Genese de la mise en scene - Turin D@ms Revie · 2009-11-05 · ENJ E U X Genèse de la mise en...

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E N J E U X Genèse de la mise en scène moderne, une hypothèse Jean-Pierre Sarrazac Pour Catherine et Jean-Pierre Naugrette La mise en scène. Art de l'interprétation des signes, des textes et des traces. Antoine VITEZ, 1986 ERTAINS PENSERONT que c'est Zola qui procède comme un metteur en scène de théâtre lorsqu'il constitue les « dossiers » de ses futurs romans, d'autres que c'est Antoine, le premier metteur en scène au sens moderne du vocable, qui emboîte le pas au romancier naturaliste pour élaborer ses spectacles. Les uns et les autres auront raison : la méthode zolienne, qui consiste à mener une enquête sur le milieu dans lequel sont pris les personnages et, par exemple, à établir les plans détaillés des appartements et des quartiers où ils évoluent, n'est pas sans évoquer un dispositif théâtral et elle se retrouve au moins en partie dans le protocole de la mise en scène naturaliste tel qu'André Antoine va le fixer à partir de 1887. Si le théâtre est, selon son étymologie, le «lieu d'où l'on regarde», roman naturaliste et mise en scène moderne à ses origines ont en commun de privilégier le regard ; on pourrait même dire de l'aiguiser. De même que La Bête humaine est «largement un roman de l'œil et du regard l », les mises en scène d'Antoine vont spéculer sur le regard investigateur du spectateur de théâtre. Sur ce point comme sur tant d'autres Antoine suit les traces de son maître Zola et entend promouvoir un art fondé sur V « enquête » et sur 1' « analyse ». Dans un texte bien connu des généticiens et auquel, bien que non généticien, je me référerai, Carlo Ginzburg a parfaitement dénommé l'instrument privilégié d'un tel art : F «œil clinique». L'œil clinique signale un regard particulièrement perspicace et intelligent. Le regard de l'en- quêteur par excellence en cette fin de xix e siècle : le détective, le limier, celui qui suit la trace et mène la chasse aux indices. Edgar Poe, père de la mise en scène moderne, l'hypothèse n'est pas complètement saugrenue... D'abord, l'anecdote : ce pseudonyme de Poe qu'accole à son nom Aurélien Lugné, comédien et régisseur d'Antoine au Théâtre Libre puis collaborateur du Théâtre d'Art et fondateur du théâtre de l'Œuvre. Ensuite, plus sérieusement, ce tropisme du naturalisme, aussi bien théâtral que romanesque, pour le genre policier naissant, lieu d'exercice s'il en fut de l'œil clinique : on sait que, travaillant à La Bête humaine, Zola flirte avec le roman poli- cier et qu'Antoine fait, à partir de 1902, une place au répertoire policier (notamment à Gustave Roger et à Maurice Leblanc) dans le théâtre qui porte son nom. « L'œil clinique » 1. Jacques Dubois, « Lecture », dans Emile Zola, La Bête humaine, Arles, Actes Sud-Labor, « Babel, 55 », 1992, p. 631. Genesis 26, 2005 C www.turindamsreview.unito.it

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E N J E U X

Genèse de la mise en scène moderne, une hypothèse

Jean-Pierre Sarrazac

Pour Catherine et Jean-Pierre Naugrette

La mise en scène. Art de l'interprétation des signes, des textes et des traces. Antoine VITEZ, 1986

ERTAINS PENSERONT que c'est Zola qui procède comme un metteur en scène de théâtre lorsqu'il constitue les « dossiers » de ses futurs romans, d'autres que c'est Antoine, le premier metteur en scène au sens moderne du vocable, qui emboîte le pas au romancier

naturaliste pour élaborer ses spectacles. Les uns et les autres auront raison : la méthode zolienne, qui consiste à mener une enquête sur le milieu dans lequel sont pris les personnages et, par exemple, à établir les plans détaillés des appartements et des quartiers où ils évoluent, n'est pas sans évoquer un dispositif théâtral et elle se retrouve au moins en partie dans le protocole de la mise en scène naturaliste tel qu'André Antoine va le fixer à partir de 1887.

Si le théâtre est, selon son étymologie, le «lieu d'où l'on regarde», roman naturaliste et mise en scène moderne à ses origines ont en commun de privilégier le regard ; on pourrait même dire de l'aiguiser. De même que La Bête humaine est «largement un roman de l'œil et du regardl », les mises en scène d'Antoine vont spéculer sur le regard investigateur du spectateur de théâtre. Sur ce point comme sur tant d'autres Antoine suit les traces de son maître Zola et entend promouvoir un art fondé sur V « enquête » et sur 1' « analyse ». Dans un texte bien connu des généticiens et auquel, bien que non généticien, je me référerai, Carlo Ginzburg a parfaitement dénommé l'instrument privilégié d'un tel art : F «œil clinique». L'œil clinique signale un regard particulièrement perspicace et intelligent. Le regard de l'en-quêteur par excellence en cette fin de xixe siècle : le détective, le limier, celui qui suit la trace et mène la chasse aux indices.

Edgar Poe, père de la mise en scène moderne, l'hypothèse n'est pas complètement saugrenue... D'abord, l'anecdote : ce pseudonyme de Poe qu'accole à son nom Aurélien Lugné, comédien et régisseur d'Antoine au Théâtre Libre puis collaborateur du Théâtre d'Art et fondateur du théâtre de l'Œuvre. Ensuite, plus sérieusement, ce tropisme du naturalisme, aussi bien théâtral que romanesque, pour le genre policier naissant, lieu d'exercice s'il en fut de l'œil clinique : on sait que, travaillant à La Bête humaine, Zola flirte avec le roman poli-cier et qu'Antoine fait, à partir de 1902, une place au répertoire policier (notamment à Gustave Roger et à Maurice Leblanc) dans le théâtre qui porte son nom.

« L'œil clinique »

1. Jacques Dubois, « Lecture », dans Emile Zola, La Bête humaine, Arles, Actes Sud-Labor, « Babel, 55 », 1992, p. 631.

Genesis 26, 2005

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Relier Antoine à Poe et la figure du metteur en scène à celle du détective amateur, relire ce texte fondamental qu'est la Causerie sur la mise en scène d'Antoine2 (1903) en essayant de mettre en évidence une double série d'analogies entre le processus originel de la mise en scène moderne et ceux du roman zolien et du roman policier, tels seront les objectifs d'une enquête menée avec les maigres ressources d'un généticien d'occasion.

Mais il convient préalablement de s'interroger sur ce soudain avènement - le 30 mars 1887, première représentation du Théâtre Libre, à Paris, salle de l'Elysée des Beaux-Arts -du metteur en scène moderne, c'est-à-dire d'un artiste qui subordonne l'ordonnance maté-rielle du spectacle - dont il a la charge - à une lecture, à une interprétation personnelles de l'œuvre dramatique représentée.

Celui qu'on n'attendait pas

Notre théâtre aurait tant besoin d'un homme nouveau, qui balayât les planches encanaillées, et qui opérât une renaissance, dans un art que les faiseurs ont abaissé aux simples besoins de la foule ! Oui, il faudrait un tempérament puissant dont le cerveau novateur vint révolutionner les conven-tions admises et planter enfin le véritable drame humain à la place des mensonges ridicules qui s'étalent aujourd'hui3.

Mais un « homme nouveau » peut en cacher un autre ; et si Zola, qui exprime ainsi son attente dès les premières lignes du Naturalisme au théâtre, pense à un « auteur dramatique de génie » - il se serait bien vu lui-même en artisan d'une telle «renaissance» -, c'est tout autant la figure du metteur en scène, bientôt incarnée par André Antoine puis par Stanislavski, que nous reconnaissons aujourd'hui dans son invocation de «ce créateur enjambant les ficelles des habiles, crevant les cadres imposés, élargissant la scène jusqu'à la mettre de plain-pied avec la salle, donnant un frisson de vie aux arbres peints des coulisses, amenant par la toile de fond le grand air libre de la vie réelle ».

Que Zola attende un auteur providentiel - il en appelle explicitement à un Corneille, un Racine ou un Hugo du naturalisme - et que, sous l'appellation nouvelle de metteur en scène, ce soit un acteur amateur, un régisseur autoproclame qui s'impose ne doit cependant pas nous étonner. Pour amener sur la scène «le grand air libre de la vie réelle», il fallait l'entremise d'un homme de plateau.

Dès lors, le traditionnel partage entre l'œuvre dramatique et Vopsis (dernière des parties qualifiant la tragédie, selon Aristote) ne peut plus être valide. Un nouveau partage se met en place. La mise en scène n'est plus simplement le « spectacle ». Elle se met à empiéter sur le texte lui-même ; elle seule peut conférer au drame la dimension à la fois descriptive et narra-tive qui lui manque au regard du roman naturaliste.

Incomplétude du drame

«À mon sens, la mise en scène moderne devrait tenir au théâtre l'office que les descrip-tions tiennent dans le roman4» : Antoine paraphrase ainsi Zola. À un mot près : l'auteur du Naturalisme au théâtre évoquait, lui, le « décor » ; Antoine élargit le propos à la mise en scène dans son ensemble, «partie matérielle» et «partie immatérielle».

Il s'agit là, à l'évidence, de « romanisation » au sens deBakhtine : « La romanisation des autres genres, lit-on dans Esthétique et théorie du roman, n'est pas leur soumission à des

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canons qui ne sont pas les leurs. Au contraire, il s'agit de leur libération de tout ce qui est conventionnel, nécrosé, ampoulé, amorphe, de tout ce qui freine leur propre évolution, et les transforme en stylisations de formes périmées 5. » Dans le contexte d'une romanisation intense du théâtre naturaliste, la formule d'Antoine signifie que la forme dramatique peut désormais être considérée cçmme une forme lacunaire, qui en appelle à la mise en scène moderne non pas simplement pour qu'elle l'actualise mais aussi et surtout pour qu'elle la complète.

Les didascalies extrêmement descriptives (des lieux de l'action, des personnages eux-mêmes, de leur gestualité, de l'interaction entre les uns et les autres), tous ces fragments d'un véritable «roman didascalique6» que l'on trouve dans la plupart des pièces de la fin du xixe siècle, en particulier chez Ibsen, ont valeur de symptôme : elles affichent l'incomplé-tude du drame et la nécessité de la mise en scène moderne. Entendons : d'une mise en scène qui, à l'instar de celles d'Antoine, wmanise le drame.

Cependant, les résistances sont nombreuses. C'est ainsi que les romanciers qui sont leur propre adaptateur hésitent à transférer sur la mise en scène cette fonction descriptive et analy-tique. Zola, par exemple, propose dans ses pièces des «jeux muets » - ce qui paraît une ouver-ture à la mise en scène moderne - mais, en même temps, signe d'un manque de confiance, il redouble ces didascalies 7 par des dialogues explicatifs - qui ne sont en vérité que des didas-calies internes. D'autre part, une question reste quant au travail du metteur en scène : si la mise en scène a désormais la vocation de compléter l'œuvre de l'écrivain, jusqu'à quel point parvient-elle à transcrire la voix du narrateur romanesque ?

Quand, pour la première fois, j'ai eu à mettre un ouvrage en scène, j'ai clairement perçu que la Reconstruire le milieu besogne se divisait en deux parties distinctes : l'une toute matérielle, c'est-à-dire la constitution du décor servant de milieu à l'action, le dessin et le groupement des personnages ; l'autre, immaté-rielle, c'est-à-dire l'interprétation et le mouvement du dialogue8.

Entre ces deux «parties», Antoine opère un renversement copernicien : le processus ne consiste plus à « mettre l'interprétation dans ses meubles », selon l'expression de Porel citée dans la « Causerie... », mais au contraire à commencer par mettre en place une « partie maté-rielle » considérablement réévaluée : « II m'a donc paru d'abord utile, indispensable, énonce Antoine, de créer avec soin, et sans aucune préoccupation des événements qui devaient s'y dérouler, le décor, le milieu. - Car c'est le milieu qui détermine les mouvements des person-nages, et non les mouvements des personnages qui déterminent le milieu. »

2. En quelque sorte, un «avant-texte» des mises en scène d'Antoine, rédigé - ou prononcé - a posteriori (1903). 3. Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre, Œuvres complètes, t. XI, Paris, Cercle du Livre précieux, 1968, p. 279. 4. Antoine, « Causerie sur la mise en scène », dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, l'invention de la mise en scène, Anthologie des textes d'André Antoine, Arles, Actes Sud-Papiers, « Parcours de théâtre », 1999, p. 108. 5. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des Idées», 1978, p. 472. 6. Jean-Pierre Sarrazac, «L'auteur de théâtre et le devenir scénique de son œuvre», Registres/4, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999. 7. Voir «La pantomime, théâtre en mineur», la thèse en cours d'Ariane Martinez sur le théâtre muet au tournant du XXe siècle. 8. Antoine, dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 113.

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Or, dans cette inversion du processus de la mise en scène à la faveur de laquelle le décor devient un analogon du milieu naturaliste, c'est bien la destinée de la forme dramatique qui se joue.

C'en est fini de ce que Peter Szondi appelle le «drame absolu» fondé sur une grande « collision dramatique » et sur la « totalité du mouvement » au sens hégélien. La mise en scène moderne participe de la crise du drame. Elle l'accentue, elle l'accélère. Prise en charge par la « partie matérielle » de la mise en scène, la « totalité des objets », principe épique par excel-lence, encadre le mouvement dramatique. D'ailleurs un hégélien comme Lukâcs ne s'y trompe pas, qui stigmatise l'intrusion du descriptif dans la sphère du théâtre : « La plupart des drames naturalistes [...] comprennent toujours une série de figures qui servent seulement à illustrer le milieu social de l'action pour le spectateur. Chacune de ces figures, chacune de ces scènes "romance" le drame, car elle exprime un élément de cette "totalité des objets" qui est étranger par nature à l'objectif du drame9. » Concevoir et implanter le décor, installer le mobilier et les accessoires, cela revient pour Antoine à dérouler la trame de cette « totalité des objets » qui va désormais servir de support et de complément au mouvement dramatique.

Secondarisation du drame (par la mise en scène et par lui-même)

À partir du moment où elle ne peut plus être conçue comme le simple déploiement du drame sur la scène, la mise en scène apparaît plutôt comme un retour sur ce drame. À supposer que le drame écrit puisse encore être considéré comme «primaire» - c'est-à-dire, selon la définition szondienne du « drame absolu » comme « événement interpersonnel au présent » -, le drame représenté, lui, sera considéré comme secondaire. L'approche du metteur en scène se situe à rebours de celle de l'auteur dramatique ; elle vise non point l'exposition chronolo-gique mais une reconstitution de l'action dramatique dans son cadre, dans son milieu lui-même restitué.

Cependant, l'une des propriétés essentielles de la crise du drame au tournant du xxe siècle et d'Ibsen {John Gabriel Borkman) à Pirandello {Sixpersonnages en quête d'auteur), c'est que le drame cesse d'être une structure primaire tendant vers le dénouement, vers l'« apai-sement final » hégélien pour devenir lui-même une structure secondaire : non plus drame au premier degré, mais métadrame - retour sur un drame, reconstitution d'un drame et d'une catastrophe déjà advenus.

Et c'est précisément sur cette question de la reconstitution que s'impose le rapproche-ment avec le genre policier, qui naît à l'époque et va faire florès non seulement dans le roman mais aussi au théâtre. La littérature naturaliste ne pouvait ignorer le récit policier en ce qu'elle s'intéresse elle aussi de très près à la criminalité ambiante de la société industrielle :

D'une certaine façon, le projet naturaliste, avec le souci de dépeindre les milieux populaires dans tous leurs aspects et la volonté de faire œuvre scientifique en référence au positivisme, ne pouvait que rejoindre le roman policier en ne dissimulant pas la réalité des meurtres qu'ils soient commis par passion ou par nécessité et en tenant de les expliquer par une enquête minutieuse 10.

À l'instar de celle du roman policier, la structure de l'œuvre théâtrale - drame et mise en scène - se scinde en deux. Selon Jacques Dubois, le «roman policier articule l'une à l'autre deux histoires, celle du crime et celle de l'enquête, et il a beau les superposer et les enche-

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vêtrer, elles n'en sont pas moins là comme les deux parties clivées de la même réalité textuelle» n. Un tel clivage se retrouve au sein de l'œuvre théâtrale à l'époque du natura-lisme. Assez fréquemment dans le drame lui-même, sous les espèces de ce que nous avons appelé « métadrame ». Et systématiquement dans la mise en scène, c'est-à-dire dans le drame re-présenté - ou re-constitué. La mise en scène faisant alors figure de reconstitution d'une reconstitution.

En ce sens, le processus de la mise en scène ressortit à l'épique plutôt qu'au dramatique. Pour reprendre une opposition chère à Goethe et à Schiller, le metteur en scène ne voit pas l'action dénier devant lui, il « [s]e meu[t] autour de l'action » et accède ainsi à une mobilité caractéristique de l'art du rhapsodei2. Liberté de mouvement inconnue dans la juridiction du dramatique - du « drame absolu » - où « l'action dramatique est en mouvement devant [le spectateur] ».

En dépit de tout ce qui a pu être dit et écrit sur le prétendu «réalisme illusionniste13» d'Antoine, la mise en scène de type naturaliste n'a pas pour objectif de donner au specta-teur l'illusion qu'il suit - ou qu'il vit - le drame au présent ; elle travaille au contraire à reconstituer un drame situé explicitement dans le passé. De fait, le temps de la mise en scène ne coïncide pas avec cette suite d'instants présents qui constituait le «drame absolu», il se situe en décalage permanent par rapport au temps du drame. Et, si nous avons par moments l'impression d'une coïncidence, c'est que le drame lui-même est en train de prendre l'ac-tion à rebours.

« Le sens est dans Le propre de la description et, tout particulièrement, de la description naturaliste, c'est les détails... »

d'entrer dans le détail des choses et de multiplier les énumérations. De la même manière que Lukâcs condamne chez Zola « le détail [qui] n'est plus partie intégrante de l'action14», Denis Bablet reproche aux mises en scène d'André Antoine de se perdre dans les détails : « Adepte de la théorie scientiste des milieux, il voulut faire de la scène la copie exacte de la réalité, sans sélection ni synthèse ; il accumula les détails descriptifs et il lui arriva de confondre l'objet et sa figuration, la vie et sa représentation, de substituer la réalité à son image15. »

Ce type de critique cantonne l'art d'Antoine dans une « imitation des apparences » fondée sur l'accumulation des détails. Outre qu'elles se dispensent de rapprocher l'art d'Antoine de celui des impressionnistes (si cher à Zola et à son disciple) voire des pointillistes et des divi-sionnistes pour lesquels la restitution du visible consiste en une juxtaposition vibratoire, sur fond neutre, de petites touches colorées, les analyses de Bablet ne prennent pas en compte le statut sémiologique du détail dans Yépistémè qui est celle de Zola, d'Antoine mais aussi d'Edgar Poe. Si, pour reprendre encore une fois les termes de Lukâcs, le détail n'est plus

9. Georges Lukâcs, Le Roman historique, Paris, Payot, «Bibliothèque historique», 1965, p. 105. 10. Yves Reuter, Le Roman policier, Paris, Nathan Université, « 128 Lettres», 2001, p. 91. 11. Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité, Paris Nathan, 1992, cité par Y. Reuter, op. cit., p. 39. 12. Schiller, 26 décembre 1797, dans Goethe-Schiller, Correspondance, 1.1, Gallimard, 1994, p. 506. 13. L'expression est de Denis Bablet, notamment dans La Mise en scène contemporaine 1 (1887-1914), Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1968. 14. Georges Lukâcs, Problèmes du réalisme, Paris, L'Arche, «Le Sens de la marche», 1975, p. 130. 15. Denis Bablet, op. cit., p. 21-22.

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«partie intégrante de l'action», c'est qu'il a acquis une autre valeur : une valeur indiciaire, qui permet à l'enquêteur de prendre ses repères sur le lieu d'une action déjà accomplie et de tenter de démêler une énigme de nature cryptopolicière.

Écoutons Antoine à ce sujet dans la « Causerie... » : « II faudrait dans les décorations d'in-térieur ne pas craindre la profusion des petits objets, la diversité des petits accessoires. Rien ne donne à un intérieur un aspect plus habité. Ce sont ces imperceptibles choses qui font le sens intime, le caractère profond du milieu qu'on a voulu reconstituer. »

«Reconstituer», le mot vient naturellement dans la bouche d'Antoine. «Ces impercep-tibles choses qui font le sens... » : l'économie de la mise en scène naturaliste est tout entière contenue dans cette formule. Quant à l'exhaussement du détail en indice, des remarques comme « un dos montré à propos », comme « Un crayon retourné, une tasse renversée, seront aussi significatifs, d'un effet aussi intense sur l'esprit du spectateur que les exagérations gran-diloques [sic] du théâtre romantique», en attestent suffisamment16.

De l'emphase du théâtre romantique, de la pauvre abstraction d'un théâtre bourgeois dégé-néré (toujours les mêmes plantations, les mêmes décors, toujours les accessoires peints sur le décor), nous passons à une matière extrêmement humble - et difficile à identifier - contenue dans la profusion des détails. L'art du metteur en scène naturaliste dépendra de sa capacité à semer les détails indiciels dans la banalité de cette pléthore, de ce « pêle-mêle » dirait Zola... Bref, de cette «totalité des objets».

La méthode indiciaire Mais cette stratégie indiciaire, directement inspirée de l'enquête policière, n'est pas l'apa-nage du seul metteur en scène moderne. Dans l'article auquel nous avons déjà fait allusion, Carlo Ginzburg montre que Freud lui-même se réclame de cette méthode élaborée par Giovanni Morelli à la fin du xixe siècle pour détecter les faux en peinture - méthode d'ori-gine cynégétique qu'on peut faire remonter aux antiques chasseurs traquant le gibier en inter-prétant les traces : « [La psychanalyse] aussi est habilitée à deviner les choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut - de refuser - de l'observation n. » Un art de l'observation qui s'étendrait au-delà de l'observa-tion. Ou en deçà : dans le rebut du visible.

De Morelli Freud retient, selon Ginzburg, «la proposition d'une méthode d'interpréta-tion basée sur les écarts, sur les faits marginaux, considérés comme révélateurs ». Grand amateur de peinture, André Antoine pourrait, lui aussi, se mettre à l'école de Morelli. Sauf que, en tant que metteur en scène, il fabrique lui-même les détails révélateurs. Figure bifrons, le metteur en scène moderne sème d'abord, en tant que coauteur de l'œuvre dramatique, les indices qu'il tentera ensuite d'identifier à titre de premier spectateur. Dédoublement un peu semblable à celui de l'écrivain de detective story, qui à la fois ourdit une intrigue et la démêle sous les traits de Dupin, de Rouletabille ou de Sherlock Holmes.

Notre hypothèse sur la genèse de la mise en scène moderne est donc celle-ci : la mise en scène naturaliste s'inscrit à la fin du xixe siècle, au même titre que la littérature policière et que la psychanalyse, dans ce que Ginzburg a appelé le paradigme indiciaire. Partant de la méthode mise au point par Morelli pour l'attribution des peintures anciennes, méthode repo-sant sur l'examen des « détails les plus négligeables », lobes des oreilles, ongles, etc., Ginzburg montre que cette méthode, qui renvoie à un véritable modèle épistémologique apparu dans

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les sciences humaines au cours des années 1870-1880, peut se retrouver, transposée, dans les débuts du roman policier comme dans ceux de la psychanalyse.

Pour ma part, je voudrais essayer de montrer que cette même méthode d'interprétation préside à la naissance de la mise en scène moderne.

Le metteur en scène naturaliste - limitons-nous ici à André Antoine ; nous nous tourne-rons une autre fois vers Stanislavski - emprunte au romancier naturaliste, en l'occurrence à Zola, son identité d'enquêteur et de médecin du social. Tout comme Zola, le fondateur du Théâtre Libre adhère à cette discipline, directement issue de la sémiotique médicale, qui consiste à «diagnostiquer les maladies inaccessibles à l'observation directe basée sur des symptômes superficiels, parfois insignifiants aux yeux du profane». Méthode indiciaire, donc, qui permet de « remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n'est pas directement expérimentable » 18.

À aborder la mise en scène naturaliste sous cet angle à la fois médical et policier, on La chambre close comprend mieux la fameuse théorie du quatrième mur :

Pour qu'un décor fût original, ingénieux et caractéristique, il faudrait l'établir d'abord, d'après une chose vue, paysage ou intérieur ; il faudrait l'établir, si c'est un intérieur, avec ses quatre faces, ses quatre murs, sans se soucier de celui qui disparaîtra plus tard pour laisser pénétrer le regard du spec-tateur. Il faudrait ensuite en disposer les issues naturelles en observant les vraisemblances architecturales [...] tracer en dehors de ce décor les pièces, les vestibules sur lesquels donnent ces issues ; meubler sur le papier ces appartements destinés à n'être aperçus qu'en partie, par l'entrebâillement des portes - en un mot établir la maison complète autour du lieu de l'action. Sentez-vous combien, ce premier travail effectué, il deviendra commode et intéressant, après avoir examiné ce paysage ou cet appartement sous toutes ses faces, de choisir le point exact où devra se faire la section qui nous permettra d'enlever le fameux quatrième mur, en maintenant au décor son aspect le plus caractéristique et le plus adéquat à l'action19 ?

Rapportons-nous au contexte dramaturgique dans lequel émerge cette théorie, déjà esquissée par Diderot, du quatrième mur : l'essentiel des dramaturgies de ce temps - Ibsen, Strindberg, Hauptmann, Tchékhov, etc. - est tourné vers l'intérieur. Nous avons affaire à un dérègle-ment général de la maisonnée : maisons coupe-gorge, maisons prisons, maisons tombeaux, etc. Dans La Maison brûlée de Strindberg, le protagoniste, nommé L'Étranger, vient littéra-lement mener son enquête sur les décombres d'un incendie d'immeuble probablement criminel. Et dans Le Pélican, autre pièce de chambre du même Strindberg, la chambre mortuaire, qui sent encore le phénol, est présentée de façon quasi policière comme la chambre du crime. Nous reconnaissons là l'émergence d'un des grands topoi du roman policier à ses débuts, de Double assassinat dans la rue Morgue au Mystère de la chambre jaune, à savoir l'énigme de la chambre close.

16. Le Théâtre Libre, Paris, mai 1890, p. 84-85. 17. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, «Bibliothèque scientifique», 1989, p. 143. U.Ibid. 19. Antoine, dans Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 113-114.

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Ce qui est frappant, en tout cas, de l'aveu même d'Antoine (voir l'expression « ce paysage ou cet appartement»), c'est que les extérieurs sont traités par la mise en scène comme des intérieurs et assujettis à la pratique du quatrième mur. La mise en scène naturaliste a une prédilection pour le décor d'intérieur et, lorsqu'elle traite un extérieur - par exemple, au Théâtre Antoine, dans La Terre d'après Zola -, elle le compose comme un intérieur pris entre quatre murs. Parmi les influences qui agissent sur ce processus scénographique, on notera bien sûr, s'agissant d'«établir la maison complète autour du lieu de l'action», celle de Beaumarchais et du genre sérieux mais surtout celle, plus directe, de Zola. De Zola qui, dans ses dossiers préparatoires aux romans, ne cesse de dessiner les plans des quartiers (Goutte d'Or pour L'Assommoir, topographie des puits de mine de Germinal) ou des appartements (dans la maison de Pot-Bouille ou de la demeure de Gervaise)20. À bien des égards, les croquis d'Antoine en marge des manuscrits des pièces sur lesquelles il travaille et, plus largement, tout le processus qui aboutit au décor - c'est-à-dire à la reconstitution du milieu criminogene sur la scène - renvoie au processus génétique (dossiers, ébauches, brouillons, plans et schémas) qui sous-tend l'écriture romanesque de Zola.

Quant aux particularités inhérentes à l'art du théâtre, qui distinguent la démarche d'Antoine de celle de Zola, on pourra remarquer qu'elles proviennent pour une part de la leçon des Meininger, si bien enregistrée par Antoine21, mais pour une autre part - le fait n'a guère été relevé jusqu'ici - de la préface à Mademoiselle Julie qui avait si fort frappé - au point qu'il la fit imprimer et distribuer aux spectateurs - le metteur en scène lorsqu'en 1893 il monta la pièce au Théâtre Libre. Strindberg avance dans sa préface que « pour les décors, [il a] emprunté à la peinture impressionniste l'asymétrie des pans coupés» et ajoute qu'il a «planté le mur du fond en biais et placé également la table en biais 22» ; et Antoine lui fait écho, qui confie à l'auditoire de la «Causerie... » son goût pour ces «plantations si pittoresques, si vivantes [...] trop négligées en France parce que nos metteurs en scène restent influencés malgré tout par le souvenir de nos éternelles dispositions classiques » et précise : «Un manque de symé-trie leur paraîtrait insoutenable à l'œil23. »

La stratégie du metteur en scène et de son décorateur consiste donc, selon Antoine, à foca-liser l'attention du spectateur sur « ces endroits » - la partie pour le tout - où « la disposition des lieux autant que la nature de nos occupations nous amènent insensiblement à vivre, à travailler».

«Habiter signifie Grâce à ce «quatrième mur», opaque côté scène et transparent côté salle, le spectateur laisser des traces » se trouve confronté à une façon d'habiter - d'habiter une pièce, un appartement, une maison ;

d'habiter un univers enfermé dans une chambre close - avec toute la signification de cette fonction d'habiter dans le milieu et pour les personnages convoqués sur la scène. Pour l'hu-manité que met en scène le naturalisme - celui du théâtre comme celui du roman - et tout particulièrement pour cette humanité bourgeoise qu'évoque Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, l'«intérieur est non seulement l'univers, mais aussi l'étui de l'homme privé. Habiter signifie laisser des traces. Dans l'intérieur l'accent est mis sur elles. On imagine en masse des housses et des taies, des gaines et des étuis, où les objets d'usage quotidien impri-ment leurs traces » 24.

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Avec le quatrième mur, Antoine ne fait au fond qu'appliquer au théâtre la stratégie du Diable boiteux de Lesage, qui consistait à soulever le toit des maisons pour voir ce qui se passait à l'intérieur. Stratégie qui réussit si bien à Balzac : «Quand Balzac découvre les toits ou perce les murs pour donner un champ libre à l'observation, vous parlez insidieusement au portier, vous vous glissez le long des clôtures, vous pratiquez de petits trous dans les cloisons, vous écoutez aux portes, vous braquez votre lunette d'approche, la nuit, sur les ombres chinoises qui dansent au loin derrière les vitres éclairées ; vous faites, en un mot [...] ce que les Anglais appellent dans leur pruderie le police détective25. » De cette technique de la vision à travers le mur, qui renoue d'ailleurs avec l'antique tradition théâtrale de la teichoscopie, nul drama-turge ne fera un meilleur usage que le Strindberg du Songe, d'Orage, de La Sonate des spectres : Agnès, Le Monsieur, Le Directeur Hummel sont des personnages à part dans l'univers des pièces que je viens de citer - on pourrait leur en adjoindre d'autres, tel Le Vieillard d'Intérieur de Maeterlinck - en ce sens qu' ils sont des personnages-spectateurs pour lesquels le quatrième mur - ce pseudo-retranchement de la vie privée - est transparent.

Et que voient-ils ces spectateurs-personnages, qui ressemblent un peu à l'Ange de l'Histoire de Benjamin?... Un amoncellement de catastrophes, de maladies sociales et de crimes. Car habiter signifie en dernière analyse perpétuer la maladie sociale et/ou le crime.

À travers le quatrième mur, c'est aussi le regard d'un des spectateurs privilégiés de la fin du xixe siècle qui s'insinue sur la scène naturaliste : «La "philosophie du mobilier", autant que ses nouvelles policières révèlent en Poe le premier physionomiste de l'intérieur. Les criminels des premiers romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais des hommes privés appartenant à la bourgeoisie26. » Car il s'agit bien pour le metteur en scène d'inciter le spectateur à l'observation - à une observation très rapprochée - et non, comme on l'a dit et répété, de flatter son « voyeurisme ». Ainsi la fonction du quatrième mur à l'époque naturaliste consiste-t-elle beaucoup plus à ouvrir la scène - le « milieu » - au regard des spec-tateurs qu'à focaliser ce regard sur les entreparleurs. Le quatrième mur crée de la transpa-rence ; il donne à voir. Et ce qui est donné à voir, c'est de l'indiciaire, non du spectaculaire. En ce sens, on pourrait parler d'uns fonction heuristique de la mise en scène : la mise en scène, ou l'heure de vérité du drame, celle où l'énigme est exposée puis dévoilée sous le regard du spectateur.

20. Voir Philippe Hamon, « Génétique du lieu romanesque. Sur quelques dessins de Zola », Cahiers de Narratologie, n° 8, Publication de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1997. 21. Voir sa fameuse lettre de juillet 1888 à Francisque Sarcey : Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 55-60. 22. August Strindberg, Théâtre cruel et théâtre mystique, Paris, Gallimard, «Pratique du théâtre», 1964, p. 107. 23. Voir Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 114. 24. Walter Benjamin, Poésie et Révolution, Paris, Denoël, «Dossiers des Lettres Nouvelles», 1971, p. 132-133. 25. Hippolyte Babou, La Vérité sur le cas Champfleury, Paris, 1857, cité dans Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Petite Bibliothèque Payot, 2002, p. 65. 26. Walter Benjamin, Poésie et Révolution, op. cit., p. 132-133.

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Le metteur en scène- Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi retrace l'émergence, à partir des années rhapsode27 1880, de ce qu'il va appeler le «sujet épique». Il montre que ce qui caractérise les drama-

turgies de cette époque - Ibsen, Strindberg, Hauptmann, Tchékhov... -, c'est la fin de la dialectique hégélienne de l'objectif et du subjectif. Désormais tableau objectif (l'homme dans son milieu, l'homme pris dans la « totalité des objets ») et regard subjectif sont mis en opposition. Pour exister, la situation théâtrale doit être saisie par une conscience épique. D'où l'apparition déjà évoquée, dans maintes pièces naturalistes ou naturalo-symbolistes, en parti-culier chez Strindberg et chez Hauptmann, de la figure de l'Étranger, du témoin qui vient constater le drame vécu par des personnages dépourvus de conscience réflexive.

Or, ce sujet épique, que Szondi limite à la sphère de l'écriture dramatique, nous sommes tentés de l'identifier également dans la sphère «complémentaire» de la mise en scène à travers la figure du metteur en scène, cet acteur en retrait, ce spectateur avancé, installé à la frontière de la salle et de la scène. La fonction de romanisation du drame qu'il assume à travers décor et mise en scène correspond bien à cette identité du metteur en scène comme sujet épique - ou «rhapsodique», pour reprendre le vocable goethéen. Faire jouer de dos telle scène, tel personnage correspond, chez Antoine, au choix d'une conscience narratrice. À partir du moment où la petite constellation des personnages ne se suffit plus à elle-même et se trouve « dominée » par une conscience supérieure - dont Strindberg note que, pour elle, « il n'y a pas de secrets », et qu'elle « ne juge pas, n'acquitte pas », qu'elle « relate seule-ment28» -, cette conscience même - celle du sujet que j'appellerai «rhapsodique» - se trouve partagée, voire clivée entre l'auteur et le metteur en scène. Dans la mesure où le conflit direct entre les personnages n'est plus l'essentiel, le metteur en scène se trouve invité à intervenir comme un médiateur qui distribue la parole entre les personnages. Dans le metteur en scène moderne, on pourrait retrouver le portrait que Goethe 29 fait du rhapsode (opposé au « mime ») : «[...] un homme sage, qui embrasse ce qui a eu lieu dans une paisible pondération [...]. Il se portera à son gré en avant et en arrière. » Son but n'est pas de drama-tiser, mais plutôt d'«apaiser» les spectateurs. C'est ainsi que s'instaure un décalage béné-fique entre le temps du drame et celui de la représentation, décalage propice à développer la réflexion et l'activité critique du spectateur.

De Dupin, le génial détective d'Edgar Poe, Claude Richard prétend justement qu'il est « au premier chef, lecteur » « illustrant, pour son modeste compagnon anonyme » - son Watson, en quelque sorte - «le rapport harmonique entre l'homme et son monde et lui donnant à lire le texte occulté du réel »30. Et, toujours à propos de Dupin, le narrateur de Double assassinat dans la rue Morgue, s'interroge pour savoir s'il n'aurait pas une « âme double» et si ne coexisterait pas en lui «un Dupin créateur et un Dupin analyste». Ce dédoublement de l'enquêteur, de l'amateur d'énigmes, ne pourrions-nous pas l'appliquer à la relation metteur en scène-auteur à l'époque naturaliste ? L'auteur comme créateur qui déroule de scène en scène l'énigme - fonction syntagmatique, en quelque sorte ; le metteur en scène comme analyste qui en dresse le tableau - fonction paradigmatique - au sein duquel il a disséminé les indices ? Le second travaillant, comme nous l'avons déjà montré, à rebours du premier ?

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Mais, justement, quelle est la place exacte du spectateur dans ce dispositif où le temps de la mise en scène prend à rebours le temps du drame ? En d'autres termes, quelle relation le spectateur ordinaire entretient-il avec ce spectateur privilégié, ambivalent ou, comme nous l'avons écrit, ce spectateur « avancé » qu'est le metteur en scène ?

Il existe une nouvelle de Conan Doyle, intitulée en français L'Aventure du détective agoni-sant31, qui fournirait une excellente parabole de ce qu'on appelle la «coupure sémiotique», fondatrice de la relation théâtrale. Afin de démasquer un criminel extrêmement rusé, mais qu'il va néanmoins amener à venir s'épancher devant lui, Holmes feint d'être à l'article de la mort. Dans cette histoire, Watson joue à son insu un double rôle : c'est lui qui, convaincu que son ami est agonisant et qu'il doit tenter de le sauver, va rabattre le criminel jusque dans la chambre de Holmes ; et c'est encore lui qui, assigné par le pseudo-mourant à une cachette «derrière la tête du lit», servira de témoin aux aveux du criminel que la police n'aura plus ensuite qu'à emmener.

«Ne bougez pas, quoi qu'il arrive», «Ne parlez pas ! Ne remuez pas ! », «Gardez vos distances ! », les recommandations et autres admonestations de Holmes à Watson renvoient étrangement au contrat implicite du spectateur de théâtre. D'ailleurs, Holmes revendique pleinement le fait de s'être mis dans la « peau du personnage » du « détective agonisant ». Et il justifie ainsi, comme le premier comédien venu, le fait d'avoir empêché Watson, sous le prétexte d'une possible contamination, de s'approcher de lui à moins de quatre mètres : «Croyez-vous que j'estime si peu vos talents de médecin? Pouvais-je imaginer que votre jugement astucieux se méprendrait sur le cas d'un mourant qui, bien que faible, ne présen-tait ni accélération du pouls ni hausse de température ? À quatre mètres, j'avais une chance de vous tromper. »

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette relation, c'est que Watson, bien que manipulé le temps que dure la «représentation» de Holmes, n'est jamais considéré par ce dernier comme une dupe. Que, réduit à la position de spectateur et de «victime» de l'illu-sion théâtrale, il accède in fine au statut de témoin - témoin doublement : témoin des aveux du criminel ; témoin-narrateur des aventures de Holmes - qui lui permet rétrospectivement de ressaisir toute l'« aventure ».

Si, dans cette histoire, Holmes réunit en sa personne les fonctions d'acteur et de metteur en scène, Watson, lui, nous paraît incarner une parfaite imago du spectateur à l'époque de la naissance de la mise en scène moderne. Non point voyeur, mais témoin, avons-nous dit. Mais de surcroît témoin particulièrement actif - ou du moins curieux - qui se présente à bien des égards comme le collaborateur, l'assistant du détective et comme féru d'énigmes policières.

Le couple metteur en scène/spectateur

27. J'ai abondamment développé, notamment en 1981 dans L'Avenir du drame (nouvelle édition : Circe Poche, 1999), le thème de l'«auteur-rhapsode». Je n'y reviens pas. J'essaie simplement ici de montrer que le metteur en scène moderne participe lui aussi de cette fonction rhapsodique. 28. August Strindberg, op. cit., p. 137. 29. Goethe-Schiller, Correspondance, 1.1, p. 505. 30. « Introduction aux contes », dans Edgar Allan Poe, Contes-Essais-Poèmes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 70. 31. Conan Doyle, « Son dernier coup d'archet », dans Sherlock Holmes, t. II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1988.

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Face à un auteur qui a mis au point une énigme, à un metteur en scène qui a constitué le tableau des traces, des indices - et des leurres - permettant de tenter de démêler cette énigme, le spectateur, retranché derrière un quatrième mur plus confortable que « la tête de lit » réservée à Watson par Holmes, se trouve placé dans la position du confident de l'enquêteur, voire d'en-quêteur lui-même. À lui de repérer les traces, les indices et d'apprendre à les lire.

D'ailleurs, l'éloignement relatif que Holmes acteur-metteur en scène impose à Watson-spectateur n'est pas seulement le garant de l'illusion théâtrale, il peut être aussi la condition d'une bonne méthode d'investigation du milieu où se situe l'énigme. C'est du moins l'avis de Dupin, lorsque, a contrario, il évoque Vidocq dans Double assassinat dans la rue Morgue : «II diminuait la force de sa vision en regardant l'objet de trop près. Il pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière, mais, par le fait même de son procédé, il perdait l'aspect de l'affaire prise dans son ensemble. La vérité n'est pas toujours dans un puits. En somme, quant à ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois qu'elle est invariablement à la surface 32. »

À voir ou à entendre ? Mais, si l'on en revient un instant à L'Aventure du détective agonisant de Conan Doyle, il est une consigne que Holmes donne à Watson et qui semble tout à fait étrangère au théâtre du tournant du xxe siècle : «Écoutez seulement, mais de vos deux oreilles. » Le spectateur-témoin du théâtre naturaliste - et peut-être aussi celui du théâtre symboliste, où officient les peintres nabis - ne saurait se contenter d'écouter. Pour déchiffrer l'énigme, il lui faut abso-lument exercer son regard. Repérer les indices au sein du «tableau». Le spectateur devra déployer des trésors d'attention visuelle pour interpréter, avec l'aide discrète du metteur en scène, ces indices et parvenir à suivre la trace. Pour espérer se hisser à la hauteur de Dupin repérant, grâce à son « œil clinique », la « lettre volée » :

[...] je me plaignis de la faiblesse de mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais derrière ces lunettes j'inspectais soigneusement et minutieusement tout l'appartement.[...] je donnais une attention spéciale à un vaste bureau [...] sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et d'autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques livres. Après un long examen, fait à loisir, je n'y vis rien qui pût exciter particulièrement mes soupçons [...]. À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur un misérable porte-carte, orné de clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la cheminée [...]. À peine eus-je jeté un coup d'œil sur cette lettre que je conclus que c'était celle dont j'étais en quête33.

La chasse aux indices - on reconnaît ici l'origine cynégétique de la méthode indiciaire -entraîne une hypertrophie de la fonction du regard. Le spectateur du théâtre naturaliste doit pouvoir affirmer, tel Zadig devant ses juges, « J'ai vu... les traces ». Pour lui, il ne s'agit aucu-nement d'écarquiller les yeux afin de les abreuver de spectaculaire, il s'agit de se pencher sur une réalité reconstituée, sur une réalité devenue matière à expérimentation, afin de la scruter avec la loupe du détective ou le microscope du biologiste et du médecin.

A priori, on pourrait penser que dans le cas d'une mise en scène non plus d'Antoine mais de son collaborateur dissident Lugné-Poe, la hiérarchie vision-écoute va se renverser et qu'on aura affaire, dans l'aire du théâtre symboliste, à des spectacles plus à entendre qu'à voir. Le

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processus est plus complexe : en fait, le théâtre symboliste - et, en particulier, celui de Maeterlinck - est un théâtre de Vhypotypose généralisée, où c'est une vision qui nous est donnée à entendre. C'est ainsi que les voix alternées du Vieillard et de L'Étranger d'Intérieur composent, progressivement et contradictoirement, le tableau de la jeune fille noyée ou de la foule en train d'acheminer le corps de la jeune morte jusqu'à la maison des parents :

Le Vieillard : [...] On l'a trouvée ainsi [...]. Elle flottait sur le fleuve et ses mains étaient jointes. / L'Étranger : Ses mains n'étaient pas jointes ; ses bras pendaient le long du corps. L'Étranger : Ils suivent les ondulations du sentier [...]. Voilà qu'ils réapparaissent à côté d'un talus éclairé par la lune [...]. Le Vieillard : Ils viendront malgré tout, et je les vois aussi [...]. Ils sont en marche à travers les prairies [...] Ils semblent si petits qu'on les distingue à peine entre les herbes [...]. On dirait des enfants qui jouent au clair de lune 34.

Quant à la « totalité des objets » et au jeu des indices, ils ont leur équivalent dans un contexte symboliste et, par exemple, dans la dramaturgie de Maeterlinck, où le cosmos tient la même fonction épique que le milieu dans le drame naturaliste. C'est ainsi que, dans L'Intruse, la visite à pas feutrés de la Mort (jamais nommée), qui s'introduit tel un criminel dans la maison, se traduit par une écoute chorale de phénomènes « naturels » en provenance de l'espace envi-ronnant :

L'Aïeul : Je n'entends plus les rossignols. / La Fille : Je crois que quelqu'un est entré dans le jardin, grand-père. / L'Aïeul : Qui est-ce ? / La Fille : Je ne sais pas, je ne vois personne. / L'Oncle : C'est qu'il n'y a personne. / La Fille : II doit y avoir quelqu'un dans le jardin ; les rossignols se sont tus tout à coup. / L'Aïeul : Je n'entends pas marcher cependant. / La Fille : II faut que quelqu'un passe près de l'étang, car les cygnes ont peur. / Une Autre Fille : Tous les poissons de l'étang plongent subitement35.

Le théâtre reste conforme à son étymologie : le lieu d'où l'on regarde. Sauf qu'ici c'est l'oreille du spectateur qui capte la vision. Le metteur en scène symboliste donne à voir, mais par prétention, à travers le détour de l'hypotypose.

La mise en scène moderne ne naît pas par hasard à la fin de l'époque naturaliste. Elle naît Le naturalisme, socle du naturalisme. Elle constitue même peut-être la dernière manifestation, la dernière conquête de la mise en scène de ce puissant courant artistique. Il fallait la doctrine naturaliste, il fallait le positivisme caractéristique du paradigme indiciaire pour que la mise en scène occupe cet espace nouveau que laissait béant devant elle l'incompletude d'un drame en crise. Cependant, à partir de ce moment fondateur, le processus de la mise en scène peut prendre bien d'autres voies que celle du naturalisme. Et, d'abord, chronologiquement, celle du symbolisme...

Il n'empêche que le socle de la mise en scène - réaliste, synecdochique - a été posé par le naturalisme et que c'est encore sur lui que s'édifie l'art de la mise en scène aujourd'hui,

32. Edgar Allan Poe, op. cit., p. 529-530. 33. Ibid., p. 832. 34. Maurice Maeterlinck, Théâtre complet, t. II, Paris-Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 178 et 188. 35. Ibid., 1.1, p. 209-210.

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même le plus apparemment abstrait ou métaphorique... Alternances ou oscillations sans fin entre métaphore et métonymie. Qu'il soit symboliste ou naturaliste, qu'il revendique le réalisme ou la convention - ou encore les deux à la fois - le théâtre à l'heure de la mise en scène moderne ne se limite plus au microcosme dramatique. Il vise, comme l'a bien vu Antoine Vitez, à mettre en scène tout un monde : « Grandeur de la mise en scène comme art en soi ! Le metteur en scène poète, loin de se contenter de suivre, comme il le croit, les indications de l'auteur, se donne pour tâche de mettre en scène le monde» ; « Comment jouer tout? le tout ? Et pas seulement des personnages, mais aussi des rues, des maisons, la campagne, et les automobiles, la cathédrale de Bâle, la vie36?»

À son stade originel, le naturalisme, la mise en scène moderne est une mise en récit et une mise en énigme. Carlo Ginzburg nous suggère que l'antique chasseur, qui relate la découverte des indices l'ayant amené à débusquer le gibier, est à l'origine de toute mise en récit. Et Daniel Ferrer note pour sa part que « les généticiens ont pris l'habitude de se comparer à ce chasseur des temps modernes qu'est le détective ou limier, Dupin ou Sherlock Holmes, dont la clair-voyance apparemment miraculeuse repose sur la réceptivité aux indices, et dont l'activité trouve son apothéose et son efficacité même dans la mise en récit de ces indices »37. J'ai essayé de montrer en quoi le metteur en scène tenait du détective. Mais aussi du généticien.

36. Antoine Vitez, Écrits sur le théâtre, II. La Scène, 1954-1975, Paris, P.O.L, 1995, p. 94 et 458. 37. Daniel Ferrer, «Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logique des mondes possibles», dans Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, sous la direction de Michel Contât et Daniel Ferrer, CNRS Éditions, 1998, p. 16.

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JEAN-PIERRE SARRAZAC est professeur à l'Institut d'Études théâtrales de l'université Paris Ill-Sorbonne nouvelle - où il dirige TEA 3420 : « Poétique du drame moderne et contemporain » - et professeur invité à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve. Ses nombreux ouvrages et articles portent essentiellement sur les dramaturgies modernes et contemporaines, d'Ibsen à Fosse et de Strindberg à Koltès. Il est également l'auteur d'une vingtaine de pièces, publiées et jouées en France et à l'étranger. Derniers ouvrages parus : La Parabole ou L'Enfance du théâtre, Belfort, Circé, « Penser le théâtre », 2002 ; Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, « Penser le théâtre», 2004. Jean-Pierre Sarrazac, [email protected]

Relier André Antoine à Edgar Allan Poe et la figure du metteur en scène à celle du détective amateur, relire ce texte fondamental qu'est la Causerie sur la mise en scène (1903) en essayant de mettre en évidence une double série d'analogies entre le processus originel de la mise en scène moderne et ceux du roman zolien et du roman policier, tels sont les objectifs de cette enquête. L'hypothèse est la suivante : la mise en scène naturaliste s'inscrit à la fin du xixe siècle, au même titre que la littérature policière et que la psychanalyse, dans ce que Ginzburg a appelé le paradigme indiciaire. De la méthode mise au point par Morelli pour dépister l'attribution des peintures anciennes, Freud retient, selon Ginzburg, «la proposition d'une méthode d'interprétation basée sur les écarts, sur les faits marginaux, considérés comme révéla-teurs ». Grand amateur de peinture, André Antoine pourrait, lui aussi, se mettre à l'école de Morelli. Sauf que, en tant que metteur en scène, il fabrique lui-même les détails révélateurs. Figure bifrons, le metteur en scène moderne sème d'abord, en tant que coauteur de l'œuvre théâtrale, les indices qu'il tentera ensuite d'identifier à titre de premier spectateur. Dédoublement un peu semblable à celui de l'écrivain de detective story, qui à la fois ourdit une intrigue et la démêle sous les traits de Dupin, de Rouletabille ou de Sherlock Holmes. Le but est donc de montrer que la mise en scène moderne ne naît pas par hasard à la fin de l'époque naturaliste. Qu'elle naît du naturalisme. Qu'elle constitue même peut-être la dernière manifestation, la dernière conquête de ce puissant courant artistique. Il fallait la doctrine naturaliste, il fallait le positivisme caractéristique du paradigme indiciaire pour que la mise en scène occupe cet espace nouveau que laissait béant devant elle l'incomplétude d'une forme dramatique en crise.

The aim of this study is to draw a parallel between André Antoine and Edgar Allan Poe and between the figure of the stage director and that of the amateur detective, and to reread the key text, Causerie sur la mise en scène ( 1903), while attempting to under-score a twofold set of analogies between the original process of modem staging and those of Zola's novels and detective stories. Thè hypothesis is thè following: at thè end of the nineteenth century Naturalist stage direction, as well as detective stories and psychoanalysis, belonged to what Ginzburg called the paradigme indiciaire. According to Ginzburg, in thè method Morelli devel-

--------- Résumés Genèse de la mise en scène moderne, une hypothèse

oped for tracing the attribution of old paintings, Freud retained « the suggestion of an interpretative method based on divergences, on marginal facts, deemed revelatory ». Perhaps André Antoine himself, very fond of painting, follows as well Morelli's lesson. Except that as a stage director he himself créâtes the revelatory dues. A Janus figure, the modem stage director, as co-author of the theatrical work, first spreads thè clues he will then as a spec-tator strive to identify. A split personality somewhat like that of thè detective story writer who tangles the plot and untangles it in the guise of Dupin, Rouletabille or Sherlock Holmes. So the purpose is to show that it is no coincidence if modem stage direc-tion arose at the close of the Naturalist era. That indeed it arises front Naturalism. That it is perhaps the last manifestation, the last conquest of this powerful artistic movement. The Naturalist doctrine, the characteristic positivism of the paradigme indici-aire were necessary for stage direction to be able to take over this wide open new space created by thè incompleteness of a dead-locked dramatic form.

Ziel dieser Untersuchung ist es nicht nur, den Régisseur André Antoine mit Edgar Allan Poe und die Figur des Régisseurs mit der des Amateurdetektivs in Verbindung zu bringen. Es soli glei-chermaBen versucht werden, durch eine neue Lesart des grund-legenden Textes Gespràche iiber das Inszenieren (1903) eine zweifache Serie von Analogien herauszuarbeiten. Der Entste-hungsprozess der modernen Inszenierung lâsst sich so mit denen verbinden, die sowohl im Zolaschen Roman als auch im Detektivroman am Werke sind. Dabei soli folgende Hypothèse aufgestellt werden : So wie die Kriminalliteratur und die Psycho-analyse schreibt sich auch die naturalistische Inszenierung des ausgehenden 19. Jahrhunderts in ein von Ginzburg als ,,Indizien-paradigma" bezeichnetes Muster ein. Nach Ginzburg behalt Freud von der von Morelli entwickelten Méthode zur Herkunftsbestim-mung alter Malereien ,,den Anstoss zu einer Interprétations-méthode, die sich auf das Enthiillungspotential von Abweichungen und Randerscheinungen stiitzt". Der Régisseur André Antoine kônnte sich als Liebhaber der Malerei ebenfalls auf Morelli berufen. Mit dem Unterschied, dass er als Régisseur selbst die aufschlussgebenden Einzelheiten produziert. Janus ahnelnd, streut der zeitgenôssische Theaterregisseur als Mitautor des inszenierten

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Page 16: Genese de la mise en scene - Turin D@ms Revie · 2009-11-05 · ENJ E U X Genèse de la mise en scène moderne, une hypothèse Jean-Pierre Sarrazac Pour Catherine et Jean-Pierre Naugrette

Theaterstùcks zuerst die Indizien aus, die er dann in der Rolle des ersten Zuschauers zu entschliisseln sucht. In dieser Verdoppelung âhnelt er dem Schriftsteller der detective story, der zuerst eine Verwicklung in die Wege leitet, um sie dann in der Person eines Dupin, Rouletabille oder Sherlock Holmes wieder zu entwirren. Es ist also zu zeigen, dass die moderne Inszenierung nicht nur aus Zufall den Naturalismus ablôst, sondern vielmehr aus ihm heraus entsteht. Ja, dass sich dieser hier vielleicht zum letzten Mal manifestiert, als letzter groBer Triumph dieser màchtigen lite-rarischen Strômung. Es bedurfte genau dieser naturalistischen Doktrin, dièses Positivismus des Indizienparadigmas, um der Inszenierung das Fiillen jenes neuen Raumes môglich zu machen, den die Unvollkommenheit der krisengeschiittelten dramatischen Form aufgerissen hatte.

. Vincular a André Antoine con Edgar Allan Poe y la figura del director con la del detective aficionado ; leer ese texto fondamental que es la Causerie sur la mise en scène (1903) tratando de poner de relieve una doble serie de analogias entre el proceso original de la puesta en escena moderna y los de la novelistica de Zola y la novela policial, taies son los objetivos de esta investigation. La hipótesis es la siguiente : la puesta en escena naturalista se inscribe, a finales del sigio XIX, de la misma manera que la lite-ratura policial o el psicoanâlisis, en lo que Ginzburg ha denomi-nado slparadigma indiciario. Del mètodo establecido por Morelli para rastrear la atribución de los pintores antiguos, Freud recoge, segûn Ginzburg, « la propuesta de un mètodo de investigation basado en la desviación, en los hechos marginales, considerados corno reveladores». Gran aficionado de pintura, André Antoine podria -también él- adherirse a la escuela de Morelli. Salvo que, en tanto que director, él mismo fabrica los detalles reveladores. Figura bifronte, el director moderno empieza por sembrar, en su carâter de coautor de la obra teatral, los indicios que intentare luego identificar en su carâcter de primer espectador. Desdoblamiento bastante parecido al del escritor de detective story, quien, a la vez, urde una intriga y la resuelve en la persona de Dupin, de Rouletabille ou de Sherlock Holmes. El objetivo es entonces mostrar que la puesta en escena moderna no surge por casualidad al final de la època naturalista ; que surge del natura-lismo ; inclusive, que constituye quizâs la ultima manifestation, la ultima conquista de esa poderosa corriente artistica. Se nece-sitaba la doctrina naturalista, se necesitaba el positivismo carac-terïstico del paradigma indiciario para que la puesta en escena ocupara ese espacio nuevo que dejaba vacante ante ella el inaca-bamiento de una forma dramatica en crisis.

Collegare André Antoine a Edgar Allan Poe e la figura del regista a quella de detective dilettante, rileggere quel testo fondamentale che è la Causerie sur la mise en scène (1903) cercando di eviden-ziare una duplice serie di analogie fra il processo originale della regia moderna e quello del romanzo di Zola e del romanzo giallo, questi sono gli scopi del nostro articolo. La nostra ipotesi è la

seguente : la regia naturalista della fine dell'Ottocento, tanto quanto il romanzo giallo e la psicanalisi, si collocano in ciò che Ginzburg ha chiamato paradigma indiziario. Del metodo messo a punto da Morelli per l'attribuzione dei quadri antichi, Freud utilizza, secondo Ginzburg, « la proposta di un metodo di inter-pretazione basato sugli scarti, sui fatti marginali, considerati rive-latori». Grande appassionato di pittura, Antré Antoine potrebbe mettersi anche lui alla scuola di Morelli. Solo che, in quanto regista, fabbrica lui stesso dei dettagli rivelatori. Il regista moderno è una figura bifronte che prima di tutto semina, in quanto coau-tore dell'opera teatrale, gli indizi che tenterà poi di identificare in quanto primo spettatore. Si tratta di uno sdoppiamento un po' simile a quello dello scrittore di detective story, che ordisce e al tempo stesso scioglie un intrigo sotto le sembianze di Dupin, de Rouletabille o di Sherlock Holmes. Lo scopo è dunque quello di mostrare che non è un caso se la regia moderna nasce alla fine dell'epoca del naturalismo. Che essa nasce dal naturalismo. Che forse costituisce addirittura l'ultima manifestazione, l'ultima conquista de questa possente scuola artistica. Ci voleva la dottrina naturalista, ci voleva il positivismo caratteristico del paradigma indiziario per fare in modo che la regia occupasse questo spazio nuovo che l'incompletezza di uno forma drammatica in crisi le spalancava dinanzi.

Os objectivos desta inquiriçào sâo : relacionar André Antoine e Edgar Allan Poe, relacionar a figura do encenador de teatro e a do detective amador, reler esse texto fondamental que é a Causerie sur la mise en scène (1903) procurando evidenciar uma dupla série de analogias entre o processo original de encenaçâo moderna e os processus do romance de Zola e do policial. A hipótese é esta : a encenaçâo naturalista no final do séc. XIX inscreve-se, tal comò a literatura policial e a psicanâlise, naquilo a que Guinzburg chamou o paradigma indiciario. O mètodo apurado por Morelli para a atribuiçâo de pinturas antigas ofereceu a Freud, segundo Guinzburg, « a proposta de um mètodo de interpretaçâo baseado em desvios e factos marginais, considerados comò reveladores ». Grande apreciador de pintura, André Antoire poderia filiar-se na escola de Morelli, nâo fosse o caso de, comò encenador, ser eie pròprio a fabricar os pormenores reveladores. Personagem bifronte, o encenador moderno semeia, na qualidade de co-autor da obra teatral, os indicios que depois tentarâ identificar a titulo de seu primeiro espectador. Desdobramento analogo ao do autor de uma detective story, que ao mesmo tempo que tece uma intriga a desvenda através de um Dupin, um Rouletabille ou um Sherlock Holmes. Conclui-se assim que a encenaçâo moderna nâo nasce por acaso no final da època naturalista, mas que eia nasce do naturalismo e constituitalvez mesmo a derradeira manifestaçâo, a derradeira conquista desse poderoso movimento artistico. Sem a doutrina naturalista, sem o positivismo caracteristico do paradigma indiciario, a encenaçâo nâo ocuparia esse espaço novo que escancara perante eia a incompletude de uma forma dramatica

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