Georges Mounin: linguiste et sémiologue || Langue, espèces et communication: À Propos des...

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Langue, espèces et communication: ÀPropos des facteurs ayant contribué àl'apparition des langues Author(s): Pierre Martin Source: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 2, Georges Mounin: linguiste et sémiologue (1993), pp. 115-129 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30249033 . Accessed: 15/06/2014 12:13 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.127.150 on Sun, 15 Jun 2014 12:13:09 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Langue, espèces et communication: ÀPropos des facteurs ayant contribué àl'apparition deslanguesAuthor(s): Pierre MartinSource: La Linguistique, Vol. 29, Fasc. 2, Georges Mounin: linguiste et sémiologue (1993), pp.115-129Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249033 .

Accessed: 15/06/2014 12:13

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LANGUE, ESPECES ET COMMUNICATION:

A PROPOS DES FACTEURS AYANT CONTRIBUE

A L'APPARITION DES LANGUES'

par Pierre MARTIN

Universiti Laval, Quibec

Le chien et l'homme ont tous les deux un squelette. Pourtant, il ne viendrait a l'esprit de personne de conclure de cela qu'ils appartiennent 'a la meme espece. Le concept de communication est comme ce squelette. Plusieurs especes se le partagent, ta des degres divers. En ce sens, nous pensons qu'il n'y a pas lieu d'opposer langue a communication, pas plus qu'il n'y a lieu de les identifier, la langue 6tant un des moyens de communication utilis6s par l'homme, sans doute le plus complexe et le plus utile, mais certes, non pas le seul. D'autres moyens de communication, que nous ne devons pas assimiler a des langues, puisqu'ils n'ont pas les traits caract6ristiques de celles-ci2, sont attestes chez les animaux, sans parler des inter-influences chez les plantes. Ces

systemes de communication peuvent etre tres complexes et t6moi- gner d'un comportement psychique qui l'est tout autant. Les semio-

logues tardent ta recenser et a analyser en d6tail les types de communication animale et humaine. Chez les animaux, en parti- culier, de nombreux types de communication ont ete signalks et attendent d'etre integres "a une theorie gen6rale de la commu-

1. Georges Mounin a lu et critique une version anterieure de ce texte. Sa rdaction positive m'a inciti

' la reprendre ici sous une nouvelle forme.

2. Je renvoie a la definition qu'Andr6 Martinet donne de la langue dans les Elbnents de linguistique gbnzrale, Paris, A. Colin, 1970, p. 20.

La Iinguistique, Vol. 29, fasc. 2/1993

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nication . Ayant illustre, a l'aide d'un certain nombre d'exem- ples, la grande variet6 dont il s'agit, nous allons proposer, en suivant de pres notamment les travaux des ethologistes, un concept minimal de communiction, permettant d'entrevoir ce que Georges Mounin a appelk tres justement la << chaine ininterrompue de

types de communication de plus en plus complexes entre l'animal et I'homme>>4. Si tous les exemples presentes semblent se conformer a la definition de la communication qui sera proposee, toute la question des diff6rents types de communication et des criteres retenus pour leur etablissement reste 'A claircir. Ii fau- drait faire intervenir des elements tels la nature des moyens mis en jeu (couleur, mouvement, phonie...), la complexite des infor- mations transmises, le nombre et le r6le des intervenants, etc. II faut se rappeler que les mises en garde adressees il y a plus d'une vingtaine d'annees par des semiologues comme Eric Buys- sens, Luis Prieto, Georges Mounin et Jeanne Martinet, sont tou-

jours valables : il ne faut pas confondre reflexe bdhavioriste pur - cri d'oiseau -- envol, brillure au doigt - retrait - et signe conven- tionnel utilise pour communiquer. En effet, influencer, echanger, alerter, stimuler, contr6ler, n'egalent pas necessairement commu-

niquer. II faut distinguer l'intention de communication, meme si elle peut &tre difficile a etablir, et le simple comportement dirige vers un but. On doit distinguer les indices, les sympt6mes, les

signaux, les signes et n'appeler langues que les moyens acquis de communiquer, doublement articules, a base d'unitis discretes audio-vocales arbitraires, en oppositions et en contrastes, de tels

systimes impliquant I'interchangeabilite 6metteur/recepteur, la retroactivit6 du message - l' metteur d6code sa propre emission- et la reflexivit6 sur soi-meme5.

Nous soutenons ici la these suivante : il n'y a pas de rupture, de coupure phylog6netique, entre langue et communication. Au contraire, nous pensons qu'il y a continuite mais diff6renciation

3. A notre connaissance, Georges Mounin est I'un des trop rares linguistiques a s'itre donn la peine d'analyser serieusement les travaux ethologiques des entomologues, des ornithologues et des primatologues. Voir La communication animale, dans Linguistique et philosophie, Paris, PUF, 1975, p. 86-99 et Communication linguistique humaine et communi- cation non linguistique animale, dans Introduction i la semiologie, Paris, Ed. de minuit, 1970, p. 41-56.

4. Traduit (par nous) de Language, Communication, Chimpanzees, Current Anthropology, 17, 1, 1976, p. 1-21.

5. Cf. E. Buyssens, La communication et l'articulation linguistique, Paris, PuF, 1967; L. Prieto, Messages et signaux, Paris, PUF, 1966; G. Mounin, Introduction d la s'miologie, Paris, Ed. de Minuit, 1970; J. Martinet, Clefs pour la semiologie, Paris, Seghers, 1973.

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et perfectionnement dans des directions diverses. Cette recon- naissance n'enlkve rien, ni a la sp6cificit6 des langues, ou des autres types de communication, quelquefois tres complexes, ni aux caracteristiques definitoires de l'homme ou des autres especes. Meme pour un linguiste convaincu de l'inutilite et du danger de transposer sans reserve et sans pr6caution les concepts et les methodes d'une science (humaine) dans une autre, il y a un grand int6rit a' pratiquer sur certains points, lorsque c'est possible, une definition assez generale qui permette de mettre a profit les connais- sances de plusieurs disciplines sur une question donnee. La pers- pective qui en ressort ne peut etre que plus riche. Le concept de communication, central en linguistique, mais egalement en theorie de l'information, en sociologie, en economique, etc., repre- sente precisement une de ces notions se situant au carrefour des differentes sciences. Alors, par delai les chauvinismes de disciplines et d'ecoles, il peut tre int6ressant dans ce cas de s'entendre sur les elements de base d'une definition qui soit assez generale pour etre acceptable par plusieurs, tout en etant assez precise pour ne pas tre vide de contenu.

Les ethologistes, qui ont beaucoup etudie les comportements animaux, estiment que deux conditions doivent &tre remplies pour pouvoir parler de communication: 1/ le comportement doit &tre dirige vers un congenere et l'influencer, ce qui dans la plupart des instances est v6rifiable; 2/ ce comportement doit avoir ete retenu par l'evolution phylogenitique comme biologiquement adapte a une fonction de stimulus-signal, ce qui est egalement facilement demontrable. Dans une tentative de comprehension du phenomene par le biais de la continuitd manifestie ia travers les especes, nous ne voyons pas de raison majeure, en tant que linguiste, de ne pas reconnaitre ici le minimum requis pour qu'il y ait communication. Il s'agit d'une definition opiratoire, parce qu'elle s'appuie sur des comportements observables, et utile parce que, etant applicable aux diff6rentes especes, ainsi qu'ai diff6rents types de comportements, elle permet de degager des affinites qui resteraient autrement ignorees.

De nombreux exemples de communication animale, ainsi definie, peuvent &tre evoques, ce qui n'enlkve rien t la specificite de la communication humaine telle que degag'e par les linguistes (oralite, double articulation en monimes et en phonemes, arbi- traire du signe, lineariti, etc.). Le becquetage qui permet aux

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canetons d'etre nourris par leur mare n'est d6clenche que si le bec de la cane (stimulus-signal) est vertical, a une largeur de 9 mm, presente des mouvements de translation horizontale d'une fr6-

quence d'environ 80/min, est contrast6 par rapport a l'arriere- fond et est maintenu ' hauteur des yeux des canetons. Karl von Frisch qui, comme on le sait, a 6tudi6 les abeilles toute sa vie, a d6crit en detail la danse qui leur permet de transmettre non

acoustiquement trois informations: 1/ la source alimentaire est d'autant plus proche que la cadence est rapide (a' 20 m pros); 2/ la verticale et l'axe du huit ex6cute par les abeilles forment un angle qui est 6gal

' l'angle que font deux lignes, I'une tirie

de la source vers la ruche et l'autre de la ruche vers le soleil. L'indication directionnelle a une precision tout a fait 6tonnante: 30 pris a 800 m. Incroyablement, avec un minuscule cerveau d'insecte, les abeilles accomplissent une transposition de coordon- nees d'un plan horizontal a un plan vertical, ce que les chim-

panz6s eux-mimes ne peuvent faire; 3/ dans le noir de la ruche, flairant I'abdomen de la danseuse, les abeilles pergoivent l'odeur florale dont il s'agit et identifient ainsi la nature du butin 6

Certains oiseaux naissent avec le systeme complet relatif au chant de l'espece. On dit alors de ce systeme, g6netiquement programm6, qu'il est inn6. C'est le cas de la volaille domestique, qui utilise les cris propres a l'espece meme lorsqu'elle a ete tech-

niquement priv6e d'audition dans les premiers jours suivant sa naissance. D'autres oiseaux, tels les pinsons, apprennent le chant de l'espace et ont besoin d'un moddle et de la r6troactivit6 de leur production pour ce faire. Enfin, des oiseaux comme l'alouette

peuvent ne d6velopper, le cas 6cheant, que le chant de parents substituts, mime si ceux-ci sont d'une autre espece. Les recher- ches recentes sur le chant des oiseaux font ressortir leur com-

plexit6 mais surtout leur diversit6 fonctionnelle selon les contextes situationnels et leur grande variabilite d'utilisation. L'analyse que fait Beer7, par exemple, du chant de la mouette, montre bien

que la reconnaissance d'un cri ne se fait que dans un contexte

particulier, les autres indices contenus dans la situation etant ega- lement n6cessaires ' l'identification correcte de l'information trans-

6. K. von Frisch, The Dance Language and Orientation of Bees, Cambridge, Harvard Univer- sity Press, 1967.

7. C. Beer, Some Complexities in the Communication Behavior of Gulls, Proceedings of the New rork Academy of Science, 280, 1976, p. 413-432.

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mise. Ceci n'est evidemment pas sans rappeler la communication humaine out le niveau linguistique compte tres souvent sur la situa- tion pour exprimer l'information manquante dans le message. Encore une fois, il ne s'agit pas de retourner en arriere et de nier tout ce que la linguistique contemporaine a fait pour degager les traits specifiques des langues humaines. Ceux-ci existent bel et bien et restent incontestables. Les langues sont des systemes de com- munication autrement plus complexes, sophistiques et puissants que le systeime de communication des abeilles et des oiseaux. Simple- ment, a la lumiere des recherches conduites en particulier par les

ethologistes, il est interessant de souligner les ressemblances com-

portementales 'a travers les especes touchant l'6change d'informa- tion, ce qui n'empeche nullement la reconnaissance des diff6rences qualitatives et quantitatives, structurales et fonctionnelles, qui fondent les difflrents types de communication, y compris la langue.

Par rapport au poids de leur corps, les oiseaux ont un cerveau enorme. Un roitelet de 5 g a un cerveau de 250 mg. En termes humains, cela equivaudrait t un cerveau de 3 kg. Plusieurs oiseaux utilisent des outils : les vautours lancent des pierres pour casser les oeufs d'autruche; les grives font de mime pour briser la coquille des escargots; le pinson des Galapagos se sert d'une 6pine de cactus

pour ddloger les vers des trous; le tisserin, qui connait la plupart des noeuds marins, fabrique son nid pratiquement mieux que ne le ferait un vannier. Et que penser du comportement de ce ver- tebre primitif apparente au rat qu'est le castor, ce rongeur au cerveau volumineux, certes, mais primitif? Ses digues ne sont-elles pas dignes de la main de l'homme le plus talentueux? Et que dire du comportement des dauphins, autres vertebres ne s'etant pas retrouves sur la voie des primates? Leur faculte d'apprentissage est consid6rable et leur mode d'expression auditivo-vocal est tres sophistiqu6. Il est vrai qu'ai l'exception de l'homme, les dauphins sont, par rapport au poids de leur corps, les seuls t posseder un cerveau aussi developpd. L'homme n'est donc pas le seul ai inte-

ragir avec d'autres especes. N'y aurait-il pas lieu d'integrer syst&- matiquement ces faits 'a une theorie g6ndrale de la communication?

En 1976, un article de Georges Mounin sur le langage, la communication et les chimpanzes, paru dans Current Anthropology8,

8. Article citet A la note 4 ci-dessus. Je tiens de Georges Mounin lui-meme qu'il a obtenu plus de reactions ecrites 'a cet article qu'a tout autre texte (livres compris) qu'il ait dcrit.

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suscita une discussion passionnee entre linguistes, semiologues, psychologues, primatologues et anthropologues, au sujet du << langage > des chimpanzis. S'agit-il vritablement de langage? N'y a-t-il que des diff6rences de degre entre celui-ci et les langues humaines? Pour des raisons structurales et fonctionnelles, mais aussi pour des raisons epistemologiques, ne doit-on pas maintenir bien distincts, d'une part, les langues, avec leurs caracteres speci- fiques et, d'autre part, tous les autres systemes de communication animale? Ou au contraire, doit-on postuler une continuite,

' com-

plexite croissante, entre les diff6rents types de communication, la langue constituant une espece parmi d'autres, bien que tres

sophistiquee, dont la communication serait le genre? Par ail- leurs, y a-t-il une cause au fait que seul l'homme developpe ce que les linguistes reconnaissent comme etant des langues, et ce, peu importe la definition qu'on en donne? Enfin, qu'est-ce- que la communication et, en phylogenese, oui commencent les

langues? Ii est impossible de faire rapidement un bilan des prises de

position d'alors. Non seulement elles vont dans tous les sens mais

plusieurs d'entre elles sont empreintes sinon d'emotion polemique inutile, du moins d'une argumentation trop uniquement ideolo-

gique (chauvinisme de discipline oblige!). La lemon

i tirer est que les scientifiques sont eux aussi des etres humains et que, lorsqu'il s'agit de discuter serieusement d'un sujet qui a une incidence sur la conception que l'on se fait de l'homme, dans ses rapports au monde, il est egalement tres difficile pour eux, non pas de s'entendre, ce qui serait suspect, mais de maintenir un discours rationnel, base sur une argumentation logique et s'appuyant sur des donnees de l'observation verifiables. Le dialogue pluri- disciplinaire n'est jamais facile, chacun devant expliquer, voire

justifier, sa demarche. Pres de vingt ans apres ce debat, la pous- sibre etant pour ainsi dire retombde, oui en sommes-nous en ce

qui a trait a ces questions? Depuis trente ans deja, plusieurs experimentateurs ont essaye

d'apprendre aux singes a << parler >>. Ainsi, les epoux Hayes, pri- matologues, ont entraind la chimpazee Viki, en la recompensant, a imiter la parole humaine9. Mais apres plusieurs annees, Viki

9. K. J. Hayes et C. Hayes, Intellectual Development of a Home-Raised Chimpanzee., Proceedings of the American Philosophical Society, 95, 1951, p. 105-109.

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ne chuchotait toujours que quatre mots: Papa, Mama, cup (tasse) et up (en haut). Les primates ont un larynx beaucoup plus dave-

loppe que celui de l'homme, avec un double jeu de cordes vocales

qui peuvent se contracter separement. Un chimpanze peut emettre des sons aussi bien i l'inspiration qu'a' l'expiration. Son epiglotte touche au palais et il n'a pratiquement pas de pharynx. Les sons

passent necessairement par le nez chez les primates. Ceci, conjugue a la musculature particulikre des lkvres, a amene certains cher- cheurs, dont Philipp Lieberman a considerer que les singes etaient physiologiquement inaptes a l'articulation orale. En tout cas, on constate que l'enfant singe, contrairement "a l'enfant humain, ne vocalise pas en imitant son entourage.

D'autres chercheurs ayant remarque, notamment apres les travaux de Jane Goodall aupres des gorilles, que les singes com-

muniquent spontanement par signes gestuels dans leur milieu naturel, ont tente d'apprendre 'a une chimpanzee le langage par signes des sourds-muets. Ainsi, les epoux Gardner", psycholo- gues, ont reussi a' inculquer a Washoe pres de deux cents <<mots >>. De plus, la chimpanzee apprit a exdcuter un certain nombre d'ordres simples 3nonces grace "a ce code et arriva a repondre ou a emettre des souhaits du type donner moi dc (devant une porte fermee). Deux autres chercheurs, les 6poux Premack, obtinrent avec la chimpanzee Sarah des resultats encore plus spectaculaires12. En utilisant des figurines de formes et de cou- leurs diverses sur un tableau, ceux-ci sont parvenus a enseigner a Sarah de v6ritables rudiments de <<langage >>. Sarah possede un repertoire de plus de deux cents <<mots>> et fait preuve de performances << linguistiques >> inconnues 'a ce jour chez les animaux. Elle maitrise des relations logiques du type si... alors, le concept de pluriel et des <<phrases>> complexes impliquant une organisa- tion hierarchique des elements. Elle sait executer correctement des tatches comme Sarah donner pomme Marie. Ces experiences mon- trent bien que les singes peuvent utiliser des signes arbitraires et manient jusqu'a un certain point une forme de << creativit6 lexicale >>. Enfin, comme l'ont fait remarquer les Premack, les

10. The Speech of Primates, La Haye, Mouton, 1972. 11. R. A. Gardner et B. T. Gardner, Teaching Sign Language to a Chimpanzee,

Science, 165, 1969, p. 664-672. 12. A. J. Premack et D. Premack, Teaching Language to an Ape, Scientific American,

227, 1972, p. 92-99; et Les chimpanzis et le langage de l'homme, Paris, Denoel-Gonthier, 1982.

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chimpanz6s --et aussi les orangs-outangs mais non pas les

gorilles - sont les seuls animaux 'a pouvoir se reconnaitre dans un miroir, ce qui semble impliquer une conscience de soi neces- saire ta l'dlaboration des repr6sentations internes sous-jacentes au

langage 13. Pourquoi alors, les chimpanzes n'utilisent-ils pas spontandment

une langue? Les Premack avancent qu'il s'agit probablement d'un

problime de motivation, l'environnement n'ayant pu exercer suf- fisamment de pression sur les singes pour les amener a l'utiliser. Les neurophysiologistes ajoutent une autre explication: les diff6- rences au niveau des associations polysensorielles entre les cer- veaux des singes et des hommes. Les informations transmises par un systeme sensoriel donne doivent atteindre un niveau d'abs- traction suffisant pour etre comparees a celles provenant d'un autre systeme sensoriel. Les macaques ne reussissent pas les expe- riences dans lesquelles on teste leurs possibilit6s d'association tacto- visuelle et auditivo-visuelle. Les chimpanzes reussissent dans les

premieres mais echouent dans les secondes. Seul l'homme est

capable de confronter les structures abstraites communes d'infor- mations auditives et visuelles.

Si la phylogenese c6r6brale humaine pouvait expliquer ta elle seule l'apparition des langues, il suffirait de remonter a l'avene- ment de cette capacit6 humaine particulieire pour pouvoir dater assez pr6cis6ment l'origine des langues. Or, I'6tat actuel des connais- sances en anthropologie et en palkontologie 14, en communica- tion animale15, en ethologie16, mais aussi dans les sciences qui touchent au fonctionnement gen6ral du cerveau (neuro-chimie, et biologie, anatomie, physiologie)'7, plus particulierement lors-

13. Encore une fois, pour connaitre le point de vue bien argument6 d'un linguiste sur ces experiences, voir larticle prncite de Georges Mounin.

14. Cf. J. Chaline, Paldontologie des vertibrls, Paris, Dunod, 1987. 15. Voir R. A. Hinde (ed.), Non Verbal Communication, Cambridge, University Press, 1972;

T.A. Sebeok (ed.), Animal Communication, Bloomington, Indiana University Press, 1968; H. B. Steklis et M. Raleigh (6d.), Neurobiology of Social Communication in Primates: an Evolutionary Perspective, New York, Academic Press, 1979.

16. Cf. R. Chauvin, L'ithologie, Paris, PUF, 1975 et Les socidtis animales, Paris, PUF, 1982; I. Eibl-Eibesfeldt, Ethologie: biologie du comportement, Paris, Ed. scientifiques, 1972; R. A. Hinde, Le comportement animal (2 tomes), Paris, PUF, 1975.

17. Cf. entre autres, J.-P. Changeux, L'homme neuronal, Paris, Fayard, 1983; M. Gazza- niga, Le cerveau social, Paris, Laffont, 1987 (6d. amer. 1985); D. Hubel (r6d.), Le cewveau, Paris, Bibliothique pour la science, 1981; A. R. Luria, Les fonctions corticales supbrieures de l'homme, Paris, PUF, 1978 (2c 6d. russe 1967); V. Meininger, Neuroanatomie, Paris, Masson, 1983; M. Meulders et N. Boisacq-Schepens, Abrigi de neuro-psycho-physiologie, Paris, Masson, 1981.

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qu'elles s'attardent a l'organisation c6rebrale du langage18, de

mime qu'en neurolinguistique, en aphasiologie et en psycholin- guistique19, sans oublier ce que l'on sait du fonctionnement pure- ment linguistique des langues, notamment dans l'acquisition, tout cela permet de penser qu'une combinaison de facteurs de divers ordres ont sans doute agi comme catalyseurs dans l'apparition lente et graduelle de ce que nous appelons aujourd'hui les langues. Quels sont ces facteurs? Comment et quand ont-ils agi? Les langues se sont-elles constitudes petit 'a petit au cours de tres longues piriodes, partout ta la fois et sous les memes types de pression? Ou derivent-elles toutes, comme on l'a cru naivement pendant longtemps, d'une langue originelle apparue spontandment? Dres- sons un bref bilan des reponses que la recherche courante apporte a ces questions.

Par rapport ai l'age de notre planete (4 milliards 600 millions d'annees), on peut dire avec certitude que l'emergence des langues est toute rdcente. En effet, ce n'est qu'au cours de l'are tertiaire, qui va de 70 millions ia 2 millions d'annies, qu'apparaissent les

plantes et les animaux, pratiquement tels que nous les connais- sons aujourd'hui. Et ce n'est qu'au cours de cet intervalle que les primates, apparus vers la fin de l'bre secondaire, se diversi- fient reellement, depuis les singes jusqu'ai Homo habilis. On sait

que pendant cette longue piriode, I'augmentation du volume

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cranien dans la branche vers l'hominisation a ete remarquable. L'Aegyptopithecus (30 millions d'annees), par exemple, a une capa- cit6 cr^nienne de 27 cm3. Dej~ celle du Dryopithecus (20 millions

d'ann'es) est de 150 cm3. Avec l'Oreopithecus (10 millions

d'ann"es), celle-ci passe a 200 cm3. Le volume crinien double encore avec l'Australopithecus (4 millions d'annies) et atteint 600 cm3 avec Homo habilis (2 millions d'annees). Le Palkoli- thique correspond 'a la plus grande partie de l'ere quaternaire dans laquelle nous sommes. Le Paleolithique debute il y a 2 millions d'annies et se termine avec le Mesolithique, vers 10 000 ans avant

J6sus-Christ. Le Paleolithique a connu les grandes glaciations qui ont affecte en particulier l'h6misphere nord et a vu se developper les primates du genre Homo, aboutissant ? l'homme (genre humain) d'aujourd'hui. D'abord avec les archanthropiens et Homo erectus

(500 000 ans), dont la capacite cranienne atteint 1 000 cm3, puis avec les palianthropiens et I'Homme de Neanderthal (150 000 ans), dont le volume crinien s'klve

' 1 600 cm3 mais qui est disparu

pour des raisons qui nous 6chappent encore, et enfin, avec les

neanthropiens et l'Homme de Cro-Magnon (Homo sapiens, plus de 50 000 ans selon des recherches conduites au CNRS en 1986), dont le crane est sensiblement identique a celui de l'homme moderne (1 litre 5). Le crane de l'homme de Cro-Magnon com-

porte une vouite cranienne dlevie, des orbites rectangulaires, un nez assez 6troit, une fosse canine (creux de joue) bien marquee, un occiput bombe, une denture moins forte et une absence de bourrelet orbitaire.

L'Afrique de l'Est a donnm naissance aux Australopitheques, mais aussi a Homo habilis et a Homo erectus. Ce dernier a gagne le monde entier. Dja', il taille la pierre, fabrique des outils, mai- trise le feu et construit des huttes. L'Homme de Neanderthal taille le silex, chasse les rennes, les cerfs, les bisons, etc., et elabore un rituel pour enterrer les morts. L'Homme de Cro-Magnon gagne l'Alaska par le d6troit de Bering et pinetre en Amerique du Nord, le niveau des mers 6tant 85 m plus bas qu'aujourd'hui. D'autres

groupes partent de l'Asie du Sud-Est, 'a bord d'embarcations, et

gagnent I'Australie. L'isolement des groupes, le climat et les habi- tudes donneront naissance aux races. L'Homo sapiens pousse a la perfection les techniques de taille du silex. L'artisanat rejoint l'art. Pendant 20 000 ans, les parois des grottes se couvrent de

gravures, de dessins et de peintures, realisees avec des outils simples

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Langue, espfces et communication 125

mais parfaitement adaptes. On pense en particulier ia l'art parietal, concentrd en France, en Espagne et en Italie. Dans toute l'Europe, on fabrique des bijoux, des colliers, des pendentifs d'ivoire, d'os ou de dents. Selon les anthropologues, l'utilisation du feu, la cuisson des aliments et les rites funeraires sont les criteres de l'hominisa- tion. Or, le feu et la cuisson remontent tout au plus ~ un million d'annees. Et les rites funeraires ne datent guere de plus de quel- ques dizaines de milliers d'anndes. Alors, a quand les langues remontent-elles? Ont-elles pris naissance avec l'avenement de

l'espece humaine? Pourquoi les autres singes anthropoides, ia savoir les gorilles, les orangs-outangs et les chimpanzes n'ont-ils pas deve-

loppe aussi le langage? Et quel est le lien entre l'origine des langues et le developpement du cerveau?

Sur le plan du temps, on peut poser la question de l'origine des langues a l'envers. Comment se fait-il qu'encore actuellement seul l'enfant de l'homme puisse apprendre spontandment ce que tous les hommes s'accordent ta reconnaitre comme etant une

langue? A quelles conditions cela est-il rendu possible? Les psycho- linguistes pensent que plusieurs facteurs interviennent pour consti- tuer un ferment favorable i l'aclosion de la langue chez l'enfant. En ce sens, s'il faut une cause unique pour parler de l'origine d'une langue, on peut dire que la langue n'a pas d'origine precise. En effet, il ne semble pas qu'il s'agisse du declenchement auto- matique d'un mouvement par l'application d'une force X mais, au contraire, d'une catalyse (transformation produisant une nou- velle structure) possible mais non obligatoire, due 'a la pression exercee par la co-presence de plusieurs facteurs. Autrement dit, I'emergence du comportement linguistique serait favorisee (et non pas necessairement engendrde) par la presence d'une combinaison de facteurs. Quels sont les catalyseurs possibles? Il y a le poids absolu du cerveau, son poids relatif au corps, la complexite neu- ronique et l'intelligence superieure qui en decoule, c'est-at-dire la capacite de reprdsenter abstraitement et de symboliser; puis, les organes auditifs et phonateurs appropries, la densite des reseaux sociaux, la capacite de fabriquer des outils et le partage des tech- niques qu'elle suppose, la diversite des moyens de communica- tion existants, et enfin, la presence elle-meme d'un moddle de communication linguistique. Paradoxalement, chacun de ces ele- ments, pris separ6ment, peut &tre digage de toute responsabilitd dans la question. Les dlephants ont un cerveau beaucoup plus

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lourd que celui de l'homme. Et le poids relatif du cerveau du roi- telet est deux fois plus dleve que celui de l'homme. Pourtant, ni

l'F16phant, ni le roitelet n'ont d6velopp6 le langage. Genie, une enfant retrouvee ' Los Angeles en 1970, qui avait ete dlevee dans l'isolement, de 20 mois ' plus de 13 ans, donc en l'absence de toute stimulation linguistique, avait une intelligence normale, un cerveau humain parfaitement constitu6, des organes phonateurs et auditifs

physiologiquement tout 'a fait comparables a ceux d'une personne ayant la parole, mais ne parlait pas. Quant a la complexite des

rapports sociaux, au recours i des outils et a l'utilisation d'autres

moyens de communication, il n'y a qu'ai lire les travaux des 6tho-

logistes pour se convaincre de leur existence chez plusieurs especes d'animaux, qui pourtant ne parlent pas ce qu'on appelle une

langue 20. Alors, la langue peut-elle "a elle seule creer la langue? Evidemment, non. Toutes les tentatives pour faire apprendre une forme quelconque de langue t des chimpanzes n'ont jamais donne, comme nous l'avons vu, que des resultats tres limitis. La presence d'une complexit6 c6rebrale suffisante, achevant l'intdgration des reseaux neuroniques qui permettent, par abstraction, les associa- tions polysensorielles, semble &tre une condition sine qua non d'appa- rition spontande de la langue. Cependant, meime si elle rend pos- sible la m6moire et l'intelligence abstraite, cette complexite ne peut etre a elle seule une condition suffisante du langage oral humain.

Qu'on pense a Genie, dont on vient de parler, ainsi qu'a d'autres enfants << sauvages >> ayant un cerveau normalement constitud et

qui ne parlent pas. Selon les psycholinguistiques, dans le cas de l'enfant de l'homme, qui utilise lui-meme la langue, la presence de la stimulation linguistique, ajoutee au besoin vital d'echange avec l'environnement et de contact avec le milieu, seraient vrai- semblablement, outre le facteur cerebral et physiologique, les e1l- ments d6terminants. La capacite d'apprendre une langue est main- tenant inherente t l'espece humaine. En ce sens, on peut dire que la disposition au langage est maintenant inn6e chez l'homme. Par

ailleurs, I'acquisition et l'utilisation d'une langue particuliere depen- dent entikrement de l'apprentissage. Les langues sont acquises et non pas innees. En dehors des cas pathologiques, tout enfant d'homme apprend spontanement une langue qui, t moins de condi- tions speciales, sera celle de son milieu.

20. Cf., par exemple, L. Passera, L'organisation sociale des fourmis, Toulouse, Privat, 1984.

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Par analogie, projetant maintenant cette reponse dans un passe lointain, celui des origines de l'homme, il semble raisonnable de

penser, sur la base des recherches actuelles, que le langage est nd d'une necessite, celle de se doter d'un moyen plus approprid a l'echange d'information rendu fastidieux, d'une part, par la mise au point de quantites de techniques nouvelles, toujours de plus en plus sophistiquees et variees, utilisdes dans la fabrication des outils, et d'autre part, "a cause du developpement considerable des relations sociales, de la diversite de leurs structures et de leurs modes de fonctionnement. La formalisation de la communica- tion, la systematisation de l'Fchange, son uniformisation aussi, d'oiu sa plus grande universalite, se sont imposees comme une solution

economique a un problkme vital. Cette pression majeure s'est exercee sur les organes vocaux et sur les aires corticales corres- pondantes. Theoriquement, il aurait pu en etre autrement, puisque ces organes n'avaient pas etd faits precisement pour cela. Apres tout, la parole aurait pu atre visuelle plutot qu'auditive. Mais, en la matiere, l'oral semble plus generalement efficace que le visuel. En effet, toutes choses etant egales par ailleurs, une pro- duction phonique porte en elle-meme une meilleure garantie de reception qu'une production gestuelle puisqu'il suffit generalement de la produire pour qu'elle soit enregistree. Or, avec la produc- tion gestuelle, c'est tres diff6rent car, pour qu'un acte de commu- nication visuelle rdussisse, il faut necessairement qu'il prenne forme dans le champ visuel du recepteur. Il s'agit donc lit d'une contrainte majeure, puisqu'il suffit d'un mur, d'un ecran quelconque, ou tout simplement de la noirceur, pour empecher alors toute com- munication. Du reste, plusieurs des divers systemes de communi- cation animale ont une base acoustique21. Mais cela n'est pro- bablement pas un argument decisif. Quoi qu'il en soit, la langue s'est greffee sur l'auditivo-phonatoire, exploitant les aires corti- cales correspondantes, plus proches que les aires visuelles, des aires frontales associees

' la programmation generale du compor-

tement. La langue n'est donc vraisemblablement pas apparue tout d'un

coup. Elle a dui se constituer progressivement, en integrant gra- duellement de mieux en mieux les formes isolees de gestuelle et d'oralite communicatives existantes, et ce, it partir du moment

21. Y. Leroy, L'univers sonore animal, Paris, Gauthier-Villars, 1979.

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oiu la physiologie phonatoire et auditive l'a permis et surtout, a partir du moment oiu l'integration des circuits neuroniques per- mettant les operations abstractives necessaires au langage s'est

r6alisde. Concretement, cela signifie que, dans l'histoire de la phylo- genese, l'achevement du long processus de la constitution en langue de la communication orale n'a pu se faire que relativement recem- ment, c'est-a-dire au cours du Paleolithique. Certains font remonter le langage articulk

' un million d'annees22. D'autres estiment que les archanthropiens avaient certainement un langage tout au moins

rudimentaire23. 11 est vrai que <<Homo sapiens neanderthalis > avait une capacite cranienne egale sinon sup6rieure a celle de <<Homo sapiens sapiens >>. Alors, les paleanthropiens avaient-ils eux aussi le langage? Pourquoi sont-ils si mysterieusement dis-

parus? Les n6anthropiens, dont nous ne connaissons toujours pas l'origine precise, auraient-ils te', au contraire, les premiers 'a uti- liser ce que l'on reconnait comme etant une langue? Ces ques- tions ne sont toujours pas resolues. Cela dit, rien n'empiche de considerer qu'il y a eu des le depart coexistence de langues diff6- rentes, selon les endroits du monde oui se trouvaient a' ce moment-l1 les groupements humains.

Dans l'6volution phylogendtique, l'apparition de la langue chez

l'homme est survenue parallelement 'a l'augmentation du poids du cerveau chez celui-ci. Toutefois, I'avenement des langues est lie davantage 'a la complexit6 cerebrale qu'au poids absolu du cerveau. La baleine a un cerveau plus lourd que celui de l'homme mais son psychisme est nettement infirieur et de toute maniere n'a jamais produit une langue. Autre exemple, la microcephalie grave, qui entraine des troubles importants des fonctions cogni- tives, ne semble pas alterer significativement la fonction du langage. Quant au cerveau des nanencephales, qui n'est guere plus lourd

que celui des chimpanzds adultes (450 g), il n'empeche aucune- ment ces nains de parler. Le cerveau de Bismarck pesait 1 800 g, alors que celui d'Anatole France ne depassait a peine 1 000 g. Pourtant, ne s'agissait-il pas d'hommes de < genie >> tous les deux? Meme le rapport entre le poids du cerveau et le poids du corps n'est pas aussi significatif qu'on aurait pu le croire. Utilise comme critere pour mesurer l'intelligence, il determinerait que de nom-

22. R. Clarke, Naissance de l'homme, Paris, Ed. du Seuil, << Sciences-Points >, 1980. 23. A. Leroi-Gourhan, Les chasseurs de la prdhistoire, Paris, A. M. Mdtailic, 1983.

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Langue, espfces et communication 129

breux oiseaux, par exemple, sont deux fois plus intelligents que l'homme. I1 semble donc que la relation entre le langage et ses bases neurophysiologiques soit lide davantage 'a des principes d'orga- nisation des reseaux nerveux qu'a des principes de masse cerebrale.

Les anthropologues soutiennent qu'un des facteurs dftermi- nants dans I'hominisation a 6te la station debout. Les mains, ainsi

liberdes, ont pu dorenavant servir a saisir les proies, cueillir des fruits et porter la nourriture a la bouche. La michoire, ne servant

plus a la prehension, s'est reduite. Le volume du cerveau s'est accru sous la pression de la complexit9 des tiches motrices '

r6aliser. L'activit6 manuelle technique et l'organisation sociale, se complexifiant a un point jamais atteint chez les chimpanzes, ou les autres soci&tes animales, rendirent n6cessaire chez l'homme, la formation d'un moyen 6conomique d'echange de l'informa- tion. Ceci exerga une pression qui precipita l'avenement des langues. Lieberman, qui a etudie le crane de l'Homme de Nean- derthal, conclut que cet homme n'a pu produire des vocalisations tres diff6rentes de celles du chimpanz6 actuel24. Plusieurs sont d'accord avec ce chercheur pour penser que le langage parle ne serait apparu qu'assez ricemment dans l'histoire de l'huma- nit6, en tout cas apres I'Fclosion des techniques usuelles et des

croyances religieuses et peut-&tre meme qu'avec les neanthropiens.

24. Voir The Biology and Evolution of Language, Cambridge, Harvard University Press, 1984.

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