Gautier Balzac

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1 Gautier critique de Balzac 1. Le 15 décembre de 1856 les lecteurs de la Revue des Deux Mondes pouvaient lire, en tête d' une étude due à l'éloquent magistrat d'Angers Eugène Poitou , quelques considérations assez maussades sur la vie posthume d'Honoré de Balzac: Il a , depuis qu'il est mort, une rare bonne fortune. Autour de son nom, c'est un concert et comme une émulation universelle de louanges. Jusqu'aux adversaires d'autrefois font chorus avec les admirateurs d'aujourd'hui (...) On dirait la légende d'un héros ou l'apothéose d'un demi-dieu. 1 Poitou se faisait dans cette page l'écho d'un critique plus connu, Armand de Pontmartin , qui le 25 novembre , dans Le Correspondant, s'était plaint des "apothéoses insensées " 2 dont faisait l'objet depuis quelques années l'auteur de La Comédie humaine . Quoique les études des spécialistes 3 aient fortement nuancé par la suite cette vision de la fortune de Balzac , vision axée sur l'opposition entre le dédain qu'il aurait essuyé de la part de la critique de son vivant, et le revirement général de l'opinion après sa mort , Poitou et Pontmartin enregistraient, à la fin de 1856, une 1 Eugène Poitou, "M.de Balzac. Étude morale et littéraire", Revue des Deux Mondes, XXVe année, t.VI, 15 décembre 1856, p. 714-15. 2 Armand de Pontmartin,"Les fétiches littéraires. I. M. de Balzac", Le Correspondant, 25 novembre 1856. Reproduit dans Stéphane Vachon , Balzac, Collection Mémoire de la critique, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 175. (Abrégé désormais: Vachon) 3 Je pense surtout à David Bellos, Balzac criticism in France 1850-1900. The Making of a Reputation, Oxford, Clarendon Press, 1976 et à Vachon, p. 7-53. Mais les travaux de René Guise sur la réception du théâtre balzacien vont dans le même sens.

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Gautier critique de Balzac

1. Le 15 décembre de 1856 les lecteurs de la Revue des Deux Mondes

pouvaient lire, en tête d' une étude due à l'éloquent magistrat d'Angers

Eugène Poitou , quelques considérations assez maussades sur la vie

posthume d'Honoré de Balzac:

Il a , depuis qu'il est mort, une rare bonne fortune. Autour

de son nom, c'est un concert et comme une émulation

universelle de louanges. Jusqu'aux adversaires d'autrefois

font chorus avec les admirateurs d'aujourd'hui (...) On dirait

la légende d'un héros ou l'apothéose d'un demi-dieu.1

Poitou se faisait dans cette page l'écho d'un critique plus connu,

Armand de Pontmartin , qui le 25 novembre , dans Le Correspondant,

s'était plaint des "apothéoses insensées "2 dont faisait l'objet depuis quelques

années l'auteur de La Comédie humaine . Quoique les études des

spécialistes 3 aient fortement nuancé par la suite cette vision de la fortune

de Balzac , vision axée sur l'opposition entre le dédain qu'il aurait essuyé de

la part de la critique de son vivant, et le revirement général de l'opinion

après sa mort , Poitou et Pontmartin enregistraient, à la fin de 1856, une

1Eugène Poitou, "M.de Balzac. Étude morale et littéraire", Revue des Deux Mondes, XXVe année, t.VI, 15 décembre 1856, p. 714-15. 2Armand de Pontmartin,"Les fétiches littéraires. I. M. de Balzac", Le Correspondant, 25 novembre 1856. Reproduit dans Stéphane Vachon , Balzac, Collection Mémoire de la critique, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 175. (Abrégé désormais: Vachon) 3Je pense surtout à David Bellos, Balzac criticism in France 1850-1900. The Making of a Reputation, Oxford, Clarendon Press, 1976 et à Vachon, p. 7-53. Mais les travaux de René Guise sur la réception du théâtre balzacien vont dans le même sens.

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donnée tout à fait réelle: on se passionnait de plus en plus pour l'œuvre de

Balzac , on découvrait son théâtre à côté de ses romans et sa physionomie,

si longtemps réduite par les caricaturistes à une silhouette grotesque, faisait

surface dans la vie littéraire plus vivante, plus jeune, plus rayonnante de

force et de gaieté rabelaisienne que jamais. Qui étaient les responsables de

cette résurrection? Pontmartin s'était posé la question et sa réponse visait

d'abord Champfleury sans le nommer:

Mort, [Balzac] donne à tous ces petits bohèmes, à tous ces

réalistes avortés qui pullulent et qui grouillent dans les bas-

fonds de la littérature, l'ineffable joie d'avoir un ancêtre et de

vanter, en l'exaltant, des qualités qu'ils auront peut-être un

jour et des vices qu'ils ont déjà.4

Champfleury venait en effet de publier tout récemment un essai

biographique5 qui mettait en scène , à l'aide de documents inédits et de

textes oubliés, un Balzac très peu connu: le jeune libéral, auteur de vers

satiriques et qui avait rédigé, pour son édition de La Fontaine, une notice

remarquable; le journaliste de 1830 attentif au jargon et aux poncifs du

romantisme, mais aussi à ses écarts innovateurs. Malgré une infinité de

fautes de détail (Champfleury confondait allègrement les Mémoires de

Sanson avec les Mémoires de Vidocq et n'était nullement en mesure de dater

les manuscrits qu'Ève de Balzac lui avait confiés), il ressortait de cette

Jeunesse de Balzac un portrait riche en substantielles nouveautés: cela

changeait un peu le public des éternelles anecdotes sur la vanité et les

goûts fastueux du "Maréchal de la littérature", poursuivi comme Mercadet

par une meute de créanciers impitoyables. Champfleury n'était d'ailleurs

4Armand de Pontmartin, art. cit., p. 175. 5Champfleury, "La jeunesse d'Honoré de Balzac", La Gazette de Champfleury, n.°1, 1er novembre 1856.

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nullement isolé dans ses efforts, comme Pontmartin le soulignait d'un ton

plein de consternation:

Quoi qu'il en soit, l'apothéose existe et se prolonge, c'est

incontestable. Comme les empereurs romains (...) Monsieur

de Balzac a pu dire en mourant:"je sens que je deviens dieu"!

(...) Des écrivains de talent se font ses biographes, ses

scoliastes, -que dis-je? ses hagiographes et ses légendaires.

Les affections, les souvenirs, les Mémoires de famille, toujours

respectables et sacrés, ne manquent pas de donner la réplique

à ce pieux concert, et s'arrangent si bien dans leurs

fraternelles confidences, que quiconque essayerait de percer

cette auréole intime, ce nimbe domestique, passerait pour un

sacrilège.6

Dans ces lignes acides, le critique dressait une sorte de bilan de l'année

1856. L'"écrivain de talent" qui s'était fait l'"hagiographe" et le "légendaire" de

Balzac était Léon Gozlan, qui venait de publier son charmant Balzac en

pantoufles 7; quant aux "Mémoires de famille", l'allusion transparente visait

ce Balzac d'après sa correspondance8 de Laure Surville , paru en mai dans

la Revue de Paris, qui avait le mérite de donner bien souvent la parole au

romancier même, en publiant pour la première fois ses extraordinaires

lettres de 1819, à la fois si émouvantes, pour la confiance précoce de

l'écrivain en son génie, et si amusantes pour leur verve primesautière, pour

leur ton enjoué transformant en comédie tous les menus accidents d'une vie

quotidienne souvent difficile.

6Armand de Pontmartin, art. cit., p. 176. 7Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Paris, Hetzel, Lévy et Blanchard, 1856. 8Laure Surville, "Honoré de Balzac, d'après sa correspondance", Revue de Paris, les 1er mai, 15 mai et 1er juin 1856. Repris dans Balzac, sa vie et ses œuvres d'après sa correspondance, Paris, Librairie nouvelle, 1857.

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Grâce aux ouvrages de Gozlan et de Laure Surville , auxquels on

pourrait ajouter quelques pages affectueuses de George Sand9, au Balzac

stéréotypé des articles nourris de potins incertains et d'historiettes de

troisième main, succédait donc en 1856 un Balzac sans doute quelque peu

idéalisé et " romancé " , mais vivant et bien capable de conquérir par sa

bonne foi et par son humour le public jusqu'alors séduit plutôt par ses

récits que par sa personne.

À côté de cette brillante affirmation du personnage Balzac sur le terrain

de la biographie, il y avait en 1856 pour Pontmartin, ennemi juré et militant

de l'immoralité balzacienne, un autre motif d'amertume: le Président de la

Société des Gens de lettres, Louis Lurine, venait de publier un éloge de

Balzac, couronné par un jury dont faisait partie Sainte-Beuve en personne10!

L'éloge était prudent et très influencé par l'article nécrologique du même

Sainte-Beuve, mais c'était le signe évident d'un climat en train de changer,

d'une gloire incontestable qui s'affirmait de plus en plus en emportant tous

les obstacles et en forçant ses ennemis mêmes à lui rendre hommage.

On peut trouver de cette èvolution un autre indicateur, à mon avis

assez significatif, dans le Journal des Goncourt. De 1852 à 1855, on ne

rencontre dans les pages du Journal qu'un seul Balzac: celui des anecdotes

malveillantes racontées aux deux frères par le peintre Gavarni, qui avait

9George Sand, Préface à La Comédie humaine, Paris, Houssiaux, 1855, Vachon, p. 159-169. Voir à propos de ce texte Thierry Bodin, " Histoire d'une préface. Autour de George Sand et de Balzac", Revue de l'Académie du Centre, 1975, p. 45-63. Entre octobre 1854 et août 1855 paraît aussi dans La Presse l' Histoire de ma vie, qui consacre quelques pages au souvenir de Balzac. 10Louis Lurine , Discours prononcé lors de la Séance solennelle dans la Salle du Conservatoire impérial de musique, 17 avril 1856, Imprimerie de Brière, 1856. Sur le Prix Véron décerné à ce discours voir Vachon, p. 26-28.

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bien connu Balzac 11et qui était intarissable sur la bêtise, la paillardise et la

saleté présumées du romancier.

Balzac, indécrottable et embêtant. Dans la vie privée, ignare et

ignoble, ne sachant rien. Ouvrant de grands yeux à toutes les

explications, bouffi de lieux communs, une vanité de commis-

marchand.12

Les deux frères enregistrent avec complaisance ces propos tout à fait

dépourvus d'indulgence et de sympathie. Mais un changement sensible va se

produire en septembre 1857. Après la lecture des Paysans, les Goncourt se

lancent tout à coup dans un éloge du romancier digne de la plume de

Barbey d'Aurevilly:

Personne n'a vu ni n'a dit Balzac homme d'État; et pourtant,

c'est peut-être le plus grand homme d'État de nos temps, un

grand homme d'État social , le seul qui ait plongé au fond de

notre malaise, le seul qui ait vu par le haut le dérèglement de

la France depuis 1789...13

À partir de cette date, le Balzac caricatural ébauché avec tant de

férocité par Gavarni disparaît du Journal: l'auteur de La Comédie humaine

n'est plus cité qu'en qualité de prototype de l'écrivain moderne qui crée,

grâce à sa "complication", un genre nouveau de "sublime".

11Sur Balzac et Gavarni voir Roger Pierrot, "Balzac et Gavarni, documents inédits", Études balzaciennes, n°5-6, 1958, p. 153 et suiv. , et Roland Chollet, notes à l'article de Balzac sur Gavarni du 2 octobre 1830, dans H. de Balzac, Œuvres diverses, Bibl. de la Pléiade, 1996, t. II, p. 1575-77. ( Abrégé désormais OD. 12Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Laffont, 1989, t. I, p. 47. Il s'agit des Pages Gavarni de l'année 1852. 13Edmond et Jules de Goncourt, op. cit., t. I, p. 296, 3 au 21 septembre 1857.

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Le 26 mars 1858, lors d'une promenade au Jardin des Plantes, un des

deux auteurs du Journal note, en contemplant les animaux en cage:

Peu d'imagination, des répétitions de forme... Le cerveau de

l'homme me semble plus grand que la création, et la comédie

de Balzac que la comédie de Dieu.14

L'"apothéose" dont Pontmartin et Poitou se plaignaient est donc

désormais un fait accompli. Le goinfre indécrottable portraituré par Gavarni

est promu au rang de génie créateur par excellence. Quand, en 1863, Paul

de Saint-Victor déclarera, à un dîner Magny, "Andromaque, c'est plus

intéressant que Mme Marneffe!" , la répartie d'Edmond de Goncourt sera

celle d'un admirateur inconditionnel de Balzac : "Pas pour moi!"15

Arrêtons-nous un instant sur la date du 26 mars 1858, le jour où les

Goncourt décident, devant les serpents et les hippopotames du Jardin des

Plantes, que La Comédie humaine racontée par Balzac est bien autrement

passionnante que la comédie animale mise en scène par le bon Dieu. C'est

une date qui nous amène au cœur d'une période capitale dans l'histoire de

la critique balzacienne; à savoir ces premiers mois de 1858 marqués par la

publication du grand essai critique de Taine suivi de près par l'étude

biographique de Théophile Gautier. 16

14Edmond et Jules de Goncourt, op. cit., t. I, p. 338. 15Edmond et Jules de Goncourt, op.cit., t. I, p.964, 11 mai 1863. D'ailleurs au personnage de Madame Marneffe Taine avait consacré des pages très admiratives dès le 1er janvier 1857, bien avant sa grande étude sur Balzac. Voir Hippolyte Taine, "William Thackeray, son talent et ses œuvres", Revue des Deux Mondes, le 1er janvier 1857, p. 190-191. Cet essai sur Thackeray sera intégré par Taine dans son Histoire de la littérature anglaise (1864). 16Hippolyte Taine, "Honoré de Balzac", Journal des débats, les 3, 4, 5, 23 ,25 février et le 3 mars; Théophile Gautier, "Honoré de Balzac", L'Artiste , les 21 et 28 mars , les 4 ,18, 25 avril et le 2 mai. L'étude de Gautier fut réimprimée quasi simultanément dans Le Moniteur universel des 23, 31 mars, 9, 20, 21 avril, 4, 5 et 9 mai.

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2. Le Balzac de Taine paraît dans le Journal des débats du 3 février au 3

mars; celui de Gautier dans L'Artiste, du 21 mars au 21 mai.

Les deux auteurs, pour le moment, ne se connaissent pas: c'est

seulement à partir de 1863 qu'ils se rencontreront et sympathiseront aux

dîners Magny, en présence de nombreux amis communs, de Flaubert à

George Sand, de Sainte-Beuve aux Goncourt.

Les points de départ de leurs essais ne pourraient pas être plus

différents. Le jeune Taine vise à mettre en lumière , d'une façon

incontestable, les rapports étroits , déterminants et nécessaires entre l'

œuvre de Balzac et la société du XIXe siècle; "il excelle – comme l'écrivait

Sainte-Beuve en 1857 – à situer les auteurs qu'il étudie dans leur époque et

dans leur moment social, à les y encadrer, à les y enfermer, à les en déduire:

ce n'est pas seulement chez lui une inclination et une pente, c'est un

résultat de méthode et une conséquence qui a force de loi."17 Aucune trace

de méthode ni de visées philosophiques, au contraire, chez Gautier. Son

évocation de l'écrivain , quoique moins romancée et théâtralisée que celle de

Gozlan, si riche en dialogues cocasses et en scènes hautes en couleur, c'est

avant tout un récit, qui met le lecteur en présence d'un Balzac personnage

promenant sa "joie rabelaisienne et monacale" de la rue Cassini à la rue des

Batailles, de Passy aux Jardies et au pavillon Beaujon, au milieu des luttes,

des efforts et des bizarreries d'une existence d'artiste compliquée et

tumultueuse.

Car le héros de la biographie de Gautier est bien une incarnation de

l'artiste, tel que Balzac l'avait théorisé et décrit dans son essai de 1830

publié dans La Silhouette 18; de l'artiste qui poursuit "l'art pour l'art lui-

17C.-A. Sainte-Beuve, "Divers écrits de M. H. Taine" (Lundi 9 mars 1857), Causeries du lundi, Paris, Garnier, 1926, t. XIII, p. 256. 18H. de Balzac, "Des artistes", La Silhouette, les 25 février, 11 mars et 22 avril 1830; OD, t. II, p. 707-720.

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même"19 à travers les contradictions perpétuelles et inévitables de sa vie,

dont les bourgeois n'arrivent pas à comprendre le décousu apparent et la

nécessité profonde. Un écho précis des formules balzaciennes de 1830

vient par exemple conclure, dans l'essai de Gautier, la description – amusée

et affectueuse– de la négligence vestimentaire de Balzac , courant "aux

imprimeries porter la copie et chercher les épreuves" avec un chapeau gras

et de gros souliers tout à fait dépourvus d'élégance:

".. malgré le désordre et la pauvreté de cet accoutrement,

personne n'eût été tenté de prendre pour un inconnu vulgaire

ce gros homme aux yeux de flamme, aux narines mobiles, aux

joues martelées de tons violents, tout illuminé de génie, qui

passait emporté par son rêve comme par un tourbillon! À son

aspect, la raillerie s'arrêtait sur les lèvres du gamin, et

l'homme sérieux n'achevait pas le sourire ébauché. - L'on

devinait un des rois de la pensée.20

Balzac, qui voyait dans l'artiste un "souverain" méconnu, avait utilisé

l'expression "princes de la penseé"21 ; Gautier reprend ses mots presque à la

lettre, au moment même où il saisit, de l'écrivain, une silhouette qu'on dirait

sortie tout droit de la Théorie de la démarche. C'est d'ailleurs toute la

narration de Gautier qui semble baigner dans la lumière des puissantes

pages balzaciennes de 1830 sur les Artistes , dont Roland Chollet a su le

19Ibid., p. 720. 20Honoré de Balzac. Grande étude par Théophile Gautier dans Claude-Marie Senninger, Honoré de Balzac par Théophile Gautier, Paris, Nizet, 1980 , p. 115. (Abrégé désormais: Senninger.) C'est moi qui souligne. J'utiliserai toujours pour mes références cette édition du texte de Gautier. On consultera aussi , surtout pour les préfaces, l'édition annotée et présentée par Richard Bolster ( Paris, la pensée universelle, 1981) et celle présentée par Jean-Luc Steinmetz (Le Castor Astral , 1999). 21H. de Balzac, "Des artistes", OD , t. II, p. 709.

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premier faire ressortir l'importance et la richesse22. "L'artiste marche la tête

dans le ciel et les pieds sur cette terre. C'est un enfant, c'est un géant"23,

écrivait Balzac dans La Silhouette; or, c'est justement un Balzac tout à la

fois "enfant" et "géant" que Gautier met en scène, en fixant avec la

prodigieuse efficacité de sa mémoire picturale quelques-uns des souvenirs

de sa longue fréquentation amicale du romancier. Même les anecdotes les

plus rebattues , comme celle de l'ameublement imaginaire des Jardies avec

des phrases écrites au charbon sur les murs nus: "tapisserie des Gobelins,

glace de Venise, tableaux de Raphaël" deviennent, à la lumière de cette

dialectique du géant et de l'enfant , des clés valables pour l'univers de la

création balzacienne:

...[Balzac] se croyait littéralement dans l'or, le marbre et la

soie; mais, s'il n'acheva pas les Jardies et s'il prêta à rire par

ses chimères, il sut du moins se bâtir une demeure éternelle,

un monument "plus durable que l'airain", une cité immense,

peuplée de ses créations et dorée par les rayons de sa gloire.24

Là où Sainte-Beuve et tant d'autres se gaussaient du "plus fécond de

nos romanciers" incapable de distinguer entre la réalité et ses rêves,

Gautier saisit un des points forts du créateur de La Comédie humaine : l'

imagination de Balzac s'épanche dans la vie quotidienne, s'empare des

données prosaïques de la réalité brute et refond le tout dans sa puissante

fournaise. Les romans et les drames qui en ressortent font parfois partie

d'une sorte de légende vécue et parlée , qui accompagne et redouble la

22Voir Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, p. 200-211 ; voir aussi, encore de Roland Chollet, la notice et les notes à "Des artistes", dans OD , t. II, p. 1516-1526. 23H. de Balzac, "Des artistes", OD, t.II, p. 714. 24Th. Gautier, Balzac , Senninger , p. 95.

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rédaction des romans écrits dans une jubilation de l'imaginaire partagée

avec les amis les plus fidèles25.

C'est dans cette perspective qu'il faut lire les pages de Gautier qui

évoquent le moment où Balzac écrit Facino Cane. Séduit par le personnage

qu'il vient de créer, et qui possède "la double vue de l'or" 26, un flair

particulier pour les richesses enfouies , le romancier finit par s'identifier à

lui et par persuader Gautier et Sandeau d' organiser une expédition en

Amérique, sur les traces du mythique trésor de Toussaint-Louverture.

L'aventure projetée– comparée par Gautier à celle que raconte E.A. Poe dans

Le Scarabée d'or– échoue par manque absolu de fonds, mais elle jette pour

un instant dans la vie des trois hommes de lettres passablement

désargentés, un reflet de fortunes fabuleuses, de "monceaux de diamants et

d'escarboucles"27, en effaçant les limites entre la prose de la vie moderne et

les féeries des Mille et une Nuits. La vie de l'artiste n'est en effet qu'un défi

perpétuel à ces limites, un apprentissage constant du bonheur de les

franchir: ainsi s'explique le salon de la rue des Batailles qui devient,

transposé à la lettre, le boudoir de La Fille aux yeux d'or; ainsi s'expliquent

tous les "enfantillages"28 de Balzac, depuis les mots de passe exigés pour

pénétrer chez lui jusqu'à la Société du Cheval Rouge, qui devait réunir

autour de lui, de Gozlan et de Gautier une sorte de Franc-maçonnerie

littéraire, paisible et inoffensive réplique de la puissante association des

Treize. C'est justement cette société, évoquée aussi par Gozlan dans des

pages très amusantes29, qui offre à Gautier l'occasion d'insister sur le

25Voir sur ce thème l'important article de Susi Pietri, "Biografie dell'impossibile. Balzac par Gautier par Baudelaire ", Inchiesta letteratura, n.130, ottobre-dicembre 2000, p. 43-48. 26Th. Gautier, Balzac, Senninger , p. 68. 27Ibid. 28Ibid., p.78. 29Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 141-153.

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caractère irrésistiblement contagieux de l'imagination balzacienne, sur le

don par lequel le romancier-voyant arrivait à entraîner ses amis dans

l'univers enchanté de ses visions, inaccessible aux bourgeois.

Personne plus que Balzac ne possédait le don de troubler, de

surexciter les cervelles les plus froides, les raisons les plus

rassises. Il avait une éloquence débordée, tumultueuse,

entraînante qui vous emportait quoi qu'on en eût; pas

d'objection possible avec lui; il vous noyait aussitôt dans un

tel déluge de paroles qu'il fallait bien se taire. D'ailleurs il

avait réponse à tout; puis il vous lançait des regards si

fulgurants, si illuminés, si chargés de fluide qu'il vous infusait

son désir.30

Par cette "infusion de désir", par un regard magnétique qui rappelle celui

de Vautrin, le Balzac de Gautier s'empare de son biographe, l'attire au cœur

de son royaume enchanté et lui transmet sa passion de l'imaginaire, sa

"puissance de vision" 31, son ivresse du rêve. Gautier met en scène dans cet

épisode une sorte de genèse idéale de sa biographie de Balzac: née à

l'enseigne de la complicité et de la contagion, elle ne se situe nullement sur

le terrain de la critique, mais sur celui de l'essai-récit capricieux et

divaguant. On dirait qu'elle se rattache, pour les continuer, aux arabesques

de deux textes balzaciens de 1830 et de 1833, le Traité de la vie élégante et

la Théorie de la démarche. Cette filiation secrète est bien en harmonie avec

la nostalgie persistante de l'époque d'Hernani et d'Antony , cette nostalgie

qu'on respire, à peine dissimulée par un humour de bon ton, dans tant de

pages de l'auteur de l'Histoire du romantisme. Entouré d'une aura de

30Théophile Gautier, Balzac , Senninger, p.83. 31Ibid., p. 85.

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confiance et de bonheur , le Balzac des année trente domine ainsi la

reconstruction biographique de Gautier et la transforme en une sorte

d'émouvante recherche de la jeunesse perdue. C'est cette tonalité qui

marque la différence la plus évidente entre l'étude de Gautier et celle de

Taine.

3. L'essai de Taine était systématique et tranchant, et ne cachait

nullement l'ambition de l'auteur de situer Balzac dans l'histoire littéraire et

sociale d'une façon définitive; celui de Gautier , moins ambitieux, offrait au

lecteur un portrait du romancier plus nuancé et plus vivant, nourri

d'impressions personnelles , de souvenirs drôles ou émouvants , de "choses

vues". Un éditeur belge réunit les deux études dans un volume unique, sous

le titre Balzac, sa vie, son œuvre32 : le public était censé chercher dans les

pages de Gautier la vie de Balzac, et dans celles de Taine l'analyse de

l'œuvre. En réalité, la "division du travail" entre les deux critiques n'était

pas aussi nette: tous les deux proposaient à la fois une image du

personnage Balzac et une façon d'aborder la lecture de La Comédie

humaine. J'essaierai, dans le temps qui reste à ma disposition, d'ébaucher

un petit inventaire de ce qui rapproche et de ce qui oppose ces deux

interprétations .

Taine et Gautier ont d'abord en commun une idée tout à fait centrale, qui

les éloigne des réalistes, notamment de Champfleury, et aussi un peu de

Sainte-Beuve: tous les deux, ils font de l'imagination de Balzac l'élément

capital de son génie, le secret de sa force, de son originalité et de

l'extraordinaire vitalité de son œuvre. Dans ses Notes sur Monsieur de

Balzac, publiées en 1851 à la suite des Physionomies littéraires de ce temps.

32Bruxelles, Librairie Internationale H. Dumont, 1858.

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Honoré de Balzac. Essai sur l'homme et l'œuvre, par Armand Baschet,33

Champfleury avait attribué au romancier une "méthode d'observation" , qui

sera celle de Zola et qui laissait bien peu d'espace à la faculté imaginative:

Monsieur de Balzac, j'en suis certain, écrivait d'après nature.

Il entrait dans un appartement et inventoriait comme un

huissier. Il ne se fiait pas plus à sa mémoire qu'un juge

d'instruction ne se fierait à un meurtrier capable de faire

disparaître les traces de son crime.34

Pour Taine, au contraire, c'est l'"imagination enthousiaste et

inépuisable"35 qui est la faculté maîtresse de Balzac; c'est elle qui le domine

et qui le conduit au roman, où il "s'installe, comme dans son royaume, par

droit de nature et par droit de volonté."36 Il y a aussi, bien sûr, dans le

Balzac de Taine, un philosophe, un observateur et un savant: mais ces

graves personnages n'accèdent à la sphère de l'art que par l'énergie

surhumaine de l'imagination. Car il n'y a que l'imagination qui puisse

donner du relief et de la vie aux personnages romanesques; il faut sa

"puissance d'illusion" pour "créer des âmes"37. À propos de la pensée

philosophique et politique de Balzac, Taine s'empresse d'ailleurs de nuancer

son éloge de l'imagination par des réserves héritées sans doute de Sainte-

33Paris, Giraud et Dagneau, 1852. Les Notes de Champfleury ont été par la suite insérées dans son ouvrage Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui, Paris, Poulet- Malassis et de Broise, 1861, p. 67-92. 34Champfleury, Grandes figures d'hier et d'aujourd'hui , p.85. Sur le Balzac de Champfleury voir les remarquables observations de Graham Robb dans Baudelaire lecteur de Balzac , Paris, Corti ,1988, p. 325-328. 35Hippolyte Taine, Balzac, Vachon, p. 202. Le texte reproduit par Stéphane Vachon est celui repris par Taine dans ses Nouveaux Essais de critique et d'histoire (Hachette, 1865). Il ne diffère de celui du Journal des débats que par quelques adjonctions minuscules et par la dernière page. On trouvera la rédaction originelle de la dernière page dans Colin Evans, Taine. Essai de biographie intérieure, Nizet, 1975, p. 107. 36H. Taine, Balzac, Vachon, p. 203. 37Ibid., p. 209.

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Beuve38; mais l'imagination reste quand même la faculté qui fonde à ses

yeux la grandeur du romancier de La Comédie humaine39.

Gautier consacre à son tour des pages40 magnifiques, et justement

célèbres, à l'imagination de Balzac, opposée à ce "don de l'observation" si

souvent reconnu au romancier par les détracteurs de l'ensemble de son

œuvre. C'est par l'imagination que Balzac vit la vie même de ses

personnages, comme s'il avait le "don d'avatar"; c'est en lui-même qu'il a

observé d'abord la réalité et les hommes , que son art s'est chargé ensuite de

transfigurer. Il faut souligner que, sur ce point important, Gautier ne

dépend nullement de Taine, quoique l'essai de Taine ait paru avant le sien. Il

suffit pour s'en rendre compte d'aller relire les pages que Gautier avait

consacrées dans La Presse du 15 janvier 1849 au vaudeville Madame

Marneffe ou le père prodigue, tiré de La Cousine Bette . Gautier commence

par une formule péremptoire, comme on en rencontre bien rarement chez

lui: "M. de Balzac est peut-être l'écrivain le plus romantique qui ait jamais

existé"41. Cette formule permet à Gautier de mettre en vedette les aspects de

l'art de Balzac qu'il admire le plus. L'imagination, d'abord. Si le mot n'y est

pas, la chose est bien au centre de son parallèle entre Balzac et Monnier:

Ne croyez pas (...) que Balzac soit froid et léché dans le

rendu des mille détails que nécessite sa manière; s'il

ressemble à quelque maître hollandais , c'est à Rembrandt,

car il sait donner à la vérité un accent si étrange, à la laideur

une touche si fière, qu'il est à la fois réel et fantasque,

38Ibid., p. 242. 39Voir à ce propos les commentaires de Jean-Thomas Nordmann dans son article "Taine et Balzac", L'Année balzacienne 1991, p. 366-369. 40Th. Gautier, Balzac, Senninger, p. 59-60 et p. 106-108. 41Th. Gautier, "GYMNASE: Madame Marneffe" , Senninger , p.180. Claude-Marie Senninger a reproduit dans son édition du Balzac tous les articles de Gautier entièrement consacrés à l'auteur de La Comédie humaine.

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condition indispensable de l'art sans laquelle une description

ne serait qu'un procès-verbal. Comme tout artiste supérieur,

il donne aux objets copiés le caractère, qui est aux choses ce

que le style est à l'idée. Il fait le portrait et non le

daguerréotype, défaut où tombent quelquefois de très fins

observateurs, Henri Monnier, par exemple, dont les

descriptions de portier tirent le cordon toutes seules!42

À côté de l'imagination, il y a la modernité absolue de Balzac , à laquelle

faisait déjà allusion Baudelaire dans sa célèbre apostrophe au romancier à

la fin du Salon de 184643. Taine insistera sur cette modernité dans des pages

vigoureuses, mais Gautier l'a soulignée bien avant lui dans l'article de 1849

que nous venons de citer:

[Balzac] n'emprunte rien à la tradition classique. Tout chez lui

est essentiellement moderne, français, parisien surtout!(...)

Monsieur de Balzac, tout en connaissant à fond les laideurs

et les misères de l'existence civilisée , aime cette vie, s'y

rattache, s'y intéresse, en épouse les passions et les manies,

et n'en désire guère d'autres. Les horreurs l'en amusent,

comme certains cas rares et monstrueux excitent la joie des

naturalistes.44

C'est encore dans ce même article que Gautier souligne pour la première

fois le rôle de Balzac en tant que peintre par excellence de la femme

42Ibid., p.181. On trouve la même opposition entre les "daguerréotypes" de Monnier et les "peintures" de Balzac dans un article de Louis de Cormenin de 1843 ("Portraits littéraires. M. de Balzac", L'Unité, le 6 mai 1843; reproduit et présenté par Roger Béziau dans L'Année balzacienne 1993, p. 321-344.) En 1843 Cormenin n'est pas encore lié avec Gautier, qu'il ne rencontrera qu'en 1845, à Oran. 43Voir Graham Robb, op.cit., p. 179-220. 44Th. Gautier, "GYMNASE: Madame Marneffe ", La Presse, 15 janvier 1849 , Senninger, p. 181.

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moderne. Il introduit à ce propos un exemple sur lequel il reviendra , en

l'amplifiant beaucoup, en 1857 et en 1858 45: à la Vénus de Milo Balzac

préférera toujours "la Parisienne furtive, lorsque, armée de sa robe, qui est

sa beauté, elle se glisse vers quelque mystère, en rasant les maisons"46. Dans

l'étude sur Balzac cet exemple rapide deviendra un petit tableau beaucoup

plus détaillé, amusant comme une gravure de mode47,

Le dernier point sur lequel Taine et Gautier se rencontrent est celui du

style de Balzac. C'est le seul point où l' on remarque à mon avis chez

Gautier un souvenir assez évident de l'étude de Taine. Taine prenait à ce

propos le contre-pied des pages que Sainte-Beuve avait consacrées à la

question dans son article du 2 septembre 1850 : là où Sainte-Beuve rêvait

d'un Balzac converti par le conseil d'un ami sage et bienveillant à une

"sobriété relative"48, Taine au contraire voyait dans les "accouplements de

mots disparates" et dans les "paradoxes de style" de La Comédie humaine 49

le langage nouveau du dix-neuvième siècle, "autorisé par le public" 50 et par

ses nouvelles habitudes de vie et de pensée. Gautier adopte tout à fait ce

point de vue , qu'il expose avec beaucoup d'efficacité à la fin de son chapitre

V. Pour exprimer la multiplicité de détails de l'époque moderne, Balzac, à

son avis, a été obligé "de se forger une langue spéciale , composée de toutes

les technologies, de tous les argots de la science, de l'atelier, des coulisses,

45Voir Th. Gautier, "Gavarni", L'Artiste, 11 janvier 1857 et Balzac, Senninger, p. 101-102. L'article sur Gavarni de 1857 "a été réimprimé intégralement en 1874 dans les Portraits contemporains par Théophile Gautier; il y est daté par erreur de 1855, et forme la première partie des pages sur Gavarni recueillies dans ce volume." (Spœlberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Théophile Gautier, Paris, Charpentier, 1887, t. I, p. 122.) 46Th. Gautier, "GYMNASE: Madame Marneffe", Senninger, p.181. 47Th. Gautier, Balzac, Senninger, p. 101-102. 48C.-A. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, septième édition, t. II, Paris, Garnier, s.d., p. 457. 49H.Taine, Balzac , Vachon, p. 215. 50Ibid., p. 217.

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de l'amphithéâtre même"51. C'est justement grâce à cette langue si nouvelle

qu'il a conquis son style, "le style nécessaire, fatal et mathématique de son

idée"52.

D'où vient l'opposition que , malgré ces points de contact importants, le

lecteur perçoit si nettement entre le Balzac de Taine et celui de Gautier?

C'est qu'il se trouve en présence de deux visions parfaitement

incompatibles de l'homme Balzac. Pour Taine, qui puise souvent dans les

souvenirs de Champfleury et ensuite, dans ses notes, à ceux de Werdet53,

Balzac est avant tout "un homme d'affaires, et un homme d'affaires

endetté"54 . On voit bien qu'un abîme sépare cet "homme d'affaires" , qui a

parfois la gaîté grossière d'un "commis voyageur" 55, du Balzac artiste de

Gautier. Si Gautier "glisse légèrement " sur les "spéculations de librairie" qui

sont, pour utiliser ses mots, à l'origine de la "dette flottante" qui obsédera

Balzac pendant tant d'années, Taine voit au contraire dans ce côté de

l'existence de Balzac une des sources de son talent, l'origine de ce qu'il y a

de plus original dans son art. Pour Taine, c'est justement parce que Balzac

est un homme d'affaires qu'il est en mesure de comprendre si bien la société

moderne et de la décrire en donnant aux affaires, à l'argent, le rôle

prépondérant qu'ils jouent dans la réalité. Sur ce rôle Gautier est d'ailleurs

tout à fait d'accord, et il l'a même souligné bien avant Taine, en 1849 56. Mais

l'image du Balzac "homme d'affaires" à l'esprit lourd et grossier déteint sur le

51Th. Gautier, Balzac, Senninger, p.104. 52Ibid. 53Dans la version de son essai reprise dans les Nouveaux Essais de critique et d'histoire Taine a ajouté en note quatre anecdotes empruntées au livre de Werdet (Portrait intime de Balzac. Sa vie, son humeur et son caractère, Paris, Dentu) enregistré par la Bibliographie de la France le 13 novembre 1858. 54H.Taine, Balzac, Vachon, p. 195. 55Ibid., p. 201. 56 Voir Th. Gautier,"GYMNASE: Madame Marneffe" , Senninger, p.181.

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portrait général de l'écrivain présenté par Taine et contribue à y introduire le

lieu commun, cher à Sainte-Beuve, de la "vulgarité" balzacienne57. Ce lieu

commun, complètement absent des pages de Gautier, n'agit pas qu'au

niveau biographique; il pèse, d'une façon déterminante, sur le jugement

d'ensemble que Taine porte sur La Comédie humaine. Car si, à en croire

Taine, des parties de l'œuvre sont profondément marquées par la trivialité

de l'auteur, par son esprit lourd, par son manque de délicatesse, il ne reste

à la critique de l'avenir qu'à les mettre résolument de côté pour se

concentrer sur ce qui égale presque Balzac à Shakespeare: l'étude du cœur

humain, appliqué surtout à des individualités d'exception (Hulot, Philippe

Bridau, le père Grandet), et la peinture des mœurs de son temps. C'est

exactement ce que feront les héritiers de Taine, notamment Brunetière,

Lanson et Faguet. Ce Balzac tel que le décrit Taine, ce Balzac amputé de son

goût du fantastique, de son humour et de son intuition des nuances les

plus délicates de la psychologie féminine, survivra dans les dictionnaires et

dans les manuels scolaires pendant un siècle à peu près. On ne songera pas

à lui opposer le Balzac de Gautier, qui aura aussi une longue et belle

carrière dans le domaine de la biographie. Et pourtant, l'opposition serait

bien instructive. Car le Balzac de Taine, ce montreur de monstres plus

grands que nature, avec sa force brutale et sa lourdeur, est un Balzac très

partiel, duquel on a évincé tout ce qui n'était pas musclé, épique et

monumental. Le Balzac de Gautier , au contraire, est celui d'un lecteur

sans préjugés qui accepte La Comédie humaine dans son ensemble, qui en

hante les zones les moins fréquentées (en analysant, par exemple, Modeste

57Sur les avatars de ce lieu commun et sur ses implications voir Stéphane Vachon, "'Se plonger dans les écuries d'Augias de mon style' (revue critique 1829-1850) " dans Anne Herschberg-Pierrot (éd.), Balzac et le style , Paris, SEDES, 1998, p. 95-111 et Éric Bordas, "Balzac, 'Grand romancier sans être grand écrivain'? du style et des préjugés", ibid. p. 113-131.

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Mignon et Albert Savarus ) et qui consacre des pages pénétrantes à cette

Peau de chagrin58 qui n' a apparemment pas l'heur de plaire à M. Taine.

C'est que, dans La Comédie humaine, Taine choisit les parties à sauver

avec la rigueur implacable de l'homme distingué qui, dans un magasin

débordant de bric-à-brac , ne trie que les objets d'une valeur certaine, dignes

de figurer dans son appartement d'un irréprochable bon goût. Gautier au

contraire, en flâneur et en curieux, dans ce même magasin multiplie les

trouvailles et découvre dans les moindres babioles des trésors qui parlent à

sa mémoire et à son imagination, qui suscitent son enthousiasme. Son goût

qui n'a rien d'exclusif ni d'étriqué , qui lui permet d'aimer la pantomime et le

théâtre populaire, les tours de force des acrobates et les romans décriés de

Paul de Kock59, lui permet aussi d'opposer au Balzac de Taine un Balzac à

part entière ; un Balzac aimé dans chaque ligne et dans chaque coin de son

œuvre, sans rien sacrifier de la richesse multiforme et diverse de son génie.

Mariolina Bongiovanni Bertini

58Th. Gautier, "AMBIGU-COMIQUE –La Peau de chagrin, drame en cinq actes, avec prologue et épilogue, tiré du roman de Balzac par M. Judicis" , La Presse, 8 septembre 1851, Senninger, p. 183-187. 59Voir Théophile Gautier, "Paul de Kock (1794-1870)", Journal officiel, le 23 mai 1870. Repris dans Portraits contemporains, Paris, Charpentier ,1874, p. 187-194.

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