Françoise Micheau - OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE 1984

3

Click here to load reader

description

Un tel itinéraire signifie bien que grâce au contact avec la pensée et la science arabes l'Occident médiéval sortit de son engourdissement et put connaître ses propres développements intellectuels. A partir de l'an Mil, des hommes plus nombreux, des champs plus étendus et mieux cultivés, des villes en pleine croissance, des marchands entreprenants, des foires animées, la paix et la sécurité peu à peu revenues ont assuré l'essor de l'Occident latin ; les raisons du développement de la pensée et de la science médiévales sont d'abord à chercher dans cette histoire propre.

Transcript of Françoise Micheau - OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE 1984

Page 1: Françoise Micheau - OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE 1984

OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE

par Françoise Micheau

(Millésime 1984)

Nous sommes au milieu du XIIe

siècle. Daniel de Morley, jeune intellectuel anglais,

dynamique et caustique comme il sied à un homme éduqué à Oxford, arrive à Paris, avec

l'intention d'y poursuivre ses études. Sa déconvenue est totale : « Je restai quelque temps à

Paris. Je n'y vis que des sauvages installés dans leurs chaires, avec une grande autorité,

deux ou trois escabeaux devant eux chargés d'énormes ouvrages. Leur ignorance les

contraignait à un maintien de statue, mais ils prétendaient montrer leur sagesse par leur

silence même ». Et notre étudiant de se tourner alors vers l'Espagne : « Aussi comme de

nos jours c'est à Tolède que l'enseignement des Arabes, qui consiste presque entièrement

dans les arts du quadrivium (entendons arithmétique, géométrie, astronomie, musique) est

dispensé aux foules, je me hâtai de m'y rendre pour y écouter les leçons des plus savants

philosophes au monde ». Un tel itinéraire signifie bien que grâce au contact avec la pensée

et la science arabes l'Occident médiéval sortit de son engourdissement et put connaître ses

propres développements intellectuels. A partir de l'an Mil, des hommes plus nombreux,

des champs plus étendus et mieux cultivés, des villes en pleine croissance, des marchands

entreprenants, des foires animées, la paix et la sécurité peu à peu revenues ont assuré

l'essor de l'Occident latin ; les raisons du développement de la pensée et de la science

médiévales sont d'abord à chercher dans cette histoire propre.

L'apport arabe joua alors un rôle non d'impulsion, mais de revivification, en permettant un

large accès à une culture vivante et novatrice, et à l'héritage antique, grec surtout, dont elle

était porteuse.

Contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, les croisades et la création d'états latins sur

les rivages orientaux de la Méditerranée, ne permirent guère de fructueux échanges

culturels. Des chevaliers rapportèrent bien de leurs lointaines expéditions quelques

pratiques jusque-là inconnues, tel le jeu d'échecs, mais guère de manuscrits ou de

connaissances nouvelles.

Les points de contact sont ailleurs, dans les régions d'Europe qui avaient connu une

occupation musulmane durable avant de redevenir terre chrétienne : la Sicile, l'Italie du

Sud, l'Espagne surtout, conquise par les Arabes à partir de 711 et progressivement reprise

par les armées de la Reconquista entre le XIe et le XIII

e siècle.

Dès avant la grande période des traductions, quelques savants s'ouvrirent à la science des

Arabes. Gerbert d'Aurillac, qui devait devenir en 999 pape sous le nom de Sylvestre II,

étudia pendant trois ans dans le monastère catalan de Ripoll dont la bibliothèque

comprenait des ouvrages arabes scientifiques. En mathématiques comme en astronomie,

Gerbert est un précurseur ; on s'accorde à le considérer comme le premier grand savant à

avoir vulgarisé en Europe l'usage de l'astrolabe et celui des chiffres dits arabes. Cette

première introduction d'un système de numération, en réalité d'origine indienne, se

rattacherait au perfectionnement du calcul sur l'abaque, par l'emploi de jetons portant les

nombres de 1 à 9. Mais œ n'est qu'au XIIe siècle, avec les traductions des ouvrages arabes,

en particulier celle du traité d'arithmétique d'al-Khawarizmi (d'où algorithme et

logarithme) effectuée vers 1120 sans doute par le savant anglais Adélard de Bath que

Page 2: Françoise Micheau - OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE 1984

furent diffusés en Occident les nouveaux procédés de calcul, fondés sur la numération de

position, qui constituent l'un des apports capitaux du Moyen Age à l'outillage intellectuel

de la science occidentale. Le terme arabe alsifr, signifiant vide et dérivé lui-même du

sanscrit suniy, a donné les mots zéro et chiffre.

Un siècle après Gerbert, Constantin l'Africain passa la dernière partie de sa vie au

monastère bénédictin du Mont Cassin en Italie du sud où il traduisit en latin les livres de

médecine qu'il avait étudiés sans doute à Kairouan. Si la biographie de œ moine converti

porte à discussion, il est incontestable que fut établi alors un ensemble de traductions

médicales d'auteurs arabes, ou grecs par l'intermédiaire de versions arabes ; diffusés par la

toute proche et célèbre école de Salerne, ces textes furent à la base de l'enseignement

médical occidental jusqu'à la fin du Moyen Age et même au-delà.

Mais c'est surtout après la conquête de Tolède par les Chrétiens en 1085 que commença

sous l'impulsion de l'archevêque Raymond un fort mouvement de traductions. Cette

transmission des textes, alors lus, enseignés, commentés, dans le monde arabe, ne fut pas

le fruit d'une politique ou d'un projet organisé, mais l'heureux résultat d'initiatives

individuelles, au hasard des manuscrits disponibles et de la curiosité des savants. Ainsi on

voit le puissant abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, soucieux d'étayer par des arguments

précis son « Traité contre les Sarrasins » commander une version latine du Coran : « Je

suis donc allé trouver des spécialistes de la langue arabe et je les ai persuadés à force de

prières et d'argent de traduire d'arabe en latin l'histoire et la doctrine de ce malheureux

(entendons Mahomet) et sa loi même qu'on appelle Coran ». Travail d'autant mieux

rémunéré qu'il détournait ces savants de leurs intérêts habituels. Car ne nous y trompons

pas : il ne s'agit point pour ces esprits brillants et curieux, dont Daniel de Morley tout à

l'heure nous donnait l'exemple, de chercher à connaître le monde et les hommes de l'Islam,

mais de puiser là où il se trouvait le savoir philosophique et scientifique. Ces traducteurs

travaillaient le plus souvent en collaboration : un Juif ou un Chrétien mozarabe

transposant en langue vulgaire pour un autre savant qui rédigeait en latin. Ainsi procéda

Gérard de Crémone, le plus prolixe de tous, puisqu'on lui attribue quelque quatre-vingt

ouvrages. Le Canon médical d'Avicenne, le traité d'astronomie d'Al-Battânî, l'Algèbre

d'al-Khawarizmi, les versions arabes de l'Almageste et du Planisphère de Ptolémée,

l'Ethique, l'Organon, Métaphysique d'Aristote, les principaux ouvrages de Galien,

d'Euclide, les livres philosophiques d'al-Fârâbî, d'Averroès, des centaines d'ouvrages grecs

et arabes prirent place, en traduction latine, dans les bibliothèques d'Occident. Ainsi

l'Espagne, et dans une moindre mesure l'Italie, permirent un premier accès à la culture

gréco-arabe.

Mais les centres intellectuels du monde latin médiéval étaient ailleurs, plus au nord, dans

les régions de vitalité économique, d'échanges, de grandes villes : Chartres, Laon, Reims,

Orléans, Paris. Là se nouaient les liens de l'Europe, là fleurissaient monastères, écoles

épiscopales, universités, là s'effectua progressivement l'énorme travail d'assimilation de

cet héritage gréco-arabe, là s'épanouit au XIIIe siècle la culture occidentale. Ses plus

grands représentants, pensons à Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Duns Scott, furent

imprégnés d'une pensée venue des confins méditerranéens. Et cette influence s'étendit

bien au-delà du Moyen Age. Descartes encore, qui ne cite point ses sources, reprit les

preuves de l'existence de l'âme avancées par Avicenne ! Etudier ainsi les avatars de la

science arabe chez les penseurs occidentaux nous entrainerait sur bien des chemins. Qu'il

Page 3: Françoise Micheau - OUAND THOMAS D'AQUIN ET DESCARTES EMPRUNTAIENT A AVICENNE 1984

nous suffise de relever dans notre vocabulaire scientifique le plus quotidien les emprunts à

la langue arabe : chiffre, zéro, algèbre, algorithme, zénith, azur, azimut, sirop, camphre,

nénuphar, alchimie, laiton, alcool, soude, bronze, alambic, antimoine... N'est-il pas

meilleure preuve qu'une part de nos racines se trouve en Orient ?