Gaulejac, Vincent, La Part Maudite Du Management, l'Idéologie Gestionnaire.

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LA PART MAUDITE DU MANAGEMENT : L'IDÉOLOGIE GESTIONNAIRE Vincent de Gaulejac ERES | Empan 2006/1 - no 61 pages 30 à 35 ISSN 1152-3336 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-empan-2006-1-page-30.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Gaulejac Vincent, « La part maudite du management : l'idéologie gestionnaire », Empan, 2006/1 no 61, p. 30-35. DOI : 10.3917/empa.061.35 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.43.141.215 - 06/09/2012 13h17. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 81.43.141.215 - 06/09/2012 13h17. © ERES

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LA PART MAUDITE DU MANAGEMENT : L'IDÉOLOGIEGESTIONNAIRE Vincent de Gaulejac ERES | Empan 2006/1 - no 61pages 30 à 35

ISSN 1152-3336

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Gaulejac Vincent, « La part maudite du management : l'idéologie gestionnaire »,

Empan, 2006/1 no 61, p. 30-35. DOI : 10.3917/empa.061.35

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La part maudite du management :l’idéologie gestionnaireVincent de Gaulejac

Vincent de Gaulejac a publié, au printemps 2005, aux éditionsdu Seuil, un ouvrage intitulé La société malade de la gestion.Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlementsocial. Enseignant-chercheur à l’Université, il a beaucoupobservé et analysé les changements sociaux dans l’entreprise.Son diagnostic aujourd’hui est que les pratiques managérialessortent des organisations industrielles et commerciales : souscouvert de neutralité, l’idéologie gestionnaire qui les sous-tendcolonise toute la société. Villes, services publics, associations,familles, relations… finissent par relever d’un immense marchéoù s’impose une concurrence sans merci dont l’ultime unité demesure est l’argent et la rentabilité financière. Tout est conver-tible en capital à rentabiliser, ce qui réduit l’ordre symboliqueà l’insignifiance. Dans l’entretien ci-après, Vincent de Gaulejaca bien voulu expliciter quelques aspects de cette logique socialeet culturelle à l’œuvre dans notre monde contemporain (MarcelDrulhe).

Parler d’idéologie relève d’une longue tradition critique, mais enmême temps persiste à son endroit une réaction affective qui tend àla diaboliser. Pour prendre un peu de distance et éviter cette pollu-tion de l’analyse, ne peut-on pas commencer par reconnaître uneréelle positivité au management et à la gestion ?

Évitons tout malentendu : évidemment, il y a une provocation dansle titre. Parler d’idéologie gestionnaire, c’est placer côte à côte deuxtermes habituellement disjoints. La gestion se présente commepragmatique, un outil parfaitement neutre destiné à optimiser lefonctionnement des organisations. Nous avons besoin de la gestionpour organiser la production, surtout à l’heure de la complexité : ilfaut bien des matières premières, des technologies, des hommes, del’argent, du capital, du savoir, et mettre tout cela en musique.

Vincent de Gaulejac, professeurde sociologie à l’universitéParis 7, directeur du laboratoirede changement social, membrefondateur de l’Institut internatio-nal de sociologie clinique, 105,rue de Tolbiac, 75013 Paris Cedexcase 7101.1. Cf. la fameuse déclaration deMichel Albert : « Pour les entre-prises, le chômage n’est pas unproblème, c’est une solution. »

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L a p a r t m a u d i t e d u m a n a g e m e n t : l ’ i d é o l o g i e g e s t i o n n a i r e

J’aime bien cette métaphore de la musique.Mettre les activités collectives en harmonie,cette gestion-là on en a besoin, on ne peut pass’en passer. Évoquer le caractère idéologique dela gestion consiste à montrer qu’il n’y a pas deneutralité de cet outil. Les ingénieurs ou les ges-tionnaires ont tendance à l’oublier, c’est grave.

Pourquoi est-ce si grave ?

J’ai été dix-sept ans enseignant à l’universitéParis Dauphine. Les sciences de la gestion, audépart, devaient être des outils de compréhen-sion du monde de l’entreprise. Or, au menu, ona des outils normatifs sous prétexte de dire :« Voilà comment il faut fonctionner pour bienfonctionner. » Ce sont devenus des outils idéo-logiques, c’est-à-dire qui véhiculent une repré-sentation du monde : c’est cette représentationdu monde que j’essaye d’analyser d’une part,que je conteste et que je critique d’autre part,d’un point de vue anthropologique et sociolo-gique. Au lieu de considérer l’entreprise commeune communauté humaine, la « théologie ges-tionnaire » tente de mettre la société au serviced’une certaine conception de l’économie et dudéveloppement économique.

Qu’en est-il de ces normes sous-jacentes à l’ou-til gestionnaire qui est devenu le guide légitimedu management ?

Selon moi, il y a deux niveaux de critique : il ya un niveau épistémologique et un niveau pro-prement idéologique. Au niveau épistémolo-gique, ma critique porte sur les paradigmes quifondent les sciences de la gestion : – le paradigme objectiviste traduit la réalité enratios, en indicateurs, en équations… Il donne laprimauté au calcul sur tout autre langage pourgérer les entreprises. Derrière la primauté du cal-cul, c’est la rentabilité financière qui domine ;– le paradigme fonctionnaliste considère qu’il ya « une bonne façon » de faire fonctionner lesorganisations et que les conflits sont des dys-fonctionnements. Implicitement, cela renvoie àla conception d’une organisation comme unsystème biologique ou mécanique. Dans toutecommunauté humaine, il y a des enjeux de pou-voirs, des contradictions, des rapports de force.

La posture fonctionnaliste tend à aplanir ce quiest au cœur même du fonctionnement de toutesociété. Au lieu de considérer que les conflitssont normaux parce qu’ils sont l’expressiond’opposition d’intérêts antagonistes, on faitcomme s’il y avait une bonne organisation quipermettrait d’éradiquer tous les conflits. Donc,au lieu de les traiter, de les comprendre et de lesprendre en compte, on les évacue, on les« externalise 1 » ;– le paradigme expérimental consiste à considé-rer que l’objectivation est un gage de scientifi-cité, donc de vérité. Cela conduit en fait à ce quetout s’organise en fonction d’une rationalitéissue de l’expertise. En fait, au lieu de traiter lesproblèmes en les comprenant, en les discutant,on les traite en instrumentalisant les acteurs del’entreprise ;– le paradigme utilitariste ne considère la pen-sée comme utile que dans la mesure où elle estopératoire. En entreprise, vous entendez ça toutle temps : « Ici, il n’y a pas de problème, il n’ya que des solutions. » La pensée n’est reconnuequ’à partir du moment où elle est utile pour lesystème. La pensée critique est considéréecomme inutile, voire nuisible. Cela favorise leconformisme, la fameuse « pensée unique », lerejet des points de vue qui ne sont pas « dans laligne ».

Effectivement, c’est mettre la pensée critique ducôté de l’insignifiant…

Exactement. Une pensée qui ne se heurtejamais à la critique devient forcément insigni-fiante. Voilà un paradoxe très intéressant, on vay revenir.Le dernier paradigme, c’est celui de l’écono-misme. L’idéologie de la gestion, c’est l’idéolo-gie des ressources humaines qui consiste àconsidérer l’humain comme une ressource pourl’entreprise au même titre que les matières pre-mières, les technologies, le capital, les bâti-ments… On renverse complètement les rapportsentre l’économique et le social : ce n’est plusl’entreprise qui est une ressource de l’humain,un moyen pour développer la société, c’est lasociété qui doit se mobiliser pour se mettre auservice de l’économie.

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C’est un choix de valeurs, finalement.

Derrière cela, il y a un choix de valeurs qui pose un renversemententre les finalités et les moyens.

En partant de ce que vous venez déjà de dire à propos de la gestionet de ses caractéristiques, revenons sur le management puisquecelui-ci opère grâce aux outils de la gestion. Comment caractéri-sez-vous le management ?

Ces réflexions ont commencé avec Max Pagès autour de la questiondu pouvoir dans les multinationales, dans le livre L’emprise de l’or-ganisation, puis avec Nicole Aubert dans Le coût d’excellence.Dans l’entreprise hiérarchique et pyramidale, le pouvoir est incarnépar le chef, le patron. C’est un pouvoir de type disciplinaire, selonl’expression de Michel Foucault dans Surveiller et punir. Le sys-tème disciplinaire consiste à rendre les corps utiles, dociles et pro-ductifs. La nature même de l’exercice du pouvoir a changé avec lepouvoir managérial. Ce n’est plus le corps qui est l’objet principaldu pouvoir mais la « psyché ». Il s’agit de canaliser la psyché pourla rendre utile, docile et productive.

Cela correspond à un changement de modalité du capitalisme quin’est plus ou qui est moins industriel que patrimonial.

Patrimonial, financier et surtout plus abstrait. L’abstraction du pou-voir change les conditions de production et la nature de l’activité.On n’a plus besoin de contrôler les corps pour les rendre utiles etdociles, on a besoin d’obtenir l’adhésion des individus. On ne peutplus contrôler les individus, comme dans le travail à la chaîne, enles mobilisant par un quadrillage du temps et de l’espace.L’entreprise a besoin de mobiliser l’intelligence et la subjectivité.Elle a besoin de sujets autonomes et libres. Mais c’est une libertéconditionnelle. Ils sont libres, totalement libres, ils sont libres detravailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les nouvelles tech-nologies renforcent ce processus d’autonomie contrôlée. On n’aplus besoin de bureau. Chaque manager peut transporter son entre-prise avec lui. Il lui suffit d’un ordinateur portable, d’un téléphonemobile. Il lui suffit d’une prise de courant pour retrouver l’entre-prise dans laquelle il s’investit. Il y a une espèce d’osmose entrel’individu et son entreprise. Il y a une sorte de pénétration entre lapsyché et le fonctionnement de l’entreprise. Nous avons évoqué àce propos le concept de système « managinaire » : c’est l’imagi-naire du manager qui est envahi par son entreprise et par l’idéolo-gie managériale 2.L’idéologie gestionnaire prend tout son sens et sa portée dans laconstruction d’une représentation du monde fondée sur l’idée deguerre économique : s’il y a une guerre économique, il faut que lesacteurs de l’entreprise se mobilisent tous pour la gagner. La finalitéest de faire survivre l’entreprise envers et contre tout, parce que,comme dans toute bonne guerre, soit on est gagnant, soit on meurt.

2. Cf. N. Aubert et V. de Gaulejac, Lecoût de l’excellence, Paris, Le Seuil,1991.

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du temps,

moins on en a.

Plus on réussit,

plus on est sûr

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Vous écrivez dans votre livre que « l’outil leplus subtil du pouvoir managérial, c’est leparadoxe ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ce pouvoir met les individus dans des para-doxes permanents. Les chercheurs de l’école dePalo Alto expliquent que les paradoxes rendentfou. Pour se défendre d’injonctions paradoxalesquotidiennes dans lesquelles ils se trouvent, lesmanagers se mobilisent en permanence pouressayer de ne pas devenir fous. Ils en oublient lesystème dans lequel ils sont. Dans les entre-prises, les agents ne cessent de se plaindred’être soumis à des injonctions contradictoires.Par exemple : « Vous devez être tournés versl’extérieur », et on vous reproche de n’êtrejamais là quand on a besoin de vous. On nousdit : « La qualité, c’est de donner des délais delivraison aux clients et s’y tenir » ; mais il y aune directive écrite selon laquelle le fait des’engager sur un délai de livraison est une fauteprofessionnelle. On nous dit : « Vous devez tra-vailler en équipe », mais l’évaluation des per-formances est individuelle. On nous dit :« qualité totale », mais l’entreprise est dominéepar le souci de rentabilité financière et les résul-tats quantitatifs.

Au fond, il faut travailler dans la contradic-tion…

Oui, la contradiction est au cœur de ce fonc-tionnement. Bien sûr, il y a des contradictions« normales ». Il n’y a pas besoin d’être marxistepour s’apercevoir que, dans toute entreprise, il ya une contradiction entre le capital et le travail,qu’il y a une contradiction entre le meilleur ser-vice au client et l’amélioration des conditionsde travail, qu’il y a contradiction entre le respectde l’environnement et le meilleur bénéfice pos-sible pour les actionnaires. Toutes ces contra-dictions font partie de l’entreprise.Cela devient paradoxal à partir du moment oùl’entreprise n’est plus en extériorité par rapportaux individus mais en intériorité. Ils vivent cescontradictions à l’intérieur d’eux-mêmes : celase transforme en paradoxe. Je vous donne deuxexemples : « Plus on gagne du temps, moins onen a. » Et un autre qui est plus compliqué àcomprendre : « Plus on réussit, plus on est sûr

d’aller à l’échec. » Illustrons ce deuxième para-doxe : dans le management de projet ou lemanagement par objectif, on vous fixe d’aller àl’objectif de 100 ; en fait vous devez aller« above expectation », au-delà des attentes. Ceque l’on attend vraiment de vous c’est 110, doncvous faites 110. Mais l’année suivante, c’est le110 que vous avez fait précédemment qui rede-vient 100 : donc ça vous amène au bout de ladeuxième année à un peu plus de 120 et, la troi-sième année, à un peu plus de 130… C’est l’exi-gence du toujours plus. À un moment donné,vous ne pouvez plus atteindre vos objectifs.L’injonction de faire toujours mieux avecmoins : moins de moyen, moins d’effectifs,moins de budget, on la retrouve dans d’autresunivers que celui de l’entreprise privée ; dansles hôpitaux, les universités, les administra-tions. Cette transformation des contradictionsen injonctions paradoxales explique deux phé-nomènes majeurs : l’exclusion de ceux qui n’ar-rivent plus à répondre à cette exigence deperformance permanente ; l’épuisement profes-sionnel, le stress, le sentiment de harcèlementdans lequel sont les salariés aujourd’hui dansl’entreprise.

Sans doute, mais dans cette quête de perfor-mances sans fin, il y a aussi la dimensionludique de la compétition.

La compétition, l’émulation ne sont pas en soiune mauvaise chose. Le football, les jeux desociété, le sport permettent de partager le goûtdu jeu et certaines formes de dépassement desoi. De plus, la concurrence et la compétitionentraînent une émulation qui peut canaliserl’envie, ce qui est une très bonne chose.Le problème aujourd’hui en entreprise, c’estcomme pour les sportifs de haut niveau : si onvous donne comme objectif, non plus de jouer,mais d’être numéro un, d’améliorer en perma-nence vos performances, vient un moment oùl’on passe de la phase d’une émulation dans lacollaboration et le jeu à une phase de courseinfernale vers le toujours plus, le toujoursmieux. Pour les sportifs de haut niveau se posemaintenant la question : comment faire desrésultats sans être obligé de se doper ?

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L’entreprise, pour être numéro 1, est obligée de remporter des mar-chés en utilisant des pratiques douteuses. Elle est obligée de solli-citer des actionnaires ou les marchés financiers, de leur donner desgages en réduisant les effectifs pour que ses actions montent à laBourse, et ainsi de suite. On est à un point de basculement d’uncapitalisme industriel à un capitalisme financier qui met le mondeentier dans une logique d’affrontement permanent et, surtout, dansune logique d’obsolescence : aujourd’hui dans les entreprises, ondétruit en permanence ce qu’on produit du fait de la nécessité deproduire autre chose.

Et cette exacerbation de la concurrence tourne à ce que vous appe-lez la lutte des places ?

La lutte des places vient justifier la guerre économique. C’est la partmaudite de la performance qui porte en elle-même quelque chose demortifère et de destructeur. Cette part maudite prend plusieursformes : une de ces formes est effectivement la lutte des places. Cephénomène renvoie chaque individu à lui-même pour batailler afind’avoir une existence sociale, du côté de la compétition et du pou-voir, pour avoir les meilleures places de pouvoir. La lutte commencetrès jeune : il faut être dans les meilleures classes, dans les meilleurslycées après dans les meilleures « prépas » pour avoir les meilleuresécoles, les meilleures sorties de ces grandes écoles, pour avoir lesmeilleures places dans les entreprises. Tout cela, pourquoi ? Poursatisfaire cette exigence d’être champion. Mais l’excellence produitl’exclusion. Comme le dit Albert Jacquard, un gagnant produit for-cément des perdants. C’est l’autre aspect de la lutte des places, l’ex-clusion de tous ceux qui, à moment donné, se retrouvent sur latouche, qui ont le sentiment de ne plus avoir d’existence sociale.Dans le monde d’aujourd’hui, les uns crèvent d’avoir trop de travailet les autres crèvent de ne plus en avoir. Au milieu il y a nous, vous,moi, nos lecteurs qui sont mis dans une compétition farouche maisqui résistent à l’exclusion et qui se sentent de plus en plus menacésdans leur aspiration à avoir une vie « normale », une place normale.Nous découvrons avec beaucoup d’angoisse que certains de nosenfants n’auront plus de place nulle part.

De votre point de vue, cette idéologie gestionnaire qui est un prin-cipe du management actuel se répand-elle en dehors des grandesentreprises ? Ne contamine-t-elle pas aussi les services publics etl’univers associatif ?

Beaucoup de PME sont encore épargnées par rapport à cette évolu-tion, sauf que les nouveaux logiciels comme SAP ou autres les pénè-trent elles aussi. Les grandes entreprises mettent leurs sous-traitantsdans une pression absolument énorme qui les oblige à entrer dansce modèle même s’ils ne le veulent pas. Je pensais que ce processus, lié au développement du capitalismefinancier, touchait essentiellement le secteur marchand. Puis je l’ai

Marcel Mauss,

montrait

que le lien social

était fondé sur la

triple obligation

de donner,

de recevoir

et de rendre.

Aujourd’hui,

cette exigence

est remplacée par

la triple obligation

d’être productif,

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vu apparaître dans les entreprises publiques.Alors je me disais : c’est la logique libérale, uneforme de modernisation des entreprisespubliques. Bien sûr, c’est un peu court commeexplication. En effet, on le voit se répandre dansles hôpitaux, dans le secteur de l’éducation,dans les universités, dans le travail social. On nepeut pas imaginer les dégâts que provoqueactuellement l’introduction de programmesqualité dans le champ du travail social !Voilà un paradoxe étourdissant : les directeursd’établissements ou les responsables des écolesde travailleurs sociaux sont absolument ravis,parce que « ça fait moderne » de développer laqualité. Ils ne voient pas qu’ils sont en train dedétruire la culture qui était au cœur même du tra-vail social, de la formation, de l’éducation, dusoin, de la santé, de l’aide aux autres, de la luttepour l’insertion, etc. On voit cette idéologie enva-hir l’ensemble de la société, et les principaux res-ponsables de ce processus sont des hommespolitiques qui, au lieu de proposer des projets degouvernement, appliquent massivement l’idéolo-gie gestionnaire comme méthode de gouverne-ment. On a eu un exemple avec Raffarin et sa« positive attitude ». C’est aussi Berlusconi enItalie, Vicente Fox au Mexique (un ancien direc-teur de Coca-Cola qui a été élu président).Aujourd’hui on considère que, pour être efficace,il faut gérer la société comme une entreprise.

Cette manie gestionnaire ne lamine-t-elle pasl’activité relationnelle dans toutes ses compo-

santes conflictuelles, on en a parlé, mais aussidans sa dimension de négociation et de com-promis ?

Le moi de chaque individu est devenu un capi-tal qu’il faut faire fructifier. Marcel Mauss,dans son fameux Essai sur le don, montrait quele lien social était fondé sur la triple obligationde donner, de recevoir et de rendre.Aujourd’hui, cette exigence est remplacée parla triple obligation d’être productif, d’être per-formant et d’être rentable. Chacun doit sevendre, transformer ses relations aux autres enrelations utilitaristes, veiller à cultiver son« employabilité », optimiser son capital. Lesthéories du « capital humain » sont dévelop-pées par un certain nombre d’économistes etde gestionnaires qui ne se posent aucune ques-tion sur ce que signifie la réduction de l’hu-main à un capital, sur ce que cela induiteffectivement dans les rapports sociaux. On envoit quantité d’exemples aujourd’hui. Ainsi,quand on demande à l’Éducation nationaled’être productive, on lui demande de s’adapteren fait aux besoins de l’économie, alors quetous les spécialistes de l’éducation montrentque le développement de l’enfant, de l’huma-nité, du respect de l’environnement, du respectde l’autre, la prise en considération de l’altéritésont effectivement des valeurs totalement anti-nomiques avec les valeurs véhiculées parl’idéologie gestionnaire.

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