François Fédier Comment Je Traduis Ereignis

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COMMENT JE TRADUIS “EREIGNIS” Quand j’ai communiqué à Madame Schüßler le titre de cette conférence, je ne me suis pas bien rendu compte, sur le moment, qu’il pouvait s’entendre comme un titre prétentieux. Or ce n’est pas du tout mon intention de venir ici “faire le malin”, attitude contre laquelle on ne saurait assez se mettre en garde. Je viens au contraire devant vous faire le point d’un travail qui n’est pas encore arrivé à son terme – un travail pour lequel il me faut sans désemparer battre le rappel de tout ce dont je suis capable. Je vous prie donc d’entendre ce titre simplement, comme impliquant tous les doutes qui naissent des difficultés que je n’ai cessé de rencontrer dans ce travail. Depuis qu’a paru (en mars 1984) le tome 53 de l’Édition intégrale de Heidegger, il ne se passe pas de jour sans que m’en revienne à la mémoire la page 76, et en particulier la phrase : « Sage mir, was du vom Übersetzen hälst, und ich sage dir, wer du bist.» Permettez-moi de commencer le travail d’aujourd’hui en rassemblant quelque peu ce que cette phrase me donne à penser. Au premier abord, elle dit simplement : « Dis moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es.» Nous connaissons en français des locutions proverbiales de ce type – par exemple : « Dis-moi qui tu fréquentes, et je te dirai qui tu es. » Il y a sans doute profit à porter attention aux proverbes. Mais je ne crois pas qu’aucun de nous soutiendra l’opinion selon laquelle Heidegger entend ici ramener sa pensée à la mesure de la sagesse des nations. C’est beaucoup plus compliqué que cela. Assurément, existe en allemand la locution interrogative « Was hälst du davon ? », dont la “signification” – comme on dit – est bien quelque chose du genre de : qu’en penses-tu, au sens de : quelle est ton opinion sur le sujet ? Mais “traduire”, est-ce bien : trouver comment se dit dans une “langue d’accueil” (ainsi a-t-on pris l’habitude hideuse de le formuler) ce qui est dit préalablement dans une autre langue ? Aussitôt se pose la question : si ce n’est pas cela, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Mais avant de chercher ce que cela pourrait être – pire : avant de nous abandonner à cette manie si caractéristique des êtres non entièrement éduqués d’échafauder des théories avant même d’avoir pris sérieusement contact avec ce qui est, commençons par 1

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An orthodox commentary on Heidegger's terminology and reflections

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COMMENT JE TRADUIS “EREIGNIS”

Quand j’ai communiqué à Madame Schüßler le titre de cette conférence, je ne me suis pas bien rendu compte, sur le moment, qu’il pouvait s’entendre comme un titre prétentieux. Or ce n’est pas du tout mon intention de venir ici “faire le malin”, attitude contre laquelle on ne saurait assez se mettre en garde. Je viens au contraire devant vous faire le point d’un travail qui n’est pas encore arrivé à son terme – un travail pour lequel il me faut sans désemparer battre le rappel de tout ce dont je suis capable. Je vous prie donc d’entendre ce titre simplement, comme impliquant tous les doutes qui naissent des difficultés que je n’ai cessé de rencontrer dans ce travail.

Depuis qu’a paru (en mars 1984) le tome 53 de l’Édition intégrale de Heidegger, il ne se passe pas de jour sans que m’en revienne à la mémoire la page 76, et en particulier la phrase :

« Sage mir, was du vom Übersetzen hälst, und ich sage dir, wer du bist.»

Permettez-moi de commencer le travail d’aujourd’hui en rassemblant quelque peu ce que cette phrase me donne à penser. Au premier abord, elle dit simplement : « Dis moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es.» Nous connaissons en français des locutions proverbiales de ce type – par exemple : « Dis-moi qui tu fréquentes, et je te dirai qui tu es. » Il y a sans doute profit à porter attention aux proverbes. Mais je ne crois pas qu’aucun de nous soutiendra l’opinion selon laquelle Heidegger entend ici ramener sa pensée à la mesure de la sagesse des nations. C’est beaucoup plus compliqué que cela.

Assurément, existe en allemand la locution interrogative « Was hälst du davon ? », dont la “signification” – comme on dit – est bien quelque chose du genre de : qu’en penses-tu, au sens de : quelle est ton opinion sur le sujet ?

Mais “traduire”, est-ce bien : trouver comment se dit dans une “langue d’accueil” (ainsi a-t-on pris l’habitude hideuse de le formuler) ce qui est dit préalablement dans une autre langue ? Aussitôt se pose la question : si ce n’est pas cela, qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Mais avant de chercher ce que cela pourrait être – pire : avant de nous abandonner à cette manie si caractéristique des êtres non entièrement éduqués d’échafauder des théories avant même d’avoir pris sérieusement contact avec ce qui est, commençons par

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le commencement : c’est-à-dire observons avec la plus patiente attention comment parle une langue, en l’occurrence, l’allemand.

C’est ici même que poignent les difficultés d’écoute. Pour bien pouvoir écouter, il faut commencer par ne pas traduire, pour au contraire aller là où l’autre langue parle, où elle parle avec ses mots et avec ses tournures.

« Was hälst du davon ? » Le verbe “halten” dit le fait de tenir. En français aussi, on peut faire usage

du verbe “tenir” pour dire une certaine façon de penser. Si je dis : “je tiens Marina Zvétaieva pour une traductrice exemplaire”, j’exprime bien l’opinion que, sur ce point particulier, j’ai d’elle. Mais il faut aussitôt remarquer que l’on dit en français : “tenir pour” – alors que la locution allemande énonce, “translitéré” en un français impossible : “Que tiens-tu de cela” ? Dans notre langue, cette translitération ne présente d’abord tout simplement pas de sens! Et comme rester immobile, mais attentif, face à ce qui d’entrée de jeu ne présente pas de sens est une attitude humainement difficilement tenable, nous nous réfugions vite auprès des significations reçues, même si cela nous fait abandonner le terrain où nous étions censés rester.

« Was hälst du davon ? » – la locution allemande – n’est évidemment pas pour les Allemands un non-sens. Comment l’entendent-ils alors ? Notons pour commencer que le verbe halten est ressenti dans l’usage comme proche du verbe haben – ce qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas de rapport à l’espagnol, où “avoir” se dit : tener.

“Halten”, il faut donc que nous l’entendions dans sa proximité à “haben”. Cela nous invite à ne pas restreindre l’acception de “avoir” – en particulier à ne pas opposer d’emblée “être” et “avoir”, suivant une forme particulièrement retorse de sophistique récurrente. “Avoir” se comprend factivement, pas moins que “être”, [ainsi que toute parole, si l’on en croit Nietzsche] à partir de tout un ensemble de gestes. Il n’est un comportement figé et crispé qu’au sein d’une perversion. Avoir, c’est d’abord s’occuper de ce qu’on a, en prendre soin, observer à son égard une tenue qui permette à ce que l’on “a” d’être pleinement ce que c’est. Voilà qui est dit encore abstraitement. Essayons de le vérifier de façon plus apercevable. En allemand, le verbe “haushalten” – littéralement : tenir la maison – désigne ce que les Grecs nommaient “”. Au XVIème siècle, chez nous, l’ami de Montaigne, Étienne de la Boëtie, donne tout naturellement à sa traduction de l’Économique de Xénophon le titre : La Ménagerie. Permettez-moi de vous rapporter en passant un souvenir que j’ai gardé de Heidegger et qui, pour moi, reste très précieux, car il me rappelle l’une des très rares fois où je l’ai entendu parler spontanément français. Il était

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question de l’installation de Jean Beaufret dans sa nouvelle maison de Saint-Didier. Heidegger, visiblement piqué de curiosité, nous demanda – je le répète : en français –, à François Vezin et à moi-même : « Qui ménage ?»

Aujourd’hui, dans notre langue, on n’entend plus le verbe “ménager” dire : “tenir une maison”; il se comprend directement comme “économiser”, dans l’acception, elle-même amoindrie, de : “traiter en prenant des précautions” (“Qui veut voyager loin ménage sa monture”). Or, si l’on réfléchit, on s’aperçoit que “tenir la maison”, cela ne se peut tout simplement pas si l’on est avaricieusement crispé sur l’unique souci de ne pas dépenser trop. L’économie vraie1 reste toujours, sans aucun doute, un exercice périlleux d’équilibre, mais elle se consacre au premier chef à ménager le rapport le plus fluide possible, le plus inventif – c’est-à-dire : le rapport le plus poétique qui soit – entre “doit” et “avoir”. Bref : Halten correspond bien à “tenir”, si seulement nous nous souvenons que tenir, cela pourrait bien être avant tout : tenir le pas gagné.

Il s’agit à présent de sauter. Je précise pourtant que le saut n’est pas encore la traduction de cette phrase, mais ce qui doit la rendre possible.

« Was hälst du vom Übersetzen ? » Que retiens-tu, quelle leçon tires-tu, quelle tenue apprends-tu – qu’est-ce que tu obtiens pour ta propre tenue… ∅ Vom Übersetzen. Ce sont ces deux derniers mots qui ont – et pour cause – le plus de poids. Et puisque nous en sommes à sauter, il se pourrait bien (c’est une vraie question !) que dans le “titre proprement dit” des Beiträge zur Philosophie vom Ereignis, il s’agisse du même vom que dans : vom Übersetzen. Non que je veuille hâtivement ramener l’un à l’autre. Pour le moment, l’unique objet de la remarque vise à augmenter encore notre prudence, pour que nous puissions observer avec toute l’attention requise le sens, ou pour être plus précis : la direction, l’indication topologique de ce “vom”.

Voyons à présent la traduction de la première partie de la question (“…was hälst du…”). Je propose : Que tiens-tu, qu’obtiens-tu et que retiens-tu…[du fait de traduire] ?

Car il s’agit bien là en fait d’une leçon, si tant est qu’une leçon, à proprement parler, c’est d’abord ce que l’on reçoit – et non pas ce que l’on

1 Dans l’économie vraie, la fluidité dont je parle devient si vive qu’en elle arrive à s’opérer une transsubstantiation du genre de celle que note en 1922 Ossip Mandelstam ( Le blé humain, in Été froid /& autres textes, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, Actes Sud, 2004 ), «…le bien, dans sa signification éthique et le bien dans sa signification économique […] sont à présent une seule et même chose.» Faut-il préciser que l’”économie de marché” (tout comme l’économie planifiée, d’ailleurs) se situe àproprement parler à l’exact aphélie de l’économie vraie

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donne. Le seul fait de vouloir “donner une leçon” annule aussitôt en cette dernière toute chance qu’elle puisse en être une. Et tout bien considéré, l’on reçoit une leçon dans l’exacte mesure où la recevoir, c’est tout à coup savoir que l’on s’y tiendra, parce qu’on y a du même coup appris pourquoi il faut désormais s’y tenir.

Passons à vom Übersetzen. La leçon qu’il s’agit de retenir, elle vient de Übersetzen – vom Übersetzen. “Von dem Übersezten” est un index formel de provenance. Mais d’une provenance tout entière devenue elle-même grosse de leçon, du fait que l’on se sent désormais capable d’en recevoir. C’est en ne cessant de se remettre au métier de traduire que l’on finit par obtenir ce qu’il s’agira ensuite de tenir, de posséder, c’est-à-dire : d’avoir vraiment, c’est-à-dire : d’avoir à titre de ce dont, à l’avenir, il ne faudra plus cesser de s’acquitter.

Reste que nous n’avons pas encore examiné le mot Übersezten lui-même. Pour nous tous, il désigne évidemment l’activité de “traduire”. Mais comme il s’agit précisément, en ce moment, de nous interroger sur ce que peut bien être une traduction, rien ne serait plus inconséquent que de poser d’emblée que le sens de Übersetzen (tout comme d’ailleurs celui de “traduire”) est évident.

Traduire et übersetzen parlent, chacun dans leur langue, à la fois proches l’un de l’autre, et toutefois en différant de manière très significative. Dès le départ, en effet, dès leur préfixe, les deux mots vont dans des directions divergentes. “Trans” et “über” marquent bien tous deux un franchissement. Mais “trans” comprend ce franchissement comme traversée, alors que “über” implique ceci de singulièrement autre que le franchissement se fait en sautant par-dessus un obstacle.

Et si l’on regarde les verbes radicaux (ducere et setzen), les deux mots s’écartent encore plus l’un de l’autre. Ducere (induire, conduire, déduire, traduire) porte l’acception de mener, voire d’amener. Setzen, au contraire, dit le fait de poser – mais dans un sens très particulier du terme, où “poser”, c’est d’abord faire un geste précis. Pour bien entendre ce que je cherche à faire paraître, je vous invite à songer à la conception grecque de la prosodie, laquelle repose sur la distinction entre et. On rend traditionnellement ces deux mots par les qualificatifs : “frappé” et “levé” – la référence étant ici le pied qui ponctue le rythme, et qui accentue les temps forts en pesant sur le sol, et marque au contraire les temps faibles en cessant d’être à son contact. a donc ici le sens non pas simplement de “poser”, mais de “poser en appuyant”.

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Or, retrouvant une remarque très suggestive de Heidegger, à savoir que l’une des acceptions majeures de “setzen” est celle de “sauter”, nous voyons bien que sauter, c’est d’abord frapper du pied le sol, et prendre ainsi appui sur lui pour s’élancer et bondir.

Il y a donc une divergence inscrite dans les deux langues, qui fait que “traduire” ne se déploie pas dans le même registre que “übersetzen”. Comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de prétendre que la langue allemande dirait mieux que le français ce que c’est que traduire. J’y insiste, parce que c’est l’un des contresens les plus répandus et – soulignons-le – les plus stupides parmi tous ceux qui reviennent sans cesse à l’encontre de Heidegger. Je répète donc : la langue allemande n’est pas plus riche, mieux articulée, en un mot : une langue meilleure qu’une autre. Elle est tout simplement … une langue, c’est-à-dire l’une des multiples façons qu’a l’humanité d’articuler l’intelligibilité du monde. Chacune a tendance à le faire d’une manière bien à elle; mais les unes comme les autres présentent chaque fois à plein le visage unique dans lequel les êtres qui parlent cette langue s’exposent à ce qui les y regarde.

Disposant du verbe “poser”, le français précise à l’aide d’une multitude de nuances adventices comment doit s’entendre la position. En allemand, la distinction se fait déjà à partir de verbes différents. Ainsi, setzen et legen, disent-ils déjà en eux-mêmes deux manières de “poser”.

Car on peut poser en faisant s’étendre ce que l’on dépose et qui va par conséquent désormais reposer en gisant, comme couché de tout son long sur un lit. Cette manière de poser, c’est ce que dit le verbe legen. Le verbe setzen s’en différencie en ceci qu’il indique le fait de poser de manière appuyée. Non pas déposer, mais bien : disposer de telle sorte que ce qui a été posé trouve son assise, où désormais il est capable tout seul de se dresser, voire même de prendre un nouvel élan. Setzen oriente de cette façon l’attention vers deux directions (planter et bondir), mais à partir d’une acception qui en est pour ainsi dire la souche unique : mettre en position de se déployer soi-même, dans son élan à soi.

Que ces deux manières de dire en allemand le fait de poser aillent dans des directions tout à fait divergentes, c’est ce qu’attestent les deux dérivés parallèles : überlegen et übersetzen. Le second, c’est “traduire”. Le premier, c’est “réfléchir”. Il suffit d’examiner selon quelle orientation parle le “über” de “überlegen” pour commencer à entrevoir comment il peut mener à l’acception de “réfléchir”. Überlegen, en effet, c’est clairement : “poser sur…”, “superposer”, mais en constituant ainsi peu à peu un véritable empilement,

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c’est-à-dire ce qui se dit en latin une structure, dont l’arrangement, s’il est bien saisi comme ordre de l’ensemble que l’on examine, permet d’en pénétrer le sens. Tout autre est le über de Übersetzen. Là, il ne s’agit pas de “mettre sur”, mais à proprement parler de faire passer d’un bord à un autre.

En français, et dans les langues romanes, “traduire” implique bien aussi cette idée de passage d’une langue à une autre. Mais ces langues entendent implicitement ce passage comme un transfert, une translation – ce qui correspond déjà au plus ancien mot pour “traduction”, à savoir interpretatio, qui voit la traduction comme une transaction où se produit un échange.

En allemand, übersetzen dit le fait non pas de transporter, ou de transposer, mais de sauter par-dessus un obstacle, et implique donc non pas un échange, mais un changement de lieu – lequel, de plus, se fait tout à coup, avec l’effet toujours un peu traumatisant que produit à coup sûr une transplantation, c’est-à-dire un arrachage pour tenter de prendre racine dans un autre sol.

Ce sur quoi je veux attirer votre attention, c’est la grande différence qu’il y a entre ces deux expériences de la traduction. Autant dans l’une, l’accent est implicitement mis sur ce qui, dans la translation, ne varie pas ou guère – de sorte que l’idée qui sous-tend la traduction dans les langues qui s’inspirent de la tradition latine, c’est celle d’une communauté foncière qui, finalement, rend possible un véritable passage de langue à langue –, autant dans l’autre, tout est axé sur la singularité de la domiciliation, plus exactement sur l’irréductibilité de son ancrage, qui font de la traduction une expérience non de ce qu’il y a de commun, mais de ce qui reste foncièrement étranger à toute atténuation de l’hétérogénéité.

C’est le moment de répéter – mais dans une optique nouvelle – ce que j’ai déjà dit plus haut : entre ces deux figures de la traduction, il ne s’agit pas de distribuer les mérites, ou de reconnaître laquelle est la plus conforme à l’idée qu’il faudrait se faire de ce qu’est la traduction. Ce qu’il faut voir, c’est une toute autre vérité : à savoir que ces deux expériences nous mettent sous les yeux les deux vertigineuses lignes de fuite – vertigineuses sans doute parce que symétriques en même temps qu’inverses – par où ne cesse de s’échapper, et de nous échapper ce qu’est non seulement la traduction, mais la langue elle-même2. Car c’est la langue, c’est chaque langue qui est

à la fois d’autant plus idiome qu’elle parle en contrecarrant tout ce qui, en elle (faiblesse inhérente à toute langue en tant que particulière), l’entraîne continûment vers l’état d’idiolecte muré sur lui-même

2 “La vérité s’échappe”, confie Cézanne à Joachim Gasquet (Cézanne, Cynara, 1988, p. 130)

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et à la fois d’autant mieux ouverte à la ressource éminente, pour elle, d’être toujours sur le point de déployer au-delà d’elle-même l’intelligence qu’elle a d’elle-même, que, revenant sans cesse, pour s’y régénérer, à l’esprit qui l’anime, elle parle en résistant à toutes les uniformisations, malgré l’insupprimable déclivité [le dévalement] qui toujours l’y entraîne.

Au cœur, au vif même de la langue, il y a ainsi deux lancées qui travaillent en allant et venant en sens contraire l’une de l’autre. Leur antagonisme jette la langue en cette tension qui la signe comme parole () : cette tonicité qui se tend entre deux pôles se repoussant l’un l’autre, tonicité sans laquelle la langue n’aurait pas de tonalité, et cesserait d’être une langue pour devenir je ne sais quel fonctionnel “outil de communication”.

En réalité, donc, c’est bien la langue elle-même qui se tient à l’écart d’elle-même3. Comme le dit Heidegger dans ce même cours de l’été 1942, dont j’ai extrait la phrase qui m’a servi de point de départ :

« Traduire ne se meut pas seulement entre deux langues différentes; il y a traduction <déjà> au sein d’une seule et même langue.»

Voici donc en tout cas ce que je tiens, obtiens et retiens de traduire : y avoir appris que le rapport à la langue est un rapport de toucher, où ce que l’on touche se révèle d’autant plus vivant, sensible, fragile que le geste de toucher s’est affiné jusqu’à devenir tact; affinement salutaire, grâce auquel l’écoute de la langue étrangère comme étrangère, intervient en retour dans le rapport à ma propre langue – et me la met à suffisante distance pour que je puisse l’écouter, d’une oreille capable toujours à nouveau de se déprendre de ce qui, rien que par l’habitude, en émousse fatalement l’acuité.

Il devient ainsi possible de prendre au mot, littéralement et dans tous les sens, c’est-à-dire : de comprendre autrement que comme fabulation arbitraire ce que disait Heidegger en 1967, lors du séminaire sur Héraclite :

3 La “culture” est l’image pour ainsi dire chosifiée de cet écart. Ce que nous appelons “culture” apparaît au moment où les Romains, à l’époque des Scipions, prennent note du prodigieux décalage qui les sépare du monde grec, tant du point de vue des connaissances que de celui de l’art. L’élite romaine apprend dès lors la langue grecque pour accéder à ce qu’elle nomme la “culture”; et, depuis ce moment, cette dernière se reconnaît à l’usage systématique qui y est fait d’une “langue de culture”. Ainsi, au moyen-âge, le latin, par rapport aux “langues vulgaires”. Avec la disparition des “humanités”, le même décalage tend à se maintenir, sous la forme d’un usage “littéraire” et d’un usage purement “oral” de la langue courante. Mais il est décisif de voir que la distinction entre un “usage culturel” et un “usage naturel” du langage est possible seulement si la langue – toute langue – de soi-même existe à l’écart d’elle-même.

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« La langue [la parole4] est beaucoup plus pensante, c’est-à-dire beaucoup plus ouvrante que nous ne le sommes nous-mêmes.»

Après ce long préambule, qui m’aura permis en quelque sorte de prendre la bonne distance pour aborder la question que je pose, venons-en à : traduire Ereignis.

D’abord, voyons comment ce vocable apparaît dans le livre qui nous occupe pendant ces trois journées. Car ce livre comporte dès sa première page, et plus exactement dès ses trois premières lignes, une indication précieuse qui doit guider notre premier pas :

Der öffentliche Titel : Beiträge zur Philosophieund

die wesentliche Überschrift : Vom Ereignis

La distinction entre un intitulé “public” et un titre au vrai sens du terme (un titre qui porte inscrit en tête ce dont il s’agit dans le livre dont il initie la lecture), cette distinction doit déjà nous arrêter. Beiträge zur Philosophie, si l’on entend cet intitulé d’une oreille seulement sensible aux significations reçues, cela veut dire sans équivoque : “Contributions à la philosophie”. Et l’on y aura aussitôt compris : un certain individu, nommé Heidegger, fait part dans cette publication de ses travaux, lesquels participent plus ou moins opportunément à ce qu’il est convenu d’appeler l’avancement des connaissances philosophiques.

Qu’il ne soit pas possible de réduire le livre à cette misère, nous nous en doutons. Mais, dans ces trois lignes, il y a un indice qui, une fois identifié, nous l’interdit. Cet indice, c’est le mot “Beiträge” lui-même. Dans la lettre du 10 janvier 1797, que Hölderlin adresse « à Ms. Docteur Ebel / à Paris / rue du Montblanc / chaussée d’Antin, N° 421 », on peut lire cette déclaration que je ne puis me lasser de répéter (car ma conviction est que nous sommes tous,

4 Die Sprache. Si Heidegger a fini par ne plus guère se fier à ce vocable pour tenter de penser en sa vérité ce dont il s’agit avec elle, nous autres – qui l’appelons “langue” ou “langage” –, nous nous souviendrons que Sprechen (et speak) dérivent d’un radical indo-européen *sphereg- sperg- , “jaillir”, “bruire” (dans l’acception de : répandre, éparpiller un son), dont la forme élargie (spergh-) se retrouve dans le grec , s’élancer, dans l’anglais “spring”, “bondir”, et “Spring”, le printemps, l’allemand “springen”, bondir, sauter. De quel sol (comment tourmenté) – à partir de quel appui la parole s’élance-t-elle ?

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aujourd’hui encore – et peut-être même aujourd’hui surtout – très loin d’être à même de mesurer ce que Hölderlin est en train de nous dire là) :

« Ich glaube an eine künftige Revolution der Gesinnungen und Vorstellungsarten, die alles bisherige schamrot machen wird. Und dazu kann Deutschland vielleicht sehr viel beitragen.»

« J’ai foi en une révolution à venir des mentalités et modes de représentation, une révolution qui rendra rouge de honte tout ce qui l’aura précédé. Et à cela, il se pourrait bien que l’Allemagne soit capable de vraiment beaucoup apporter.»

Cette lettre a été publiée pour la première fois dans la 34ème livraison de la revue “Euphorion”, dont la parution remonte à la funeste année 1933. Je dis bien “la funeste année 1933”. Non que je veuille par là renforcer encore l’idée qu’elle aurait dû aussitôt apparaître telle (c’est-à-dire impossible à redresser) à tous les contemporains. Je m’exprime ainsi parce que nous autres, venus après coup, nous savons que l’accession au pouvoir d’Hitler est une épouvantable catastrophe. Mais en 1933, l’opinion selon laquelle cet événement pouvait peut-être aussi renfermer l’occasion d’une révolution réelle, cette opinion a été partagée par nombre d’hommes qui n’étaient ni des imbéciles ni des canailles. La même remarque peut être faite à propos de la catastrophe antérieure (celle qui a atteint la Russie en 1917). Pendant quelque temps, en effet, de nombreux Russes ont pensé en toute sincérité que la révolution léniniste n’allait pas fatalement conduire à des atrocités sans précédent, alors même que d’autres Russes, n’augurant rien de bon de ce qu’ils voyaient s’amorcer sous leurs yeux, quittaient le pays sans espoir d’y revenir jamais. Pourquoi continue-t-on, aujourd’hui, de suspecter a priori les émigrants russes – alors qu’au contraire et à juste titre on loue la lucidité des émigrants allemands ? Pourquoi est-il encore si facile de trouver des excuses aux Russes qui ont adhéré un temps à la révolution bolchevique, alors qu’on refuse systématiquement d’admettre qu’il soit permis de penser la révolution autrement qu’on l’a pensée jusqu’ici, et surtout de la penser d’une manière qui rende à jamais caduques toutes les conceptions qu’on s’en fait encore aujourd’hui ? Pourquoi donc ? Il faudra bien que l’on se pose SÉRIEUSEMENT ces questions; elles sont en rapport direct

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avec ce que je viens d’évoquer : le changement des mentalités et des modes de représentation.

Quoi qu’il en soit, le fait est que cette lettre de Hölderlin n’a été connue qu’en 1933. Trois ans plus tard, en 1936, Martin Heidegger entreprend la rédaction des Beiträge. Choisir ce mot, pour le placer en tête de ce livre, me paraît nous signifier qu’il s’agit bien, dans ce livre, de ce que Heidegger entend apporter — non pas à titre de “contribution personnelle”, mais en tant qu’homme ayant prêté pour sa part l’attention qu’il sied de porter à ce que Hölderlin formule au moment où il voit, non sans en être affolé, la Révolution française finir en naufrage.

Comprendre ainsi le premier mot du titre permet de l’entendre comme Heidegger sans aucun doute l’entend lui-même. Ces Apports à la philosophie, ce ne sont donc pas les “contributions du professeur Heidegger”, mais bien – ouvrons à notre tour les oreilles :

Ce que l’Ereignis (soi-même) apporte à la philosophie.

Il faut donc, me semble-t-il, rendre ainsi le titre complet du livre :

Apports à la philosophie De l’Ereignis.

en ayant soin de disposer sur deux lignes, comme le fait Heidegger, le titre entier du livre. L’essentiel, désormais, est d’en percevoir l’unité, c’est-à-dire le passage de la première partie du titre à la seconde. De cette manière, tout l’accent porte sur le dernier mot : Ereignis – ce qui est évidemment conforme à l’intention de Heidegger lui-même, s’il est bien vrai, comme il le dit dans la marge de son exemplaire de la Lettre à Jean Beaufret, que : « depuis 1936, Ereignis est le mot qui mène ma pensée <en la mettant en mouvement>.»

Tout ce qui vient d’être noté ne fait qu’accentuer le poids qui pèse sur les épaules de celui qui entreprend de traduire ce mot : Ereignis. Mais la première remarque qui s’impose, c’est en toute évidence : que ce mot ne peut pas s’entendre dans un sens banal.

Quel est le sens courant de ce mot ? Celui d’”événement”, avec tout ce que ce vocable charrie comme échos renvoyant, aussi bien en allemand qu’en français, aux représentations les plus triviales. D’abord est “événement” tout ce qui arrive, dans l’indistinction foncière où effectivement n’importe quoi ne cesse d’arriver. Mais aussitôt se détache une acception pour ainsi dire opposée,

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celle où n’est véritable événement que ce qui “fait événement”, c’est-à-dire cause surprise. L’événement dès lors, c’est ce que marque un caractère de “sensationnel”, d’”inouï”, de “jamais vu”. Un événement, en ce sens, c’est toujours d’abord ce qui d’une manière ou d’une autre s’impose à l’attention de tous par la manière patente dont il introduit une rupture dans le cours habituel des choses.

Dès le départ, il est essentiel pour nous de mettre de côté ces sous-entendus obsédants, car ils défigurent irrémédiablement l’entente que nous devons avoir de l’Ereignis, tel que le pense Heidegger. Ce dernier a même pris soin, dans un texte datant de 1939 [la conférence “Wie wenn am Feiertage…”, GA 4, p. 58], de mentionner « das stillste aller Ereignisse » – le plus silencieux et le plus paisible de tous les événements (entendons bien, à partir de la valeur significative, ici, du pluriel “Ereignisse” : ce qui, à l’opposé de tous les événements, est tout autre qu’un événement).

Car nous le savons tous ici : “das Ereignis”, dans l’acception forte qu’il prend chez Heidegger, ne saurait être écrit au pluriel. Il n’est même pas autre chose que le plus singulier des singuliers, ou si l’on veut : le singulier – celui dont tout autre singulier n’est finalement qu’une figure. « Das Ereignis » – la moindre idée, ici, d’une quelconque pluralité va tellement à l’encontre de ce que cherche à y penser Heidegger qu’elle en fait disparaître jusqu’à la possibilité d’espérer l’entrevoir.

Comment nous y prendre pour traduire ce mot en français ? Comment m’y suis-je pris moi-même ? La première fois que j’ai dû faire face à cette gageure, c’était au milieu des années 60, quand il s’est agi de traduire le texte Temps et Être. À cette époque, j’ai cru pouvoir me tirer d’affaire, en proposant le terme d’appropriement.

Pourquoi avoir choisi ce mot ? Évidemment pour faire écho dans notre langue à ce qui se perçoit en allemand, quand on prête attention au terme “Ereignis” dans une entente conforme à ce que les linguistes nomment “l’étymologie populaire”. En prêtant ainsi l’oreille, on entend dans ce mot parler le verbe “eignen”. “Er-eignen”, dès lors, s’entend comme le fait d’amener à devenir propre, de rendre propre – bref : approprier. Pour que l’écoute ne soit pas orientée de façon égarante, le substantif choisi pour traduire “Ereignis” n’a pas été “appropriation”. Car, bien que Littré donne comme première acception de ce terme : l’action d’approprier, nous avons tous presque automatiquement tendance à entendre “appropriation” comme le fait, pour un sujet, de s’approprier quelque chose, de s’en rendre possesseur. “Appropriement”, qui est attesté dans notre vieille langue, me paraissait aller

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heureusement en sens inverse de ce contresens, dans la mesure où, son suffixe pointant plus intensément sur l’œuvre en cours, le mot lui-même dit non pas que quelqu’un s’approprie quelque chose, mais bien que : appropriement il y a – entendons : que (quel que soit ce qui est en question) quelque chose, par là, est rendu propre à être ce qu’il est.

L’une des raisons majeures qui m’ont fait, à l’époque, me décider en faveur du mot “appropriement”, c’est la phrase qui se trouve à l’avant dernière page du texte Temps et Être :

« Was bleibt zu sagen ? Nur dies : Das Ereignis ereignet.»

“ Que reste-t-il à dire. Rien que ceci : L’appropriement approprie.»

Si l’on garde à l’esprit ce qui vient d’être dit, à savoir que l’appropriement ne se ramène pas à l’activité d’un sujet qui s’approprie quelque chose, il semble en effet possible, avec cette traduction, d’entendre ce que dit là Heidegger. “L’appropriement approprie”, de plus, voilà qui consonne avec un certain nombre de phrases bien connues de Heidegger – telles que : “die Zeit zeitigt”, ou “ die Welt weltet”. Sommes-nous toutefois bien sûrs d’être plus proches de ce que pense un auteur du simple fait d’adopter l’allure, pour ne pas dire les tics d’écriture apparemment symptomatiques de sa manière ?

Soyons donc plus prudent : cette traduction a pour seul mérite de nous garantir contre des interprétations qui n’ont évidemment pas la moindre accointance avec ce que Heidegger demande de penser. Or le souci premier d’une traduction ne doit pas être uniquement prophylactique et se borner à parer aux contresens. D’autant plus que si nous examinons ces phrases bien connues, il ne tarde guère à apparaître qu’elles ne sont assurément pas tautologiques au sens banal de la stérile redondance. Décidément, on ne le redira jamais assez : avec Heidegger, il faut en permanence redoubler d’attention, si l’on veut seulement être en état de réaliser vraiment à quel point il ne cesse de prendre constamment tout le monde au dépourvu.

Exerçons-nous donc : “die Zeit zeitigt” – voilà qui ne saurait être rendu par “le temps temporalise”. Le verbe “zeitigen”, en usage depuis le moyen âge, porte l’acception de “faire mûrir”, “mener à maturité”. Il en va de même avec : “die Welt weltet”. Notre vieux verbe “monder”, assurément, ne coïncide pas immédiatement avec le verbe “welten”, puisqu’il s’entend comme “nettoyer”.

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Mais prenons tout notre temps, et songeons à ceci que “nettoyer”, “rendre net”, c’est à proprement parler : mettre ce qui est nettoyé dans l’éclat où il va désormais pouvoir paraître en toute évidence tel qu’il est. N’est-il pas dès lors possible d’entrevoir comment le monde “monde”, ou — pour reprendre, en interprétant comme verbe une occurrence rencontrée au hasard des lectures chez Nerval — comment “le monde amonde” : en l’éclat sans égal où quoi que ce soit fait apparition chaque fois qu’il le fait pour la toute première fois ? Y a-t-il une seule raison pour ne pas faire notre miel de cet étonnant hapax : “amonder” ? Et ne pas l’écouter dire ce qui se fait lorsque monde il y a : à savoir cette distribution merveilleuse de l’espace, où tout ce qui est se retrouve d’autant mieux à sa place qu’y levant et s’enlevant, il fait enfin apparaître l’entière disjonction du Tout ?

Or la phrase “Das Ereignis ereignet” parle selon une même tautologie de rupture. Le verbe “ereignen”, comme a pris soin de le rappeler Heidegger lui-même, n’a de rapport qu’homonymique avec le verbe “eignen”. Dans la 9ème livraison de la Revue des Études Heideggeriennes, j’ai écrit à propos de l’entente de “ereignen” à partir de “eignen” : « Cette entente n’est pas fausse – mais elle est encore trop superficielle, et de ce fait elle égare. Il est très important de savoir en général que le moindre écart – même inapparent au départ – dans la mesure où il ne permet pas d’être rigoureusement face à ce qui doit être visé, est en soi-même déjà catastrophique.»

Voilà ce qu’a opportunément souligné Wolfgang Brokmeier dans un texte remarquable, intitulé “Heidegger und die Suche nach dem Eigenen / Heidegger und wir” (Heidegger et la recherche de ce qui est propre / Heidegger et nous autres), publié en 1992, ici même, à Lausanne, dans le premier Cahier de la collection “Genos”. Avec la plus grande vigueur, cet auteur clairvoyant y martelle d’entrée de jeu que “ereignen” n’a étymologiquement rien de commun avec “eignen” 5 ni donc avec “eigen”. Non pas pour frapper d’interdit le thème du “propre” et de la “propriété” 6, mais en ayant soin avant tout de la correction philologique, afin de pouvoir décider en connaissance de cause si c’est la thématique de la “propriété” qui peut nous instruire sur l’Ereignis, ou bien si au

5 Ereignis, le substantif, est issu du verbe “eräugen”, suivant une dérivation usuelle en allemand, celle qui substantifie un verbe par l’adjonction du suffixe -nis. Ainsi à partir du verbe “erkennen”, le substantif “Erkenntnis”. C’est donc ultérieurement, et par suite d’un oubli de la graphie “eräugen” (au profit de “ereigen”) que s’est fixé dans la langue le mot “Ereignis”. Le dictionnaire Grimm souligne que c’en est suivi une confusion parfaitement fautive entre les verbe “ereignen” et “eignen” – au point que peut être énoncé : “ereignen” est une graphie incorrecte, puisque ne devrait se trouver que “ereigen”. Ajoutons seulement ceci : que la graphie “incorrecte” se soit imposée est peut-être une indication précieuse, à condition que nous sachions la suivre dans sa bonne direction, c’est-à-dire en remontant la pente. 6 On commence à voir se répandre la mode de tels anathèmes. L’époque où nous avons la prérogative de vivre se caractérise par une susceptibilité exacerbée, qui fait “repérer” comme dangereux jusqu’à ce qui, naguère encore, passait pour la caution même de la probité – ainsi : la droiture, ou le souci de l’authenticité.

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contraire l’Ereignis, et lui seul, est à même d’apporter enfin quelque clarté sur la question du “propre”.

De fait, “Ereignen” n’a pas à être rapproché de “eignen” et “eigen”, pour la raison que ce mot dérive sans équivoque possible de : “das Auge”, l’œil.

Ainsi, “Ereignen”, d’entrée de jeu, ne dit pas plus le fait d’approprier qu’il ne véhicule la signification d’”événement”. Il dit : er-aügen – vor Augen stellen : mettre devant les yeux. Son acception est donc primordialement ostentive.

Faisons cependant bien attention à ne pas entendre de travers l’ostensif, et ne confondons pas ce qui est ostensif avec l’ostentation. Ostentare est le fréquentatif-intensif de ostendere; l’ostentation est l’insistance mise à faire voir de force. Alors que “mettre devant les yeux”, c’est simplement offrir la possibilité de voir – ce qui n’implique nullement que les yeux voient ce qu’ils ont devant eux. Dans les deux grandes généalogies de l’Occident, il est explicitement fait mention des « yeux grand ouverts qui ne voient pourtant rien » (Isaïe 69 – Eschyle, Prométhée enchainé, v. 447).

Ici comme là, un fait est constaté, mais qui se travestit hélas vite en lieu commun. Ainsi s’édulcore (à notre grand soulagement) l’aspect proprement mortifiant du constat – qui s’énonce : on peut ne pas voir – et par conséquent on ne voit pas la plupart du temps – ce que l’on a devant les yeux.

Est-ce que nous n’avons pas justement devant les yeux, avec l’”Ereignis”, quelque chose qui se donne ainsi à voir ? Ne nous occupons pas, pour l’instant, de trouver le terme qui dise dans notre langue ce que dit Ereignis en allemand. Concentrons-nous uniquement sur le phénomène que nous voyons poindre. Je ne recours pas fortuitement à ce mot de “phénomène”. Depuis ma première lecture de Etre et Temps, je tiens le texte du milieu de la page 35 pour la charte royale de la phénoménologie, à tout le moins de celle que mène à bien Heidegger, et dont nous – qui prétendons faire attention à ce qu’il dit – devons nous laisser instruire. Je cite ces deux phrases cardinales :

« Qu’est-ce donc qui doit porter de manière insigne le nom de “phénomène” ? (…) Manifestement cela qui d’abord et la plupart du temps justement ne se montre pas, cela qui, à l’encontre de ce qui d’abord et la plupart du temps se montre, reste en retrait, mais n’en est pas moins quelque chose qui fait essentiellement partie de ce qui d’abord et la plupart du temps se

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montre, et même de telle sorte qu’il en constitue le sens et le fond.»

Le phénomène, dans l’acception où il faut arriver à l’appréhender7 (ce qui demande de l’accueillir tel quel – comme il est – au lieu de lui porter atteinte et de le réduire à la mesure d’un “bien connu” où il devient méconnaissable), le phénomène, d’abord et la plupart du temps, reste en retrait, et ainsi ne se montre pas – alors qu’il donne assise et sens à tout ce qui se montre.

Il faut bien en percevoir et remarquer tous les tenants et aboutissants : cette acception du phénomène fonde et engage un exercice singulièrement original de la phénoménologie. Martin Heidegger lui a donné une qualification rigoureuse, celle de : Phänomenologie des Unscheinbaren – phénoménologie de l’inapparent.

Avec l’”Ereignis”, nous voilà sans conteste confrontés au cœur vivant de cette inapparence. C’est donc là qu’il faut déployer toute l’application dont nous sommes capables, pour être à la hauteur de ce que nous demande une traduction digne de ce nom. Comment donc traduire de manière phénoménologique ?

Il n’y a pas moyen de satisfaire à cette exigence sans en passer par la douce rigueur de ce que Heidegger nommait autrefois le “cercle herméneutique”. Elle nous fait à bon escient connaître qu’il n’y a pas d’accès possible à l’essentiel si l’on part d’ailleurs que de l’essentiel. Autrement dit : il faut que nous y soyons déjà, sinon nous n’y serons jamais.

L’”Ereignis” est inapparent. Non pas parce que nous n’y portons pas suffisamment attention : il est inapparent d’une inapparence foncière, inextirpable. Mais c’est en tant que telle que cette inapparence nous concerne. Sinon elle ne donnerait pas “sens et assise” à tout ce qui apparaît. Si nous gardons bien en vue cette apparente discordance, si nous la regardons sans désemparer, c’est-à-dire sans quitter le lieu, alors nous tenons un fil que nous pouvons suivre : Heidegger nomme “Ereignis” – c’est-à-dire : mettre devant les yeux – ce qui est inapparent. Telle est cette disparate indénouable qu’il s’agit à notre tour de nommer dans notre langue. Vous comprenez à présent pourquoi je me suis permis d’insister à ce point en commençant sur le potentiel qu’implique la présence, en toute langue, d’un égal foisonnement d’intelligence grâce auquel chacune peut faire face à ce qui est.

Je crois bien que je me suis senti de taille le jour où m’est tout à coup apparu non pas le mot pour traduire “Ereignis”, mais celui qui me l’a pour ainsi 7 “Ce phénomène, note Chateaubriand à l’avant dernière phrase de La vie de Rancé, est au milieu de nous, et nous ne le remarquons pas.”

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dire mis devant les yeux. Ce mot, c’est notre préposition “voici”. Dès le moyen âge, elle est communément en usage, partout entendue comme l’union de l’impératif vois avec l’adverbe ci, – invitation à regarder ce qui est là.

Lorsque Verlaine commence l’un de ses plus célèbres poèmes par le vers :Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches…

que fait-il d’autre, sinon le geste ostensif dont je parlais tout à l’heure, ce geste de mettre devant les yeux ce qui précisément se trouve là, devant eux. Or dans ce geste, nulle redondance : montrer ce qui se montre, au contraire, c’est appeler – sans la moindre ostentation – à revenir sur ce que nous laissons sans cesse échapper, à savoir :

ce qui se montre, et que nous nommons le présent, n’est pas la véritable présence; autrement dit : la véritable présence de quoi que ce soit ne se fait voir que figurativement dans la permanence de ce que les désenchantés que nous sommes prenons pour “les choses”. La véritable présence vient en présence, elle entre en présence, et de telle manière qu’elle ne cesse en retour de nous obliger à entrer en présence à notre tour, en déployant notre façon propre d’être, selon cette constance que les Romains nommaient “praesentia animi”. Nous nous garderons bien d’entendre trop vite la “praesentia animi” comme une “présence d’esprit”. Pour nous autres en effet, chez qui l’esprit n’est qu’une ingénieuse astuce, la “présence d’esprit” n’évoque plus que la pétulance dans la répartie. La vieille “praesentia animi” manifeste une tout autre consistance. C’est ce que l’on savait encore au XVIIème siècle, où le Cardinal de Retz, par exemple, mentionne cette “hardiesse de l’esprit qui est ce que l’on nomme résolution”8. Resoluere parle en latin à partir de l’acception première de luo : dégager (cesser d’avoir en gage), dont soluo ne fait qu’accentuer l’aspect libératoire. Resoluere (où le préfixe re- ressort particulièrement quand on l’entend en résonnance avec le re- de regard) a donc pour acception forte l’idée de s’acquitter entièrement – tout comme le regard vrai prend en garde entièrement ce qu’il tient à avoir devant soi. Et nous voici de nouveau vérifiant la loi de déclivité constamment à l’œuvre dans l’existence : dans le misérable désenchantement où nous sommes, nous n’arrivons plus à percevoir dans l’esprit que la vivacité de ce qui est piquant, dernier sursaut où finit de s’altérer ce qu’est en réalité l’esprit : cette noble générosité qui vous défend de recevoir quelque présent que ce soit sans vous sentir aussitôt tenu par l’obligation de rendre en contrepartie quoi que ce soit qui vous en acquitte.

8 Dans le Dictionnaire des frères Grimm, la première acception du terme “Entschlossenheit” est bien : animi praesentia, Geistesgegenwart.

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Il suffit de remonter, pas à pas, la pente qui éloigne de plus en plus l’esprit de ce qu’il est originalement – passer de l’esprit comme agilité aux acrobaties mentales, à l’esprit comme cet inaltérable sang-froid qui met son point d’honneur à toujours répondre de toute véritable présence – il suffit de remonter cette pente pour regagner la proximité de l’Ereignis, tel qu’il dispense son ostensivité.

C’est au cours d’une conversation avec mon ami Henri Crétella, il y a maintenant presque trois années, que je me suis senti tout à coup en droit de rendre Ereignis en français. Depuis longtemps en effet, j’étais attentif à ce passage, situé à l’avant-dernière page de la Lettre à Jean Beaufret, où Heidegger se met inopinément à écrire en français [Édition intégrale, t. 9, Pour jalonner le chemin, p. 363] :

« Das Denken ist auf das Sein als das Ankommende (l’avenant) bezogen.»

Il faut ici faire extrêmement attention à la manière de traduire. Inutile de substantiver “das Denken” et de dire “la pensée”. Même remarque pour “das Sein”. Pourtant, en rendant la phrase allemande par : « Penser est corrélatif d’être », on risque un véritable non-sens : celui de faire entendre cet être comme l’être de celui qui pense, alors qu’il s’agit là de l’être en tant qu’être – de l’être : même. Par ailleurs, en traduisant “ist…bezogen” par “est corrélatif”, on perd une nuance importante de “beziehen”, celle de cette relation où la pensée se découvre intensément requise par l’être. Autant reprendre donc une seconde fois, et ajouter : « penser a trait à l’être en tant qu’il est l’avenant.» La phrase entière donne ainsi en français :

« Penser est corrélatif d’être : il a trait à l’être en tant que l’être est l’avenant.»

Henri Crétella me parlant, il m’est soudain apparu comme par déclic que Heidegger, recourant à ce mot : l’avenant, ne pouvait en ignorer la pleine acception – tant le propos s’enrichit d’échos quand nous l’écoutons parler en français.

Comme je manque de présence d’esprit – ce qui ne suffit pas hélas à garantir que l’on soit doté de praesentia animi –, je n’ai pas su questionner Heidegger au sujet de l’avenant. Et pendant les six années qui séparent la mort de Heidegger de celle de Jean Beaufret, il ne m’est pas non plus venu à l’esprit

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de demander à ce dernier quel pouvait être son sentiment concernant l’usage qu’en fait ici Heidegger.

Je ne puis donc qu’avancer ma conviction. Elle est à présent entière : C’est dans l’un de ses textes les plus médités, et aussi les plus libres, que Heidegger, s’adressant à un homme dont il pressent l’acuité d’écoute, lui dit en français comment il convient d’entendre ce qu’il cherche à dire dans son allemand à lui : Das Sein als das Ankommende. Ankommen, dans la langue de tous les jours, c’est “arriver” – evenire, le verbe des “événements”. Or “l’avenant”, précisément, n’arrive pas comme cela!

En français, en bon français depuis le XIème siècle, avenant, participe présent du verbe “avenir” (je vous engage, quand vous aurez un moment, à lire ce que, dans son dictionnaire, Littré dit du verbe “avenir”), “avenant” s’entend en deux acceptions. L’une, attestée jusqu’au XVIème siècle, où il dit ce qui convient 9 (das Schickliche); l’autre, qui est encore celle où ce mot parle aujourd’hui : ce qui plaît par sa bonne grâce. Dans la phrase écrite pour Jean Beaufret, nous pouvons voir comment les deux langues échangent leurs nuances pour aider à penser plus entièrement. Par-delà la barrière des langues, en effet, Heidegger parle à quelqu’un à qui il fait confiance pour aller de pair avec lui dans ce voyage vers l’inconnu que se révèle être toute pensée de bon aloi.

L’avenant est un vrai commentaire de “das Ankommende”. Un commentaire épouse l’allure de la pensée qu’il vient accompagner. Dans le mot Ankommen, Heidegger demande que soit d’abord entendu le an- , c’est-à-dire l’aspect de venue, cet aspect qui donne à cette venue-là son visage reconnaissable entre tous : l’arrivée de ce dont – à notre insu même – nous sommes toujours déjà en attente. L’avenant donne ainsi en retour à das Ankommende son véritable jour.

C’est cela qui m’est apparu, conversant avec Henri Crétella, en ce jour d’août 2001 : l’avenant – en tant qu’il est un étonnant commentaire en français par Heidegger lui-même – est une clef pour Ereignis. C’est pourquoi je traduis à présent “Ereignis” par le mot français : avenance.

Ce mot est féminin. Or, depuis que je lis les Beiträge, m’intrigue ceci que “das Ereignis” me semble parler plus lisiblement en allemand si on l’entend discrètement comme : die Ereignis. Klopstock et Kant l’écrivent ainsi. 9 Et tout ainsi qu’assez est avenant

À jeunes gens en l’amoureuse voieDe temps passer, c’est aussi mal séantQuand en amours un vieil homme folloie.

Charles d’OrléansSonge en complainte, v. 41-44

Poésies t. I, Pierre Champion, Paris, 1923

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Inversement, Kant et Hölderlin disent encore “das Erkenntnis” pour ce qui n’apparaît plus aujourd’hui que comme “die Erkenntnis”. Il m’arrive de penser à la moue qu’aurait faite Heidegger m’entendant lui soumettre cette proposition. Mais parfois, il m’arrive aussi de songer non à cette moue, mais à une ébauche d’assentiment. Mais là n’est pas la question. Heidegger lui-même a souligné, à propos il est vrai d’un autre mot – mais tout aussi crucial –, le mot “ das Gestell” : « Nous prenons le risque de faire usage de ce mot dans un sens complètement inusité.»

L’avenance est un mot français que, sans l’ombre d’un doute, tout ceux qui parlent notre langue entendent évoquer une approche, mais une approche qui a lieu comme un souffle où vous vous trouvez baignés, comme une évidence d’aménité qui vous atteint.

Jusqu’à ce jour, je n’ai pas (et personne d’autre non plus, semble-t-il) trouvé de mot qui dise en toute discrétion (au point que la nuance d’ostensivité s’efface du mot lui-même) cette insigne mise devant les yeux qui parle dans l’Ereignis de Heidegger. Mais je crois que avenance, dont je ne me cache nullement qu’il n’est pas un “équivalent” d’Ereignis, donne à voir quelque chose de ce qui lui est essentiel, à savoir, dans cette ostensivité pure de toute ostentation, l’inlassable appel à une réponse qui pourrait ne jamais venir, à moins qu’elle ne vienne d’un être singulier, étant étrangement à même, un beau jour, d’entendre cet appel comme ce qui se dit au cœur du silence parlant là-même où prend naissance toute parole. L’avenance – ce qui vient s’offrir à être pris en garde dans un regard (ne limitons pas déraisonnablement la phénoménologie du regard au registre d’une optique!), l’avenance ainsi entendue pourrait bien nous placer devant le mouvement le plus secret de l’Ereignis. Un mouvement dans lequel se donne en toute retenue ce qui pour nous autres, qui portons la frappe de la finitude, laisse enfin être entièrement privilège notre pauvreté.

Insister sur la retenue de l’avenance touche à tous égards au cœur de la question que pose la traduction d’Ereignis. Mais cela me permet d’abord de revenir un bref instant sur les divers essais que j’ai tentés antérieurement. Il y en a eu de nombreux, mais ils se ramènent tous finalement à trois : entendre l’Ereignis comme la merveille, l’éclair et la sidération.

Je pense désormais qu’ils sont à écarter, à cause précisément de cet excessive déficience du côté de la retenue. Aussi incontestablement l’Ereignis, pour peu qu’il soit une seule fois aperçu, sollicite-t-il de façon irrésistible l’attention, au point de pouvoir orienter toute une vie – aussi clair est-il que

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cela ne le rend pas plus ostensible. La merveille des merveilles (comme aimait à dire Jean Beaufret), c’est peut-être bien qu’elle soit si peu visible.

L’éclair (Héraclite nomme le – ce qui foudroie. Fgt. 64), même s’il disparaît au moment même de son éclat, et ainsi figure par quelque bout l’Ereignis, l’éclair est malgré tout trop éclatant.

Quant à la sidération, il n’est pas possible de négliger l’usage le plus constant de la langue depuis la latinité, qui entend sous ce mot l’action funeste des astres, puis en réserve l’acception au registre médical, pour désigner le choc fatal qui provoque l’arrêt subit de toutes les fonctions de la vie. Aller trop violemment à contre-courant de l’usage ne peut que desservir l’intention de se faire entendre. Ces remarques n’impliquent toutefois pas qu’ici ou là l’un de ces vocables ne puisse être une heureuse issue pour telle ou telle difficulté occasionnelle.

Un mot encore, concernant une réelle difficulté, cette fois, que ne vient pas “résoudre” le mot avenance. À Ereignis correspond le verbe “ereignen”. Il n’y a pas de verbe qui puisse dériver de avenance. Voilà pourtant qui ne doit pas nous arrêter. Nous savons tous que nombre de verbes de nos langues connaissent ce que l’on appelle des conjugaisons “irrégulières”. Ce que cela recouvre, c’est un phénomène très simple. Ainsi, pour constituer notre verbe “être”, il ne faut pas moins de deux thèmes hétérogènes – la racine *es–, et la racine *bhu– .

Revenons donc brièvement à la phrase du texte Temps et être qui nous a retenus plus haut :

« Was bleibt zu sagen ? Nur dies : Das Ereignis ereignet.»

Il me semble que nous arrivons à entendre quelque chose de ce que dit Heidegger, si nous traduisons :

« Que reste-t-il à dire ? Rien que ceci : l’avenance appareille.»

La liberté, ce n’est pas se laisser aller. Vous n’êtes libre que si vous restez indéfectiblement fidèle à ce qui vous fait être libre. “Appareiller” résonne dans une étonnante plurivocité. Il s’entend d’abord comme le verbe du départ, quand vous avez levé l’ancre, et que vous sortez au large. Mais l’acception première d’appareiller est d’abord celle de joindre ensemble ce qui doit aller ensemble.

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Si l’on se rappelle ce que prend soin de noter le protocole au séminaire consacré à Temps et être (celui qui a rédigé ce protocole est parmi nous) – à savoir que “ce que l’avenance appareille, c’est l’entre-appartenance de l’être et de l’être humain” [Zur Sache des Denkens, Niemeyer, Tübingen, 1969, p. 45], on pourra peut-être admettre tranquillement que la traduction ne s’écarte pas dangereusement du texte original, et même qu’elle y ajoute quelques harmoniques qui ne la déparent pas.

Ainsi appareillé, nous pouvons voir le terme d’avenance déposer ce qui risque de lui donner l’apparence fallacieuse d’une fade joliesse. Souvenons-nous de ces vers de Rilke – eux aussi écrits en français [Vergers V] :

Que vaudrait la douceursi elle n’était capable,tendre et ineffable, de nous faire peur ?

L’avenance – dans une retenue qui a de quoi effrayer, tant sa douceur est

farouche – montre un double visage. Ce double visage est celui de l’Ereignis.

La traduction de Ereignis – et spécialement sa traduction en français par avenance nous placent évidemment au cœur des nécessaires interrogations où nous devons faire face à ce qu’implique factivement l’entreprise de traduire. Traduire n’est pas un transfert d’informations. C’est au contraire l’une des manières d’exister, dans le sens le plus saillant du terme, au milieu de ce qui nous donne notre oxygène spirituel, à savoir la parole. Traduire ne rend pas notre rapport à la parole plus facile. Tout au contraire. Mais ce contraire n’est pas la complication : c’en est l’approfondissement.

Avenance n’est pas le miraculeux équivalent français de Ereignis. C’est, dans notre langue, ce qui nous met en état de pouvoir à notre tour faire l’expérience de ce dont Heidegger a fait l’expérience avec l’Ereignis. Mais l’idée même que les deux expériences puissent être identiques, et donc qu’elles puissent s’identifier l’une à l’autre est sans doute le dernier avatar d’un mode de représentation qui décidément ne doit plus avoir cours, parce qu’il a épuisé sa charge de vérité.

Pour finir, je voudrais laisser le dernier mot à celui qui, à mon sens, a le mieux, dans sa propre pensée, laissé cette expérience imprimer sa trace. Car la pensée de Heidegger n’est pas un événement, ne serait-ce que parce qu’elle ne saurait prétendre, de façon insensée, être L’Événement unique. Elle est

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avenante, c’est-à-dire se modulant sur le rythme incessant de l’avenance. Et elle l’est en tant que bel et bien avenue, c’est-à-dire appareillante grâce à la douce véhémence de l’avenance. C’est à cela sans doute que pense Jean Beaufret, quand il note : « La terre ne tremble pas en permanence, mais il y a parfois des tremblements de terre. Les philosophes d’hier et d’aujourd’hui (…) ont omis de s’apercevoir qu’à la parole de Heidegger la terre avait encore une fois tremblé.»

J’espère que notre travail, pendant ces trois journées, aidera à ce que les philosophes, à l’avenir, ne persistent plus dans cette omission.

françois fédier

(14 mars-9 mai 2004)

Conférence prononcée le jeudi 20 mai à Lausanne, dans le cadre du Congrès organisé sur le

thème : La deuxième œuvre capitale de Martin Heidegger : “Beiträge zur Philosophie vom

Ereignis”.

Les incises entre crochets [ ], et les notes n’ont pas été prononcées.

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