-pris tous deux, ce soir-là, vers minuit, guettantet rôdant autour de la maison Floche.

— Ah ! c’était vous ? dit le gitanillo en sou-riant ; je m’en doutais bien. Vous n’avez pas

La Filleule 246/659

Page 247: George Sand - Ebooks-bnr.com

abandonné ma sœur ; vous aviez eu l’air de l’ai-mer.

— Je ne réponds pas, mon drôle, j’inter-roge. Que faisiez-vous là, si vous n’aviez pas demauvaises intentions ?

— Ah ! voilà, monsieur. Mon père, aprèsavoir dit que, sa femme étant morte, il ne luien voulait plus et laisserait vivre l’enfant, seravisa et dit : « Je vais la prendre et la porterau duc de Florès. Ou il me donnera de l’argentpour l’élever et me taire, ou je la tuerai sous sesyeux. »

— Où est-il, ce duc de Florès ?

— À Paris, monsieur… Mais, en vousvoyant là, mon père s’est caché. Puis noussommes revenus bien doucement dans la nuit.Nous vous avons vu veiller et faire la rondeavec un fusil. Nous avons eu peur, et nous nesommes revenus là qu’au bout de huit jours,espérant que vous étiez parti. Vous étiez parti,

La Filleule 247/659

Page 248: George Sand - Ebooks-bnr.com

en effet, et l’enfant aussi, et nous n’avons paspu savoir où elle était.

— L’enfant est morte, lui dis-je, ne lacherche plus.

— Comment, elle est morte aussi, cettepauvre petite ? s’écria le gitanillo en jouant ouen laissant voir une certaine émotion. Eh bien,tant mieux, ajouta-t-il en reprenant ses airs cy-niques ; elle ne risque plus rien.

Il y avait, dans son accent, quelque chosede fourbe qui ne m’échappa point. Il étaitévident que j’allais être observé, exploité ourançonné, si je ne me tenais sur mes gardes.Je résistai donc au désir que j’avais éprouvéde sauver aussi cet enfant de l’opprobre et dela misère, s’il était possible, et, l’abandonnantà son sort, je lui donnai quelque argent, enlui disant que je quittais Paris le lendemain etque j’allais vivre en province. Je ne m’éloignaipourtant pas sans lui demander son nom etsa demeure, si toutefois il en avait une. Il me

La Filleule 248/659

Page 249: George Sand - Ebooks-bnr.com

dit qu’il s’appelait Rosario, et qu’il n’avait pasde domicile, son père logeant à la nuit, tantôtdans un lieu, tantôt dans un autre. Il ne vou-lut rien me dire de clair sur l’industrie que cethomme pouvait exercer.

La Filleule 249/659

Page 250: George Sand - Ebooks-bnr.com

XIV

Pour me débarrasser du gitanillo, je me per-dis dans les groupes de promeneurs, quiétaient nombreux, ce jour-là, dans le jardin. Jegagnai mon laboratoire, sans me croire suivi ;mais, ayant eu à passer par l’extérieur, dans unautre corps de logis, je vis, à peu de distance, legitanillo qui paraissait jouer avec d’autres po-lissons de son âge, et qui se retrouva encore làquand je revins à mon poste. Si bien qu’il fûtdressé à l’espionnage, il avait douze ans, et safigure trahissait ses desseins.

Quand j’eus à me retirer vers six heures,j’eus soin de ne pas sortir par les jardins ; mais,à la porte de la rue, je vis en observation unefigure sombre et basanée qui ne pouvait êtreque celle du père de Rosario.

Page 251: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je n’essayai pas de tromper sa vigilance nide lutter de ruse avec lui. J’avais eu occasiond’observer les mœurs des bohémiens dans lesfréquentes apparitions qu’ils font dans noscampagnes. Je savais ce que le premier venude ces individus peut déployer de persévé-rance, de fourberie, je dirais presque de géniedans la science de tromper, pour dérober unepoule ou seulement un œuf. À plus forte raison,mon espion devait-il déjouer toutes mes pré-cautions, si réellement il avait un intérêt devengeance ou de cupidité à retrouver Morena.Mon parti fut bientôt pris. J’appelai un fiacreet lui dis de m’attendre. Puis je rentrai, biencertain que mon bohémien passerait là autantd’heures qu’il me plairait d’en faire gagner aufiacre.

J’allai trouver un des agents de police quiveillent à la sûreté des richesses du cabinet,et je lui déclarai qu’un homme que j’avais defortes raisons pour croire dangereux et malin-tentionné depuis longtemps, était en train de

La Filleule 251/659

Page 252: George Sand - Ebooks-bnr.com

me guetter à la porte ; que c’était un de cesbohémiens qui font souvent le métier de volerles enfants, et que je croyais celui-là déterminéà me suivre pour opérer quelque chose en cegenre dans une maison où j’allais souvent.

Je connaissais les principaux agents dontl’office était de prêter main-forte aux gardiens.Tous me connaissaient, et celui-là particulière-ment, parce que, dans une tentative de vol aucabinet de minéralogie, j’avais eu à échangerdes renseignements avec lui. Il me savait doncincapable de l’induire en erreur pour ma satis-faction particulière, et il me répondit avec ceton de suprême paternité que ce genre de fonc-tionnaire aime à prendre dans certains cas :

— Allez, mon petit, montez dans votrefiacre, je vous réponds qu’il ne vous suivra pas,et que nous saurons ce qu’il est et ce qu’il veut.

Au moment où je montais en voiture, c’est-à-dire moins de trois minutes après, quatreagents de police cernaient mon gitano, qui,

La Filleule 252/659

Page 253: George Sand - Ebooks-bnr.com

avec l’instinct du gibier devant les chiens, avaitsenti leur approche et s’était éloigné. Mais iltrouva le passage fermé par un de ces mes-sieurs, qui lui mit la main au collet et lui fit dé-cliner ses noms et qualités. Je les laissai auxprises avec lui, assuré que, dans le cas où ilpourrait justifier de son droit à fouler le pa-vé de Paris, on l’occuperait assez longtempspour l’empêcher de me suivre, et qu’en mêmetemps on l’effrayerait assez pour l’empêcher derecommencer de sitôt. Le bohémien est exces-sivement poltron. De tous les bandits, c’est lemoins redoutable : dès qu’il se voit observé,comme certains animaux de proie ou de ra-pine, il revient rarement aux endroits où il aété chassé.

Le lendemain, j’appris du même agent depolice que mon homme s’appelait ou se faisaitappeler Antonio, qu’il était bohémien de raceou de profession, qu’il ne pouvait justifier d’au-cun moyen d’existence, et qu’on l’avait arrêtéprovisoirement. On était sur la trace de ses mé-

La Filleule 253/659

Page 254: George Sand - Ebooks-bnr.com

faits, parce qu’il avait un enfant qui se faisaitappeler Dariole, et dont on observait toutes lesdémarches.

Au bout de quelques jours, les renseigne-ments furent plus complets. Antonio exerçaitassez fructueusement le métier de voleur à latire, auquel il voulait dresser son fils. Celui-ci,paresseux, vagabond, menteur, insolent, étaitcependant, soit par frayeur, soit par un fondsde probité naturelle, un fort mauvais élève queson père rouait de coups pour sa résistance ousa gaucherie. Comment on avait su tous cesdétails, je l’ai oublié ; mais ils étaient certains,et l’agent de police, qui, après tout, rentré danssa famille, était, à ses heures, un homme aussidoux et aussi moral que bien d’autres, s’api-toyait sur le sort de ce petit malheureux dont ilhésitait à s’emparer.

Tirer un enfant du bourbier du crime et duvice, pour essayer, à tout risque, d’en faire unhonnête homme, c’est là un devoir qui m’a tou-jours paru d’une pratique irrésistible, quand les

La Filleule 254/659

Page 255: George Sand - Ebooks-bnr.com

moyens de m’en acquitter ne m’ont pas étéabsolument interdits par ma position. Je priaidonc l’agent de police d’arrêter Dariole, de ma-nière à l’effrayer beaucoup, puis de me l’ame-ner et de consentir devant lui, sur mes ins-tances, à me le laisser gouverner. Comme onne pouvait constater encore aucun fait ouver-tement coupable de sa part, il n’appartenaitqu’en herbe aux tribunaux. C’était l’expressionde mon interlocuteur.

Autant les agents subalternes de la policesont haïs quand ils fonctionnent dans l’ordredes passions politiques, autant ils étonnentparfois par leur bon sens et leur équité dansles choses qui sont du véritable ressort de leurinstitution civile. Le jour où les discordes hu-maines ne confondront plus forcément cesdeux attributions si diverses, la police devraêtre et sera une mission toute paternelle dansses plus justes sévérités, et on se fera un hon-neur de lui appartenir.

La Filleule 255/659

Page 256: George Sand - Ebooks-bnr.com

L’homme qui m’aida à essayer la conver-sion du frère de Morena s’y prit avec autantd’habileté que de charité ; et bientôt, débarras-sé, grâce à lui, d’Antonio, qui fut mis jusqu’ànouvel ordre hors d’état de nuire, je pus confierl’éducation physique et morale de Rosario, ditDariole, à de braves gens que je connaissais etque j’aidai de mon mieux à le corriger. Ce n’estpas le moment de dire si nous y parvînmes ai-sément ; comme je n’ai jamais perdu de vue cegarçon, j’aurai beaucoup à parler de lui dans lasuite de ces mémoires.

Avant de faire part à mes amies de la rue deCourcelles des faits que je viens de rapporter,je voulus continuer mes recherches sur la nais-sance de Morena, et faire tout ce qui était enmoi pour assurer la possession aussi légitimeque possible de cette enfant tant aimée, à machère Anicée.

Je pris des informations, grâces auxquellesje sus bientôt qu’il existait, en effet, un duc deFlorès, jeune, beau, riche et libéral, habitant

La Filleule 256/659

Page 257: George Sand - Ebooks-bnr.com

Paris depuis peu avec sa jeune femme, qui étaitmême fort à la mode, et qu’on disait être enmême temps fort coquette dans le monde etfort jalouse de son mari. Je trouvai son domi-cile, je vis une belle voiture à ses armes dansla cour ; je tirai de ma poche le bracelet dela bohémienne, je m’assurai bien que c’était lemême écusson, les mêmes emblèmes, la mêmecouronne.

Je me demandai alors comment je procé-derais. Je pensai que je devais chercher àconnaître assez cet homme pour lui inspirer dela confiance, et j’allais me retirer avec cette ré-solution, lorsqu’en relevant la tête, je vis de-vant moi le duc en personne, qui regardait d’unair étonné l’objet que je tenais dans mes mains.Sa figure me plut, la mienne fit apparemmentle même effet sur lui ; car, en nous toisant mu-tuellement, nous échangeâmes un sourire debienveillance instinctive.

La Filleule 257/659

Page 258: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je crus devoir profiter de ce moment devague sympathie qui ne reviendrait peut-êtreplus, et je n’hésitai pas à lui adresser la parole.

— Monsieur, lui dis-je, vous êtes sans douteun peu surpris de voir entre mes mains un ob-jet qui a appartenu soit à vous, soit à quelqu’unde votre famille. Pourrai-je, à ce sujet, vous en-tretenir en particulier quelques instants ?

— Certes, monsieur, répondit-il avec lamême franchise, et je vous avoue que cet objetm’intrigue un peu. Mais je suis absolument for-cé de sortir ; voulez-vous m’obliger de monteravec moi dans ma voiture jusqu’à la porteMaillot, où j’ai donné rendez-vous à la du-chesse ? Comme là, nous montons à cheval, jevous ferai reconduire où vous voudrez.

— Ce sera inutile, répondis-je, j’ai précisé-ment affaire de ce côté.

Il me fit passer le premier avec beaucoupde courtoisie, et, quand nous fûmes assis côte

La Filleule 258/659

Page 259: George Sand - Ebooks-bnr.com

à côte, il me demanda avec une familiarité po-lie qui j’étais.

— Stéphen Rivesanges, lui répondis-je ; unnom complétement obscur, mais porté par unhonnête garçon, attaché pour le moment aucabinet d’histoire naturelle.

— Un jeune savant ! c’est fort bien. Vousêtes plus que moi, qui suis un ignorant. Maisje suis aussi un honnête garçon. Voyons, mon-trez-moi ce collier dont vous avez si bien étu-dié le blason dans ma cour.

Il regarda le bracelet, sourit encore, eut unimperceptible mouvement d’embarras, puis mele rendit en disant :

— C’est bien ça. C’est le collier de mapauvre chienne, qui est morte, par parenthèse.On vous l’a vendu ?

— Non, monsieur.

— Vous l’avez trouvé ?

— Pas davantage.

La Filleule 259/659

Page 260: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Alors, dit-il en souriant encore, on vousl’a donné ?

— Encore moins, répondis-je.

— Ah çà ! vous ne l’avez pourtant pas volé ?Vous n’avez pas du tout la mine d’un voleur.Expliquez-vous donc. D’où vous vient le collierde ma chienne ?

— Je l’ai pris au bras d’une morte.

— Morte !… dit-il avec une légère émotion.Déjà ! Pauvre femme !… Ah çà ! est-ce quevous l’avez connue ? Oui, je le vois… Hombre !j’espère que son mari ne l’a pas tuée ?

En disant ces mots, le jeune duc parut sé-rieusement affecté.

— Monsieur le duc, lui dis-je, j’allais vousfaire plusieurs questions qui deviennent in-utiles. Je vois qu’on ne m’a pas trompé, et jesais ce que je voulais savoir. À présent, voussaurez ce que je sais ; car je vais vous le dire.Son mari ne l’a pas tuée. Il l’avait abandonnée

La Filleule 260/659

Page 261: George Sand - Ebooks-bnr.com

en Espagne. Elle est morte dans la forêt deFontainebleau, en essayant d’aller le rejoindre.Ce collier, dont elle s’était fait un ornement, jel’ai pris pour le donner à sa fille, si vous voulezbien le permettre.

— À sa fille ? Elle n’avait pas d’enfant !s’écria le duc. Elle élevait un petit garçon quiétait le fils de son mari et non le sien.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous diteslà, monsieur le duc ?

— Très sûr. Cette tribu de gitanos a campélongtemps sur mes terres ; la belle Pilar n’avaitque vingt ans lorsqu’elle est morte, puisquevous dites qu’elle est morte. Voyons, racontez-moi donc…

— Avant tout, je dois persister à vous de-mander à qui je dois remettre ce gage. Est-cel’héritage dûment acquis à la fille dont Pilar estdevenue mère, une heure avant de mourir ?

— Ah ! c’est donc certain, elle a eu unefille ? à quelle époque ?

La Filleule 261/659

Page 262: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Le 20 août 1832. Une fille dont la peaun’est pas plus brune que la vôtre, monsieur leduc.

— Alors, monsieur, dit le duc avec unegrande franchise, c’est ma fille ! Je ne peuxpas, je ne veux pas le nier. Je lui ferai un sort,c’est mon devoir.

— Personne, repris-je, n’a le droit de refuserles dons d’un père pour sa fille ; mais je doisvous dire que la vôtre n’a besoin de rien quantà présent ; qu’elle a été recueillie avec bonté,avec tendresse ; qu’elle est nourrie et élevéeavec soin et même avec luxe.

Je racontai toute la vérité au duc. Elle luifit une grande impression, et il me serra lamain avec beaucoup de vivacité ; il m’embras-sa presque en apprenant que j’étais le parrainde sa fille. À son tour, il me raconta l’histoirede la bohémienne :

— Elle était belle, jeune et sage. On la re-cherchait dans les châteaux d’alentour. Il

La Filleule 262/659

Page 263: George Sand - Ebooks-bnr.com

n’était pas une fête, une noce où on ne la man-dât pour figurer les danses mystérieusementvoluptueuses de sa tribu, et pour tirer l’horo-scope des jeunes époux. Les dames la com-blaient de présents et la paraient d’atours et debijoux. On ne l’appelait que la belle Pilar. Tousles jeunes gens en étaient amoureux, tous leshommes lui faisaient la cour ; mais elle étaitméfiante et farouche avec les chrétiens d’Es-pagne, comme le sont beaucoup de gitanas, endépit de la liberté de leur langage et de la las-civeté de leurs poses mimiques.

» Elle était mariée, selon les rites de sa tri-bu, à Antonio, dit Algol. Aucun lien civil n’exis-tait entre eux. Ainsi, dit le duc, rassurez-voussur les prétentions que cet homme pourraitvouloir élever. Ni dans le fait, ni selon les loisde votre pays et du mien, il ne peut revendi-quer la paternité de ma fille.

» Pilar, continua-t-il, avait aimé ce gitanodès l’âge de douze ans, qui est l’âge nubile pourles filles de cette race. Mais, lorsqu’elle vint

La Filleule 263/659

Page 264: George Sand - Ebooks-bnr.com

camper chez nous avec lui, elle redoutait ex-trêmement sa jalousie, et ne lui était fidèle quepar crainte de sa vengeance.

» Je fus cependant aimé d’elle. C’est dansmon château, peu de temps après mon ma-riage, qu’elle laissa voir à tous sa préférence,je devrais dire sa fantaisie, son engouementpour moi. Comme elle n’avait écouté aucun Es-pagnol et qu’elle partageait l’horreur secrètequ’ont encore beaucoup de gitanas pour qui-conque n’est pas de leur race, ce fut une sortede triomphe pour mon amour-propre, dont jecommençai par rire, bien que je fusse très en-vié des jeunes gens de mon entourage.

» Peu à peu, malgré l’amour très réel quej’avais pour la duchesse, j’eus le malheur, ladéraison, je commis la faute de succomber àl’enivrement que la belle Pilar produisait par lagrâce sensuelle de ses danses, par le charmeétrange de ses chansons, par l’ardeur de sa bi-zarre passion pour moi.

La Filleule 264/659

Page 265: George Sand - Ebooks-bnr.com

» La duchesse eut des soupçons. Je fus for-cé de refuser à Pilar de l’enlever à son mari.Il la quitta en la dépouillant de ses hardes etde ses bijoux. Je voulus au moins l’indemniserde cette perte, tout en la félicitant de recouvrerune liberté dont je ne voulais plus profiter.Son désespoir fut extrême, presque tragique, etj’eus beaucoup de peine à l’empêcher de trou-bler mon ménage. Il y avait de la grandeurchez cette pauvre femme, car je ne pus rien luifaire accepter ; elle qui dépouillait avec avidi-té les autres fils de famille, en les leurrant devaines promesses, elle ne voulut rien recevoirde celui à qui elle avait jeté et livré son cœur.

» Un soir, en revenant de la chasse, je larencontrai, pâle, échevelée, errant sur labruyère, couverte de guenilles, amaigrie,presque laide. C’était l’ouvrage de deux moisde désespoir et de découragement. Elle me de-manda un souvenir ; je savais qu’elle repous-serait ma bourse avec colère. Je n’avais surmoi aucun bijou. Elle avisa le collier de ma

La Filleule 265/659

Page 266: George Sand - Ebooks-bnr.com

chienne et le demanda. Comme il était en ormassif et de quelque prix, je fus content dele lui donner ; mais par je ne sais quelle ja-lousie ou quelle superstition inexplicable, cartout est mystère chez les gitanos, elle tua machienne en lui détachant son collier. L’animalfit un hurlement de détresse. Il me fut impos-sible de voir si ce fut l’effet d’un poison violentou d’une strangulation rapide ; mais il bonditcomme pour mordre la bohémienne, essaya devenir se réfugier vers moi, et tomba mort à mespieds.

» Pilar s’éloigna en silence et disparut. Jesus bientôt qu’elle avait quitté le pays avec lejeune Rosario, qui n’est pas, je vous le répète,le frère de sa fille, car ce qui l’empêchait dese croire infidèle à Algol, c’était la pensée den’avoir jamais eu d’enfant de lui. Rosario étaitun beau garçon, assez doux, peu nuisible pourun gitano, mais lâche, mutin et menteur avecPilar, qu’il aimait pourtant ; car elle lui tenait

La Filleule 266/659

Page 267: George Sand - Ebooks-bnr.com

lieu de mère, et vous savez que, chez les bohé-miens, l’adoption équivaut à la maternité.

» Maintenant que je vous ai dit toute la vé-rité, comme un honnête homme la doit à unhonnête homme, voyez et appréciez ma situa-tion. J’ai, je vous l’avoue, le préjugé de monpays, et, tout en subissant le prestige del’amour et de la beauté de Pilar, je n’ai puvaincre le dégoût moral que sa race inspire àla mienne. Fussé-je libre, je vous jure bien quejamais je ne donnerais mon nom à la fille d’unegitana, me ressemblât-elle trait pour trait, eût-elle toutes les grâces, toutes les vertus de lamère adoptive dont vous me cachez le nom.

» Écoutez-moi encore, monsieur. Si j’étaislibre, ou si j’avais subi cet entraînement de jeu-nesse avant mon mariage, je ne rougirais pasd’avouer que j’ai eu un enfant de la belle Pilar.Mais ici, je suis trop coupable pour n’être pasun peu honteux, et c’est à vous qui m’avez té-moigné tant de loyauté et de sympathie, à vousqui m’inspirez tant de confiance, à vous enfin

La Filleule 267/659

Page 268: George Sand - Ebooks-bnr.com

qui avez recueilli et adopté cette enfant, que jelivre un secret d’où dépend le repos et l’hon-neur de mon ménage. Vous avez l’intention degarder ce secret, n’est-il pas vrai ?

— J’en ai la ferme volonté, lui répondis-je,et s’il en est besoin, je vous en donne ma pa-role d’honneur.

— Il suffit, je suis tranquille, dit le duc. Gar-dez ce bracelet pour Morenita ; mais effacez-en les armes, je vous le demande.

— Vous pouvez y compter ; mais nous,monsieur, nous les parents adoptifs de cetteenfant, nous qui allons lui donner une âme, uneconscience, des talents, des vertus, s’il est pos-sible… et, qui sait, peut-être un nom, une for-tune, pouvons-nous compter que si, par suitede je ne sais quelle catastrophe imprévue, nousvenions à disparaître sans l’avoir établie, vouslui accorderiez une protection efficace et vrai-ment paternelle ?

La Filleule 268/659

Page 269: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ostensiblement, jamais ; indirectement,toujours, et, dès à présent, je demande à luiconstituer une rente.

— Cela ne me regarde pas, monsieur ; j’enparlerai à sa mère. C’est ainsi que s’intitule cellequi s’en est chargée, et je viendrai, si vous lepermettez, vous faire part de ses intentions, envous la nommant si elle y consent.

— Pas chez moi, dit le duc, qui paraissaitinquiet à mesure que nous approchions de laporte Maillot, où l’attendait sa femme. Écrivez-moi à l’adresse que voici, et j’irai vous trouverchez vous. Il me donna en même tempsl’adresse de son banquier.

— Je vois, monsieur le duc, lui dis-je, quema présence auprès de vous peut surprendre,et que je dépasse le but de ma course. Veuillezme faire descendre ici.

Nous nous séparâmes après nous être serréla main avec cordialité, presque avec affection.

La Filleule 269/659

Page 270: George Sand - Ebooks-bnr.com

XV

Je fus joyeux de porter ces bonnes nou-velles à madame de Saule. Sa fille adoptive luiétait légitimement acquise, non seulement parles droits de la charité, mais encore par la vo-lonté de son père. Ce père occupait un rangdans le monde, non seulement par la naissanceet la fortune, avantages que nous n’avionspoint enviés pour notre enfant, mais par soncaractère, qui était des plus honorables. Lamère de Morenita n’était point à nos yeux unevile créature. Sa race ne nous répugnait point.La France est le pays où, sous ce rapport, onest le plus équitable et le plus dégagé de préju-gés barbares ; où juifs, nègres, bohémiens, sontdes hommes différents de nous en fait, maiségaux en droits ; où, enfin, l’on a la justice etla raison de comprendre que l’abaissement oula corruption des races longtemps opprimées

Page 271: George Sand - Ebooks-bnr.com

sont l’ouvrage fatal de la persécution, de lahonte et du malheur.

Cette belle Pilar était par elle-même,d’après le récit du duc, une nature aimante etspontanée, à la fois capable d’une grande rete-nue dans ses mœurs et d’une grande affectiondans sa vie. Elle intéressait beaucoup Anicée,qui ne se lassait pas d’interroger mes souvenirsde la soirée du 20 août.

Nous étions fort satisfaits surtout de savoirque notre pupille n’appartenait en rien au mi-sérable bohémien qui avait menacé ses jours,ni même au gitanillo, dont, malgré mon adop-tion, l’avenir était si douteux.

Néanmoins madame Marange et sa fillevoulurent contribuer aux frais de l’éducationde ce dernier, mais il fut convenu qu’on nemettrait jamais ces deux enfants en rapport.J’effaçai moi-même avec soin les armoiries dubracelet, et, Anicée m’ayant autorisé à confier

La Filleule 271/659

Page 272: George Sand - Ebooks-bnr.com

son nom au duc, le secret réciproque fut gardéavec une scrupuleuse fidélité.

Personne n’ignorait pourtant, dans lemonde où s’étendaient les relations de mesdeux amies, qu’elles eussent recueilli et adoptéun enfant. Mais, inquiets jusqu’à ce jour desprojets d’enlèvement que j’avais surpris à lamaison Floche, nous avions inventé une fableà laquelle le maire d’Avon et les vieux Floches’étaient prêtés avec intelligence. Le jour oùj’avais emmené Morenita au château de Saule,on se rappelle que j’avais pris mes précautionspour n’être pas suivi et pour entrer au château,où, pendant plusieurs jours, des domestiquesfidèles nous avaient aidés à cacher sa pré-sence. Ainsi, selon nous, l’enfant de la bohé-mienne avait été restitué à ses parents, quil’avaient réclamé, et celui que, vers le mêmetemps, on avait recueilli au château de Sauleétait celui d’une mystérieuse amie qui l’avaitenvoyé de loin, et dont on saurait le nom plus

La Filleule 272/659

Page 273: George Sand - Ebooks-bnr.com

tard. Hubert Clet et Edmond Roque étaient na-turellement dans la confidence.

Ce plan adopté à la hâte n’avait pas étémerveilleusement conçu ; mais nous n’avionspas eu le loisir de mieux faire, et je ne sais quelconcours de circonstances fortuites le fit réus-sir mieux que nous ne l’espérions d’abord.

Certaines gens n’avaient pas manqué dedire que cette enfant appartenait à madamede Saule. Cette calomnie était tombée d’elle-même devant sa candeur et le charme d’unevertu qui se faisait trop aimer pour qu’onéprouvât le besoin de la révoquer en doute. En-suite, nous imaginâmes de dire, en voyant l’en-fant persister à être fort brune, qu’elle était filled’une Indienne et d’un Anglais ; et, lorsque leduc de Florès nous eut ôté l’espoir de lui don-ner un nom, nous résolûmes de lui en don-ner un quelconque auquel les oreilles s’habi-tueraient. C’est une loi applicable à tous les hu-mains, que les mots tranchent toutes les ques-tions insolubles à l’esprit et satisfont la curio-

La Filleule 273/659

Page 274: George Sand - Ebooks-bnr.com

sité d’autant plus qu’ils n’expliquent rien. Mo-renita fut, dès ce jour, débaptisée pour le pu-blic et s’appela, par l’ordre de ses parents, di-sions-nous, Anaïs Hartwell. Nous lui gardâmesson petit nom comme un sobriquet de l’intimi-té. Son existence, son baptême, son inscriptionau registre de la mairie d’Avon, n’avaient pasassez marqué dans l’endroit pour qu’on s’ensouvînt quand l’enfant aurait grandi. D’ailleurs,une circonstance arriva qui nous éloigna de cevoisinage, et c’est ici que, laissant de côté l’his-toire de nos enfants adoptifs, je rentre danscelle de mon amour.

Vers la fin de l’hiver que je viens de ra-conter, je reçus une lettre du curé de mon vil-lage qui m’engageait à venir recevoir les der-niers adieux de mon père. Il mourait d’une ma-ladie du foie dont il avait négligé l’invasionet qui s’était développée avec une rapidité ef-frayante. Il s’affligeait de ne pas recevoir demes nouvelles. Il m’accusait de le bouder. Il

La Filleule 274/659

Page 275: George Sand - Ebooks-bnr.com

ignorait qu’on eût intercepté nos relations avecune lâche et criminelle persistance.

J’assistai à ses derniers moments, quifurent très douloureux et empoisonnés parl’aversion et la terreur subites que sa maîtresselui inspira. Il crut, à tort sans doute, qu’elleavait voulu hâter sa mort pour le dépouillerplus vite ; inévitable châtiment qu’entraînentsouvent de telles unions. Il était saisi du re-mords de m’avoir méconnu et négligé, et des’être laissé entraîner à profaner le foyer de sachaste épouse pour le livrer à la cupidité d’unemarâtre impure. Je le consolai de mon mieuxpar ma tendresse, et notre bon curé s’efforçade rassurer sa conscience purifiée par le repen-tir. Il mourut en me bénissant. La Michonneavait fui déjà, emportant ce qu’elle avait pu ac-caparer d’argent et de nippes. Je ne voulus passouiller d’une lutte d’intérêts grossiers la mai-son où mes parents avaient cessé de vivre. Jelaissai la pillarde en repos ; je conduisis monpère au cimetière, sans préoccupations in-

La Filleule 275/659

Page 276: George Sand - Ebooks-bnr.com

dignes de la solennité de ma douleur. Uneseule consolation pouvait me la faire accepter,c’était d’avoir subi l’injustice sans me plaindre,et de n’avoir pas eu même un sentiment d’ai-greur à me reprocher envers l’auteur de mesjours.

Le malheur qui frappait mon âme changeaitma situation matérielle. Je me trouvais, malgréles dilapidations de la Michonne, possesseurd’un fonds de terre qui m’assurait un revenubien supérieur à mes besoins, et qui, vendu oumieux exploité, pouvait me rapporter dix millefrancs de rente.

Anicée avait épousé M. de Saule moinsriche que moi de patrimoine. Je savais que laquestion d’argent n’occupait pas sa mère plusqu’elle. Mais j’étais satisfait de pouvoir me direque désormais je ne tiendrais mon bien-être etma liberté que de moi-même.

Cette aisance me permettait aussi de medébarrasser de l’emploi gagne-pain qui absor-

La Filleule 276/659

Page 277: George Sand - Ebooks-bnr.com

bait la meilleure partie de mon temps dans desoccupations matérielles. J’aime le travail ma-nuel ; mais dix heures par jour, c’est trop pourl’intelligence.

Je devenais donc libre de m’instruire plusvite, de prendre plus tôt un état, si madameMarange persistait à le désirer, et de ne pas sa-crifier à l’étude les heures bénies que je pou-vais consacrer à l’amie de mon cœur.

Il y avait alors une terre de quelque impor-tance en vente dans mon pays, une terre oùles miennes se trouvaient presque enclavées.À mon retour, j’appris que madame Marangeétait rentrée dans une somme assez considé-rable dont, jusque-là, des débiteurs de son ma-ri lui avaient servi l’intérêt. Elle désirait placercette somme en terres, et, comme elle meconsultait sur toutes choses, je lui indiquai na-turellement celle de Briole, qui lui présentaitde fort bonnes conditions.

La Filleule 277/659

Page 278: George Sand - Ebooks-bnr.com

Elle feignit de vouloir l’acheter et l’achetaen effet. Son but, en paraissant très soucieusede cette affaire, était de voir mon pays, mes re-lations, de s’informer de ma famille, et de pou-voir dire à ceux qui en douteraient que j’avaisune existence et un nom honorables, quoiquel’un fut obscur et l’autre médiocre. Elle pensaitaussi que, si elle devait consentir à mon bon-heur, comme un tel mariage donnerait lieu àbeaucoup de critiques, il serait bon d’avoir auloin un asile contre les propos, où nous nouslaisserions oublier quelques années, pour reve-nir en possession d’un bonheur domestique etd’une dignité d’attitude dont rien n’aurait trou-blé la paisible conquête. Elle redoutait pour safille et pour moi, beaucoup plus que pour elle-même, l’effet des premiers hauts-cris qu’on nemanquerait pas de pousser.

Au lieu d’aller à Saule, nous partîmes doncpour le Berry, elle, Anicée et moi. Morenita, necourant plus aucun danger, fut laissée à Saule

La Filleule 278/659

Page 279: George Sand - Ebooks-bnr.com

pour une quinzaine, sous la garde des bons ser-viteurs, dont on était sûr comme de soi-même.

Que mon émotion fut douce et profondequand, de la hauteur de ***, j’embrassai les ho-rizons violets de ma vallée natale ! j’étais mon-té sur le siège de la voiture, et Anicée y étaità mes côtés, voulant jouir de ce beau point devue que je lui avais annoncé en traversant lesmaigres steppes qui y conduisent. Nous étionsravis tous deux, elle de se voir dans mon pays,moi de l’y avoir amenée, et, dans notre admira-tion pour ce vaste paysage embrasé des refletsdu soleil couchant, à chaque détail observé, àchaque perspective ouverte, nous nous disionsnotre amour dans chaque jouissance de nos re-gards, dans chaque parole de notre attentiondescriptive. Je ne suis pourtant pas certain quenous ayons rien vu en réalité. Nous étions em-portés comme dans un rêve de bonheur cham-pêtre, où tout était nous-mêmes.

Je conduisis mes deux amies dans lachambre que ma mère avait habitée, et que,

La Filleule 279/659

Page 280: George Sand - Ebooks-bnr.com

dans mon précédent voyage, j’avais fait rafraî-chir et remeubler avec soin, comme du tempsoù, petit enfant, je l’habitais avec elle. La joiede voir Anicée dans cette chambre, devant re-poser à la même place où j’avais dormi sur lesein de ma mère, me rendit délicieux un pas-sé qui, jusque-là, m’avait déchiré l’âme. L’hor-reur des regrets s’effaça entièrement pour don-ner place à toutes les tendresses, à toutes lesdévotions du souvenir. Mon cœur se fondit endouces larmes, et je tombai involontairement àgenoux. Anicée me comprit et fut heureuse. Samère, attendrie et vaincue, prit nos mains dansles siennes, en nous disant :

— Oui, je le vois et je le sais : il est des af-fections si belles et si pures, qu’elles doiventtout vaincre ! Dieu soit avec nous, quoi qu’il ar-rive !

On s’étonna, on s’émerveilla beaucoup dansmon village de l’arrivée de ces belles dames.Malgré la simplicité de leur toilette et de leurs

La Filleule 280/659

Page 281: George Sand - Ebooks-bnr.com

manières, on sentait instinctivement la distinc-tion de ces êtres supérieurs.

Quand on les vit entrer en pourparler avecles hommes d’affaires et visiter la propriété deBriole, on ne fit plus de commentaires fantas-tiques sur leur présence chez moi ; car, sur l’ar-ticle des intérêts matériels, les campagnardsdeviennent sérieux. On désira que l’acquisitionfût faite par ces bonnes personnes qui ne pa-raissaient pas vouloir humilier le monde, et quiplaisaient déjà à toute la paroisse.

Notre séjour s’y prolongea d’un mois, etmadame Marange se décida à acheter Briole.C’était une terre de cinq cent mille francsqu’elle payait comptant, ce qui fit grand bruitdans le pays. Alors personne n’osa plus penserce qu’on avait été fort tenté de publier au com-mencement, à savoir que la jeune femme étaitma maîtresse. Quelques-uns me firent l’hon-neur de me dire que, sans doute, elle devien-drait ma femme. De plus positifs m’apprirentque j’étais tout bonnement son homme d’af-

La Filleule 281/659

Page 282: George Sand - Ebooks-bnr.com

faires, et me conseillèrent de prendre les biensen régie plutôt qu’en ferme, parce qu’il y avaitmoins de risques à courir.

Les formalités nécessaires à cette acquisi-tion et les arrangements du domicile devaientbien durer encore un an ou dix-huit mois. Enrevenant à Saule, mon cœur débordait. Ma-dame Marange venait de me dire :

— Je suis forcée de convenir que ces six se-maines de tête-à-tête avec vous (car, ma fille etmoi, nous ne comptons que pour une) ont pas-sé comme un jour. Je ne sais à quoi cela tient.Est-ce l’air de votre pays qui rend heureux ?est-ce votre société qui ne ressemble à aucuneautre ? Il est certain que je n’ai pas eu un mo-ment d’ennui, de contrariété, ou même d’in-quiétude. Ah ! Stéphen, vous êtes un roué, avecvotre air candide. Vous travaillez habilement àme séduire, et vous ferez si bien, que j’arriveraià croire aussi qu’on ne peut pas se passer devous quand on vous a connu quelques jours.

La Filleule 282/659

Page 283: George Sand - Ebooks-bnr.com

C’était me dire que, par mes soins et lasincérité de mon amour, j’avais levé tous sesdoutes. Mais Anicée n’ajoutait pas un mot à cetencouragement, et, bien que sûr d’elle, je trem-blais presque convulsivement en prenant sesmains avec celles de sa mère dans les miennes.Elle ne m’avait jamais dit ce que je n’avais pasdemandé à savoir, ce que je savais bien aufond ; car, si aucun langage n’était plus réser-vé que le sien, aucune physionomie n’était plusnaïve, aucune conduite plus loyale. Mais com-ment allait-elle franchir cet abîme de craintepudique qui nous séparait encore ? De quellevoix enivrante ou timide allait-elle dire ce ouitant désiré ?

Elle parut se recueillir. Nous étions entrésdans la forêt de Fontainebleau. La voiture rou-lait sur le sable, qui amortissait le bruit deschevaux et des roues. Nous étions aux plusbeaux jours de l’été. La lune projetait sur lechemin blanc et moelleux les ombres allongéesdes arbres. Un air frais et suave, que doublait la

La Filleule 283/659

Page 284: George Sand - Ebooks-bnr.com

rapidité tranquille de notre course, faisait en-trer jusque dans l’âme un bien-être délicieux.

Anicée, qui était au fond de la voiture au-près de madame Marange, glissa comme à ge-noux sur le coussin où reposaient les pieds desa mère, et, ainsi courbée devant elle, – on eûtpresque dit devant moi aussi, – elle dit avecune émotion vive, mais assurée dans son ex-pression :

— Ma mère, j’aime Stéphen de toutes lespuissances de mon âme, vous le savez bien.Stéphen, j’aime ma mère plus que moi-même,vous n’en doutez pas. Décidez ensemble de mavie. De quelque façon que je vous appartienneà tous deux, comme fille, épouse ou sœur, jeserai heureuse. Mais, si je dois me séparer devous, ma mère sait bien que je ne m’en conso-lerai jamais.

— Ne nous séparons jamais ! m’écriai-je.Sachez, Anicée, que mon âme et la vôtre necomptent que pour une devant votre mère,

La Filleule 284/659

Page 285: George Sand - Ebooks-bnr.com

comme elle le disait tout à l’heure en parlantd’elle et de vous, et ne croyez pas qu’il mefût plus facile de me séparer d’elle que celane l’est pour vous-même. Est-ce qu’elle n’estpas ma mère par le choix de mon cœur ? est-ce qu’elle ne ressemble pas d’âme et de visageà celle que j’ai perdue ? est-ce qu’elle ne s’ap-pelle pas Julie ? est-ce que, avant de vous re-garder pour la première fois, je ne l’avais pasvue, elle, comme une apparition de mon bon-heur passé, comme une vision de mon bonheurfutur ? Voilà ce que je désire, moi : nous nenous séparerons pas, parce que nous ne le pou-vons pas. Quel serment ferions-nous qui ne fûtpuéril à nos propres yeux ?

— Eh bien, oui, mes enfants, je le sais, jevous crois, dit madame Marange en m’embras-sant au front et en serrant sa fille contre soncœur, et je suis comme vous deux. Voilà doncun trio inséparable ; mais comment faire ac-cepter cette union sans scandale ? Je me riscomme vous de la calomnie ; mais nous de-

La Filleule 285/659

Page 286: George Sand - Ebooks-bnr.com

vons le bon exemple, et les relations les pluspures sont d’un exemple dangereux pour lesfaibles !

— Stéphen, dit Anicée avec sa résolutionnaïve, vous voilà donc forcé de m’épouser ? Jene vous demande pas pardon d’avoir dix ansde plus que vous, puisque je ne vous ai jamaisreproché d’avoir dix ans de moins que moi. Jene rougis pas non plus de vous être très infé-rieure par l’esprit ; je sais que je suis bonne etque je vous aime assez pour chérir votre supé-riorité. Ce dont je m’afflige pour vous, c’est dela critique de vos amis ; c’est du soupçon desmalveillants et de la calomnie des ennemis.Ils diront que vous épousez une vieille femmeparce qu’elle est riche, comme ils diront de moique j’épouse un enfant parce que je suis folle.Voyons, cela m’est égal, à moi ; mais votre po-sition est plus difficile, et l’accusation qui pèse-ra sur vous sera plus grave. Il faut bien aimerune femme pour se laisser méconnaître à caused’elle. M’aimez-vous à ce point-là ?

La Filleule 286/659

Page 287: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ô Anicée ! m’écriai-je, dites-moi si vousen doutez !

— Non ! répondit-elle.

Et se tournant vers moi, toujours age-nouillée, elle appuya son front sur mon épauleet baisa mon vêtement avec une passion sivraie et en même temps avec une chasteté quisemblait si respectueuse, que je faillis m’éva-nouir.

Deux ans devaient cependant s’écouler en-core avant qu’il me fût permis de presser cetange contre mon cœur. Toute candide qu’elleétait, elle n’avait point l’embarrassante igno-rance qui trouble les sens par sa gaucherie.Le respect était facile auprès d’elle ; elle l’im-posait par cette droiture même et ce completabandon de l’âme qui n’excite point les pas-sions, parce qu’il vous communique la certi-tude. Le non des coquettes donne la fièvre ; leoui d’Anicée donnait la santé morale, la séréni-té, la force.

La Filleule 287/659

Page 288: George Sand - Ebooks-bnr.com

Madame Marange ne faisait plus d’objec-tions sur l’avenir ; mais j’avais compris qu’ellesouffrirait toujours de mon obscurité. Un peude gloire pouvait seule me faire pardonner majeunesse aux yeux du monde : je résolus defaire la chose qui m’était le plus antipathique,c’est-à-dire d’escompter mon mérite à venir enme faisant connaître avant l’époque de maturi-té où j’en serais vraiment digne, puisque la cé-lébrité, cette torture du talent, est considéréepar le vulgaire comme sa récompense.

Que pouvais-je faire pour arriver d’embléeà ce but ? Je surmontai mon dégoût, j’arrêtaima pensée sur un moyen prompt. Je publiai unmémoire philosophico-scientifique dans unerevue, sous le nom de Louis Stéphen. Je fisexécuter au Conservatoire un fragment d’ora-torio avec chœurs, sous le nom de Jean Gué-rin. J’écrivis, pour une revue littéraire, un petitroman sous le nom de Paul Rivesanges. De cestrois choses, pensais-je, une réussira peut-être.Si toutes trois échouent, mon avenir n’en se-

La Filleule 288/659

Page 289: George Sand - Ebooks-bnr.com

ra pas compromis, puisque j’ai du temps pourfaire oublier ma chute, et que je puis me ca-cher, sans mentir, sous les trois pseudonymesque je me suis composés avec mes véritablesnoms et prénoms.

Si j’avais su ce qu’il faut de pas et de dé-marches, de protections et d’entregent pour sefaire imprimer ou entendre dans des condi-tions favorables, j’aurais, certes, renoncé à mafolle entreprise. Heureusement, je n’en savaisrien, et j’y allai avec une modeste confiancequi fut prise pour la conscience de ma force,jointe à une bonhomie qui plut. La société estainsi faite, que le hasard dispose souvent desexistences particulières au rebours du légitime,du logique et du vraisemblable.

J’allais livrer à la publicité les échantillonschoisis, mais véritablement naïfs, de ce queRoque avait appelé mes études incidentes, etnon seulement je devais trouver, ce jour-là,toutes les portes ouvertes devant moi, mais en-

La Filleule 289/659

Page 290: George Sand - Ebooks-bnr.com

core, dans chaque lieu, des gens disposés à mesauter au cou.

Mon fragment musical fut applaudi avectransport ; deux morceaux eurent les honneursdu bis. Les journaux, notez que je ne connais-sais pas un seul journaliste, déclarèrent queLouis Stéphen était un jeune compositeur des-tiné à remplacer tous les maîtres morts, à effa-cer tous les maîtres vivants. J’étais tombé surune veine de bienveillance de ces messieurspour le seul être parfaitement inconnu dont ilsn’eussent pas de mal à dire.

Ma nouvelle littéraire et mon mémoirescientifique eurent un succès égal dans lesdeux classes de public auxquelles ils s’adres-saient. J’étais le premier écrivain de l’époque,au dire de bien des gens qui ne s’y connais-saient pas, et de plusieurs écrivains qui en vou-laient à leurs confrères.

Ma gloire dura environ six semaines. Du-rant six semaines, on s’entretint dans le

La Filleule 290/659

Page 291: George Sand - Ebooks-bnr.com

monde, tantôt d’une de mes œuvres, tantôtde l’autre. Un feuilleton qui avait pour titreles Jeunes Gloires, décréta que l’avenir appar-tenait à un nouveau littérateur, à un nouveaucompositeur de musique, à un nouveau savant,qui avaient fait simultanément leur apparitiondans le monde. Un parallèle ingénieux établis-sait que, si Louis Stéphen n’avait pas la grâcede Jean Guérin, en revanche, il avait la pro-fondeur qui manquait peut-être à ce dernier,mais que ni l’un ni l’autre n’avait le brillant,le passionné de Paul Rivesanges, et qu’il exis-tait entre ces trois génies, sortis d’écoles toutesdifférentes, une diversité merveilleuse qui leurpermettait de grandir sans se gêner mutuelle-ment.

Un instant, je crus que Clet, avec qui jem’étais lié de nouveau, et qui avait, par d’ex-cellents procédés, réparé tous ses torts enversmoi et envers mes amis, était l’auteur de cetteplaisanterie. Mais Clet, qui ne me connaissaitque sous le nom de Stéphen Rivesanges (car

La Filleule 291/659

Page 292: George Sand - Ebooks-bnr.com

j’avais pris l’habitude de ne porter que le nomde ma mère), et qui n’avait pas fait attention àl’habile arrangement de mes pseudonymes, nese doutait pas que je fusse le résumé du trio enfaveur. Je vis, dès les premiers mots, qu’il étaitde bonne foi, et je ne voulus pas le détromper.

J’étais resté seul un mois à Paris pour lan-cer ma triple publication, à l’insu d’Anicée etde sa mère. Pendant vingt-quatre heures, aprèsleur retour, elles ne se doutèrent de rien. Mais,un soir, en rentrant de leur journée de visites,je les vis fort intriguées, la fille inquiète, lamère radieuse, en me demandant comment ilse faisait que trois succès se trouvassent signéschacun de deux de mes noms. Je me pris à rireet j’avouai tout. Madame Marange m’embrassaavec enthousiasme. Anicée me dit avec un peude tristesse et de crainte :

— Vous voilà donc célèbre ! c’est pour celaque nous avons été un mois sans vous voir !

La Filleule 292/659

Page 293: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Chère bien-aimée, lui dis-je en m’as-seyant à ses genoux, c’était une fantaisie denotre aimable mère, il fallait bien la contenter.À présent, elle n’en aura peut-être plus de cegenre. Elle voit ce que c’est que la célébritéet ce que prouve le succès. De véritables sa-vants, de grands philosophes, des maîtres res-pectables, des artistes consommés se le voientrefuser ou contester toute leur vie. J’arrive,moi, enfant, avec quelques élucubrations néesd’un moment d’enthousiasme, de convictionou d’attendrissement. Tout mon mérite, c’estd’avoir eu assez de lucidité dans ces heures-làpour m’exprimer sous une forme claire ou fa-cile, qui plaît aux ignorants ; je ne suis ni sa-vant, ni maestro, ni poète : les aristarques mecouronnent pour faire pièce aux vrais maîtres.Le public les croit sur parole, et me voilà passégrand homme comme on est reçu bachelier,avocat ou médecin, pour avoir répondu à pro-pos à des questions sur lesquelles on est ferréde frais. Savez-vous que, si ce n’était pas sibouffon, ce serait fort triste !

La Filleule 293/659

Page 294: George Sand - Ebooks-bnr.com

— À la bonne heure, dit Anicée, vous n’êtespoint enivré, et je vous retrouve le même.

— Moi, Stéphen, dit madame Marange, jecomprends la leçon que vous me donnez. Nousavons voulu lire vos publications dans notrevoiture ; nous avons acheté les numéros de cesrevues ; et, quant à votre fragment de Ruth etNoémi, une de nos amies nous en a indiquéles principaux motifs sur le piano. Nous avonsreconnu votre âme et votre esprit ; mais jeconviens que, dans quelques paroles que vousnous dites au coin du feu, de même que dansquelques phrases que vous nous improvisezsur le piano, il y a encore plus que dans ceséchantillons livrés à l’examen de tous. Oui,vous avez raison : vous avez l’instinct, legerme, le sentiment du beau et du vrai ; maisvous ne serez vous-même que dans quelquesannées, et cette gloire escomptée est une fa-veur pure qui vous rendrait ridicule si vous lapreniez au sérieux.

La Filleule 294/659

Page 295: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Pire que ridicule ! répondis-je ; elle mejetterait dans la honte du fiasco, à mon pro-chain essai.

— Je ne le crois pas, reprit Anicée ; vous neferez jamais rien de faux ni de vulgaire. Mais lanécessité de soutenir vos succès vous créeraitune foule de préoccupations misérables quivous empêcheraient de vous compléter.Puisque c’est votre avis, laissons dormir cettegloire. Si vous y tenez, vous serez toujours àtemps de la ressaisir.

— Vous avez mis le doigt sur la plaie, luidis-je, frappé de son bon jugement. Leshommes d’un talent médiocre commencent,comme moi, par d’heureux succès ; mais ilsse laissent enivrer, et, livrant leur âme et leurtemps au besoin de briller, ils oublient de vivreet avortent. Voyons, bonne mère, ajoutai-je enm’adressant à madame Marange, est-ce là ceque vous voulez de moi ?

La Filleule 295/659

Page 296: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Dieu m’en préserve ! répondit-elle ; maisje ne vous en remercie pas moins d’avoir euvos succès : ils aplanissent bien des obstacles,à ce qu’il me semble. Tout en gardant votre in-cognito, vous me donnez des armes pour re-pousser les dédaigneuses observations de monmonde sur votre jeunesse et votre inconsis-tance. À la première critique sur notre engoue-ment pour vous, j’insinuerai que vous avez faitpreuve de grande supériorité sur tous les pré-tendants à la main de ma fille, et, au besoin,je lâche le grand mot : je déclare, comme enconfidence, à tout le monde, que ce petit gar-çon s’appelle Jean, Louis, Stéphen, Guérin, Ri-vesanges.

— Oui, si, dans ce temps-là, répondis-je,les feuilletons qui m’ont fait trois noms dansune semaine ne sont pas complétement ou-bliés, vous pourrez dire que votre gendre estun jeune homme bien doué, et qui a beaucoupde facilité.

La Filleule 296/659

Page 297: George Sand - Ebooks-bnr.com

Nous passâmes la soirée à rire en lisant cesfameux articles, et le bon chevalier de Vales-troit, qui vint apprendre de nous la vérité decette histoire, s’en amusa aussi, bien qu’il noustrouvât singuliers de ne pas vouloir en tirermeilleur parti.

Madame Marange était complètementconvertie au sentiment d’Anicée, que le vraimérite grandit dans l’obscurité, et que c’est àceux qui savent l’apprécier de le faire mûriren le rendant heureux. Rien ne semblait pluss’opposer à notre union, lorsqu’un obstacle quenous n’avions pas prévu (ce sont toujours lesseuls réels dont on ne s’avise pas) vint apporterde nouvelles entraves à mon bonheur.

Julien, le frère d’Anicée, était un brave, bonet beau garçon, que j’aimais de tout mon cœuret qui me le rendait. Mais il avait peu d’in-telligence, beaucoup de paresse, aucune ins-truction, et, par conséquent, le goût du monde,le besoin des choses frivoles et l’habitude desrelations superficielles. Un jour, il lui arriva,

La Filleule 297/659

Page 298: George Sand - Ebooks-bnr.com

lui qui avait vu sans méfiance et sans hostilitémon admission dans l’intimité de sa famille, derecueillir…

Ici, les manuscrits de Stéphen sont inter-rompus par des années de souvenirs omis ousupprimés. Nous allons être forcé de franchircette distance et de substituer diverses narra-tions à la sienne, divers fragments à ses mé-moires, en attendant que nous en retrouvionsla suite.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

La Filleule 298/659

Page 299: George Sand - Ebooks-bnr.com

DEUXIÈME PARTIE

MORENITA

I

JOURNAL D’UNE JEUNE FILLE. –FRAGMENTS

29 août 1846. – Briole.

J’ai aujourd’hui quatorze ans. Je ne suis nigrande ni forte ; je ne sais pourquoi ceux quime voient pour la première fois prétendent quej’en ai dix-huit ou vingt, et que ma bonne mèrecache mon âge. Qui sait ? c’est peut-être vrai !

Page 300: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’ai une destinée si bizarre, moi, et ma nais-sance est si mystérieuse !

La grand’maman Marange dit à ceux quis’étonnent de mes manières, que je suis d’uneintelligence fort précoce. Ou cela est certain,ou l’on me dissimule mon âge ; car, lorsque jesuis en compagnie des jeunes filles de quatorzeà seize ans, elles me paraissent idiotes, et j’ai-merais autant revenir à mes poupées, au tempsqu’en causant avec elles, je faisais les ques-tions et les réponses, que de faire la conversa-tion avec de pareils mannequins.

Il y a longtemps que j’ai envie d’écrire, jourpar jour, ce qui m’intéresse. J’ai voulu attendremon anniversaire, et je commence. Aurai-je lapatience de continuer ? Je ferai là-dessus cequ’il me plaira. Peut-être ne s’ennuie-t-on ja-mais de ce qu’on est toujours libre de planterlà.

À mon réveil, j’ai trouvé sur le pied de monlit trois gros bouquets. Tous les ans, on invente

La Filleule 300/659

Page 301: George Sand - Ebooks-bnr.com

une manière différente de me souhaiter mafête. Cette fois-ci, j’avais à deviner. J’ai toutde suite compris que les roses mousseusesblanches venaient de maman, les pensées degrand’mère, et que l’héliotrope avait été cueillide la part de mon parrain. Comme ils sont ma-lins tous trois ! Ce sont les fleurs que chacunexamine ou respire avec prédilection.

Puis, sur la table de ma chambre, il y avaitune jolie robe toute brodée par maman, unbeau coffre à ouvrage choisi par bonne ma-man, un portrait de toutes deux crayonné parmon parrain. Comme il dessine et comme ilvoit bien, lui ! Elles ressemblent que c’est in-croyable ! Oui, c’est bien là la grand’mère avecses yeux pénétrants et son petit air doux quiest quelque fois si sévère. C’est bien mamita(3),avec ses beaux cheveux à minces filets argen-tés, ses traits admirables, son sourire si tendre,sa jolie taille souple… Comme elle est encorebelle et jolie, mamita ! et comme mon parrain

La Filleule 301/659

Page 302: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’admire et la comprend, puisqu’il l’a repro-duite ainsi de mémoire !

Avec son cadeau, il y avait une lettre d’en-voi que j’attache ici avec une épingle. Il mesemble que mon journal sera complet, si j’yajoute les lettres qui m’intéressent.

« Manille, le 8 mai 1846.

» Ma bien-aimée filleule, cette lettre arrive-ra, j’espère, à temps pour que mamita te la re-mette le jour de ton anniversaire, avec la co-pie d’un dessin que j’ai fait à bord du navire quim’a amené ici, et qui, s’il ressemble, commeje me l’imagine, à tes deux anges gardiens, estle plus doux souvenir que je puisse l’envoyer.Cet envoi, chère enfant, est le dernier que j’au-rai à t’adresser, et, si Dieu le permet, j’arrive-rai peu de temps après cette lettre. Jusque-là,continue d’être la joie et le bonheur de tes deuxmères, à les chérir, à leur épargner l’ombred’un chagrin, à leur parler de moi, et à prierpour le bonheur de celui qui t’aime et te bénit !

La Filleule 302/659

Page 303: George Sand - Ebooks-bnr.com

» STÉPHEN. »

Il va donc enfin revenir, mon cher parrain,mon bon Stéphen ! Quand je pense qu’il y adeux ans que nous ne l’avons vu ! Deux ans !c’est deux siècles, à mon âge ! C’est tout auplus si je me souviens de sa figure, et pourtantje pense à lui bien souvent, tous les jours. Jel’aimais tant, lui, et il était si bon pour moi ! Pasmeilleur que mamita cependant, c’est impos-sible ; moins tendre même, moins indulgent,quelquefois un peu grondeur. Mais je ne saispas ce qu’il y avait en lui de si persuasif, desi imposant parfois, de si attrayant toujours.C’était peut-être sa grande supériorité sur toutce qui m’entoure, dont je ne me rendais pasbien compte alors, mais que je subissais parinstinct. Et puis, il est plus jeune que mamita,et ce qui est jeune plaît toujours mieux aux en-fants.

Pourtant, il me paraissait un homme mûr,et, à présent, quand je demande son âge et

La Filleule 303/659

Page 304: George Sand - Ebooks-bnr.com

qu’on me dit qu’il n’a que trente-quatre ans, jesuis tout étonnée. Je me rappelle cependantqu’il avait les yeux un peu creusés, le teintpâle et quelques cheveux blancs. Voilà toutce que je peux me représenter de sa figure.C’est singulier comme on regarde peu et mal àdouze ans, comme on se fait des idées vagueset fausses ! je trouvais mamita vieille dans cetemps-là, et bonne maman décrépite. Au-jourd’hui, celle-ci me paraît encore belle, etmamita si charmante, que j’en serais jalouse sije ne l’adorais pas.

Le fait est qu’elle a dû être cent fois plus jo-lie que je ne le serai jamais ; elle est blanchecomme la neige, et moi, il me semble que jesuis noire comme un corbeau. On dit que celame sied ; je n’en suis pas sûre. On me voit iciavec des yeux abusés par la tendresse. Je vou-drais bien aller dans le monde, ne fût-ce qu’unefois… ne fût-ce que pour me voir là, en toilettede bal, devant une grande glace, afin de me ju-ger et de me connaître ; mais on dit qu’on ne

La Filleule 304/659

Page 305: George Sand - Ebooks-bnr.com

se voit jamais tel qu’on est ! Eh bien, je verraisdans les regards des autres si je plais à tout lemonde autant qu’à ma famille.

Quand je demande à mamita si je suis jolie,elle me répond :

— À mes yeux, tu es parfaite, parce que jet’aime.

C’est bien bon, cette réponse-là, mais cen’est pas une réponse. Grand’mère alorshausse un peu les épaules, et me dit :

— Eh bien, si nous te trouvons à notre gré,que t’importe le reste ?

Ah ! pardon, bonne maman ; je ne vous ledis pas, mais cela m’importe beaucoup à pré-sent, et je ne suis plus d’âge à me payer de cesraisons-là. Je vois bien qu’une fille laide paraîttoujours maussade, qu’on la plaint si elle ensouffre, qu’on s’en moque si elle ne s’en doutepas.

La Filleule 305/659

Page 306: George Sand - Ebooks-bnr.com

Je vois bien que la première chose qu’onapprécie, en regardant mamita, c’est sa beauté,qui plaît aux yeux et qui fait qu’on l’aime toutde suite. Oui, oui, je vois bien que la beautéest la première richesse, la première puissanced’une femme, la seule durable, quoi qu’on endise, puisque, avec ses quarante-quatre ans,mamita écrase encore bien des jeunes per-sonnes, et que grand’mère, avec sa soixan-taine, a encore un amoureux, ce singulierM. Roque, qui la demande tous les ans en ma-riage devant tout le monde. Il ne faut pas m’endonner à garder, bonne maman : vous avez en-core un petit brin de vanité au fond des yeux,quand on vous dit que vos mains sont deschefs-d’œuvre de la nature.

Moi, j’ai une bien petite main, si petite queje défie toutes celles de France et de Navarrede mettre mon gant. Mais, mon Dieu, qu’elleest grêle et jaunâtre ! Ils disent que je suis derace indienne par ma mère… Et voilà mon par-rain qui s’en va dans la mer des Indes conduire

La Filleule 306/659

Page 307: George Sand - Ebooks-bnr.com

une mission scientifique ! Qui sait s’il ne verrapas là ma vraie mère, s’il ne me la ramènerapas ! C’est peut-être une surprise qu’on me mé-nage ! Moi, je crois à tout ce qui me passe parla tête. Il y a des moments où je crois que monparrain est mon père. Il y a des gens qui lecroient aussi ou qui se l’imaginent. Pourtant…ma mère est morte. Oui, mamita me l’a dit sisérieusement, encore aujourd’hui, que cela estcertain… Mais mon père ? Non, ce n’est pasStéphen, il n’est pas assez riche pour…

21 août.

Pour… Que voulais-je dire hier ? – Si c’estainsi que j’écris mon journal, je n’aurai jamaisle temps de me rendre compte de tout. Je vois,en relisant ce que je n’ai pu continuer hier soir,grâce au sommeil qui m’a écrasée tout d’uncoup, que je n’ai fait que babiller avec moi-même, comme font les serins en cage, et queje n’ai rien raconté au papier de l’emploi de majournée.

La Filleule 307/659

Page 308: George Sand - Ebooks-bnr.com

N’importe. Celle d’aujourd’hui n’a rien ame-né de bien intéressant. Je vais reprendre cellede mon anniversaire ; ce n’est pas tous lesjours fête.

J’étais à peine levée, que mes deux mamanssont venues m’embrasser et me dire qu’il fallaitme dépêcher de m’habiller, parce qu’il y avaiten bas quelque chose pour moi.

C’était le cadeau mystérieux de tous lesans, le cadeau de mon père ; car il existe, celui-là, il s’occupe de moi, il me comble, il me pare,il me gâte… Dirai-je qu’il m’aime ? Hélas ! je nel’ai jamais vu, je ne saurai peut-être jamais sonnom. S’il m’enrichit et me protège, d’où vientqu’il se cache si bien ?

J’étais un peu avide de voir ce nouveau ca-deau. Je n’avais guère dormi de la nuit, à forced’y songer. Ah ! je le vois bien, je n’ai pas dix-huit ans !

Mamita m’a conduite sur le perron du jar-din, et là, j’ai vu arriver, en piaffant et en bon-

La Filleule 308/659

Page 309: George Sand - Ebooks-bnr.com

dissant, à la main de notre vieux domestiqueAndré, le plus ravissant petit cheval arabe quej’aie jamais imaginé : noir comme la nuit, l’œild’une gazelle en colère, des naseaux tout enfeu, des jambes de lévrier, des pieds qui netouchent pas la terre ; et avec cela douxcomme un mouton, n’ayant peur de rien pour-tant, solide comme un pont sur ses petits jar-rets d’acier, enfin les dehors les plus brillantsdu monde, et pas un défaut de caractère, ni deconformation, à ce qu’on dit. J’ai entendu direaux domestiques qu’un cheval comme cela apeut-être coûté vingt mille francs. Donc, monpère, ou celui qui le remplace auprès de moi,est immensément riche.

Ce bel animal était tout caparaçonné, toutsellé, tout bridé, avec des glands, des boucles,des tresses, des rubans, des fleurs, des perles.On lui avait fait, pour me le présenter, une toi-lette folle, comme pour offrir un jouet à un en-fant. Oui, j’ai bien quatorze ans ! Si j’en avais

La Filleule 309/659

Page 310: George Sand - Ebooks-bnr.com

davantage, on me donnerait plus sérieusementquelque chose de plus sérieux.

Alors ma bonne maman m’a fait le discoursde tous les ans :

— Morenita, vous avez, de par le monde,un ami inconnu, un bon génie qui vous chéritet vous protège ; il sait tout ce que vous faites,tout ce que vous dites, tout ce que vous pen-sez.

Puis elle a ajouté :

— Il a donc su que vous mouriez d’enviede monter à cheval avec votre mamita, et quenous n’y avions pas encore consenti parce quenous ne pouvions pas trouver tout de suite uncheval qui fût, en même temps, parfaitementsûr et d’une allure assez douce pour une pe-tite personne comme vous. Alors ce bon gé-nie a été dans les écuries de la reine des fées,et il a trouvé ce cheval, qui s’appelle Canope,et auquel il nous écrit que nous pouvons vous

La Filleule 310/659

Page 311: George Sand - Ebooks-bnr.com

confier sans aucune crainte, car il est aussi bonqu’il est joli.

J’ai demandé en grâce qu’on me laissâtmonter dessus. On y a consenti, en recomman-dant bien à André de le conduire au pas par labride, le long de l’allée. Mes mamans me sui-vaient. J’ai eu d’abord peur de me voir perchéesi haut sur quelque chose qui remue. Ce che-val, qui est tout petit, comme celle qui doit lemonter, me paraissait grand comme un droma-daire. J’ai crié quand j’ai senti qu’il marchait.Mamita s’est moquée de moi.

— Voyez, a-t-elle dit, quelle belle écuyèrenous avons là ! Elle grillait de monter des gi-rafes, et elle a peur de se voir sur un chevreuil !

Cela m’a piquée d’honneur ; je me suis ras-surée tout d’un coup, j’ai dit à André de le fairemarcher un peu plus vite, et nous avons étéau tournant de l’allée avant nos marcheuses.Alors, me trouvant hors de leur vue, j’ai dit àAndré de lâcher la bride ; il me l’a mise dans

La Filleule 311/659

Page 312: George Sand - Ebooks-bnr.com

la main sans méfiance, m’a appris la manièrede la tenir, et s’est remis à marcher à la têtedu cheval, s’attendant à m’entendre lui crier dem’arrêter. Mais, moi, j’avais mon idée. Aussitôtque je me suis sentie en liberté, j’ai secoué labride et frappé du talon au hasard.

Aussitôt Canope est parti au galop, et mevoilà lancée. André s’est mis à courir. Maman,qui arrivait, s’est mise à crier. Moi, qui me trou-vais fort à l’aise et qui n’avais plus peur, j’ai re-doublé, me divertissant à faire tirer la langueau vieux André, et en un clin d’œil j’étais aubout de la grande allée de marronniers. Là, j’aieu peur, parce qu’il y avait un tournant, et quej’ai entendu dire à mamita qu’on pouvait tom-ber quand on ne savait pas sur quel pied le che-val galopait. J’aurais été bien embarrassée dele dire ; aussi j’ai préféré tirer sur la bride, etCanope s’est arrêté tout court ; si court, que, nem’attendant pas à tant d’obéissance, j’ai faillipasser par-dessus sa tête. De ce moment-là,j’ai compris tout de suite à qui j’avais affaire.

La Filleule 312/659

Page 313: George Sand - Ebooks-bnr.com

C’est comme le bon piano de mamita, qui nerend plus de sons si on l’attaque trop fort, etdont il faut se servir avec du moelleux dans lesmains. J’ai fait retourner ce cher petit animalsur lui-même. Je ne savais trop comment m’yprendre ; mais je crois qu’il devine ce qu’onveut. C’est un vrai cheval d’enfant ; je suis ve-nue vers mamita, m’amusant à passer du pasau galop et du galop au pas, tout cela si aisé-ment qu’il me semblait n’avoir fait autre chosede ma vie.

Mamita était pâle. Bonne maman m’a gron-dée. J’ai demandé si mon cheval ou moi avionsfait quelque sottise et ce qu’on avait à me re-procher, puisque j’avais vaincu ma peur et queje revenais saine et sauve.

— Vous avez entendu que votre mère vousrappelait, a dit bonne maman, et vous n’avezpoint obéi.

J’ai dit que je n’avais pas entendu.

La Filleule 313/659

Page 314: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Eh bien, a repris la grand’mère, votrecœur aurait dû entendre que le sien battaitd’effroi et de souffrance.

J’ai embrassé mamita en lui demandantpardon. Elle a dit à André d’aller vite chercherson cheval afin de m’accompagner, et m’a per-mis de faire le tour du parc avec lui. Je l’aifait trois fois ; j’étais comme ivre, comme folle.Dieu ! quel plaisir de monter à cheval ! J’avaisbien raison d’y rêver toutes les nuits. C’est leparadis des fées !

En revenant, André a dit à maman :

— Vraiment, madame, je crois que nousn’aurons rien à lui enseigner. Elle trouve d’elle-même tout ce qu’il faut faire, et n’a peur derien.

Comme j’étais fière de savoir déjà menermon cheval ! J’aurais voulu que mon père mevît ! et mon parrain surtout, qui disait autrefoisque je ne serais jamais brave, parce que j’étaistrop nerveuse.

La Filleule 314/659

Page 315: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ce matin, mamita a monté à cheval avecmoi et André. J’ai été un peu jalouse d’elle,parce que, vraiment, elle est plus tranquilleque moi, tandis que j’ai encore des momentsde peur affreuse, quand Canope prend ses airsmutins. Mais il n’en est pas plus méchant pourcela et je m’y habituerai. Je me garde bien dedire que j’ai peur. Peut-être qu’elle est commemoi, mamita, et qu’elle ne s’en vante pas ; maisnon, c’est une nature si calme ! Elle n’avait ja-mais monté à cheval de sa vie, il y a deux ans.Les médecins le lui ordonnent, sa mère l’enprie, et voilà qu’elle a du courage, de l’aplombet de la grâce tout de suite, par ordonnance. Jevoudrais bien voir si j’ai une bonne tournure àcheval. J’ai peu d’avoir l’air d’un fagot. Il fautque je me perfectionne avant que mon par-rain arrive. Je me souviens que j’étais furieusequand il se moquait de moi.

La Filleule 315/659

Page 316: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’ai bien mal pris ma leçon d’harmonie au-jourd’hui, et le père Schwartz s’est impatienté.C’est un brave homme, mais il est trop vieux ;ce n’est pas ma faute s’il m’ennuie. J’aimaisbien mieux les leçons de mon parrain ; je lecraignais davantage, mais je comprenaismieux. Il est pédant, ce vieux Allemand : levoilà qui prend de l’humeur parce que je monteà cheval, et qui dit que cela me tournera latête !

Il est certain que cela me grise un peu etque je saute des fossés toute la nuit, en rêve.Ah ! que j’ai envie de sauter un fossé commeAndré ! mais mamita ne veut pas, et, si elle levoulait, je ne sais pas si j’oserais. Mon Dieu,que c’est joli, que c’est beau, le mouvement,le grand air ! Aller loin, bien loin !… Le parcm’ennuie ; mamita veut toujours rentrer, et

La Filleule 316/659

22 août… midi.

Page 317: George Sand - Ebooks-bnr.com

très forte, moi ! Est-ce qu’elle se figure que j’aisoixante ans ?

Quatre heures.

La journée est mauvaise, décidément : ma-mita n’a pas voulu me laisser monter à chevalaujourd’hui. Elle prétend que cela me donne lafièvre et me rend irritable. Je crois, qu’en effet,

j’

ai été un peu mauvaise. Et puis, la grand’mèreest venue, par là-dessus, dire que le manège,de deux jours l’un, c’était assez ; que le chevaldevait être un exercice, un délassement, maisnon une passion, une rage. Je comprends biencela chez mamita ; mais, pour moi, c’est autrechose, et me voilà un peu furieuse. Maman esttriste !… Allons, j’ai tort. Je vais l’embrasser,mais c’est bien ennuyeux de toujours céder.

C’

est bien la peine que mon père m’ait envoyé

La Filleule 317/659

voilà grand’mère qui trouve déjà qu’une heurepar jour dans le manège du jardin, c’est beau-coup pour mon petit corps. Mais je me sens

Page 318: George Sand - Ebooks-bnr.com

Cinq heures.

Maman m’a fait pleurer. Elle est si bonne,ma pauvre mamita ! si douce, si tendre, sivraie ! Eh ! mon Dieu ! je l’aime plus que toutau monde. Pourquoi ai-je tant de peine à luiobéir ?

La Filleule 318/659

un si beau cheval pour que je ne m’en servepas ! Je suis sûre que, s’il était là, il me donne-rait raison. Que c’est triste, de ne pas être éle-vé par ses parents !

Page 319: George Sand - Ebooks-bnr.com

II

LETTRE DE STÉPHEN À ANICÉE. –FRAGMENTS

Manille, le 5 mai 1846.

Oui, ma bien-aimée, c’est la dernière lettre.Je m’embarquerai le 28, et, s’il plaît aux cieuxde bénir ma traversée, je serai à tes pieds versla mi-septembre. Ô Anicée, c’est la premièrefois que je te quitte depuis dix ans d’un bon-heur si complet, qu’il est divin, et je jure bienque c’est la dernière. Tu l’as voulu, cruelleamie, généreuse créature ! Je ne pouvais refu-ser cette mission sans manquer à mes devoirs,disais-tu. Après tant de travaux consciencieuxet assidus, j’étais forcé de rendre à la science,ne fût-ce qu’une fois en ma vie, un serviceéclatant, de faire à l’humanité un grand sacri-

Page 320: George Sand - Ebooks-bnr.com

fice. Eh bien, je l’ai fait, j’ai immolé deux an-nées de ma vie ! J’ai consenti à mourir toutvivant pendant deux années ! Je suis quitte,n’est-ce pas ? j’ai payé mon tribut, j’ai apportéma pierre à l’édifice ; on ne me parlera jamaisplus d’aller dans un lieu où tu ne pourras pasme suivre ! Non, tu ne sais pas ce que c’estque de vivre sans toi. Comment le saurais-tu ?Il est impossible que quelqu’un au monde soitsemblable à toi, pour que tu te fasses une idéede ce que tu es pour moi. Ô mon amie, masainte, mon âme, mon avenir, ma vie, montout !… Je ne puis rien trouver qui soulagemon cœur en t’écrivant. Les mots sont nuls ; iln’en existe pas pour exprimer mon amour, mapassion… Oui, c’est une passion dévorante quecet amour si calme auprès de toi, si déchirantde loin ! Tu remplis l’âme qui te possède d’unejoie si complète, qu’à tes côtés on savoure l’in-fini ; mais être séparé de toi par des continents,par des mers, par d’autres étoiles que celles quiferment notre horizon, passer des jours, desmois, des années sans te voir, sans t’entendre,

La Filleule 320/659

Page 321: George Sand - Ebooks-bnr.com

sans te presser sur mon cœur, c’est l’horreur dela tombe, moins le repos de la mort. Jamais, ja-mais je ne recommencerai cette épreuve. Je nesais comment j’ai pu y résister…

Que ta mère chérie te donne la force quime manque ; que cet ange béni te verse unedouble tendresse, qu’elle essuie tes larmes ensecret ; qu’elle me conserve ces beaux yeux quisont mon empirée, mon ciel sans limite, masource sans fond…

Folle, qui croit que je la trouverai vieillie !C’est moi qui suis vieux maintenant. Loin detoi, j’ai cent ans. Je n’ai ni cœur, ni volonté, niforce, ni repos. Ah ! je n’étais pas né pour cequ’on appelle les grandes choses, moi ! Je nesais pourquoi j’ai aimé les sciences et les artsavant de te connaître. C’était le besoin de terencontrer qui me faisait chercher mon idéaldans l’univers. Je t’ai trouvée, je n’ai plus cher-ché. Je n’ai plus travaillé que pour te mériteraux yeux du monde. Ce jour est-il enfin venu,mon Dieu ? Ah ! pourquoi n’a-t-on pas laissé

La Filleule 321/659

Page 322: George Sand - Ebooks-bnr.com

ces deux pauvres cœurs s’adorer et se fondreensemble dans l’oubli de tout ce qui n’était paseux ! C’était donc un crime de notre part quede n’avoir besoin de rien et de personne ?…

Oui, certainement, les lettres de la Moreni-ta sont charmantes, je dirais surprenantes pourson âge, si je n’avais assisté au rapide dévelop-pement de cette étrange petite créature. Ellesait exprimer, avec une facilité rare, toutes sesjeunes lubies ; et ce qui ne la fait ressembler àaucune des petites merveilles qu’on rencontrede temps en temps dans les arts ou dans lessciences, c’est qu’elle n’a ni science ni art, etqu’elle garde, dans l’expression, le naturel qu’àson âge on dédaigne et farde presque toujours.

Mais ce n’est pas une raison pour la croiresupérieure à toi, mon Anicée. Prends garde àce besoin que tu éprouves de t’effacer devantce que tu aimes. Si la pauvre enfant s’en aper-çoit jamais, la vanité la prendra. Commentveux-tu qu’on se croie plus que toi, et que laraison tienne contre une telle cause d’orgueil ?

La Filleule 322/659

Page 323: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morena avait des défauts qui ne lui permet-tront jamais d’aller jusqu’à ta ceinture. Ah ! j’aipeur de trouver ma filleule horriblement gâtée,chère amie. Heureusement, la bonne mamanest là. Mais je n’aime pas l’engouement aveuglede ce père qui la traite en princesse des Milleet une Nuits, et qui ne veut la voir qu’à traversle trou d’une serrure. Où donc l’a-t-il vue sansqu’elle s’en soit doutée ? Tu me conteras cela.Mais je dis que, puisqu’il n’a pas d’enfantsaprès quinze ans de mariage, et que sa femmen’est plus jalouse de lui, il ferait mieux del’adopter sans l’éloigner de toi. Tu vois, je parleen vieux. C’est moi qui suis le raisonneur, lebonhomme Prévoyance. Je crains l’avenir pourcette enfant, qui s’habitue à croire qu’elle estfille d’un roi, et qui dédaignera tous les partis,pour arriver à découvrir que certains partis ladédaignent.

Je lui envoie, pour son anniversaire, un dontout de sentiment. J’ai grand’peur que, ce jour-là, enivrée par quelque nouvelle folie de ce

La Filleule 323/659

Page 324: George Sand - Ebooks-bnr.com

cher duc, qui est un homme d’imagination plusque de jugement, elle ne méprise un peu moncadeau de parrain, pour se regarder au miroir,revêtue de quelque robe de brocart, coiffée dequelque escarboucle tirée de l’écrin des fées.

Vous ne me parlez pas de Rosario ; doncvous n’avez pas encore découvert ce qu’il estdevenu. Je confesse que je ne m’en tourmenteplus guère. Nous l’avons pourvu d’un état, enne refusant aucun développement à son édu-cation musicale. Il en a profité tant bien quemal. Ses défauts se corrigeront peut-être for-cément dans le contact du monde brillant qu’ilrecherche, monde indulgent à l’ordinaire, maishautain parfois, et qui, tout en applaudissantles seguillas du gitano, lui pèsera lourd sur latête, s’il ne sait esquiver la rencontre des hu-miliations. J’ai dans l’idée qu’il s’est dérobéaux études du Conservatoire et aux sermonsde Roque, pour aller briller dans quelque petitecour d’Allemagne, ou dans quelque pays à festi-val, sous un nouveau nom de guerre. Il nous re-

La Filleule 324/659

Page 325: George Sand - Ebooks-bnr.com

viendra encore avec quelques dettes. Ce n’estrien, si l’honneur est sauf. Espérons-le. S’il apeu de sentiment de la vraie dignité morale, il adu moins peu de vices, et sa vanité immense lepréserve des entraînements qui abaissent sansretour.

Laisse le père Schwartz ennuyer Morenitaet lui prouver que l’imagination et la facilité nesuffisent pas. Dis à cet excellent ami que je luirapporte de la musique indoue, chinoise, japo-naise, plein mon cerveau ; car je me fie plusà ma mémoire et à mon sentiment pour luitraduire tout cela, qu’à une version écrite, où,malgré moi, j’altérerais l’étrangeté du texte.

Roque m’a écrit de Paris une lettre de vingtpages. Bon Roque ! il est parvenu à être unmédecin de renom, lui qui méprisait tant lascience des conjectures ! C’est égal, si tu esmalade, j’aime mieux que tu consultes le vieuxmédecin du village. Il procédera par la routinede l’expérience, au lieu que Roque, par la routedes idées pures, m’effrayerait beaucoup encore

La Filleule 325/659

Page 326: George Sand - Ebooks-bnr.com

dans la pratique. Il faudra que je tâche demettre encore beaucoup d’eau dans son vin.J’espère qu’il viendra passer trois jours avecnous pour mon arrivée.

Et notre ami Clet est donc enfin accouchéd’un joli poème, qui ne méritait pas tant de fa-çons ? Je m’en doutais bien ; les montagnes ac-couchent toujours de la même manière. N’im-porte, je serai aise de le revoir. Je l’aime depuisque tu m’as fait un si grand mérite de monpremier duel. Dieu sait que mon mérite n’étaitpas grand, et que, pour ne pas être un blanc-bec, j’aurais, dans ce temps-là, cassé cent braset reçu cent balles dans le corps, sans meplaindre et sans plaindre personne. Qui croiraitcela, à me voir ? Mais il fallait bien prendrecette inscription-là ?

La Filleule 326/659

Page 327: George Sand - Ebooks-bnr.com

……

La Filleule 327/659

Quand je songe que, dans trois mois, je se-rai à tes pieds !… c’est à devenir fou ! Il me fau-dra séjourner une semaine à l’isthme de Suez.Je t’écrirai des bords de la mer Rouge.

Page 328: George Sand - Ebooks-bnr.com

III

JOURNAL DE MORENITA

15 septembre. – Briole.

Il est donc enfin revenu, mon cher parrain !Mais il est vieux !… Comme j’ai été surprise dele voir avec un visage hâlé, amaigri, des che-veux blancs sur les deux tempes ! Cela m’a in-timidée, et j’ai retrouvé plus de la peur que dela tendresse que j’avais pour lui autrefois.

Il était arrivé à cinq heures du matin ; jene le savais pas. Mamita, en entrant dans machambre, ne m’en a rien dit. C’est une surprisequ’on me ménageait. Nous nous sommes misesà table ; en voyant un couvert de plus, je mesuis doutée de quelque chose ; mais le pèreSchwartz a dit d’un ton si sérieux que M. Cletétait arrivé et venait passer trois mois avec

Page 329: George Sand - Ebooks-bnr.com

nous, que je n’ai pu m’empêcher de faire lamoue. J’ai ce Clet en horreur, je ne sais paspourquoi. Aussi quelle joie quand mon parrainest entré ! J’ai été si émue que je n’osais pasl’embrasser. Il en a été étonné ; et puis, aprèsles premières tendresses, il s’est mis à m’exa-miner. J’étais bien mal à l’aise, et ses re-marques n’étaient pas trop obligeantes.

— Tu n’as guère grandi, et je crois que tu esplus brune qu’à mon départ. Quelle petite sau-terelle !

Ah ! je vois bien que, décidément, je suislaide ; mais il aurait pu se dispenser de me lefaire entendre si clairement. Alors il faudra queje m’arrange pour avoir beaucoup d’esprit ; au-trement, personne ne prendra garde à moi…

……

20 septembre.

Depuis quatre jours, j’ai pris mes leçonsavec assiduité, j’ai étudié mon piano avec ar-

La Filleule 329/659

Page 330: George Sand - Ebooks-bnr.com

deur. C’est que mon parrain m’a encouragée.Il a été content de mon jeu, mais il a trouvéque je ne lisais pas la musique assez vite, etil a dit qu’il ne me ferait travailler que quandSchwartz serait très content de moi. Il metrouve instruite et avancée pour mon âge ;mais il fait entendre que, si j’en restais là, je neserais qu’une petite sotte. Allons, je vois bienqu’il faut que je me donne beaucoup de peinepour lui plaire, à ce bourru de parrain ! Eh bien,on s’en donnera.

Comme il aime mes deux mamans ! Je croisqu’il préfère mamita. Oui, c’est une adorationqu’il a pour elle. Ce sont des soins, des atten-tions… et, quand il croit que je ne le vois pas,il la regarde comme l’aigle épris de la beau-té du soleil. Que je suis peu de chose, moi,entre ces deux êtres si parfaits et qui se com-prennent si bien ! Pourquoi ne sont-ils pas ma-riés ensemble ? C’est singulier, cela ! car tousceux qui les abordent sans les connaître leur

La Filleule 330/659

Page 331: George Sand - Ebooks-bnr.com

parlent comme s’ils étaient mari et femme etn’hésitent pas à me croire leur fille.

Leur fille ! Ah ! je voudrais l’être ! mamitane m’aimerait peut-être pas mieux, mais monparrain ne serait pas si clairvoyant sur mes dé-fauts, et, s’il s’imaginait que je lui ressemble,il me trouverait belle. Je ne sais pas pourquoij’ai tant d’amour-propre avec lui ! Quandgrand’mère me réprimande, cela m’impatiente,voilà tout ; quand c’est mamita, cela m’afflige ;quand c’est lui… cela me vexe et m’humilie.

Qu’est-ce que ça me fait, après tout, de nepas être pour lui, comme pour mamita, une pe-tite merveille ? Il n’est ni mon père ni mon fu-tur mari, et voilà les deux seuls hommes à quije sois forcée de plaire !

22 septembre.

……

La Filleule 331/659

M. Roque et M. Clet sont arrivés ce matin.Quelle drôle de figure que M. Roque, avec ses

Page 332: George Sand - Ebooks-bnr.com

lunettes d’or qui tombent sur son nez à chaquemouvement qu’il fait ! Comme il est brusque,gauche, anguleux, grand, maigre, avec des ha-bits trop larges, et des pieds si longs, des sou-liers si baroques ! Je ne peux pas le regardersans rire. Heureusement, il ne s’en aperçoitpas. Je crois que plus il est savant et spirituel,plus je le trouve ridicule. Mon parrain est ce-pendant plus savant que lui, à ce qu’on assure,et, quant à de l’esprit, il en a cent fois davan-tage, je m’en aperçois bien. Pourtant jamaispersonne ne trouvera M. Rivesanges plaisantni bizarre. Je voudrais bien l’entendre jouer dupiano. Je ne m’y connaissais pas autrefois. Ilme semble qu’à présent cela me ferait un grandplaisir. Il ne veut pas me faire plaisir apparem-ment ; car il m’a refusé net hier, et puis il aajouté en se tournant vers mamita :

— À moins, pourtant, que vous ne l’exi-giez !

La Filleule 332/659

Page 333: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non, lui a-t-elle répondu, pas encore. Ilfaut, pour que cela vous plaise, que vous voussentiez en train de rêver, et c’est trop tôt.

— Oui, oui, a-t-il repris : la rêverie, c’est lebonheur qu’on savoure, et je ne suis pas encoreassez remis de la joie de me trouver ici.

J’ai écrit ces phrases pour ne pas les ou-blier. Je ne les comprends guère ; mais ellesme font rêver aussi, moi. C’est donc un biengrand bonheur que l’amitié, puisque voilà unhomme si heureux de la société de mamita !

Ah ! je suis trop seule, moi ! Je ne connaispas toutes ces douceurs de sentiment dont onparle autour de moi. Mamita est heureuse dene jamais quitter sa mère ; M. Roque est heu-reux de revoir mon parrain. Schwartz est heu-reux de voir les autres si heureux. Il n’y a quemoi qui me sente triste souvent et ennuyée aufond du cœur. Je les aime certainement autantqu’on peut aimer, ces bons parents adoptifs ;mais cela ne fait pas que je ne désire et ne rêve

La Filleule 333/659

Page 334: George Sand - Ebooks-bnr.com

rien hors d’ici. Quoi ? je ne sais pas ! quelqueamitié qui me fasse trouver que je suis heu-reuse comme les autres, ou quelque distractionqui me fasse oublier que je ne le suis pas.

M. Clet, que je continue à détester cordiale-ment, et qui, je crois, me le rend bien, a beau-coup parlé du monde, et des fêtes, et des spec-tacles de Paris, toutes ces belles choses quej’entrevois à peine, du fond de notre chartreusede la rue de Courcelles, et que mes mamansdéclarent si puériles et si maussades ! Quelleétrange idée ont les gens graves de vouloir dé-goûter les autres de ce qui leur déplaît ! Monparrain est de leur avis. Eh bien, pourquoi est-ilun homme de si grand mérite ? Pour qui s’est-il donné la peine de savoir tant de choses ?Est-ce que ce serait pour mamita toute seule,comme il a l’air de le lui dire avec ses yeux,quand il reçoit son éloge ? Elle doit être bienfière au fond de son cœur, si cela est ainsi !

Oui, oui, je comprends qu’avec une admi-ration si constante et si flatteuse auprès d’elle,

La Filleule 334/659

Page 335: George Sand - Ebooks-bnr.com

elle ne désire pas celle des autres et fuie lemonde pour se renfermer dans l’amitié. – Maismoi, personne ne m’admire, et je trouve celafort triste. Mon parrain a eu l’air de me direaujourd’hui que j’étais vaine. Non, puisque jen’ai pas sujet de l’être. J’aurais besoin d’êtretout pour quelqu’un ; je serais tout pour mami-ta, si elle n’avait pas sa mère, son frère, et monparrain, qu’elle aime certainement encore plusque moi !

25 septembre.

J’ai essayé aujourd’hui de faire une étuded’après nature de la figure de mon parrain,pendant qu’il lisait. J’étais forcée de le regar-der, et, comme il ne me regardait pas, jamais jene l’ai si bien vu. Je ne sais plus s’il est vieux,comme je me l’étais imaginé à son arrivée ; jecrois que c’est parce que je m’étais fait de luiune toute autre idée que je l’ai trouvé ainsi.Aujourd’hui, il m’a semblé jeune, ou tout aumoins si beau, qu’il n’a pas besoin de jeunesse.

La Filleule 335/659

Page 336: George Sand - Ebooks-bnr.com

Non, je me trompe encore, il n’est pas beau.Il a une physionomie si expressive, si distin-guée, si agréable, qu’il n’a pas plus besoin debeauté que de fraîcheur. Il a beaucoup gagné,d’ailleurs, depuis le peu de jours qu’il est ici.Son teint s’est éclairci, reposé ; son regard apris une expression plus douce. Un peu plusde toilette aussi a rajeuni sa tournure. Oui, il atout à fait l’air d’un jeune homme quand il rit :et quelles dents de perles ! Ses yeux sont alorscomme ceux d’un enfant ; mais, s’il devient sé-vère, s’il blâme mes idées, s’il raille mes fantai-sies, il est vieux, bien vieux ! Il me fait peur ;mais je ne sais pourquoi je l’aime encore plusaprès qu’il m’a grondée.

26 septembre

Puisqu’il le veut, je monterai à chevalmoins souvent et prendrai mon plaisir avecplus de tranquillité. C’est vrai que je suis unenature immodérée ! Comme il a deviné celatout de suite ! et mamita qui ne s’en doutait

La Filleule 336/659

Page 337: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas ! Vraiment, je crois que, s’il ne me chéritpas comme elle, du moins il fait plus d’atten-tion à moi. Il faut donc que je sois calme et pa-tiente. Allons, j’en aurai l’air, dussé-je en mou-rir !

27 septembre

Il a enfin joué et improvisé ce soir. Oh !quel talent, quelle âme, quel charme ! Voilà laseule de ses grandes facultés que je sois unpeu capable de comprendre, moi ! Pour le restej’admire sur parole. Mais la musique, c’est unechose que je sens, que je possède dans moncœur, comme lui, quoi qu’il en dise, et quoiqueje ne la possède pas encore dans ma tête,comme Schwartz. Non, non, je ne l’ai passeulement au bout des doigts, comme ils leprétendent, cet art divin ! Mon cher Stéphenl’a fait passer aujourd’hui dans tout mon être.J’étais émue, brisée, j’avais envie de pleurer, jetremblais. Il n’a pas daigné voir cela, lui, mais

La Filleule 337/659

Page 338: George Sand - Ebooks-bnr.com

mamita s’en est bien aperçue. Elle m’a embras-sée en disant :

— Eh bien, tu vois qu’il vaut mieux possé-der un don comme celui-là, qui fait tant de bienaux autres, que d’être habile à sauter les fosséspour leur faire peur ?

Elle a bien raison, mamita ! Et puis elle saitque tout me sera possible si mon parrain s’enmêle un peu, et elle attire toujours son atten-tion sur moi ; mais ce n’est pas facile : on diraitqu’il ne veut m’en accorder qu’à ses momentsperdus.

28 septembre

Il m’a fait beaucoup de peine aujourd’hui.Il est venu à quatre heures, comme tous lesjours, et je me suis trouvée seule au salon lors-qu’il est entré. J’étudiais mon piano, je me suislevée bien vite pour ne pas l’ennuyer. Il m’a ditde continuer et a pris le journal. Je l’ai suppliéde ne pas m’entendre.

La Filleule 338/659

Page 339: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Oh ! parbleu ! sois tranquille, a-t-il ré-pondu, je ne t’entends pas !

J’ai trouvé cela bien cruel, je le lui ai ditavec des larmes dans les yeux. Il m’a regardéealors d’un air si étonné, si froid, si sévère, quej’ai failli m’évanouir.

— Vous ne m’aimez pas du tout, me suis-jeécriée.

— Allons, a-t-il répondu, je vois bien que tues folle.

Et il a repris son chapeau, il est sorti sansme donner la moindre assurance d’affection.Oh ! il est étrange, mon parrain ! il a les ca-prices d’un homme qui sent tout le monde au-dessous de lui. C’est un orgueilleux !… ou bienje lui déplais particulièrement. Il me trouvelaide. C’est donc que je le suis. Si j’en étaissûre, je me tuerais !

La Filleule 339/659

Page 340: George Sand - Ebooks-bnr.com

IV

JOURNAL DE STÉPHEN. – FRAGMENTS

29 septembre

Pour la première fois, aujourd’hui, j’ai goûtél’indicible charme de mes anciennes rêveries.Loin d’elle, cela m’était impossible. Je tournaisà la tristesse, à la douleur, presque au déses-poir. Et puis ces climats brûlants, ces aspectssplendides de l’Inde ne sont pas faits pour cegenre de contemplation. La nature tropicaleest trop vigoureuse pour l’homme ; ellel’énerve de chaleur ou elle l’accable de magni-ficences. Ces brises, chargées d’âcres parfums,ne caressent pas, elles enivrent ; ce ciel étince-lant ne souffre pas le regard de l’homme. Tantde vigueur semble faite pour les êtres où la

Page 341: George Sand - Ebooks-bnr.com

matière domine l’intelligence. L’éléphant et letigre sont les rois de ces contrées. L’Indien estfaible comme un roseau.

Depuis mon retour, je n’avais pas eu unematinée de loisir. Tant de travaux à mettre enordre ! tant d’idées à repasser au crible de laréflexion ! tant d’aperçus à soumettre à l’exa-men de la conscience ! Oui, je suis sincère,j’aime la vérité, je suis son serviteur, je seraisson chevalier au besoin. Produire de brillantstravaux, tout le monde le peut, avec quelquesavoir et de l’imagination. Mais donner à lascience une forme attrayante, lui ouvrir unnouvel horizon sur un point quelconque, sanshasarder de téméraires assertions, voir plusloin que la méthode aride, sans voir faux pourse singulariser, c’est plus qu’un travail à faire,c’est un devoir à remplir. Ce devoir accomplifera enfin de moi, à trente-quatre ans, unhomme qu’on jugera peut-être digne d’avouerson bonheur intime. Il y a longtemps quej’eusse pu extorquer ce droit. Le bruit et le suc-

La Filleule 341/659

Page 342: George Sand - Ebooks-bnr.com

cès sont si souvent le prix de l’audace et du so-phisme ! mais ce n’est pas ainsi que je voulaismériter ma récompense.

Me voilà donc enfin dans ma chère vallée,sous mon ciel pâle, dans une atmosphère ap-propriée à mon organisation physique et mo-rale !

Je puis enfin me posséder, moi, et oublierce monde de l’infini, où je m’épouvante d’êtresi petit, pour me sentir renaître et pour retrou-ver mon individualité, ma jeunesse, ma puis-sance relative dans le monde de mes affectionset de mes goûts ! Arrière le journal du savantcriblé de mots grecs, latins et arabes ! Ne fût-ce que pour quelques jours, je veux reprendrele journal de l’écolier amoureux.

Il fait depuis avant-hier, une chaleur excep-tionnelle dans la saison de notre climat. On secroirait aux premiers jours d’août. Après avoirfermé et scellé mes derniers cahiers, je me suissenti un besoin d’enfant de courir seul dans la

La Filleule 342/659

Page 343: George Sand - Ebooks-bnr.com

campagne, sans volonté, sans but, comme au-trefois. Ce n’était pas encore l’heure d’aller re-joindre ma bien-aimée. J’avais un tiers de jour-née à dépenser en songeant à elle sans dou-leur, sans inquiétude, sans impatience.

J’ai pris la rive gauche de ma petite rivièreet je l’ai suivie en herborisant. Il n’y a pas iciun pauvre brin d’herbe que je ne regarde avecplaisir comme un vieux ami. Au lieu de cesnoms barbares que la science leur donne, jepourrais les baptiser tous de quelque mot char-mant qui serait un souvenir de ma vie intime.

Au bout d’une heure de marche, je suis re-venu sur mes pas, ne voulant pas perdre devue ce cher manoir de Briole dont j’ai été bienassez longtemps séparé par des horizons sansnombre. J’étais content de me voir assez prèspour me dire que, si je voulais, d’un trait decourse, en quelques minutes, je serais là. Maisj’avais la rivière à traverser et plus d’une heurede marche sans passerelle. Pour n’avoir pas cetobstacle qui gênait déjà la liberté de mon rêve,

La Filleule 343/659

Page 344: George Sand - Ebooks-bnr.com

j’ai fait un paquet de mes habits et j’ai traverséà la nage le ruisseau, calme et profond à cet en-droit-là. L’eau était encore si agréable, que j’ysuis resté dix minutes ; après quoi, à demi rha-billé sur l’autre rive, étendu sur le sable tièdeque perçaient de vigoureuses touffes de brome,j’ai goûté un indescriptible bien-être, et j’ai dé-pensé là, complètement inerte, complètementheureux, les deux heures qui me restaient.

Ô douceur infinie de l’air natal ! placiditédes eaux paresseuses, complaisant silence duvent dans les arbres, débonnaire majesté desbœufs couchés sur l’herbe courte et brûlée desprairies, jeux naïfs des canetons que la pouleveut ramener au rivage, pays simple et bon,prose charmante de la poésie rustique !

Je n’étais pas loin du moulin. J’entendais lecri plaintif et doux de la roue vermoulue quisemble se plaindre du travail et pleurer avecl’eau qui l’entraîne. Les jeux des enfants et lechant des coqs envoyaient de temps en tempsune fusée de gaieté dans l’air somnolent. Une

La Filleule 344/659

Page 345: George Sand - Ebooks-bnr.com

fraîcheur molle pénétrait dans tous mes pores.L’arome des plantes aquatiques planait sur moisans chercher à m’écraser. Rien de violent, riende sublime dans cette nature paisible. Là oùj’étais couché, je n’avais rien à admirer : l’ho-rizon était fermé pour moi, d’un côté par lesbuissons épais de la rive gauche, au bout d’untravers de ruisseau qui n’a pas vingt pieds delarge ; de l’autre, par le terrain qui se relevaiten talus inégal à deux mètres au-dessus de matête. Par une échancrure, j’apercevais seule-ment la cime de quelques arbres et un pan detoit, dont les ardoises se confondaient avec lavégétation bleuâtre des saules. C’était Briole,mon nid, mon asile, mon Éden, là tout près,pour ainsi dire sous ma main.

Que pouvais-je désirer ? Une forêt vierge ?des précipices ? une végétation hérissée quidéchire les regards ? les vents maritimes quiabrutissent ? les cimes qui donnent le vertige ?les cataractes qui ébranlent les nerfs ? Non,non ! Je ne regrettais rien de tout cela, je ne

La Filleule 345/659

Page 346: George Sand - Ebooks-bnr.com

voulais rien de mieux, rien de plus que cet ho-rizon de pauvres herbes, ce ruisseau sablon-neux, ce gloussement de la poule, cette apathiedes bœufs qui venaient tremper leurs genouxcagneux dans la vase, à mes côtés, et qui, ense dérangeant fort peu pour moi, ne me déran-geaient pourtant nullement.

De quoi l’homme pensant a-t-il besoin pourêtre heureux ? De spectacles, d’émotions, desurprises, de découvertes, de conquêtes ? Non,il a besoin d’être aimé d’abord, et puis dequelques instants de repos absolu après sontravail.

Ce repos de l’âme et du corps n’est pas l’ou-bli de la vie. Ce n’est pas la végétation de laplante ni la digestion de l’animal ; c’est quelquechose qui participe de ces mornes extases dela matière, mais qui n’empêche pas le principedivin de se sentir en possession de lui-même.L’amour rassasié chez les végétaux et chez lesbêtes semble ne plus exister quand sa phaseest épuisée. Chez l’homme, il s’éternise dans

La Filleule 346/659

Page 347: George Sand - Ebooks-bnr.com

sa pensée, et cette pensée n’admet pas que lamort même puisse l’anéantir, tant elle est puis-sante et profondément liée à son principe vital.Le souvenir du bonheur et son attente sont vi-vants jusque dans le sommeil.

Pendant deux heures de cette complète in-action, je n’eus pas une seconde d’ennui, etil me semble pourtant qu’elles ont duré deuxsiècles. Je ne sais si je pensais, je ne songeaispas à penser ; j’ai pourtant très bien vu et en-tendu toutes choses autour de moi. Les my-riades d’ablettes argentées qui s’ébattaient ausoleil dans les petits lacs creusés sur le sablede la rive par le pied des bœufs ; la gourman-dise capricieuse du chevreau qui est venu goû-ter à toutes les plantes et qui a fini par s’accom-moder d’une écorce à ronger ; le sillage muetde la loutre le long des roseaux ; la chasse ar-dente de la fauvette qui a guetté et poursuivila même mouche pendant un quart d’heure en-tier, au milieu de mille autres qu’elle dédai-gnait ; le niveau de la rivière qui a baissé, à

La Filleule 347/659

Page 348: George Sand - Ebooks-bnr.com

mesure que s’ouvraient les déversoirs des mou-lins, et qui a laissé les mousses inondées de sesmarges bâiller au soleil ; l’ombre des arbres quiétait à mes pieds et qui, passant sur moi, a fuiderrière ma tête… Où est le plaisir de contem-pler ou seulement de remarquer tout cela ? Cen’est ni un plaisir de savant, ni même un plaisirde poète. Tous deux sont difficiles à satisfaire.Il faut à l’un du beau, à l’autre du rare. Majouissance s’accommodait de ce qu’il y avaitde moins insolite, de plus vulgaire dans le pre-mier milieu venu, un coin d’herbe et de sableau revers d’un fossé, un réseau de ronces pourcadre et quelques ardoises pour lointain.

Anicée !… tu es dans tout, tu es tout pourmoi. Au delà de ces lignes bleues qui encadrentle ciel autour de ta demeure, il n’y a rien dansl’univers dont je me soucie sans toi, comme iln’y a rien que je ne puisse supporter à causede toi. Là où tu vis ma vie se renferme, là oùtu passes elle s’attache à tes pas… Trésor sansprix, inépuisable source d’orgueil intérieur et

La Filleule 348/659

Page 349: George Sand - Ebooks-bnr.com

de pieuse reconnaissance que la possessiond’une âme sans tache, d’une clarté sans ombre,d’une tendresse sans défaillance ! Les soleilsmêmes ont des obscurcissements, et, dans lesabîmes de l’empyrée, on voit l’éternelle lu-mière subir, au sein des astres, de mysté-rieuses intermittences. L’amour et la douceurde cette femme n’en ont pas. Elle sera toujoursjeune, puisqu’elle pourra mourir courbée sousle poids de l’âge sans avoir commis une faute,sans avoir connu une mauvaise pensée. Trou-vez-moi donc une vierge de quinze ans quipuisse me garantir qu’elle fournira encore deuxfois cette carrière, sans pécher une seule foiscontre le ciel et contre moi, pas même dans lesecret de son imagination ! Couronne ton frontde cheveux blancs, ma sainte compagne ; moi,j’y ajouterai la couronne de lis et de jasmin desmadones.

À trois heures je suis rentré chez moi pourm’habiller. Malgré la liberté de la campagne etde l’absence d’étiquette qu’a toujours pratiquée

La Filleule 349/659

Page 350: George Sand - Ebooks-bnr.com

ma bonne mère, je ne veux jamais me pré-senter devant elle ou devant sa fille sans êtred’une propreté scrupuleuse. L’abandon dessoins de la personne est un manque de respectenvers les femmes, et je veux respecter cesdeux femmes-là jusque dans les plus humblesdétails de la vie, et à tous les instants de mavie.

Je ne regrette pas de ne point habiter offi-ciellement le château. Tout y est élégant, com-mode, agréable à voir et ingénieusement adap-té aux aises de cette vie tranquille. J’ai moi-même arrangé ce séjour avec un soin jalouxd’y voir ma bien-aimée ne manquer et ne souf-frir de rien. Comme l’oisillon tisse et ouate sonnid, nous autres, pauvres humains, nous bâ-tissons nos demeures avec amour pour cettecourte saison qui s’appelle la vie. Plusieurs ymettent de l’orgueil. L’orgueil de la maison quej’ai préparée, c’est celle qui devait l’habiter.

Mais la possession des choses n’est pas ceque s’imagine le vulgaire. Toujours illusoire et

La Filleule 350/659

Page 351: George Sand - Ebooks-bnr.com

précaire, elle est une jouissance à laquellel’homme raisonnable ne peut attacher qu’unprix relatif. Il ne peut aimer sa maison et sonjardin qu’en transformant, dans sa pensée, cesobjets matériels en témoins de son bonheurpassé ou présent. Si de tels objets deviennentchers, c’est parce que, de l’état de choses, ilspassent à l’état de souvenirs.

J’aime donc Briole comme on aime un êtreabstrait. C’est l’auréole de suavité que respiremon amie, c’est la mienne par conséquent. Jepossède cette chose ainsi idéalisée. Mais queje sois seul, que celle dont la présence l’éclaireme soit ravie, que ferais-je de ce sanctuairevide ? Une relique qui, après moi, serait in-évitablement profanée. Ah ! il faudrait pouvoiranéantir tout ce qui a appartenu à un être ado-ré, comme on brûle ses habits plutôt que de lesvoir toucher par des mains étrangères !

Je trouve notre vie si bien arrangée, que jesouhaite n’y rien changer. Les unions qu’on ap-pelle disproportionnées sous le rapport de la

La Filleule 351/659

Page 352: George Sand - Ebooks-bnr.com

fortune seraient purifiées, même aux yeux ja-loux, si l’amour et la religion, et non les inté-rêts matériels, en formaient le seul lien.

Que le sentier est doux qui, de mon verger,conduit au jardin d’Anicée ! En prenant à tra-vers les prés, je n’ai pas pour dix minutes detrajet. Au bout de la prairie, où le plateaus’abaisse assez brusquement, mes pas avaientcreusé, avant le grand voyage dont j’arrive,une sorte d’escalier sur la coulée rapide. J’aitrouvé à mon retour la rainure comblée et mondoux chemin de gazon prolongé en pentemoelleuse jusque sous les premiers chênes dela réserve.

… J’ai fait en cet endroit une rencontre sin-gulièrement amenée. Je passais vite, prenantplaisir à frôler les feuilles sèches qui com-mencent à joncher la terre, lorsque je me suisvu comme enveloppé d’un nuage bleu et parfu-mé. C’était une pluie de violettes effeuillées quitombait d’en haut sur ma tête. J’ai regardé au-dessus de moi ; j’ai vu à vingt pieds au moins,

La Filleule 352/659

Page 353: George Sand - Ebooks-bnr.com

sur une longue branche qui forme comme unpont au-dessus du sentier, quelque chose quid’abord m’a paru inexplicable. C’était un pand’étoffe flottante, et puis un bras humain qui secroyait caché dans les feuilles et qui s’enlaçaità la branche pour retenir un corps, un être, quela branche même supportait et m’empêchaitde voir. Du point où j’étais placé, j’ai recon-nu pourtant bientôt ce petit bras mince, assezrond, très joli quoique très brun, un vrai brasd’almée, souple, faible et fort gracieux. Quandla main qui secouait le tablier plein de violetteseut fini son aspersion, elle se hâta d’embras-ser aussi la branche, et le feuillage, un instantécarté, redevint immobile. La personne étaitredevenue invisible.

Je ne crus pas devoir remarquer cet hom-mage de ma filleule. L’adolescence de certainesorganisations est bizarre. L’imagination estmalade d’une inquiétude qui s’ignore elle-même et qui se porte au hasard sur le premierobjet venu. Anicée ne comprend pas cette

La Filleule 353/659

Page 354: George Sand - Ebooks-bnr.com

vague et pénible agitation qu’elle n’a jamaisressentie. Je ne veux pas la lui faire deviner.Elle s’en effrayerait plus que de raison. Un faitnaturel, si connu, si passager, l’engouementd’une fillette pour son tuteur, ne doit ni éton-ner ni tourmenter sérieusement. Le mieux estde n’y pas faire attention. Cette fantaisie del’âme sera vite remplacée par une autre.

Je feignis d’être distrait ; je baissai la tête,je passai outre. À quelque distance, je me glis-sai dans les buissons et j’observai Morenita,pour voir comment elle s’y prendrait pour des-cendre de si haut, prêt à lui porter secours aubesoin.

Elle a été d’une agilité, d’une souplesse etd’une témérité extraordinaires dès son en-fance ; elle grimpait comme un écureuil et na-geait comme une mouette. Nous ne pensionspas devoir contrarier ses instincts ni gêner sondéveloppement physique. Avant mon voyage,Anicée se laissait encore persuader de voirdans cette enfant un phénomène à étudier avec

La Filleule 354/659

Page 355: George Sand - Ebooks-bnr.com

indulgence et tendresse, plus qu’un être à ché-rir passionnément. J’ai toujours senti couveren elle quelque chose de violent et de sauvagedont l’éducation adoucira la forme, maisqu’elle ne vaincra jamais entièrement. Je voisbien qu’en mon absence, cette femme quiaime, comme la Providence, un peu enaveugle, a redoublé d’illusions en même tempsque de sollicitude pour son bizarre trésor. Elles’imagine acclimater la plante exotique dansson atmosphère de pudeur et d’aménité. Dieule veuille ! mais je doute d’un tel miracle. Laplante projettera ses épines acérées le jour oùs’épanouira la floraison.

Si Anicée voyait maintenant sa prétenduemiss Hartwell courir ainsi dans les arbrescomme un chat sauvage, elle en serait effrayée.Devant elle, l’enfant, dont le premier mouve-ment est impétueux, mais dont la réflexion estbonne, se contient assez. Mais voici déjà plu-sieurs fois que je la vois s’exercer en cachette à

La Filleule 355/659

Page 356: George Sand - Ebooks-bnr.com

des choses excentriques dont le péril enivre sacuriosité ardente.

Elle resta quelque temps couchée sur sabranche, avec une grâce étudiée ou naturellequi eût allumé certainement la verve descrip-tive de Clet. Clet passe ses soirées à lui fairedes vers spirituels où il la compare à tous leslutins, à tous les djinns de la poésie romantiqueorientalisée. Morenita, qui a beaucoup de goûten littérature, et qui trouve le style écheveléde Clet plus grotesque que flatteur, se fâchede ces dithyrambes. Clet la trouve sotte den’en être pas charmée. Ils se querellent, et vé-ritablement, en dépit de nous-mêmes, il nousoblige à reconnaître qu’il n’est pas de forcecontre cette langue de quatorze ans qui énu-mère ses travers avec une volubilité inouïe.

Je n’ai pas l’imagination opiacée de Clet. Jen’ai pas été ému du spectacle de cette lianevivante qui s’était enroulée autour de labranche ; j’ai là une filleule charmante et quiallumera des passions, cela n’est que trop cer-

La Filleule 356/659

Page 357: George Sand - Ebooks-bnr.com

tain ; mais malgré moi, en la comparant à uneliane, je songeais aussi aux serpents de l’Inde,qui n’ont pas plus de malice dans le caractèreque les autres animaux, mais qui ont du venindans le sang, et que le passant n’aime guère àrencontrer.

Elle était incroyablement jolie pourtantdans sa pose adroite et nonchalante. Sa petitetête un peu conique, inondée de magnifiquescheveux noirs, s’était penchée comme pourdormir ou pour pleurer. Le rameau de chêneest fort et assez large pour lui faire un lit, maisil est si long et si feuillu à l’extrémité, que lemoindre vent l’ébranle, et cette enfant ainsibercée, insouciante du danger et comme acca-blée d’une mystérieuse tristesse, me rappelaitcomplétement, pour la première fois, le typedont nous nous réjouissions de la voir s’écar-ter : c’était la vraie gitana, la créature pares-seuse, hardie, fantasque, insoumise, inquiète,dangereuse aux autres, dangereuse à elle-même.

La Filleule 357/659

Page 358: George Sand - Ebooks-bnr.com

Elle se décida enfin à descendre ; elle s’yprit si adroitement, que je n’eus aucun senti-ment d’inquiétude pour elle. Elle disparut plu-sieurs fois dans le feuillage et reparut toujoursdebout, s’accrochant aux branches voisines etdescendant, sans broncher, vers le troncénorme du chêne, qui, brisé jadis par la foudre,présente une plate-forme moussue assez voi-sine du sol. Morenita franchit cette distanceen se laissant glisser comme une couleuvre surla bruyère. Elle se releva, rattacha ses che-veux dénoués, débarrassa ses vêtements de lamousse qui s’y était attachée, et partit commeune flèche dans la direction du château.

Je m’épluchai à mon tour ; je ne voulais pasqu’un seul pétale de ses violettes restât dansmes cheveux ni sur mes habits. Je la laissaiprendre de l’avance et rentrai sans la rencon-trer.

À dîner, elle m’a boudé. Je n’y ai pas prisgarde. Le soir, elle a passé à une gaieté ner-veuse assez bruyante. Elle a été plus taquine

La Filleule 358/659

Page 359: George Sand - Ebooks-bnr.com

avec Clet ; elle l’eût blessé tout à fait si je nefusse intervenu. Je l’ai un peu grondée. Ellem’a regardé avec des yeux ardents de colère ;puis, tout à coup, c’était une tendresse exta-tique. Anicée m’a presque grondé à son tour dema sévérité. J’ai tourné le tout en plaisanterie.Morenita nous a dit bonsoir. Comme de cou-tume, elle est venue me présenter son front. Ilétait humide et brûlant. Je me suis essuyé leslèvres en me plaignant de cette transpirationdes enfants qui résiste à la fraîcheur du soir.Elle a été blessée et humiliée au dernier point.Il y avait presque de la haine dans le reprochede ses yeux noirs et hautains. Allons, j’espèreque c’est le dernier accès de cette fièvre decroissance, et que le galop de Canope la conso-lera demain.

Pauvres enfants ! tardifs ou précoces,faibles ou forts, il vous faut accomplir tous lesdéveloppements de votre première existence àtravers des souffrances particulières. Ces souf-frances changent avec l’être qui se transforme ;

La Filleule 359/659

Page 360: George Sand - Ebooks-bnr.com

mais, de phase en phase, de fièvre en fièvre, oude langueur en langueur, la vie n’est qu’un tra-vail ascendant jusqu’à l’heure de maturité oùcommence le travail inverse de la dissolutionde l’être.

Faisons l’âme forte, puisque le corps est sifaible, et la vie pleine de sainteté, puisqu’elleest semée de tant de périls !

Anicée, tu es l’arche sainte qui a toujoursvogué en paix sur les flots troublés !

La Filleule 360/659

Page 361: George Sand - Ebooks-bnr.com

V

LETTRE DE LA DUCHESSE DEFLORES À MADAME DE SAULE

Paris, le 15 novembre 1846.

C’est une amie inconnue qui vous écrit, uneâme qui comprend la vôtre, qui l’admire et quila cherche. Oui, madame, j’ai toujours désirévivement de vous rencontrer dans le monde ;mais vous n’y allez pas. Pour vous trouver, ilfaut pénétrer dans les sanctuaires de l’intimité.Étrangère, voyageuse, un peu errante, je n’aipu saisir l’occasion de former autour de vousdes relations qui me missent à même d’arriverjusqu’à vous. Il faut pourtant qu’il vienne, cemoment tant désiré ! Mon bonheur domestiqueen dépend. Cet aveu fait, je sais que vous neme refuserez pas.

Page 362: George Sand - Ebooks-bnr.com

Vous êtes un être calme comme la perfec-tion. Aucun souci poignant ne peut vous at-teindre. Tout le monde n’a pas mérité commevous du ciel le don de ne plus souffrir. Moi, Es-pagnole et passionnée, j’ai beaucoup souffert,je souffre encore ; mais je suis peut-être excu-sable : tout mon crime est d’avoir trop aimémon mari. Ah ! madame, vous le connaissez,lui, je le sais. Vous avez daigné sans doute lerecevoir quelquefois. Vous avez donc pu devi-ner, sinon comprendre, la violence de mon af-fection pour lui.

Ma jalousie l’a rendu malheureux pendantlongtemps. Elle s’est calmée, elle s’est mêmedissipée. Devant une conduite louable commela sienne, j’ai dû prendre confiance, me repen-tir de mes soupçons, et pardonner dans moncœur à l’unique faute de sa vie.

Cette faute, vous la connaissez, vous, latendre et généreuse mère adoptive de More-nita. J’ai passé des années à tâcher d’en sur-prendre le secret ; mais, pendant ces années-

La Filleule 362/659

Page 363: George Sand - Ebooks-bnr.com

là, je me nourrissais du vain espoir d’êtremère ; tout le châtiment que j’eusse voulu infli-ger à l’infidélité de mon mari, c’eût été de luidonner un fils héritier de son nom, ou une filleplus belle que l’enfant de la gitana. Dieu m’a re-fusé ce bonheur. J’ai trente ans ; il y a quinzeans que je suis mariée, je ne puis conserveraucune illusion. Le duc doit subir le malheurd’avoir une épouse stérile.

Devant cette infortune, mon orgueil defemme est tombé. J’ai pleuré amèrement. Jeme suis repentie d’avoir agité et troublé la viede mon noble duc par les orages de la jalousie,moi qui ne pouvais lui donner ces joies pater-nelles qu’une misérable bohémienne a pu luifaire connaître !

J’ai su alors une chose qui m’a consternéed’abord, et dont j’ai enfin pris bravement monparti. Le duc aime cette enfant avec passion.Attaché à ses pas comme un amant à ceuxde sa maîtresse, n’osant la voir ouvertementchez vous, dans la crainte d’ébruiter son secret,

La Filleule 363/659

Page 364: George Sand - Ebooks-bnr.com

il cherche toutes les occasions de la rencon-trer, ne fût-ce que pour la voir passer en voi-ture ou l’apercevoir de loin, au concert, auxBouffes, dans les promenades. Il s’ingénie à lasurprendre agréablement, à lui envoyer des ca-deaux mystérieux ; enfin, il est comme maladedu besoin d’embrasser et de bénir son enfant.Pauvre duc, pauvre ami !

Mais cela a duré assez longtemps pour l’ex-piation de sa faute envers moi, trop longtempspour la satisfaction de mon injuste dépit. Jerougis d’avoir résisté si longtemps à la voix demon cœur. Je viens à vous, madame, pour quevous m’aidiez à réparer mon tort et à rendrele bonheur à celui qui, par son dévouementet son respect pour moi, est redevenu digneà mes yeux de tout mon dévouement, de toutmon respect.

Veuillez, madame, me recevoir demaindans la matinée ; nous avons à causer en-semble sans témoins. J’ai besoin de vosconseils, j’ose dire de votre sympathie. J’y ai

La Filleule 364/659

Page 365: George Sand - Ebooks-bnr.com

droit par mes chagrins, je la mérite par les sen-timents de tendre vénération que je professeraitoujours pour vous.

DOLORÈS, duchesse de FLORÈS.

P.-S. Je n’ai pas besoin de dire à la femmela plus généreuse et la plus délicate qui existe,que ma lettre et notre entrevue doivent êtreignorées de tous, et du duc particulièrement.

NARRATION DE L’ÉCRIVAIN QUI A RECUEILLILES DOCUMENTS DE CETTE HISTOIRE

Madame de Saule consulta Stéphen sur lalettre qu’on vient de lire et le questionna surle caractère de la duchesse. Stéphen avait étéinvité plusieurs fois par le duc de Florès à desréunions choisies. Il connaissait l’entouragedes deux époux ; il avait vu plusieurs fois la

La Filleule 365/659

Page 366: George Sand - Ebooks-bnr.com

belle Dolorès, qui l’avait reçu et traité avec unedistinction particulière.

Voici le portrait qu’il fit de cette femme àAnicée. C’était une beauté espagnole accom-plie, et l’hyperbolique Hubert Clet n’exagéraitrien en la comparant à une sirène. Elle avaitdes séductions irrésistibles, une grâce enchan-teresse, rehaussée par une élégance luxueused’un goût exquis. Elle ne paraissait nulle partsans éclipser toutes les autres femmes ; aussiaimait-elle à paraître partout. Sa coquetterieétait effrénée, et longtemps elle avait eu uncortège d’esclaves qui auraient vendu leur âmepour un de ses sourires. Mais on se lasse pour-tant, à la longue, d’une vaine poursuite. Outreque les fréquents voyages de la duchesse enEspagne, en Angleterre, en Italie, en Orientmême (car elle avait l’humeur voyageuse),avaient souvent rompu ses relations et changéson entourage, il était enfin de notoriété pu-blique que cette agaçante beauté était d’unevertu invincible ou d’une fidélité de cœur à son

La Filleule 366/659

Page 367: George Sand - Ebooks-bnr.com

mari qui rendait sa fidélité conjugale inébran-lable.

— Savez-vous, dit Anicée en souriant, quece portrait ressemble un peu à celui de la bellePilar, et que le duc paraît destiné à inspirer lespassions les plus rares, celles qui subjuguent lacoquetterie même ?

— Il y a plus d’analogie qu’on ne pense,répondit Stéphen, entre les vieux et les nou-veaux chrétiens d’Espagne. Chez les Méridio-naux, quand le cœur et les sens s’attachent ex-clusivement à un être de leur choix, l’imagina-tion ne reste pas moins accessible à la fantai-sie de plaire à tous, et c’est une fantaisie ar-dente, soutenue, qui leur semble un dédomma-gement légitime de la vertu. La gitana alimentesa coquetterie par la cupidité, l’Espagnole parla vanité. Il faut bien qu’il y ait une cause àcette antique jalousie classique des Espagnolspour leurs femmes. Celle-là me semble assezfondée.

La Filleule 367/659

Page 368: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Et le duc, est-il jaloux ? demanda ma-dame Marange.

— Il l’a été, répondit Stéphen, et il faut queces deux époux aient l’un pour l’autre un fondsd’affection bien sincère et bien solide, pourqu’il ait résisté aux tempêtes de leur intérieur.Tout cela s’est calmé avec le temps. La du-chesse s’est lassée de confier ses chagrins do-mestiques à une vingtaine d’amis, qui se sontlassés à leur tour d’essuyer, sans profit, sesbelles larmes. J’ai vu des scènes moitié dra-matiques, moitié comiques, où notre ami Clet,enrégimenté parmi les soupirants, se croyaittoujours à la veille de devenir le consolateurde cette lionne rugissante, laquelle, en dépitde l’opium du poète blasé, l’émouvait forte-ment par ses pleurs, ses évanouissements, sanoire crinière éparse sur ses blanches épaules,et toute cette mise en scène de la passion es-pagnole, qui pose toujours un peu, lors mêmequ’elle n’est pas jouée. Il y avait aussi, à sefaire admirer, plaindre et désirer, une sorte de

La Filleule 368/659

Page 369: George Sand - Ebooks-bnr.com

vengeance morale chez la duchesse ; mais toutl’effet a été produit, les aspirants en ont étépour leurs frais, et, depuis que les épouxsemblent fixés définitivement à Paris, leur in-térieur, en continuant de resplendir dans uncadre assez brillant, est devenu plus voilé, pluscalme, par conséquent plus digne et plus heu-reux, je le présume.

Cette conversation avait lieu dans le petitsalon de la rue de Courcelles, tandis que More-nita courait dans le jardin.

— Ainsi, pour nous résumer, reprit Anicée,c’est une coquette à demi corrigée, une jalouseà demi réconciliée. Sa lettre vous paraît-ellesincère, et n’y voyez-vous pas un piège ? Onplaide quelquefois le faux pour savoir le vrai.Le secret qu’elle me demande m’inquiète unpeu. Si ses intentions sont généreuses, pour-quoi les cache-t-elle à son mari ?

— Vous êtes trop généreuse vous-même,répondit Stéphen, pour trahir une femme qui

La Filleule 369/659

Page 370: George Sand - Ebooks-bnr.com

se confie à vous ; mais votre scrupule est fon-dé, et c’est à moi de déjouer les embûches, s’ily a lieu. Laissez-moi faire ; accordez l’entrevuepour demain, je vous dirai ce soir quelle atti-tude vous y devez garder.

Anicée écrivit deux mots à la duchesse pourlui donner le rendez-vous qu’elle demandait.Stéphen alla trouver le duc à la Bourse, où iljouait un peu de temps en temps, et où il flâ-nait presque tous les jours. C’était un hommeun peu désœuvré, d’une imagination vive quene soutenait pas une éducation assez sérieuse,et qui, parfois, ne savait que faire de son intel-ligence active et de sa volonté ardente.

Il n’était guère plus âgé que Stéphen et pou-vait passer pour un des hommes les plusbeaux, les plus élégants et les plus aimables del’aristocratie espagnole et parisienne.

Stéphen, qui avait toujours conservé uncertain ascendant sur lui, exigea sa paroled’honneur qu’il ne parlerait jamais à sa femme

La Filleule 370/659

Page 371: George Sand - Ebooks-bnr.com

de la lettre qu’il lui montrait, et lui promit, enretour, que madame de Saule, dans son entre-vue avec la duchesse, ne parlerait et n’agiraitque conformément aux intentions du père deMorena.

Le duc parut vivement touché de la lettrede sa femme.

— Fiez-vous à elle, s’écria-t-il ; elle est fièreet vindicative ; mais quand elle a pardonné,elle est loyale et généreuse ! Je suis ravi del’idée d’un rapprochement possible entre mafille et moi ; et ma reconnaissance pour la du-chesse est profonde. Je garderai pourtant le se-cret de votre délicate indiscrétion, je le dois ;mais j’attendrai avec impatience la surpriseque ma femme me ménage, et je m’y laisseraiprendre avec une joie extrême.

— À la bonne heure ! dit Stéphen. Maisvous parlez d’un rapprochement possible. Ilfaut que je sache comment vous l’entendez.

La Filleule 371/659

Page 372: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Comment puis-je vous le dire ? reprit leduc. Ce sera comme ma femme l’entendra, carvous conviendrez qu’elle a chez elle des droitsimprescriptibles.

— Attendez ! dit Stéphen. La duchesse peutvouloir vous réunir à votre fille en la prenantsur ce pied dans sa maison. Si telle est votrevolonté, madame de Saule n’a rien à objecter.Elle subira avec courage la profonde douleurde se voir arracher l’enfant qu’elle a recueillieet élevée avec tant d’amour, ainsi que lacrainte assez fondée de voir achever l’éduca-tion de cette enfant dans des conditions tropbrillantes pour être aussi salutaires.

— Non ! s’écria vivement le duc, jamais jene payerai par l’égoïsme et l’ingratitude le dé-vouement d’une si noble femme. Mettez à sespieds mon cœur et ma volonté. Je ne lui re-prendrais ma fille que le jour où elle me dirait :J’en suis lasse, je ne m’en charge plus. »

La Filleule 372/659

Page 373: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je n’attendais pas moins de vous, dit Sté-phen. À présent, voici l’autre éventualité. Laduchesse peut vouloir, par bonne intention,s’arroger certains droits d’adoption maternellesur cette jeune fille, l’emmener dans le monde,la séparer momentanément de sa véritablemère adoptive ; enfin, contrarier beaucoup, àson insu, les idées que celle-ci s’est faites del’avenir moral de son enfant. Un conflit de sol-licitudes diversement entendues peut s’éleverentre ces deux protectrices ; à laquelle desdeux, vous qui, seul, avez l’autorité naturelle etlégitime devant Dieu, donnerez-vous raison, sil’on vient à invoquer votre décision ?

— À madame de Saule, n’en doutez pas, ré-pondit le duc avec un peu d’entraînement. Àcelle qui…

Il s’arrêta, craignant d’établir entre ces deuxfemmes un parallèle trop désavantageux pourla sienne. Il se reprit :

La Filleule 373/659

Page 374: George Sand - Ebooks-bnr.com

— À celle, dit-il, qui a, par quatorze annéesde soins assidus et de dévouements sublimes,acquis, devant Dieu et devant les hommes, uneautorité plus légitime et plus sacrée que lamienne. Êtes-vous content, et croyez-vous quemadame de Saule serait plus tranquille si j’al-lais moi-même, dès ce soir, la confirmer dansses droits ? Ma femme a si longtemps surveillétoutes mes démarches, que je n’ai jamais oséaller remercier, de vive voix, cet ange de vertuet de bonté. Je craignais aussi, en voyant deprès ma fille, en lui parlant, de ne pouvoircontenir mon émotion. Mais puisque au-jourd’hui…

— Attendez à demain, dit Stéphen ; si la du-chesse se fait un noble et doux plaisir de pous-ser elle-même votre fille dans vos bras, nousne devons pas l’en priver d’avance. Je revien-drai demain vous dire le résultat de l’entrevue,et nous aviserons. Jusque-là, madame de Sauleagira, avec la duchesse, selon la conscience deson affection pour Morenita, et conformément

La Filleule 374/659

Page 375: George Sand - Ebooks-bnr.com

à l’autorité que vous lui transmettez par mabouche.

On voit, par ce qui précède, que jamais leduc n’avait parlé à madame de Saule ni à More-nita. Il les avait guettées ou rencontrées assezsouvent pour bien connaître les traits de l’uneet de l’autre. Un double enthousiasme s’étaitallumé en lui, l’orgueil paternel et une admira-tion pour Anicée dont il lui eût été difficile àlui-même de définir la nature.

Au fait, c’était un couple idéal, en mêmetemps qu’un contraste charmant, que ces deuxêtres si divers : Anicée avec son incontestablebeauté, image de la sérénité de son âme ; Mo-rena avec sa physionomie expressive et sa vi-vacité nerveuse. D’un côté, le charme profondet doucement pénétrant ; de l’autre, la séduc-tion impétueuse et saisissante. Morena setrompait en se croyant laide. Sa petite per-sonne, dont elle s’inquiétait si fort, était unchef-d’œuvre de la nature. Stéphen, observa-teur savant, voyait, avec ses yeux de parrain

La Filleule 375/659

Page 376: George Sand - Ebooks-bnr.com

et de philosophe, certains indices révélateursde facultés morales incomplètes dans certainesgrâces que l’artiste seul eût adorées. Maisl’homme est généralement plus poète quesage, il aime mieux ce qui l’étonne et l’inquièteque ce qui le rassure et le charme. Personne,si ce n’est Stéphen ou Roque, ne pouvait voirMorenita sans subir une sorte de fascination,ou tout au moins une curiosité maladive d’étu-dier l’étrangeté de cette grâce, de cet esprit, decette destinée.

Faible de muscles, robuste de santé et devolonté, remarquablement petite, mais taillée,comme les figures des camées antiques, dansdes proportions si élégantes, qu’elle paraissaitgrande quand on la voyait isolée ; blanche auxlumières à force de finesse et de transparencedans la peau, bien qu’elle fût d’un ton olivâtreen réalité ; nonchalante et contemplative, maistout aussitôt capable d’une attention soutenueet d’une assimilation rapide ; colère et crain-tive, tendre par accès, glaciale dans la boude-

La Filleule 376/659

Page 377: George Sand - Ebooks-bnr.com

rie, inconstante et tenace, selon que sa fantai-sie devenait passion ou sa passion fantaisie,elle était un problème pour quiconque s’en-gouait de ce qu’elle avait d’attrayant, sans vou-loir faire la part de la fatalité de l’organisation,ce ver mystérieux qui ronge les plus bellesfleurs.

Le duc était saintement et naïvement éprisde sa fille. Il chérissait en elle non seulementle fruit de ses entrailles, mais encore le souve-nir de ce type qui l’avait enivré et entraîné ja-dis, en dépit de son amour pour sa femme etde la religion du serment conjugal, qui n’étaitpoint une chimère à ses yeux. Il se sentait do-miné d’avance par cette enfant expansive et té-méraire.

La duchesse vint à la rue de Courcelles àl’heure indiquée. Elle exprima tout d’abord àmadame de Saule le désir d’emmener Morenitaet de ne plus s’en séparer. L’étonnement que lerefus formel d’Anicée lui causa étonna Anicéeà son tour. Celle-ci s’aperçut que la duchesse

La Filleule 377/659

Page 378: George Sand - Ebooks-bnr.com

ne comprenait rien à l’affection maternelle, etregardait l’adoption d’un enfant comme unecharge plus méritoire qu’agréable.

Elle se rabattit alors sur la propositiond’emmener Morena chez elle pour quelquesjours. Anicée s’y refusa également.

— Cela est impossible, lui dit-elle avec lafermeté qu’elle savait mettre dans la douceur, àmoins que Morena ne soit officiellement adop-tée par son père. Jusqu’ici, telle n’a pas été l’in-tention du duc. Or, tant qu’elle ne sera pas ma-riée, elle ne doit pas mettre les pieds sans moidans une maison où on peut la croire étran-gère.

— Vous êtes bien rigide, répliqua la du-chesse avec un peu de dépit. Je pensais pou-voir me préoccuper aussi, et avec quelque suc-cès peut-être, de l’établissement de cette jeunepersonne. Dans la retraite où vous l’enfermez,elle trouvera difficilement le moyen de s’éclai-rer sur son choix. Est-ce que vous ne croyez

La Filleule 378/659

Page 379: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas le temps venu de la produire un peu dansle monde, et, dans ce cas, la première maisonoù elle doit paraître n’est-elle pas la mienne ?

— Oui, madame, répondit Anicée ; mais lemoment n’est pas venu, selon moi. Ma fille n’aque quatorze ans.

— Eh bien, je me suis mariée à quinze ! ditla duchesse presque irritée.

— Et moi à seize, reprit doucement Anicée,et, croyez-moi, madame, c’était beaucoup troptôt pour toutes deux.

— Enfin, madame, concluons, dit la du-chesse, qui ne s’attendait pas à faire si peu d’ef-fet sur madame de Saule. De toutes façons,même pour un jour, même pour une heure,même avec vous, vous me la refusez ?

— Non, madame ; si M. le duc exige que jevous la présente chez lui, je n’ai pas le droit dem’y refuser.

La Filleule 379/659

Page 380: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Fort bien ! s’écria la duchesse, tout à faitpiquée ; vous ferez le sacrifice de déroger à voshabitudes de retraite pour complaire à l’épouxinfidèle ; vous ne ferez rien pour l’épouse géné-reuse qui pardonne, et, dans l’intérêt même del’enfant, vous ne la confierez pas à sa protec-tion ?

Anicée réussit, par sa raison pleine d’égardset de douceur, à calmer cette âme irritable et àlui faire comprendre qu’il ne fallait pas placerle duc dans l’alternative d’avouer sa faute auxyeux du monde, ou de ne pas recevoir sa filleavec la distinction particulière qu’elle méritaitde lui.

La duchesse subit, en dépit d’elle-même,l’ascendant de cette femme plus forte qu’ellede sa conscience, et consentit à se laisser gui-der par elle dans l’acte de générosité conjugaledont elle voulait se faire un mérite auprès deson mari.

La Filleule 380/659

Page 381: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il lui fallut d’abord renoncer ou paraître re-noncer à avoir ce mérite aux yeux du monde.Anicée exigea que tout se passât, jusqu’à lamanifestation des volontés paternelles, dans lesecret de l’intimité.

La duchesse céda et partit en remerciantmadame de Saule de son bon conseil.

La Filleule 381/659

Page 382: George Sand - Ebooks-bnr.com

VI

Deux jours après cette entrevue de ses deuxprotectrices, Morenita reprenait son journal.

JOURNAL DE MORENITA

Paris, 19 novembre 1846.

Je ne voulais plus rien écrire. Cela m’avaitfait trop de mal ! Il me semblait qu’en me ra-contant mes peines, je les augmentais, et leurdonnais une réalité qu’elles n’auraient pas euesans cela. Aujourd’hui que mon esprit est dansune disposition plus riante, je veux enregistrerle souvenir de cette soirée.

Que signifie-t-elle ? Je n’en sais trop rien.Mais il y a encore de mystère là-dessous.

Page 383: George Sand - Ebooks-bnr.com

M. Clet dit qu’il n’y a d’agréable dans la vieque l’inconnu. Bonne maman appelle cela unparadoxe. A-t-elle raison ? Les cachotteries quim’environnent ont leurs moments de charme ;mais je sens souvent aussi les épines de lacuriosité inassouvie m’atteindre au milieu detoutes ces guirlandes de roses où l’on enfermemon petit horizon…

Nous venions de dîner, et mon parrain pre-nait son café au coin du feu. J’avais entendumamita défendre sa porte, excepté pour deuxpersonnes qu’elle n’avait ni nommées, ni dé-crites à ses gens, mais qui devaient demanderM. Stéphen tout court. Elle avait dit cela, necroyant pas être entendue de moi. Et jecroyais, moi, que c’était quelque rendez-vousd’affaires ; je m’attendais à m’ennuyer.

On a demandé mon parrain ; il est sorti dusalon et y a ramené aussitôt une belle, jolie,charmante femme, parée comme pour une de-mi-soirée, mais avec quel goût et quelle re-cherche ! Elle avait une robe de soie blanche

La Filleule 383/659

Page 384: George Sand - Ebooks-bnr.com

à grandes fleurs flambées, des fuchsias de co-rail montés en or, des dentelles magnifiqueset une profusion de bracelets, tous plus beauxles uns que les autres. C’est bien joli, d’avoirune quantité de bijoux différents. Mamita m’adonné tous les siens. Elle dit que ce sont desobjets d’art agréables à regarder, incommodesà porter, mais que, si cela m’amuse, il n’y apas de raison pour m’en priver. Mais elle n’estpas immensément riche, ma bonne mamita ;elle n’a jamais été coquette, et elle fait tant debien, que son écrin n’était pas très éclatant.Mon parrain me blâme d’aimer follement la pa-rure, depuis que nous sommes revenus ici. Queveut-il donc que j’aime ? Il n’a qu’à m’aimer unpeu plus, lui ; il verra si je me soucie des chif-fons et des affiquets dont j’essaye de m’amu-ser.

La belle dame, après les politesses un peusans façon qu’elle a adressées à mes deux ma-mans, s’est mise à me regarder avec tant decuriosité, que, moi qui ne suis pas timide, j’ai

La Filleule 384/659

Page 385: George Sand - Ebooks-bnr.com

failli en être décontenancée. Cela commençaitmême à devenir impertinent, lorsqu’elle est ve-nue à moi et m’a demandé avec beaucoup degrâce la permission de m’embrasser. J’ai étéfort surprise ; j’hésitais, je regardais mamita.Celle-ci m’a dit :

— Madame a connu des personnes de ta fa-mille et s’intéresse à toi réellement. Remercie-la de la bonté qu’elle te témoigne.

La belle dame m’a tendu sa belle main ; j’aiencore jeté un coup d’œil furtif sur mamita,mais elle ne m’a pas fait signe de la baiser. Jeme sens bien d’être un peu fière ; et, ne mesouciant pas de faire plus de frais qu’il n’enfaut, j’ai présenté mon front, qu’on a baisé avecassez de franchise, à ce qu’il me semble.

Alors nous avons été bonnes amies. Cettedame a l’aplomb et le ton familier des per-sonnes du grand monde. Nous n’en voyons pasbeaucoup ; mais celles qui viennent chez nousde temps en temps ont toutes un air de famille.

La Filleule 385/659

Page 386: George Sand - Ebooks-bnr.com

Pourtant celle-là est Espagnole. Sa physiono-mie et son accent lui donnent une certaine ori-ginalité.

Comme elle me paraissait un peu indiscrètedans sa manière de m’interroger sur mes goûtset mes plaisirs, j’ai pris mon ouvrage pourrompre la conversation ; mais elle paraissaitdécidée à me faire la cour. Elle a rapprochésa chaise de la mienne, et, regardant mon cro-chet, elle m’a demandé si je savais faire uncertain point que je ne connaissais pas. Elle apris ma soie et mon moule pour me l’enseigner,louant avec exagération l’adresse avec laquellej’apprenais à le faire. Pendant qu’elle démon-trait, je m’avisai de regarder ses bracelets. Elleme les passa tous dans les bras, disant que jeles verrais mieux. Je me suis laissé faire, comp-tant les lui rendre, et pensant qu’elle me pre-nait pour un joujou. Comme cette dame est as-sez potelée, j’avais de ses bracelets jusqu’aucoude.

La Filleule 386/659

Page 387: George Sand - Ebooks-bnr.com

Nous étions dans cette espèce de camara-derie improvisée, quand on a demandé monparrain pour la seconde fois. Il est sorti et estrentré avec un beau et grand jeune hommequ’on a appelé plusieurs fois, par mégarde, jepense, monsieur le duc. Son premier mouve-ment a été de saluer mamita et bonne maman,auxquelles il a baisé la main. Puis, apercevantsa femme qu’apparemment il ne s’attendait pasà trouver là, il a fait une exclamation de sur-prise et a paru embarrassé. Je ne suis pourtantpas sûre que tout cela ne soit pas une comédie.Est-ce pour moi qu’elle a été jouée ? Je necomprends pas pourquoi.

La duchesse, après lui avoir tendu la main,qu’il a reçue presque à genoux, ce qui m’a en-core étonnée passablement, me l’a présentécomme son mari, en ajoutant que, lui aussi,avait connu mes parents et prenait à moi ungrand intérêt. Puis, comme le duc me saluait etme regardait d’un air attendri, elle m’a pousséevers lui en me disant de l’embrasser. J’ai rou-

La Filleule 387/659

Page 388: George Sand - Ebooks-bnr.com

gi beaucoup. Je n’ai pas l’habitude d’embras-ser les hommes, et mon parrain m’a bien faitsentir que je n’étais plus assez petite fille pourprendre cette familiarité, même avec lui.

Le duc, qui paraissait plus troublé que moi,a pris mes deux mains dans les siennes et les aportées à ses lèvres en me disant :

— Ma chère miss Hartwell, j’ai l’âge qu’au-rait votre père et j’ai été son ami. J’ai peut-être le droit de vous donner la bénédictionqu’il vous donnerait en vous voyant si char-mante et si intéressante. Mais je veux vous ins-pirer de la confiance avant de vous demanderun peu d’amitié. Les présentations solennellessont toujours gênantes à votre âge : permettez-moi de causer avec vous, et faites-moi taire sije vous importune.

Je me suis sentie tout à coup si à l’aise etsi complétement gagnée, que j’ai regretté de nepas l’avoir embrassé. Il ne m’aurait pas repous-sée comme fait mon parrain, lui !

La Filleule 388/659

Page 389: George Sand - Ebooks-bnr.com

Mamita nous a aidés à nous mettre en rap-port plus vite, en lui disant, avec une modestiematernelle, que je comprenais l’espagnol.Quand sa femme et lui ont vu que je parlaisleur langue tout aussi bien qu’eux, et commesi c’était la mienne propre, ils ont fait des crisd’admiration et ont béni mamita sur tous lestons pour l’excellente éducation qu’elle m’adonnée. J’ai un peu souri de cet orgueil na-tional et leur ai recommandé de ne pas diretrop de mal de mamita devant elle, en espa-gnol, vu qu’elle le comprenait tout aussi bienque moi. Mamita s’est obstinée à leur répondreen français, prétendant qu’elle ne voulait pasleur fatiguer l’oreille par une prononciation dé-fectueuse, et qu’elle ne connaissait un peu lalangue que pour m’avoir entendue prendre mesleçons avec mon parrain.

Dans le fait, je crois que mamita faisait làun acte de respect envers sa mère, qui n’entendpas cette langue, et, profitant de l’exemple,voulant paraître aussi une bonne fille bien éle-

La Filleule 389/659

Page 390: George Sand - Ebooks-bnr.com

vée, j’ai reparlé français tout le reste de la soi-rée. Vraiment, je me suis senti beaucoupd’amour-propre devant ce duc, qui me plaît àla folie. J’ai très bien joué du piano et très jo-liment chanté en espagnol devant lui. Pour unpeu, j’aurais dansé le boléro, que j’ai appristoute seule, en secret, devant la psyché de machambre, après l’avoir vu danser à Fanny Elss-ler. Je sais bien que je le danse, sinon mieuxqu’elle, du moins plus dans le vrai caractère.

Le duc était enchanté de moi, et sa femmeaussi. Il n’y a pas d’éloges qu’ils n’aient faits demoi à mamita, à tel point qu’elle les a priés dene pas me gâter.

— Elle a trop de bon sens pour être vaine,leur a-t-elle dit. Dites-lui surtout de continuerà être modeste ; cela vaudra encore mieux quetous ses petits talents et toutes ses gentillesses.

Elle disait cela pour moi, cette bonne mère ;mais, au fond, elle était très fière de mon suc-cès devant ces étrangers, je le voyais bien.

La Filleule 390/659

Page 391: George Sand - Ebooks-bnr.com

Quand ils ont pris congé, comme ils ne par-laient pas de revenir, j’ai cédé à un élan quim’est venu de dire au duc :

— Eh bien, est-ce que nous ne nous rever-rons pas ?

— Vous le voyez, a-t-il dit à mamita en mepressant un peu sur son cœur, nous sommesdéjà si bons amis, que nous avons de la peine ànous quitter, et que me voici tout à fait triste etmalheureux si vous ne permettez à la duchesseet à moi de revenir.

Mamita a dit qu’elle comptait bien qu’ils re-viendraient souvent. J’ai voulu alors remettretous les bracelets à la duchesse ; mais elle m’apriée de les garder, et, comme mamita objec-tait que j’étais trop jeune pour tant de luxe, ellea dit qu’elle reviendrait les chercher et qu’elledésirait qu’ils me fissent penser à elle en atten-dant. Je vois bien qu’elle veut me donner toutcela. C’est insensé ! il y en a pour une sommefolle ; j’ai été étourdie d’un pareil cadeau. Ma-

La Filleule 391/659

Page 392: George Sand - Ebooks-bnr.com

mita a dit, quand nous avons été seules avecmon parrain, que, si on insistait, je n’aurais pasbonne grâce à refuser ; alors je me suis vue àla tête de tant de bracelets, que, pendant unmoment, je les ai examinés les uns après lesautres, comme une enfant que je suis.

Hélas ! mon parrain est bien cruel pourmoi ! tantôt il me reproche de faire la demoi-selle, et tantôt de n’être qu’une morveuse. Queveut-il donc que je sois ? On m’a aidée et pous-sée à faire des progrès qui, je le vois bien,dépassent la portée de mon âge en bien deschoses, et, si je m’abandonne à mes idées, ilme fait taire ou me rembarre ; si je redeviensenfant pour m’amuser à des hochets, il meprend en pitié !

Il ne m’a pourtant pas chapitrée ce soir ;mais, mamita ayant essayé de savoir si cespersonnes m’étaient également sympathiques,comme j’hésitais un peu avant de répondre, ila dit, lui, d’un ton moqueur :

La Filleule 392/659

Page 393: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Bah ! croyez-vous qu’elle puisse songer,ce soir, à autre chose que ses bracelets ?

J’ai eu alors du dépit, et, n’hésitant plus àme prononcer, j’ai dit que tous les bracelets dumonde ne m’empêcheraient pas de juger que laduchesse était une bonne femme un peu com-mère, et le duc un homme presque aussi par-fait que mon parrain, mais beaucoup plus in-dulgent pour moi.

Cette réponse a paru étonner mamita, quia, certes, une grande affection et même del’engouement pour mon parrain. Elle a faillime contredire ; puis elle s’est arrêtée, et sansprendre note de mon reproche, elle a faitl’éloge du duc. J’ai demandé son nom ; mamitaa paru hésiter ; mon parrain s’est hâté de dire :

— Jusqu’à nouvel ordre, il n’a pas de nomici. Des raisons de famille l’obligent à y venirincognito.

Il a fallu me payer de cette réponse. Monparrain, qui demeure un peu loin d’ici, nous a

La Filleule 393/659

Page 394: George Sand - Ebooks-bnr.com

souhaité le bonsoir, et moi, me sentant le cœurtrès gros de son air toujours froid et dur avecmoi, j’ai été me coucher. Mais, loin d’avoir en-vie de dormir, voilà que je griffonne encoredans mon lit à une heure du matin.

Mon Dieu ! à quoi cela me sert-il ? Cela neme soulage pas. Si je lui écrivais, à lui, ce se-rait différent ; mais il se moquerait de moi, etpourtant il me semble que je saurais lui fairepar écrit des reproches mieux tournés que jene peux les dire.

Allons, allons ! qu’ai-je besoin de pensertoujours à lui ? C’est un homme bizarre ; per-sonne ne le croit ; mais, moi, je le sais. Je saisque sa bienveillance, son grand esprit, sa to-lérance, son savoir-vivre, ne l’empêchent pasd’avoir des manies, des grippes, et que je suisl’objet d’une des mieux conditionnées. Pour-quoi moi, hélas ! moi qu’il aimait tant quandj’étais petite ! moi qu’il faisait sauter sur ses ge-noux avec tant d’amour ! moi qu’il a pris en-suite tant de soin à instruire et à qui il parlait

La Filleule 394/659

Page 395: George Sand - Ebooks-bnr.com

toujours comme un père à sa fille ! moi à quiil écrivait, durant son grand voyage, des lettressi bonnes ? Il m’a revue, et, dès le premier jour,j’ai senti que je ne lui plaisais plus ; qu’il me re-gardait avec curiosité, avec ironie, avec aver-sion !… Oui, c’est de la haine qu’il a pour moimaintenant !

Comment ai-je pu mériter cela, moi qui faistous mes efforts pour corriger en moi ce qu’ilblâme, moi qui renonce si courageusement àtous les amusements qui lui déplaisent ?Avant-hier encore, j’avais envie d’aller à l’Opé-ra. Nous n’y allons pas trois fois par an. Ma-mita y consentait. C’était pour entendreGuillaume Tell ! Il a dit qu’il valait mieux, à monâge, entendre de la musique au Conservatoire,et surtout apprendre à lire soi-même, que dese brûler les yeux et de se blaser les oreillesau théâtre. J’avais envie de pleurer, j’aime tantle spectacle ! L’effort que je fais pour cacher leplaisir que j’y goûte me donne chaque fois lafièvre. Eh bien, je me suis soumise sans raison-

La Filleule 395/659

Page 396: George Sand - Ebooks-bnr.com

ner, j’ai renfoncé mes larmes, et il ne m’en apas su le moindre gré. Ah ! je suis bien malheu-reuse !

Deux heures du matin.

Je pleure et je m’agite sans pouvoir dormir.J’aime autant me remettre à écrire que de mebattre comme cela avec mes idées noires.Qu’est-ce que j’ai donc, mon Dieu ? et pour-quoi suis-je si sensible à l’indifférence d’unhomme qui, après tout, n’est pas mon pèreet n’est peut-être pas seulement mon tuteur ?Mon ami, mon protecteur véritable, c’est pro-bablement ce duc qui est venu hier soir et quiparaît si bon. Il paraît aussi plus jeune, et il estcertainement plus beau que M. Stéphen. J’aifait tout mon possible pour lui plaire, et j’y airéussi. Sa femme lui a dit en espagnol, avantqu’elle sût que j’entendais cette langue, qu’elleme trouvait jolie, jolie comme un démon ; il a ré-pondu :

La Filleule 396/659

Page 397: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non ! jolie comme vous, jolie comme unange.

Je suis donc jolie, enfin ? Pourquoi monparrain me trouve-t-il laide ? Il n’est pascomme mamita, qui m’admire en tout ! Décidé-ment, je ne veux plus l’aimer. Je veux penserà mon cher duc. Qui sait – une idée folle ! – sice n’est pas lui qui est mon père ? Non, c’estimpossible ; sa femme n’est pas ma mère, jele sais bien, et, d’ailleurs, ma mère est morte.Mais il pourrait avoir été marié deux fois…Alors pourquoi me cacherait-il que je suis safille ? Ah ! peut-être que cette belle dame qu’ila épousée en secondes noces n’a pas vouluqu’il m’élevât dans sa maison. Elle a sansdoute d’autres enfants, et elle est jalouse demoi. À présent, elle se sera repentie de sacruauté et elle vient pour me consoler, en at-tendant qu’elle me permette de rentrer dans lamaison paternelle ! Oui, voilà enfin une suppo-sition assez vraisemblable, après toutes cellesque j’ai déjà faites et qui se sont trouvées ab-

La Filleule 397/659

Page 398: George Sand - Ebooks-bnr.com

surdes. Il est certain que mon père est vivant,parce que mamita, qui ne sait pas, qui ne peutpas mentir, ne m’a jamais dit avec insistance niavec assurance qu’il fût mort.

Et tous ces cadeaux que je reçois chaqueannée pour mes étrennes et le jour de ma nais-sance ? C’est sans doute la duchesse qui me lesenvoyait pour me dédommager de m’avoir pri-vée des caresses de mon père…

……

La rêverie, le sommeil ou les larmes avaientinterrompu le journal de Morenita ; elle ne lereprit pas les jours suivants. Elle fut assez sé-rieusement indisposée.

Cette jeune fille éprouvait pour Stéphenune passion naissante dont le début s’annon-çait avec la violence qu’elle portait dans tousses engouements. Mais, malgré la précocité deson développement physique, élevée par ma-dame de Saule, elle avait encore toute l’igno-

La Filleule 398/659

Page 399: George Sand - Ebooks-bnr.com

rance de son âge, et donnait encore le nom detendresse filiale à ce sentiment qui l’agitait.

Stéphen vit le danger, non pas de se laisserséduire un seul instant par tant de beauté, d’in-nocence, de jeunesse et de flamme, mais celuide laisser croître dans ce pauvre cœur un malincurable. D’abord il ne crut pas ce mal aussisérieux qu’il l’était ; mais il vit des progrès sirapides, qu’il en fut effrayé, et pensa sérieuse-ment au moyen de le conjurer.

Les affectations de froideur et d’éloigne-ment amenant une sorte de désespoir chez sapauvre filleule, il essaya d’un autre système,celui de la douceur et de la bonté. Mais, dèsle premier jour, il dut y renoncer entièrement :l’effet était pire. Morenita arrivait à une joie dé-lirante ; elle lui baisait les mains avec ardeur,et, dès qu’il voulait lui persuader de conte-nir son émotion, elle l’accablait de reprochesd’une véhémence incompréhensible. L’oragede la passion bouleversait cette jeune tête. Ellesemblait commencer à comprendre ce qu’elle

La Filleule 399/659

Page 400: George Sand - Ebooks-bnr.com

éprouvait et avoir déjà perdu la force d’en rou-gir et d’y résister.

Stéphen se résolut, ou plutôt fut entraîné fa-talement à lui faire un aveu terrible pour elle,hasardé pour lui et pour Anicée ; car c’étaitla révélation d’un secret que Morenita n’auraitpeut-être pas la prudence de garder et d’où dé-pendait encore le repos de la famille.

— Mon enfant, lui dit-il un soir qu’elle étaitpresque folle et le menaçait de mourir de cha-grin s’il ne promettait de l’aimer comme ellel’aimait, plus que tout le monde, ce que vous medemandez là est tout à fait impossible. Il estune personne que j’aime et que j’aimerai tou-jours plus que vous, parce que je l’ai aiméeavant vous.

— Je sais qui, s’écria l’enfant avec des yeuxardents de colère, c’est mamita ! Vous allez medire qu’elle le mérite mieux que moi, je ne dispas le contraire ; mais vous n’en êtes pas moinsinjuste de me la préférer, car elle n’a pas besoin

La Filleule 400/659

Page 401: George Sand - Ebooks-bnr.com

que vous l’aimiez tant ; elle vous aime avecpiété, et, moi, je vous aime avec rage !

— Qu’en savez-vous, Morenita ? reprit Sté-phen stupéfait de ce mélange d’audace et d’in-nocence, de ces paroles insensées avec uneignorance si complète de leur portée. Savez-vous que, pour aimer parfaitement, il faut êtretrois fois éprouvé, trois fois saint devant Dieu,et que cela n’est pas donné aux enfants ter-ribles comme vous, qui veulent tout dominer,tout accaparer, tout briser autour d’eux ? Etque m’importe que vous m’aimiez avec rage,comme vous dites, à moi qui suis aimé avec re-ligion ?

— Eh bien, non ! s’écria Morenita, pleinede l’amer triomphe d’une vengeance de femmedéjà bien sentie, vous n’êtes pas aimé avec re-ligion ; et, comme mamita est la vertu même,elle ne vous aime pas du tout.

La Filleule 401/659

Page 402: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandaStéphen, l’examinant avec surprise et mé-fiance.

— Cela signifie, répondit Morenita, que, simaman vous aimait comme vous dites, ellevous aurait épousé. Eh bien, quoique je soisune petite fille, je sais qu’on ne doit pas trop ai-mer un homme dont on ne veut pas, ou donton ne peut pas faire son mari.

— Alors, ne m’aimez pas trop, Morenita, ditStéphen avec un sourire de pitié ; car je nepeux ni ne veux être le vôtre. Puisque vous sa-vez tant de choses et faites de si beaux raison-nements, vous auriez dû vous dire cela avantde m’aimer à la rage.

— Est-ce donc que vous êtes le mari de ma-mita ? s’écria la petite fille frappée de terreur.

Et, se levant, elle ajouta avec une énergiemêlée d’une grandeur extraordinaire :

— Si je le croyais, je demanderais pardon àDieu de tout ce que j’ai osé dire et penser.

La Filleule 402/659

Page 403: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Eh bien, je suis le mari de mamita, ré-pondit Stéphen gagné par la solennité que pre-nait cet entretien, un entretien terrible, bizarre,et qui, certes, ne pouvait pas se renouveler.

— Le monde l’ignore, ajouta-t-il ; mais nosamis, nos serviteurs le savent…

Il allait lui expliquer par quelles circons-tances étranges et cruelles il avait été forcé detenir son mariage secret jusqu’à ce jour ; maisMorenita ne l’entendait plus : elle était tombéesur un fauteuil, elle était évanouie.

Stéphen, qui avait réussi à cacher à safemme la cause des bizarreries de leur filleadoptive, et qui avait choisi pour cette conver-sation avec elle un jour où Anicée était sortieavec sa mère, secourut l’enfant sans vouloirappeler les domestiques. Elle n’eut pas unelarme, pas une plainte, pas une réflexion, etse renferma dans un morne silence. Il essayaalors de lui raconter succinctement sa vie, etcomment Julien, le frère d’Anicée, avait failli

La Filleule 403/659

Page 404: George Sand - Ebooks-bnr.com

périr dans un duel dont il était la cause invo-lontaire et fatale. Le jeune homme n’avait puentendre dire que sa sœur allait faire, à trenteans, la folie d’une mésalliance inouïe ; lui, quine croyait pas à l’amour d’Anicée et de Sté-phen, et qui n’y eût rien compris, il avait souf-fleté un de ceux qui se livraient à ces commen-taires et qui répandaient dans son monde desanglantes critiques sur l’absurde passion desa sœur, sur l’hypocrite ambition de Stéphen,sur la tolérance philosophique de la mère. Ils’était battu, il avait été grièvement blessé. Onl’avait sauvé à grand’peine ; mais cette catas-trophe avait rendu impossible un mariage offi-ciel qui, chaque jour, eût exposé Julien à despérils semblables ; car il persistait à estimerStéphen et à croire sa sœur innocente de la fan-taisie qu’on lui attribuait.

Devant de tels obstacles, il avait fallu trom-per ce monde injuste et méchant, ce frère gé-néreux mais obstiné dans ses préjugés. Sté-phen et Anicée s’étaient mariés en pays étran-

La Filleule 404/659

Page 405: George Sand - Ebooks-bnr.com

ger, sous les yeux de madame Marange et duchevalier de Valestroit, lequel était mort peude temps après. Roque, Clet, Schwartz et lesvieux domestiques avaient gardé fidèlement lesecret de cette union. Julien s’était marié aussi.Il habitait le midi de la France. Il témoignaittoujours la plus vive affection à sa sœur, laplus haute estime à Stéphen, et commençait àleur écrire que, toute réflexion faite, il regret-tait qu’ils ne fussent pas unis. Le monde aus-si commençait à dire la même chose. C’est queStéphen avait conquis l’admiration de tous pardes travaux d’un mérite reconnu, par une at-titude constamment digne, par une conduitetoujours noble et généreuse. Il allait publier larelation de son voyage scientifique. Si un suc-cès sérieux couronnait l’œuvre de sa vie, il es-pérait pouvoir bientôt déclarer son mariage,apporter à sa femme autant d’honneur qu’il luieût attiré de blâme et d’ironie en agissant pré-maturément.

La Filleule 405/659

Page 406: George Sand - Ebooks-bnr.com

Mais, quelque liberté que cette déclarationdût apporter dans leurs relations officielles,Stéphen, satisfait d’être légitimement et indis-solublement uni à la seule femme qu’il eût ja-mais aimée, fier de pouvoir enfin lui donner lenom que sa mère avait porté, était décidé ce-pendant à ne pas faire régulariser son mariagepar les lois civiles de la France. N’ayant pasd’enfants, cette régularisation ne pouvait ser-vir qu’à lui assurer la jouissance des biens desa femme, et c’est à quoi il ne voulait jamaisdescendre. Anicée elle-même eût rougi de l’yfaire songer. Stéphen était par lui-même richeau delà de ses besoins, qui étaient restés fortsimples. Il aimait à habiter, en Berry, la maisonde sa mère, et, à Paris, un modeste apparte-ment où il pouvait recevoir ses amis sans êtreforcé de les éblouir d’un luxe qui n’eût pas étésien. D’ailleurs, il avait pris une si douce ha-bitude de se regarder comme l’amant de safemme, ils étaient si sûrs l’un de l’autre, la sé-paration de chaque jour rendait la réunion dechaque lendemain si douce, le mystère redore

La Filleule 406/659

Page 407: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’une si douce chasteté les relations trop sou-vent indiscrètes du mariage, il écarte si absolu-ment les commentaires grossiers par lesquelsbeaucoup de gens se plaisent à en avilir la sain-teté, que les heureux époux ne se sentaientnullement pressés de modifier le tranquille etsolide arrangement de leur vie.

La Filleule 407/659

Page 408: George Sand - Ebooks-bnr.com

VII

De tout ce que nous venons de dire au lec-teur, Stéphen ne dit à Morenita que ce qu’elledevait savoir et pouvait comprendre : la diffé-rence des fortunes entre Anicée et lui, les pré-ventions impitoyables du monde, la résistancedéjà presque vaincue de Julien, les efforts queStéphen avait dû faire pour mériter, par le ta-lent, la science et la conduite, l’honneur d’ap-partenir à une femme comme Anicée, le désirqu’il avait de prolonger encore le temps de sonépreuve, afin d’être complétement digne de sedéclarer son protecteur et son protégé.

Morenita écouta cette explication d’un aircalme.

— C’est bien, dit-elle quand Stéphen euttout dit. Vous ne me méprisez pas assez, j’es-père, pour craindre que je trahisse jamais le

Page 409: George Sand - Ebooks-bnr.com

secret de ma mère. Veuillez oublier ma folie ;moi, je jure qu’elle est passée. J’ai fait un rêve,j’ai été malade, voilà tout ; je sens que je mour-rais si quelqu’un me le rappelait. J’ose croireque personne au monde ne me causera cettehumiliation.

Morenita parut très satisfaite et presqueconsolée d’apprendre que mamita n’avait paseu le moindre soupçon de son égarement, etque madame Marange n’avait jamais semblés’en apercevoir. Elle s’en était aperçue cepen-dant, cette femme pénétrante et sage ; mais,n’ayant pas le moindre doute sur la prudencede son gendre, elle s’était tue, comptant bienqu’il trouverait le remède.

Stéphen, voyant sa filleule calmée et en ap-parence très raisonnable, lui témoigna del’amitié et s’efforça, avec un enjouement toutpaternel, de lui persuader qu’elle s’était abso-lument trompée sur le sentiment qu’elle éprou-vait pour lui. Il feignait de n’avoir jamais cruqu’à un mouvement filial exprimé avec l’exal-

La Filleule 409/659

Page 410: George Sand - Ebooks-bnr.com

tation d’une tête vive. Mais Morenita l’inter-rompit, et, prenant tout à coup l’attitude d’unefemme fière et forte :

— Taisez-vous, lui dit-elle ; vous ne meconnaissez pas, vous ne me comprendrez ja-mais, ni les uns ni les autres. Ce que je suis,Dieu seul le sait, et l’avenir me le révélera àmoi-même !

Elle se leva et sortit. Stéphen fut un peu in-quiet de son air froid et sombre ; il alla dire àla vieille bonne qui l’avait élevée qu’elle parais-sait souffrante, et l’engagea à la surveiller.

Morenita se voyant observée, fit un efforthéroïque pour cacher sa souffrance et feignitde s’endormir avec calme. Mais, au milieu de lanuit, elle eut un violent accès de fièvre, et Ani-cée fut éveillée en sursaut par ses cris.

Morenita fut malade pendant quelquesjours. Roque, qui voyait partout des cas de lamaladie qu’il était en train d’étudier particuliè-rement, prononça le mot de méningite et vou-

La Filleule 410/659

Page 411: George Sand - Ebooks-bnr.com

lut traiter la petite fille comme pour une fièvrecérébrale. Heureusement Stéphen, qui ne vitlà qu’une irritation nerveuse, s’opposa aux sai-gnées et conseilla des calmants. Au bout de lasemaine, la malade était guérie.

Le duc et la duchesse vinrent la voir pen-dant et après sa courte maladie. La sollicitudequ’ils lui témoignèrent parut soulager et conso-ler beaucoup Morenita, dont l’accablementmoral était extrême, et qui parut enfin re-prendre la volonté de vivre. Cette enfant, aumilieu de ses souffrances, avait montré à Sté-phen une sorte de courage sombre et soutenu.Pas un mot de sa bouche, pas une expressionde son visage n’avait trahi le secret de son âme,même dans quelques moments de délire quelui avait donné la fièvre. Elle avait pris une ré-solution inébranlable.

Un jour, Morenita reçut une lettre ainsiconçue, qui se trouva dans un envoi de fleursde la duchesse :

La Filleule 411/659

Page 412: George Sand - Ebooks-bnr.com

« Si vous voulez savoir tous les secrets quivous concernent, et que jamais ni le duc, ni safemme, ni votre mamita, ni son mari ne vousrévéleront, donnez un rendez-vous à la per-sonne qui vous écrit ces lignes à l’insu de tous,et qui ira prendre votre réponse, cette nuit,dans la branche du sapin qui dépasse, en de-hors, la crête du mur de votre jardin. Il n’y en aqu’une. »

Morenita, chose étrange à son âge et avecl’éducation qu’elle avait reçue, n’hésita pas uninstant sur ce qu’elle voulait faire. La nature, silongtemps et si patiemment combattue en ellepar les exemples et les leçons d’Anicée, repre-nait tous ses droits sur cette organisation in-quiète, téméraire et aventureuse. Rien ne pei-gnait mieux la situation de ces deux femmesque le mot vulgaire du vieux Schwartz, lors-qu’il parlait d’elles avec Stéphen :

— C’est une poule, disait-il, qui a couvé unœuf de canard ; et de canard sauvage, encore !

La Filleule 412/659

Page 413: George Sand - Ebooks-bnr.com

En effet, le moment approchait où la pauvrepoule, éperdue sur la rive, allait voir la progé-niture étrangère se lancer dans la première eaucourante qui tenterait son insurmontable ins-tinct.

Morenita prit le costume qu’on lui avait faitfaire pour ses leçons de gymnastique, leçonsqui, par parenthèse, n’avaient pas atteint leurbut, qui était de la faire grandir. Elle attenditl’heure où son parrain était parti, et où toutle monde était endormi. Elle s’enveloppa desa pelisse fourrée, se glissa dans le jardin, ga-gna le mur, grimpa lestement dans le sapinjusqu’à la branche indiquée, et attendit résolu-ment l’aventure.

De l’autre côté de cette muraille, médiocre-ment élevée, s’étendait le jardin petit et touf-fu d’une maison voisine. L’appartement du rez-de-chaussée d’où ce jardin dépendait n’étaitpas loué. Morenita, sans faire semblant de rien,s’était assurée de ces détails dans la soirée.

La Filleule 413/659

Page 414: George Sand - Ebooks-bnr.com

Au bout d’une heure d’attente, elle entendits’agiter les branches d’un autre massif d’arbresdont les cimes se confondaient avec celles dujardin d’Anicée. On posa contre le mur uneéchelle où l’on monta avec précaution. La nuitétait tiède et voilée de nuages. L’ombrage épaisdu double massif que séparait le mur mitoyenrendait l’obscurité presque complète en cet en-droit.

Morenita, tapie dans son arbre, tout prèsde la tige, sentit s’agiter la branche qu’elle sur-veillait. Il n’y avait pas un souffle de vent ; ellereconnut qu’on interrogeait l’extrémité de cettebranche pour y trouver la réponse qu’on luiavait demandée ; alors elle retira brusquementla branche vers elle, en disant :

— Écoutez !

Le premier mouvement de la personne quivenait ainsi fut de fuir. Mais Morenita ayant ré-pété de sa voix douce et enfantine : Écoutez !

La Filleule 414/659

Page 415: George Sand - Ebooks-bnr.com

on se rassura, on se rapprocha, et une têted’homme se montra au-dessus du mur.

— Écoutez ! dit Morenita pour la troisièmefois, et ne bougez pas. Il n’y a pas de lettre, etc’est moi en personne qui suis là pour entendrece que vous avez à me dire.

— Merci pour cette confiance, répondit enespagnol une voix d’homme, plus douce quecelle de nos climats, et d’une fraîcheur harmo-nieuse, qui sembla être à Morenita l’écho ren-forcé de la sienne propre.

— Ne comptez pas trop là-dessus, reprit-elle, je ne sais pas qui vous êtes, et, avanttout, je veux le savoir. Ce n’est pas que je vouscraigne : la branche qui nous sert de conduc-teur ne pourrait pas vous porter, et je seraisà la maison avant que vous eussiez franchi lemur. Je n’ai là qu’un coup de sonnette à don-ner pour réveiller tout le monde ; je crierais auvoleur, et alors gare à vous !

La Filleule 415/659

Page 416: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je vois, Morenita, que je m’étais trompé,répondit la voix ; vous vous méfiez de moi. Unautre à ma place s’en affligerait ; moi, je m’enréjouis et vous en félicite. Voulez-vous savoirpourquoi ?

— Oui, quand vous aurez dit qui vous êtes.

— Un seul mot répondra aux deux ques-tions : Morenita, je suis ton frère !

— Oh ! mon Dieu, est-ce vrai ? s’écria l’en-fant crédule. Oh ! que je voudrais vous voir !

— C’est bien facile, répondit l’inconnu, quiétait à cheval sur le mur ; je vais vous passermon échelle, qui est fort légère. Nous ironsdans l’appartement de ce jardin, dont le por-tier, qui me connaît et qui a confiance en moi,m’a remis les clefs.

— Non, non, dit Morenita en se ravisant. Ceserait mal.

— Mal ! reprit le jeune homme. Un frère etune sœur ?

La Filleule 416/659

Page 417: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Et qui me prouve que vous disiez la véri-té ? Voyons, êtes-vous noir comme moi ?

— Plus noir que vous.

— Alors, vous êtes d’origine indienne.

— Précisément.

— Il me semble que votre voix ressemble àla mienne et qu’elle m’est connue, comme si cen’était pas la première fois que je l’entends.

— C’est pourtant la première fois que jevous parle, et comme vous ne pouvez pas voussouvenir du jour de votre naissance, c’est lapremière fois que vous me voyez.

— C’est-à-dire, observa Morenita en riant,que je ne vous vois pas du tout. Est-ce quevous me voyez, vous ?

— Pas distinctement. Mais je vous ai vueplusieurs fois à votre insu.

— Vous vous intéressez donc un peu àmoi ?

La Filleule 417/659

Page 418: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je vous aime de toutes les puissancesde mon âme, s’écria-t-il, parce que vous êtesbelle comme la Vierge d’Égypte… et parce quetu es ma sœur ! ajouta-t-il avec une tendressepresque aussi passionnée que son exclama-tion.

Un charme inconnu pénétra dans l’âme in-certaine de Morenita. Elle qui avait tant enviede se savoir belle, elle s’entendait louer parcette voix mystérieuse qui avait les accents del’amour et dont elle ne pouvait se méfier, sic’était, en effet, celle d’un frère. Agitée, cu-rieuse, elle s’écria :

— Je veux vous voir ! je saurai bien si nousnous ressemblons, et si la voix du sang parle àmon cœur. Mais je ne sortirai pas du jardin demaman. Si elle s’éveillait, si elle ne me trouvaitplus dans ma chambre ni dans le jardin, elle enmourrait de peur et de chagrin. Voyons, il y achez nous, tout près d’ici, un pavillon inhabi-té ; je vais chercher la clef et de quoi allumerles bougies. Attendez-moi.

La Filleule 418/659

Page 419: George Sand - Ebooks-bnr.com

Elle retourna à la maison, s’assura que touty était tranquille, prit une petite lanternesourde, les clefs du pavillon et s’y rendit, afinque la porte fût ouverte au moment où elle yintroduirait son prétendu frère. Il y était déjà,car il paraissait connaître parfaitement les lo-calités, et ils entrèrent ensemble. Morenitatremblait. L’inconnu paraissait fort à l’aise, etson premier soin fut d’allumer les bougiescomme un homme très avide de se montrer ettrès sûr d’être admiré.

C’était, en effet, le plus charmant garçonde vingt-quatre ans qui existât peut-être aumonde. Sans ressembler à Morenita, il avaitavec elle des similitudes de race qui devaient lafrapper. Comme elle, il était frêle et d’une pe-tite stature qui, par l’élégance rare de ses pro-portions, ôtait l’idée d’une organisation ché-tive et faisait un charme de ce qui eût semblépauvre dans celle d’un Européen. Il était fran-chement bronzé, mais d’un ton si fin, si ambré,si uni, que sa peau semblait transparente. Tous

La Filleule 419/659

Page 420: George Sand - Ebooks-bnr.com

ses traits étaient d’une perfection délicate. Unebarbe fort mince qui ne devait jamais épaissir,mais dont la finesse et le noir d’ébène enca-draient avec bonheur sa bouche mobile et sesdents éblouissantes ; une chevelure crépue quisemblait abondante par le mouvement naturelde sa masse légère, un regard dont la hardiesseparaissait brûlante, des pieds et des mainsd’une petitesse et d’une beauté de forme in-comparables, une voix suave comme la plusdouce brise, une prononciation mélodieusedans toutes les langues ; tel était succincte-ment le gitanillo.

Morenita fut éblouie de cette beauté detype qui répondait si complétement à l’idéaldont le moule, si l’on peut dire ainsi, était dansson imagination. Elle crut se voir elle-mêmesous une forme nouvelle, et, jetant un cri desurprise :

— Oh ! oui, dit-elle, tu es mon frère, je levois bien, et il y a en moi quelque chose qui mele dit.

La Filleule 420/659

Page 421: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Eh bien, laisse-moi donc embrasser masœur ! s’écria le jeune homme en la pressantsur son cœur avec une effusion que Morenitacrut chaste, et qui cependant l’effraya.

Elle rougit et détourna la tête ; le gitano neput qu’effleurer les tresses noires de sa cheve-lure.

Se ravisant aussitôt, et craignant de se tra-hir, il reprit le calme attendri qui convenait àson rôle et raconta à Morenita tout ce qu’elleignorait de sa propre histoire. Il ne lui cachaqu’une chose : c’est qu’il n’était pas son frère.

Ce récit bouleversa Morenita ; elle ne lecomprit qu’à moitié. Elle était si simple, au mi-lieu de la témérité de sa conduite, qu’elle nesavait pas qu’on pût être la fille d’un hommemarié avec une autre femme et d’une femmemariée avec un autre homme. Ses questionsenfantines sur ce point firent éclater de rirele gitanillo, dont la délicatesse de sentimentsn’était pas excessive. Cette gaieté, à propos

La Filleule 421/659

Page 422: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’une chose qui lui semblait si sérieuse, étonnaMorenita, la fâcha et la troubla intérieurement,sans qu’elle sût pourquoi.

Rosario, qui tenait à gagner sa confiance, etchez qui la ruse pouvait se prêter à tout, repritdes manières plus graves ; il essaya de lui direqu’il y avait, en dehors des lois humaines, desmariages que Dieu ne maudissait pas toujours.

— Tenez, s’écria la pauvre enfant, humiliéeinstinctivement, si ces mariages-là sont crimi-nels, ne me le dites pas, ne me dites plus rien !Ne me forcez pas à blâmer mon père et mamère !

Puis, réfléchissant malgré elle, elle ajoutatristement :

— Oui, je le vois bien, se marier avec unepersonne, quand on l’est déjà avec une autre,c’est mal : on la trompe ; on désobéit nonseulement aux lois faites par les hommes, maisencore à Dieu, par qui on a juré de n’avoir pasd’autre amitié. Voilà, du moins, ce qu’on m’a

La Filleule 422/659

Page 423: George Sand - Ebooks-bnr.com

enseigné, ce que je crois ; et, puisque mon pèrerougit de moi au point de ne pas vouloir que jesache qui je suis, puisqu’il m’a cachée si long-temps à sa femme, et paraît décidé à me ca-cher au monde, c’est que ma naissance est unehonte pour lui, et que je suis, moi, un être mé-prisable et méprisé !

— Non, ma sœur, répondit Rosario ; les en-fants sont innocents de la faute de leurs pa-rents.

— Vous avouez donc que c’est une faute ?reprit-elle avec vivacité. Allons, je comprendstout maintenant ! Mon père a eu deux femmes,ma mère a eu deux maris. Ma pauvre mère enest morte de chagrin en me mettant au monde ;je ne puis que la plaindre et prier pour elle !

Ici, Morenita, gagnée par une émotion sou-daine, fondit en larmes sans trop se rendrecompte de ce qu’elle éprouvait et de ce qu’elledisait ; puis elle se calma brusquement en ajou-tant :

La Filleule 423/659

Page 424: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Mais mon père est bien coupable, lui,puisqu’il l’a abandonnée à son malheur, à sonrepentir, à la pitié d’autrui. Pauvre femme ! êtrerenvoyée, oubliée, méprisée ainsi parce qu’ellen’était pas noble, parce qu’elle était pauvre !Pourquoi l’avoir aimée, si elle n’était pas dignede lui ? Ah ! tenez, vous m’avez fait bien dumal ! vous m’avez fait maudire mon père !

Elle pleura encore beaucoup ; puis, passantà un sentiment contraire, elle s’effraya de cequ’elle pensait et supplia Rosario d’oublier cequ’elle venait de dire. Elle chercha des raisonspour excuser le duc de Florès, elle s’efforçad’en trouver pour le respecter et pour l’aimerencore. Mais ces révélations, trop fortes pourson âge et très dangereuses pour un caractèrecomme le sien, jetèrent un si grand troubledans son âme et une si grande confusion dansses idées, que Rosario, qui n’avait rien su pré-voir de tout cela, se repentit d’avoir été si vite.

La Filleule 424/659

Page 425: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il faisait son possible pour la consoler, etelle ne l’écoutait guère. Tout d’un coup, sesidées prirent un autre cours.

— Vous dites que nous sommes gitanos ?s’écria-t-elle. Qu’est-ce donc que cette racemaudite ? J’en ai entendu parler quelquefois.Je crois que j’ai vu passer de ces gens qu’onappelle en France des bohémiens. Ils étaientlaids, sales, misérables, affreux ! Ah ! oui, je merappelle tout ! Un soir, M. Roque (vous ditesque vous le connaissez) a parlé longuement de-vant moi de cette tribu vagabonde : c’est bienlà M. Roque ! le savant qui ne se rappelle rienquand il disserte ! À présent, je me souviens,moi, et je comprends pourquoi mamita voulaittoujours changer la conversation, pourquoi samère toussait pour l’interrompre. Tout celam’étonnait. Mon parrain n’était pas là ; M. Cletprenait la défense des pauvres gitanos, et sur-tout des charmantes filles de la bohème, commeil disait. Et il me regardait ; je prenais note detout cela, et pourtant je ne comprenais pas.

La Filleule 425/659

Page 426: George Sand - Ebooks-bnr.com

J’étais donc stupide ? M. Roque disait quenous faisions pitié et dégoût dans toute l’Eu-rope, mais qu’en Espagne surtout, on allait jus-qu’à l’horreur et au mépris ; ce qui n’empêchaitpas que les belles gitanillas ne plussent auxhommes. Elles allumaient parfois des passions.Là-dessus, oui, je crois le voir encore, il s’estarrêté court ; ses yeux se sont portés et fixéssur moi d’une manière si étrange, que je mesuis mise à rire de sa figure, comme une enfantque je suis, une enfant qui ne comprend rien,qui ne devine rien. Il s’apercevait enfin quej’étais là, moi, et que j’étais une bohémienne !

En parlant ainsi avec feu, Morenita, exaltéeet désespérée, cacha sa figure dans ses mains,et, oubliant ce jeune frère qu’elle avait été sicurieuse de voir et si ravie de trouver char-mant, elle se mit à penser à Stéphen, qu’elle ai-mait, à qui elle s’était sentie si violemment dé-sireuse de plaire, et qui l’avait tirée du bour-bier de la bohème, ramassée pour ainsi dire aucoin de la borne et débarrassée de ses haillons

La Filleule 426/659

Page 427: George Sand - Ebooks-bnr.com

pour la mettre dans son mouchoir, comme unpauvre animal perdu qu’on trouve sous sespieds, et à qui l’on prend fantaisie de conserverl’existence. L’orgueil de Morenita se révoltaitcontre la découverte de ces faits trop réels,dont le gitanillo ne lui avait sauvé aucun détail.Elle se sentait humiliée jusqu’à la moelle deses os, elle qui, dans ses rêves romanesques,avait été jusqu’à se croire appelée à hériterde quelque archipel fantastique découvert parStéphen.

Elle ne pleurait plus, mais elle tordait sesmains avec désespoir et ne songeait plus à sonfrère, qui l’examinait avec stupeur. Il l’arrachaenfin à cette sombre méditation en l’entourantde ses bras et en l’appelant sa sœur.

— Ta sœur ? dit Morenita en le repoussantavec amertume. Toi, enfant de la nuit, noircomme elle, beau comme une étoile, j’enconviens, mais haï et redouté de ceux qui sedisent les fils de la lumière ? Eh bien, oui, noussommes frères, il le faut bien ! Nous portons

La Filleule 427/659

Page 428: George Sand - Ebooks-bnr.com

tous les deux au front le sceau de notre abjec-tion, et, si on ne nous eût élevés par charité,nous irions par les rues demander l’aumône ouerrer avec les chiens perdus des carrefours !Ah ! vraiment, je suis une belle miss Hartwell !c’était bien la peine de me donner tant de ta-lents et de me façonner aux manières du grandmonde ! Voilà ce que je suis, moi, une bohé-mienne ! Ah ! maudits soient les insensés quise sont fait un amusement de me traiter ainsi !Ils m’ont donné le goût de l’orgueil et les be-soins de l’opulence. Que comptent-ils doncfaire de moi ? Mamita parle de me marier. Vrai-ment ! avec qui donc ? Où trouvera-t-elle unhomme de sa race, ayant quelque fierté, quivoudra se mésallier à ce point ? A-t-elle faitpousser en serre chaude, ou dans quelque mé-nagerie, un gitano débarbouillé comme moi desa fange natale, et tout prêt à produire dans lemonde la rareté d’un couple de notre espèce,civilisé à l’européenne et travesti à la fran-çaise ?

La Filleule 428/659

Page 429: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morenita éclata d’un rire amer, et, regar-dant le beau gitanillo, qui la contemplait d’unair indéfinissable, elle lui prit la main avec unmélange d’affection et de dépit, en lui disant :

— C’est grand dommage que tu sois monfrère ; car, en vérité, je ne vois que nous deuxqui, au milieu de cette race d’étrangers et demaîtres, eussions pu nous consoler l’un parl’autre de cet esclavage doré, de cet abaisse-ment montré au doigt !

La Filleule 429/659

Page 430: George Sand - Ebooks-bnr.com

VIII

Morenita parlait en espagnol avec une sorted’éloquence sauvage que nous renonçons àtraduire. Grande diseuse de riens et amoureusede puérilités folles, quand elle redevenait pe-tite fille, elle trouvait, dans l’émotion de la co-lère ou du chagrin, une abondance étrange desentiments exaltés et de paroles acerbes. Rosa-rio eut un instant peur d’elle. Ce n’est pas qu’ilne fût de force à lui tenir tête dans l’occasion :mais il se sentait épris d’elle d’une façon toutà fait insolite dans sa vie déjà usée et blasée,et il se demandait, lui qui avait eu tant de suc-cès vulgaires et faciles, s’il triompherait jamaisde cette âme mobile et violente dans laquelle ilsentait enfin son égale.

— Morenita, lui dit-il en se mettant à ge-noux auprès d’elle et en prenant ses petites

Page 431: George Sand - Ebooks-bnr.com

mains dans les siennes, vous êtes une enfant,une enfant gâtée, qui plus est. Vous reprochezà votre destinée, à vos parents, à ceux qui vousont élevée, des choses pour lesquelles vous de-vriez bénir le hasard à toute heure. Je ne meplains de rien, moi qui n’ai pas été choyé etadoré comme vous du ciel et des hommes. Jesuis plutôt reconnaissant envers votre parrainet ses amis, qui m’ont jeté le pain de la pi-tié et qui voulaient me condamner au travailmécanique, s’imaginant que cela était encoretrop bon pour moi. Je n’ai jamais connu ni ca-resses ni tendres paroles. M. Stéphen était as-sez doux et ne refusait pas de me faire don-ner les connaissances élémentaires ; le pèreSchwartz, que j’ai suivi quelque temps à Fon-tainebleau, était tantôt fort grognon, tantôtniaisement débonnaire : c’est selon le dînerqu’il avait fait. Si j’ai appris le langage et lesmanières d’un homme qui ne sera jamais dé-placé dans aucun monde, c’est à moi seul queje le dois. J’ai lu, j’ai regardé, j’ai écouté toutce qui m’était nécessaire pour l’avenir que j’ai

La Filleule 431/659

Page 432: George Sand - Ebooks-bnr.com

rêvé. M. Roque est un pédant et M. Clet unsot, que je donnerais tous deux volontiers audiable, si je n’avais su profiter d’eux en étu-diant leurs travers et en pénétrant, par cet exa-men, dans les travers de leur espèce. Par l’un,je connais les prétentions des gens capables ;par l’autre, celles des gens frivoles. Depuis, encourant le monde, j’ai regardé à tous les étagesde la société. Le vernis et le cadre changentselon les degrés ; mais c’est toujours la mêmepeinture. En somme, je prends les chosescomme elles sont, et, me moquant un peu detout, je ne me sens irrité contre personne. Vouspensez que nous sommes une race d’esclaves.Quant à moi qui n’ai pas un grand d’Espagnepour père, car le mien a vécu dans les rues etpéri dans les prisons avec ce qu’il y a de pireau monde ; moi qui ne suis comblé ni de dou-ceurs ni de bijoux, et qui ne puis dire, commevous, que mes chaînes sont dorées ; moi quisuis un bohémien complet, destiné à me frayermon chemin sans l’aide de personne, et peut-être malgré tout le monde, je me sens assez

La Filleule 432/659

Page 433: George Sand - Ebooks-bnr.com

fort pour me faire libre et pour me moquer deceux qui se diront ou se croiront mes maîtres.Voyons, Morenita, belle petite fée aux rêvesambitieux, réconciliez-vous avec l’étoile desbohémiens. Il n’y a pas que nous, allez, quisoyons des enfants perdus et des produitsd’aventure. Leur race de maîtres, comme vousl’appelez, a un trop-plein de besoins et de dési-rs que leur société ne peut pas contenter, et lemot de bohémiens s’applique maintenant parmétaphore à une bonne partie des vieux chré-tiens d’Europe. La France en fourmille, et lesautres nations, qui toutes copient celle-là, ac-cueillent fort bien tous les aventuriers d’esprit,de talent ou de blague, sans leur demander leurorigine ou leur extrait de baptême. Nous deux,chère petite, nous intéressons par cela mêmeque nous étions destinés au malheur avant denaître, et les idées philosophiques, qui sontde mode, nous feront même la part meilleurequ’aux bohémiens volontaires. Ainsi, plus dehonte, plus de découragement, plus de jalou-sie. Vous êtes jolie comme le démon Astarté,

La Filleule 433/659

Page 434: George Sand - Ebooks-bnr.com

et d’une beauté qui ne ressemble à celle d’au-cune femme du monde. Il faut briller dans cemonde et y régner. Vous avez trente mille foisplus de talent et d’esprit qu’il n’en faut pour ce-la ; mais il faut sortir de l’ombre où l’on voustient et chercher le soleil de la mode, le sceptrede l’engouement. Vous ne vous connaissez pas,vous vous prenez pour une pauvre petite filleélevée par charité, destinée à trembler et à rou-gir à toute heure, en attendant l’aumône d’unmariage de convenance qu’on vous assurera àprix d’argent. Ôtez ces idées-là de votre esprit.Vous êtes un oiseau de liberté et de proie, quirompra bientôt les fils dorés de sa cage et quifera bien.

— Je ne comprends pas, dit Morenita, quiécoutait avec une surprise croissante. Quepuis-je donc faire pour m’affranchir de cette viede famille où je souffre, j’en conviens, d’un en-nui et d’un chagrin profonds ? Si je demande àen sortir, on dira que je suis ingrate, et une fois

La Filleule 434/659

Page 435: George Sand - Ebooks-bnr.com

condamnée comme mauvais cœur, qui est-cequi s’intéressera à moi ?

— Il ne faut jamais sortir des prisons par lesgrandes portes, elles sont trop en vue ; il y atoujours des portes de dégagement : prenez-enune qui s’ouvre en ce moment-ci ! La duchessede Florès a la fantaisie de vous avoir avec elle.Votre mamita, qui a plus d’influence sur le ducque sa propre femme, fait résistance, parcequ’elle croit qu’on ne vous prendra pas assezau sérieux dans cette nouvelle famille, et qu’onvous y donnera des goûts frivoles. Ces goûtsde luxe, de bruit et de triomphe qu’on appellefrivoles, ce sont les seuls goûts sérieux qu’unefemme puisse avoir. Sans eux, elle passe sa vieà avoir quatorze ans, comme votre mère adop-tive, qui est encore sous la tutelle de sa ma-man, et qui n’ose pas avouer qu’elle est mariée.La voilà vieille femme dans une situation ridi-cule, tandis que, belle encore et charmante, onle dit, elle pourrait briller dans le monde, avoir

La Filleule 435/659

Page 436: George Sand - Ebooks-bnr.com

tous les triomphes de la jeunesse avec tous lesprofits de l’âge mûr.

— Oui, tout cela est vrai ! s’écria Morenita,dont les secrets instincts de liberté longtempscomprimés, répondaient à la doctrine du gita-nillo jusqu’à un certain point. Mamita est es-clave de tout et voudrait me river à sa vie d’es-clavage et de captivité. Mais elle m’aime et m’ahabituée à avoir besoin d’être aimée. La du-chesse ne m’aimera pas. Elle fera de moi unjouet comme un petit chien, une négresse ouun perroquet. Et quand elle se dégoûtera demoi, que deviendrai-je, si mamita, fâchée neveut pas me reprendre ?

— Votre mamita vous reprendra toujours,ne fût-ce que pour conserver son rôle d’ange,qui est sans doute sa coquetterie, à elle. Etd’ailleurs, quel besoin avez-vous de ces ten-dresses de femme ? Ne savez-vous pas qu’ellessont fort précaires, sinon tout à fait men-teuses ? Croyez bien que vous êtes destinée àêtre haïe de toutes celles qui vous caressent

La Filleule 436/659

Page 437: George Sand - Ebooks-bnr.com

aujourd’hui ; car vous leur mettrez bientôtvotre petit pied sur la tête, et la duchesse seravotre ennemie, ce jour-là. Que vous importe !Croyez-vous donc aussi que la mamita ne vousexécrerait pas, un de ces matins, si votre cherStéphen s’avisait de reconnaître que sa filleuleest plus jeune que sa femme ?

— Stéphen ! s’écria Morenita en se levant.

Ce nom avait réveillé tous les orages de sonâme. Elle se rassit sans rien dire, sentant déjàgrandir en elle cette force qu’ont les êtres pas-sionnés pour refouler et cacher leurs secrets.Mais le gitanillo avait senti vibrer la corde sen-sible. Il se hâta d’ajouter :

— Jamais votre parrain ne vous fera cethonneur, tant que vous pousserez sous sesyeux comme un petit animal domestique ;mais étendez vos ailes et planez, devenez unereine de la mode, et vous verrez s’il se souvien-dra de vous avoir ramassée si bas, à moins quece ne soit pour enrager de vous avoir laissée

La Filleule 437/659

Page 438: George Sand - Ebooks-bnr.com

envoler si haut. Alors ne comptez plus sur lespapas et les mamans de la rue de Courcelles.Moquez-vous de la duchesse aussi. Vous aurezune cour, ce qui vaudra mieux qu’une famille,et des esclaves, ce que vous préférerez à desmaîtres.

— Vous me tentez, dit Morenita ; mais vousm’abusez peut-être. Où est donc ma puissancepour conquérir ainsi une royauté ?

— Regarde-toi donc, ma sœur, dit Rosarioen la conduisant vers la glace.

— Oui, dit-elle naïvement. Depuis que jevous ai vu, vous qui me ressemblez, je m’ima-gine que je dois être jolie, et à présent que vousvous regardez dans la glace avec moi, en ayantl’air d’être enchanté de ma figure, je me voispar vos yeux et je me plais. Mais suis-je doncmieux que la duchesse et que toutes ces bellesdames ?

— Vous êtes autre, dit Rosario. Vous ne res-semblez à aucune ; vous êtes étrange ; c’est

La Filleule 438/659

Page 439: George Sand - Ebooks-bnr.com

être supérieure à toutes, c’est être unique et lé-gitime souveraine chez une race où règnent lalassitude et la fantaisie.

— Mais avec cela il me faudrait de l’esprit,de l’instruction et des talents ! Mes parentsadoptifs disent que j’aurai tout cela dansquelques années, mais que je n’ai rien et nesais rien encore.

— Ah ! je connais cette chanson-là ! répli-qua le gitanillo en riant. C’est toujours le mêmeair et les mêmes paroles. Ils m’ont élevé auson de cette serinette. C’est bien eux, avec leurintelligence épaisse et leur croissance pares-seuse ! Ils ne savent pas que les gitanillos mû-rissent plus vite. Et puis ces gens qui veulenttout approfondir et qui ne savent pas que lajeunesse n’a pas besoin d’autre chose que den’être pas vieille ! Ils sont tous plus ou moinsRoque, ces philosophes ! Ne crains rien, More-nita de mon âme, nous irons plus loin qu’euxsans nous donner tant de peine ! Si tu viens à

La Filleule 439/659

Page 440: George Sand - Ebooks-bnr.com

me seconder, nous aurons de l’éclat, de l’ar-gent et la liberté !

— Que sais-tu donc ? dit Morenita éton-née ; tu as un état, de l’honneur, un nom ?

— En espérance ! et l’espérance chez moi,c’est la volonté. Je ne suis pas encore lancé àParis, et n’y suis revenu que pour te voir, pourte sauver de l’enterrement somptueux quel’amour de ta mamita et de ton parrain prépareà ton étoile. Suis mon conseil, quitte-les, etcompte qu’aussitôt sortie de cette maison, tume trouveras à tes côtés pour te diriger et teprotéger contre le despotisme hypocrite de tesnouveaux maîtres.

— Est-ce que tu parles de mon père, Rosa-rio ?

— Ton père est un grand enfant qui t’aimeen égoïste, et qui te négligera de même quandil verra… Mais il est trop tôt pour t’éclairersur certaines choses que tu ne comprendraispas. On t’a tenue dans une si grande ignorance

La Filleule 440/659

Page 441: George Sand - Ebooks-bnr.com

de la vie, que je dois attendre un peu que tut’éclaires toi-même. Veux-tu faire et dire toutce que je te dicterai ? veux-tu croire aveuglé-ment en moi, ton seul ami, ton seul véritableparent ?

— Oui, je le veux, dit Morenita, fascinéepar la résolution de Rosario et par la promessed’un incompréhensible avenir. Que faut-ilfaire ?

— Il faut s’affranchir de tous ces liens fac-tices de la reconnaissance par lesquels la pro-tection nous enchaîne. Il ne faut plus aimerpersonne dans ce monde d’étrangers ; il fautm’aimer, moi.

— Eh bien, oui, je t’aimerai, mon frère !Mais ne me quitteras-tu pas ? ne me trouverai-je jamais abandonnée sur les chemins, repous-sée de toutes les portes comme l’a été notrepauvre mère ?

— Notre mère n’avait pas de frère. Moi, jene te quitterai plus dès que tu n’auras plus be-

La Filleule 441/659

Page 442: George Sand - Ebooks-bnr.com

soin que de moi. Jusque-là, il faut un peu trom-per, Morenita, tromper sans malice, et dans lebut légitime de racheter la liberté qu’on t’a ra-vie. Il faut plaire à ton père et t’installer chezlui. Il faut flatter la duchesse et l’amener à teproduire dans le monde. Il faut y plaire, y êtreremarquée, admirée, y faire beaucoup parlerde toi.

— Comment cela ?

— Il faut être coquette, c’est bien facile : tun’auras qu’à regarder la duchesse ; mais garde-toi de faillir, garde-toi d’aimer, tu serais per-due !

— Oui, je le sens bien, dit Morenita, quisongeait à Stéphen, je serais perdue, je seraishumiliée, sacrifiée, traitée comme une men-diante d’affection ; comparée, avec des rires depitié ou de mépris, aux reines et aux saintes deleur monde. Non, non, je ne dois aimer aucunde ces hommes qui ne sont pas mes frères !

La Filleule 442/659

Page 443: George Sand - Ebooks-bnr.com

— À la bonne heure ! dit Rosario. Il se faittard ; adieu ! Demain, je vais quitter Paris, j’irait’attendre.

— Où donc ?

— Dans un pays où tu viendras inévitable-ment me rejoindre au printemps.

— Et, jusque-là, je ne te verrai plus ?

— Si fait, quelquefois en secret, si tu es dis-crète, prudente et résolue.

— Je le suis !

— Eh bien, à toi pour toujours ! s’écria im-pétueusement le gitano en la pressant dans sesbras avec une énergie qui ne troubla plus Mo-renita.

Elle ne doutait plus, elle croyait sentir lavoix du sang, elle subissait une influence quiplaisait à son imagination et dont les pro-messes la jetaient dans un monde nouveau derêves et d’étonnements.

La Filleule 443/659

Page 444: George Sand - Ebooks-bnr.com

Quand elle se retrouva seule, elle futquelque temps encore sous l’empire de cet en-ivrement, jusqu’à ce que, couchée dans son pe-tit lit, sous son édredon couleur de rose, etbercée par le souffle paisible et régulier de labonne qui dormait dans une chambre voisine,elle tâcha de résumer ses idées et de voir clairdans sa situation.

La pensée de quitter Anicée s’était présen-tée cent fois à son esprit depuis le jour où elleavait entendu dire à Stéphen qu’il n’avait ja-mais aimé, qu’il n’aimerait jamais une autrefemme que celle à laquelle il était uni pourla vie. Depuis ce jour, Morenita avait ressentides accès de jalousie bien voisins de la haine.Elle les avait combattus ; mais il s’était fait enelle un détachement profond de la plus pré-cieuse, de la meilleure affection de sa vie : dumoins, elle le croyait ainsi, car les symptômesde l’aversion étaient en elle. Elle ne pouvaitplus embrasser Anicée sans pâlir ou sans rou-gir. Elle sentait le feu de la colère monter à son

La Filleule 444/659

Page 445: George Sand - Ebooks-bnr.com

front ou le froid du désespoir le couvrir d’unesueur glacée. Inhabile à se résumer, malgré lesefforts de son intelligence, parce que l’inconsé-quence de sa nature l’arrêtait à chaque instant,il lui restait tout juste assez de religion dansl’âme pour qu’elle désirât fuir sa mère adoptiveplutôt que d’arriver à la détester.

L’espèce de perversité de cœur du gitanillol’effraya bien un peu ; mais il y avait dans lesien un écho affaibli de cette personnalité, si-non de cette ingratitude. Elle se rassura à sespropres yeux par la pensée de ce qu’elle souf-frait, de ce qu’elle aurait à souffrir encore danssa famille adoptive, torturée par une passionqu’elle ne savait pas combattre depuis le jourde délire où elle l’avait manifestée.

Dans cet esprit impétueux et avide de bon-heur, la crainte de la douleur morale n’était en-visagée qu’avec épouvante.

— Non, je ne veux plus souffrir ! se dit-elleen tombant accablée de fatigue sur son

La Filleule 445/659

Page 446: George Sand - Ebooks-bnr.com

oreiller. Je n’ai rien fait pour être malheureuse,moi ! Mon frère dit qu’avec de la volonté on estheureux, triomphant, libre. Je veux l’être, je leserai, dussé-je briser et fouler aux pieds tousces liens, sacrés pour les autres, qui n’existentpas pour les enfants du hasard et du désespoir !

JOURNAL DE STEPHEN. – FRAGMENTS

Paris, 5 décembre 1846.

C’est un fait accompli. Morenita a suivi au-jourd’hui la duchesse de Florès à son hôtel.L’étrange obstination de cette enfant à nousquitter reste un impénétrable mystère pour mapauvre Anicée. Le peu de résistance que j’aifait à cette résolution étonnait et affligeaitpresque mon bon ange. Sainte et dignefemme ! si je lui disais la vérité, elle ne voudraitpas y croire ; elle croirait plutôt que je rêve.Ah ! combien peu elle devine cette nature in-

La Filleule 446/659

Page 447: George Sand - Ebooks-bnr.com

domptable et bizarre ! Jamais le hasard n’a rap-proché des êtres plus différents, plus inca-pables de se comprendre l’un l’autre. Sansdoute Morenita n’est pas dépourvue de cœur,car elle a souffert en quittant sa mère adop-tive ; mais elle manque absolument deconscience, car elle n’a pas hésité à lui faire cetaffront, à lui causer cette douleur.

Elle était si pressée de secouer la poussièrede ses pieds en quittant le seuil de son asile,qu’elle n’a pas voulu attendre un prétexte quel-conque. La brusquerie de sa détermination varévéler à tous le secret de sa naissance. Il estétrange que le duc, si jaloux jusqu’à ce jour dele cacher, en ait pris son parti avec tant d’aban-don et de philosophie. A-t-il deviné la folle pas-sion de sa fille, ou a-t-elle eu le courage de lalui révéler ? Est-ce un élan des entrailles ame-né par la détresse morale de ce pauvre être,ou bien une condescendance envers sa femme,dont l’engouement pour Morenita tient de l’ex-travagance ? Non, ce n’est rien de tout cela :

La Filleule 447/659

Page 448: George Sand - Ebooks-bnr.com

c’est quelque chose qui me paraît absurde àcroire, et que je suis forcé de constater. More-nita exerce une influence magnétique sur la plu-part des êtres qui l’approchent. Elle attendrit,persuade et domine. Elle charme comme le ba-silic. Ma chère Anicée a subi ce prestige la pre-mière, et plus que tous les autres. Ma belle-mère n’y a résisté qu’à demi. Roque, à qui toutce qui constitue la nature de cette enfant etde sa race entière est essentiellement antipa-thique, n’a jamais eu pour elle qu’indulgence etfaiblesse. Clet, sans en rien dire et sans y cé-der, en est agité, je dirais amoureux, s’il pou-vait l’être. Moi seul, je l’ai considérée avec au-tant de froideur et de clairvoyance que le vieuxSchwartz. Oh ! je n’ai pas eu de mérite à la pré-server d’elle-même en ce qui me concerne ; jene sens pour elle que de la pitié dans le passé,dans le présent, dans l’avenir.

C’est son avenir surtout qui me semble dé-plorable : c’est celui d’une barque sans piloteet sans gouvernail. Un rouage essentiel, ou,

La Filleule 448/659

Page 449: George Sand - Ebooks-bnr.com

pour mieux dire, le moteur principal manque àcette organisation charmante, anomalie fatale,richesse décevante et stérile.

Elle a sa force relative ; car elle a résisté àl’interrogatoire le plus ingénieux, le plus serré,le plus saisissant qu’ait jamais suggéré la ten-dresse d’une mère. Pauvre Anicée ! elle étaitstupéfaite de cette opiniâtreté. Jusqu’au der-nier moment, elle a cru la vaincre. Quand laduchesse a monté dans sa voiture, Anicée étaitencore persuadée que Morenita allait se jeterdans son sein et refuser de la quitter.

Elle a été vaincue, ma pauvre saintefemme ! et, à présent, la voilà consternée.

L’angélique créature a eu la force de nouscacher son désespoir. Voyant dans mes yeux etdans ceux de sa mère combien nous étions in-quiets et affectés pour elle, elle a eu le couragede rentrer dans la maison en souriant, en noustenant la main et en nous disant :

La Filleule 449/659

Page 450: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Que voulez-vous, voilà les enfants ! Uneautre à ma place serait désolée ; mais de quoipuis-je souffrir entre vous deux ?

Elle a fait semblant de dîner ; jamais elle n’aété plus attentive pour nous, plus occupée denous distraire et plus adorablement tendre ennous remettant sous les yeux à chaque instanttous les éléments de notre bonheur domes-tique. Elle était même gaie, et, tout en riant,elle ne sentait pas couler sur ses joues deux in-tarissables ruisseaux de larmes.

Je voudrais l’emmener en Berry ou la fairevoyager ; car, pendant longtemps, tout dansson intérieur, ici ou là-bas, lui rappellera lesouvenir de cette fatale enfant. Je l’y ai prépa-rée par quelques mots jetés comme au hasard.Elle a compris, et, m’embrassant, elle m’a dit :

— Ne crains rien. Je ne suis pas née ingrate,moi ! Il n’appartient à personne de m’empêcherd’être heureuse par ton affection. Je ne rougispas devant toi d’éprouver ce chagrin inattendu.

La Filleule 450/659

Page 451: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il y a peut-être plus de surprise que de douleurdans l’ébranlement qu’il me cause. Mais sachebien que c’était à cause de toi plus encore qu’àcause d’elle-même que je chérissais Morenita.C’était le premier lien entre nous, c’étaitcomme une enfant à nous. Nous nous étionstrompés. Ces enfants-là n’appartiennent jamaisà personne. Je l’avais toujours senti sansl’avouer. J’étais beaucoup plus à Morenitaqu’elle n’était à moi. Elle ne relevait que d’elle-même. Tiens, s’est-elle écriée en se jetant dansmon sein, laisse-moi pleurer sans t’inquiéter demoi ; contre ton cœur, les larmes ne peuventpas être amères. Je ne te promets pas de l’ou-blier, tu ne l’exiges pas ; mais je te jure dem’habituer à cette séparation, et de ne sentirque davantage l’ineffable bonheur de t’appar-tenir. Restons ici, si tu le permets, pour veillerquelque temps sur cette pauvre petite qu’on vabien mal diriger peut-être, et qui pourra bienrevenir nous demander protection contre leshasards de sa nouvelle destinée.

La Filleule 451/659

Page 452: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Restons, ai-je dit à ma bien-aimée, letemps que tu jugeras nécessaire à cetteépreuve ; mais considère ce reste de sollicitudecomme un devoir que tu accomplis jusqu’aubout. Ne te flatte pas de voir l’enfant s’amé-liorer dans ce milieu si bien fait pour le côtédangereux de ses instincts, et surtout n’engageplus désormais contre ses volontés folles unelutte où tu serais décidément brisée ; net’étonne même pas de m’entendre te dire queje m’opposerais à ton zèle. Je sais que, dansle tourbillon où se lance Morenita, tu seraissi fourvoyée, si étrangère, si impuissante, queton rôle perdrait forcément de sa dignité.

— Tu sais tout mieux que moi, a réponduma douce compagne. Je ne ferai jamais que ceque tu jugeras utile et sage.

La Filleule 452/659

Page 453: George Sand - Ebooks-bnr.com

IX

NARRATION

Morenita fut introduite et installée dans lamaison du duc de Florès avec si peu de préam-bule, qu’en huit jours tout Paris, comme disentles gens du monde, savait qu’une jolie petitebâtarde (fruit d’une erreur de jeunesse), élevéemystérieusement par une madame de Saule(personne fort honorable, mais point répandue),avait été réintégrée dans la maison paternellepar les soins généreux et délicats de la du-chesse de Florès. On ne fit pas de longs com-mentaires sur l’aventure, bien qu’on ne parlâtpas d’autre chose dans certains salons. L’his-toire de la belle Pilar ne fut point un mystère, laduchesse ayant eu soin de la raconter en secretà quarante personnes de sa connaissance. La

Page 454: George Sand - Ebooks-bnr.com

seule chose dont on ne sut rien, ce fut la hon-teuse existence et la triste fin d’Antonio dit Al-gol. Ce détail eût gâté le charme du roman quela duchesse faisait circuler ; et, Rosario étantencore parfaitement inconnu à Paris, il ne futpas question de lui.

Le duc avait oublié jusqu’à l’existence decet enfant, qu’il avait nécessairement perdude vue et qui, n’ayant aucun lien direct avecsa fille, ne pouvait aucunement l’intéresser. Iln’avait pas même su que Stéphen l’eût fait éle-ver, celui-ci n’ayant pas l’habitude de procla-mer ses bonnes œuvres. La duchesse était-elledans la même ignorance que son mari ? D’oùRosario, inconnu à ce couple, tenait-il tous lesdétails de leur intérieur qu’il avait confiés àMorenita ? Voilà ce que Morenita se demandaitquelquefois ; mais discrète, méfiante et résoluecomme son frère lui avait recommandé del’être, elle ne hasarda pas la moindre question,et le nom de Rosario ne sortit pas une seulefois de ses lèvres.

La Filleule 454/659

Page 455: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ç’avait été un assez étrange ménage quecelui des deux époux espagnols ; mais ils vi-vaient en bonne intelligence depuis que la pas-sion était épuisée entre eux, et la duchessemettait le sceau à cette pacification en ouvrantses bras à l’enfant de la gitana.

Le duc, par la fantaisie d’un cœur roma-nesque, généreux, et mal satisfait de la vie, ai-mait, en effet, Morenita comme on aime quel-quefois les bâtards, c’est-à-dire avec une pré-dilection qui l’emporte sur celle qu’on auraitou qu’on a pour des enfants légitimes. Il avaitbeaucoup perdu en France de ses préjugéscontre la race des gitanos ; la passion de lapauvre Pilar s’était embellie de la poésie de sessouvenirs, jusqu’à lui faire croire qu’il l’avaitsérieusement partagée. Enfin, en voyant l’at-trait qu’exerçait Morenita à première vue surson entourage, l’accueil qu’on faisait à son es-prit précoce, à ses talents où perçait, sinon unegrande conscience, du moins une grande ori-ginalité, il arriva à présenter sa pupille, miss

La Filleule 455/659

Page 456: George Sand - Ebooks-bnr.com

Hartwell, avec un sourire de triomphe modestequi disait à tout le monde : « C’est ma fille, et,si je ne le dis pas tout haut, c’est par respectpour les convenances. »

On ne pouvait pas douter qu’il n’eût l’inten-tion de lui donner une belle dot. La richessede sa parure et les joyaux dont elle était cou-verte attestaient la prodigalité de la sollicitudepaternelle. La duchesse la montrait dans tousles bals, dans tous les théâtres aristocratiques,et, n’étant point d’âge à pouvoir être effacée,elle semblait se faire un ornement, un attrait deplus du voisinage de cette jolie tête pâle, pa-rée de fleurs et de perles. Elle posait la jeunemère avec une grâce ravissante, et disait à quivoulait l’entendre qu’elle considérait Moreni-ta comme sa propre fille. Aussi les partis netardèrent-ils pas à se présenter. Artistes ambi-tieux, nobles ruinés, exilés polonais ayant unnom et de la prestance, aspirants diplomates,tous beaux ou jeunes, titrés dans l’art ou dansle patriciat, formèrent une cour assidue, en-

La Filleule 456/659

Page 457: George Sand - Ebooks-bnr.com

jouée, brillante, à l’enfant de la bohémienne.La prédiction de Rosario se réalisait avec unerapidité incroyable. La jeunesse, l’argent, l’es-prit et la beauté, c’est bien assez pour faireoublier une peau un peu brune, des cheveuxplantés un peu bas et une mère un peu sal-timbanque. Il arriva même que l’on fit, aprèscoup, une célébrité à cette pauvre femme, àcette pâle rose d’Andalousie qui avait brillé uninstant dans un coin de province, et dont on fitla perle des Espagnes. On se disait à l’oreille enregardant Morenita :

— C’est la fille du duc de Florès et de labelle Pilar ; vous savez, la fameuse Pilar !

— Non, connais pas !

— Bah ! il n’a été bruit que d’elle en Es-pagne… à ce qu’il paraît !

Si une femme un peu collet-monté s’avisaitde dire :

— Une bohémienne ! mais c’est affreux, ce-la !

La Filleule 457/659

Page 458: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il se trouvait toujours quelqu’un pour ré-pondre :

— Oh ! celle-là était une exception, unevertu. Elle n’a eu qu’un amour, elle n’a commisqu’une faute en sa vie. On dit que son histoireest fort touchante et qu’elle est morte dans uncoin, fuyant les bienfaits du duc, et dans lessentiments les plus religieux.

Au milieu de tout ce triomphe, que se pas-sait-il dans le cœur de bronze de la gitanilla ?Son journal nous la montrera moins endurcieque sa conduite ne le ferait croire.

JOURNAL DE MORENITA

Paris, 1er janvier 1847.

Les étrennes d’aujourd’hui ont été si magni-fiques, si variées, mon père a été si bon, tousmes amis si aimables, j’ai reçu tant de fleurs,

La Filleule 458/659

Page 459: George Sand - Ebooks-bnr.com

de bonbons, de colifichets ruineux, de caresseset de compliments, que je me suis laissé dis-traire et que j’ai oublié ma tristesse pendanttout un jour.

Mais me voilà seule et j’y retombe. Queme manque-t-il donc, et pourquoi suis-je for-cée de feindre la satisfaction et l’enjouement ?Me voilà mise comme un ange, avec une robede soie d’un rose si pâle, si pâle, qu’on diraitqu’elle est blanche et seulement éclairée d’unreflet. Cela, avec le burnous rose vif lamé d’ar-gent que m’a donné aujourd’hui la duchesse,est d’un effet charmant. Mes cheveux, naturel-lement ondés, s’arrangent si bien, que je faisle désespoir de toutes les jeunes personnes quiveulent imiter ma coiffure. Ce soir, comme ilne restait plus au salon que la comtesse de Pal-ma, qui prétendait qu’on était toujours forcéede mettre de faux cheveux pour se bien coif-fer, en eût-on autant qu’elle, qui en a beaucoupde faux et de vrais, mon père, qui savait bien àquoi s’en tenir sur mon compte, a dit en riant :

La Filleule 459/659

Page 460: George Sand - Ebooks-bnr.com

« Est-ce vrai, et la Morenita a-t-elle déjà be-soin de cet artifice ? Voyons donc !

Il a défait ma coiffure et s’est plu à mecouvrir de ma richesse naturelle, qui vraimentn’est pas commune. La comtesse s’est récriéed’admiration ; mais elle n’était pas trèscontente. La duchesse l’était beaucoup de lavoir enrager.

Ah ! pauvre mamita !… vous étiez fière demes cheveux, vous ! plus fière que s’ils étaientles vôtres ! Vous les montriez à Stéphen quandj’étais enfant, et vous ne vouliez pas me leslaisser arranger moi-même, prétendant que,dans ma pétulance, j’en cassais toujoursquelques-uns. C’était donc bien précieux pourvous, un cheveu de ma tête !

Allons, voilà que je pense encore à mamita !j’oublie toujours que je la déteste. Oh ! que demal vous m’avez fait, cruelle mamita ! Vousm’avez aimée comme je ne le serai jamais depersonne, pas même de mon père, qui ne ché-

La Filleule 460/659

Page 461: George Sand - Ebooks-bnr.com

rit de moi que ce qu’il voit. Vous, vous connais-siez mes défauts et vous les aimiez aussi ! J’au-rais été méchante et contrefaite, que vousm’eussiez élevée avec le même amour. Pour-quoi donc vous êtes-vous laissé aimer parl’homme que j’aimais ? Comment n’avez-vouspas deviné, vous qui cherchiez mes moindresfantaisies jusque dans mes regards, que je nevoulais plaire qu’à lui, et qu’il ne fallait pas luiplaire, vous ? Est-ce que vous aviez besoin deson amour, vous si heureuse, si raisonnable, etd’un âge où le cœur n’a plus besoin de pas-sion ?… Hélas ! j’oublie toujours que Stéphenest plus près de l’âge de mamita que du mien !Oh ! c’est lui que je hais ! lui qui m’a humiliéeet qui n’a pas eu le plus petit effort à faire pourme trouver si inférieure à sa femme !

Comme la visite que nous leur avons faitehier soir m’a irritée ! Il fallait bien aller sou-haiter la bonne année à ma mère adoptive. Leduc est réellement enthousiaste d’elle, je crois ;la duchesse, qui dit les mots tels qu’ils sont,

La Filleule 461/659

Page 462: George Sand - Ebooks-bnr.com

prétend en riant qu’il en est amoureux fou. Ilest singulier qu’elle n’en soit pas jalouse, ellequi l’a été, dit-on, avec excès. Moi, je le suis ;j’étais blessée de voir mon père regarder uneautre que moi, et en parler avec cette admira-tion. La duchesse s’amuse des engouements deson mari. Elle raille un peu les femmes qui ycroient. Elle a eu l’air de dire hier, mais sansaucun dépit, que mamita était contente deplaire au duc, et, comme je disais qu’ellen’avait jamais été vaine :

— Ne croyez pas cela, m’a-t-elle dit : lesfemmes qui s’en cachent le mieux sont cellesqui y mordent le plus.

Est-ce possible ? Ah ! si mamita était co-quette, j’en serais bien contente ! Stéphen neserait plus si fier ni si heureux !

Ah ! je sens que je deviens méchante ! Oui,il faut l’être, puisque je suis haïe.

Et pourtant je ne peux pas oublier ! Oh !que je ne retourne jamais avec mamita ; car,

La Filleule 462/659

Page 463: George Sand - Ebooks-bnr.com

s’il fallait m’en séparer encore une fois, j’en de-viendrais folle ! C’est elle qui ne me connaîtguère ! Ne s’est-elle pas imaginé qu’elle avaitdu chagrin et que je n’en avais pas ! Elle sesera consolée le soir même en sentant le baiserque Stéphen met chaque soir sur sa main ! Ah !quel baiser ! J’ai été bien longtemps sans lecomprendre ! mais le jour où je l’ai compris,il me faisait tressaillir, il me mettait chaquefois la rage et le désespoir dans l’âme ! Quede choses dans une caresse si respectueuse etdans un regard si passionne ! Ah ! toutes lesmères devraient être veuves ou vieilles commemadame Marange !

Je ne suis pourtant pas jalouse des amis dela duchesse. Je ne l’aime pas, la duchesse ; ellene m’aime pas non plus. Devant le monde, cesont des chatteries charmantes. Quand noussommes tête à tête, nous n’avons plus un motà dire, et tout ce que nous pouvons faire pourdissimuler notre antipathie naturelle, c’est de

La Filleule 463/659

Page 464: George Sand - Ebooks-bnr.com

nous occuper de chiffons et de projets de toi-lette.

Pourquoi fait-elle semblant de me chérir ?pourquoi m’a-t-elle attirée et amenée ici ? Évi-demment, je lui sers à quelque chose. Gare àelle quand je l’aurai découvert ou deviné ! je luiferai sentir qu’on ne se joue pas impunémentde la bohémienne !

JOURNAL DE STÉPHEN

8 janvier.

Ce soir, Anicée m’a demandé si j’avais re-noncé à mon projet de voyage en Italie, et sije ne croyais pas que cela ferait du bien à samère, qui est souffrante.

— J’avoue que pour mon compte, a-t-elleajouté, je serais contente de changer d’air et deme retrouver tout à fait seule avec vous deux.

La Filleule 464/659

Page 465: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Toujours plus seule ! lui ai-je dit. Tu necrains pas de t’effrayer un jour de cet éloigne-ment de toutes choses ?

— Non, mon ami, a-t-elle répondu ; il com-mence à me tarder, je te l’avoue, d’être regar-dée comme ta femme.

Surpris, et voyant s’ouvrir une nouvelleperspective à ses idées, je l’ai pressée de s’ex-pliquer.

— Maman trouve notre vie parfaitement ar-rangée, a-t-elle dit en riant ; toi aussi, n’est-ce pas ? Mais moi, je penche à présent versles idées folles, et j’ai une grande envie de mecompromettre avec toi, pour que maman, ef-frayée de notre situation, se décide à nous lais-ser publier que nous ne sommes pas de jeunesamants, mais de vieux époux.

Je me suis agenouillé devant elle, je lui aidit que je la comprenais. Nous n’avons pas ditun mot de Morenita. Nous partirons demain.

La Filleule 465/659

Page 466: George Sand - Ebooks-bnr.com

NARRATION

Le duc de Florès, en retournant le surlen-demain à la rue de Courcelles, où il allait ra-rement avec sa femme et sa fille, mais seulle plus souvent possible, apprit que la familleétait partie pour le Berry, où l’appelaient desaffaires imprévues. Il se mordit les lèvres etrentra pour annoncer cette nouvelle à Moreni-ta. Morenita était au manège avec une damede compagnie. La duchesse s’habillait pour al-ler la rejoindre. Elle reçut son mari avec unéclat de rire.

— Eh bien, fils de mon âme, lui dit-elle en es-pagnol devant la femme de chambre, qui n’en-tendait que le français, voilà une figure allon-gée qui m’annonce que vous venez de la ruede Courcelles. Vous n’avez trouvé personne, etpendant votre absence, Morenita a reçu unelettre de sa mamita qui lui envoie un charmantcouvre-pied tricoté par ses belles mains, et quilui fait ses adieux pour quelques mois.

La Filleule 466/659

Page 467: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Le portier m’a dit quelques jours, répli-qua le duc avec un secret dépit.

— Mon cher Almaviva, reprit la duchesse,vous serez toujours un franc étourdi. Ce qui sepasse, voyez-vous, est pour moi clair commele jour. Vous avez toujours voulu douter de lavérité. Je vous ai pourtant dit cent fois que ma-dame de Saule était secrètement mariée avecM. Rivesanges. Vous n’avez pas voulu mecroire ; vous avez risqué trop tôt votre décla-ration. Le mari s’est aperçu de votre amour. Ilemmène sa femme, et il fait bien ; car chacunsait que vous êtes irrésistible.

— J’espère, ma chère Dolorès, dit le ductroublé et contrarié, que tout ceci est une plai-santerie que vous me faites ?

— Une pure plaisanterie, répondit-elle enl’embrassant au front.

Et elle sortit en riant encore.

Il y avait du vrai dans les suppositions dela duchesse. Le duc, vivement épris d’Anicée,

La Filleule 467/659

Page 468: George Sand - Ebooks-bnr.com

s’était exprimé avec elle trop clairement. Avecune femme aussi modeste, aussi éloignée del’idée de plaire, il n’était pas possible d’êtrecompris à demi-mot. Anicée, sentant dès lorsqu’elle ne pouvait plus continuer ses relationsavec la famille de Morenita sans encouragerdes prétentions qui, loin de la flatter, l’offen-saient, avait pris vite un parti décisif. Le voisi-nage de cette étrange enfant, son attitude sin-gulière et presque hautaine dans leurs rares en-trevues, la faisaient souffrir. Elle était restée àsa portée par un reste de dévouement. Mais,leurs liens officiels rompus par l’imprudencedu duc, elle cédait au besoin de consacrer savie entière à Stéphen. Elle redevenait libre devivre enfin pour elle-même en vivant pour luiseul.

Le duc n’était ni un fat ni un sot ; maisil avait les passions vives et comptait d’assezbeaux succès dans sa vie pour ne pas croireoffenser une femme plus âgée que lui, et qu’ilsupposait libre, en lui offrant son cœur. Il avait

La Filleule 468/659

Page 469: George Sand - Ebooks-bnr.com

les mœurs faciles des gens privilégiés de la for-tune et de la nature, et, sans perversité auda-cieuse, il n’avait pas de notions bien précisessur la vertu. C’était un peu la faute de safemme, qui, sans manquer essentiellement àses devoirs, ne lui avait jamais fait une viesérieuse et vraiment digne. Avec une femmecomme Anicée, il eût été le modèle des époux.Il le sentait, et il l’avait dit à celle-ci avec uneingénuité très grande.

— Vous ne savez donc rien de ma vie ? luiavait dit Anicée, étonnée de sa confiance.

— Non, madame, avait répondu le duc ; jecrois, je sens que Stéphen vous a aimée et qu’ilvous aime encore. Mais, vous si loyale et sicourageuse, vous ne l’avez point épousé. Jecrois donc que vous ne l’avez jamais aimé qued’amitié.

Anicée avait été sur le point de dire qu’elleétait mariée ; mais, craignant d’avoir l’air dese retrancher sur son devoir et de laisser par

La Filleule 469/659

Page 470: George Sand - Ebooks-bnr.com

là quelque espérance au duc, elle lui avait ré-pondu avec douceur et simplicité qu’elle aimaitStéphen d’amour et d’amitié, et comptaitl’épouser, maintenant qu’elle n’avait plus à sepréoccuper de l’avenir de Morenita.

Stéphen avait interrompu cette conversa-tion. Il avait vu l’émotion du duc : il avait com-pris ce que, depuis quelque temps déjà, ilcroyait pressentir. Le calme d’Anicée n’eût paspermis un soupçon, lors même que sa vie en-tière n’eût pas éloigné un tel sentiment commeun outrage. Il ne lui avait pas fait une seulequestion ; il n’en avait reçu aucune confidence.À quoi bon quand on s’aime parfaitement ? Ilsemblerait qu’on attache quelque mérite à êtreresté inébranlable dans cette fidélité du cœuret de l’esprit qui est le premier besoin de l’af-fection vraie. Anicée ne mettait pas plus degloire à être insensible à la passion du duc, queStéphen ne s’en attribuait d’avoir résisté à cellede Morenita. Ils partirent ensemble, le matindu jour où le duc, agité et véritablement affec-

La Filleule 470/659

Page 471: George Sand - Ebooks-bnr.com

té, revenait pour demander à Anicée d’oubliersa folie et pour lui offrir de s’éloigner momen-tanément, plutôt que de priver la duchesse etMorenita de ses relations.

Ce départ fut un coup violent porté au cœurde la jeune fille. Jusque-là, elle ne s’était pascrue séparée de sa mamita. Comme un enfantboudeur et entêté, elle s’était imaginée qu’elleou Stéphen la supplieraient bientôt de revenirfaire la joie de leur intérieur, et, tout en sepromettant de ne pas céder, elle s’était réjouiede songer qu’elle serait toujours à même de lefaire ; mais Anicée n’était pas faible et Stéphenétait fort. La conscience d’avoir pris en pureperte une détermination folle et cruelle lui fitverser en secret un torrent de larmes.

Mais le repentir ne dura pas longtemps.Morenita n’était pas de nature à se dire qu’elleeût dû faire un grand effort de modestie et dereligion, rentrer en elle-même, vaincre sa pas-sion pour Stéphen, et se guérir par le senti-ment du bonheur de sa mère. L’idée de résis-

La Filleule 471/659

Page 472: George Sand - Ebooks-bnr.com

ter à ses propres entraînements ne semblaitpas admissible chez elle. Était-ce le résultatde cette paresse de l’âme, de cette nullité dela conscience qui était comme sa tache origi-nelle, et qui la dominait fatalement ? Pouvait-elle et ne voulait-elle pas, ou ne pouvait-ellepas vouloir ? Hardi et savant celui qui tranche-ra de tels problèmes au fond des cœurs hu-mains ! Qu’il prenne garde d’être trop indul-gent pour notre nature, mais qu’il prenne gardeaussi d’être trop cruel !

Le cœur était vivant et chaud (nous ne di-rons pas bon) en elle, malgré ce désordre dela volonté. Si elle était sauvagement éprise deStéphen, elle était attachée plus profondémentencore à sa mamita. Elle ne s’était pas en-dormie ou éveillée un seul jour dans son litde la rue de la Paix, sans songer à son petitlit de mousseline de la rue de Courcelles, etsans tremper de larmes son oreiller, en se rap-pelant ce dernier baiser du soir, ce premierbaiser du matin qu’Anicée, pendant quatorze

La Filleule 472/659

Page 473: George Sand - Ebooks-bnr.com

ans, était venue déposer sur ses paupières ap-pesanties. Tout était changé dans sa vie, et,à chaque moment, elle sentait le prix de cequ’elle avait dédaigné. Comblée de présents etcouverts d’atours, sa soif de parures était déjàassouvie. Une toilette nouvelle apportée par lacouturière, sans qu’elle l’eût désirée et prévue,ne lui causait plus ce plaisir d’enfant qu’ellegoûtait à choisir elle-même, à consulter vingtfois Anicée ou madame Marange, à l’emporteraprès une petite lutte qui exerçait sa volonté etallumait sa convoitise. Personne ne savait plusl’habiller et la coiffer comme cette mère intel-ligente et enjouée qui, en satisfaisant sa vani-té, réussissait à la modérer par le sentimentdu goût. Au spectacle, ce n’était plus la petiteloge sombre et cachée où l’on n’allait que poursavourer quelque chef-d’œuvre, et où chaquebeauté était sentie. C’était la loge brillante, ex-posée à tous les regards, où il était pas ques-tion, non d’écouter, mais de paraître. On nechoisissait plus ; on subissait le hasard de la re-présentation. La duchesse avait un sentiment

La Filleule 473/659

Page 474: George Sand - Ebooks-bnr.com

assez borné des arts. Elle s’extasiait sur uneroulade, sur une pirouette, lorgnait un bel ac-teur ou critiquait les toilettes de l’avant-scène,mais n’était pas réellement touchée d’unephrase bien dite, d’un sentiment bien exprimé,d’une grâce vraiment poétique. Morenita sesentait comme rabaissée dans sa société, ellequi s’était sentie parfois véritablement artisteauprès de ce jugement droit et de cette déli-catesse exquise d’Anicée. Elle se disait à elle-même qu’elle allait devenir nulle, et ressentait,au bout de six semaines d’enivrement, la fa-tigue et le dégoût de cette vie d’apparat. Toutesles conversations lui semblaient vides,pauvres, niaises, ou d’un esprit tendu et d’unegaieté factice. Sans bien se rendre compte decette infériorité générale et de la supérioritéd’Anicée, elle s’étonnait d’avoir connu l’ennuimaladif de la puberté auprès d’elle, depuisqu’elle ne sentait plus ni émotion, ni plaisir,ni désir d’aucune chose dans sa nouvelle exis-tence.

La Filleule 474/659

Page 475: George Sand - Ebooks-bnr.com

Après avoir sangloté longtemps le soir dece départ, elle passa au dépit et à la fâcherie.Elle voulut s’imaginer mille extravagances :qu’Anicée ne l’avait jamais aimée ; qu’elle avaitdonné la main à leur séparation avec une joiesecrète ; qu’elle s’était sentie gênée par sa pré-sence, jalouse de sa jeunesse, que sais-je !Après bien des divagations, elle s’endormit enpensant au bonheur que Rosario lui avait pro-mis et qu’elle ne trouvait pas dans sestriomphes.

Pendant deux jours, elle fut de cette hu-meur qu’on appelle vulgairement massa-crante ; le mot est juste. On dénigre, on ana-lyse, on rabaisse, on détruit tout dans sa pen-sée quand on est mécontent de son proprefonds.

Le duc s’en affligea et s’en plaignit. La du-chesse s’en moqua et n’y fit pas grande at-tention. Elle paraissait préoccupée, et donnaitpour prétexte le soin de préparer une grandesoirée musicale.

La Filleule 475/659

Page 476: George Sand - Ebooks-bnr.com

X

Morenita se ranima un peu au moment deparaître à cette réunion dont elle devait aiderofficiellement la duchesse à faire les honneurs.Depuis qu’elle vivait chez son père, il n’y avaitpoint encore eu de gala chez lui. La duchesseparaissait pressée enfin de montrer Morenita àtout son monde. Le duc se laissait faire.

Clet et Roque, qui venaient de temps entemps et que la duchesse affectait de traitercomme des amis plus intimes de son mariqu’ils n’étaient réellement, arrivèrent des pre-miers. Roque, qui ne pouvait pas perdre l’habi-tude d’embrasser Morenita au front en arrivantet de la tutoyer, vint s’asseoir auprès d’elle, et,regardant confusément sa parure :

— Vertudieu ! lui dit-il en riant, si je n’étaisl’amoureux de ta bonne maman Marange, je

Page 477: George Sand - Ebooks-bnr.com

serais le tien, ce soir. Tu me fais l’effet de lareine de Saba. Ah çà ! tu n’oublies pas, j’espère,au milieu de tes splendeurs, d’écrire à ta mami-ta, et à cette chère grand’mère, et à ton parrainqui t’aime tant ?

La duchesse s’approcha et dit à Roque, enriant, de parler plus bas s’il voulait continuer àtutoyer miss Hartwell.

— Bien, bien, fit-il, c’est juste, je ne doisplus la traiter comme une enfant.

Et il redoubla sans s’en douter.

Heureusement, l’arrivée de plusieursgrands personnages donna à Morenita un pré-texte pour le laisser avec un autre médecinqui engagea avec lui une discussion sur l’ho-méopathie. C’était la bête noire de Roque quecette invention nouvelle. Le salon se remplit,la musique commença, et entre les premièresphrases du récitatif d’un chanteur en renom,on entendit des interruptions étranges.

La Filleule 477/659

Page 478: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Vincemmo, o padri ! disait la voix suaveet vibrante.

— Vos pères étaient des ânes ! disait enfausset le docteur homéopathe à Roque indi-gné, qui venait d’invoquer la science des clas-siques.

Le chanteur s’arrêta stupéfait.

— Restons-en là, si vous le prenez ainsi !s’écria Roque de sa voix sèche et impérieuse,répondant à son antagoniste.

Un immense éclat de rire accueillit l’étrangemal-à-propos de cette sortie. La duchesse priagaiement et familièrement les deux disputeursde passer dans une galerie où ils ne seraientpas gênés par la musique. Roque ne demandaitpas mieux.

On recommença la ritournelle, et le chan-teur fut dédommagé par un grand succès.

Cet incident avait favorisé l’inaperçu del’introduction d’un nouveau personnage, qui se

La Filleule 478/659

Page 479: George Sand - Ebooks-bnr.com

glissa dans la foule, et que la duchesse pré-senta fort légèrement au duc, en lui disant quec’était un jeune artiste espagnol qu’on lui re-commandait, et qu’il faudrait encourager unpeu, parce qu’il allait se faire entendre pourla première fois devant une aussi nombreusecompagnie.

L’artiste salua avec assez d’aisance et passadu côté des musiciens.

— Ça, dit le duc à la duchesse en le suivantde l’œil, c’est un gitano !

— Possible, reprit-elle avec indifférence.

— Pur sang ! observa le duc.

— Eh bien, répliqua la duchesse avec unsourire aimable des plus mordants, est-ce quenous méprisons ces gens-là, nous autres ?

Le duc regarda involontairement sa fille,qui n’avait pas vu entrer l’artiste, et qui causaitavec Clet, également inattentif à cet incident.

La Filleule 479/659

Page 480: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morenita n’écoutait plus la musique qu’avecdistraction. Elle savait par cœur tous les mor-ceaux, elle avait vu tous les artistes sur lesplanches. Elle était déjà rassasiée desmeilleures choses, aguerrie contre les plusmauvaises. Tout à coup, un Tiens ! expressif deClet lui fit lever la tête ; mais, nonchalante, ellene remarqua pas l’objet de sa surprise.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit-elle.

— Rien, répondit Clet.

Et il recommença à lui faire la cour à samanière, moitié aigre, moitié tendre, et ensomme, assez ridicule, malgré beaucoup d’es-prit.

Morenita ne le haïssait plus depuis qu’elleavait quitté Anicée. Il lui rappelait ce tranquillepetit monde de la rue de Courcelles et cettequiétude du château berrichon qu’elle regret-tait en dépit d’elle-même.

Tout à coup elle cessa de l’écouter et delui répondre. Une voix d’argent, qui semblait

La Filleule 480/659

Page 481: George Sand - Ebooks-bnr.com

sortir à travers le duvet d’un cygne, chantaitquelque chose d’étrange dans une langue in-connue. Le son d’une guitare vigoureusementattaquée contrastait, par sa sécheresse et sesrauques étouffements, avec la douceur cares-sante et la monotonie mélancolique du chant.C’était comme un soupir de la brise, interrom-pu par le rugissement sourd de quelque animalfantastique, comme la plainte des sirènes em-portées par les tritons hennissants. Une partiede l’auditoire, composée de personnes de di-verses nations, frémissait de surprise et d’en-traînement. Une moindre partie, exclusive-ment composée d’Espagnols et de Portugais,souriait gravement ou haussait les épaules depitié. Morenita, palpitante, avait mis les deuxmains sur son cœur. Elle regardait avec uneétrange attention. La duchesse était invisiblederrière le mouvement rapide de son éventailet ne paraissait pas écouter.

Morenita, qui s’était placée un peu en ar-rière des principaux groupes, comme une per-

La Filleule 481/659

Page 482: George Sand - Ebooks-bnr.com

sonne ennuyée de se montrer, et qui était troppetite pour voir au-dessus des autres, se levabrusquement pour regarder le chanteur. Sonmouvement fut remarqué, ainsi que le rapideregard qu’échangèrent les deux gitanos au-des-sus de tout ce monde plus grand qu’eux par lerang et la stature.

Morenita se rassit aussitôt.

— Eh bien, lui dit Clet à voix basse, à montour, je vous demanderai : Qu’avez-vousdonc ?

— À mon tour, je vous répondrai : Rien ! ditMorenita avec un sang-froid extraordinaire.

— Est-ce que vous avez vu la figure de cegarçon qui chante ?

— Non, je regardais sa guitare, qui a un sonbizarre et désagréable. Ce n’est pas une guitarecomme les autres. Si M. Roque était là, il nousexpliquerait au moins les paroles de la chan-son, peut-être.

La Filleule 482/659

Page 483: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je l’en défie bien ! dit Clet.

— Bah ! si ce n’est que du chinois ou dusanscrit, reprit Morenita, il ne sera pas embar-rassé pour si peu. Allez donc le chercher ; cecil’intéressera peut-être.

Et, changeant de place, elle se déroba auxinvestigations de son interlocuteur d’un airparfaitement naturel.

Quand Rosario eut fini ses trois couplets, ily eut un mouvement d’hésitation qu’on pou-vait prendre pour un murmure d’encourage-ment. On parlait beaucoup de ce qu’on venaitd’entendre : on n’applaudissait pas. Ceux quiétaient charmés se le disaient les uns auxautres ; ceux qui n’étaient qu’étonnés deman-daient l’explication de cette chose insolite ;ceux qui n’avaient pas d’opinion, et c’est tou-jours le plus grand nombre, recommençaient àparler bourse, chemins de fer ou politique. Lesgraves Espagnols disaient aux questionneurs :

La Filleule 483/659

Page 484: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Nous serions bien embarrassés de vousdire ce qu’il a chanté. Mais nous connaissonstous les sons de cette langue : c’est du gitanotout pur. Vraiment, ce n’est pas la peine de ve-nir en France pour entendre cela. Cela courtles rues chez nous. C’est absurde, c’est affreux,et l’on ne comprend pas que, dans une maisonespagnole, on fasse chanter un bohémien aprèsmademoiselle Grisi.

Cependant les artistes italiens, et tout cequi se trouvait de gens de goût, de sentimentou de science musicale dans l’auditoire, di-saient :

— C’est du gitano si l’on veut, mais c’estde l’art, chanté ainsi. Cela peut rappeler deschants barbares écorchés dans les rues par deschanteurs inhabiles ; mais ce garçon-là en adécouvert les vrais types, et il leur restitue deson chef tout ce que le temps et l’ignoranceont altéré, ou bien il nous les traduit avec unescience qui n’étouffe pas l’originalité d’un génietout empreint de la couleur originale. C’est un

La Filleule 484/659

Page 485: George Sand - Ebooks-bnr.com

grand artiste qui ne sait peut-être rien, maisqui ne ressemble à rien, qui est magnifique-ment doué, et qui remue le cœur et l’imagi-nation d’une façon magique. Comment ! ajou-taient ces dilettanti, est-ce qu’il a déjà fini ?

— Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il va recom-mencer ? disaient les autres.

Le gitanillo écoutait ce croisement d’opi-nions d’un air fort calme, saisissant une paroleà droite, épiant un regard à gauche, et accor-dant sa guitare avec beaucoup de lenteur etde majesté. Le programme de la soirée portaitdeux romances de lui, séparées par plusieursautres morceaux chantés par les Italiens. Iln’en tint compte, et, voulant produire son effet,cramponné à sa chaise et rivé au plancher,sans qu’il y parût à la grâce aisée de son atti-tude, il commença un second air sans se faireprier par les uns, sans se laisser intimider parles autres.

La Filleule 485/659

Page 486: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il emporta son succès d’assaut. Les vraisamateurs étaient fixés, et, sentant une résis-tance injuste, le couvrirent d’applaudissementsplus chauds et plus bruyants qu’il n’est d’usagedans le grand monde.

Il y eut, sur quelques fauteuils, une muetteindignation. L’Espagnol de race hait le gitano,comme le Polonais hait le juif, comme l’Améri-cain hait le nègre, comme l’Indien hait le paria.

— C’est assez, dit le duc bas au gitanillo,en lui parlant d’un air fort poli, au milieu dugroupe de musiciens où il était rentré.

Et il lui glissa dans la main un petit rouleaud’or, en lui désignant la porte d’un regard furtif,sans dureté, mais sans appel.

Rosario, content de son succès, s’éclipsa ;mais comme il serrait sa guitare dans l’anti-chambre, il revit près de lui la figure du duc,qui lui dit, en le regardant avec attention :

— Comment vous appelle-t-on ?

La Filleule 486/659

Page 487: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Algénib, répondit le gitano.

— Vous êtes gitano, vous ne vous en cachezpas ?

— Je ne m’en cache pas, au contraire : c’estmon état.

— Vous avez raison. De quelle provinced’Espagne êtes-vous ?

— Je suis né en Angleterre, où on nous ap-pelle gypsies.

— Comment s’appelait votre père ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais connu nipère ni mère. J’ai été abandonné chez des pay-sans, qui m’ont élevé jusqu’à l’âge de douzeans, et qui m’ont ensuite rendu à des gens dema tribu qui venaient d’Espagne et qui m’y ontconduit.

— Vous ne connaissez personne à Paris ?

— Personne encore, monseigneur.

— Qui vous a recommandé à la duchesse ?

La Filleule 487/659

Page 488: George Sand - Ebooks-bnr.com

— La comtesse de Fuentès.

— C’est bien. Je vous ferai demander, si j’aibesoin de vous.

— Je pars demain pour la Russie, monsei-gneur.

— À la bonne heure ! dit le duc.

Et Rosario sortit, emportant sa guitare etses dix louis.

— Je m’étais trompé, pensa le duc en ren-trant dans ses salons. Comment me rappelle-rais-je la figure de cet enfant au point de le re-connaître ?

Clet causait avec Roque derrière une pyra-mide de fleurs.

— Conçoit-on l’impudence de ce gaillard-là ! disait Edmond Clet en regardant le pro-gramme de la soirée, imprimé en or sur du sa-tin blanc. Se faire appeler du nom d’une desplus belles étoiles du ciel, quand on s’est appe-lé Dariole ! et venir chanter ici, sous notre nez,

La Filleule 488/659

Page 489: George Sand - Ebooks-bnr.com

quand on a tenu le torchon sur la roue des sa-pins !

— Eh bien, pourquoi pas ? disait Roque,que rien n’étonnait dans les choses de cemonde. Est-ce qu’on le connaît ?

— Mais le duc ?

— Comment le connaîtrait-il, depuis letemps ? Il n’a jamais fait la moindre questionsur son compte, et notre protégé est trop finpour n’être pas venu ici sous un nom supposé,sans avoir une histoire toute prête.

— Mais s’il prétend se faire connaître à Pa-ris, voilà peut-être un grand embarras pour lapetite ?

— La petite ne sait seulement pas s’ilexiste.

— Elle l’a écouté et regardé avec une agita-tion très frappante.

— La cigale a reconnu la musique de sabruyère. Les bêtes ont bien des instincts sau-

La Filleule 489/659

Page 490: George Sand - Ebooks-bnr.com

vages qui survivent à la domestication, pour-quoi les êtres humains n’en auraient-ils pas ?Je suis fâché de n’avoir pas entendu chanternotre Indien dans sa langue, au lieu d’avoir ba-vardé en pure perte avec cet homéopathe sau-grenu. Voyez un peu la mémoire des enfants !J’aurais cru qu’il n’en savait plus un mot. Il aeu du succès ?

— Un succès d’enthousiasme.

— Tant pis ! il n’apprendra plus rien, le pa-resseux !

— Qu’apprendrait-il de mieux ? Il a trouvésa veine.

— Allons donc le trouver, et sachons com-ment il vit et où il perche. Au fond, je ne le haispas, ce garçon : c’est un drôle de corps.

Et Roque chercha son protégé, qu’il ne trou-va plus.

Morenita avait suivi des yeux les mouve-ments de Rosario et de son père ; puis tous

La Filleule 490/659

Page 491: George Sand - Ebooks-bnr.com

deux avaient disparu, et elle cherchait avecpréoccupation à rejoindre l’un ou l’autre,quand elle entendit une douairière castillane,qui ne la savait pas derrière elle, dire à sa voi-sine :

— Voilà une grande maison qui s’en va enquenouille d’une façon déplorable. Que feront-ils de cette gitanilla ? Le duc est fou, vraiment,et la duchesse encore plus folle ! Ils aurontbeau la requinquer, ils ne la blanchiront pas ;et, à moins de la marier avec un gratteur deguitare comme celui qui nous a écorché lesoreilles tout à l’heure, je crains pour eux qu’ellene reste fille.

— Une gitana rester fille ! répliqua l’autrevieille en ricanant ; il n’y a pas de risque, et lemariage est bien le moindre de leurs soucis, àces pauvrettes.

— Tant pis pour le duc, reprit la première.Il verra que de race le chien chasse, et ce serabien fait. Comment ose-t-on montrer aux gens

La Filleule 491/659

Page 492: George Sand - Ebooks-bnr.com

comme il faut le produit d’une pareille incar-tade ? Il y a de quoi éloigner de chez lui lesfemmes honnêtes. Je ne croyais pas la du-chesse extravagante à ce point-là ; si celacontinue, on n’amènera plus les jeunes per-sonnes chez elle. Pour moi, je suis aux regretsque ma petite-fille soit ici, et je vais lui dé-fendre de répondre à cette moricaude, si elle sepermet de lui adresser la parole.

Morenita sentit faiblir ses genoux. Elle futsur le point de tomber évanouie ; mais raniméepar la colère, elle frappa d’un grand coupd’éventail le turban de la douairière au mo-ment où celle-ci se levait. La dame se retournad’un air courroucé.

— Pardon, señora, dit Morenita de l’air leplus insolent qu’elle put se donner, je ne vousvoyais pas.

— Ce n’est pas étonnant, répondit la dame ;vous êtes si petite !

La Filleule 492/659

Page 493: George Sand - Ebooks-bnr.com

— C’est vrai, madame, j’ai pris votre turbanpour un coussin, et je le trouvais placé trophaut. J’ai cru que sa place devait être sous mespieds, et j’allais l’y mettre ; mais j’ai vu votre fi-gure et j’ai eu peur.

— L’insolente ! s’écria la vieille femme ens’éloignant ; c’est une vraie gitana de la rue !

Cette altercation avait été entendue dequelques personnes. En peu d’instants, elle cir-cula dans des groupes nombreux. C’était la de-mi-heure d’intervalle entre la première et laseconde partie du concert. Tous les Françaisjeunes furent du parti de Morenita et dirententre eux qu’elle avait bien fait de river le clouà une vieille sorcière. Les gens sérieux trou-vaient la chose fâcheuse. Les jeunes femmesen rirent aux dépens des deux parties. Plu-sieurs précieuses en furent formalisées. Bonnombre de vieux Espagnols des deux sexes seretirèrent fort irrités, la dame outragée en tête,et se plaignant au duc, avec l’aigreur et la ru-desse presque grossière que prennent tout à

La Filleule 493/659

Page 494: George Sand - Ebooks-bnr.com

coup les gens du grand monde quand ils secroient provoqués par leurs inférieurs.

Le duc, vivement affecté de cette algarade,chercha partout sa fille. Elle avait quitté le sa-lon. Morenita, pâle de rage, tremblante, et prèsde suffoquer, s’était enfuie dans sa chambre,et, tirant les verrous pour cacher une émotionqu’elle voulait paraître surmonter, s’était jetéesur un sofa. Elle avait laissé sa toilette fortéclairée, afin de pouvoir revenir au besoin, detemps en temps, rajuster sa coiffure. Elle futsurprise de se trouver dans l’obscurité, et sé-rieusement effrayée lorsqu’elle se sentit entou-rée de deux bras souples et forts qui l’enla-çaient comme deux serpents. Elle allait crierlorsqu’elle reconnut la voix de Rosario, quil’appelait sa sœur, sa bien-aimée, son uniqueamour sur la terre.

Alors Morenita fondit en larmes, et, repre-nant son énergie, elle lui raconta en deux motsquel outrage elle venait de subir.

La Filleule 494/659

Page 495: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ce n’est rien, dit le gitanillo en riant.Moi, j’ai été mis à la porte. On m’a glissé del’argent dans la main comme à un valet, eton m’a empêché de compléter mon succès enchantant dans la seconde partie du concert.Mais qu’est-ce que cela nous fait, Morenita ?Nous ne sommes pas méprisés, va ! On n’in-sulte que ce qu’on déteste, et on ne détesteque ce qu’on redoute. Ce qu’on dédaigne réel-lement, on n’y fait pas attention. À l’heure qu’ilest, vois-tu, cent femmes sont amoureuses demoi dans le salon d’où on me chasse, et tousles hommes ont la tête à l’envers pour la gita-nilla qu’on dénigre. Laisse passer ce flot d’in-jures, petite sœur chérie : c’est ton véritablerègne qui commence ! Est-ce qu’une véritablemiss Hartwell, avec des yeux en coulisse et labouche en cœur, baisant la main des vieillesguenons de cette race de singes, et mendiantleur pitié protectrice, ne serait pas bientôt re-léguée au petit cercle et au mariage de raisonavec un maître clerc de notaire ou quelquesous-secrétaire d’ambassade ? Allons donc ! Il

La Filleule 495/659

Page 496: George Sand - Ebooks-bnr.com

faut être adorée par tous leurs princes de laterre. Ils croiront pouvoir te séduire ; mais,après qu’ils auront fait mille folies pour toi, tuleur diras : « Arrière, vieux chrétiens ! je n’aimeque mon semblable, que mon ami… que monfrère ! »

L’idée de cette lutte effrayait Morenita ;mais celle d’une passion nouvelle, qu’ellecroyait chaste et sainte dans son but, plaisait àson esprit exalté.

— Oui, oui, s’écria-t-elle en enlaçant étroi-tement ses mains crispées à celles de Rosario,toi seul, mon sang, mon âme, ma force, mahaine, mon refuge, mon secret ! Ne me quitteplus ou reviens bientôt. Je ne peux plus vivresans être aimée exclusivement, et je sens quec’est ainsi que tu m’aimes !

On frappa à la porte.

— Venez, chère enfant, dit la voix de la du-chesse ; votre père vous cherche ; il est inquietde vous. Sortez avec moi, ne craignez rien.

La Filleule 496/659

Page 497: George Sand - Ebooks-bnr.com

Dans son trouble, Morenita ne remarquapas la protection que semblait accorder la du-chesse à son entrevue avec Rosario. Celui-ci lapoussa hors de la chambre en lui disant :

— Ne t’inquiète pas de moi, je sortirai.

Et Morenita alla retrouver le duc sans voirce que la duchesse était devenue après l’avoiravertie.

Le duc venait à sa fille avec plus de solli-citude que de courroux. Quand il la vit forteet audacieuse, il s’effraya davantage et essayade la dominer par une remontrance. Mais ellen’accepta aucun blâme, et, se plaignant vive-ment d’avoir été insultée dans la maison duduc :

— Si c’est ainsi que votre monde m’ac-cueille, lui dit-elle, j’ai bien mal fait de quittermamita, dont tous les amis la respectaient troppour ne pas me respecter aussi, et qui ne rece-vait pas chez elle des gens disposés à lui faireun crime de sa tendresse pour moi.

La Filleule 497/659

Page 498: George Sand - Ebooks-bnr.com

Le duc, la voyant exaspérée, lui dit qu’elleétait souffrante et qu’elle ferait bien de se reti-rer.

— Si vous me le commandez, répliqua l’in-domptable enfant, je subirai l’humiliation decette pénitence publique ; mais je vous avertisque je quitterai demain votre maison pour n’yplus rentrer.

— Et où donc irez-vous, ma pauvre More-nita ? dit le duc, qui se repentait un peu tardd’avoir cédé au caprice de sa femme en adop-tant ouvertement l’enfant terrible. N’avez-vouspas abandonné avec beaucoup de dureté la gé-néreuse femme qui vous tenait lieu de mère ?et ne savez-vous pas, d’ailleurs, qu’elle estmaintenant en Italie ?

— Eh ! mon Dieu, répondit Morenita avecun accent et une expression de visage où sepeignait l’instinct de la liberté farouche élevé àsa plus haute puissance, est-ce donc si difficileà trouver, l’Italie ? Est-ce que la terre manque

La Filleule 498/659

Page 499: George Sand - Ebooks-bnr.com

de chemins pour nous porter et le ciel d’étoilespour nous guider ? Voyons, monsieur le duc,est-ce vrai, ce que j’ai entendu dire à la mar-quise d’Acerda ? Suis-je une bohémienne ?

— A-t-elle dit cela ? dit le duc embarrassé.

— Elle l’a dit, et bien d’autres choses en-core.

— Quoi donc ?

— Elle a dit que j’étais votre fille !

— Morenita ! s’écria le duc perdant la tête,nous causerons demain. Pour l’amour de moiet de vous-même, tenez-vous tranquillejusque-là.

— Eh bien, qu’est-ce donc ? dit la duchesseen venant les rejoindre sur l’escalier dérobéoù le père et la fille causaient ainsi avec ani-mation. Nous allons faire remarquer notre ab-sence.

La Filleule 499/659

Page 500: George Sand - Ebooks-bnr.com

Et elle les emmena dans la galerie, tandisque Rosario s’esquivait par le chemin qu’ils luilaissaient libre.

— De quoi vous tourmentez-vous ? dit laduchesse à son mari et à Morenita, avant derentrer avec eux dans les salons. Comme vousvoilà déconfits pour un incident ridicule où lesrieurs sont pour nous ! Est-ce que ces prisesde bec entre femmes n’arrivent pas tous lesjours dans le monde ? Est-ce qu’il n’est paspeuplé de sottes cancanières, jalouses des jo-lies personnes ? Votre grand tort, mon duc, estd’être apprécié par les jeunes, et c’est toujoursun dépit pour les vieilles ; le vôtre, ma petitemiss, est de faire fureur par vos beaux yeux.Eh bien, le grand malheur, quand notre salonserait débarrassé, une fois pour toutes, de cesantiquailles ! Si cela n’avait pas coûté une at-taque de nerfs à cette chère enfant, je m’en ré-jouirais. Il paraît qu’elle a répondu avec l’espritd’un diable. Elle nous contera ça ; mais ren-trons, il le faut. Voilà la Persiani qui va chanter.

La Filleule 500/659

Page 501: George Sand - Ebooks-bnr.com

XI

Morenita fut entraînée à un mouvement dereconnaissance pour la duchesse et l’embrassa.La duchesse s’arrangea pour lui rendre cettecaresse sur le seuil de la grande porte, qui,de la galerie, s’ouvrait sur le salon principal.C’était une protection ouvertement déclarée,dont la plupart des hommes lui surent gré,dont une partie des femmes la blâma. La du-chesse tenait beaucoup moins à satisfaire lesunes qu’à éblouir et charmer les autres. Aprèsle concert, on soupa. Il était assez tard. Lestrois quarts de l’assemblée s’étaient écouléspeu à peu. On retint quelques artistes, les amisrestèrent ; des gens aimables et distinguésfurent naturellement retenus aussi par cetteréunion plus choisie. Des femmes gaies ou co-quettes prirent leur parti de s’amuser pour leurcompte, sans se soucier de se lier trop avec la

Page 502: George Sand - Ebooks-bnr.com

gitanilla, qui leur inspirait, au reste, une grandecuriosité. D’autres, meilleures ou plus intimes,l’acceptaient sans marchander, et même il y enavait là quelques-unes d’assez mûres et d’assezhonorables pour consoler la famille de l’échecde la soirée.

Le souper fut très brillant. Roque se grisaun peu, mais il eut beaucoup d’esprit et futfort convenable. Les artistes et les littérateurss’animèrent et furent charmants. Clet, un peuéclipsé, partant un peu morose, se sentitconsolé par quelques attentions gracieuses dela duchesse.

La conversation, devenue générale au boutde la table qu’occupait Morenita, vint à roulersur le gitanillo. Des esprits compétents en par-lèrent avec enthousiasme. Une jeune et joliefemme, un peu grisée par son propre entrain,déclara en riant à un de ses voisins, non loin deMorenita, qui l’entendit, qu’elle en avait la têtetournée. Morenita la regarda et sentit un mou-vement de triomphe mêlé d’un éclair de jalou-

La Filleule 502/659

Page 503: George Sand - Ebooks-bnr.com

sie qu’elle ne s’expliqua pas à elle-même. Uneex-cantatrice italienne, un peu vieillotte, priséepour son esprit et sa rondeur, porta aux nuesla grâce et la beauté du bohémien, disant qu’àson âge elle n’avait plus besoin de faire l’hy-pocrite. Un peintre estimé regretta de ne pass’être enquis de sa demeure : il eût voulu voirencore ce beau type et en fixer le souvenir parquelque croquis.

La duchesse demanda à Roque, d’un tonfort naturel, s’il l’avait déjà entendu quelquepart, et à Clet s’il ne pourrait pas le retrouverpour lui demander la musique de sa romance.L’un et l’autre répondirent d’une manière éva-sive, regardant le duc, qui ne se doutait plus derien, mais qui se promettait intérieurement dene plus laisser aucun gitano pénétrer chez luipour y fournir matière à des rapprochementsdésagréables pour sa fille.

Malgré le resserrement de bienveillance oud’engouement qui se fit autour du duc, de safemme et de Morenita, cette soirée laissa des

La Filleule 503/659

Page 504: George Sand - Ebooks-bnr.com

traces pénibles dans leur monde, et, pour qu’onne s’aperçût pas de la désertion de plusieursgros bonnets, il fallut que la duchesse étendîtses relations dans le monde de la jeunesse, dela mode et du talent. Ce n’est jamais difficileà une jolie femme riche. Morenita se vit doncbientôt entourée et courtisée de plus belle.Mais le bonheur n’est pas dans cette vie mêléed’éléments hétérogènes. Morenita continua às’ennuyer sans savoir pourquoi.

Chose étrange, ce cœur avide de se ré-pandre, cette organisation enfiévrée par l’in-quiétude des sens, cette imagination active, cetêtre où tout concourait à l’irruption de quelquedélire, repoussait froidement les séductions dela flatterie et les entraînements du plaisir. Deuxtypes obsédaient sa pensée et remplissaientle cadre de sa prédilection secrète, Stéphenet Rosario : le frère mystérieux, charmant etpersuasif ; le père adoptif, parfait mais rigide ;deux absents, deux êtres dont l’existence nelui paraissait jamais pouvoir s’assimiler à la

La Filleule 504/659

Page 505: George Sand - Ebooks-bnr.com

sienne. Pour tous les autres hommes, Morenitan’éprouvait qu’un mélange de méfiance, de dé-dain et même d’antipathie qu’elle avait peine àleur cacher.

Elle sentait pourtant que Rosario lui avaitdit la vérité, en lui répétant que, dans sa si-tuation, elle ne pouvait que s’élever par la co-quetterie, que redescendre par l’humilité. Elleétait donc coquette, mais avec âpreté, avectyrannie, avec une malice profonde et cruelledans l’occasion. Aussi inspirait-elle de l’amouret de la haine. Personne ne pouvait lui faireconnaître la douceur de l’amitié, personne n’enpouvait ressentir pour elle.

Son âme s’aigrissait rapidement dans cetteposition fausse et pénible. Le duc n’avait passu contribuer à la guérir. Il avait reculé devantl’aveu du lien qui l’unissait à elle. Au momentde le lui révéler, il s’était arrêté, effrayé de soncaractère impétueux et des exigences qui pou-vaient surgir. Trompé par la feinte ignorancede sa fille, il avait traité les propos de la vieille

La Filleule 505/659

Page 506: George Sand - Ebooks-bnr.com

marquise de rêverie, de méchanceté pure. Mo-renita était restée miss Hartwell, la fille d’unami de Calcutta et d’une Anglaise morte sur lenavire qui l’amenait en France, en lui donnantle jour.

Morenita, en se voyant mystifiée ainsi,avait écrit sur une page de son journal :

« Vous me faites orpheline, mon père ? Ehbien, tant mieux ! vous me faites libre ! »

Elle s’était donc redressée de toute sa petitetaille, et Clet, qui prenait du dépit contre elle,comme bien d’autres, commençait à la compa-rer à un petit serpent qui veut toujours mordre,parce qu’il rêve toujours qu’on lui marche surla queue.

Altière avec les valets, souple, caressante etmoqueuse avec le duc, qui souffrait toujours deses instincts violents ; roide et hautaine avecla duchesse, qui supportait ses frasques de ca-ractère avec une douceur et une insouciance

La Filleule 506/659

Page 507: George Sand - Ebooks-bnr.com

inouïe chez une personne autrefois violente etimpérieuse, elle remplissait la maison pater-nelle de ses caprices et l’agitait parfois de sesfureurs. Elle réparait tout très vite par d’invo-lontaires élans de tendresse pour son père, quis’y laissait gagner ; par de prudentes soumis-sions envers la duchesse, qui accueillait son re-tour avec des rires pleins de bonhomie ; pardes prodigalités aux laquais, qui, dès lors, sou-haitaient voir revenir l’orage destiné à creveren pluie d’or sur leurs têtes.

UNE LETTRE DE MORENITA À ANICÉE

« Nice, 15 avril 1847.

» Mamita, me voici dans un beau climatqui ne me fait pas de bien, vu que je ne suispas malade. Toute ma maladie, c’est de vousavoir quittée, et comme je ne peux pas vous re-joindre, cette maladie est mortelle.

La Filleule 507/659

Page 508: George Sand - Ebooks-bnr.com

» Mortelle pour mon âme ! Mon petit corpsrobuste vivra quand même. Alors, vous voilàtranquille ? Dans ce monde, c’est toujourscomme cela. Pourvu que les gens ne soient pasenterrés, on suppose qu’ils vivent et que celaleur suffit. Cela suffit à vous, mamita, qui êtesparfaite et qui ne pouvez pas être malheureuse.Moi, je ne m’arrange pas d’être ce que je suis.

» Vous dites que je vous écris par énigmes.C’est singulier ! il me semble que je suis deverre, et que je laisse trop voir le peu de bien,le beaucoup de mal que je sens en moi.

» Le duc est en Espagne pour des raisonsde politique. On m’a expliqué de quoi il s’agis-sait. J’aurais pu comprendre, je n’ai pas écou-té : c’était bien assez d’avoir le cœur brisé parson départ sans vouloir me casser la tête de cequi le cause.

» La duchesse s’amusait à Paris ; mais elles’est imaginé qu’elle s’amuserait ici davantage.

La Filleule 508/659

Page 509: George Sand - Ebooks-bnr.com

Moi qui m’y ennuyais, il m’a été indifférent decontinuer à m’ennuyer ici.

» Je devrais vous dire que je me trouvemieux d’être moins loin de vous. Hélas ! je suisplus loin, chaque jour plus loin, de mon bon-heur, de mon passé, de mon enfance, le seulbeau temps de ma vie, quand vous étiez toutema vie !

» Si cela peut vous intéresser, j’ai grandi unpeu, et on dit que je suis fort embellie. Mais jesens, moi, que j’enlaidis au moral. Je suis af-freusement gâtée : aussi je suis mauvaise, co-lère, hargneuse, fantasque. J’ai fait souventbeaucoup de peine au duc, je me suis fait dé-tester de beaucoup de gens, et je me trouvefort ingrate envers la duchesse.

» Adieu, mamita. Mamita… ô mamita ! jesuis moins méchante que malheureuse, al-lez ! »

La Filleule 509/659

Page 510: George Sand - Ebooks-bnr.com

Telles étaient les lettres de cette bizarre en-fant. Anicée ne les comprenait pas. MadameMarange les devinait. Stéphen ne pouvait lesexpliquer.

Ils s’étaient établis pour l’été à Castella-mare, près de Naples. Ils avaient écrit à Parispour déclarer leur mariage à ceux de leursamis qui l’ignoraient ou qui en doutaient en-core. Le temps était enfin venu où Stéphen, re-connu homme de science et homme de cœuréprouvé, tout le monde s’écriait en apprenantcette nouvelle :

— Bah ! ils étaient mariés ? Eh bien, ilsavaient raison. C’est le couple le mieux assorti,le plus sage et le meilleur qui existe.

Après quelques jours passés à Nice, la du-chesse écrivit au duc que l’air ne lui convenaitpas et qu’elle louerait une villa aux environsde Gênes pour y passer le printemps. Morenitalui avait servi de prétexte pour ne pas suivreson mari en Espagne. Là, en effet, l’adoption

La Filleule 510/659

Page 511: George Sand - Ebooks-bnr.com

de la gitanilla eût fait le plus mauvais effet. Leduc, en prenant sa fille avec lui, n’avait pas pré-vu qu’elle s’emparerait si despotiquement de savie et ne lui permettrait jamais de la tenir ca-chée. La duchesse acceptait cet inconvénient,qui dérangeait toute leur existence, avec unelonganimité inouïe.

La villa génoise était ravissante. Dans cetadmirable pays, Morenita eut une premièrejournée de calme, suivie d’un lendemain d’en-ivrement qui ne lui permit plus de s’ennuyer.

Comme elle était le soir à sa fenêtre, rêvantaux étoiles et entendant le bruit majestueux dela mer que lui apportait la brise au milieu d’unsilence énervant, la voix magique et la gui-tare sauvage de la bohème résonnèrent soussa croisée. Cette croisée, au rez-de-chaussée,s’ouvrait sur les jardins. Rosario, d’un bondsouple et rigoureux comme celui du léopard,s’élança dans la chambre et tomba à ses pieds.

La Filleule 511/659

Page 512: George Sand - Ebooks-bnr.com

— N’aie pas peur, lui dit-il en embrassantses bras nus avec transport. La duchesse nepeut nous entendre. Les valets sont absents ougagnés. D’ailleurs, quand un gitano se laisse-ra surprendre par d’autres gens que ceux de sarace, il fera beau ! Me voici enfin, Morenita demon âme ! Ne te l’avais-je pas promis, que tuviendrais dans un beau pays où tu me retrou-verais ? Nous sommes libres de nous voir pen-dant trois mois. La duchesse a un amant, ellene s’avisera pas…

— Quoi ! s’écria Morenita, cette femmetrompe mon père ?

— Ton père a bien trompé notre mère !

— Oh ! mon Dieu ! nous sommes les en-fants du mal et du mensonge !

— Qu’importe ? il y a une chose vraie, c’estque nous nous aimons, nous deux.

— Je n’aime plus que toi, mon frère, dit Mo-renita en faisant un effort de volonté pour ar-racher Stéphen de son âme avec cette parole.

La Filleule 512/659

Page 513: George Sand - Ebooks-bnr.com

Mais dis-moi donc comment tu sais tout ce quetu m’apprends et comment tu savais que nousviendrions ici.

— J’ai voulu le savoir, voilà tout. Commentpeux-tu me faire une pareille question, toi, gi-tanilla ? Ceux qui n’ont pas la force ont la ruse :c’est le bienfait des cieux qui dédommagenotre pauvre famille errante de toutes les mi-sères. Depuis le jour où j’ai su que tu existais,je n’ai jamais reperdu tes traces, ni celles d’au-cun des êtres auxquels ta vie était liée.

— Raconte-moi donc ce jour-là.

— C’était un jour que ton parrain Stéphenm’avait dit que tu étais morte. Ce jour-là, ceméchant homme…

— Lui, un méchant homme, Stéphen ! Tu lehais donc, à présent ?

— Je l’ai toujours haï depuis ce jour-là !Écoute : il fit arrêter mon pauvre père, il le fitjeter en prison, où il est mort. Le gitano résisteaux supplices, au fouet, à la faim, aux rigueurs

La Filleule 513/659

Page 514: George Sand - Ebooks-bnr.com

des plus affreux climats, aux nuits sans abri surla terre durcie par la gelée, lui, le fils du soleil !Mais la captivité le tue. C’est Stéphen qui a tuémon père !

— Dieu vivant ! pourquoi cette cruauté ?

— C’était par amitié pour toi, parce quemon père voulait te tuer.

— Moi ? Mais c’est affreux, tout ce que tume racontes aujourd’hui, mon pauvre frère !

— Le moment est venu de tout te dire. Monpère n’était pas le tien, ne le plains pas ! il étaitcruel ; il voulait me rendre voleur ; moi, j’étaistrop intelligent pour vivre si bas. Je résistais. Ilme frappait jusqu’au sang !

— Ah ! les gitanos ! c’est horrible ! s’écriaMorenita avec un accent de terreur et de dé-tresse.

— Les gitanos aiment pourtant leurs petitsavec passion, reprit Rosario ; mais il faut queleurs enfants se soumettent à leurs idées, et

La Filleule 514/659

Page 515: George Sand - Ebooks-bnr.com

quand l’un de nous veut agir autrement et trai-ter à sa guise avec le monde des étrangers, sonpère et sa mère le maudissent, l’abandonnentou le font mourir. Mon père avait été si durpour moi, que je n’ai pas pu le regretter ; maisc’était mon père, vois-tu, et je n’en dois pasmoins haïr son assassin. En le voyant saisir etemmener par la police, que Stéphen avait aver-tie (il est rusé aussi, Stéphen !), je ne me jetaipas dans le filet avec lui ; je suivis Stéphen, jem’attachai à ses pas. Je sus, dès le soir même,où tu étais, et comme quoi il était, lui, l’amantde ta maman. J’espérais que cette découverteservirait à mon père ; mais elle ne lui servit derien. Il était pris. On m’observa bientôt moi-même, on m’arrêta et on me livra à celui quime tuait mon père et qui me volait ma sœur.Tu sais le reste. Cet homme m’a fait élever ; ils’est établi mon bienfaiteur. Ces gens-là nousont toujours traités comme des chiens, jetant àl’eau ceux de nous qui leur déplaisent, mettantles autres à l’attache et leur donnant du painpour les faire grandir. J’ai ramassé le pain, j’ai

La Filleule 515/659

Page 516: George Sand - Ebooks-bnr.com

léché la main du maître et j’ai brisé l’attache.N’est-ce pas là ce que tu as fait avec ta mami-ta ?

— Hélas ! oui, mon Dieu ! dit Morenita enfondant en larmes ; mais j’ai mangé le painsans appétit, j’ai léché la main sans dégoût, etj’ai brisé l’attache sans plaisir. Ah ! je ne suisqu’à demi bohémienne, moi !

— Oui, oui, c’est vrai, reprit durement Ro-sario ; il y a du sang chrétien dans tes veines,pour ton malheur, pauvre fille ; car cela te rendlâche, et, au lieu d’aimer ton frère le gitano, tuaimes ton parrain, qui te crache au visage.

— Non, non, ce n’est pas vrai ! s’écria More-nita épouvantée de la pénétration de Rosario.

— Ne mentez pas ! reprit-il avec colère eten lui tordant le bras d’un air farouche. Ce n’estpas moi que l’on trompe. Je suis votre frère,le fils de l’homme que votre mère a trompé. Ilm’avait fait jurer de vous tuer, j’ai violé monserment, et, vous voyant si jolie, j’ai senti qu’au

La Filleule 516/659

Page 517: George Sand - Ebooks-bnr.com

lieu de vous haïr, je vous aimais avec passion ;mais il faut oublier le chrétien, il faut le haïr, ilfaut m’aimer… ou bien, moi, je…

— Tu me tuerais ? dit Morenita glacée deterreur et essayant de fuir.

— Non ! je t’abandonnerais, répondit froi-dement Rosario, en lui lançant un regard d’in-exprimable mépris qui l’effraya plus que sa co-lère.

Elle plia involontairement le genou devantlui, en lui répondant, comme fascinée par unepuissance inconnue :

— Oui, je l’oublierai ! et quant à la haine…c’est déjà fait, va ! ajouta-t-elle en se relevantet en retrouvant son énergie avec cette mobili-té d’émotion qui lui était propre.

— Viens jurer cela sur mon cœur, dit Rosa-rio en lui ouvrant ses bras.

La Filleule 517/659

Page 518: George Sand - Ebooks-bnr.com

Elle s’y jeta, mais se sentant étreindre avecune force convulsive, elle eut peur encore etpoussa un cri.

— Tais-toi, malheureuse ! dit Rosario en luimettant la main sur la bouche. Que crains-tude moi ? ne suis-je pas ton frère ? n’ai-je pas ledroit de t’embrasser, de te gronder, de te sau-ver de toi-même ?

Rosario ou plutôt Algénib, car c’était le nommystérieux qu’il avait reçu de ses parents, etl’autre n’était que le nom chrétien que les gi-tanos méprisent en secret ; Algénib éprouvaitpour Morenita un amour effréné, qui, à chaqueinstant, menaçait de l’emporter sur sa ruse ;mais il la voyait pure, et il sentait que la pas-sion seule vaincrait son effroi et sa surprise.Cette passion ne pouvait naître dans son cœurtant qu’elle le regarderait comme son frère, etle gitano redoutait ce moment où il lui faudraitavouer son mensonge, dévoiler son plan de sé-duction et s’exposer peut-être à une méfianceinvincible. Morenita avait avec lui la créduli-

La Filleule 518/659

Page 519: George Sand - Ebooks-bnr.com

té d’un enfant ; elle n’avait pas seulement son-gé à demander sur quelles preuves il établissaitleur parenté. Trompée une fois, ne craindrait-elle pas de l’être encore, et ne reculerait-ellepas épouvantée devant la pensée d’un amourincestueux ?

Pour certaines tribus de bohémiens errants,l’union entre frère et sœur n’est pas plus crimi-nelle qu’elle ne l’était chez les patriarches dela Bible(4). Mais soit qu’Algénib ne fût pas nédans cette secte, ou qu’il craignît avec raisonque Morenita, chrétienne, n’eût horreur d’unetelle pensée, il ne voulait se dévoiler que lejour où il lui fournirait la preuve qu’il n’étaitpas le fils de la belle Pilar. Or il attendait cettepreuve. Il ne l’avait pas dans les mains. Il nepouvait invoquer que la parole de son père etle souvenir de sa véritable mère, morte quatreou cinq ans avant l’union d’Algol avec Pilar.

Algénib, enfant, avait aimé Pilar comme sapropre mère. Chez les bohémiens, comme chezplusieurs peuplades sauvages, l’adoption est

La Filleule 519/659

Page 520: George Sand - Ebooks-bnr.com

une seconde nature. Pilar était une créaturedouce et aimante, à laquelle il devait certaine-ment des instincts meilleurs que ceux de sonpère. Une organisation exquise, un génie na-turel et le goût du bien-être l’avaient séparéde sa race, et jeté dans la civilisation avec lebesoin d’y rester ; mais aucune notion de reli-gion sérieuse n’avait adouci en lui l’âpreté duvouloir personnel ; aucun lien de solidarité nel’attachait au monde chrétien. Tout ce qui luisemblait désirable lui semblait légitime, tout cequ’il croyait inévitable lui paraissait permis.

Mais, ne pouvant effrayer la pudeur de Mo-renita sans compromettre toutes ses espé-rances, il fut maître de lui tout le temps né-cessaire. Il l’étonnait bien parfois par quelqueregard trop brûlant, par quelque parole tropénergique, par quelque étreinte trop impé-tueuse ; mais il ne donnait pas à son esprit letemps de s’arrêter sur cette frayeur : il la chas-sait par ce doux nom de sœur qui était en euxcomme une invisible protection du ciel.

La Filleule 520/659

Page 521: George Sand - Ebooks-bnr.com

Pendant trois mois, Rosario vint presquetous les soirs passer trois ou quatre heuresavec Morenita. Ce fut une vie étrange que cellearrangée par la duchesse pour sa pupille etpour elle-même. Contrairement à ses habi-tudes de luxe, de mouvement et de bruit, elles’enferma dans une retraite absolue, disant àMorenita qu’elle voulait lui rendre un peu dubonheur tranquille qu’elle avait goûté chez ma-dame de Saule et qu’elle avait peut-être raisonde regretter. À ses amis, elle écrivait qu’elleétait souffrante ; aux personnes qu’elleconnaissait à Gênes et aux environs, elle disaiten riant que, n’ayant pas son mari auprèsd’elle, elle se considérait comme une veuvemomentanément inconsolable, et n’avait l’ap-pétit d’aucun autre plaisir que le repos deschamps. S’il y avait à s’étonner de cette résolu-tion dans son caractère et dans ses habitudes,il n’y avait rien à y reprendre, car sa conduiteextérieure était irréprochable, et, dans sa mai-son même, malgré l’assertion de Rosario, per-

La Filleule 521/659

Page 522: George Sand - Ebooks-bnr.com

sonne n’eût pu surprendre la trace d’une in-trigue pour son propre compte.

L’intrigue surprenante par sa liberté et sasécurité, c’était celle que Rosario entretenaitdans la maison avec l’innocente Morenita. Àneuf heures du soir, la duchesse se couchait ets’endormait très réellement, pour se réveiller àcinq heures du matin. Elle se promenait dansson jardin toute seule, brodait ou lisait d’unair fort calme, ensuite déjeunait avec Morenitaà midi, recevait ou rendait avec elle quelquesvisites ou faisait quelque promenade en voi-ture, rarement une course à Gênes pour desemplettes, ou pour examiner à loisir une desbelles collections de tableaux qui enrichissentles palais. Soit qu’elles dînassent dehors ouchez elles, tête à tête ou avec quelques per-sonnes, ces deux femmes se retrouvaientseules, le soir, de fort bonne heure. La du-chesse commençait aussitôt à bailler, riant del’habitude qu’elle prenait de se coucher commeles poules, disant qu’elle s’en trouvait fort bien,

La Filleule 522/659

Page 523: George Sand - Ebooks-bnr.com

et engageant Morenita à se refaire comme elledes fatigues du monde, pendant ce répit quileur était accordé. Morenita disait qu’elle ai-mait mieux étudier jusqu’à minuit dans sachambra et dormir plus tard dans la matinée ;que cette manière de vivre lui plaisait beau-coup aussi, et que jamais elle n’avait employéson temps plus à son gré.

La duchesse n’avait que deux domestiquesqui couchassent dans la maison, laquelle étaitfort jolie, mais fort petite. Les autres serviteursétaient des gens du pays, loués à la semaine,qui, chaque soir, retournaient dans leur famille,le hameau qu’ils habitaient étant situé à cinqminutes de chemin de la villetta.

L’appartement de la duchesse était tournévers l’est, celui de Morenita vers le couchant.

Il semblait donc que tout fût disposé avecsoin pour favoriser les relations secrètes desdeux gitanos. Rosario habitait Gênes et y me-nait aussi une existence très cachée. Il ne s’y

La Filleule 523/659

Page 524: George Sand - Ebooks-bnr.com

faisait pas entendre, il n’y recherchait aucuneprotection, il n’y établissait aucun lien avecles gens d’aucune classe, n’étant, lui, d’aucuneclasse en réalité. Il ne s’était jamais présentéchez la duchesse, et il ne semblait pas quecelle-ci eût gardé le moindre souvenir de sonexistence, car il ne lui arriva pas une seule foisde prononcer son nom devant Morenita.

La Filleule 524/659

Page 525: George Sand - Ebooks-bnr.com

XII

La saison était magnifique. Il n’y avait pas,de Gênes à la villa, une demi-heure de chemin.Tous les soirs, entre neuf et dix heures, si Mo-renita quittait la duchesse un peu plus tard, elletrouvait son frère installé dans sa chambre ;si c’était un peu plus tôt, elle l’attendait dansle jardin et le faisait entrer sans bruit et sanstrouble.

Ils causaient ensemble ou travaillaient jus-qu’après minuit, souvent plus tard, à mesureque l’étude prit une place importante dansleurs veillées. Algénib souhaitait avec passionque sa sœur apprît la langue, les chants et lesdanses de sa tribu. Cette fantaisie, qui d’abordparut étrange à Morenita, la gagna à mesurequ’elle consentit à la satisfaire. Sa voix char-mante, un peu voilée, et que les leçons de

Page 526: George Sand - Ebooks-bnr.com

Schwartz n’avaient encore osé développer, àcause de son jeune âge, n’avait rien perdu dece timbre guttural propre aux gosiers de sarace. Son corps souple trouvait en lui-même, etsans autre guide que l’instinct, toute la grâcedes almées. Algénib n’avait plus qu’à réglerà sa guise les pas et les poses de sa danse,comme il n’avait qu’à meubler sa mémoire desairs et des paroles de ses chants.

Il était réellement doué d’un génie musicalparticulier. Il avait appris la musique officielle,comme disait Schwartz, avec beaucoup de fa-cilité ; mais il s’était toujours senti oppressé deses idées propres et du vague souvenir de ceschants par lesquels Pilar avait charmé son en-fance. Il se rappelait quel prestige cette chan-teuse illettrée avait exercé dans les campagneset les châteaux de l’Andalousie. Il avait hasar-dé devant Stéphen et Schwartz quelques frag-ments de ces souvenirs incomplets. Il avait étéfrappé de l’intérêt qu’ils y avaient pris et del’impression qu’ils en avaient reçue. Dès lors il

La Filleule 526/659

Page 527: George Sand - Ebooks-bnr.com

s’était tu, disant qu’il ne se rappelait pas autrechose, et voulant mettre en réserve son petitfonds pour l’avenir, sans en faire part à per-sonne.

— Quand j’ai vu, en poursuivant mesétudes classiques, dit-il à Morenita, un soirqu’elle l’interrogeait plus particulièrement surson passé, qu’il fallait, pour percer la foule,avoir des protecteurs puissants et dévoués,chose impossible à un bohémien, ou que, pourgagner misérablement sa vie, il fallait piocherou ramper toute sa vie, j’ai planté là irrévo-cablement les protecteurs obscurs ou tièdes,le métier pénible et impuissant. J’avais déjàvoyagé en promenant ma petite science clas-sique dans diverses contrées. J’étais gentil, jene chantais pas mal ; mais il y en avait tantd’autres comme moi ! M. Stéphen ne me faisaitespérer qu’un sort médiocre. Alors je suis re-parti à pied et arrivé en guenilles au cœur dela bohème dans le faubourg de Cordoue qui estabandonné aux gitanos. Mes haillons étaient

La Filleule 527/659

Page 528: George Sand - Ebooks-bnr.com

le costume de l’ordre ; j’ai été bien accueilli,grâce aux principales formules de nos rites ori-ginels, que je n’avais point oubliées. J’ai passésix mois parmi eux, voyant, écoutant, m’im-prégnant de leur génie et laissant grandir moninspiration. De là, j’ai été à Séville, où j’ai re-cueilli encore bien des richesses ; car je ne mebornais pas aux chants et aux danses des gi-tanos, je voulais aussi m’assimiler l’art espa-gnol dans ce qu’il a de primitif, dans ses ori-gines moresques. Pauvre, sale, hideux, vivantde rien, j’étais heureux de travailler dans ungaletas, écrivant avec un mauvais crayon surdu papier que je réglais moi-même par éco-nomie. J’ai parcouru aussi une partie de l’Al-lemagne et de la basse Pologne, étudiant lesformes juives et tziganes. Toutes ces formesviennent originairement des pays que bénit lesoleil et se tiennent par des relations plusétroites qu’on ne pense.

» Revenu en France, j’ai puisé dans messouvenirs, j’ai composé, j’ai traduit, j’ai rajusté,

La Filleule 528/659

Page 529: George Sand - Ebooks-bnr.com

j’ai imité, j’ai enfin créé ! J’ai essayé mes pre-mières compositions devant toi, chez le duc.Les Français les ont admirées, les Espagnolsles ont méprisées. J’étais heureux, j’avais réus-si. C’était du gitano pur, et pourtant c’était del’art. On l’a dit, on l’a senti, et, à présent, jesuis mon maître. J’ai une spécialité unique oùje brave toute espèce de concurrents. Je vaiscourir le monde avec mes chansons. Dans lesendroits où je trouverai des auditeurs trop bar-bares, je danserai peut-être ! ne pouvant parlerà l’âme par les oreilles, je parlerai au sens parles yeux : je ferai les deux choses que la fourmiconseillait à la cigale, et que la cigale eût dûfaire.

— Quoi ! tu veux me quitter ? dit Morenitaeffrayée. Tu avais juré de ne plus jamaism’abandonner chez la race étrangère !

— Que puis-je faire pour une sœur qui a unpère grand d’Espagne ? répondit Algénib, quine perdait pas une occasion de détacher More-nita de ses liens avec le monde. Et quel besoin

La Filleule 529/659

Page 530: George Sand - Ebooks-bnr.com

a de moi la fille adoptive du beau Stéphen etde la tendre mamita ? Ils ont une fortune ou unrang à lui donner ; moi, je ne lui offrirais que letravail, la vie errante et une pauvreté relative.

— La pauvreté ! De quoi vis-tu donc au-jourd’hui ? Tu as de beaux habits, du linge fin,des bijoux et rien à faire, puisque tu es libre deton temps et de tes actions ?

— Cela, c’est mon affaire, dit Algénib ensouriant. À côté de l’art qui ne nourrit plus l’ar-tiste dès qu’il se repose, il y a l’intelligence dessecrets du cœur humain qui lui crée d’autresressources. Je te dirai cela plus tard. À présent,tu ne comprendrais pas. Chantons.

— Pourquoi chanter ? pourquoi étudier en-semble, reprit Morenita, si nous devons ne plusnous connaître dans quelques jours, nous sépa-rer pour jamais ?

— Tu veux le savoir ? Eh bien, les gitanosfont le métier de découvrir le secret des desti-nées, et moi je lis clairement dans la tienne. Tu

La Filleule 530/659

Page 531: George Sand - Ebooks-bnr.com

te brouilleras avec la duchesse et même avecton père ; l’une te chassera, l’autre te laisserapartir. La mamita te recevra peut-être ; mais,ou le divin Stéphen t’abreuvera d’affronts quetu ne pourras longtemps supporter, ou il céde-ra à ta passion, et alors mamita et sa mère…

— Tais-toi, tais-toi, esprit méchant, âmecruelle ! s’écria Morenita ; jamais je ne repas-serai le seuil de leur maison ! je l’ai juré, et jene suis pas si faible que tu crois.

— Eh bien, alors, tu n’auras pas d’autre re-fuge que le sein de ton frère, et il faudra bienque tu fasses avec lui le métier de bohémienne.Seulement, je te l’ai préparé un peu moins dur,un peu moins vil qu’il ne l’est pour tes pauvressœurs. Au lieu de chanter ou de danser dansla rue, tu brilleras sur les théâtres ; au lieu dete parer d’oripeaux et de clinquant, tu aurasde la soie et du velours ; au lieu de coucherà la belle étoile ou dans les granges des châ-teaux, tu voyageras en poste et tu descendrasdans des palais. Tu seras enfin une artiste, une

La Filleule 531/659

Page 532: George Sand - Ebooks-bnr.com

cantatrice vantée, adorée. Tu seras entouréed’hommages, et, comme tu les aimes…

— Tu mens, je les déteste !

— Si c’est vrai, tu fais bien ; car je veuxque tu les reçoives, mais je ne veux pas quetu y cèdes, et, le jour où tu aimerais un autrehomme que ton gitano, malheur à toi, masœur ! Apprends donc vite et bien ce que jet’enseigne ; ce n’est peut-être pas demain quecela te servira ; mais je sais que le jour doit ve-nir où tu m’appelleras à ton aide et où tu meremercieras de t’avoir donné un état plus utileque tous les talents d’agréments par lesquels,Dieu merci, au reste, on t’y a préparée.

Le ton de domination tantôt protectrice,tantôt menaçante d’Algénib, n’effrayait déjàplus Morenita. Elle s’y était habituée ; elle sesentait aimée, ce qui diminuait beaucoup lesentiment de la peur ; elle se sentait disputée,ce qui satisfaisait son besoin d’occuper exclu-

La Filleule 532/659

Page 533: George Sand - Ebooks-bnr.com

sivement un cœur agité et exigeant comme lesien propre.

Le mois d’août approchait. Morenita avaitfait des progrès si rapides, elle prononçait sibien sa langue maternelle, elle chantait d’unefaçon si adorable les ravissantes créations d’Al-génib, elle mimait avec lui des scènes cho-régraphiques d’une grâce si voluptueuse, quele gitano se sentait ivre d’orgueil, de joie etd’amour. Éperdu et tremblant, quand leursvoix argentines et fraîches mariaient leursdoux accords au milieu du silence de la nuit, ouquand leurs bras s’enlaçaient devant la glaceoù se rencontraient leurs brûlants regards,vingt fois il faillit s’oublier, se trahir, et hasar-der pour un moment d’ivresse l’avenir de bon-heur et de fortune qu’il se préparait.

Cependant, jamais aucun écho indiscret nes’était réveillé dans la villa, au bruit léger deleurs pas, aucune brise n’avait porté leurs douxaccents à des oreilles attentives ou curieuses.Morenita eût dû se dire que cela était d’autant

La Filleule 533/659

Page 534: George Sand - Ebooks-bnr.com

plus extraordinaire, que Rosario n’y mettait au-cune prudence. Mais la confiante ou témérairejeune fille n’y songeait guère et se laissait per-suader que la duchesse était trop occupée deson propre secret pour épier ou pour vouloirtroubler le sien.

Ce secret de la duchesse n’était pourtantguère vraisemblable. Rien n’en trahissait, rienmême n’en pouvait faire soupçonner l’exis-tence.

Une nuit que Rosario se retirait et longeaitle mur extérieur du jardin, un petit caillou,tombé à ses pieds, l’avertit de lever la tête.Il passait en ce moment au pied d’un kiosquequi formait l’angle. Plusieurs fois déjà il avaitobéi à ce signal. Le kiosque avait une sortie surle chemin qu’il suivait, et il était situé de ma-nière que Morenita ne vît rien de ce qui se pas-sait, lors même qu’elle serait restée à sa fenêtrepour écouter les pas de son frère se perdredans l’éloignement.

La Filleule 534/659

Page 535: George Sand - Ebooks-bnr.com

Le gitano, averti et soumis, poussa la portedu kiosque et y entra.

— Eh bien, mon cher enfant, lui dit la du-chesse du ton de bonté protectrice qu’elle avaittoujours eu avec lui dans leurs rares mais signi-ficatives entrevues, vous avez donc vu votresœur, ce soir ? Concevez-vous les cachotteriesde cette chère enfant, qui ne me parle jamaisde vous ? Si le hasard ne me faisait vous voirsortir de la maison quelquefois, comme au-jourd’hui, par exemple, je ne me douterais pasque vous y venez souvent. Je dis souvent, jen’en sais rien, après tout. N’abusez pourtantpas de ma tolérance. Le monde est méchant, etle duc, qui a de terribles préjugés, ne me par-donnerait pas d’avoir permis ces relations troplégitimes et trop naturelles d’une sœur et d’unfrère, quelque secrètes qu’elles fussent.

— Ah ! madame la duchesse, répondit Ro-sario, jouant la même comédie que son inter-locutrice, bien qu’il ne songeât pas plus à latromper qu’elle ne devait espérer de le tromper

La Filleule 535/659

Page 536: George Sand - Ebooks-bnr.com

lui-même, vous êtes un ange de bonté et dejustice. Vous seule au monde êtes assez grandepour comprendre le besoin qu’éprouvent deuxpauvres parias, perdus ou tout au moins dépla-cés dans un monde ennemi, de se rapprocheret de goûter les douceurs d’une amitié sainte.C’est un bonheur qu’eux seuls peuvent se don-ner l’un à l’autre ; car ils seront toujours, quoiqu’on fasse, exclus de la famille des vieux chré-tiens !

— J’ignore absolument quelles sont les in-tentions du duc pour l’avenir de votre sœur, re-prit la duchesse, mais je suis certaine qu’il nevous permettra jamais de la voir, et qu’il vouschasserait de sa maison si vous vous hasar-diez à y reparaître. Il l’a fait une fois déjà avectant de rigueur ! Ah ! mon cœur en a saigné, jevous l’ai dit. Mais que voulez-vous ! dans notrerace comme dans la vôtre, les femmes sont es-claves, et les hommes aussi sont esclaves deleurs propres préjugés ! Le duc est pourtant lemeilleur des hommes !

La Filleule 536/659

Page 537: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Oui, madame, on le dit ; mais on assurequ’il a des moments de colère où il est impla-cable !

— Quoi ! pensa la duchesse en frissonnant,le gitano saurait-il ?… Oui, ces gens-là saventtout dès qu’ils se mettent en tête de savoirquelque chose ! Eh bien, n’importe, j’ai passéce Rubicon dans ma pensée. – Mon cher en-fant, dit-elle avec calme, je ne vous engage pasà dire à Morenita que je suis dans votre confi-dence. Puisqu’elle ne me le dit pas elle-même,vous comprenez qu’elle se méfie de ma ten-dresse. Et moi, je me méfierais de sa discrétionauprès du duc. Dans un jour de dépit contre luiou contre moi, elle pourrait me trahir en se tra-hissant elle-même.

— Tout cela était convenu, señora, réponditle gitano. Vous croyez que j’ai été assez foupour manquer à la parole que vous avez daignéexiger de moi ?

La Filleule 537/659

Page 538: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non, dit la duchesse d’un ton expressif,car ma protection est à ce prix. À propos, cherenfant, avez-vous trouvé quelque chose à ga-gner à Gênes ?

— Non, madame, je n’ai pas cherché. Jecraignais trop de me faire remarquer, et que lebruit de ma présence dans votre voisinage nevînt quelque jour aux oreilles de M. le duc.

— Ah ! c’est juste ! dit la duchesse d’un airfort naturel qui en eût imposé à tout autre ;vous avez bien fait. Mais de quoi vivez-vous,alors ?

— Du présent que madame la duchesse adaigné me faire en quittant Paris.

— Vous ai-je donné quelque chose ? je nem’en souviens pas. Ah ! par exemple, j’ai faitune grande étourderie de vous dire où nous al-lions ; j’aurais dû prévoir que vous nous sui-vriez, que vous saisiriez l’occasion de voircette chère sœur ! Hélas ! c’est une occasionet une liberté qui ne se retrouveront peut-être

La Filleule 538/659

Page 539: George Sand - Ebooks-bnr.com

plus. Le duc revient d’Espagne dans un mois,et il nous faudra le rejoindre à Paris.

— J’entends ! pensa Rosario, il est tempsque j’enlève Morenita.

— Allons, il se fait tard, reprit la duchesse,et je vois que vous vous oubliez quelquefois àbabiller avec cette chère enfant. Je crains quecela ne la fatigue. Quant à la compromettre, iln’y a pas de danger, j’espère ? Tout le mondene sait pas qu’elle est votre sœur ; vous êtesprudent ?

— Comme personne ne le sait, je suis plusque prudent. Dès que j’ai passé le seuil de cettemaison, je suis gitano.

— Bonsoir, gitanillo, dit la duchesse en sou-riant. Ah ! tenez, pendant que j’y pense, et encas que je ne vous rencontre plus, car il ne fautpas que vous me rendiez visite ! si vous avezbesoin de quelque chose, je ne veux pas quele frère de Morenita soit dans la gêne : vouspourrez passer chez mon banquier à Turin, ou

La Filleule 539/659

Page 540: George Sand - Ebooks-bnr.com

à Londres, si vous y allez, comme vous enaviez l’intention. Ces messieurs sont avertis.Vous vous présenterez sous le nom que je vousai dit. Ils vous remettront chacun dix millefrancs ; ce sera de quoi vous mettre à flot, caril ne faut pas aborder le public avec le ventrecreux. Il faut faire payer très cher, si vous vou-lez avoir beaucoup de monde ; en Angleterresurtout ! Bonsoir, bonsoir ! Ne me remerciezpas : c’est de l’argent placé pour l’honneur demon jugement, car vous êtes un grand artiste,et vous aurez de la gloire. Le duc me saura gré,un jour, de n’avoir pas souffert que le frère desa fille fût forcé d’afficher la misère en chan-tant dans les cafés. D’ailleurs, ne vous dois-jepas de la reconnaissance pour tous les servicesque vous m’avez rendus ? N’est-ce pas à vousque je dois d’avoir connu l’existence de cettechère Morenita et l’histoire de sa naissance,par conséquent, le bonheur que j’ai éprouvé àla rapprocher de son père et à amener celui-cià remplir ses devoirs envers elle ? Allez-vous-

La Filleule 540/659

Page 541: George Sand - Ebooks-bnr.com

en, mon garçon. Si je ne vous revois pas, bonnechance et bon voyage !

— Ainsi, se disait Algénib en reprenant lechemin de Gênes, il faut que je me hâte ; c’esten Angleterre que je dois me rendre d’abord,et j’ai vingt mille francs pour mes frais… Aprèscela, on essayera de m’abandonner à mespropres forces ; mais je ne le permettrai qu’au-tant qu’il me plaira, car je ne suis dupe de rienet je sais tout. Et, d’ailleurs, qu’importe ! J’ai dutalent, j’ai du génie, et je suis aimé de More-nita… Mais cette maudite preuve qui n’arrivepas !

Le lendemain matin, Algénib alla sur leport, comme il y allait tous les jours depuis unequinzaine, espérant voir débarquer un petit in-trigant qu’il avait connu affamé et faisant tousles métiers à Séville. Il lui avait écrit de cher-cher son acte de baptême dans deux ou troislocalités où il supposait qu’il avait dû naître,car il ne le savait pas précisément. Ce person-nage devait le lui rapporter lui-même, et, en ré-

La Filleule 541/659

Page 542: George Sand - Ebooks-bnr.com

compense, Algénib devait lui payer son voyageet lui donner de quoi vivre pendant huit joursà Gênes, où il espérait s’utiliser. Telles étaientleurs conventions. Mais l’aventurier subalternen’arriva pas, et, le jour même, Algénib reçutpar la poste une lettre de lui qui lui appre-nait que la paroisse d’Andalousie où il avait punaître était introuvable. Algénib commenta lepost-scriptum de la lettre. Son ami lui annon-çait qu’il ne désirait plus passer en Italie. Pourle moment, il avait trouvé moyen de s’établirchirurgien et maquignon dans les environs deSéville. Algénib comprit que son ami ne s’étaitpas donné la peine de chercher son acte, et,perdant l’espérance de se le procurer, il résolutde brusquer le dénouement de sa passion.

Il retarda volontairement sa visite à la villa,voulant préparer l’émotion de l’entrevue parl’inquiétude et l’impatience de Morenita. Il ar-riva vers onze heures, pâle et tremblant. Il étaitpositivement fort ému ; car il avait beau êtrefourbe, il était éperdument amoureux, et

La Filleule 542/659

Page 543: George Sand - Ebooks-bnr.com

n’abordait pas sans effroi l’orage qu’il allaitsoulever.

— Oh ! mon Dieu, que t’est-il arrivé ?s’écria Morenita en le pressant dans ses bras.

Elle croyait à un accident, elle l’examinait,craignant qu’il ne fût blessé.

— Laisse-moi, laisse-moi, dit-il en la re-poussant ; ne me tue pas… Morenita, je nepeux plus vous aimer, je ne peux plus recevoirvos douces caresses. Il faut que je vous quitte,je viens vous dire adieu pour toujours.

Il tomba suffoqué sur le sofa, et, comme ellerestait stupéfaite et terrifiée devant lui :

— Oui, s’écria-t-il avec angoisse, je seraisun lâche si je vous trompais seulement un jour,seulement une heure. Vous me mépriseriez. Ilfaut tout vous dire !… Hélas ! mon Dieu ! enaurai-je le courage ? Oui, je l’aurai. Morenita,on m’avait trompé, je ne suis pas le fils de tamère, je ne suis pas ton frère, je ne te suis rien !

La Filleule 543/659

Page 544: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morenita demeura pâle et interdite ; unnuage de sombre défiance passa sur son front ;car elle avait, comme tous les caractères ex-trêmes, ces fréquentes alternatives d’aveugleabandon et de sauvage fierté.

— Vous n’êtes pas mon frère ? dit-elle. Ehbien, il y a des moments où j’en ai douté. Etvous ! vous n’avez pas eu de ces moments-là ?

— J’aurais dû les avoir, car je me suis sentià chaque instant troublé par un excès d’admi-ration et de jalousie qui eût dû m’éclairer surmes propres sentiments ! J’étais forcé de mecombattre moi-même, de me rappeler ce quenous étions l’un à l’autre. Oh ! mon Dieu, pour-quoi mon père m’a-t-il trompé ainsi ?

— Oui, au fait, dit Morenita, dont le regardprofond lui faisait subir un rude interrogatoire,dans quel but vous avait-il trompé ? Vous se-riez embarrassé de me le dire ! S’il voulait metuer et vous contraindre à me retrouver pourme livrer à sa vengeance, il avait tout intérêt à

La Filleule 544/659

Page 545: George Sand - Ebooks-bnr.com

vous faire savoir que vous ne me deviez ni pro-tection ni pitié !

Algénib ne s’était pas attendu à tant desang-froid et de réflexion.

— Elle se méfie, pensa-t-il ; elle ne m’aimepas, je suis perdu !

Alors il cessa de feindre. Une douleur réelle,mêlée de dépit et de jalousie, s’empara de lui.Il se leva.

— Vous me haïssez, dit-il ; c’est bien ! Vouspensez que je vous ai trompée pour vous sé-duire. Il me semble pourtant que je vous ai res-pectée ! Mais, quand il serait vrai que, pourvous voir, pour me faire aimer de vous, je meserais servi d’une vraisemblance, d’une fictionqui vous préservait de tout danger puisqu’ellem’imposait à moi-même une si pénible rete-nue, où serait le mal ? Si vous aviez un peud’affection pour moi, vous ne m’en feriez pasun crime. Mais vous voilà prête à m’accuserdes plus mauvaises intentions ou à me chasser

La Filleule 545/659

Page 546: George Sand - Ebooks-bnr.com

comme un intrigant, parce que vous n’aimez etne rêvez que votre Stéphen !

— Taisez-vous ! dit Morenita avec hauteuret sécheresse. Vous n’avez pas le droit defouiller dans ma pensée, vous n’avez aucundroit sur moi. Ne nommez pas un homme à quivous devez tout, et qui est incapable d’un men-songe, lui !

— Ah ! nous y voilà ! s’écria le gitano fu-rieux. Elle l’aime toujours, et, moi, elle me mé-prise ! Ah ! fille de chrétien, race d’Espagnols,vous dédaignez le sein qui vous a portée ! Allezdonc, retournez à ces parents d’emprunt quiflattent votre vanité, mais qui vous châtierontcruellement de votre tache originelle.

— C’est assez, dit Morenita offensée, allez-vous-en ! Vous n’êtes pas mon frère ; votre pré-sence chez moi, à cette heure-ci, n’est plus ja-mais possible.

— Lâche que tu es ! s’écria le gitano, tucrains d’être blâmée ! Te voilà comme ces de-

La Filleule 546/659

Page 547: George Sand - Ebooks-bnr.com

moiselles hypocrites qui n’ont jamais un jourd’imprudence, et dont l’esprit corrompu est ac-cessible à toutes les fantaisies où il ne fautni franchise ni courage ! Eh bien, malheur àtoi dans l’avenir ! Quant au présent, n’espèrepas te débarrasser si aisément de moi. Tu esmauvaise, mais tu es belle ; je n’estime pluston cœur, mais je suis encore amoureux de tabeauté, et il ne sera pas dit qu’un homme dela race ennemie respirera avant moi le pre-mier parfum de ton souffle. Tu m’appartiens dedroit, quoi que tu dises, et tu vas me donner lebaiser de l’amour, ou mourir.

— Je ne vous crains plus, dit Morenita ou-trée, en prenant le cordon de la sonnette,qu’elle tira avec violence. Je sais que les gi-tanos sont lâches ! Fuyez donc, je vous leconseille ; je dirai qu’un voleur m’a effrayée, ouque j’ai fait un mauvais rêve.

— Tu verras si je suis lâche, moi ! réponditAlgénib en s’asseyant avec audace sur le litde Morenita. Commande donc à tes valets de

La Filleule 547/659

Page 548: George Sand - Ebooks-bnr.com

m’ôter de là ! Mais, auparavant tu leur expli-queras comment je m’y trouve.

— Je dirai la vérité ! s’écria Morenita en sedirigeant vers la porte ; je dirai que je vous aicru mon frère et que vous ne l’êtes pas.

D’un bond rapide, Algénib se plaça devantla porte.

— N’espère pas m’échapper, dit-il, per-sonne ne viendra. Tout le monde est sourd ici !

— Excepté moi ! dit une voix d’homme àtravers la porte, qui, brusquement poussée, en-voya le gitano frapper du corps contre la mu-raille.

C’était le duc de Florès. Morenita s’élançadans ses bras.

— Laissez-moi, dit le duc en l’éloignant, jevous parlerai plus tard. Avant tout, je veuxchâtier ce drôle.

La Filleule 548/659

Page 549: George Sand - Ebooks-bnr.com

Et s’avançant sur Algénib, il le prit au collet,et le pliant en deux comme un roseau, il le fittomber à genoux.

Le gitano, éperdu et vaincu par une terreurqui fit rougir Morenita jusqu’au fond de l’âme,n’essaya pas de se défendre. Mais aucune pa-role ne sortit de sa bouche, et le duc, qui nel’eût maltraité qu’avec répugnance, ne put luiarracher ni prières ni promesses. L’œil fixé àterre, morne, farouche, plein de haine, maisrésigné comme l’homme sans espoir et sansressource, ce rejeton d’une race dévouée de-puis quatre siècles à la persécution et aux sup-plices, semblait attendre la mort avec le fata-lisme oriental. Il y avait quelque chose d’ef-frayant dans cette malédiction muette, danscette protestation faite à Dieu seul de la fai-blesse contre la force.

Le duc résista à la tentation de le frapper.

La Filleule 549/659

Page 550: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Va-t’en, ver ! lui dit-il en espagnol ; maissouviens-toi que, si je te retrouve jamais sousmes pieds, je t’écrase !

Et il le lança vers la fenêtre, par où le gitanoprit sa volée comme un papillon de nuit et dis-parut sans bruit dans les ténèbres.

Morenita, muette de terreur, et voyant sonpère irrité pour la première fois, n’essaya pasde l’attendrir. Au reste, il ne lui en donna pasle temps ; car il sortit après l’avoir enferméeà double tour, pour aller explorer et fermer lejardin. Il alla ensuite chercher un des domes-tiques qu’il avait ramenés d’Espagne et sur le-quel il pouvait compter. Il lui mit un fusil dansles mains et lui ordonna de faire bonne gardecontre les voleurs du dehors ou contre qui-conque bougerait de la maison. Puis il donnad’autres ordres et rentra.

La duchesse avait vu et entendu arriver sonmari. Attentive et prudente, elle devina ce quise passait, et s’arrangeant tout de suite le rôle

La Filleule 550/659

Page 551: George Sand - Ebooks-bnr.com

qu’elle voulait garder encore, elle retira les ver-rous de sa chambre, se recoucha et feignitd’être plongée dans le plus profond sommeil.

Le duc approcha avec précaution, observaen silence le paisible alibi de sa femme. Il nepouvait l’accuser que d’avoir manqué de sur-veillance. Mais de quoi droit lui aurait-il impo-sé ce devoir ?

Il la réveilla : elle feignit la joie. Il lui ra-conta ce qu’il venait de surprendre : elle jouala surprise. Il lui exprima son mécontentementcontre l’imprudence de Morenita : elle fit sem-blant d’intercéder ; elle ne paraissait rien com-prendre à cette aventure et n’en pas croire sesoreilles. Le duc ne dormit pas, il était en proieà une grande irritation. Dès le point du jour,il rentra chez Morenita et la trouva assise à laplace où il l’avait laissée, plus rêveuse qu’abat-tue, et comme perdue dans ses réflexions.

— Monsieur le duc, lui dit-elle dès les pre-miers mots d’explication qu’il prononça, si

La Filleule 551/659

Page 552: George Sand - Ebooks-bnr.com

vous avez été à portée d’entendre la scène que,pour moi, vous avez si heureusement dénouée,vous savez que vous n’avez aucun reproche àm’adresser, et vous me connaissez assez, j’es-père, pour croire que je ne veux demander par-don de rien à un protecteur qui n’est pas monpère. J’ai peut-être eu tort de recevoir chez moiun jeune homme qui n’était pas mon frère, etde ne pas deviner qu’il me trompait. Mais cemanque de pénétration est un tort léger à monâge : peut-être n’en est-ce pas un du tout dansla situation particulière où me jette l’ignorancede mon sort dans le passé et dans l’avenir. Lejour où je saurai de qui je suis la fille, à quije dois confiance et soumission entière, je se-rai fort coupable si je manque à des devoirs sidoux et si faciles. Jusque-là, il est tout simpleque je m’étonne, que je m’inquiète, que j’ouvrel’oreille à toutes sortes de révélations et que jesois la dupe du premier venu.

— Ainsi, dit le duc un peu rassuré, ce gitanos’était fait passer pour votre frère ? Mais quel

La Filleule 552/659

Page 553: George Sand - Ebooks-bnr.com

est-il ? C’est le même qui a chanté chez moi cethiver ? D’où sort-il, et comment s’est-il intro-duit chez vous, ici, à l’insu de la duchesse ?

— Ah ! dit Morenita railleuse et triom-phante, vous ne savez rien ? et vous êtes arrivéà temps pour m’empêcher d’être tuée par cetaventurier que vous supposiez aimé de moi,et seulement un peu trop pressé d’en obtenirl’aveu ?

— Je ne sais absolument rien, Morenita,que ce que vous voudrez bien m’apprendre, ditle duc, espérant la désarmer par sa franchiseet sa douceur ; ce que vous m’accusez d’avoirpensé, en vous trouvant aux prises avec ce mi-sérable, tout autre l’eût pensé à ma place. Jevenais plein de joie et de confiance, pour sur-prendre la duchesse et vous par mon retour, etj’étais loin de m’attendre à vous trouver dansun pareil danger. J’ai rougi pour vous de voirque vous vous y étiez volontairement expo-sée…

La Filleule 553/659

Page 554: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ne rougissez plus, monsieur le duc, ditMorenita avec amertume, puisque vous savezque, jusqu’à ce jour, j’ai pris Algénib, fils d’Al-gol, pour mon frère.

— Fils d’Algol ! s’écria le duc soudainementtroublé.

— Oui, dit Morenita d’un ton de légèreté fé-roce, le mari de la belle Pilar, que vous avezconnue, à ce qu’il prétend, et dont il disaitd’abord être le fils.

Le duc, bouleversé, se leva.

— C’est assez, Morenita, dit-il ; une pareilleconversation entre vous et moi ne peut allerplus loin. Je veux ignorer ce qu’on a pu vousdire ; j’aurais souhaité vous voir moins empres-sée de le croire. Vous pourriez penser, au-jourd’hui du moins, que le lâche capable devous tromper en se disant votre frère vous amenti sur tout le reste. Mais vous me paraissezdisposée à écouter les plus fâcheuses histoireset à laisser approcher jusqu’à vous les plus

La Filleule 554/659

Page 555: George Sand - Ebooks-bnr.com

étranges bandits ! Cette tendance au roma-nesque tient d’assez près à la folie, et j’y doisprendre garde. Je n’ai rien à vous expliquer surles mystères qui obsèdent votre imagination.Sachez seulement que vous n’avez pas le droitde m’interroger, et que j’ai celui de surveiller etde diriger votre conduite.

Deux heures après, le duc, la duchesse etMorenita prenaient en poste la route du Turin.Le duc était profondément blessé contre safille, assez embarrassé devant sa femme, eten proie à une irritation intérieure qui, chezlui, remplaçait rarement, mais radicalement, ladouceur et la faiblesse habituelles.

La duchesse était calme, bonne, généreuseenvers Morenita, qu’elle s’efforçait de réconci-lier avec le duc.

Morenita était inquiète ; mais, trop fièrepour s’humilier, elle ne faisait aucune question.

Les ordres que le duc avait donnésn’avaient amené aucun résultat. Les gens char-

La Filleule 555/659

Page 556: George Sand - Ebooks-bnr.com

gés de suivre et de retrouver Algénib sur laroute de Gênes ne l’avaient pas aperçu.

Deux jours après, le duc conduisait More-nita en visite chez une parente qui était supé-rieure d’un des plus riches couvents de Turin.Il la laissa seule avec elle pour quelques ins-tants, prétextant une autre visite avec la du-chesse, qui sortit du couvent, ayant l’air depleurer. Ils ne revinrent pas. Morenita étaitcloîtrée.

De tous les mauvais partis que le duc avaità prendre, celui-là était le pire. Peut-être lemeilleur eût-il été de laisser Morenita courirà sa destinée. Avec certaines natures, les obs-tacles irritent la résistance et changent la vel-léité en résolution, la volonté en désespoir.

La pauvre gitanilla, en entendant les grilleset les verrous se refermer sur elle, frémit de latête aux pieds. Elle se rappela ces mots d’Algé-nib, à propos de son père : « Les gitanos sup-

La Filleule 556/659

Page 557: George Sand - Ebooks-bnr.com

portent la faim, le froid, toutes les misères ;mais la captivité les tue ! »

— Oui, oui, se dit-elle, voilà ce qu’on faitde nous ! Algénib avait raison. On séduit nosmères, et on les abandonne ; on ramasse leursenfants, on leur jette du pain, et on les met àl’attache. Tant pis pour ceux qui meurent !

De ce moment, le sang de la race proscriteet sacrifiée se ranima en elle. Elle sentit qu’ellehaïssait son père. Elle maudit le mouvementd’orgueil qu’elle avait eu en se croyant affran-chie de ses liens avec la bohème, au momentoù le duc avait terrassé Algénib sous ses pieds.

— Oh ! qu’il revienne, ce malheureux pa-ria ! s’écria-t-elle en tordant ses mains dans lesilence de sa cellule, et je le grandirai de toutela puissance de ma haine contre mes tyrans !

Le couvent qu’on lui avait assigné pour re-traite et pour prison était une véritable for-teresse. Dans les premiers jours, il sembla àl’infortunée jeune fille qu’elle était enterrée vi-

La Filleule 557/659

Page 558: George Sand - Ebooks-bnr.com

vante, et tout plan d’évasion lui parut inadmis-sible. Elle garda pourtant un profond silence etne daigna pas faire entendre une plainte. Lesreligieuses, que le duc avait averties, s’atten-daient à une explosion terrible. Il n’en fut rien.La captive fut muette, froide, polie, et d’unerare dignité dans sa douleur.

C’était le beau côté de cette nature mêléede grandeur et de misère. Si elle avait la vanitépuérile, l’ingratitude et la personnalité déré-glée de l’instinct sauvage dans le triomphe, elleavait aussi le stoïcisme, la patience, la fiertédans la défaite.

Avec son admirable divination, Anicée,sans se piquer de la science de l’analyse ducœur humain, avait compris ce qu’il fallait àcette enfant. Alors qu’on l’accusait d’êtreaveugle et de la gâter, elle suivait la seule lignede conduite appropriée à son caractère. Elle nebrisait aucune spontanéité, et, faisant la partde la fatalité de l’organisation, elle satisfaisaitles appétits invincibles, toutes les fois qu’ils

La Filleule 558/659

Page 559: George Sand - Ebooks-bnr.com

n’avaient pas de danger immédiat ou sérieux.Le duc, tour à tour plus faible et plus rigide, de-vait amener sa fille à cette complète révolte in-térieure qui est pire que la révolte ouverte etpassagère.

Morenita eut l’intelligence de comprendreque l’oppression est, à la longue, un fardeauaussi pénible à ceux qui l’exercent qu’à ceuxqui le subissent ; que, dans les desseins deDieu, personne n’est prédestiné à l’état de geô-lier, et que, sans les continuelles révoltes descaptifs, qui donnent à la volonté des gardiensune tension factice et maladive, les liens lesmieux serrés se relâcheraient forcément plustôt qu’on ne l’espère.

Elle s’était fait haïr dans le monde, elle se fitaimer dans le couvent. Le duc, à qui la supé-rieure écrivit pour faire l’éloge de sa belle péni-tente, s’applaudit du parti qu’il avait pris.

La Filleule 559/659

Page 560: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Avec ces natures indisciplinées, disait-ilà sa femme, la rigueur est salutaire. Elles necèdent qu’à une volonté plus ferme que la leur.

— Savoir ! répondait la duchesse avec unsourire étrange. En toute chose, il faut considérerla fin. Les âmes vraiment énergiques savent at-tendre. Elles ne plient que pour mieux se rele-ver. Je crois votre fille plus forte que vous.

— C’est ce que nous verrons ! reprenait leduc avec humeur.

Et pourtant son cœur saignait déjà à l’idéedes pleurs que Morenita versait peut-être ensecret. Il était bon par tempérament ; maismalgré l’intention d’être juste, il ne savait pasl’être.

— Dans six mois ou un an, disait-il, quandnous nous serons bien assurés que tout lienentre elle et ce drôle est rompu par l’oubli etl’absence, nous la reprendrons et nous la ma-rierons tout de suite. Cherchons-lui un mari ;tout est là. Nous augmenterons sa dot en rai-

La Filleule 560/659

Page 561: George Sand - Ebooks-bnr.com

son de la sottise qu’elle a faite et du danger au-quel elle s’est exposée en recevant ce gitano. Sile coquin se vante, nous le ferons taire. L’épouxde Morenita, recevant de nous protection et ri-chesse, ne sera pas bien à plaindre.

Marier Morenita devint donc l’idée fixe duduc de Florès. Il était impatient de mettre unterme à la captivité de sa fille. Lui aussi savaitbien que les bohémiens ne supportent paslongtemps la privation de la liberté. On lui écri-vait qu’elle était souffrante ; il craignait qu’ellene fût malade, et puis il était las de vouloir.

Il sonda toutes les personnes de son entou-rage qui pouvaient être des époux sortables. Àsa grande surprise, malgré les cinq cent millefrancs de dot qu’il fit délicatement sonner àleurs oreilles, il n’en trouva pas une seule quivoulût comprendre. Il pensait cependant quel’aventure de la villetta était restée fort secrète.Aucun de ses amis ne lui avoua que la du-chesse l’avait mis dans la confidence. Tous yétaient initiés, et chacun se croyait le seul.

La Filleule 561/659

Page 562: George Sand - Ebooks-bnr.com

Le duc ne voulait pas se rabattre sur desgens sans fierté, il n’en eût pas manqué ; ni surdes hommes trop laids ou trop âgés, Moreni-ta les eût repoussés. Enfin, il découvrit, dansun coin de sa cervelle, la pensée de s’en ouvrirfranchement à Hubert Clet.

Clet, le poète, l’homme de lettres, le scep-tique à l’endroit des choses sérieuses, l’enthou-siaste à propos des choses frivoles, Clet, quiavait mangé sa fortune, ouvrit l’oreille à cetteproposition, mais sous toutes réserves.

— Je sais toute la vérité sur l’aventure deGênes, dit-il au duc ; je vous remercie de laconfiance et de la franchise avec laquelle vousm’en parlez. Mais je tiens tous les détails de labouche d’Algénib en personne.

— Vous l’avez donc vu ? il est donc à Paris ?s’écria le duc.

— Je l’y ai vu peu de jours après votre re-tour. Il n’a fait que traverser la France et doitêtre maintenant en Angleterre. J’ai protégé et

La Filleule 562/659

Page 563: George Sand - Ebooks-bnr.com

assisté l’enfance de ce pauvre garçon, qui n’estpas si méprisable que vous croyez. Il aconfiance en moi, il m’a tout raconté. Morenitaa été non seulement invulnérable à son plan deséduction, mais encore dure, hautaine, cruellepour lui. Il la déteste maintenant autant qu’ill’a aimée, et y renonce avec d’autant plus d’em-pressement qu’il a grand’peur de vous. Je nevois donc pas trop pourquoi vous vous êtes cruforcé de mettre cette pauvre petite au couvent.Vous dites qu’elle y est devenue sage : je crainsque vous ne l’y retrouviez folle. Voyons ! vouslui donnez une fortune, et je suis amoureuxd’elle : deux motifs pour que je l’épouse sansfolie et sans bassesse, si elle veut de moi ; maisje doute qu’elle s’accommode de mes quaranteans et surtout de l’absence de prestige à la-quelle doit se résigner un homme qui vous abercée, et qu’on voyait déjà vieux alors qu’ilétait encore jeune. Or, écoutez, mon cher duc,je ne veux pas être la condition sine qua non dela délivrance de Morenita. L’amour de la libertépourrait lui arracher le oui fatal, et que voulez-

La Filleule 563/659

Page 564: George Sand - Ebooks-bnr.com

vous ? j’ai encore la prétention d’être aimé, nefût-ce que dans les premières années de monmariage. C’est peut-être par amour-propre quej’y tiens ; car, au fond, je suis assez philosophe,mais j’y tiens. Je vous avertis donc que More-nita ne sortira pas du couvent à cause de moi,à moins que je ne lui aie parlé moi-même.

— Est-ce que vous croyez, dit le duc, quecela ne vaudrait pas la peine de faire le voyagede Turin ?

— Oui, si vous me donnez votre paroled’honneur de ne la prévenir en aucune façon.

Le duc s’y engagea et donna à Clet unelettre d’introduction auprès de sa parente lasupérieure, afin qu’il pût voir Morenita commepour lui apporter des nouvelles du duc et de laduchesse.

La Filleule 564/659

Page 565: George Sand - Ebooks-bnr.com

XIII

FRAGMENT D’UNE LETTRE DECLET À STÉPHEN ET À ANICÉE

« Turin, 10 décembre 1847.

……

» À présent, chers amis, que je vous ai ra-conté toute l’affaire, et que vous savez oùprendre votre pauvre Morenita, dont vous êtessi inquiets, je vais vous dire comment je l’ai re-trouvée et ce qui s’est passé entre nous.

» Aussitôt qu’elle a paru à la grille du par-loir, j’ai été frappé du changement qui s’estfait en elle depuis huit mois que je ne l’avaisvue. Elle n’a pas beaucoup grandi ; elle n’estni plus grasse ni plus colorée, mais sa beautédiabolique a pris un caractère de sérieux et de

Page 566: George Sand - Ebooks-bnr.com

fermeté qui montre l’ange à travers le démonbeaucoup plus que par le passé. Elle m’a ac-cueilli avec beaucoup de grâce et même d’en-jouement ; elle a plus d’esprit que jamais.

» Pressée par moi de dire franchement sielle s’ennuyait au couvent, elle a répondu avecune hypocrisie de fierté vraiment admirablequ’elle s’y trouvait fort bien et ne désirait pasen sortir.

» J’ai été dupe de son assurance, et j’aicommencé à lui faire un peu la cour, ne crai-gnant plus d’être considéré comme un pis-allerentre la chaîne du mariage et celle du cloître.Au cas qu’elle m’eût écouté, je vous jure bienque je n’eusse point passé outre sans vous de-mander votre agrément ; car le duc aura beaufaire, à mes yeux, vous êtes et serez toujoursles véritables parents de cette pauvre perled’Andalousie.

» Nous étions seuls au parloir, séparés parla grille. La sœur-écoute, avertie apparemment

La Filleule 566/659

Page 567: George Sand - Ebooks-bnr.com

par l’abbesse que j’avais à entretenir Morenitad’affaires de famille, s’était retirée.

» — Voyons, chère enfant, ai-je dit à votrepupille, soyez franche. Si je ne vous déplaispas, si vous avez confiance en moi, écrivez-enà mamita et demandez-lui conseil. Si c’est lecontraire, souvenez-vous que je suis son amirespectueux et dévoué, le vôtre, et que ni elle,ni votre maman Marange, ni votre parrain, nimoi, ne voulons vous laisser mourir de chagrinici. Ouvrez votre cœur altier à la confiance, etcomptez sur nous. J’ose affirmer que mamitaobtiendrait du duc de vous reprendre avec elle.

» — Cela… jamais ! a-t-elle dit avec lamême énergie d’obstination que vous lui avezvue dès le commencement de sa résolution.

» L’étrange fille n’a pas voulu ajouter unmot, ni changer un iota à ce laconique pro-gramme, quelques instances que j’aie pu luifaire.

La Filleule 567/659

Page 568: George Sand - Ebooks-bnr.com

» — Alors, lui ai-je dit, je vais donc vousdire adieu, et vous laisser indéfiniment ici.

» — Monsieur Clet, s’est-elle écriée en mevoyant disposé à partir et en passant sespauvres petites mains à travers la grille pourme retenir, ne m’abandonnez pas !

» Et les sanglots l’ont étouffée.

» — Que voulez-vous donc que je fasse ? luiai-je dit encore. Si vous voulez cacher votreennui et votre déplaisir d’être ici, il n’y a pasde raison pour qu’on ne vous y laisse encorelongtemps ; car on ne veut vous en tirer quepour vous marier, et ce n’est pas bien facile àprésent, outre que vous êtes fort difficile vous-même. Vous repoussez la protection de l’ado-rable mamita, vous boudez le duc, vous ne rou-lez pas vous expliquer avec moi…

» — Tenez ! je ne veux pas vous tromper !vous êtes un vieil ami et vous me plaignez. Jene vous aime pas assez pour vous épouser ; sa-chez-moi quelque gré de ma franchise, et sau-

La Filleule 568/659

Page 569: George Sand - Ebooks-bnr.com

vez-moi, puisque je vous sauve d’un malheuret d’une folie.

» — Allons, merci pour cela, Morenita. Àprésent, que voulez-vous que je fasse pourvous ?

» — Que vous m’aidiez à tromper le duc etque vous me fassiez sortir d’ici en lui laissantcroire ce que je vais lui écrire.

» — Vous allez lui écrire que vous consen-tez à m’épouser ? Ma foi, non, merci ; faiteset dites ce que vous voudrez ; mais moi, je nepeux me résigner à un pareil rôle.

» — Pourquoi donc ? vous avez trop de va-nité pour vouloir paraître dupe de ma petiterouerie ?

» — Ce n’est pas cela, mais c’est la déloyau-té envers le duc qui me répugne.

» — Si fait, c’est cela ! a-t-elle repris aveccolère.

La Filleule 569/659

Page 570: George Sand - Ebooks-bnr.com

» Et l’ancienne Morenita a reparu pourquelques moments. Elle m’a dit pas mal d’in-jures, et, abusant de son malheur, elle a faitson possible pour me blesser. Tout cela s’estnoyé dans les larmes, et je n’ai pu la calmeret la quitter qu’en lui promettant de faire cequ’elle me demande. Mais je vous confesse quej’ai promis cela comme on promet la lune auxenfants qui crient. Je ne me sens pas la forcede jouer le duc et la duchesse à ce point, et jevous écris bien vite pour que vous veniez metirer d’embarras.

» Faut-il que cette enfant souffre et lan-guisse en prison pour avoir prêté l’oreille auxromances et aux romans de son frère en bo-hème, le plus innocemment du monde, aprèstout ? Je vous répète que le duc n’entend rienau métier de père, et vous pensez avec moiqu’on fait toujours fort mal ce métier-là quandon ne le fait pas franchement et ouvertement.Morenita juge la question avec un bon sensqui effraye. Elle refuse toute soumission, toute

La Filleule 570/659

Page 571: George Sand - Ebooks-bnr.com

confiance à un père qui rougit de l’appeler safille. Vous me direz qu’elle n’a pas mieux agiavec vous qui n’aviez pas ces torts-là enverselle. Que voulez-vous ! il y a là-dessous un se-cret de race, ou une manie d’enfant que je nepuis vous expliquer ; car cette fillette est uneénigme sous bien des rapports.

» Venez, ou écrivez-moi, mes amis ! Je restele bec dans l’eau et le cœur à votre service. »

Stéphen, Anicée et madame Marangeétaient à Genève, où Roque les avait rejointspour quelque temps, lorsque cette lettre,adressée par Clet à Naples, leur fut renvoyéepar la poste, après les avoir cherchés à Venise,où ils avaient passé une quinzaine ; elle avaitdonc déjà plus de douze jours de date.

Anicée n’avait reçu aucune lettre de More-nita depuis celle de Nice que nous avons trans-crite. Elle avait su son séjour de trois mois àGênes, et avait attribué son silence à l’oublile plus complet ; elle en avait souffert, mais

La Filleule 571/659

Page 572: George Sand - Ebooks-bnr.com

sans élever une plainte qui pût faire remarquerà son mari et à sa mère les torts de l’enfantqu’elle chérissait toujours. Elle avait su ensuitele retour d’Espagne du duc de Florès et le dé-part de sa famille pour Paris. Mais elle ignoraitqu’on eût laissé Morenita à Turin. Seulement,au bout de deux mois, elle avait reçu en Italiedes nouvelles de Clet, qui, ne voulant pas s’ex-pliquer clairement sur cette aventure, l’avaitjetée dans de grandes perplexités. Ses ins-tances avaient obtenu qu’il fût plus explicite,et la lettre qu’on vient de lire, et dont nousavoua omis le commencement, lui révélait en-fin la vérité.

Madame Marange s’était trouvée assezgrièvement malade à Genève, au moment deretourner à Briole avec ses enfants. Elle étaitencore hors d’état de supporter un voyagequelconque. Anicée, ne pouvant la quitter, sup-plia Stéphen de courir à Turin, afin de pénétrerenfin le motif de la conduite de Morenita en-vers elle, de vaincre sa résistance et de la ra-

La Filleule 572/659

Page 573: George Sand - Ebooks-bnr.com

mener avec ou sans l’assentiment du duc, ce-lui-ci ne paraissant pas remplir avec intelli-gence ses devoirs de tuteur ou de père.

Stéphen éprouvait une grande répugnanceà se charger de cette mission. Il eût voulu laconfier à Roque, mais personne n’était moinspropre à la remplir, quelque bonne volontéqu’il pût y mettre.

Stéphen voyait l’angoisse de sa femme sipénible, qu’il ne savait que faire pour y remé-dier sans risquer auprès de Morenita une dé-marche qui lui paraissait pourtant de nature àempirer sa situation.

Il se résolut à éclairer Anicée sur les causesmystérieuses de l’abandon et de l’ingratitudede sa fille adoptive.

— N’est-ce que cela ? dit la magnanime etgénéreuse femme. Eh bien, c’est la fantaisie in-volontaire d’un cerveau malade. Pourquoi neme l’avoir pas dit plus tôt ? Je l’aurais guérie,moi qui la connaissais si bien, cette pauvre pe-

La Filleule 573/659

Page 574: George Sand - Ebooks-bnr.com

tite créature bizarre. Je ne lui aurais pas briséla coupe de la vérité sur la tête si brusquement.Je lui aurais laissé, pendant quelques jours,l’espérance de te plaire et même de t’épou-ser. C’est une nature qu’il ne faut pas heurterde front et qui n’entre en pourparler avec lepossible qu’après avoir fait acte d’omnipotencedans son imagination. Je n’aurais demandé quetrois mois pour la guérir. À présent que cettemanie a été froissée et qu’on l’a laissée couverdans le silence, elle sera plus difficile à extir-per. C’est égal, je m’en charge. Qu’on me rendema pauvre malade, et tu m’aideras tout le pre-mier à débarrasser son âme de cette posses-sion diabolique. Ah ! Stéphen, comment se fait-il que les anges aient quelquefois peur du dé-mon ? C’est ce qui t’est arrivé pourtant. Si jete connaissais moins, je dirais que tu as dou-té de toi-même, puisque tu as douté de Dieuet reculé devant cet exorcisme. Allons, allons,marche et ne crains rien. Je ne peux pas êtrejalouse, malgré mes quarante-cinq ans ! Pourcela, il faudrait douter de toi, et j’y ai plus

La Filleule 574/659

Page 575: George Sand - Ebooks-bnr.com

de foi que toi-même. Ramène-moi mon Astar-té, mon djinn, ma bohémienne. Je connais sesdents : elles s’émousseront dans les fruits quenous cueillerons pour elle aux arbres de notreparadis. Et puis, quand elle nous ferait un peusouffrir ! ne lui devons-nous pas de subir toutesles conséquences, de remplir tous les devoirsde l’adoption ? Est-ce sa faute si elle a dans lesveines un peu de flamme infernale ? N’avions-nous pas prévu qu’il pouvait en être ainsi, lejour où nous avons juré de lui servir de père etde mère ? Rappelle-toi que tu te méfiais de mapersévérance, que tu craignais pour ta filleule ;et aujourd’hui, c’est toi qui es mauvais parrain,c’est toi qui me conseilles l’abandon etl’égoïsme ! Non, non ! tu vas partir et tu vasme la ramener. Écoute, tu lui diras : « Mamitaest malade, elle a besoin de toi pour la soigner,elle te demande, » et tu verras qu’elle accourrabien vite ; car elle m’aime et m’aimera d’autantplus maintenant qu’elle sentira ses mouve-ments d’aversion plus injustes.

La Filleule 575/659

Page 576: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ah ! ma sainte femme ! s’écria Stéphen,tu parles des anges, qui ne devraient jamaisdouter de Dieu ! Les anges ne sont rien auprèsde toi, et, après quinze ans d’efforts pour temériter, on se sent encore si petit devant toi,qu’on en est effrayé !

Stéphen partit pour Turin avec Roque, nevoulant pas, malgré tout, exposer Morenita àl’émotion de se trouver seule avec lui envoyage.

Cependant Clet, voyant huit jours écouléssans recevoir de nouvelles de ses amis, perdaitcomplètement la tête. Il se voyait aux prisesavec la plus dangereuse des tentatrices, sonimagination ; nous pourrions dire sa vanité,bien que le temps et l’expérience en eussentamoindri l’épanouissement primitif.

Morenita, dont le premier mouvement aveclui avait été sincère, voyant qu’elle ne pouvaitle décider à seconder son plan, revint à lafourbe féminine dont elle croyait avoir le droit

La Filleule 576/659

Page 577: George Sand - Ebooks-bnr.com

d’user dans ses détresses. Elle feignit de se ra-viser ; elle fut coquette. Il n’eut pas la force desuspendre ses visites au couvent jusqu’à l’ar-rivée de Stéphen, qu’au reste il n’espérait pasbeaucoup voir venir à temps pour le diriger.Le duc écrivait à Clet d’insister et de faire sacour. L’abbesse, avertie d’encourager le pro-jet de mariage, laissait les visites se répéteret se prolonger sans témoins. Morenita usa detoutes les ressources de son esprit et de samalice ; Clet l’aida lui-même à le duper. Voicicomment :

Il se défia d’abord de la sincérité de ce re-tour vers lui, et, avant d’y croire, il voulut lapreuve de cette affection trop soudaine.

— Quelle preuve ? dit la jeune fille, toujoursinnocente dans son astuce.

— Aucune, à coup sûr, répondit Clet surpriset charmé de sa candeur, que vous, moi ou leduc puissions jamais avoir à nous reprocher.Donnez-moi un gage, écrivez-moi une lettre,

La Filleule 577/659

Page 578: George Sand - Ebooks-bnr.com

que sais-je ! Établissons un lien qui, s’il n’en-chaîne pas votre conscience, mette au moinsma loyauté à couvert auprès du duc et de ma-mita.

— Écoutez, dit-elle, êtes-vous autorisé parle duc à me faire sortir du couvent et à me ra-mener vers lui, si je m’engage à vous épouser ?

— Non certes ! Que vous connaissez malles convenances du monde, vous qui y avezpourtant brillé un instant !

— Un instant si court, que je ne me rappellerien ou n’y ai rien compris. Alors, tenez, si lesconvenances vous défendent de me ramener àParis, c’est raison de plus : enlevez moi ! j’es-père que je serai assez compromise avec vous ;que ni vous ni mon père ne pourrez plus douterde moi, et que ce sera un engagement indisso-luble.

— Pas sûr ! dit Clet fort ému. Shakespeare adit, en parlant de la femme : « Perfide commel’onde ! »

La Filleule 578/659

Page 579: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Ah ! vous vous méfiez encore ? Eh bien,vous êtes un niais ! Vous devriez vous dire que,si je viens à me rétracter, après m’être perduede réputation pour vous, vous n’en recevrezpas moins de compliments pour votre ascen-dant sur les femmes, et que vous pourrez crierpartout que c’est vous qui m’avez trompée.

— Vous êtes un méchant diable, dit Clet enriant ; mais vous êtes folle ! Je ne veux pasjouer ce rôle-là.

— Vous êtes donc devenu bien moral ?

— Non ; mais je suis un honnête homme,l’ami du duc et de Stéphen. Toute sottise queje vous laisserais faire serait une tache, pourvotre mamita surtout. Il ne faut pas que l’en-fant qu’elle a élevée soit perdue de réputationcomme vous dites.

— Ah ! toujours mamita ! dit Morenita aveccolère. Si l’on tient à mon honneur, c’est àcause du sien ! Moi, je ne compte jamais ! Te-nez, vous ne m’aimez pas !

La Filleule 579/659

Page 580: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morenita pleura. Clet se sentit bien faible.Deux jours de cette lutte épuisèrent ce qui luirestait de forces. Il n’en garda plus que pour ré-sister à une fuite en Angleterre, à un mariagede Gretna-Green que lui proposait Morenita. Ilétait si bien convaincu, que tout ce qu’il putobtenir fut de conduire directement Morenita àParis et de tenir sa main de celles du duc et dela duchesse. Il fallut promettre de renoncer àattendre l’avis de Stéphen et de sa femme.

Il ne restait plus qu’à effectuer l’enlève-ment. Clet n’était muni d’aucun pouvoir du ducauprès de la supérieure pour faire sortir More-nita du couvent ; mais Morenita avait tout pré-vu ; elle était sûre de son fait.

— S’en aller la nuit par-dessus les murs,lui dit-elle, descendre par les fenêtres, tout cequ’on peut imaginer de plus difficile et de pluspérilleux, est absolument impossible. Il y alongtemps que j’y songe et je sais à quoi m’entenir.

La Filleule 580/659

Page 581: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Il y a longtemps ? dit Clet. Vous ne de-vriez pas me dire cela !

— Ai-je dit longtemps ? reprit-elle. Eh bien,va pour longtemps ; car il y a huit jours, et c’estun siècle !

— Allons ! si le difficile est l’impossible, lepossible est donc dans le facile ? Explique-toi.

— La chose impossible à tous, facile à vousseul, c’est l’entrée et la sortie de ce parloir,c’est le tête-à-tête où nous voilà. Eh bien,faites-moi sortir à travers cette grille qui noussépare, et tout est dit. Clet examina la grille :elle était en fer, très massive et solidementscellée dans la muraille.

— Que les hommes sont bêtes ! dit Moreni-ta, qui le regardait en riant. Et cette petite fe-nêtre, au milieu, pour faire passer les cadeaux,les jouets ou les brioches que les parents ap-portent à leurs enfants ?

— Elle est grillée aussi et fermée en dedansavec un cadenas.

La Filleule 581/659

Page 582: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Voici l’empreinte, dit Morenita en la ti-rant de sa poche ; vous allez faire faire une clef.

— Sublime ! dit Clet, qui, malgré lui, s’amu-sait comme un enfant de l’idée d’enlever unefemme qu’on lui donnait d’avance avec unedot. Mais, quand nous aurons une clef, vous nepasserez pas par cette étroite ouverture.

— J’y passerai, dit Morenita.

— Impossible ! Il y a de quoi vous briser. Jene veux pas d’une femme passée au laminoir.

— J’y passerai, dit Morenita, et je n’auraipas un cheveu de moins.

— À la bonne heure ! dit Clet, bien résolu àne pas faire faire de clef et à ne pas exposerMorenita à cette affreuse et impossibleépreuve.

Elle le devina, et, se ravisant, elle lui dit :

— J’ai une autre idée. Oui, un moyen sûr,naturel, excellent ; mais je ne veux pas vous ledire, vous le feriez manquer par votre peu de

La Filleule 582/659

Page 583: George Sand - Ebooks-bnr.com

sang-froid. À demain. Ne venez ici qu’à la nuit,ayez une voiture à la porte, un grand manteausur les épaules, une chaise de poste à la sortiede la ville, et je vous réponds de tout.

Clet n’en croyait rien, mais elle lui arrachasa parole d’honneur de se tenir prêt pour l’en-lèvement le lendemain à l’heure dite. More-nita, pour lui donner confiance, lui remit unelettre adressée au duc, dans laquelle elle luidéclarait gaiement sa résolution d’épouserM. Hubert Clet, et qu’elle chargeait celui-ci demettre à la poste le soir même.

— Mais, s’il en est ainsi, dit Clet en mettantla lettre dans sa poche après avoir consenti à lalire, à quoi bon l’équipée que nous allons faire ?Dans quatre jours, grâce à cette lettre, le ducsera ici, vous sortirez le jour même, et nous re-tournerons tous les trois à Paris, sans scandale,sans danger.

— Ah ! vous craignez le scandale, à pré-sent ? dit froidement Morenita. Eh bien, renon-

La Filleule 583/659

Page 584: George Sand - Ebooks-bnr.com

cez à moi. Je ne veux pas d’un mari passéau laminoir des convenances, qui, au premiernuage, me reprocherait de l’avoir choisi parhaine du couvent ; car je pourrais bien lui re-procher, moi, de m’avoir délivrée par amourde ma dot. Je ne ferai jamais qu’un mariaged’amour, je vous le déclare. Fuyons commedeux amants, sans cela nous ne serons jamaisépoux, je vous le jure par l’âme de ma mère !

Clet se retira aussi effrayé qu’enivré. Si ladot lui plaisait, la femme le charmait encoredavantage. Il en avait peur, mais son amour-propre lui persuada qu’il vaincrait le démon.Il ne se disait pas qu’il avait bu et fumé tropd’opium dans sa crise romantique pour n’êtrepas facile à endormir par le chant de la sirène.

Il passa une nuit fort agitée et se retrouvaassez froid le lendemain. Au fond du cœur, sapassion pour la gitanilla était un peu factice, –elle avait plutôt son siège dans l’imagination.Quand il se rappelait le pauvre enfant noir dela maison Floche, allaité sur la paille par une

La Filleule 584/659

Page 585: George Sand - Ebooks-bnr.com

brebis, les premiers cris, les premiers rires, lespremiers pas du marmot dans le parc de Saule,les premières malices de la petite fille, les pre-mières coquetteries de l’adolescente, bien qu’iln’eût pas naturellement les entrailles très pa-ternelles, il se figurait qu’il faisait la cour à sapropre fille, et il se trouvait tout au moins fortridicule.

Il se remit sur ses pieds en se disant qu’al-lumer une passion, malgré tant de souvenirspropres à l’empêcher de naître, et toute cetteprose que l’habitude répand dans la poésie del’amour, était une conquête d’autant plus glo-rieuse. Il lui était passé aussi quelquefois par latête que Stéphen inspirait cette passion quandmême à sa filleule. Sans se l’avouer précisé-ment, il eut du plaisir à se persuader qu’il l’em-portait sur un homme qu’il avait toujours sentisupérieur à lui, et, à tout événement, il com-manda la chaise de poste à la sortie de la ville,se munit du manteau, et monta dans le fiacre

La Filleule 585/659

Page 586: George Sand - Ebooks-bnr.com

pour se rendre au couvent. Il n’avait oublié quela clef de la grille du parloir.

Il faisait nuit, et il eut à s’approcher du por-tier, qui était fort clairvoyant, pour se faire re-connaître. Cette clairvoyance était moindre àla sortie des visiteurs qu’à leur entrée, per-sonne ne pouvant prévoir qu’il fût possible detraverser les grilles du parloir.

Ordinairement Clet, lorsqu’il venait dans lasoirée, attendait dans l’obscurité qu’on eûtaverti Morenita. Elle arrivait alors avec une re-ligieuse qui apportait de la lumière, qui s’assu-rait que le visiteur était bien celui dont les pa-rents autorisaient l’assiduité, et qui se retiraitaprès avoir échangé quelque politesse avec lui.

La surprise de Clet fut grande en voyantle parloir éclairé et Morenita seule devant lui,non derrière la grille, mais dans le comparti-ment de la pièce où il se trouvait lui-même.Elle portait un coffret où étaient ses bijoux, etune mantille noire enveloppait sa taille.

La Filleule 586/659

Page 587: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Est-ce vous, grand Dieu ? s’écria-t-il. Paroù êtes-vous sortie ?

Morenita lui montra ses bras meurtris, sesmains ensanglantées.

— J’ai passé au laminoir, dit-elle en sou-riant. À présent, ne voulez-vous plus de moi ?

Clet, éperdu et enthousiasmé, la prit dansses bras, et redevenu le cavalier espagnol desrêves de sa jeunesse littéraire, il s’écria,comme dans une de ses nouvelles :

— À toi pour la vie, mon âme, ma lionne,ma panthère ! etc.

Morenita avait tout son sang-froid.

— Hâtons-nous, dit-elle. Le portier sonnedans le cloître pour m’avertir de votre visite…Écoutez… oui ! Nous avons le temps avantqu’il soit retourné à son poste. Il n’est mêmepas nécessaire que vous me cachiez sous votremanteau. Cela nous retarderait ; il faut courir !

La Filleule 587/659

Page 588: George Sand - Ebooks-bnr.com

Et, sans attendre sa réponse, elle s’élançavers la porte du parloir, qu’il avait laissée ou-verte, franchit, avec la rapidité d’une flèche,le couloir qui conduisait dehors, passa devantla loge du portier, où il n’y avait personne,et franchit la porte extérieure avant que Clet,embarrassé dans son manteau et craignantd’éveiller l’attention ou la méfiance par tropd’empressement, eût traversé la cour.

Il s’applaudit de son calme en entendant leportier rentrer sans émoi dans sa loge. Alors ilse hâta, franchit le seuil de la rue, vit la por-tière de son fiacre ouverte, et Morenita assiseau fond. Il s’élança à ses côtés, ordonna au co-cher de sortir tranquillement de la rue, puis defouetter de toutes ses forces jusqu’à la sortie dela ville.

Son premier mouvement fut de serrer Mo-renita contre son cœur ; mais elle se dégageaavec effroi, et, ramenant sa mantille autourd’elle, cachant sa figure dans ses deux mains,

La Filleule 588/659

Page 589: George Sand - Ebooks-bnr.com

elle se renfonça dans son coin, muette, fa-rouche, et comme épouvantée du tête-à-tête.

Cette terreur soudaine de la part d’une per-sonne si résolue l’instant d’auparavant, surpritClet, mais, loin de le blesser, le flatta beau-coup. Cette crainte, ce trouble, cette pudeurauxquels il ne s’attendait pas, c’était del’amour, c’était l’aveu d’une faiblesse sur la-quelle il n’avait pas compté.

— Chère Morenita, dit-il en tâchant de por-ter à ses lèvres une main qu’elle lui retira obs-tinément, que pouvez-vous donc craindre devotre meilleur ami, de votre serviteur dévoué ?À présent, disposez de moi comme d’un es-clave. Je ne peux plus douter de votre amour,ne doutez pas de mon respect. Vous feriez in-jure à celui qui se regarde comme votre époux,et qui ne veut vous devoir qu’à vous-même.

La tremblante fugitive ne répondit pas unmot, et Clet épuisa vainement son éloquence àvouloir la rassurer.

La Filleule 589/659

Page 590: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ils arrivèrent à un endroit fort sombre, où lachaise tout attelée attendait. Morenita y montaavec empressement. Clet paya son fiacre, don-na ses ordres à la hâte, et reprit sa course avecsa fiancée.

Elle s’entêta dans son silence, et Clet l’eûtcrue évanouie, sans le soin qu’elle prenait des’éloigner de lui aussitôt qu’il essayait de serapprocher d’elle. Pour lui marquer son res-pect, il s’installa sur la banquette de devant etne lui adressa plus la parole. Elle, cachée tou-jours dans sa mantille et immobile dans soncoin, ne bougea de toute la nuit et feignit dedormir. Clet trouva peu à peu cette façon d’agirtrès bizarre, très prude et trop anglaise pourune Espagnole.

Il essaya de dormir aussi ; mais un dépitcroissant l’en empêcha. Évidemment, Morenital’avait joué, elle n’avait pour lui que du dédain,de la haine peut-être. Aussitôt que le jour pa-raîtrait et qu’elle se verrait hors d’atteinte dans

La Filleule 590/659

Page 591: George Sand - Ebooks-bnr.com

sa fuite, elle allait le réveiller de ses illusionspar le plus diabolique éclat de rire.

Le jour vint, en effet, et la voyageuse s’étaitendormie pour tout de bon. Alors Clet, sortantcomme d’un rêve, examina peu à peu sa com-pagne à la clarté douteuse de l’aube. Il fut sur-pris de la malpropreté de sa robe brune et de lagrossièreté de la chaussure qui cachait son pe-tit pied. La figure et les mains restaient voiléeset enveloppées avec soin, mais de quel lam-beau de soie craquée et rougie par l’usure !

Sans doute Morenita s’était déguisée à des-sein en pauvre fille pour n’être pas reconnue àla sortie du couvent ; mais il ne semblait pasà Clet qu’elle fût affublée de ces guenilles aumoment rapide où elle lui était apparue dans leparloir et où elle lui avait parlé à visage décou-vert.

Une soudaine méfiance s’empara de lui. Ilavança doucement la main, saisit le voile à poi-

La Filleule 591/659

Page 592: George Sand - Ebooks-bnr.com

gnée sur l’épaule de la dormeuse, et l’arrachabrusquement.

Que devint-il en découvrant la plus laideet la plus malpropre gitanilla qu’il fût possiblede ramasser au coin de la rue ! une vraie gue-non, crépue, hérissée, noire comme l’enfer, auregard stupide, au sourire sournois, à la griffecrochue ! Petite, menue et jeune comme Mo-renita, bien faite d’ailleurs et assez gracieusedans ses mouvements, comme toutes les bo-hémiennes, elle avait joué avec succès ce rôleévidemment préparé d’avance, et tout autreque Clet eût pu y être pris. Il eut le couraged’éclater de rire et de lui demander si elle avaitbien dormi. Elle lui répondit dans un idiome in-compréhensible qu’elle n’entendait pas le fran-çais.

Clet fut en ce moment un grand philosophe.Au lieu de lancer le petit monstre par la por-tière, il se rappela que, depuis trois heures, ilavait envie de fumer. Il tira son tabac, roulagravement une cigarette et l’alluma. La gita-

La Filleule 592/659

Page 593: George Sand - Ebooks-bnr.com

nilla avança sa maigre patte comme pour de-mander l’aumône de la même jouissance. Clet,sans sourciller, lui donna du papier, du tabac etdu feu.

Tout en fumant, il s’avisa d’une nouvellemystification fort possible et plus sanglante en-core de la part de Morenita, s’il ne brusquaitla séparation avec la doublure qu’elle s’étaitprocurée : il allait peut-être, au premier relais,se voir entouré d’une bande de bohémiens quil’accuseraient publiquement d’avoir enlevécette jeune merveille, et qui feraient un es-clandre pour le rançonner. Il pensa ne devoirpas pousser la chevalerie jusqu’à ce risque, et,appelant le postillon, après s’être assuré quel’endroit était désert, il fit arrêter la voiture.Alors, prenant la petite par un bras, il la plantasur le chemin, en lui donnant un louis et en luidisant :

— Si tu entends le français, ma mie, reçoismes remercîments pour le service que tu m’asrendu, et dis à ceux qui t’emploient que je les

La Filleule 593/659

Page 594: George Sand - Ebooks-bnr.com

bénis pour m’avoir épargné la pire sottise queje pusse jamais faire.

Après quoi il remonta en voiture et conti-nua sa route vers Paris, où il alla raconter l’af-faire au duc de Florès, en le priant de ne pluscompter sur lui pour épouser miss Hartwell.

Le duc entra dans une véritable fureurcontre Morenita, et rendit Clet témoin d’unescène d’intérieur bien étrange.

La duchesse était entrée dans le cabinetde son mari pour prendre sa part du récit deClet. Un sourire involontaire illuminait son vi-sage expressif pendant qu’il parlait. Le duc s’enaperçut et sa colère augmenta.

— En vérité, madame, s’écria-t-il, on diraitque vous vous réjouissez de la honte et du ridi-cule que vous avez attirés sur moi !

— Que voulez-vous dire ? demanda la du-chesse en le regardant avec audace.

La Filleule 594/659

Page 595: George Sand - Ebooks-bnr.com

— N’est-ce pas vous qui, malgré mes objec-tions et ma résistance, avez soufflé à cette mal-heureuse petite fille la pensée de quitter ses pa-rents adoptifs et de venir demeurer chez moi ?N’avais-je pas prévu que vous ne sauriez pas ladiriger, que vous lui tourneriez la tête par vosexemples, et que vous l’abandonneriez ensuiteà tous les dérèglements de son caractère ?

— Par mes exemples ? reprit la duchesseavec une froideur effrayante. Vous avez dit ce-la, je crois ? Auriez-vous la bonté de vous ex-pliquer, monsieur le duc ?

— Eh ! madame, vous me comprenez bien !répliqua le duc hors de lui.

— Certainement ; mais notre ami M. Cletne comprend pas, et il faut que je lui ex-plique…

— Quoi ? qu’expliquerez-vous ? s’écria leduc en pâlissant Taisez-vous, madame ; vousêtes folle !

Clet prit son chapeau pour s’en aller.

La Filleule 595/659

Page 596: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Restez, monsieur Clet, dit la duchesseavec autorité et en se jetant presque dans sesbras ; car j’ai à dire à monsieur le duc deschoses bien graves, et si je les lui dis tête à tête,je vous jure qu’il me tuera.

Clet, effrayé, demeura incertain.

— Elle a raison, dit le duc ; je sens qu’elleva dire des choses qui me rendront fou. Restez,Clet, vous êtes homme d’honneur. Protégezmadame contre moi, s’il le faut ; il faut bienque je la laisse implorer la pitié des autres !

— Écoutez et jugez ! reprit la duchesse avecune énergie extraordinaire. Il y a quinze ansque vous nous connaissez, monsieur Clet ;vous savez avec quelle passion, quelles souf-frances, quelle fidélité j’ai aimé M. le duc deFlorès. Vous saviez, vous, qu’il me trompait,qu’il m’avait toujours trompée ; que, dès lespremiers jours de notre mariage, il m’avait faitl’injure de me préférer une vile gitana, et que,depuis, il avait eu d’autres maîtresses. Lasse de

La Filleule 596/659

Page 597: George Sand - Ebooks-bnr.com

souffrir et de rougir, une fois, une seule foisdans ma vie, Dieu qui m’entend le sait bien,j’ai aimé un autre homme. Je n’ai pas cédé àsa passion, je n’ai pas manqué à mes devoirs,mais je l’ai aimé de toutes les forces de moncœur ! C’était lord B…, que vous avez vu ici. Jepuis bien le nommer à présent qu’il est mort ;on ne peut pas le tuer deux fois ! Eh bien, lordB… passe pour avoir été assassiné, il y a deuxans, dans son parc, en Angleterre. C’est la véri-té ; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que l’assas-sin, c’est M. le duc de Florès.

— Vous mentez ! s’écria le duc ; je l’ai pro-voqué en duel : nous nous sommes battus loya-lement.

— Sans témoins ; c’est un assassinat, mon-sieur, dans tous les pays du monde et selontoutes les lois humaines. Vous l’avez tué par ja-lousie, parce que je l’aimais, vous qui ne m’ai-miez pas, lorsque j’avais respecté votre hon-neur tandis que vous m’étiez cent fois infidèle.C’est la loi du monde. Vous pensiez que c’était

La Filleule 597/659

Page 598: George Sand - Ebooks-bnr.com

votre droit ; je ne me suis pas révoltée, je neme suis pas séparée de vous, je n’ai fait en-tendre aucune plainte ; vous ne m’avez vue nipâlir, ni défaillir, ni pleurer. Frappé de moncourage et touché de ma soumission, vousavez daigné me pardonner mes soupçons, etcacher au monde la cause de mon secretdésespoir.

— Eh bien, dit le duc, cachons-la toujourset taisez-vous, madame. Vous voilà assezconfessée, et moi aussi !

Le duc, oppressé par de cruels souvenirs,voulut se retirer. La duchesse le retint.

— Mais, moi, je ne vous ai pas pardonné !s’écria-t-elle l’œil en feu et la bouche frémis-sante. J’ai juré de me venger et j’ai tenu parole.L’occasion m’a servie, je ne l’ai pas laisséeéchapper. Le gitano Algénib est venu, un jour,me révéler secrètement l’histoire de la bellePilar et l’existence de l’intéressante Morenita.J’ai payé la confiance et le dévouement de cet

La Filleule 598/659

Page 599: George Sand - Ebooks-bnr.com

aventurier : je lui ai confié le soin de ma ven-geance !

« C’est par lui, par moi par conséquent, queMorenita a su de qui elle était la fille, par moiqu’elle s’est laissé persuader de quitter ma-dame de Saule, et M. Stéphen, dont elle étaitfollement amoureuse, pour venir imposer àM. le duc l’humiliation et le ridicule de cetteindigne paternité. C’est par moi que le gitano,épris d’elle, malgré la haine et la jalousie qu’ilavait éprouvées pour elle avant de la voir, apu entretenir avec elle une intrigue dont voicile résultat. Il l’enlève ! Libre à vous, monsieurle duc, de courir après eux, et de tuer l’amantde votre fille comme vous avez tué l’amantde votre femme. Ce ne sera pas trop de deuxmeurtres pour la gloire d’un si bon père et d’unépoux si fidèle ! Mais, quoi que vous fassiez,vous boirez la honte de votre alliance avec larace égyptienne. Miss Hartwell a fait trop debruit dans Paris, elle a brillé d’un trop vif éclatdans vos salons pour qu’on oublie son appa-

La Filleule 599/659

Page 600: George Sand - Ebooks-bnr.com

rition et pour qu’on ignore sa destinée. Ren-due aux bons instincts de sa nature, elle vacourir les chemins en secouant les grelots d’untambour de basque et en profilant sa gracieusecambrure à la lueur des étoiles, comme feu ma-dame sa mère, d’irrésistible mémoire. Moi quiai mené toutes ces choses à bonne fin, à l’in-tention de M. le duc et de madame Rivesanges,cette divine madone qui a donné à sa chèreMorenita de si bons exemples à défaut de bonsprincipes ; moi qui me venge ainsi des pre-mières et des dernières trahisons de mon noblemaître, j’attends le châtiment qu’il voudra bienm’infliger pour tant de scélératesses. Me fera-t-il le plaisir de m’abandonner ? Hélas ? non :le monde en parlerait. Se donnera-t-il celui deme battre ou de me tuer ? Non ; car voici untémoin qui dirait que M. le duc est un assas-sin et un lâche. Enfin égorgera-t-il mon amantdans mes bras ? Je l’en défie ; car je n’ai pointd’amant, et j’ai au moins la consolation de pou-voir le maudire et le braver en face !

La Filleule 600/659

Page 601: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ayant ainsi parlé d’une voix étranglée parla douleur et la colère, cette terrible Espagnoletomba roide sur le tapis, en proie à des convul-sions effrayantes. L’infortuné duc s’arrachaitles cheveux. Clet les sépara, et, les ayant lais-sés aux soins de leurs gens, rentra chez luiconsterné, malade lui-même, et frémissant dé-sormais à l’idée d’entrer dans une famille si dé-plorablement troublée.

Pendant que ces choses se passaient à Pa-ris, Stéphen et Roque cheminaient de Genèveà Turin, et Morenita avec Algénib cheminaientde Turin à Genève. L’intention de ces derniersétait de gagner l’Angleterre par l’Allemagne.

Au sortir du couvent, Morenita, qui, durantsa captivité, avait réussi à échanger secrète-ment quelques lettres avec le gitano, trouva ce-lui-ci au poste qu’elle lui avait assigné. Il étaità la porte de la rue avec une petite compa-triote que, moyennant finances, il avait facile-ment décidée à jouer le rôle indiqué. Il la fit

La Filleule 601/659

Page 602: George Sand - Ebooks-bnr.com

lestement monter dans le fiacre de Clet, sansque le cocher lui-même s’en aperçût.

Aussitôt que Morenita eut franchi la portedu monastère, les deux jeunes gens se prirentpar le bras, et, tournant la première rue, s’éloi-gnèrent en courant, comme savent courir leschevreuils et les amoureux. Ils gagnèrent en-suite, sans se trop presser, un faubourg où ilsfurent reçus dans une maison de mauvaisemine par un homme basané qui portait le cos-tume d’un villageois des environs, mais en quile type gitano était fortement caractérisé. Iléchangea quelques paroles dans sa langueavec Algénib, et servit de guide et d’éclaireuraux fugitifs jusque dans la campagne. À l’en-trée d’un pauvre cabaret où mangeaient et bu-vaient d’autres bohémiens, ils trouvèrent unede ces longues voitures à deux roues quiservent aux colporteurs aisés pour le transportde leurs marchandises. Ils montèrent dans lelarge compartiment destiné aux ballots. Unnouveau bohémien s’installa dans la partie qui

La Filleule 602/659

Page 603: George Sand - Ebooks-bnr.com

sert de cabriolet au conducteur. Un maigrecheval traînait au pas ce véhicule qui gagnaainsi la grande route, sans passer sous les yeuxdes douaniers ni de la police, et qui marchatoute la nuit, sans crainte et sans danger, aupied des montagnes.

Cette fuite tranquille, obscure, sans émo-tion et sans drame, laissa Morenita tout entièreau sentiment de sa situation morale. L’espècede chambre où elle voyageait ainsi étaitpropre, garnie de materas et de couvertures,et éclairée par une petite lampe dont la clarténe perçait pas au dehors. Les parois élevées nepermettaient pas qu’on pût voir le pays qu’ontraversait ; l’air ne venait que de deux lucarnesplacées trop haut pour que Morenita, assise,pût se distraire en suivant des yeux les objetsextérieurs.

Cet isolement, ce calme, cette sorte d’em-prisonnement avec Algénib, sans espoir d’au-cune autre protection que la sienne, jetèrentune grande épouvante dans l’âme de Morenita.

La Filleule 603/659

Page 604: George Sand - Ebooks-bnr.com

Elle n’avait échangé que quelques mots aveclui dans le trajet du couvent à la voiture, desmots qui n’avaient rapport qu’à l’action pré-sente, rien sur le passé, rien sur l’avenir. Al-génib, froid, contraint ou indifférent avec elle,ne paraissait pas disposé à rompre le silence lepremier. Après s’être assuré, avec l’air de dé-goût d’un homme qui se prétend civilisé, quela cabine roulante des bohémiens était aussi-propre qu’il l’avait exigé, il s’installa dans uncoin pour dormir, donnant, par cette manièred’être farouche et bizarre, un singulier pendantà la scène qui se passait à la même heure dansla voiture de Clet.

Sans doute Algénib, en faisant à la fausseMorenita le programme de son attitude vis-à-vis de Clet, avait adopté le sien propre dansdes conditions analogues. Un instant même ilavait eu l’idée de jeter un double outrage à laface de ceux qu’il appelait ses ennemis natu-rels, en substituant à lui-même dans sa fuite unaffreux gitano, pour confondre l’orgueil de Mo-

La Filleule 604/659

Page 605: George Sand - Ebooks-bnr.com

renita. Selon lui, Morenita avait renié son ranget parjuré sa religion en le laissant maltraiterpar le duc après avoir repoussé son amour. Illa haïssait depuis ce jour-là. Il avait juré dese venger d’elle. Il croyait n’être revenu lui of-frir son assistance que pour arriver à ce but.Mais la jalousie et la passion qui couvaientsous cette haine ne lui avaient pas permis deconfier à un autre le soin de sa vengeance.

Morenita eut pour de ce silence et compritce qui se passait dans ce cœur si vindicatif. Ellese fût jouée facilement de tout autre ; mais ellesentait là un homme délié d’esprit, aussi péné-trant, aussi insaisissable au piège que la femmela plus habile, et je ne sais quel respect instinc-tif pour un caractère si semblable au sien semêlait à sa crainte.

Elle prit le parti de lui tenir tête de la mêmemanière, et, gardant le silence, elle feignit des’assoupir aussi ; mais elle n’ouvrit pas uneseule fois les yeux à la dérobée sans voir lesyeux ardents du gitano attachés sur elle avec

La Filleule 605/659

Page 606: George Sand - Ebooks-bnr.com

une expression indéfinissable. Dès qu’il sevoyait observé, il reprenait sa feinte indiffé-rence ou son sommeil simulé.

La nuit entière se passa ainsi. Au point dujour, le voiturier s’arrêta à l’entrée d’un bois.Il faisait très froid. Morenita était glacée, elleavait faim. Algénib, qui paraissait insensible àtout, ne parut pas non plus s’inquiéter d’elle etdescendit comme pour marcher un peu, sanslui demander si elle voulait en faire autant,et sans lui dire où elle était. Le conducteurs’éloigna aussi. Morenita se crut abandonnée àquelque péril inconnu ; en proie à une affreuseinquiétude, elle eut l’idée de fuir de son cô-té pour se soustraire à son étrange protecteur.Elle le pouvait, la voiture restait ouverte. Ellel’eût osé, mais elle ne le voulut pas.

— C’est de la confiance qu’il exige peut-être, pensa-t-elle. Je feindrai d’en avoir.

Elle se sentait sous la main d’un maître.

La Filleule 606/659

Page 607: George Sand - Ebooks-bnr.com

Au bout d’une demi-heure, Algénib reparutavec le bohémien.

— Venez, dit-il à Morenita.

Il la laissa descendre sans lui offrir le bras,paya son conducteur en lui secouant la maind’un air affectueux, et marcha le premier enprenant à travers le bois, sans se retournerpour voir si sa compagne le suivait.

Elle le suivit résolument, quoique brisée,et arriva avec lui à la maison d’un garde fo-restier où elle fut reçue dans une pièce fortpropre, bien chauffée et servie d’un déjeunerconfortable. Algénib l’y laissa seule. La femmedu garde lui conseilla de se reposer quelquesheures dans un bon lit. Cette femme paraissaithonnête et bien intentionnée. Morenita accep-ta, se remit du froid et de la fatigue, et, relevéevers midi, attendit Algénib sans oser faire lamoindre question sur son compte, et sans vou-loir témoigner l’impatience de le revoir.

La Filleule 607/659

Page 608: George Sand - Ebooks-bnr.com

Cette impatience était vive pourtant. La cu-riosité commençait à remplacer l’inquiétude.

Algénib entra enfin, après lui avoir fait, nonpas demander si elle voulait le recevoir, maisdire simplement qu’il avait à lui parler.

— Señorita, dit-il sans s’asseoir, je viens depourvoir à la suite de votre voyage. Ce soir,une voiture de louage viendra vous prendreici. Je vous conseille, malgré le froid, de nevoyager que la nuit et par courtes étapes, sansprendre ni la poste ni les voitures publiques.Quand on se sauve, il faut toujours se laisserdépasser. Le duc vous cherchera en Angle-terre. Il faut n’y arriver que quand il en seraparti. Prenez donc votre temps. Voici de l’ar-gent, il vous en faut. Vous me le restituerezquand vous aurez vendu quelques diamants.Rien ne presse ; j’ai de quoi attendre. J’ai ache-té pour vous une pelisse fourrée que vous trou-verez dans votre voiture, et, sur ce, je voussouhaite un bon voyage et de brillantes desti-nées.

La Filleule 608/659

Page 609: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Vraiment, Algénib, vous m’abandonnezainsi ! dit Morenita stupéfaite ; sont-ce là vospromesses ?

— Vous voulez dire mes offres. Or, desoffres ne sont pas des engagements dèsqu’elles ont été rejetées, et c’est ce que vousavez fait des miennes.

— Quoi ! je suis avec vous, et vous préten-dez que je n’ai pas accepté vos services ?

— Mes services, oui ; mon dévouement,non ! Ne jouons pas sur les mots, Morenita Flo-rès. Voici ma dernière lettre, et voici votre ré-ponse.

Et, tirant deux lettres de sa poche, Algénibles relut avec une sorte de pédantisme amer.

— Je vous écrivais, dit-il : « Morenita, vousm’avez humilié, foulé aux pieds. Je vous par-donne, vous êtes assez punie. Je suis près devous, j’attends vos ordres. » Ce n’était paslong, mais c’était clair ; cela signifiait : Je vousaime, disposez de moi. Votre réponse n’est ni

La Filleule 609/659

Page 610: George Sand - Ebooks-bnr.com

moins courte ni plus obscure : « Je ne veux pasde conditions. Sauvez-moi. Je n’ai rien à mefaire pardonner. Je suis prête à fuir, j’attends lapreuve de votre affection. » Cela signifie : Je nevous aime pas, servez-moi. Eh bien, à un hommeque la vanité n’aveugle pas comme M. Clet, ilne faut pas espérer de dorer la pilule. Il saitavaler le fiel de la vérité, celui qui a beaucouplutté et beaucoup souffert ! Mais il vaut peut-être mieux que bien d’autres. Le gitano abject abien voulu vous prouver qu’il est plus généreuxet en même temps plus fier que vos heureuxdu monde, qui ne vous délivrent et ne vousprotègent qu’à la condition de vous posséder,au risque d’être trompés le lendemain. J’étaisbien aise de vous donner cette leçon, señorita,et je n’ai pas insisté dans ma correspondance :elle n’a plus roulé, entre vous et moi, que surles moyens d’évasion. Vous voilà libre, grandbien vous fasse ! Je vous devais cela, parceque, malgré le noble sang de votre père, vousêtes gitana, et que les gitanos, ces êtres si dé-gradés et si misérables, se doivent entre eux

La Filleule 610/659

Page 611: George Sand - Ebooks-bnr.com

l’assistance fraternelle et ne l’oublient jamais.Quoique votre mère ait trompé mon père, jeme suis souvenu aussi qu’elle m’avait adoptéavec amour, qu’elle m’avait porté dans sesbras, qu’elle avait partagé son dernier morceaude pain avec moi comme avec l’enfant de sesentrailles, et j’ai eu pitié de sa fille ; voilà tout !

Algénib, qui avait dit tout cela avec em-phase et dédain, ne put cependant réveiller enlui le souvenir de la pauvre Pilar sans éprouverune émotion profonde. Ceux qui méprisent leplus cruellement les gitanos ne sauraient leurrefuser la force et la tendresse dans les affec-tions de famille. La voix d’Algénib fut un ins-tant voilée, et ses yeux brûlants se remplirentde larmes.

Morenita se leva et lui prit la main :

— Vous êtes meilleur que je ne pensais, dit-elle, et je vous ai méconnu, pardonnez-le-moi.

— À la bonne heure ! reprit-il. Adieu !

La Filleule 611/659

Page 612: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Non. Il est impossible que nous nousquittons ainsi ! s’écria Morenita. Malgré tout,nous sommes les enfants du malheur et de lapersécution, et il n’est pas nécessaire d’avoirété portés dans le même sein pour nous sentirfrères. Je le vois bien, je suis plus gitana qu’Es-pagnole, et, si je rougis de quelque chose àprésent, c’est d’avoir rougi de vous. Ne soyezpas si sévère, songez à l’éducation que j’ai re-çue !…

— Vous mentez, Morenita ; ni votre mamitani même votre cher Stéphen ne vous avaientenseigné à mépriser les bohémiens. Ils ne vousen parlaient pas assez peut-être ; mais, quandl’occasion les y forçait, ils vous disaient qu’ilfallait plaindre et secourir les descendants despauvres soudras, plus soudras, plus parias en-core en Europe qu’ils ne l’étaient jadis dansleur patrie. Oh ! je sais bien ce que Stéphenpensait de la cruauté de sa race, et, à présent,je lui rends justice. C’est chez votre père quevous avez appris à nous dédaigner. C’est là que

La Filleule 612/659

Page 613: George Sand - Ebooks-bnr.com

votre cœur s’est corrompu. C’est peut-être mafaute, je vous ai donné de mauvais conseils, etvous en avez profité contre moi et contre vous-même. Adieu, vous dis-je ! vous êtes vaine etmenteuse pour deux gitanillas ; car vous l’êtescomme une Espagnole.

— Je ne veux pas que vous me haïssiez !s’écria Morenita.

— Je ne vous hais pas, répondit Algénib,vous m’êtes indifférente.

— Vous m’aimiez pourtant encore, il y a unmois, quand vous êtes revenu de Paris à Turinpour me chercher, au lieu d’aller seul en Angle-terre ?

— Ah ! je vas vous dire ! répondit-il avecun sourire amer, j’avais reçu de l’argent pourvous enlever. J’aurais voulu le gagner, parceque j’aime l’argent. Mais je ne suis pas voleur,quoique gitano, et quand j’ai su que vous ne mesuiviez pas de bon cœur, j’ai renoncé à l’argentet à vous. À présent, sachez que, si je vous em-

La Filleule 613/659

Page 614: George Sand - Ebooks-bnr.com

menais, je n’aurais pas de quoi faire vivre long-temps une princesse comme vous. Il me fau-drait recourir à la duchesse ; ce serait très avi-lissant, n’est-ce pas ? Eh bien, si je vous aimais,si vous m’aimiez, je m’en moquerais bien ! Jene serais pas vil, je serais méchant. Il y a ma-nière de faire les choses. Je rançonnerais pourvous cette femme qui paye ses vengeances etqui serait forcée de payer notre bonheur. Maisne pensons pas à tout cela, nous ne pourrionspas nous aimer !

— Non, ne pensons pas à rançonner nosennemis, dit Morenita, qui comprit aussitôt laconduite de la duchesse envers elle, et qui enfrémit ; songeons à les fuir, à ne jamais re-tomber dans leurs mains. Algénib, sauve-moiet je t’aimerai peut-être ! Ne veux-tu donc pasme mériter, toi qui m’aimais tant à la villetta ?Je n’ai pas besoin d’argent, j’ai des bijoux, ilssont à moi : c’est mon père qui me les a don-nés. C’est de quoi attendre que nous soyonsassez oubliés de nos persécuteurs, assez libres

La Filleule 614/659

Page 615: George Sand - Ebooks-bnr.com

pour gagner notre pain nous-mêmes. Prends-moi pour ta sœur comme autrefois. Figurons-nous que nous ne nous étions pas trompés surnotre parenté. Soyons amis comme dans cetemps-là. Ç’a été le plus pur et plus doux de mavie, rends-le-moi !

— Jamais ! dit Algénib. J’ai été avili, jetéà genoux, frappé presque sous vos yeux parvotre père, et vous avez regardé, vous n’avezrien dit, vous n’avez pas maudit le sang chré-tien ; vous étiez contente !

— Mon Dieu ! vous aviez voulu me tuer,vous, ou me contraindre à vous obéir sansamour !

— J’étais fou dans ce moment-là, j’avais lapassion pour excuse. Vous, vous étiez de sang-froid en me voyant maltraiter, et vous aviez lalâcheté pour refuge.

— Ainsi, vous me dédaignez, et aprèsm’avoir enlevée, vous allez m’abandonner ?

La Filleule 615/659

Page 616: George Sand - Ebooks-bnr.com

Mais songez donc que c’est une honte pire quecelle d’avoir été séduite !

— Vous ne savez pas ce que c’est que d’êtreséduite, ma pauvre señorita : vous ne le serezjamais, je vous en réponds, vous êtes trop mé-fiante ! mais vous serez outragée. C’est le sortde celles qui promettent et ne tiennent pas. Al-lons ! je vois que vous avez peur de vous trou-ver seule et que vous tenez à ce que j’aie l’aird’être votre dupe. Je me ris de cette prétention,je saurai la déjouer ; partons, si vous voulez.Mais alors il vous faudra aller où je veux.

— Où donc voudriez-vous me conduire ?

— Chez votre mamita et votre parrain Sté-phen, qui, seuls, vous feront grâce et vous ac-corderont leur protection.

— Vous voulez me conduire chez mon par-rain, vous qui étiez si jaloux de lui, et qui, vingtfois, m’avez menacée de me tuer si je ne l’ou-bliais ?

La Filleule 616/659

Page 617: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je vous ai dit que je ne vous aimais plus ;par conséquent, je ne suis plus jaloux de per-sonne. Vous doutez donc encore de cela ? Vrai-ment, vous avez la fatuité bien tenace, missHartwell !

— Eh bien, partez donc, dit Morenita, bles-sée jusqu’au fond de l’âme. J’irai seule où vousm’offrez de me conduire. Pour retrouver mesvrais amis, je n’ai pas besoin de vous.

— Oui, oui, allez-y vous ferez fort bien, etallez-y seule, dit Algénib, vous me ferez grandplaisir.

Il sortit avec fermeté et sans détourner latête. Morenita crut voir qu’il lui cachait deslarmes de rage.

— Il reviendra, dit-elle.

— Elle me laisse partir ! pensa Algénib ensortant de la maison. C’est qu’elle ne croit pasà mon courage. Il faut que je lui dise adieu demanière à briser le sien.

La Filleule 617/659

Page 618: George Sand - Ebooks-bnr.com

Il revint frapper à sa porte.

— J’en étais sûre ! se dit Morenita.

— Señora, dit Algénib, je viens de m’infor-mer si la route est sûre pour une femme quivoyagerait seule la nuit dans une voiture delouage. On me dit que, pourvu que le voiturinsoit un brave homme, il n’y a aucun risque. Lapolice est trop bien faite pour qu’il y ait desvoleurs. Soyez donc sans inquiétude. L’hommeque j’ai choisi est sûr et ne se fera pas payerdeux fois ; il l’est d’avance. C’est à Genève qu’ilvous conduira.

— Pourquoi à Genève ?

— Parce que M. et madame Rivesangessont là. Présentez-leur mes compliments et re-cevez mes adieux.

Il la salua avec aisance et disparut. Il quittabien réellement la maison du garde, et Moreni-ta, qui, de sa fenêtre, le suivait des yeux avecconsternation, le vit disparaître au loin dans ladirection de Turin.

La Filleule 618/659

Page 619: George Sand - Ebooks-bnr.com

Alors elle fondit en larmes. S’il l’eût implo-rée, elle l’eût joué ou brisé. Il la bravait, il étaitaimé.

Puis, la terreur de l’isolement s’empara deson âme en détresse.

— Seule, seule ! abandonnée ! s’écria-t-elle.Non ! c’est impossible ! Hier, j’avais deux che-valiers qui se disputaient l’honneur de m’en-lever ; à l’heure qu’il est, tous deux me mé-prisent ! Qu’ai-je donc fait, mon Dieu, et quevais-je devenir ? Qui sait si mamita ne va pasme chasser comme une fille perdue ? Ô Algé-nib, c’est pourtant toi qui es cause de mon mal-heur, et tu m’abandonnes !

Elle appela le garde, lui ordonna de monterà cheval, de rejoindre Algénib et de le lui rame-ner tout de suite.

— S’il ne veut pas, dit-elle, éperdue et sanssonger à s’observer devant son hôte, dites-luique je me tuerai en vous voyant revenir sanslui.

La Filleule 619/659

Page 620: George Sand - Ebooks-bnr.com

Le garde monta à cheval et partit. Morenitale vit mettre son petit poney au galop, suivrel’allée qu’Algénib avait suivie, et disparaîtrederrière les mêmes masses d’arbres. Ellecompta les minutes, les heures… La nuit vint.Le garde n’avait pas reparu. Morenita, en proieà une angoisse insoutenable, sortit de sachambre pour s’informer si cet homme n’étaitpas revenu par un autre chemin.

— Il n’est pas revenu du tout, dit la fores-tière. Ça m’étonne ; mais ne voulez-vous paspartir vous-même, signorina ? Voilà votre voi-ture qui arrive… Ah ! s’écria-t-elle en regardantvers la direction opposée, et mon homme aus-si ! avec votre frère… et deux autres mes-sieurs.

Morenita regarda du même côté, étouffa uncri, rentra dans la maison et courut s’enfermerdans sa chambre. Les deux hommes qui ac-compagnaient Algénib étaient Stéphen etRoque.

La Filleule 620/659

Page 621: George Sand - Ebooks-bnr.com

La confusion et l’épouvante de cette pauvreenfant étaient si grandes, qu’un instant elle eutla pensée de se jeter par la fenêtre et de se tuerpour échapper à l’humiliation de se voir rendueà l’homme qui l’avait dédaignée, par celui quila dédaignait.

On frappa à sa porte, elle ne répondit pas.Elle était comme paralysée.

— Attendons qu’il lui plaise d’ouvrir, disaitla voix de Stéphen.

— Non, répondait celle de Roque. Il y a là-dessous quelque chose de louche ; enfonçonsla porte.

Roque l’eût fait comme il le disait. Morenitase hâta d’ouvrir ; mais son parti était déjà pris.Il lui avait suffi d’un instant pour se reconnaîtreet se décider.

— Quoi ! c’est vous, mon parrain ? dit-elle,mettant son émotion sur le compte de la sur-prise ; et M. Roque ? Je suis heureuse de vousrevoir. Oserai-je vous demander des nouvelles

La Filleule 621/659

Page 622: George Sand - Ebooks-bnr.com

de ces dames, qui probablement ne me per-mettent plus de les appeler mes deux ma-mans ?

— Morenita, dit Stéphen, je suis chargépour vous de la commission que voici : « Dis-lui que sa mamita est malade, qu’elle la de-mande, qu’elle a besoin d’elle. » Que répondez-vous ?

— Ô mon Dieu ! elle est donc bien malade ?s’écria Morenita en pâlissant. Partons ! Elle medemande… C’est donc qu’elle va mourir ?

Et l’enfant repentante, oubliant sa situationpersonnelle, tomba défaillante sur une chaise.Tout son ancien amour pour Anicée lui reve-nait au cœur, et les sanglots l’étouffèrent subi-tement.

— Non, non, dit le bon Roque en lui prenantla tête comme il eût fait dix ans auparavant, tamamita n’est pas malade. C’était une épreuve.Puisque ton cœur vaut mieux que ta cervelle,

La Filleule 622/659

Page 623: George Sand - Ebooks-bnr.com

reviens avec nous, enfant prodigue, et noustuerons le veau gras pour ton retour.

— Merci, monsieur Roque, dit Morenita enportant à ses lèvres la main de ce paternel ami.Oh ! vous me rendez la vie. Puisque mamita seporte bien et m’aime encore, j’irai lui deman-der pardon à deux genoux, pourvu que moncompagnon de voyage me le permette, ajouta-t-elle en baissant les yeux, et j’espère qu’il mele permettra.

— Qu’est-ce à dire, et qui est ce compagnonde voyage ? dit Roque en regardant Algénib ;c’est donc lui ? Il prétendait t’avoir rencontréeici par hasard, comme nous venons de le ren-contrer lui-même sur la route de Turin, oùnous allions te chercher. Nous ne l’avons pascru absolument ; nous le connaissons pour unfieffé conteur d’histoires, ce moricaud-là !Mais, enfin, il nous a amenés vers toi, et,comme il eût pu se dispenser de cette partiede la vérité, nous lui en savons gré. Voyons,maître Rosario, expliquez-vous devant elle. Il

La Filleule 623/659

Page 624: George Sand - Ebooks-bnr.com

est temps. Nous voulons tout savoir, et vos af-faires seront meilleures si vous ne mentez pas.Pourquoi et comment est-elle ici ? Où allait-elle, et pourquoi retourniez-vous seul à Paris ?

— Monsieur Roque, répondit Algénib avecune froide assurance, dès les premiers motsque vous m’avez dits eu m’arrêtant sur le che-min, j’ai vu que vous saviez tout jusqu’au mo-ment où M. Clet est arrivé à Turin pour épou-ser… cette demoiselle ! Vous m’avez parlé fortdurement, M. Stéphen aussi… Il en avait ledroit, au reste.

— C’est fort heureux, dit Roque ; et moi,je ne l’avais pas ? N’importe, passons. Tu saisque nous connaissons ta conduite ; à présent,veux-tu nier ce qui nous paraît démontré quantau reste ?

— Roque, dit Stéphen, cette explication enprésence de Morenita est déplacée. Qu’ils s’ex-pliquent séparément, puisqu’il est indispen-sable que nous connaissions leurs sentiments

La Filleule 624/659

Page 625: George Sand - Ebooks-bnr.com

et leurs projets. Causez avec ma filleule ; elleaura, j’espère, confiance en vous. Moi, je mecharge d’arracher la confession de ce malheu-reux, s’il lui reste un peu de cœur et deconscience que je puisse invoquer encore.

— Épargnez-moi les reproches, monsieurStéphen, répondit Algénib fort ému. De vous,je dois tout supporter ; mais il n’est pas sûr quemaintenant cela me fût possible. Je vous ai ditce que je voulais vous dire ; vous n’en saurezpas davantage. Ce dont on m’a accusé auprèsde vous n’est que trop vrai. J’ai trompé votrefilleule, je l’aimais ! Elle m’a puni en me re-poussant et en me méprisant, le jour où ellea su que je n’étais pas son frère. Je n’ai pas àm’expliquer sur autre chose. Je vous ai dit quevous ne sauriez rien de moi, que vous alliezla voir, qu’elle parlerait elle-même et dirait cequ’elle voudrait. Qu’elle le fasse ! Quoi qu’elledise, que ce soit vrai ou faux, je ne la contre-dirai pas. Elle est ma sœur devant le Dieu demes pères, et vous avez eu beau faire, je suis

La Filleule 625/659

Page 626: George Sand - Ebooks-bnr.com

resté gitano ; c’est-à-dire que votre vérité n’estpas la mienne, et que je ne vous dois pas lefond de ma pensée. Allons, señorita, parlez !Et tenez, voulez-vous que je m’en aille ? Oui,ce sera mieux, vous serez plus libre de vos ré-ponses. Je ne crains pas que les miennes vouscontredisent, je n’en ferai aucune.

— Allons ! dit Roque, il a fait un progrès : ilrefuse la vérité ; autrefois il mentait en promet-tant de la dire.

Algénib s’apprêtait à sortir ; Morenita le re-tint.

— Restez, dit-elle, je veux parler devantvous. Mon parrain, ajouta-t-elle avec fermetéen pliant le genou devant Stéphen, pardonnez-moi, en attendant que mamita me pardonne.J’ai disposé de moi sans votre permission.J’aime ce jeune homme, non pas malgré satromperie, mais à cause de ce qu’il a imaginéet osé pour se faire aimer de moi. J’ai pris l’ha-bitude de l’aimer en le croyant mon frère. Il ne

La Filleule 626/659

Page 627: George Sand - Ebooks-bnr.com

m’a pas été possible de la perdre, malgré unmoment de colère que j’ai eu contre lui. C’estlui qui m’a enlevée hier soir, c’est avec lui queje me sauvais en Angleterre, où nous devionsnous marier. Voyez si vous croyez qu’il soitpossible au duc de Florès de s’y opposer, et simamita me conseillerait de manquer à ma pa-role.

En parlant ainsi à Stéphen sans hésitationet sans trouble, Morenita, triomphante d’elle-même et de la résistance d’Algénib, vit les yeuxde ce beau jeune homme s’illuminer de tousles rayons de l’orgueil, de la joie et de l’amour.Il était pur, il était grand dans ce moment-là, pour la première fois de sa vie peut-être.Quand Morenita eut parlé, il tremblait, il sesoutenait à peine, il songeait à la prendre dansses bras, à l’emporter, à fuir avec elle au boutdu monde, si Stéphen hésitait à la lui accorder.Il avait même du courage, non pas peut-êtrele courage agressif refusé à son organisation,

La Filleule 627/659

Page 628: George Sand - Ebooks-bnr.com

mais le courage passif, persévérant, indomp-table.

Stéphen, qui avait regardé attentivementMorenita pendant qu’elle se déclarait ainsi, seretourna vers Algénib et le regarda de même.

— C’est bien, dit-il après un moment de si-lence. Pour moi, j’acquiesce à votre liberté au-tant que mes droits d’adoption sur vous deuxme le permettent. Je vous demande seulementde venir consulter ma femme sur les moyensde fléchir la répugnance que le duc de Florèsapportera sans doute à cette union.

— Le duc de Florès n’est pas mon père !dit Morenita avec force. Il me l’a dit, je doisle croire. Il n’a aucun droit sur moi. Je n’aiqu’une parente, qu’une mère, qu’une tutrice,c’est votre femme, mon parrain, c’est mamitabien-aimée. Les lois ne me font dépendre d’au-cune autorité. Mon cœur est libre de choisircelle qu’il me convient de regarder comme lé-gitime et sacrée. Allons, mon parrain, retour-

La Filleule 628/659

Page 629: George Sand - Ebooks-bnr.com

nez vers mamita, ajouta-t-elle. Dites-lui quej’arrive ; nous vous suivrons de près, mon frèreet moi.

— Doucement, dit Roque, ceci n’est pas ré-gulier. Vous n’êtes pas mariés, et nous sommeschargés de ramener une jeune personne, etnon deux jeunes époux, à mamita.

— Pardonnez-moi, monsieur Roque, ditMorenita en regardant Algénib, et en dissipantainsi le nuage qui déjà obscurcissait son âmeinquiète et jalouse ; mais, sans mon fiancé, ce-la n’est ni convenable ni possible.

Stéphen comprit cette fermeté et l’admira.Il était trop pénétrant pour ne pas voir que Mo-renita faisait un dernier effort pour se rattacherà Algénib ; mais, comme il supposait leur liai-son plus intime, il désirait qu’elle fût franche-ment acceptée.

La Filleule 629/659

Page 630: George Sand - Ebooks-bnr.com

que nous avons laissée sur le chemin. Prépa-rez-vous tous trois à y monter avec moi.

La Filleule 630/659

— Morenita a raison, dit-il, nous voyage-rons tous ensemble. Je vais chercher la voiture

Page 631: George Sand - Ebooks-bnr.com

XIV

FRAGMENTS DES MÉMOIRES DESTÉPHEN

La révolution de février n’avait rien changéà nos paisibles habitudes, et nous passâmespresque toute l’année 1848 à Briole, heureuxquand même dans notre intérieur, bien qu’at-tristés et consternés par le retentissement desdiscordes civiles.

Je n’étais pas, je n’ai jamais été un hommepolitique. J’ai les mœurs trop douces pour cerude métier. Je les trouve naïfs, ces gens quivous disent qu’il ne faut que de la volonté etdu courage pour être un instrument actif dansl’œuvre du progrès de son siècle. Je ne croispas manquer de volonté, je ne crois pas man-quer de courage, ni au moral, ni au physique ;

Page 632: George Sand - Ebooks-bnr.com

mais il est des temps de fatalité dans l’histoireoù la lutte des idées disparaît derrière la luttedes passions. Ce ne sont plus tant les systèmesqui se combattent que les hommes qui sehaïssent. Puis viennent des jours néfastes oùils s’égorgent, et le lendemain, ivres ou brisésdans la défaite ou la victoire, ils se demandentavec effroi pour quelle cause, pour quel prin-cipe ils ont commis ce parricide !

Je ne sais point haïr. Je ne le peux pas. Jen’en fus pas moins souvent victime des vexa-tions du fait et des injustices de l’opinion. Pour-quoi aurais-je été oublié, dans mon coin, par lacolère ou la souffrance générale ? À cette tristeépoque, pas un homme ne fut épargné par l’es-prit de parti, qu’il eût remué ou mûri quelqueidée dans la politique, dans l’art ou dans lascience.

Mais notre sanctuaire domestique resta in-attaquable. Comme, en aucun temps, je n’avaiseu ambition et souci d’aucune chose vénale,retentissante ou flatteuse dans les prospérités

La Filleule 632/659

Page 633: George Sand - Ebooks-bnr.com

de ce monde, les vicissitudes de la politiqueet les orages de la société passèrent autour denotre nid sans y faire pénétrer les préoccupa-tions personnelles, les ambitions déçues ou sa-tisfaites, les vengeances avortées ou assouvies,les mauvais désirs ou les poignants remords.

Les événements avaient chassé de Francebeaucoup d’étrangers de marque, inquiets ouavides du contre-coup que nos agitations pro-duiraient dans leur pays. Le duc de Florès étaitretourné en Espagne sans exiger que sa femmel’y suivît. Leur union était devenue si malheu-reuse, qu’ils ne cherchaient plus qu’un prétextepour en relâcher les liens sans les briser. La du-chesse alla vivre en Italie, où les symptômesd’une dévotion exaltée ne tardèrent pas à semanifester chez elle.

Le duc ne nous donna plus signe de vieet parut vouloir ignorer ce que nous décide-rions pour l’avenir de Morenita. L’abandon futl’inévitable dénouement d’une tendresse pater-nelle si peu sage et si peu courageuse.

La Filleule 633/659

Page 634: George Sand - Ebooks-bnr.com

Les six premiers mois de la républiquefurent pour tous les arts un temps d’arrêt ; untemps d’effroi, de gêne ou de misère pour laplupart des artistes. Algénib consentit à nes’occuper de son avenir qu’en travaillant pourse l’assurer plus sérieux et plus honorable. Ilreprit ses études avec Schwartz, avouant enfinque cet admirable professeur lui donnait beau-coup sans lui rien ôter. Morenita lui inspira ducourage et de la suite dans le travail, en luidonnant l’exemple.

Dans les premiers jours de notre réunion àGenève, ma belle-mère, Roque et moi avionspensé qu’il n’y avait qu’un parti à prendre, quiétait de marier les deux gitanos et de veillerensuite à établir leur existence dans les condi-tions les moins anormales qu’il nous seraitpossible de leur créer. À cet effet, j’avais écritau duc, qui ne m’avait pas répondu, soit qu’iln’eût pas reçu ma lettre, soit qu’il ne sût àquoi se décider, soit qu’il voulût témoigner deson mépris pour une fille rebelle. Je n’insistai

La Filleule 634/659

Page 635: George Sand - Ebooks-bnr.com

pas. Ma chère Anicée était satisfaite de n’avoirplus de concurrents funestes dans sa sollici-tude pour Morenita ; mais, quand je lui parlaide conclure le mariage, devenu inévitable etnécessaire selon toutes les apparences, elle medit en souriant :

— Vous vous trompez tous. Rien ne presse,Morenita est pure. Je n’ai pas eu besoin de l’in-terroger. J’ai senti dans son premier regard,dans son premier baiser, qu’elle me revenaitenfant comme elle était partie. Elle aime Al-génib, je le crois. Elle a la volonté de n’aimerque lui, j’en suis sûre. Il y a plus, je te déclareque ma conscience est tranquille, parce que jecrois que c’est le seul homme qu’elle puisse ai-mer. Pourtant, je veux le connaître, ce cœur ai-gri par les premières impressions de la vie. Jeveux savoir si la somme du bien peut l’empor-ter radicalement en lui sur celle du mal. Celan’arrivera peut-être pas si nous ne sommes dé-cidés à nous en mêler. Il le faut donc ! Je nesais si ce sera très divertissant, car il ne pa-

La Filleule 635/659

Page 636: George Sand - Ebooks-bnr.com

raît maniable qu’à la surface, ton gitano ; maisnous devons à Morenita de lui faire le meilleurépoux possible, ou de la préserver de lui, si dé-cidément c’est un cœur où la haine doit tenirplus de place que l’amour.

Nous étions revenus à Briole en mars 1848,avec le jeune couple, et voici quelle était, versla fin de l’automne, la situation de notre fa-mille. Je ne sais par quel art magique, révélé àla délicatesse d’un cœur de femme et à la per-suasion d’un cœur de mère, Anicée avait ar-raché, des profondeurs de la conscience tor-tueuse d’Algénib, un serment inviolable à sespropres yeux. Il avait juré de regarder, pendantsix mois entiers, Morenita comme sa sœur. Enretour, il avait exigé d’Anicée une confianceabsolue dans ses relations avec Morenita. Iltint parole en voyant que cette noble femmecomptait sur lui, et, malgré l’ardeur de sessens, les fluctuations de sa volonté rebelle etles dangereux souvenirs d’une dépravation

La Filleule 636/659

Page 637: George Sand - Ebooks-bnr.com

précoce, il ne compromit par aucun entraîne-ment trop marqué la chasteté de sa fiancée.

Ainsi, pendant qu’on disait dans le monde,quand par hasard on s’y souvenait de l’appa-rition de miss Hartwell, qu’elle s’était sauvéeavec un chanteur des rues, et que, déjà aban-donnée par lui, elle avait été recueillie par mafemme, qui était occupée à cacher les suitesde sa faute, Algénib et Morenita vivaient inno-cemment épris sous nos yeux, l’une ignorantencore la nature des égarements qu’on lui im-putait, l’autre combattant et dominant avecune sorte d’héroïsme les révoltes de sa pas-sion. Ce n’est pas le seul exemple que j’aievu de ces vérités invraisemblables. J’ai surpris,sous des dehors austères des turpitudes in-ouïes. J’ai découvert, au fond d’existences ca-lomniées, des candeurs surprenantes. L’opi-nion n’est donc plus, pour moi, un critérium dela moralité. Elle n’est pas volontairement in-juste ; mais elle n’est pas toujours éclairée, etje n’aime pas qu’on y tienne trop. On devient

La Filleule 637/659

Page 638: George Sand - Ebooks-bnr.com

trop habile à se concilier l’estime publique sansse priver d’aucun vice, quand on la préfère à lalibre quiétude de la conscience.

L’engouement bizarre que ma filleule avaitressenti pour moi n’inquiéta pas un instantAnicée. Morenita, en la retrouvant à Genève,s’était jetée dans ses bras avec une passiontrop franche, une émotion trop sentie, pourque la jalousie, l’amour par conséquent ne fûtpas vaincu.

Il n’en fut pas de même d’Algénib. Il futlongtemps ombrageux et sournoisement atten-tif à mes manières avec sa fiancée. Je sentaissouvent, au milieu de ses retours vers moi, unaccès de haine plus fort peut-être que sa volon-té. Je lui pardonnais, je feignais de ne m’aper-cevoir de rien.

Dans les premiers temps, Morenita fut ra-vissante de grâces, de tendresses, d’adorationspour sa mamita. Je fus vraiment surpris de voirtout ce que ce cœur inégal, facile à troubler,

La Filleule 638/659

Page 639: George Sand - Ebooks-bnr.com

renfermait d’ardeur dans la reconnaissance.Elle avait trouvé tout simple d’être gâtée etchoyée dans ce qu’elle appelait naïvement sontemps d’innocence, c’est-à-dire avant sa phased’ingratitude. Elle ne se reprochait que celadans sa vie. La vanité, la coquetterie, la tyran-nie, la duplicité féminine, l’indépendance sansfrein, tous les défauts qui avaient fait explo-sion durant son absence, ne comptaient pasbeaucoup à ses yeux. Ils lui étaient trop natu-rels pour qu’elle les condamnât sévèrement enelle-même. Mais le crime d’avoir boudé et affli-gé sa mère, elle ne comprenait déjà plus com-ment elle avait pu le commettre, et, à chaquesouvenir de ce temps-là, on la voyait rougiret pâlir, interroger, de son œil d’animal sau-vage, l’œil si divinement humain d’Anicée, sai-sir à la dérobée sa main ou les plis de sa robe,les embrasser avec ardeur, et quelquefois, avecune sorte de désespoir enfantin et sauvage, en-foncer ses ongles ou ses dents dans sa proprechair comme pour se punir de sa folie. Le re-pentir était dans cette âme altière une sorte

La Filleule 639/659

Page 640: George Sand - Ebooks-bnr.com

de soulagement effréné aux tortures de sonpropre orgueil. Devant les reproches d’Anicée,elle fût entrée en révolte, elle fût redevenueimpie. Devant son inaltérable mansuétude, elleétait vaincue et trouvait une secrète joie àl’être.

Nous ne pouvions voir aussi facilement cequi se passait dans l’âme d’Algénib. Une cui-rasse impénétrable cachait, à l’habitude, sesémotions intimes, au point que nous pensionssouvent avec effroi qu’il ne comprenait pas etne sentait pas les choses morales. C’était unenature plus impressionnable et plus nerveuseencore que celle de Morenita devant les chosesextérieures. L’amour, le désir, le soupçon, fai-saient passer des lueurs sinistres sur son vi-sage sombre, des éclairs ou des rayons dansses yeux embrasés ou ravis. Lorsqu’il contem-plait Morenita, c’était parfois un être transfi-guré ; mais Anicée craignait que les sens nefussent émus aux dépens du cœur.

La Filleule 640/659

Page 641: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ses chants pénétrants, qui, chaque jour,prenaient plus de charme ; ses compositions,qui annonçaient de plus en plus un génie ori-ginal, un talent ingénieux et souple ; sa facilitéà s’assimiler toutes les connaissances dont leséléments tombaient sous sa main, et à en ex-primer pour ainsi dire le suc sur les concep-tions de son art ; son esprit vif, mordant,prompt à la réplique ; sa beauté peu commune,en faisaient certainement un homme à part,un type d’artiste émouvant pour l’imagination.Mais il y avait en lui une personnalité inquièteà propos de tout, un empressement à la mé-fiance, qui faisaient parfois redouter une ingra-titude incurable.

Cette disposition nous inquiétait d’autantplus qu’elle paraissait souvent systématique.Non seulement le cœur n’éprouvait pas le be-soin de se livrer, mais encore il semblait qu’ileût celui de se défendre, et un secret plaisir àse refuser.

La Filleule 641/659

Page 642: George Sand - Ebooks-bnr.com

Morenita, portée aux mêmes défauts, ne lesremarquait pas ou ne les haïssait point, et Ani-cée me disait souvent :

— Ils sont heureux à leur manière ; ilss’aiment autrement que nous.

Cependant il nous était impossible de pé-nétrer complétement dans ces deux âmes, etnous sentions bien qu’il y avait entre elles etnous des différences essentielles, qui nous ren-daient, à plusieurs égards, étrangers les unsaux autres.

Madame Marange avait une prédilectionavouée pour Algénib ; elle en augurait beau-coup pour l’avenir et se sentait portée à lepréférer à Morenita. Cette mère parfaite, cettefemme éminente, avait au fond du caractèreune certaine irrésolution que l’idée de la forceavait toujours charmée et subjuguée. Elle ai-mait tout ce qui était un symptôme d’énergiemorale, et un peu de tendance à la domination

La Filleule 642/659

Page 643: George Sand - Ebooks-bnr.com

ne la choquait pas. Selon elle, Morenita n’avaitque des velléités, Algénib avait des puissances.

Algénib avait beaucoup de respect exté-rieur et de déférence apparente pour mafemme et pour sa mère ; mais il ne s’épanchaitjamais avec personne. Il travaillait avec unsoin extrême ses manières, sa toilette, son ex-térieur. Longtemps il avait copié la tenue, lelangage et les modes de ce monde qu’il affec-tait de mépriser, avec le mauvais goût des par-venus. Chez nous, il épurait tout cela avec uneattention sérieuse, et sa préoccupation domi-nante semblait être de demander à madameMarange les traditions de la bonne compagnie.Morenita paraissait fort sensible à ses progrès,elle qui, d’instinct, avait toujours eu l’aisanceet l’aplomb d’une petite princesse.

Elle était plus souvent mélancolique queriante auprès de lui. Elle n’essayait plus d’êtrecoquette : elle craignait son ironie ou sonblâme. Il ne la gâtait pas, il faut le dire. Il la do-minait par cette passion muette et concentrée

La Filleule 643/659

Page 644: George Sand - Ebooks-bnr.com

qu’elle paraissait subir avec orgueil plutôt quepartager avec joie.

C’était ainsi seulement, je pense, que More-nita pouvait aimer. Elle était de ces natures quiabusent, qui épuisent, qui se lassent, et qui neconservent que ce qu’on les force d’épargnerpar la crainte de le perdre. Sous ce rapport, Al-génib était un amant de génie, et je me disaissouvent avec admiration que vingt ans d’ana-lyse du cœur humain ne m’avaient pas donnéle quart de la science qu’il possédait à l’endroitde celui de sa fiancée. Il est vrai que la posses-sion de cette femme n’eût jamais été pour moiun idéal capable de me donner tant d’empiresur moi-même.

Un soir que nous étions réunis au salon,Morenita, qui était dans un moment d’expan-sion et de gaieté, jouait avec une petite cailleapprivoisée dont nous avions tous admiré lagrâce et la gentillesse.

La Filleule 644/659

Page 645: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Elle est si belle et si sage, dit-elle, que jeveux que vous l’embrassiez, mamita !

Elle l’approcha des lèvres de ma femme,qui causait avec Roque, arrivé chez nous laveille. Anicée baisa machinalement le dos lisseet propre du petit animal, et continua saconversation. Roque lui parlait tout bas deClet, qui venait de faire un assez brillant ma-riage.

Morenita, qui n’entendait pas, et qui, mal-gré la rouerie insigne de son aventure avec lepauvre Clet, était toujours un petit enfant, posasa caille sur la table pour la voir marcher. L’oi-seau alla du côté d’Algénib et se blottit dans samain. Algénib la porta à ses lèvres et l’embras-sa aussi.

Morenita devint pâle, et lui dit à demi-voix,d’un ton irrité :

— Pourquoi l’embrassez-vous, vous quin’aimez pas les bêtes ?

La Filleule 645/659

Page 646: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Je ne sais pas, dit Algénib, qui avait l’es-prit de n’être jamais galant avec elle.

— Moi, je le sais ! reprit Morenita, impé-tueuse et comme désolée.

— Si vous le savez, dites-le donc.

— Vous savez, vous, que je ne peux pas ledire. Mais répondez, est-ce cela ?

— Oui, c’est cela, répondit Algénib, la re-gardant en face.

— Ah ! mon Dieu ! c’est donc pour merendre folle et méchante encore une fois ?s’écria Morenita en se levant. Donnez-moi macaille, je veux lui tordre le cou !

— Que dit-elle donc là ? demanda Anicéesurprise, en se retournant.

Elle vit Morenita qui allait étrangler sacaille. Algénib la lui reprit avec autorité, et, ladonnant à ma femme :

— Sauvez-la, madame, dit-il d’un air fortanimé, vous qui plaignez tout ce qui est faible,

La Filleule 646/659

Page 647: George Sand - Ebooks-bnr.com

et qui relevez tout ce que le monde foule auxpieds.

Anicée regarda Morenita, qui tremblait decolère. C’était le premier orage depuis son re-tour.

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc ? dit-elleen s’adressant à sa mère et à moi, qui avionscontemplé cette petite scène avec la mêmestupéfaction.

— Il y a que ta fille est jalouse de toi, ditmadame Marange en levant les épaules, moitiériant, moitié grondant.

Morenita jeta un cri de douleur, et, s’élan-çant vers ma femme, elle tomba à ses genouxet cacha sa figure dans ses mains, qu’elle pritpour les couvrir de larmes et de baisers.

Algénib souriait d’un air de dédain, mafemme caressait Morenita avec inquiétude etne comprenait pas.

La Filleule 647/659

Page 648: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Madame, dit Algénib, j’ai dérobé un bai-ser à cette charmante petite créature que vousavez là dans votre manche, et Morenita trouveque c’est une injure que je lui ai faite. Voilàpourquoi elle veut la tuer.

— Tuer sa caille ? Mais elle est donc folle !dit Anicée.

— Mamita, dit Morenita en se levant, jevous aime ; mais vous me ferez mourir, je senscela. Ce n’est pas votre faute, ce qui arrive ;mais c’est égal, il faut que je vous quitte. Ily a huit jours que j’y pense, et, ce soir, je leveux, renvoyez-moi au couvent. J’en mourrai,puisque je ne peux pas vivre sans vous ; maisje mourrais ici, puisque je ne peux pas vivreavec vous !

Elle s’enfuyait, hors d’elle-même et en proieà un véritable accès de démence. Algénib cou-rut après elle, la prit dans ses bras et la rappor-ta plutôt qu’il ne l’amena aux pieds d’Anicée.

La Filleule 648/659

Page 649: George Sand - Ebooks-bnr.com

— Morenita de mon âme ! s’écria-t-il rayon-nant d’enthousiasme et de joie, sois bénie pource mouvement-là ! Tu aurais quitté ta mèrepour moi, aussi ? Tu en as eu la pensée, c’esttout ce qu’il me faut. À présent, écoute. J’aiembrassé ton oiseau par méchanceté pure,comme j’ai pris, l’autre jour, devant toi, lesfleurs du bouquet ; comme je t’ai dit, ce matin,que les femmes blanches étaient plus bellesque les noires. Tu as été furieuse, je ne trouvaispas que ce fût assez. Ce soir, je suis content, jesuis heureux, je te remercie !

— Algénib, dit Anicée d’un ton sévère, toutce que je comprends de vos mystères d’en-fants, c’est qu’elle souffre et que cela vousamuse.

— Madame, répondit Algénib en pliant aus-si le genou devant ma femme, si je n’étais pasun pauvre gitano indigne, je dirais que je vousaime comme ma mère ; ne vous fâchez pasde cette parole-là ; c’est la première fois dema vie, c’est probablement la dernière que je

La Filleule 649/659

Page 650: George Sand - Ebooks-bnr.com

me sentirai assez ému, assez exalté par la joiepour avoir tant de confiance et de présomp-tion. Vous avez été pour moi plus que cellequi m’a donné la vie, plus que la pauvre Pilarqui me l’avait conservée par ses soins. Vousm’avez donné une âme en m’accordant de l’es-time, en réclamant de moi une promesse et eny croyant ! Je ne dis pas que je ne mentirai plusjamais aux hommes ; mais je ne mentirai pasplus à vous qu’à Dieu. Croyez-moi donc quandje vous dis que je rendrai votre enfant heureuseet qu’elle n’aura jamais à rougir de moi. Don-nez-la-moi pour femme ; car je commence àdevenir fou, et c’est demain que je suis dégagéde mon serment ……

……

JOURNAL DE STEPHEN.

15 août 1852. – Briole, six heures du matin.

La Filleule 650/659

C’est aujourd’hui l’anniversaire d’Anicée.Hier soir, Morenita lui a écrit de Vienne, où

Page 651: George Sand - Ebooks-bnr.com

notre jeune couple d’artistes fait fureur. Salettre est charmante. Elle y parle de sa gloireau moins autant que de son bonheur, ou plutôtelle confond ces deux choses. À chacun sa des-tinée !

Il n’a manqué à la nôtre que la joie d’avoirdes enfants. Cela nous imposait le devoir d’éle-ver ceux qui n’avaient pas de parents. Nousl’avons rempli le mieux possible.

Quel beau bouquet je vais porter sous lesfenêtres d’Anicée ! La iucca filamenteuse a fleuriderrière la haie des troènes. Il y a quinze ansaujourd’hui, que nous avons planté cette fleurmystérieuse, dont l’épi luxuriant dort quelque-fois si longtemps dans le sein de la terre. Ani-cée la croyait inféconde et ne la regardait plus.L’épi s’est élancé enfin et s’est couvert d’une gi-randole de fleurs d’un blanc pur, un vrai bou-quet de mariée !

La Filleule 651/659

Page 652: George Sand - Ebooks-bnr.com

Déjà quinze ans d’hyménée ! que c’estcourt, mon Dieu ! et que cela passe vite ! Quoi !ce n’est que le temps de faire éclore une petiteplante ! Celle-ci est l’image de notre félicité ca-chée, et ce jour me semble celui de la premièrefloraison de mon amour et de mon bonheur.

FIN

La Filleule 652/659

Page 653: George Sand - Ebooks-bnr.com

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

Ebooks libres et gratuits – Bibliothèque numé-rique romande – Google Groupes

en janvier 2021.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : George Sand, La Filleule,

Page 654: George Sand - Ebooks-bnr.com

Œuvres complètes, Paris, Michel Lévy frères,1876. D’autres éditions ont pu être consultéesen vue de l’établissement du présent texte. Laphoto de première page En été / La bohé-mienne, huile sur toile a été peinte en 1868par Pierre-Auguste Renoir (Alte Nationalgale-rie, Berlin).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieux

La Filleule 654/659

Page 655: George Sand - Ebooks-bnr.com

mais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

La Filleule 655/659

Page 656: George Sand - Ebooks-bnr.com

1 L’inscription porte : Monaldexi.

2 Personnage de Balzac, dans le Cousin Pons

3 En espagnol, petite maman.

4 L’auteur de cette histoire, causant un jouravec une très belle fille de bohème qui faisait mé-tier de devancer les chevaux à la course, et re-marquant avec pitié qu’elle était enceinte, lui de-manda lequel des bohémiens qui l’entouraient étaitson mari. « Il n’est pas là, dit-elle. C’est mon frère.— Vous parlez ainsi de tous les hommes de votretribu ? — Non pas, répondit-elle. C’est le fils demon père et de ma mère, qui a deux ans de moinsque moi. »

Page 657: George Sand - Ebooks-bnr.com

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE ANICÉEI MÉMOIRES DE STÉPHENIIIIIIVV ANCIEN JOURNAL DE STE-PHEN. – FRAGMENTSVIVIIVIIIIX ANCIEN JOURNAL DE STÉ-PHENX REPRISE DU RÉCIT DE STÉ-PHENXIXIIXIIIXIV

Page 658: George Sand - Ebooks-bnr.com

XVDEUXIÈME PARTIE MORENITA

I JOURNAL D’UNE JEUNEFILLE. – FRAGMENTSII LETTRE DE STÉPHEN À ANI-CÉE. – FRAGMENTSIII JOURNAL DE MORENITAIV JOURNAL DE STÉPHEN. –FRAGMENTSV LETTRE DE LA DUCHESSEDE FLORES À MADAME DESAULEVIVIIVIIIIX NARRATIONXXIXIIXIII FRAGMENT D’UNE

La Filleule 658/659

Page 659: George Sand - Ebooks-bnr.com

LETTRE DE CLET À STÉPHENET À ANICÉEXIV FRAGMENTS DES MÉ-MOIRES DE STÉPHEN

Ce livre numérique

La Filleule 659/659