Frances Les Trois Mousquetaires

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Les Trois mousquetaires Dumas, Alexandre Publication:  1844 Catégorie(s):  Fiction, Action & Aventure Source: http://www .ebooksgratuits .com 1

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os três mosqueteiros em francês

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Les Trois mousquetairesDumas, Alexandre

Publication: 1844Catégorie(s): Fiction, Action & AventureSource: http://www.ebooksgratuits.com

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 A Propos Dumas: Alexandre Dumas, père, born Dumas Davy de la Pailleterie

(July 24, 1802 – December 5, 1870) was a French writer, bestknown for his numerous historical novels of high adventure

which have made him one of the most widely read French au-thors in the world. Many of his novels, including The Count of Monte Cristo, The Three Musketeers, and The Man in the IronMask were serialized, and he also wrote plays and magazinearticles and was a prolific correspondent. Source: Wikipedia

Disponible sur Feedbooks pour Dumas:•  Le Comte de Monte-Cristo - Tome I  (1845)•  Le Comte de Monte-Cristo - Tome II  (1845)

•  Le Comte de Monte-Cristo - Tome III  (1845)•  Le Comte de Monte-Cristo - Tome IV  (1845)•  La Reine Margot (1845)•  Vingt ans après (1845)•   Joseph Balsamo - Tome I (Les Mémoires d'un médecin)

(1848)•   Joseph Balsamo - Tome II (Les Mémoires d'un médecin)

(1848)•  Le Collier de la Reine - Tome I (Les Mémoires d'un méde-

cin) (1850)•  Ange Pitou - Tome I (Les Mémoires d'un médecin) (1851)

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Introduction

Il y a un an à peu près, qu’en faisant à la Bibliothèque royaledes recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par

hasard sur les Mémoires de M. d’Artagnan, imprimés – commela plus grande partie des ouvrages de cette époque, où les au-teurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour plus oumoins long à la Bastille – à Amsterdam, chez Pierre Rouge. Letitre me séduisit : je les emportai chez moi, avec la permissionde M. le conservateur ; bien entendu, je les dévorai.

Mon intention n’est pas de faire ici une analyse de ce curieuxouvrage, et je me contenterai d’y renvoyer ceux de mes lec-teurs qui apprécient les tableaux d’époques. Ils y trouveront

des portraits crayonnés de main de maître ; et, quoique les es-quisses soient, pour la plupart du temps, tracées sur des portesde caserne et sur des murs de cabaret, ils n’y reconnaîtrontpas moins, aussi ressemblantes que dans l’histoire de M. An-quetil, les images de Louis XIII, d’Anne d’Autriche, de Riche-lieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de l’époque.

Mais, comme on le sait, ce qui frappe l’esprit capricieux dupoète n’est pas toujours ce qui impressionne la masse des lec-teurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans

doute, les détails que nous avons signalés, la chose qui nouspréoccupa le plus est une chose à laquelle bien certainementpersonne avant nous n’avait fait la moindre attention.

D’Artagnan raconte qu’à sa première visite à M. de Tréville,le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son an-tichambre trois jeunes gens servant dans l’illustre corps où ilsollicitait l’honneur d’être reçu, et ayant nom Athos, Porthos et

 Aramis.Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent, et

il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudo-nymes à l’aide desquels d’Artagnan avait déguisé des nomspeut-être illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d’em-prunt ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour où, par ca-price, par mécontentement ou par défaut de fortune, ilsavaient endossé la simple casaque de mousquetaire.

Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous n’eussions re-trouvé, dans les ouvrages contemporains, une trace

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quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort éveillénotre curiosité.

Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à cebut remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-être

fort instructif, mais à coups sûr peu amusant pour nos lecteurs.Nous nous contenterons donc de leur dire qu’au moment où,découragé de tant d’investigations infructueuses, nous allionsabandonner notre recherche, nous trouvâmes enfin, guidé parles conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, unmanuscrit in-folio, coté le n° 4772 ou 4773, nous ne nous lerappelons plus bien, ayant pour titre :

« Mémoires de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns des événements qui se passèrent en France vers la fin du

règne du roi Louis XIII et le commencement du règne du roiLouis XIV. »

On devine si notre joie fut grande, lorsqu’en feuilletant cemanuscrit, notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtièmepage le nom d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos, età la trente et unième le nom d’Aramis.

La découverte d’un manuscrit complètement inconnu, dansune époque où la science historique est poussée à un si hautdegré, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-

nous de solliciter la permission de le faire imprimer, dans lebut de nous présenter un jour avec le bagage des autres àl’Académie des inscriptions et belles-lettres, si nousn’arrivions, chose fort probable, à entrer à l’Académie fran-çaise avec notre propre bagage. Cette permission, nous devonsle dire, nous fut gracieusement accordée ; ce que nous consi-gnons ici pour donner un démenti public aux malveillants quiprétendent que nous vivons sous un gouvernement assez mé-diocrement disposé à l’endroit des gens de lettres.

Or, c’est la première partie de ce précieux manuscrit quenous offrons aujourd’hui à nos lecteurs, en lui restituant le titrequi lui convient, prenant l’engagement, si, comme nous n’endoutons pas, cette première partie obtient le succès qu’elle mé-rite, de publier incessamment la seconde.

En attendant, comme le parrain est un second père, nous in- vitons le lecteur à s’en prendre à nous, et non au comte de LaFère, de son plaisir ou de son ennui.

Cela posé, passons à notre histoire.

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Chapitre

1Les trois présents de M. d'Artagnan père

Le premier lundi du mois d’avril 1625, le bourg de Meung, oùnaquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans unerévolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus

faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s’en-fuir les femmes du côté de la Grande-Rue, entendant les en-fants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la cui-rasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertained’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtel-lerie du Franc Meunier, devant laquelle s’empressait, en gros-sissant de minute en minute, un groupe compact, bruyant etplein de curiosité.

En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de

 jours se passaient sans qu’une ville ou l’autre enregistrât surses archives quelque événement de ce genre. Il y avait les sei-gneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait laguerre au cardinal ; il y avait l’Espagnol qui faisait la guerre auroi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes oupatentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les hu-guenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à toutle monde. Les bourgeois s’armaient toujours contre les voleurs,contre les loups, contre les laquais, – souvent contre les sei-

gneurs et les huguenots, – quelquefois contre le roi, – mais ja-mais contre le cardinal et l’Espagnol. Il résulta donc de cettehabitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d’avril1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le gui-don jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipi-tèrent du côté de l’hôtel du Franc Meunier.

 Arrivé là, chacun put voir et reconnaître la cause de cetterumeur.

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Un jeune homme… – traçons son portrait d’un seul trait deplume : figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans, don Qui-chotte décorcelé, sans haubert et sans cuissards, don Qui-chotte revêtu d’un pourpoint de laine dont la couleur bleue

s’était transformée en une nuance insaisissable de lie-de-vin etd’azur céleste. Visage long et brun ; la pommette des jouessaillante, signe d’astuce ; les muscles maxillaires énormémentdéveloppés, indice infaillible auquel on reconnaît le Gascon,même sans béret, et notre jeune homme portait un béret ornéd’une espèce de plume ; l’œil ouvert et intelligent ; le nez cro-chu, mais finement dessiné ; trop grand pour un adolescent,trop petit pour un homme fait, et qu’un œil peu exercé eût prispour un fils de fermier en voyage, sans sa longue épée qui,

pendue à un baudrier de peau, battait les mollets de son pro-priétaire quand il était à pied, et le poil hérissé de sa monturequand il était à cheval.

Car notre jeune homme avait une monture, et cette montureétait même si remarquable, qu’elle fut remarquée : c’était unbidet du Béarn, âgé de douze ou quatorze ans, jaune de robe,sans crins à la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, etqui, tout en marchant la tête plus bas que les genoux, ce quirendait inutile l’application de la martingale, faisait encore

également ses huit lieues par jour. Malheureusement les quali-tés de ce cheval étaient si bien cachées sous son poil étrangeet son allure incongrue, que dans un temps où tout le monde seconnaissait en chevaux, l’apparition du susdit bidet à Meung,où il était entré il y avait un quart d’heure à peu près par laporte de Beaugency, produisit une sensation dont la défaveurrejaillit jusqu’à son cavalier.

Et cette sensation avait été d’autant plus pénible au jeuned’Artagnan (ainsi s’appelait le don Quichotte de cette autreRossinante), qu’il ne se cachait pas le côté ridicule que lui don-nait, si bon cavalier qu’il fût, une pareille monture ; aussi avait-il fort soupiré en acceptant le don que lui en avait fait M. d’Ar-tagnan père. Il n’ignorait pas qu’une pareille bête valait aumoins vingt livres : il est vrai que les paroles dont le présentavait été accompagné n’avaient pas de prix.

« Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon – dans ce pur pa-tois de Béarn dont Henri IV n’avait jamais pu parvenir à se dé-faire –, mon fils, ce cheval est né dans la maison de votre père,

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il y a tantôt treize ans, et y est resté depuis ce temps-là, ce quidoit vous porter à l’aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mou-rir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vousfaites campagne avec lui, ménagez-le comme vous ménageriez

un vieux serviteur. À la cour, continua M. d’Artagnan père, sitoutefois vous avez l’honneur d’y aller, honneur auquel, dureste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez di-gnement votre nom de gentilhomme, qui a été porté dignementpar vos ancêtres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous etpour les vôtres – par les vôtres, j’entends vos parents et vosamis –, ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et duroi. C’est par son courage, entendez-vous bien, par son cou-rage seul, qu’un gentilhomme fait son chemin aujourd’hui. Qui-

conque tremble une seconde laisse peut-être échapper l’appâtque, pendant cette seconde justement, la fortune lui tendait.

 Vous êtes jeune, vous devez être brave par deux raisons : lapremière, c’est que vous êtes Gascon, et la seconde, c’est que

 vous êtes mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchezles aventures. Je vous ai fait apprendre à manier l’épée ; vousavez un jarret de fer, un poignet d’acier ; battez-vous à toutpropos ; battez-vous d’autant plus que les duels sont défendus,et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre.

 Je n’ai, mon fils, à vous donner que quinze écus, mon cheval etles conseils que vous venez d’entendre. Votre mère y ajouterala recette d’un certain baume qu’elle tient d’une bohémienne,et qui a une vertu miraculeuse pour guérir toute blessure quin’atteint pas le cœur. Faites votre profit du tout, et vivez heu-reusement et longtemps. – Je n’ai plus qu’un mot à ajouter, etc’est un exemple que je vous propose, non pas le mien, car jen’ai, moi, jamais paru à la cour et n’ai fait que les guerres dereligion en volontaire ; je veux parler de M. de Tréville, quiétait mon voisin autrefois, et qui a eu l’honneur de jouer toutenfant avec notre roi Louis treizième, que Dieu conserve !Quelquefois leurs jeux dégénéraient en bataille et dans ces ba-tailles le roi n’était pas toujours le plus fort. Les coups qu’il enreçut lui donnèrent beaucoup d’estime et d’amitié pour M. deTréville. Plus tard, M. de Tréville se battit contre d’autres dansson premier voyage à Paris, cinq fois ; depuis la mort du feu roi

 jusqu’à la majorité du jeune sans compter les guerres et lessièges, sept fois ; et depuis cette majorité jusqu’aujourd’hui,

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cent fois peut-être ! – Aussi, malgré les édits, les ordonnanceset les arrêts, le voilà capitaine des mousquetaires, c’est-à-direchef d’une légion de Césars, dont le roi fait un très grand cas,et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute pas grand-

chose, comme chacun sait. De plus, M. de Tréville gagne dixmille écus par an ; c’est donc un fort grand seigneur. – Il acommencé comme vous, allez le voir avec cette lettre, etréglez-vous sur lui, afin de faire comme lui. »

Sur quoi, M. d’Artagnan père ceignit à son fils sa propreépée, l’embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sabénédiction.

En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouvasa mère qui l’attendait avec la fameuse recette dont les

conseils que nous venons de rapporter devaient nécessiter unassez fréquent emploi. Les adieux furent de ce côté plus longset plus tendres qu’ils ne l’avaient été de l’autre, non pas queM. d’Artagnan n’aimât son fils, qui était sa seule progéniture,mais M. d’Artagnan était un homme, et il eût regardé commeindigne d’un homme de se laisser aller à son émotion, tandisque Mme d’Artagnan était femme et, de plus, était mère. – Ellepleura abondamment, et, disons-le à la louange de M. d’Arta-gnan fils, quelques efforts qu’il tentât pour rester ferme

comme le devait être un futur mousquetaire, la nature l’empor-ta et il versa force larmes, dont il parvint à grand-peine à ca-cher la moitié.

Le même jour le jeune homme se mit en route, muni des troisprésents paternels et qui se composaient, comme nous l’avonsdit, de quinze écus, du cheval et de la lettre pour M. de Tré-

 ville ; comme on le pense bien, les conseils avaient été donnéspar-dessus le marché.

 Avec un pareil vade-mecum, d’Artagnan se trouva, au moralcomme au physique, une copie exacte du héros de Cervantes,auquel nous l’avons si heureusement comparé lorsque nos de-

 voirs d’historien nous ont fait une nécessité de tracer son por-trait. Don Quichotte prenait les moulins à vent pour des géantset les moutons pour des armées, d’Artagnan prit chaque sou-rire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Ilen résulta qu’il eut toujours le poing fermé depuis Tarbes jus-qu’à Meung, et que l’un dans l’autre il porta la main au pom-meau de son épée dix fois par jour ; toutefois le poing ne

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descendit sur aucune mâchoire, et l’épée ne sortit point de sonfourreau. Ce n’est pas que la vue du malencontreux bidet jaunen’épanouît bien des sourires sur les visages des passants ;mais, comme au-dessus du bidet sonnait une épée de taille res-

pectable et qu’au-dessus de cette épée brillait un œil plutôt fé-roce que fier, les passants réprimaient leur hilarité, ou, si l’hi-larité l’emportait sur la prudence, ils tâchaient au moins de nerire que d’un seul côté, comme les masques antiques. D’Arta-gnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilité

 jusqu’à cette malheureuse ville de Meung.Mais là, comme il descendait de cheval à la porte du Franc

Meunier sans que personne, hôte, garçon ou palefrenier, fût venu prendre l’étrier au montoir, d’Artagnan avisa à une fe-

nêtre entrouverte du rez-de-chaussée un gentilhomme de belletaille et de haute mine, quoique au visage légèrement renfro-gné, lequel causait avec deux personnes qui paraissaientl’écouter avec déférence. D’Artagnan crut tout naturellement,selon son habitude, être l’objet de la conversation et écouta.Cette fois, d’Artagnan ne s’était trompé qu’à moitié : ce n’étaitpas de lui qu’il était question, mais de son cheval. Le gentil-homme paraissait énumérer à ses auditeurs toutes ses qualités,et comme, ainsi que je l’ai dit, les auditeurs paraissaient avoir

une grande déférence pour le narrateur, ils éclataient de rire àtout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour éveillerl’irascibilité du jeune homme, on comprend quel effet produisitsur lui tant de bruyante hilarité.

Cependant d’Artagnan voulut d’abord se rendre compte de laphysionomie de l’impertinent qui se moquait de lui. Il fixa sonregard fier sur l’étranger et reconnut un homme de quarante àquarante-cinq ans, aux yeux noirs et perçants, au teint pâle, aunez fortement accentué, à la moustache noire et parfaitementtaillée ; il était vêtu d’un pourpoint et d’un haut-de-chausses

 violet avec des aiguillettes de même couleur, sans aucun orne-ment que les crevés habituels par lesquels passait la chemise.Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, parais-saient froissés comme des habits de voyage longtemps renfer-més dans un portemanteau. D’Artagnan fit toutes ces re-marques avec la rapidité de l’observateur le plus minutieux, etsans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet in-connu devait avoir une grande influence sur sa vie à venir.

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Or, comme au moment où d’Artagnan fixait son regard sur legentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait à l’en-droit du bidet béarnais une de ses plus savantes et de ses plusprofondes démonstrations, ses deux auditeurs éclatèrent de

rire, et lui-même laissa visiblement, contre son habitude, errer,si l’on peut parler ainsi, un pâle sourire sur son visage. Cettefois, il n’y avait plus de doute, d’Artagnan était réellement in-sulté. Aussi, plein de cette conviction, enfonça-t-il son béret surses yeux, et, tâchant de copier quelques-uns des airs de courqu’il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage,il s’avança, une main sur la garde de son épée et l’autre ap-puyée sur la hanche. Malheureusement, au fur et à mesurequ’il avançait, la colère l’aveuglant de plus en plus, au lieu du

discours digne et hautain qu’il avait préparé pour formuler saprovocation, il ne trouva plus au bout de sa langue qu’une per-sonnalité grossière qu’il accompagna d’un geste furieux.

« Eh ! Monsieur, s’écria-t-il, monsieur, qui vous cachez der-rière ce volet ! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vousriez, et nous rirons ensemble. »

Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture aucavalier, comme s’il lui eût fallu un certain temps pour com-prendre que c’était à lui que s’adressaient de si étranges re-

proches ; puis, lorsqu’il ne put plus conserver aucun doute, sessourcils se froncèrent légèrement, et après une assez longuepause, avec un accent d’ironie et d’insolence impossible à dé-crire, il répondit à d’Artagnan :

« Je ne vous parle pas, monsieur.– Mais je vous parle, moi ! » s’écria le jeune homme exaspéré

de ce mélange d’insolence et de bonnes manières, de conve-nances et de dédains.

L’inconnu le regarda encore un instant avec son léger sou-rire, et, se retirant de la fenêtre, sortit lentement de l’hôtelle-rie pour venir à deux pas de d’Artagnan se planter en face ducheval. Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuseavaient redoublé l’hilarité de ceux avec lesquels il causait etqui, eux, étaient restés à la fenêtre.

D’Artagnan, le voyant arriver, tira son épée d’un pied hors dufourreau.

« Ce cheval est décidément ou plutôt a été dans sa jeunessebouton d’or, reprit l’inconnu continuant les investigations

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commencées et s’adressant à ses auditeurs de la fenêtre, sansparaître aucunement remarquer l’exaspération de d’Artagnan,qui cependant se redressait entre lui et eux. C’est une couleurfort connue en botanique, mais jusqu’à présent fort rare chez

les chevaux.– Tel rit du cheval qui n’oserait pas rire du maître ! s’écrial’émule de Tréville, furieux.

– Je ne ris pas souvent, monsieur, reprit l’inconnu, ainsi que vous pouvez le voir vous-même à l’air de mon visage ; mais jetiens cependant à conserver le privilège de rire quand il meplaît.

– Et moi, s’écria d’Artagnan, je ne veux pas qu’on rie quand ilme déplaît !

– En vérité, monsieur ? continua l’inconnu plus calme que ja-mais, eh bien, c’est parfaitement juste. » Et tournant sur sestalons, il s’apprêta à rentrer dans l’hôtellerie par la grandeporte, sous laquelle d’Artagnan en arrivant avait remarqué uncheval tout sellé.

Mais d’Artagnan n’était pas de caractère à lâcher ainsi unhomme qui avait eu l’insolence de se moquer de lui. Il tira sonépée entièrement du fourreau et se mit à sa poursuite en criant:

« Tournez, tournez donc, monsieur le railleur, que je ne vousfrappe point par-derrière.

– Me frapper, moi ! dit l’autre en pivotant sur ses talons et enregardant le jeune homme avec autant d’étonnement que demépris. Allons, allons donc, mon cher, vous êtes fou ! »

Puis, à demi-voix, et comme s’il se fût parlé à lui-même :« C’est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Ma-

 jesté, qui cherche des braves de tous côtés pour recruter sesmousquetaires ! »

Il achevait à peine, que d’Artagnan lui allongea un si furieuxcoup de pointe, que, s’il n’eût fait vivement un bond en arrière,il est probable qu’il eût plaisanté pour la dernière fois. L’incon-nu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son épée, saluason adversaire et se mit gravement en garde. Mais au mêmemoment ses deux auditeurs, accompagnés de l’hôte, tombèrentsur d’Artagnan à grands coups de bâtons, de pelles et de pin-cettes. Cela fit une diversion si rapide et si complète à l’at-taque, que l’adversaire de d’Artagnan, pendant que celui-ci se

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retournait pour faire face à cette grêle de coups, rengainaitavec la même précision, et, d’acteur qu’il avait manqué d’être,redevenait spectateur du combat, rôle dont il s’acquitta avecson impassibilité ordinaire, tout en marmottant néanmoins :

« La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son chevalorange, et qu’il s’en aille !– Pas avant de t’avoir tué, lâche ! » criait d’Artagnan tout en

faisant face du mieux qu’il pouvait et sans reculer d’un pas àses trois ennemis, qui le moulaient de coups.

« Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Surmon honneur, ces Gascons sont incorrigibles ! Continuez doncla danse, puisqu’il le veut absolument. Quand il sera las, il diraqu’il en a assez. »

Mais l’inconnu ne savait pas encore à quel genre d’entêté ilavait affaire ; d’Artagnan n’était pas homme à jamais deman-der merci. Le combat continua donc quelques secondes en-core ; enfin d’Artagnan, épuisé, laissa échapper son épée qu’uncoup de bâton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui luientama le front, le renversa presque en même temps tout san-glant et presque évanoui.

C’est à ce moment que de tous côtés on accourut sur le lieude la scène. L’hôte, craignant du scandale, emporta, avec l’aide

de ses garçons, le blessé dans la cuisine où quelques soins luifurent accordés.

Quant au gentilhomme, il était revenu prendre sa place à lafenêtre et regardait avec une certaine impatience toute cettefoule, qui semblait en demeurant là lui causer une vivecontrariété.

« Eh bien, comment va cet enragé ? reprit-il en se retournantau bruit de la porte qui s’ouvrit et en s’adressant à l’hôte qui

 venait s’informer de sa santé.– Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l’hôte.– Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hôtelier, et c’est

moi qui vous demande ce qu’est devenu notre jeune homme.– Il va mieux, dit l’hôte : il s’est évanoui tout à fait.– Vraiment ? fit le gentilhomme.– Mais avant de s’évanouir il a rassemblé toutes ses forces

pour vous appeler et vous défier en vous appelant.– Mais c’est donc le diable en personne que ce gaillard-là !

s’écria l’inconnu.

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– Oh ! non, Votre Excellence, ce n’est pas le diable, repritl’hôte avec une grimace de mépris, car pendant son évanouis-sement nous l’avons fouillé, et il n’a dans son paquet qu’unechemise et dans sa bourse que onze écus, ce qui ne l’a pas em-

pêché de dire en s’évanouissant que si pareille chose était arri- vée à Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu’ici vous ne vous en repentirez que plus tard.

– Alors, dit froidement l’inconnu, c’est quelque prince dusang déguisé.

– Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l’hôte, afin que vous vous teniez sur vos gardes.

– Et il n’a nommé personne dans sa colère ?– Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : « Nous verrons

ce que M. de Tréville pensera de cette insulte faite à sonprotégé.

– M. de Tréville ? dit l’inconnu en devenant attentif ; il frap-pait sur sa poche en prononçant le nom de M. de Tréville ?…

 Voyons, mon cher hôte, pendant que votre jeune homme étaitévanoui, vous n’avez pas été, j’en suis bien sûr, sans regarderaussi cette poche-là. Qu’y avait-il ?

– Une lettre adressée à M. de Tréville, capitaine desmousquetaires.

– En vérité !– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, Excellence. »L’hôte, qui n’était pas doué d’une grande perspicacité, ne re-

marqua point l’expression que ses paroles avaient donnée à laphysionomie de l’inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croi-sée sur lequel il était toujours resté appuyé du bout du coude,et fronça le sourcil en homme inquiet.

« Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Tréville m’aurait-ilenvoyé ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d’épée estun coup d’épée, quel que soit l’âge de celui qui le donne, etl’on se défie moins d’un enfant que de tout autre ; il suffit par-fois d’un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. »

Et l’inconnu tomba dans une réflexion qui dura quelquesminutes.

« Voyons, l’hôte, dit-il, est-ce que vous ne me débarrasserezpas de ce frénétique ? En conscience, je ne puis le tuer, etcependant, ajouta-t-il avec une expression froidement mena-çante, cependant il me gêne. Où est-il ?

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– Dans la chambre de ma femme, où on le panse, au premierétage.

– Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n’a pas quitté sonpourpoint ?

– Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Maispuisqu’il vous gêne, ce jeune fou…– Sans doute. Il cause dans votre hôtellerie un scandale au-

quel d’honnêtes gens ne sauraient résister. Montez chez vous,faites mon compte et avertissez mon laquais.

– Quoi ! Monsieur nous quitte déjà ?– Vous le savez bien, puisque je vous avais donné l’ordre de

seller mon cheval. Ne m’a-t-on point obéi ?– Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval

est sous la grande porte, tout appareillé pour partir.– C’est bien, faites ce que je vous ai dit alors. »« Ouais ! se dit l’hôte, aurait-il peur du petit garçon ? »Mais un coup d’œil impératif de l’inconnu vint l’arrêter

court. Il salua humblement et sortit.« Il ne faut pas que Milady soit aperçue de ce drôle, continua

l’étranger : elle ne doit pas tarder à passer : déjà même elle esten retard. Décidément, mieux vaut que je monte à cheval etque j’aille au-devant d’elle… Si seulement je pouvais savoir ce

que contient cette lettre adressée à Tréville ! »Et l’inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.Pendant ce temps, l’hôte, qui ne doutait pas que ce ne fût la

présence du jeune garçon qui chassât l’inconnu de son hôtelle-rie, était remonté chez sa femme et avait trouvé d’Artagnanmaître enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant com-prendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais partipour avoir été chercher querelle à un grand seigneur – car, àl’avis de l’hôte, l’inconnu ne pouvait être qu’un grand seigneur–, il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuerson chemin. D’Artagnan à moitié abasourdi, sans pourpoint etla tête tout emmaillotée de linges, se leva donc et, poussé parl’hôte, commença de descendre ; mais, en arrivant à la cuisine,la première chose qu’il aperçut fut son provocateur qui causaittranquillement au marchepied d’un lourd carrosse attelé dedeux gros chevaux normands.

Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par laportière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous

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avons déjà dit avec quelle rapidité d’investigation d’Artagnanembrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coupd’œil que la femme était jeune et belle. Or cette beauté le frap-pa d’autant plus qu’elle était parfaitement étrangère aux pays

méridionaux que jusque-là d’Artagnan avait habités. C’étaitune pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tom-bant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, auxlèvres rosées et aux mains d’albâtre. Elle causait très vivementavec l’inconnu.

« Ainsi, Son Éminence m’ordonne…, disait la dame.– De retourner à l’instant même en Angleterre, et de la pré-

 venir directement si le duc quittait Londres.– Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle

 voyageuse.– Elles sont renfermées dans cette boîte, que vous n’ouvrirez

que de l’autre côté de la Manche.– Très bien ; et vous, que faites-vous ?– Moi, je retourne à Paris.– Sans châtier cet insolent petit garçon ? » demanda la dame.L’inconnu allait répondre : mais, au moment où il ouvrait la

bouche, d’Artagnan, qui avait tout entendu, s’élança sur leseuil de la porte.

« C’est cet insolent petit garçon qui châtie les autres, s’écria-t-il, et j’espère bien que cette fois-ci celui qu’il doit châtier nelui échappera pas comme la première.

– Ne lui échappera pas ? reprit l’inconnu en fronçant lesourcil.

– Non, devant une femme, vous n’oseriez pas fuir, jeprésume.

– Songez, s’écria Milady en voyant le gentilhomme porter lamain à son épée, songez que le moindre retard peut toutperdre.

– Vous avez raison, s’écria le gentilhomme ; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien. »

Et, saluant la dame d’un signe de tête, il s’élança sur soncheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureuse-ment son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc augalop, s’éloignant chacun par un côté opposé de la rue.

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« Eh ! votre dépense », vociféra l’hôte, dont l’affection pourson voyageur se changeait en un profond dédain en voyantqu’il s’éloignait sans solder ses comptes.

« Paie, maroufle », s’écria le voyageur toujours galopant à

son laquais, lequel jeta aux pieds de l’hôte deux ou trois piècesd’argent et se mit à galoper après son maître.« Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux gentilhomme ! » cria

d’Artagnan s’élançant à son tour après le laquais.Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pa-

reille secousse. À peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tin-tèrent, qu’un éblouissement le prit, qu’un nuage de sang passasur ses yeux et qu’il tomba au milieu de la rue, en criantencore :

« Lâche ! lâche ! lâche !– Il est en effet bien lâche », murmura l’hôte en s’approchant

de d’Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommo-der avec le pauvre garçon, comme le héron de la fable avec sonlimaçon du soir.

« Oui, bien lâche, murmura d’Artagnan ; mais elle, bienbelle !

– Qui, elle ? demanda l’hôte.– Milady », balbutia d’Artagnan.

Et il s’évanouit une seconde fois.« C’est égal, dit l’hôte, j’en perds deux, mais il me reste

celui-là, que je suis sûr de conserver au moins quelques jours.C’est toujours onze écus de gagnés. »

On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restaitdans la bourse de d’Artagnan.

L’hôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour ; mais il avait compté sans son voyageur. Le lendemain,dès cinq heures du matin, d’Artagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrédientsdont la liste n’est pas parvenue jusqu’à nous, du vin, de l’huile,du romarin, et, la recette de sa mère à la main, se composa unbaume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelantses compresses lui-même et ne voulant admettre l’adjonctiond’aucun médecin. Grâce sans doute à l’efficacité du baume deBohême, et peut-être aussi grâce à l’absence de tout docteur,d’Artagnan se trouva sur pied dès le soir même, et à peu prèsguéri le lendemain.

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Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin,seule dépense du maître qui avait gardé une diète absolue, tan-dis qu’au contraire le cheval jaune, au dire de l’hôtelier dumoins, avait mangé trois fois plus qu’on n’eût raisonnablement

pu le supposer pour sa taille, d’Artagnan ne trouva dans sapoche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onzeécus qu’elle contenait ; mais quant à la lettre adressée à M. deTréville, elle avait disparu.

Le jeune homme commença par chercher cette lettre avecune grande patience, tournant et retournant vingt fois sespoches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ou-

 vrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu’il eut acquis laconviction que la lettre était introuvable, il entra dans un troi-

sième accès de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelleconsommation de vin et d’huile aromatisés : car, en voyantcette jeune mauvaise tête s’échauffer et menacer de tout cas-ser dans l’établissement si l’on ne retrouvait pas sa lettre,l’hôte s’était déjà saisi d’un épieu, sa femme d’un manche à ba-lai, et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi lasurveille.

« Ma lettre de recommandation ! s’écria d’Artagnan, malettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche

tous comme des ortolans ! »Malheureusement une circonstance s’opposait à ce que le

 jeune homme accomplît sa menace : c’est que, comme nousl’avons dit, son épée avait été, dans sa première lutte, briséeen deux morceaux, ce qu’il avait parfaitement oublié. Il en ré-sulta que, lorsque d’Artagnan voulut en effet dégainer, il setrouva purement et simplement armé d’un tronçon d’épée dehuit ou dix pouces à peu près, que l’hôte avait soigneusementrenfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l’avait adroitement détourné pour s’en faire une lardoire.

Cependant cette déception n’eût probablement pas arrêténotre fougueux jeune homme, si l’hôte n’avait réfléchi que laréclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement

 juste.« Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu, où est cette

lettre ?– Oui, où est cette lettre ? cria d’Artagnan. D’abord, je vous

en préviens, cette lettre est pour M. de Tréville, et il faut

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qu’elle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bienla faire retrouver, lui ! »

Cette menace acheva d’intimider l’hôte. Après le roi et M. lecardinal, M. de Tréville était l’homme dont le nom peut-être

était le plus souvent répété par les militaires et même par lesbourgeois. Il y avait bien le père Joseph, c’est vrai ; mais sonnom à lui n’était jamais prononcé que tout bas, tant étaitgrande la terreur qu’inspirait l’Éminence grise, comme on ap-pelait le familier du cardinal.

 Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant à sa femmed’en faire autant de son manche à balai et à ses valets de leursbâtons, il donna le premier l’exemple en se mettant lui-même àla recherche de la lettre perdue.

« Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de pré-cieux ? demanda l’hôte au bout d’un instant d’investigationsinutiles.

– Sandis ! je le crois bien ! s’écria le Gascon qui comptait surcette lettre pour faire son chemin à la cour ; elle contenait mafortune.

– Des bons sur l’épargne ? demanda l’hôte inquiet.– Des bons sur la trésorerie particulière de Sa Majesté », ré-

pondit d’Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi

grâce à cette recommandation, croyait pouvoir faire sans men-tir cette réponse quelque peu hasardée.

« Diable ! fit l’hôte tout à fait désespéré.– Mais il n’importe, continua d’Artagnan avec l’aplomb natio-

nal, il n’importe, et l’argent n’est rien : – cette lettre était tout. J’eusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre. »

Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille, mais une cer-taine pudeur juvénile le retint.

Un trait de lumière frappa tout à coup l’esprit de l’hôte quise donnait au diable en ne trouvant rien.

« Cette lettre n’est point perdue, s’écria-t-il.– Ah ! fit d’Artagnan.– Non ; elle vous a été prise.– Prise ! et par qui ?– Par le gentilhomme d’hier. Il est descendu à la cuisine, où

était votre pourpoint. Il y est resté seul. Je gagerais que c’estlui qui l’a volée.

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– Vous croyez ? » répondit d’Artagnan peu convaincu ; car ilsavait mieux que personne l’importance toute personnelle decette lettre, et n’y voyait rien qui pût tenter la cupidité. Le faitest qu’aucun des valets, aucun des voyageurs présents n’eût

rien gagné à posséder ce papier.« Vous dites donc, reprit d’Artagnan, que vous soupçonnezcet impertinent gentilhomme.

– Je vous dis que j’en suis sûr, continua l’hôte ; lorsque je luiai annoncé que Votre Seigneurie était le protégé de M. de Tré-

 ville, et que vous aviez même une lettre pour cet illustre gentil-homme, il a paru fort inquiet, m’a demandé où était cettelettre, et est descendu immédiatement à la cuisine où il savaitqu’était votre pourpoint.

– Alors c’est mon voleur, répondit d’Artagnan ; je m’en plain-drai à M. de Tréville, et M. de Tréville s’en plaindra au roi. »Puis il tira majestueusement deux écus de sa poche, les donnaà l’hôte, qui l’accompagna, le chapeau à la main, jusqu’à laporte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autreincident jusqu’à la porte Saint-Antoine à Paris, où son proprié-taire le vendit trois écus, ce qui était fort bien payé, attenduque d’Artagnan l’avait fort surmené pendant la dernière étape.

 Aussi le maquignon auquel d’Artagnan le céda moyennant les

neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme qu’iln’en donnait cette somme exorbitante qu’à cause de l’originali-té de sa couleur.

D’Artagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petitpaquet sous son bras, et marcha tant qu’il trouvât à louer unechambre qui convînt à l’exiguïté de ses ressources. Cettechambre fut une espèce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs,près du Luxembourg.

 Aussitôt le denier à Dieu donné, d’Artagnan prit possessionde son logement, passa le reste de la journée à coudre à sonpourpoint et à ses chausses des passementeries que sa mèreavait détachées d’un pourpoint presque neuf de M. d’Artagnanpère, et qu’elle lui avait données en cachette ; puis il alla quaide la Ferraille, faire remettre une lame à son épée ; puis il re-

 vint au Louvre s’informer, au premier mousquetaire qu’il ren-contra, de la situation de l’hôtel de M. de Tréville, lequel étaitsitué rue du Vieux-Colombier, c’est-à-dire justement dans le

 voisinage de la chambre arrêtée par d’Artagnan : circonstance

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qui lui parut d’un heureux augure pour le succès de son voyage.

 Après quoi, content de la façon dont il s’était conduit àMeung, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et

plein d’espérance dans l’avenir, il se coucha et s’endormit dusommeil du brave.Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu’à neuf 

heures du matin, heure à laquelle il se leva pour se rendre chezce fameux M. de Tréville, le troisième personnage du royaumed’après l’estimation paternelle.

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Chapitre

2L'antichambre de M. de Tréville

M. de Troisvilles, comme s’appelait encore sa famille en Gas-cogne, ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan,

c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace,d’esprit et d’entendement qui fait que le plus pauvre gen-tillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héri-tage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ouberrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bon-heur plus insolent encore dans un temps où les coups pleu-

 vaient comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelledifficile qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escala-dé quatre à quatre les échelons.

Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait,la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Trévillel’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue,qu’à défaut d’argent comptant – chose qui toute la vie manquaau Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seulechose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avecde l’esprit –, qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, ill’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pourarmes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise : Fide-

lis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était mé-diocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon dugrand Henri mourut, il laissa pour seul héritage à monsieurson fils son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nomsans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans lamaison du jeune prince, où il servit si bien de son épée et fut sifidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames duroyaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un ami qui se

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battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, luid’abord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.

 Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, at-tachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui n’en

était pas moins un attachement. C’est que, dans ces temps mal-heureux, on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la trempede Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l’épithètede fort, qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peude gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de fidèle, quien formait la première. Tréville était un de ces derniers ;c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence obéis-sante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil ra-pide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que pour

 voir si le roi était mécontent de quelqu’un et la main que pourfrapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers, unPoltrot de Méré, un Vitry. Enfin à Tréville, il n’avait manqué

 jusque-là que l’occasion ; mais il la guettait, et il se promettaitbien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à laportée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Tréville le capitainede ses mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour le dé-

 vouement ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses ordinairesétaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI.

De son côté, et sous ce rapport, le cardinal n’était pas enreste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dontLouis XIII s’entourait, ce second ou plutôt ce premier roi deFrance avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc sesmousquetaires comme Louis XIII avait les siens et l’on voyaitces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutesles provinces de France et même dans tous les États étrangers,les hommes célèbres pour les grands coups d’épée. Aussi Ri-chelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur par-tie d’échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs.Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en seprononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils lesexcitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un vé-ritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la

 victoire des leurs. Ainsi, du moins, le disent les mémoires d’unhomme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dansbeaucoup de ces victoires.

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Tréville avait pris le côté faible de son maître, et c’est à cetteadresse qu’il devait la longue et constante faveur d’un roi quin’a pas laissé la réputation d’avoir été très fidèle à ses amitiés.Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand

Duplessis avec un air narquois qui hérissait de colère la mous-tache grise de Son Éminence. Tréville entendait admirable-ment bien la guerre de cette époque, où, quand on ne vivaitpas aux dépens de l’ennemi, on vivait aux dépens de ses com-patriotes : ses soldats formaient une légion de diables à quatre,indisciplinée pour tout autre que pour lui.

Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires du roi, ouplutôt ceux de M. de Tréville, s’épandaient dans les cabarets,dans les promenades, dans les jeux publics, criant fort et re-

troussant leurs moustaches, faisant sonner leurs épées, heur-tant avec volupté les gardes de M. le cardinal quand ils les ren-contraient ; puis dégainant en pleine rue, avec mille plaisante-ries ; tués quelquefois, mais sûrs en ce cas d’être pleurés et

 vengés ; tuant souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en pri-son, M. de Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. deTréville était-il loué sur tous les tons, chanté sur toutes lesgammes par ces hommes qui l’adoraient, et qui, tout gens desac et de corde qu’ils étaient, tremblaient devant lui comme

des écoliers devant leur maître, obéissant au moindre mot, etprêts à se faire tuer pour laver le moindre reproche.

M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le roid’abord et les amis du roi, – puis pour lui-même et pour sesamis. Au reste, dans aucun des mémoires de ce temps, qui alaissé tant de mémoires, on ne voit que ce digne gentilhommeait été accusé, même par ses ennemis – et il en avait autantparmi les gens de plume que chez les gens d’épée –, nulle parton ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait été accu-sé de se faire payer la coopération de ses séides. Avec un raregénie d’intrigue, qui le rendait l’égal des plus forts intrigants,il était resté honnête homme. Bien plus, en dépit des grandesestocades qui déhanchent et des exercices pénibles qui fa-tiguent, il était devenu un des plus galants coureurs de ruelles,un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs dePhébus de son époque ; on parlait des bonnes fortunes de Tré-

 ville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles deBassompierre – et ce n’était pas peu dire. Le capitaine des

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mousquetaires était donc admiré, craint et aimé, ce qui consti-tue l’apogée des fortunes humaines.

Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement ; mais son père, soleil pluribus impar, laissa

sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur in-dividuelle à chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi etcelui du cardinal, on comptait alors à Paris plus de deux centspetits levers, un peu recherchés. Parmi les deux cents petits le-

 vers celui de Tréville était un des plus courus.La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressem-

blait à un camp, et cela dès six heures du matin en été et dèshuit heures en hiver. Cinquante à soixante mousquetaires, quisemblaient s’y relayer pour présenter un nombre toujours im-

posant, s’y promenaient sans cesse, armés en guerre et prêts àtout. Le long d’un de ses grands escaliers sur l’emplacementdesquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière,montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui cou-raient après une faveur quelconque, les gentilshommes de pro-

 vince avides d’être enrôlés, et les laquais chamarrés de toutescouleurs, qui venaient apporter à M. de Tréville les messagesde leurs maîtres. Dans l’antichambre, sur de longues ban-quettes circulaires, reposaient les élus, c’est-à-dire ceux qui

étaient convoqués. Un bourdonnement durait là depuis le ma-tin jusqu’au soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinetcontigu à cette antichambre, recevait les visites, écoutait lesplaintes, donnait ses ordres et, comme le roi à son balcon duLouvre, n’avait qu’à se mettre à sa fenêtre pour passer la revuedes hommes et des armes.

Le jour où d’Artagnan se présenta, l’assemblée était impo-sante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est

 vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cetteépoque les compatriotes de d’Artagnan avaient la réputationde ne point facilement se laisser intimider. En effet, une foisqu’on avait franchi la porte massive, chevillée de longs clous àtête quadrangulaire, on tombait au milieu d’une troupe de gensd’épée qui se croisaient dans la cour, s’interpellant, se querel-lant et jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu detoutes ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être officier,grand seigneur ou jolie femme.

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Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre quenotre jeune homme s’avança, le cœur palpitant, rangeant salongue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant unemain au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provin-

cial embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il dé-passé un groupe, alors il respirait plus librement, mais il com-prenait qu’on se retournait pour le regarder, et pour la pre-mière fois de sa vie, d’Artagnan, qui jusqu’à ce jour avait uneassez bonne opinion de lui-même, se trouva ridicule.

 Arrivé à l’escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les pre-mières marches quatre mousquetaires qui se divertissaient àl’exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camaradesattendaient sur le palier que leur tour vînt de prendre place à

la partie.Un d’eux, placé sur le degré supérieur, l’épée nue à la main,

empêchait ou du moins s’efforçait d’empêcher les trois autresde monter.

Ces trois autres s’escrimaient contre lui de leurs épées fortagiles. D’Artagnan prit d’abord ces fers pour des fleurets d’es-crime, il les crut boutonnés : mais il reconnut bientôt à cer-taines égratignures que chaque arme, au contraire, était affiléeet aiguisée à souhait, et à chacune de ces égratignures, non

seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaientcomme des fous.

Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleu-sement ses adversaires en respect. On faisait cercle autourd’eux : la condition portait qu’à chaque coup le touché quitte-rait la partie, en perdant son tour d’audience au profit du tou-cheur. En cinq minutes trois furent effleurés, l’un au poignet,l’autre au menton, l’autre à l’oreille par le défenseur du degré,qui lui-même ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon lesconventions arrêtées, trois tours de faveur.

Si difficile non pas qu’il fût, mais qu’il voulût être à étonner,ce passe-temps étonna notre jeune voyageur ; il avait vu danssa province, cette terre où s’échauffent cependant si prompte-ment les têtes, un peu plus de préliminaires aux duels, et lagasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte detoutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors, même en Gascogne.Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où

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Gulliver alla depuis et eut si grand-peur ; et cependant iln’était pas au bout : restaient le palier et l’antichambre.

Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoiresde femmes, et dans l’antichambre des histoires de cour. Sur le

palier, d’Artagnan rougit ; dans l’antichambre, il frissonna. Sonimagination éveillée et vagabonde, qui en Gascogne le rendaitredoutable aux jeunes femmes de chambre et même quelque-fois aux jeunes maîtresses, n’avait jamais rêvé, même dans cesmoments de délire, la moitié de ces merveilles amoureuses etle quart de ces prouesses galantes, rehaussées des noms lesplus connus et des détails les moins voilés. Mais si son amourpour les bonnes mœurs fut choqué sur le palier, son respectpour le cardinal fut scandalisé dans l’antichambre. Là, à son

grand étonnement, d’Artagnan entendait critiquer tout haut lapolitique qui faisait trembler l’Europe, et la vie privée du cardi-nal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient été punisd’avoir tenté d’approfondir : ce grand homme, révéré par M.d’Artagnan père, servait de risée aux mousquetaires de M. deTréville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté ;quelques-uns chantaient des Noëls sur Mme d’Aiguillon, samaîtresse, et Mme de Combalet, sa nièce, tandis que les autresliaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-

duc, toutes choses qui paraissaient à d’Artagnan de mons-trueuses impossibilités.

Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout àcoup à l’improviste au milieu de tous ces quolibets cardina-lesques, une espèce de bâillon calfeutrait pour un momenttoutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec hésitationautour de soi, et l’on semblait craindre l’indiscrétion de la cloi-son du cabinet de M. de Tréville ; mais bientôt une allusion ra-menait la conversation sur Son Éminence, et alors les éclats re-prenaient de plus belle, et la lumière n’était ménagée sur au-cune de ses actions.

« Certes, voilà des gens qui vont être embastillés et pendus,pensa d’Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute aveceux, car du moment où je les ai écoutés et entendus, je seraitenu pour leur complice. Que dirait monsieur mon père, quim’a si fort recommandé le respect du cardinal, s’il me savaitdans la société de pareils païens ? »

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 Aussi comme on s’en doute sans que je le dise, d’Artagnann’osait se livrer à la conversation ; seulement il regardait detous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avide-ment ses cinq sens pour ne rien perdre, et malgré sa confiance

dans les recommandations paternelles, il se sentait porté parses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à blâ-mer les choses inouïes qui se passaient là.

Cependant, comme il était absolument étranger à la fouledes courtisans de M. de Tréville, et que c’était la première foisqu’on l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu’il dési-rait. À cette demande, d’Artagnan se nomma fort humblement,s’appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambrequi était venu lui faire cette question de demander pour lui à

M. de Tréville un moment d’audience, demande que celui-cipromit d’un ton protecteur de transmettre en temps et lieu.

D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut doncle loisir d’étudier un peu les costumes et les physionomies.

 Au centre du groupe le plus animé était un mousquetaire degrande taille, d’une figure hautaine et d’une bizarrerie de cos-tume qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait pas,pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’étaitpas absolument obligatoire dans cette époque de liberté

moindre mais d’indépendance plus grande, mais un justau-corps bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habitun baudrier magnifique, en broderies d’or, et qui reluisaitcomme les écailles dont l’eau se couvre au grand soleil. Unmanteau long de velours cramoisi tombait avec grâce sur sesépaules découvrant par-devant seulement le splendide bau-drier auquel pendait une gigantesque rapière.

Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instantmême, se plaignait d’être enrhumé et toussait de temps entemps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, à ce qu’ildisait autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa tête, enfrisant dédaigneusement sa moustache, on admirait avec en-thousiasme le baudrier brodé, et d’Artagnan plus que toutautre.

« Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient ;c’est une folie, je le sais bien, mais c’est la mode. D’ailleurs, ilfaut bien employer à quelque chose l’argent de sa légitime.

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– Ah ! Porthos ! s’écria un des assistants, n’essaie pas denous faire croire que ce baudrier te vient de la générosité pa-ternelle : il t’aura été donné par la dame voilée avec laquelle jet’ai rencontré l’autre dimanche vers la porte Saint-Honoré.

– Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l’ai achetémoi-même, et de mes propres deniers, répondit celui qu’on ve-nait de désigner sous le nom de Porthos.

– Oui, comme j’ai acheté, moi, dit un autre mousquetaire,cette bourse neuve, avec ce que ma maîtresse avait mis dans la

 vieille.– Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je l’ai payé douze

pistoles. »L’admiration redoubla, quoique le doute continuât d’exister.

« N’est-ce pas, Aramis ? » dit Porthos se tournant vers unautre mousquetaire.

Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec ce-lui qui l’interrogeait et qui venait de le désigner sous le nomd’Aramis : c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-troisans à peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir et douxet aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne ;sa moustache fine dessinait sur sa lèvre supérieure une ligned’une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de

s’abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et detemps en temps il se pinçait le bout des oreilles pour les main-tenir d’un incarnat tendre et transparent. D’habitude il parlaitpeu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en mon-trant ses dents, qu’il avait belles et dont, comme du reste de sapersonne, il semblait prendre le plus grand soin. Il réponditpar un signe de tête affirmatif à l’interpellation de son ami.

Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l’endroitdu baudrier ; on continua donc de l’admirer, mais on n’en parlaplus ; et par un de ces revirements rapides de la pensée, laconversation passa tout à coup à un autre sujet.

« Que pensez-vous de ce que raconte l’écuyer de Chalais ? »demanda un autre mousquetaire sans interpeller directementpersonne, mais s’adressant au contraire à tout le monde.

« Et que raconte-t-il ? demanda Porthos d’un ton suffisant.– Il raconte qu’il a trouvé à Bruxelles Rochefort, l’âme dam-

née du cardinal, déguisé en capucin ; ce Rochefort maudit,

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grâce à ce déguisement, avait joué M. de Laigues comme unniais qu’il est.

– Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est-ellesûre ?

– Je la tiens d’Aramis, répondit le mousquetaire.– Vraiment ?– Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l’ai ra-

contée à vous-même hier, n’en parlons donc plus.– N’en parlons plus, voilà votre opinion à vous, reprit Por-

thos. N’en parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite.Comment ! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait vo-ler sa correspondance par un traître, un brigand, un pendard ;fait, avec l’aide de cet espion et grâce à cette correspondance,

couper le cou à Chalais, sous le stupide prétexte qu’il a voulutuer le roi et marier Monsieur avec la reine ! Personne ne sa-

 vait un mot de cette énigme, vous nous l’apprenez hier, à lagrande satisfaction de tous, et quand nous sommes encore toutébahis de cette nouvelle, vous venez nous dire aujourd’hui :N’en parlons plus !

– Parlons-en donc, voyons, puisque vous le désirez, reprit Aramis avec patience.

– Ce Rochefort, s’écria Porthos, si j’étais l’écuyer du pauvre

Chalais, passerait avec moi un vilain moment.– Et vous, vous passeriez un triste quart d’heure avec le duc

Rouge, reprit Aramis.– Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! répondit

Porthos en battant des mains et en approuvant de la tête. Le «duc Rouge » est charmant. Je répandrai le mot, mon cher,soyez tranquille. A-t-il de l’esprit, cet Aramis ! Quel malheurque vous n’ayez pas pu suivre votre vocation, mon cher ! queldélicieux abbé vous eussiez fait !

– Oh ! ce n’est qu’un retard momentané, reprit Aramis ; un jour, je le serai. Vous savez bien, Porthos, que je continued’étudier la théologie pour cela.

– Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tôt outard.

– Tôt, dit Aramis.– Il n’attend qu’une chose pour le décider tout à fait et pour

reprendre sa soutane, qui est pendue derrière son uniforme,reprit un mousquetaire.

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– Et quelle chose attend-il ? demanda un autre.– Il attend que la reine ait donné un héritier à la couronne de

France.– Ne plaisantons pas là-dessus, messieurs, dit Porthos ; grâce

à Dieu, la reine est encore d’âge à le donner.– On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramisavec un rire narquois qui donnait à cette phrase, si simple enapparence, une signification passablement scandaleuse.

– Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompitPorthos, et votre manie d’esprit vous entraîne toujours au-delàdes bornes ; si M. de Tréville vous entendait, vous seriez mal

 venu de parler ainsi.– Allez-vous me faire la leçon, Porthos ? s’écria Aramis, dans

l’œil doux duquel on vit passer comme un éclair.– Mon cher, soyez mousquetaire ou abbé. Soyez l’un ou

l’autre, mais pas l’un et l’autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l’a dit encore l’autre jour : vous mangez à tous les râte-liers. Ah ! ne nous fâchons pas, je vous prie, ce serait inutile,

 vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi. Vous allez chez Mme d’Aiguillon, et vous lui faites la cour ; vous allez chez Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Che- vreuse, et vous passez pour être fort en avant dans les bonnes

grâces de la dame. Oh ! mon Dieu, n’avouez pas votre bonheur,on ne vous demande pas votre secret, on connaît votre discré-tion. Mais puisque vous possédez cette vertu, que diable !Faites-en usage à l’endroit de Sa Majesté. S’occupe qui voudraet comme on voudra du roi et du cardinal ; mais la reine est sa-crée, et si l’on en parle, que ce soit en bien.

– Porthos, vous êtes prétentieux comme Narcisse, je vous enpréviens, répondit Aramis ; vous savez que je hais la morale,excepté quand elle est faite par Athos. Quant à vous, mon cher,

 vous avez un trop magnifique baudrier pour être bien fort là-dessus. Je serai abbé s’il me convient ; en attendant, je suismousquetaire : en cette qualité, je dis ce qu’il me plaît, et en cemoment il me plaît de vous dire que vous m’impatientez.

– Aramis !– Porthos !– Eh ! messieurs ! messieurs ! s’écria-t-on autour d’eux.– M. de Tréville attend M. d’Artagnan », interrompit le la-

quais en ouvrant la porte du cabinet.

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 À cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ou- verte, chacun se tut, et au milieu du silence général le jeuneGascon traversa l’antichambre dans une partie de sa longueuret entra chez le capitaine des mousquetaires, se félicitant de

tout son cœur d’échapper aussi à point à la fin de cette bizarrequerelle.

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Chapitre

3L'audience

M. de Tréville était pour le moment de fort méchante humeur ;néanmoins il salua poliment le jeune homme, qui s’inclina jus-qu’à terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l’ac-

cent béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son pays,double souvenir qui fait sourire l’homme à tous les âges. Mais,se rapprochant presque aussitôt de l’antichambre et faisant àd’Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander lapermission d’en finir avec les autres avant de commencer aveclui, il appela trois fois, en grossissant la voix à chaque fois, desorte qu’il parcourut tous les tons intervallaires entre l’accentimpératif et l’accent irrité :

« Athos ! Porthos ! Aramis ! »

Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà faitconnaissance, et qui répondaient aux deux derniers de cestrois noms, quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaientpartie et s’avancèrent vers le cabinet, dont la porte se refermaderrière eux dès qu’ils en eurent franchi le seuil. Leur conte-nance, bien qu’elle ne fût pas tout à fait tranquille, excita ce-pendant par son laisser-aller à la fois plein de dignité et de sou-mission, l’admiration de d’Artagnan, qui voyait dans ceshommes des demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien

armé de tous ses foudres.Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte

fut refermée derrière eux, quand le murmure bourdonnant del’antichambre, auquel l’appel qui venait d’être fait avait sansdoute donné un nouvel aliment eut recommencé ; quand enfinM. de Tréville eut trois ou quatre fois arpenté, silencieux et lesourcil froncé, toute la longueur de son cabinet, passantchaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme à

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la parade, il s’arrêta tout à coup en face d’eux, et les couvrantdes pieds à la tête d’un regard irrité :

« Savez-vous ce que m’a dit le roi, s’écria-t-il, et cela pas plustard qu’hier au soir ? le savez-vous, messieurs ?

– Non, répondirent après un instant de silence les deuxmousquetaires ; non, monsieur, nous l’ignorons.– Mais j’espère que vous nous ferez l’honneur de nous le

dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gra-cieuse révérence.

– Il m’a dit qu’il recruterait désormais ses mousquetairesparmi les gardes de M. le cardinal !

– Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? de-manda vivement Porthos.

– Parce qu’il voyait bien que sa piquette avait besoin d’êtreragaillardie par un mélange de bon vin. »

Les deux mousquetaires rougirent jusqu’au blanc des yeux.D’Artagnan ne savait où il en était et eût voulu être à centpieds sous terre.

« Oui, oui, continua M. de Tréville en s’animant, oui, et SaMajesté avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que lesmousquetaires font triste figure à la cour. M. le cardinal racon-tait hier au jeu du roi, avec un air de condoléance qui me dé-

plut fort, qu’avant-hier ces damnés mousquetaires, ces diablesà quatre – il appuyait sur ces mots avec un accent ironique quime déplut encore davantage –, ces pourfendeurs, ajoutait-il enme regardant de son œil de chat-tigre, s’étaient attardés rueFérou, dans un cabaret, et qu’une ronde de ses gardes – j’aicru qu’il allait me rire au nez – avait été forcée d’arrêter lesperturbateurs. Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose !

 Arrêter des mousquetaires ! Vous en étiez, vous autres, ne vous en défendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous anommés. Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c’est moiqui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoidiable m’avez-vous demandé la casaque quand vous alliez êtresi bien sous la soutane ? Voyons, vous, Porthos, n’avez-vous unsi beau baudrier d’or que pour y suspendre une épée depaille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos. Où est-il ?

– Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fortmalade.

– Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?

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– On craint que ce ne soit de la petite vérole, monsieur, ré-pondit Porthos voulant mêler à son tour un mot à la conversa-tion, et ce qui serait fâcheux en ce que très certainement celagâterait son visage.

– De la petite vérole ! Voilà encore une glorieuse histoire que vous me contez là, Porthos !… Malade de la petite vérole, à sonâge ?… Non pas !… mais blessé sans doute, tué peut-être…

 Ah ! si je le savais !… Sangdieu ! messieurs les mousquetaires, je n’entends pas que l’on hante ainsi les mauvais lieux, qu’onse prenne de querelle dans la rue et qu’on joue de l’épée dansles carrefours. Je ne veux pas enfin qu’on prête à rire auxgardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles,adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d’être arrêtés, et

qui d’ailleurs ne se laisseraient pas arrêter, eux !… j’en suissûr… Ils aimeraient mieux mourir sur la place que de faire unpas en arrière… Se sauver, détaler, fuir, c’est bon pour lesmousquetaires du roi, cela ! »

Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils auraient volon-tiers étranglé M. de Tréville, si au fond de tout cela ilsn’avaient pas senti que c’était le grand amour qu’il leur portaitqui le faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, semordaient les lèvres jusqu’au sang et serraient de toute leur

force la garde de leur épée. Au-dehors on avait entendu appe-ler, comme nous l’avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l’onavait deviné, à l’accent de la voix de M. de Tréville, qu’il étaitparfaitement en colère. Dix têtes curieuses étaient appuyées àla tapisserie et pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées àla porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandisque leurs bouches répétaient au fur et à mesure les paroles in-sultantes du capitaine à toute la population de l’antichambre.En un instant depuis la porte du cabinet jusqu’à la porte de larue, tout l’hôtel fut en ébullition.

« Ah ! les mousquetaires du roi se font arrêter par les gardesde M. le cardinal », continua M. de Tréville aussi furieux à l’in-térieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les plon-geant une à une pour ainsi dire et comme autant de coups destylet dans la poitrine de ses auditeurs. « Ah ! six gardes deSon Éminence arrêtent six mousquetaires de Sa Majesté ! Mor-bleu ! j’ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donnema démission de capitaine des mousquetaires du roi pour

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demander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s’ilme refuse, morbleu ! je me fais abbé. »

 À ces paroles, le murmure de l’extérieur devint une explosion: partout on n’entendait que jurons et blasphèmes. Les mor-

bleu ! les sangdieu ! les morts de tous les diables ! se croi-saient dans l’air. D’Artagnan cherchait une tapisserie derrièrelaquelle se cacher, et se sentait une envie démesurée de sefourrer sous la table.

« Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vérité estque nous étions six contre six, mais nous avons été pris entraître, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nosépées, deux d’entre nous étaient tombés morts, et Athos, bles-sé grièvement, ne valait guère mieux. Car vous le connaissez,

 Athos ; eh bien, capitaine, il a essayé de se relever deux fois, etil est retombé deux fois. Cependant nous ne nous sommes pasrendus, non ! l’on nous a entraînés de force. En chemin, nousnous sommes sauvés. Quant à Athos, on l’avait cru mort, et onl’a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pen-sant pas qu’il valût la peine d’être emporté. Voilà l’histoire.Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les batailles. Legrand Pompée a perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier,qui, à ce que j’ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu

cependant celle de Pavie.– Et j’ai l’honneur de vous assurer que j’en ai tué un avec sa

propre épée, dit Aramis, car la mienne s’est brisée à la pre-mière parade… Tué ou poignardé, monsieur, comme il vous se-ra agréable.

– Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville d’un ton un peuradouci. M. le cardinal avait exagéré, à ce que je vois.

– Mais de grâce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant soncapitaine s’apaiser, osait hasarder une prière, de grâce, mon-sieur, ne dites pas qu’Athos lui-même est blessé : il serait audésespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et comme lablessure est des plus graves, attendu qu’après avoir traversél’épaule elle pénètre dans la poitrine, il serait à craindre… »

 Au même instant la portière se souleva, et une tête noble etbelle, mais affreusement pâle, parut sous la frange.

« Athos ! s’écrièrent les deux mousquetaires.– Athos ! répéta M. de Tréville lui-même.

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– Vous m’avez mandé, monsieur, dit Athos à M. de Trévilled’une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m’avez de-mandé, à ce que m’ont dit nos camarades, et je m’empresse deme rendre à vos ordres ; voilà, monsieur, que me voulez-vous ?

» Et à ces mots le mousquetaire, en tenue irréprochable, san-glé comme de coutume, entra d’un pas ferme dans le cabinet.M. de Tréville, ému jusqu’au fond du cœur de cette preuve decourage, se précipita vers lui.

« J’étais en train de dire à ces messieurs, ajouta-t-il, que jedéfends à mes mousquetaires d’exposer leurs jours sans néces-sité, car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi saitque ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre.

 Votre main, Athos. »Et sans attendre que le nouveau venu répondît de lui-même à

cette preuve d’affection, M. de Tréville saisissait sa main droiteet la lui serrait de toutes ses forces, sans s’apercevoirqu’Athos, quel que fût son empire sur lui-même, laissait échap-per un mouvement de douleur et pâlissait encore, ce que l’onaurait pu croire impossible.

La porte était restée entrouverte, tant l’arrivée d’Athos, dont,malgré le secret gardé, la blessure était connue de tous, avait

produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit lesderniers mots du capitaine et deux ou trois têtes, entraînéespar l’enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapis-serie. Sans doute, M. de Tréville allait réprimer par de vivesparoles cette infraction aux lois de l’étiquette, lorsqu’il sentittout à coup la main d’Athos se crisper dans la sienne, et qu’enportant les yeux sur lui il s’aperçut qu’il allait s’évanouir. Aumême instant Athos, qui avait rassemblé toutes ses forces pourlutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le par-quet comme s’il fût mort.

« Un chirurgien ! cria M. de Tréville. Le mien, celui du roi, lemeilleur ! Un chirurgien ! ou, sangdieu ! mon brave Athos vatrépasser. »

 Aux cris de M. de Tréville, tout le monde se précipita dansson cabinet sans qu’il songeât à en fermer la porte à personne,chacun s’empressant autour du blessé. Mais tout cet empresse-ment eût été inutile, si le docteur demandé ne se fût trouvédans l’hôtel même ; il fendit la foule, s’approcha d’Athos

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toujours évanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouve-ment le gênait fort, il demanda comme première chose etcomme la plus urgente que le mousquetaire fût emporté dansune chambre voisine. Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte

et montra le chemin à Porthos et à Aramis, qui emportèrentleur camarade dans leurs bras. Derrière ce groupe marchait lechirurgien, et derrière le chirurgien, la porte se referma.

 Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu ordinairement sirespecté, devint momentanément une succursale de l’anti-chambre. Chacun discourait, pérorait, parlait haut, jurant, sa-crant, donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables.

Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent ; le chirurgienet M. de Tréville seuls étaient restés près du blessé.

Enfin M. de Tréville rentra à son tour. Le blessé avait reprisconnaissance ; le chirurgien déclarait que l’état du mousque-taire n’avait rien qui pût inquiéter ses amis, sa faiblesse ayantété purement et simplement occasionnée par la perte de sonsang.

Puis M. de Tréville fit un signe de la main, et chacun se reti-ra, excepté d’Artagnan, qui n’oubliait point qu’il avait audienceet qui, avec sa ténacité de Gascon, était demeuré à la mêmeplace.

Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée,M. de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeunehomme. L’événement qui venait d’arriver lui avait quelque peufait perdre le fil de ses idées. Il s’informa de ce que lui voulaitl’obstiné solliciteur. D’Artagnan alors se nomma, et M. de Tré-

 ville, se rappelant d’un seul coup tous ses souvenirs du présentet du passé, se trouva au courant de sa situation.

« Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote,mais je vous avais parfaitement oublié. Que voulez-vous ! uncapitaine n’est rien qu’un père de famille chargé d’une plusgrande responsabilité qu’un père de famille ordinaire. Les sol-dats sont de grands enfants ; mais comme je tiens à ce que lesordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soientexécutés… »

D’Artagnan ne put dissimuler un sourire. À ce sourire, M. deTréville jugea qu’il n’avait point affaire à un sot, et venant droitau fait, tout en changeant de conversation :

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« J’ai beaucoup aimé monsieur votre père, dit-il. Que puis-jefaire pour son fils ? hâtez-vous, mon temps n’est pas à moi.

– Monsieur, dit d’Artagnan, en quittant Tarbes et en venantici, je me proposais de vous demander, en souvenir de cette

amitié dont vous n’avez pas perdu mémoire, une casaque demousquetaire ; mais, après tout ce que je vois depuis deuxheures, je comprends qu’une telle faveur serait énorme, et jetremble de ne point la mériter.

– C’est une faveur en effet, jeune homme, répondit M. de Tré- ville ; mais elle peut ne pas être si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l’air de le croire. Toutefois unedécision de Sa Majesté a prévu ce cas, et je vous annonce avecregret qu’on ne reçoit personne mousquetaire avant l’épreuve

préalable de quelques campagnes, de certaines actions d’éclat,ou d’un service de deux ans dans quelque autre régimentmoins favorisé que le nôtre. »

D’Artagnan s’inclina sans rien répondre. Il se sentait encoreplus avide d’endosser l’uniforme de mousquetaire depuis qu’il

 y avait de si grandes difficultés à l’obtenir.« Mais, continua Tréville en fixant sur son compatriote un re-

gard si perçant qu’on eût dit qu’il voulait lire jusqu’au fond deson cœur, mais, en faveur de votre père, mon ancien compa-

gnon, comme je vous l’ai dit, je veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont ordinaire-ment pas riches, et je doute que les choses aient fort changé deface depuis mon départ de la province. Vous ne devez donc pasavoir de trop, pour vivre, de l’argent que vous avez apportéavec vous. »

D’Artagnan se redressa d’un air fier qui voulait dire qu’il nedemandait l’aumône à personne.

« C’est bien, jeune homme, c’est bien, continua Tréville, jeconnais ces airs-là, je suis venu à Paris avec quatre écus dansma poche, et je me serais battu avec quiconque m’aurait ditque je n’étais pas en état d’acheter le Louvre. »

D’Artagnan se redressa de plus en plus ; grâce à la vente deson cheval, il commençait sa carrière avec quatre écus de plusque M. de Tréville n’avait commencé la sienne.

« Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ceque vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devezavoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui

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conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès aujourd’hui unelettre au directeur de l’académie royale, et dès demain il vousrecevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette petitedouceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la

sollicitent quelquefois, sans pouvoir l’obtenir. Vous apprendrezle manège du cheval, l’escrime et la danse ; vous y ferez debonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrezme voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelquechose pour vous. »

D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux façons decour, s’aperçut de la froideur de cet accueil.

« Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recom-mandation que mon père m’avait remise pour vous me fait dé-

faut aujourd’hui !– En effet, répondit M. de Tréville, je m’étonne que vous ayez

entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé, notreseule ressource à nous autres Béarnais.

– Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s’écriad’Artagnan ; mais on me l’a perfidement dérobé. »

Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentil-homme inconnu dans ses moindres détails, le tout avec unechaleur, une vérité qui charmèrent M. de Tréville.

« Voilà qui est étrange, dit ce dernier en méditant ; vousaviez donc parlé de moi tout haut ?

– Oui, monsieur, sans doute j’avais commis cette impru-dence ; que voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me ser-

 vir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent àcouvert ! »

La flatterie était fort de mise alors, et M. de Tréville aimaitl’encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put doncs’empêcher de sourire avec une visible satisfaction, mais cesourire s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à l’aventurede Meung :

« Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n’avait-il pas unelégère cicatrice à la tempe ?

– Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.– N’était-ce pas un homme de belle mine ?– Oui.– De haute taille ?– Oui.

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– Pâle de teint et brun de poil ?– Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il, monsieur, que vous

connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je leretrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer…

– Il attendait une femme ? continua Tréville.– Il est du moins parti après avoir causé un instant avec cellequ’il attendait.

– Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation ?– Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait

ses instructions, et lui recommandait de ne l’ouvrir qu’àLondres.

– Cette femme était anglaise ?– Il l’appelait Milady.

– C’est lui ! murmura Tréville, c’est lui ! je le croyais encoreà Bruxelles !

– Oh ! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s’écriad’Artagnan, indiquez-moi qui il est et d’où il est, puis je voustiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire en-trer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me

 venger.– Gardez-vous-en bien, jeune homme, s’écria Tréville ; si vous

le voyez venir, au contraire, d’un côté de la rue, passez de

l’autre ! Ne vous heurtez pas à un pareil rocher : il vous brise-rait comme un verre.

– Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si jamais je leretrouve…

– En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas, si j’ai unconseil à vous donner. »

Tout à coup Tréville s’arrêta, frappé d’un soupçon subit.Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voya-geur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, luiavait dérobé la lettre de son père, cette haine ne cachait-ellepas quelque perfidie ? ce jeune homme n’était-il pas envoyépar Son Éminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelquepiège ? ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un émissaire ducardinal qu’on cherchait à introduire dans sa maison, et qu’onavait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour leperdre plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué ? Il re-garda d’Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que

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la première. Il fut médiocrement rassuré par l’aspect de cettephysionomie pétillante d’esprit astucieux et d’humilité affectée.

« Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l’êtreaussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le.

» « Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de monancien ami, car je tiens pour vraie l’histoire de cette lettre per-due, je veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous avezd’abord remarquée dans mon accueil, vous découvrir les se-crets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleursamis ; leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper lessots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli cavalier, unbrave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces fein-

tises et donne comme un niais dans le panneau, à la suite detant d’autres qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis dé-

 voué à ces deux maîtres tout-puissants, et que jamais mes dé-marches sérieuses n’auront d’autre but que le service du roi etcelui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que laFrance ait produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous là-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soitd’instinct même, quelqu’une de ces inimitiés contre le cardinaltelles que nous les voyons éclater chez les gentilshommes,

dites-moi adieu, et quittons-nous. Je vous aiderai en mille cir-constances, mais sans vous attacher à ma personne. J’espèreque ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vousêtes jusqu’à présent le seul jeune homme à qui j’aie parlécomme je le fais. »

Tréville se disait à part lui :« Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il n’aura certes

pas manqué, lui qui sait à quel point je l’exècre, de dire à sonespion que le meilleur moyen de me faire la cour est de medire pis que pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, lerusé compère va-t-il me répondre bien certainement qu’il al’Éminence en horreur. »

Il en fut tout autrement que s’y attendait Tréville ; d’Arta-gnan répondit avec la plus grande simplicité :

« Monsieur, j’arrive à Paris avec des intentions toutes sem-blables. Mon père m’a recommandé de ne souffrir rien du roi,de M. le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois premiersde France. »

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D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, commeon peut s’en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction nedevait rien gâter.

« J’ai donc la plus grande vénération pour M. le cardinal,

continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tantmieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous ledites, avec franchise ; car alors vous me ferez l’honneur d’esti-mer cette ressemblance de goût ; mais si vous avez eu quelquedéfiance, bien naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds endisant la vérité ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que dem’estimer, et c’est à quoi je tiens plus qu’à toute chose aumonde. »

M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de pénétra-

tion, tant de franchise enfin, lui causait de l’admiration, maisne levait pas entièrement ses doutes : plus ce jeune hommeétait supérieur aux autres jeunes gens, plus il était à redouters’il se trompait. Néanmoins il serra la main à d’Artagnan, et luidit :

« Vous êtes un honnête garçon, mais dans ce moment je nepuis faire que ce que je vous ai offert tout à l’heure. Mon hôtel

 vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander àtoute heure et par conséquent saisir toutes les occasions, vous

obtiendrez probablement ce que vous désirez obtenir.– C’est-à-dire, monsieur, reprit d’Artagnan, que vous atten-

dez que je m’en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille,ajouta-t-il avec la familiarité du Gascon, vous n’attendrez paslongtemps. »

Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste leregardait.

« Mais attendez donc, dit M. de Tréville en l’arrêtant, je vousai promis une lettre pour le directeur de l’académie. Êtes-voustrop fier pour l’accepter, mon jeune gentilhomme ?

– Non, monsieur, dit d’Artagnan ; je vous réponds qu’il n’ensera pas de celle-ci comme de l’autre. Je la garderai si bienqu’elle arrivera, je vous le jure, à son adresse, et malheur à ce-lui qui tenterait de me l’enlever ! »

M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade, et, laissant son jeune compatriote dans l’embrasure de la fenêtre où ils setrouvaient et où ils avaient causé ensemble, il alla s’asseoir àune table et se mit à écrire la lettre de recommandation

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promise. Pendant ce temps, d’Artagnan, qui n’avait rien demieux à faire, se mit à battre une marche contre les carreaux,regardant les mousquetaires qui s’en allaient les uns après lesautres, et les suivant du regard jusqu’à ce qu’ils eussent dispa-

ru au tournant de la rue.M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta et, se le- vant, s’approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais aumoment même où d’Artagnan étendait la main pour la rece-

 voir, M. de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire unsoubresaut, rougir de colère et s’élancer hors du cabinet encriant :

« Ah ! sangdieu ! il ne m’échappera pas, cette fois.– Et qui cela ? demanda M. de Tréville.

– Lui, mon voleur ! répondit d’Artagnan. Ah ! traître ! »Et il disparut.« Diable de fou ! murmura M. de Tréville. À moins toutefois,

ajouta-t-il, que ce ne soit une manière adroite de s’esquiver, en voyant qu’il a manqué son coup. »

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Chapitre

4L'épaule d'Athos, le baudrier de Porthos etle mouchoir d'Aramis

D’Artagnan, furieux, avait traversé l’antichambre en troisbonds et s’élançait sur l’escalier, dont il comptait descendre les

degrés quatre à quatre, lorsque, emporté par sa course, il alladonner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait de chezM. de Tréville par une porte de dégagement, et, le heurtant dufront à l’épaule, lui fit pousser un cri ou plutôt un hurlement.

« Excusez-moi, dit d’Artagnan, essayant de reprendre sacourse, excusez-moi, mais je suis pressé. »

 À peine avait-il descendu le premier escalier, qu’un poignetde fer le saisit par son écharpe et l’arrêta.

« Vous êtes pressé ! s’écria le mousquetaire, pâle comme unlinceul ; sous ce prétexte, vous me heurtez, vous dites :“Excusez-moi”, et vous croyez que cela suffit ? Pas tout à fait,mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entenduM. de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd’hui,que l’on peut nous traiter comme il nous parle ? Détrompez-

 vous, compagnon, vous n’êtes pas M. de Tréville, vous.– Ma foi, répliqua d’Artagnan, qui reconnut Athos, lequel,

après le pansement opéré par le docteur, regagnait son appar-tement, ma foi, je ne l’ai pas fait exprès, j’ai dit : “Excusez-moi.” Il me semble donc que c’est assez. Je vous répète cepen-dant, et cette fois c’est trop peut-être, parole d’honneur ! jesuis pressé, très pressé. Lâchez-moi donc, je vous prie, etlaissez-moi aller où j’ai affaire.

– Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n’êtes pas poli. On voit que vous venez de loin. »

D’Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés, mais àla remarque d’Athos il s’arrêta court.

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« Morbleu, monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n’estpas vous qui me donnerez une leçon de belles manières, je

 vous préviens.– Peut-être, dit Athos.

– Ah ! si je n’étais pas si pressé, s’écria d’Artagnan, et si jene courais pas après quelqu’un…– Monsieur l’homme pressé, vous me trouverez sans courir,

moi, entendez-vous ?– Et où cela, s’il vous plaît ?– Près des Carmes-Deschaux.– À quelle heure ?– Vers midi.– Vers midi, c’est bien, j’y serai.

– Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi un quart je vous préviens que c’est moi qui courrai après vous et vous cou-perai les oreilles à la course.

– Bon ! lui cria d’Artagnan ; on y sera à midi moins dixminutes. »

Et il se mit à courir comme si le diable l’emportait, espérantretrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devaitpas avoir conduit bien loin.

Mais, à la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux

gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l’espace d’unhomme. D’Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et ils’élança pour passer comme une flèche entre eux deux. Maisd’Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait passer, le

 vent s’engouffra dans le long manteau de Porthos, et d’Arta-gnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthosavait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentiellede son vêtement car, au lieu de laisser aller le pan qu’il tenait,il tira à lui, de sorte que d’Artagnan s’enroula dans le velourspar un mouvement de rotation qu’explique la résistance del’obstiné Porthos.

D’Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortirde dessous le manteau qui l’aveuglait, et chercha son chemindans le pli. Il redoutait surtout d’avoir porté atteinte à la fraî-cheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais, enouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collé entre lesdeux épaules de Porthos c’est-à-dire précisément sur lebaudrier.

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Hélas ! comme la plupart des choses de ce monde qui n’ontpour elles que l’apparence, le baudrier était d’or par-devant etde simple buffle par-derrière. Porthos, en vrai glorieux qu’ilétait, ne pouvant avoir un baudrier d’or tout entier, en avait au

moins la moitié : on comprenait dès lors la nécessité du rhumeet l’urgence du manteau.« Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se dé-

barrasser de d’Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous êtesdonc enragé de vous jeter comme cela sur les gens !

– Excusez-moi, dit d’Artagnan reparaissant sous l’épaule dugéant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu’un, et…

– Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, parhasard ? demanda Porthos.

– Non, répondit d’Artagnan piqué, non, et grâce à mes yeux je vois même ce que ne voient pas les autres. »

Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, selaissant aller à sa colère :

« Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous en pré- viens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.

– Étriller, monsieur ! dit d’Artagnan, le mot est dur.– C’est celui qui convient à un homme habitué à regarder en

face ses ennemis.

– Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dosaux vôtres, vous. »

Et le jeune homme, enchanté de son espièglerie, s’éloigna enriant à gorge déployée.

Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipi-ter sur d’Artagnan.

« Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n’aurezplus votre manteau.

– À une heure donc, derrière le Luxembourg.– Très bien, à une heure », répondit d’Artagnan en tournant

l’angle de la rue.Mais ni dans la rue qu’il venait de parcourir, ni dans celle

qu’il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Sidoucement qu’eût marché l’inconnu, il avait gagné du chemin ;peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D’Artagnans’informa de lui à tous ceux qu’il rencontra, descendit jusqu’aubac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge ; mais rien,absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en

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ce sens qu’à mesure que la sueur inondait son front, son cœurse refroidissait.

Il se mit alors à réfléchir sur les événements qui venaient dese passer ; ils étaient nombreux et néfastes : il était onze

heures du matin à peine, et déjà la matinée lui avait apporté ladisgrâce de M. de Tréville, qui ne pouvait manquer de trouverun peu cavalière la façon dont d’Artagnan l’avait quitté.

En outre, il avait ramassé deux bons duels avec deuxhommes capables de tuer chacun trois d’Artagnan, avec deuxmousquetaires enfin, c’est-à-dire avec deux de ces êtres qu’ilestimait si fort qu’il les mettait, dans sa pensée et dans soncœur, au-dessus de tous les autres hommes.

La conjecture était triste. Sûr d’être tué par Athos, on com-

prend que le jeune homme ne s’inquiétait pas beaucoup dePorthos. Pourtant, comme l’espérance est la dernière chose quis’éteint dans le cœur de l’homme, il en arriva à espérer qu’ilpourrait survivre, avec des blessures terribles, bien entendu, àces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l’avenirles réprimandes suivantes :

« Quel écervelé je fais, et quel butor je suis ! Ce brave etmalheureux Athos était blessé juste à l’épaule contre laquelle

 je m’en vais, moi, donner de la tête comme un bélier. La seule

chose qui m’étonne, c’est qu’il ne m’ait pas tué roide ; il enavait le droit, et la douleur que je lui ai causée a dû être atroce.Quant à Porthos ! Oh ! quant à Porthos, ma foi, c’est plus drôle.»

Et malgré lui le jeune homme se mit à rire, tout en regardantnéanmoins si ce rire isolé, et sans cause aux yeux de ceux quile voyaient rire, n’allait pas blesser quelque passant.

« Quant à Porthos, c’est plus drôle ; mais je n’en suis pasmoins un misérable étourdi. Se jette-t-on ainsi sur les genssans dire gare ! non ! et va-t-on leur regarder sous le manteaupour y voir ce qui n’y est pas ! Il m’eût pardonné bien certaine-ment ; il m’eût pardonné si je n’eusse pas été lui parler de cemaudit baudrier, à mots couverts, c’est vrai ; oui, couverts joli-ment ! Ah ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l’esprit dansla poêle à frire. Allons, d’Artagnan mon ami, continua-t-il, separlant à lui-même avec toute l’aménité qu’il croyait se devoir,si tu en réchappes, ce qui n’est pas probable, il s’agit d’être àl’avenir d’une politesse parfaite. Désormais il faut qu’on

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t’admire, qu’on te cite comme modèle. Être prévenant et poli,ce n’est pas être lâche. Regardez plutôt Aramis : Aramis, c’estla douceur, c’est la grâce en personne. Eh bien, personne s’est-il jamais avisé de dire qu’Aramis était un lâche ? Non, bien cer-

tainement, et désormais je veux en tout point me modeler surlui. Ah ! justement le voici. »D’Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé

à quelques pas de l’hôtel d’Aiguillon, et devant cet hôtel il avaitaperçu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes desgardes du roi. De son côté, Aramis aperçut d’Artagnan ; maiscomme il n’oubliait point que c’était devant ce jeune hommeque M. de Tréville s’était si fort emporté le matin, et qu’un té-moin des reproches que les mousquetaires avaient reçus ne lui

était d’aucune façon agréable, il fit semblant de ne pas le voir.D’Artagnan, tout entier au contraire à ses plans de conciliationet de courtoisie, s’approcha des quatre jeunes gens en leur fai-sant un grand salut accompagné du plus gracieux sourire. Ara-mis inclina légèrement la tête, mais ne sourit point. Tousquatre, au reste, interrompirent à l’instant même leurconversation.

D’Artagnan n’était pas assez niais pour ne point s’apercevoirqu’il était de trop ; mais il n’était pas encore assez rompu aux

façons du beau monde pour se tirer galamment d’une situationfausse comme l’est, en général, celle d’un homme qui est venuse mêler à des gens qu’il connaît à peine et à une conversationqui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un moyende faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu’il re-marqua qu’Aramis avait laissé tomber son mouchoir et, parmégarde sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment luiparut arrivé de réparer son inconvenance : il se baissa, et del’air le plus gracieux qu’il pût trouver, il tira le mouchoir dedessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-cifît pour le retenir, et lui dit en le lui remettant :

« Je crois, monsieur que voici un mouchoir que vous seriezfâché de perdre. »

Le mouchoir était en effet richement brodé et portait unecouronne et des armes à l’un de ses coins. Aramis rougit exces-sivement et arracha plutôt qu’il ne prit le mouchoir des mainsdu Gascon.

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« Ah ! Ah ! s’écria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cettegracieuse dame a l’obligeance de te prêter ses mouchoirs ? »

 Aramis lança à d’Artagnan un de ces regards qui font com-

prendre à un homme qu’il vient de s’acquérir un ennemi mor-tel ; puis, reprenant son air doucereux :« Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n’est pas

à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de mele remettre plutôt qu’à l’un de vous, et la preuve de ce que jedis, c’est que voici le mien dans ma poche. »

 À ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort élé-gant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fût chère àcette époque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et orné

d’un seul chiffre, celui de son propriétaire.Cette fois, d’Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa

bévue ; mais les amis d’Aramis ne se laissèrent pas convaincrepar ses dénégations, et l’un d’eux, s’adressant au jeune mous-quetaire avec un sérieux affecté :

« Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé,mon cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais,Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu’on fassetrophée des effets de sa femme.

– Tu demandes cela mal, répondit Aramis, et tout en recon-naissant la justesse de ta réclamation quant au fond, je refuse-rais à cause de la forme.

– Le fait est, hasarda timidement d’Artagnan, que je n’ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pieddessus, voilà tout, et j’ai pensé que, puisqu’il avait le pied des-sus, le mouchoir était à lui.

– Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur », réponditfroidement Aramis, peu sensible à la réparation.

Puis, se retournant vers celui des gardes qui s’était déclarél’ami de Bois-Tracy :

« D’ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon cher intime deBois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peuxl’être toi-même ; de sorte qu’à la rigueur ce mouchoir peut aus-si bien être sorti de ta poche que de la mienne.

– Non, sur mon honneur ! s’écria le garde de Sa Majesté.

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– Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole et alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisonsmieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.

– Du mouchoir ?

– Oui.– Parfaitement, s’écrièrent les deux autres gardes, le juge-ment du roi Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein desagesse. »

Les jeunes gens éclatèrent de rire, et comme on le pensebien, l’affaire n’eut pas d’autre suite. Au bout d’un instant, laconversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire,après s’être cordialement serré la main, tirèrent, les troisgardes de leur côté et Aramis du sien.

« Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme »,se dit à part lui d’Artagnan, qui s’était tenu un peu à l’écartpendant toute la dernière partie de cette conversation. Et, surce bon sentiment, se rapprochant d’Aramis, qui s’éloignait sansfaire autrement attention à lui :

« Monsieur, lui dit-il, vous m’excuserez, je l’espère.– Ah ! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous

faire observer que vous n’avez point agi en cette circonstancecomme un galant homme le devait faire.

– Quoi, monsieur ! s’écria d’Artagnan, vous supposez…– Je suppose, monsieur, que vous n’êtes pas un sot, et que

 vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu’on nemarche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Quediable ! Paris n’est point pavé en batiste.

– Monsieur, vous avez tort de chercher à m’humilier, dit d’Ar-tagnan, chez qui le naturel querelleur commençait à parlerplus haut que les résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne,c’est vrai, et puisque vous le savez, je n’aurai pas besoin de

 vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que,lorsqu’ils se sont excusés une fois, fût-ce d’une sottise, ils sontconvaincus qu’ils ont déjà fait moitié plus qu’ils ne devaientfaire.

– Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n’estpoint pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suispas un spadassin, et n’étant mousquetaire que par intérim, jene me bats que lorsque j’y suis forcé, et toujours avec une

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grande répugnance ; mais cette fois l’affaire est grave, car voi-ci une dame compromise par vous.

– Par nous, c’est-à-dire, s’écria d’Artagnan.– Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le

mouchoir ?– Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber ?– J’ai dit et je répète, monsieur, que ce mouchoir n’est point

sorti de ma poche.– Eh bien, vous en avez menti deux fois, monsieur, car je l’en

ai vu sortir, moi !– Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon ! eh

bien, je vous apprendrai à vivre.– Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l’abbé !

Dégainez, s’il vous plaît, et à l’instant même.– Non pas, s’il vous plaît, mon bel ami ; non, pas ici, du

moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l’hôteld’Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal ? Qui medit que ce n’est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui pro-curer ma tête ? Or j’y tiens ridiculement, à ma tête, attenduqu’elle me semble aller assez correctement à mes épaules. Je

 veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout dou-cement, dans un endroit clos et couvert, là où vous ne puissiez

 vous vanter de votre mort à personne.– Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre

mouchoir, qu’il vous appartienne ou non ; peut-être aurez-vousl’occasion de vous en servir.

– Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.– Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence ?– La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux

mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d’Église,et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiensà rester prudent. À deux heures, j’aurai l’honneur de vous at-tendre à l’hôtel de M. de Tréville. Là je vous indiquerai lesbons endroits. »

Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis s’éloigna enremontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis qued’Artagnan, voyant que l’heure s’avançait, prenait le chemindes Carmes-Deschaux, tout en disant à part soi :

« Décidément, je n’en puis pas revenir ; mais au moins, si jesuis tué, je serai tué par un mousquetaire. »

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Chapitre

5Les mousquetaires du Roi et le gardes de M.le cardinal

D’Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il alla donc aurendez-vous d’Athos sans amener de second, résolu de se

contenter de ceux qu’aurait choisis son adversaire. D’ailleursson intention était formelle de faire au brave mousquetairetoutes les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignantqu’il ne résultât de ce duel ce qui résulte toujours de fâcheux,dans une affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigou-reux se bat contre un adversaire blessé et affaibli : vaincu, ildouble le triomphe de son antagoniste ; vainqueur, il est accu-sé de forfaiture et de facile audace.

 Au reste, ou nous avons mal exposé le caractère de notrechercheur d’aventures, ou notre lecteur a déjà dû remarquerque d’Artagnan n’était point un homme ordinaire. Aussi, touten se répétant à lui-même que sa mort était inévitable, il ne serésigna point à mourir tout doucettement, comme un autremoins courageux et moins modéré que lui eût fait à sa place. Ilréfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il al-lait se battre, et commença à voir plus clair dans sa situation. Ilespérait, grâce aux excuses loyales qu’il lui réservait, se faireun ami d’Athos, dont l’air grand seigneur et la mine austère luiagréaient fort. Il se flattait de faire peur à Porthos avec l’aven-ture du baudrier, qu’il pouvait, s’il n’était pas tué sur le coup,raconter à tout le monde, récit qui, poussé adroitement àl’effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au sour-nois Aramis, il n’en avait pas très grand-peur, et en supposantqu’il arrivât jusqu’à lui, il se chargeait de l’expédier bel et bien,ou du moins en le frappant au visage, comme César avait re-commandé de faire aux soldats de Pompée, d’endommager à

tout jamais cette beauté dont il était si fier.

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Ensuite il y avait chez d’Artagnan ce fonds inébranlable derésolution qu’avaient déposé dans son cœur les conseils de sonpère, conseils dont la substance était : « Ne rien souffrir depersonne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville. » Il vola

donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent des Carmes Dé-chaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque,sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succur-sale du Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux ren-contres des gens qui n’avaient pas de temps à perdre.

Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit terrain vague quis’étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinqminutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuelcomme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l’égard

des duels n’avait rien a dire. Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure,

quoiqu’elle eût été pansée à neuf par le chirurgien de M. deTréville, s’était assis sur une borne et attendait son adversaireavec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l’aban-donnaient jamais. À l’aspect de d’Artagnan, il se leva et fit poli-ment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son côté,n’aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plumetraînant jusqu’à terre.

« Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux de mes amis quime serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point en-core arrivés. Je m’étonne qu’ils tardent : ce n’est pas leurhabitude.

– Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d’Artagnan, cararrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personneque M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon pèrequi a l’honneur d’être quelque peu de ses amis. »

 Athos réfléchit un instant.« Vous ne connaissez que M. de Tréville ? demanda-t-il.– Oui, monsieur, je ne connais que lui.– Ah çà, mais…, continua Athos parlant moitié à lui-même,

moitié à d’Artagnan, ah… çà, mais si je vous tue, j’aurai l’aird’un mangeur d’enfants, moi !

– Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan avec un salut quine manquait pas de dignité ; pas trop, puisque vous me faitesl’honneur de tirer l’épée contre moi avec une blessure dont

 vous devez être fort incommodé.

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– Très incommodé, sur ma parole, et vous m’avez fait un maldu diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche,c’est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez doncpas que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux

mains ; et il y aura même désavantage pour vous : un gaucherest très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je re-grette de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cettecirconstance.

– Vous êtes vraiment, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinantde nouveau, d’une courtoisie dont je vous suis on ne peut plusreconnaissant.

– Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de gen-tilhomme ; causons donc d’autre chose, je vous prie, à moins

que cela ne vous soit désagréable. Ah ! sangbleu ! que vousm’avez fait mal ! l’épaule me brûle.

– Si vous vouliez permettre…, dit d’Artagnan avec timidité.– Quoi, monsieur ?– J’ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui

me vient de ma mère, et dont j’ai fait l’épreuve sur moi-même.– Eh bien ?– Eh bien, je suis sûr qu’en moins de trois jours ce baume

 vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez gué-

ri : eh bien, monsieur, ce me serait toujours un grand honneurd’être votre homme. »

D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait hon-neur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte à soncourage.

« Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui meplaît, non pas que je l’accepte, mais elle sent son gentilhommed’une lieue. C’est ainsi que parlaient et faisaient ces preux dutemps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercherà se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus autemps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. lecardinal, et d’ici à trois jours on saurait, si bien gardé que soitle secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre, etl’on s’opposerait à notre combat. Ah çà, mais ! ces flâneurs ne

 viendront donc pas ?– Si vous êtes pressé, monsieur, dit d’Artagnan à Athos avec

la même simplicité qu’un instant auparavant il lui avait propo-sé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé et qu’il

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 vous plaise de m’expédier tout de suite, ne vous gênez pas, je vous en prie.

– Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant ungracieux signe de tête à d’Artagnan, il n’est point d’un homme

sans cervelle, et il est à coup sûr d’un homme de cœur. Mon-sieur, j’aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nousne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus tard un vrai plaisirdans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie,

 j’ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, jecrois. »

En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait à appa-raître le gigantesque Porthos.

« Quoi ! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est M.

Porthos ?– Oui, cela vous contrarie-t-il ?– Non, aucunement.– Et voici le second. »D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos, et recon-

nut Aramis.« Quoi ! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première

fois, votre second témoin est M. Aramis ?– Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais

l’un sans l’autre, et qu’on nous appelle, dans les mousquetaireset dans les gardes, à la cour et à la ville, Athos, Porthos et Ara-mis ou les trois inséparables ? Après cela, comme vous arrivezde Dax ou de Pau…

– De Tarbes, dit d’Artagnan.–… Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.– Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs,

et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moinsque votre union n’est point fondée sur les contrastes. »

Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué dela main Athos ; puis, se retournant vers d’Artagnan, il était res-té tout étonné.

Disons, en passant, qu’il avait changé de baudrier et quittéson manteau.

« Ah ! ah ! fit-il, qu’est-ce que cela ?– C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant

de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.– C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.

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– Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.– Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit Aramis

en arrivant à son tour sur le terrain.– Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le même

calme.– Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.

– Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule ; et toi,Porthos ?

– Ma foi, je me bats parce que je me bats », répondit Porthosen rougissant.

 Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur leslèvres du Gascon.

« Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeunehomme.

– Et toi, Aramis ? demanda Athos.– Moi, je me bats pour cause de théologie », répondit Aramis

tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de tenir se-crète la cause de son duel.

 Athos vit passer un second sourire sur les lèvres ded’Artagnan.

« Vraiment, dit Athos.

– Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommespas d’accord, dit le Gascon.

– Décidément c’est un homme d’esprit, murmura Athos.– Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs, dit

d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. » À ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un

sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe né-gatif fut la réponse d’Aramis.

« Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan enrelevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon desoleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demandeexcuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à toustrois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôtebeaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos, et cequi rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et mainte-nant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de celaseulement, et en garde ! »

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 À ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d’Ar-tagnan tira son épée.

Le sang était monté à la tête de d’Artagnan, et dans ce mo-ment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du

royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith et l’em-

placement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait expo-sé à toute son ardeur.

« Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour, etcependant je ne saurais ôter mon pourpoint ; car, tout à l’heureencore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais degêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait pas

tiré lui-même.– C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre ou

par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du re-gret le sang d’un aussi brave gentilhomme ; je me battrai doncen pourpoint comme vous.

– Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments commecela, et songez que nous attendons notre tour.

– Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire depareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à moi, je

trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites ettout à fait dignes de deux gentilshommes.

– Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant engarde.

– J’attendais vos ordres », dit d’Artagnan en croisant le fer.Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se tou-

chant, qu’une escouade des gardes de Son Éminence, comman-dée par M. de Jussac, se montra à l’angle du couvent.

« Les gardes du cardinal ! s’écrièrent à la fois Porthos et Ara-mis. L’épée au fourreau, messieurs ! l’épée au fourreau !

Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient été vusdans une pose qui ne permettait pas de douter de leursintentions.

« Holà ! cria Jussac en s’avançant vers eux et en faisantsigne à ses hommes d’en faire autant, holà ! mousquetaires, onse bat donc ici ? Et les édits, qu’en faisons-nous ?

– Vous êtes bien généreux, messieurs les gardes, dit Athosplein de rancune, car Jussac était l’un des agresseurs de

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l’avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous réponds,moi, que nous nous garderions bien de vous en empêcher.Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sansprendre aucune peine.

– Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret que je vousdéclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.Rengainez donc, s’il vous plaît, et nous suivez.

– Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec ungrand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation, sicela dépendait de nous ; mais malheureusement la chose estimpossible : M. de Tréville nous l’a défendu. Passez donc votrechemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire. »

Cette raillerie exaspéra Jussac.

« Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.– Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que

trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici,car je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine.»

 Alors Porthos et Aramis se rapprochèrent à l’instant les unsdes autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.

Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour prendre son parti :c’était là un de ces événements qui décident de la vie d’un

homme, c’était un choix à faire entre le roi et le cardinal ; cechoix fait, il allait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire désobéirà la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-à-dire se faire d’unseul coup l’ennemi d’un ministre plus puissant que le roi lui-même : voilà ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à salouange, il n’hésita point une seconde. Se tournant donc vers

 Athos et ses amis :« Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous plaît, quelque

chose à vos paroles. Vous avez dit que vous n’étiez que trois,mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.

– Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.– C’est vrai, répondit d’Artagnan ; je n’ai pas l’habit, mais j’ai

l’âme. Mon cœur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur,et cela m’entraîne.

– Écartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute àses gestes et à l’expression de son visage avait deviné le des-sein de d’Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consen-tons. Sauvez votre peau ; allez vite. »

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D’Artagnan ne bougea point.« Décidément vous êtes un joli garçon, dit Athos en serrant

la main du jeune homme.– Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.

– Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.– Monsieur est plein de générosité », dit Athos.Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d’Artagnan et re-

doutaient son inexpérience.« Nous ne serons que trois, dont un blessé, plus un enfant,

reprit Athos, et l’on n’en dira pas moins que nous étions quatrehommes.

– Oui, mais reculer ! dit Porthos.– C’est difficile », reprit Athos.

D’Artagnan comprit leur irrésolution.« Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur

l’honneur que je ne veux pas m’en aller d’ici si nous sommes vaincus.

– Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.– D’Artagnan, monsieur.– Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, en avant !

cria Athos.– Eh bien, voyons, messieurs, vous décidez-vous à vous déci-

der ? cria pour la troisième fois Jussac.– C’est fait, messieurs, dit Athos.– Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.Nous allons avoir l’honneur de vous charger, répondit Aramis

en levant son chapeau d’une main et tirant son épée de l’autre.– Ah ! vous résistez ! s’écria Jussac.– Sangdieu ! cela vous étonne ? »Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les

autres avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode. Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos

eut Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-

même.Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine, non

pas de peur, Dieu merci ! il n’en avait pas l’ombre, mais d’ému-lation ; il se battait comme un tigre en fureur, tournant dix foisautour de son adversaire, changeant vingt fois ses gardes etson terrain. Jussac était, comme on le disait alors, friand de la

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lame, et avait fort pratiqué ; cependant il avait toutes lespeines du monde à se défendre contre un adversaire qui, agileet bondissant, s’écartait à tout moment des règles reçues, atta-quant de tous côtés à la fois, et tout cela en parant en homme

qui a le plus grand respect pour son épiderme.Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac. Fu-rieux d’être tenu en échec par celui qu’il avait regardé commeun enfant, il s’échauffa et commença à faire des fautes. D’Arta-gnan, qui, à défaut de la pratique, avait une profonde théorie,redoubla d’agilité. Jussac, voulant en finir, porta un coup ter-rible à son adversaire en se fendant à fond ; mais celui-ci paraprime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme unserpent sous son fer, il lui passa son épée au travers du corps.

 Jussac tomba comme une masse.D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et rapide sur le

champ de bataille. Aramis avait déjà tué un de ses adversaires ; mais l’autre le

pressait vivement. Cependant Aramis était en bonne situationet pouvait encore se défendre.

Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourré : Porthosavait reçu un coup d’épée au travers du bras, et Biscarat autravers de la cuisse. Mais comme ni l’une ni l’autre des deux

blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient qu’avec plusd’acharnement.

 Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à vue d’œil,mais il ne reculait pas d’une semelle : il avait seulement chan-gé son épée de main, et se battait de la main gauche.

D’Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvaitsecourir quelqu’un ; pendant qu’il cherchait du regard celui deses compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coupd’œil d’Athos. Ce coup d’œil était d’une éloquence sublime.

 Athos serait mort plutôt que d’appeler au secours ; mais il pou- vait regarder, et du regard demander un appui. D’Artagnan ledevina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac encriant :

« À moi, monsieur le garde, je vous tue ! »Cahusac se retourna ; il était temps. Athos, que son extrême

courage soutenait seul, tomba sur un genou.« Sangdieu ! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez pas, jeune

homme, je vous en prie ; j’ai une vieille affaire à terminer avec

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lui, quand je serai guéri et bien portant. Désarmez-leseulement, liez-lui l’épée. C’est cela. Bien ! très bien ! »

Cette exclamation était arrachée à Athos par l’épée de Cahu-sac qui sautait à vingt pas de lui. D’Artagnan et Cahusac

s’élancèrent ensemble, l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’enemparer ; mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et mitle pied dessus.

Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué Aramis, s’em-para de sa rapière, et voulut revenir à d’Artagnan ; mais surson chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette pause d’uninstant que lui avait procurée d’Artagnan, avait repris haleine,et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui tuât son ennemi, vou-lait recommencer le combat.

D’Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de nepas le laisser faire. En effet, quelques secondes après, Cahusactomba la gorge traversée d’un coup d’épée.

 Au même instant, Aramis appuyait son épée contre la poi-trine de son adversaire renversé, et le forçait à demandermerci.

Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaron-nades, demandant à Biscarat quelle heure il pouvait bien être,et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d’ob-

tenir son frère dans le régiment de Navarre ; mais tout enraillant, il ne gagnait rien. Biscarat était un de ces hommes defer qui ne tombent que morts.

Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver etprendre tous les combattants, blessés ou non, royalistes ou car-dinalistes. Athos, Aramis et d’Artagnan entourèrent Biscarat etle sommèrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avecun coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Biscarat voulait te-nir ; mais Jussac, qui s’était élevé sur son coude, lui cria de serendre. Biscarat était un Gascon comme d’Artagnan ; il fit lasourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades,trouvant le temps de désigner, du bout de son épée, une placeà terre :

« Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Bisca-rat, seul de ceux qui sont avec lui.

– Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l’ordonne.– Ah ! si tu l’ordonnes, c’est autre chose, dit Biscarat, comme

tu es mon brigadier, je dois obéir. »

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Et, faisant un bond en arrière, il cassa son épée sur son ge-nou pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux pardessus lemur du couvent et se croisa les bras en sifflant un aircardinaliste.

La bravoure est toujours respectée, même dans un ennemi.Les mousquetaires saluèrent Biscarat de leurs épées et les re-mirent au fourreau. D’Artagnan en fit autant, puis, aidé de Bis-carat, le seul qui fut resté debout, il porta sous le porche ducouvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d’Aramis quin’était que blessé. Le quatrième, comme nous l’avons dit, étaitmort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre épéessur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie vers l’hôtel de M. deTréville. On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la

rue, et accostant chaque mousquetaire qu’ils rencontraient, sibien qu’à la fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de d’Ar-tagnan nageait dans l’ivresse, il marchait entre Athos et Por-thos en les étreignant tendrement.

« Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il à ses nouveauxamis en franchissant la porte de l’hôtel de M. de Tréville, aumoins me voilà reçu apprenti, n’est-ce pas ? »

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Chapitre

6Sa Majesté le Roi Louis Treizième

L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup touthaut contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas ; maiscomme il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi,

M. de Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il était déjàtrop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et l’on dit à M.de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en cemoment. Le soir, M. de Tréville vint au jeu du roi. Le roi ga-gnait, et comme Sa Majesté était fort avare, elle était d’excel-lente humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperçut Tréville :

« Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vousgronde ; savez-vous que Son Éminence est venue me faire desplaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle émotion,

que ce soir Son Éminence en est malade ? Ah çà, mais ce sontdes diables à quatre, des gens à pendre, que vosmousquetaires !

– Non, Sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup d’œilcomment la chose allait tourner ; non, tout au contraire, cesont de bonnes créatures, douces comme des agneaux, et quin’ont qu’un désir, je m’en ferais garant : c’est que leur épée nesorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté. Mais,que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse à

leur chercher querelle, et, pour l’honneur même du corps, lespauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.

– Écoutez M. de Tréville ! dit le roi, écoutez-le ! ne dirait-onpas qu’il parle d’une communauté religieuse ! En vérité, moncher capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet et de le don-ner à Mlle de Chémerault, à laquelle j’ai promis une abbaye.Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. Onm’appelle Louis le Juste, monsieur de Tréville, et tout à l’heure,tout à l’heure nous verrons.

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– Ah ! c’est parce que je me fie à cette justice, Sire, que j’at-tendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de VotreMajesté.

– Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne

 vous ferai pas longtemps attendre. »En effet, la chance tournait, et comme le roi commençait àperdre ce qu’il avait gagné, il n’était pas fâché de trouver unprétexte pour faire – qu’on nous passe cette expression de

 joueur, dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas l’origine–, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d’un ins-tant, et mettant dans sa poche l’argent qui était devant lui etdont la majeure partie venait de son gain :

« La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle à

M. de Tréville pour affaire d’importance. Ah !… j’avais quatre- vingts louis devant moi ; mettez la même somme, afin que ceuxqui ont perdu n’aient point à se plaindre. La justice avant tout.»

Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec lui vers l’embrasure d’une fenêtre :

« Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont lesgardes de l’Éminentissime qui ont été chercher querelle à vosmousquetaires ?

– Oui, Sire, comme toujours.– Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le

savez, mon cher capitaine, il faut qu’un juge écoute les deuxparties.

– Ah ! mon Dieu ! de la façon la plus simple et la plus natu-relle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majestéconnaît de nom et dont elle a plus d’une fois apprécié le dé-

 vouement, et qui ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort àcœur ; – trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Por-thos et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeunecadet de Gascogne que je leur avais recommandé le matinmême. La partie allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ilss’étaient donné rendez-vous aux Carmes-Deschaux, lorsqu’ellefut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, etdeux autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nom-breuse compagnie sans mauvaise intention contre les édits.

– Ah ! ah ! vous m’y faites penser, dit le roi : sans doute, ils venaient pour se battre eux-mêmes.

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– Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majesté ap-précier ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans unlieu aussi désert que le sont les environs du couvent desCarmes.

– Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.– Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changéd’idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine decorps ; car Votre Majesté n’ignore pas que les mousquetaires,qui sont au roi et rien qu’au roi, sont les ennemis naturels desgardes, qui sont à M. le cardinal.

– Oui, Tréville, oui, dit le roi mélancoliquement, et c’est bientriste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deuxtêtes à la royauté ; mais tout cela finira, Tréville, tout cela fini-

ra. Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle auxmousquetaires ?

– Je dis qu’il est probable que les choses se sont passées ain-si, mais je n’en jure pas, Sire. Vous savez combien la vérité estdifficile à connaître, et à moins d’être doué de cet instinct ad-mirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste…

– Et vous avez raison, Tréville ; mais ils n’étaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?

– Oui, Sire, et un homme blessé, de sorte que trois mousque-

taires du roi, dont un blessé, et un enfant, non seulement onttenu tête à cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal,mais encore en ont porté quatre à terre.

– Mais c’est une victoire, cela ! s’écria le roi tout rayonnant ;une victoire complète !

– Oui, Sire, aussi complète que celle du pont de Cé.– Quatre hommes, dont un blessé, et un enfant, dites-vous ?– Un jeune homme à peine ; lequel s’est même si parfaite-

ment conduit en cette occasion, que je prendrai la liberté de lerecommander à Votre Majesté.

– Comment s’appelle-t-il ?– D’Artagnan, Sire. C’est le fils d’un de mes plus anciens

amis ; le fils d’un homme qui a fait avec le roi votre père, deglorieuse mémoire, la guerre de partisan.

– Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce jeune homme ?Racontez-moi cela, Tréville ; vous savez que j’aime les récits deguerre et de combat. »

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Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se po-sant sur la hanche.

« Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit M. d’Artagnanest presque un enfant, et comme il n’a pas l’honneur d’être

mousquetaire, il était en habit bourgeois ; les gardes de M. lecardinal, reconnaissant sa grande jeunesse et, de plus, qu’ilétait étranger au corps, l’invitèrent donc à se retirer avantqu’ils attaquassent.

– Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que cesont eux qui ont attaqué.

– C’est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le sommèrentdonc de se retirer ; mais il répondit qu’il était mousquetaire decœur et tout à Sa Majesté, qu’ainsi donc il resterait avec mes-

sieurs les mousquetaires.– Brave jeune homme ! murmura le roi.– En effet, il demeura avec eux ; et Votre Majesté a là un si

ferme champion, que ce fut lui qui donna à Jussac ce terriblecoup d’épée qui met si fort en colère M. le cardinal.

– C’est lui qui a blessé Jussac ? s’écria le roi ; lui, un enfant !Ceci, Tréville, c’est impossible.

– C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté.– Jussac, une des premières lames du royaume !

– Eh bien, Sire ! il a trouvé son maître.– Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux le voir, et si

l’on peut faire quelque chose, eh bien, nous nous enoccuperons.

– Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir ?– Demain à midi, Tréville.– L’amènerai-je seul ?– Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les

remercier tous à la fois ; les hommes dévoués sont rares, Tré- ville, et il faut récompenser le dévouement.

– À midi, Sire, nous serons au Louvre.– Ah ! par le petit escalier, Tréville, par le petit escalier. Il est

inutile que le cardinal sache…– Oui, Sire.– Vous comprenez, Tréville, un édit est toujours un édit ; il

est défendu de se battre, au bout du compte.– Mais cette rencontre, Sire, sort tout à fait des conditions

ordinaires d’un duel : c’est une rixe, et la preuve, c’est qu’ils

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étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaireset M. d’Artagnan.

– C’est juste, dit le roi ; mais n’importe, Tréville, venez tou- jours par le petit escalier. »

Tréville sourit. Mais comme c’était déjà beaucoup pour luid’avoir obtenu de cet enfant qu’il se révoltât contre son maître,il salua respectueusement le roi, et avec son agrément pritcongé de lui.

Dès le soir même, les trois mousquetaires furent prévenus del’honneur qui leur était accordé. Comme ils connaissaient de-puis longtemps le roi, ils n’en furent pas trop échauffés : maisd’Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune à

 venir, et passa la nuit à faire des rêves d’or. Aussi, dès huit

heures du matin, était-il chez Athos.D’Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et prêt à sor-

tir. Comme on n’avait rendez-vous chez le roi qu’à midi, il avaitformé le projet, avec Porthos et Aramis, d’aller faire une partiede paume dans un tripot situé tout près des écuries du Luxem-bourg. Athos invita d’Artagnan à les suivre, et malgré son igno-rance de ce jeu, auquel il n’avait jamais joué, celui-ci accepta,ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du ma-tin qu’il était à peine jusqu’à midi.

Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient en-semble. Athos, qui était très fort à tous les exercices du corps,passa avec d’Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais aupremier mouvement qu’il essaya, quoiqu’il jouât de la maingauche, il comprit que sa blessure était encore trop récentepour lui permettre un pareil exercice. D’Artagnan resta doncseul, et comme il déclara qu’il était trop maladroit pour soute-nir une partie en règle, on continua seulement à s’envoyer desballes sans compter le jeu. Mais une de ces balles, lancée parle poignet herculéen de Porthos, passa si près du visage ded’Artagnan, qu’il pensa que si, au lieu de passer à côté, elle eûtdonné dedans, son audience était probablement perdue, atten-du qu’il lui eût été de toute impossibilité de se présenter chezle roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination gas-conne, dépendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et

 Aramis, déclarant qu’il ne reprendrait la partie que lorsqu’il se-rait en état de leur tenir tête, et il s’en revint prendre placeprès de la corde et dans la galerie.

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Malheureusement pour d’Artagnan, parmi les spectateurs setrouvait un garde de Son Éminence, lequel, tout échauffé en-core de la défaite de ses compagnons, arrivée la veille seule-ment, s’était promis de saisir la première occasion de la ven-

ger. Il crut donc que cette occasion était venue, et s’adressantà son voisin :« Il n’est pas étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur

d’une balle, c’est sans doute un apprenti mousquetaire. »D’Artagnan se retourna comme si un serpent l’eût mordu, et

regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolentpropos.

« Pardieu ! reprit celui-ci en frisant insolemment, samoustache, regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit

monsieur, j’ai dit ce que j’ai dit.– Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos

paroles aient besoin d’explication, répondit d’Artagnan à voixbasse, je vous prierai de me suivre.

– Et quand cela ? demanda le garde avec le même airrailleur.

– Tout de suite, s’il vous plaît.– Et vous savez qui je suis, sans doute ?–Moi, je l’ignore complètement, et je ne m’en inquiète guère.

– Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-êtreseriez-vous moins pressé.

– Comment vous appelez-vous ?– Bernajoux, pour vous servir.– Eh bien, monsieur Bernajoux, dit tranquillement d’Arta-

gnan, je vais vous attendre sur la porte.– Allez, monsieur, je vous suis.– Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu’on ne s’aperçoive

pas que nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ceque nous allons faire, trop de monde nous gênerait.

– C’est bien », répondit le garde, étonné que son nom n’eûtpas produit plus d’effet sur le jeune homme.

En effet, le nom de Bernajoux était connu de tout le monde,de d’Artagnan seul excepté, peut-être ; car c’était un de ceuxqui figuraient le plus souvent dans les rixes journalières quetous les édits du roi et du cardinal n’avaient pu réprimer.

Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie, et Athosles regardait avec tant d’attention, qu’ils ne virent pas même

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sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu’il l’avait dit augarde de Son Éminence, s’arrêta sur la porte ; un instantaprès, celui-ci descendit à son tour. Comme d’Artagnan n’avaitpas de temps à perdre, vu l’audience du roi qui était fixée à mi-

di, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue étaitdéserte :« Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour

 vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n’avoir affairequ’à un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, jeferai de mon mieux. En garde !

– Mais, dit celui que d’Artagnan provoquait ainsi, il mesemble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serionsmieux derrière l’abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-

Clercs.– Ce que vous dites est plein de sens, répondit d’Artagnan ;

malheureusement j’ai peu de temps à moi, ayant un rendez- vous à midi juste. En garde donc, monsieur, en garde ! »

Bernajoux n’était pas homme à se faire répéter deux fois unpareil compliment. Au même instant son épée brilla à sa main,et il fondit sur son adversaire que, grâce à sa grande jeunesse,il espérait intimider.

Mais d’Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout

frais émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future faveur, ilétait résolu à ne pas reculer d’un pas : aussi les deux fers setrouvèrent-ils engagés jusqu’à la garde, et comme d’Artagnantenait ferme à sa place, ce fut son adversaire qui fit un pas deretraite. Mais d’Artagnan saisit le moment où, dans ce mouve-ment, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il dégagea, se fen-dit et toucha son adversaire à l’épaule. Aussitôt d’Artagnan, àson tour, fit un pas de retraite et releva son épée ; mais Berna-

 joux lui cria que ce n’était rien, et se fendant aveuglément surlui, il s’enferra de lui-même. Cependant, comme il ne tombaitpas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que seulement ilrompait du côté de l’hôtel de M. de La Trémouille au serviceduquel il avait un parent, d’Artagnan, ignorant lui-même lagravité de la dernière blessure que son adversaire avait reçue,le pressait vivement, et sans doute allait l’achever d’un troi-sième coup, lorsque la rumeur qui s’élevait de la rue s’étantétendue jusqu’au jeu de paume, deux des amis du garde, quil’avaient entendu échanger quelques paroles avec d’Artagnan

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et qui l’avaient vu sortir à la suite de ces paroles, se précipi-tèrent l’épée à la main hors du tripot et tombèrent sur le vain-queur. Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent à leurtour et au moment où les deux gardes attaquaient leur jeune

camarade, les forcèrent à se retourner. En ce moment Berna- joux tomba ; et comme les gardes étaient seulement deuxcontre quatre, ils se mirent à crier : « À nous, l’hôtel de La Tré-mouille ! » À ces cris, tout ce qui était dans l’hôtel sortit, seruant sur les quatre compagnons, qui de leur côté se mirent àcrier : « À nous, mousquetaires ! »

Ce cri était ordinairement entendu ; car on savait les mous-quetaires ennemis de Son Éminence, et on les aimait pour lahaine qu’ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres

compagnies que celles appartenant au duc Rouge, commel’avait appelé Aramis, prenaient-ils en général parti dans cessortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De troisgardes de la compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux

 vinrent donc en aide aux quatre compagnons, tandis quel’autre courait à l’hôtel de M. de Tréville, criant : « À nous,mousquetaires, à nous ! » Comme d’habitude, l’hôtel de M. deTréville était plein de soldats de cette arme, qui accoururentau secours de leurs camarades ; la mêlée devint générale, mais

la force était aux mousquetaires : les gardes du cardinal et lesgens de M. de La Trémouille se retirèrent dans l’hôtel, dont ilsfermèrent les portes assez à temps pour empêcher que leursennemis n’y fissent irruption en même temps qu’eux. Quant aublessé, il y avait été tout d’abord transporté et, comme nousl’avons dit, en fort mauvais état.

L’agitation était à son comble parmi les mousquetaires etleurs alliés, et l’on délibérait déjà si, pour punir l’insolencequ’avaient eue les domestiques de M. de La Trémouille de faireune sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait pas lefeu à son hôtel. La proposition en avait été faite et accueillieavec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures son-nèrent ; d’Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leuraudience, et comme ils eussent regretté que l’on fît un si beaucoup sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. On se contentadonc de jeter quelques pavés dans les portes, mais les portesrésistèrent : alors on se lassa ; d’ailleurs ceux qui devaient êtreregardés comme les chefs de l’entreprise avaient depuis un

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instant quitté le groupe et s’acheminaient vers l’hôtel de M. deTréville, qui les attendait, déjà au courant de cette algarade.

« Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, ettâchons de voir le roi avant qu’il soit prévenu par le cardinal ;

nous lui raconterons la chose comme une suite de l’affaired’hier, et les deux passeront ensemble. »M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes gens, s’ache-

mina donc vers le Louvre ; mais, au grand étonnement du capi-taine des mousquetaires, on lui annonça que le roi était allécourre le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M. de Tréville sefit répéter deux fois cette nouvelle, et à chaque fois ses compa-gnons virent son visage se rembrunir.

« Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait dès hier le projet

de faire cette chasse ?– Non, Votre Excellence, répondit le valet de chambre, c’est

le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu’on avaitdétourné cette nuit un cerf à son intention. Il a d’abord répon-du qu’il n’irait pas, puis il n’a pas su résister au plaisir que luipromettait cette chasse, et après le dîner il est parti.

– Et le roi a-t-il vu le cardinal ? demanda M. de Tréville.– Selon toute probabilité, répondit le valet de chambre, car

 j’ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Éminence, j’ai

demandé où elle allait, et l’on m’a répondu : “À Saint-Germain.”

– Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville, messieurs, je verrai le roi ce soir ; mais quant à vous, je ne vous conseillepas de vous y hasarder. »

L’avis était trop raisonnable et surtout venait d’un hommequi connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunesgens essayassent de le combattre. M. de Tréville les invitadonc à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles.

En entrant à son hôtel, M. de Tréville songea qu’il fallaitprendre date en portant plainte le premier. Il envoya un de sesdomestiques chez M. de La Trémouille avec une lettre dans la-quelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M. lecardinal, et de réprimander ses gens de l’audace qu’ils avaienteue de faire leur sortie contre les mousquetaires. Mais M. deLa Trémouille, déjà prévenu par son écuyer dont, comme on lesait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre que ce n’était nià M. de Tréville, ni à ses mousquetaires de se plaindre, mais

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bien au contraire à lui dont les mousquetaires avaient chargéles gens et voulu brûler l’hôtel. Or, comme le débat entre cesdeux seigneurs eût pu durer longtemps, chacun devant naturel-lement s’entêter dans son opinion, M. de Tréville avisa un ex-

pédient qui avait pour but de tout terminer : c’était d’allertrouver lui-même M. de La Trémouille.Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer.Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car, s’il n’y avait

pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous deuxétaient gens de cœur et d’honneur ; et comme M. de La Tré-mouille, protestant, et voyant rarement le roi, n’était d’aucunparti, il n’apportait en général dans ses relations sociales au-cune prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil quoique

poli fut plus froid que d’habitude.« Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir à nous

plaindre chacun l’un de l’autre, et je suis venu moi-même pourque nous tirions de compagnie cette affaire au clair.

– Volontiers, répondit M. de La Trémouille ; mais je vous pré- viens que je suis bien renseigné, et tout le tort est à vosmousquetaires.

– Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable, mon-sieur, dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la proposition

que je vais faire.– Faites, monsieur, j’écoute.– Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre

écuyer ?– Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d’épée qu’il a reçu

dans le bras, et qui n’est pas autrement dangereux, il en a en-core ramassé un autre qui lui a traversé le poumon, de sorteque le médecin en dit de pauvres choses.

– Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance ?– Parfaitement.– Parle-t-il ?– Avec difficulté, mais il parle.– Eh bien, monsieur ! rendons-nous près de lui ; adjurons-le,

au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être, dedire la vérité. Je le prends pour juge dans sa propre cause,monsieur, et ce qu’il dira je le croirai. »

M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis, comme il étaitdifficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.

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Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé.Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui ve-naient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais ilétait trop faible, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retom-

ba presque sans connaissance.M. de La Trémouille s’approcha de lui et lui fit respirer dessels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de Tréville, ne voulantpas qu’on pût l’accuser d’avoir influencé le malade, invita M.de La Trémouille à l’interroger lui-même.

Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie etla mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée detaire un instant la vérité, et il raconta aux deux seigneurs leschoses exactement, telles qu’elles s’étaient passées.

C’était tout ce que voulait M. de Tréville ; il souhaita à Ber-najoux une prompte convalescence, prit congé de M. de LaTrémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatreamis qu’il les attendait à dîner.

M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, toute anticar-dinaliste d’ailleurs. On comprend donc que la conversation rou-la pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaientd’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Arta-gnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que

tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et Aramislui abandonnèrent non seulement en bons camarades, mais enhommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu’ils luilaissassent le sien.

 Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu d’al-ler au Louvre ; mais comme l’heure de l’audience accordée parSa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par le pe-tit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans l’anti-chambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse. Nos

 jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine, mêlésà la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirentet qu’on annonça Sa Majesté.

 À cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à lamoelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute pro-babilité, décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.

Louis XIII parut, marchant le premier ; il était en costume dechasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et

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tenant un fouet à la main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan jugea que l’esprit du roi était à l’orage.

Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté,n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage :

dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu d’unœil irrité que de n’être pas vu du tout. Les trois mousquetairesn’hésitèrent donc pas, et firent un pas en avant, tandis qued’Artagnan au contraire restait caché derrière eux ; maisquoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et Ara-mis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler etcomme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville,lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutintce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna

la vue ; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté rentradans son appartement.

« Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne se-rons pas encore fait chevaliers de l’ordre cette fois-ci.

– Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville ; et si au bout dedix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon hôtel: car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps. »

Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quartd’heure, vingt minutes ; et voyant que M. de Tréville ne repa-

raissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi, et

avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise surun fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce quine l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grandflegme des nouvelles de sa santé.

« Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m’ennuie.»

C’était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent pre-nait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait : «Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble. »

« Comment ! Votre Majesté s’ennuie ! dit M. de Tréville. N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse ?

– Beau plaisir, monsieur ! Tout dégénère, sur mon âme, et jene sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens quin’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix cors, nous le cou-rons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simonmet déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali, crac ! toute la

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meute prend le change et s’emporte sur un daguet. Vous ver-rez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre comme

 j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheu-reux, monsieur de Tréville ! je n’avais plus qu’un gerfaut, et il

est mort avant-hier.– En effet, Sire, je comprends votre désespoir, et le malheurest grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bonnombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets.

– Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie. Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards,des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore de formerdes élèves ! mais oui, M. le cardinal est là qui ne me laisse pas

un instant de repos, qui me parle de l’Espagne, qui me parle del’Autriche, qui me parle de l’Angleterre ! Ah ! à propos de M. lecardinal, monsieur de Tréville, je suis mécontent de vous. »

M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait leroi de longue main ; il avait compris que toutes ses plaintesn’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pours’encourager lui-même, et que c’était où il était arrivé enfinqu’il en voulait venir.

« Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à Votre

Majesté ? demanda M. de Tréville en feignant le plus profondétonnement.

– Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur ? conti-nua le roi sans répondre directement à la question de M. deTréville ; est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine demes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme,émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que

 vous en disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sansdoute que je me hâte de vous accuser, sans doute que les per-turbateurs sont en prison et que vous venez m’annoncer que

 justice est faite.– Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens vous

la demander au contraire.– Et contre qui ? s’écria le roi.– Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.– Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas

dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme

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– Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que diraM. de La Trémouille ?

– Oui, Sire.– Vous accepterez son jugement ?

– Sans doute.– Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera ?– Parfaitement.– La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! »Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait

toujours à la porte, entra.« La Chesnaye, dit le roi, qu’on aille à l’instant même me

quérir M. de La Trémouille ; je veux lui parler ce soir.– Votre Majesté me donne sa parole qu’elle ne verra per-

sonne entre M. de La Trémouille et moi ?– Personne, foi de gentilhomme.– À demain, Sire, alors.– À demain, monsieur.– À quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté ?– À l’heure que vous voudrez.– Mais, en venant par trop matin, je crains de réveiller votre

Majesté.– Me réveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, mon-

sieur ; je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bonmatin que vous voudrez, à sept heures ; mais gare à vous, si

 vos mousquetaires sont coupables !– Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables

seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’euxselon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chosede plus ? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.

– Non, monsieur, non, et ce n’est pas sans raison qu’on m’aappelé Louis le Juste. À demain donc, monsieur, à demain.

– Dieu garde jusque-là Votre Majesté ! »Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal en-

core ; il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousque-taires et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures etdemie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer,sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur fa-

 veur et même la sienne tenaient à un coup de dés. Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi

était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être

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 vus ; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les faireappeler.

En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de Tré- ville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas ren-

contré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel, qu’ilétait rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il venaitseulement d’arriver, et qu’il était à cette heure chez le roi.

Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, decette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne seglisserait entre la déposition de M. de La Trémouille et lui.

En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la portedu cabinet s’ouvrit et que M. de Tréville en vit sortir le duc deLa Trémouille, lequel vint à lui et lui dit :

« Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer quérirpour savoir comment les choses s’étaient passées hier matin àmon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la faute était àmes gens, et que j’étais prêt à vous en faire mes excuses.Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenirtoujours pour un de vos amis.

– Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein deconfiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu près deSa Majesté d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne

m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il y a encore enFrance un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que

 j’ai dit de vous.– C’est bien, c’est bien ! dit le roi qui avait écouté tous ces

compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, Tré- ville, puisqu’il se prétend un de vos amis, que moi aussi je vou-drais être des siens, mais qu’il me néglige ; qu’il y a tantôttrois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je l’en-

 voie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ceschoses qu’un roi ne peut dire lui-même.

– Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majesté croiebien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. deTréville, que ce ne sont point ceux qu’elle voit à toute heure du

 jour qui lui sont le plus dévoués.– Ah ! vous avez entendu ce que j’ai dit ; tant mieux, duc, tant

mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah ! c’est vous, Tréville ! où sont vos mousquetaires ? Je vous avais ditavant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

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– Ils sont en bas, Sire, et avec votre congé La Chesnaye valeur dire de monter.

– Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite ; il va être huitheures, et à neuf heures j’attends une visite. Allez, monsieur le

duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville. »Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte, lestrois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye,apparaissaient au haut de l’escalier.

« Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j’ai à vous gronder. »Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant ; d’Artagnan

les suivait par-derrière.« Comment diable ! continua le roi ; à vous quatre, sept

gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours !

C’est trop, messieurs, c’est trop. À ce compte-là, Son Éminenceserait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines,et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Unpar hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le répète,c’est trop, c’est beaucoup trop.

– Aussi, Sire, Votre Majesté voit qu’ils viennent tout contritset tout repentants lui faire leurs excuses.

– Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne mefie point à leurs faces hypocrites ; il y a surtout là-bas une fi-

gure de Gascon. Venez ici, monsieur. »D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment

s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré.« Eh bien, que me disiez-vous donc que c’était un jeune

homme ? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable en-fant ! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à

 Jussac ?– Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux.– Véritablement !– Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des

mains de Biscarat, je n’aurais très certainement pas l’honneurde faire en ce moment-ci ma très humble révérence à VotreMajesté.

– Mais c’est donc un véritable démon que ce Béarnais, ventre-saint-gris ! monsieur de Tréville comme eût dit le roimon père. À ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et bri-ser force épées. Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-cepas ?

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– Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des minesd’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur dût bien ce mi-racle en récompense de la manière dont ils ont soutenu les pré-tentions du roi votre père.

– Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait roimoi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de monpère ? Eh bien, à la bonne heure, je ne dis pas non. La Ches-naye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, voustrouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur laconscience, comment cela s’est-il passé ? »

D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses dé-tails : comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il éprouvait

à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois heuresavant l’heure de l’audience ; comment ils étaient allés en-semble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifes-tée de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par Berna-

 joux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie,et M. de La Trémouille, qui n’y était pour rien, de la perte deson hôtel.

« C’est bien cela, murmurait le roi ; oui, c’est ainsi que le ducm’a raconté la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux

 jours, et de ses plus chers ; mais c’est assez comme cela,messieurs, entendez-vous ! c’est assez : vous avez pris votre re-

 vanche de la rue Férou, et au-delà ; vous devez être satisfaits.– Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes.– Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or de

la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle ded’Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. »

 À cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevaitde la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas lemoins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarantepistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remer-ciant tout au contraire grandement Sa Majesté.

« Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenantqu’il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l’ai dit,

 j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement,messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas ?

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– Oh ! Sire, s’écrièrent d’une même voix les quatre compa-gnons, nous nous ferions couper en morceaux pour VotreMajesté.

– Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous

me serez plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendantque les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de placedans les mousquetaires et que d’ailleurs pour entrer dans cecorps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat, placez ce

 jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frère. Ah ! pardieu ! Tréville, je me réjouis de la gri-mace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m’estégal ; je suis dans mon droit. »

Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint re-

 joindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Arta-gnan les quarante pistoles.

Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effective-ment furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le

 jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la pluscharmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencon-trait de lui demander de sa voix la plus caressante :

« Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvreBernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous ? »

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Chapitre

7L'intérieur des mousquetaires

Lorsque d’Artagnan fut hors du Louvre, et qu’il consulta sesamis sur l’emploi qu’il devait faire de sa part des quarante pis-toles, Athos lui conseilla de commander un bon repas à la

Pomme de Pin, Porthos de prendre un laquais, et Aramis de sefaire une maîtresse convenable.Le repas fut exécuté le jour même, et le laquais y servit à

table. Le repas avait été commandé par Athos, et le laquaisfourni par Porthos. C’était un Picard que le glorieux mousque-taire avait embauché le jour même et à cette occasion sur lepont de la Tournelle, pendant qu’il faisait des ronds en cra-chant dans l’eau.

Porthos avait prétendu que cette occupation était la preuve

d’une organisation réfléchie et contemplative, et il l’avait em-mené sans autre recommandation. La grande mine de ce gen-tilhomme, pour le compte duquel il se crut engagé, avait séduitPlanchet – c’était le nom du Picard – ; il y eut chez lui un légerdésappointement lorsqu’il vit que la place était déjà prise parun confrère nommé Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut si-gnifié que son état de maison, quoi que grand, ne comportaitpas deux domestiques, et qu’il lui fallait entrer au service ded’Artagnan. Cependant, lorsqu’il assista au dîner que donnait

son maître et qu’il vit celui-ci tirer en payant une poignée d’orde sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le Ciel d’êtretombé en la possession d’un pareil Crésus ; il persévéra danscette opinion jusqu’après le festin, des reliefs duquel il réparade longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de sonmaître, les chimères de Planchet s’évanouirent. Le lit était leseul de l’appartement, qui se composait d’une antichambre etd’une chambre à coucher. Planchet coucha dans l’antichambre

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sur une couverture tirée du lit de d’Artagnan, et dont d’Arta-gnan se passa depuis.

 Athos, de son côté, avait un valet qu’il avait dressé à son ser- vice d’une façon toute particulière, et que l’on appelait Gri-

maud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlonsd’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dansla plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et

 Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient brèveset expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire, riende plus : pas d’enjolivements, pas de broderies, pas d’ara-besques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.

Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande

beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maî-tresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empê-chait pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voirque ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que pardes mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était par-faitement désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mu-tisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour nepoint déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir surun simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne

lui parlait que dans des circonstances suprêmes.Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu,

tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pourson génie une grande vénération, croyait avoir parfaitementcompris ce qu’il désirait, s’élançait pour exécuter l’ordre reçu,et faisait précisément le contraire. Alors Athos haussait lesépaules et, sans se mettre en colère, rossait Grimaud. Ces

 jours-là, il parlait un peu.Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout oppo-

sé à celui d’Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais ilparlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette

 justice, qu’on l’écoutât ou non ; il parlait pour le plaisir de par-ler et pour le plaisir de s’entendre ; il parlait de toutes chosesexcepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine invété-rée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Ilavait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son infériori-té à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur liaison,rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il s’était alors

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efforcé de dépasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sasimple casaque de mousquetaire et rien que par la façon dontil rejetait la tête en arrière et avançait le pied, Athos prenait àl’instant même la place qui lui était due et reléguait le fastueux

Porthos au second rang. Porthos s’en consolait en remplissantl’antichambre de M. de Tréville et les corps de garde duLouvre du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait

 jamais, et pour le moment, après avoir passé de la noblesse derobe à la noblesse d’épée, de la robine à la baronne, il n’étaitquestion de rien de moins pour Porthos que d’une princesseétrangère qui lui voulait un bien énorme.

Un vieux proverbe dit : « Tel maître, tel valet. » Passons doncdu valet d’Athos au valet de Porthos, de Grimaud à

Mousqueton.Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé

le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore etplus belliqueux de Mousqueton. Il était entré au service de Por-thos à la condition qu’il serait habillé et logé seulement, maisd’une façon magnifique ; il ne réclamait que deux heures par

 jour pour les consacrer à une industrie qui devait suffire àpourvoir à ses autres besoins. Porthos avait accepté le mar-ché ; la chose lui allait à merveille. Il faisait tailler à Mousque-

ton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteauxde rechange, et, grâce à un tailleur fort intelligent qui lui re-mettait ses hardes à neuf en les retournant, et dont la femmeétait soupçonnée de vouloir faire descendre Porthos de ses ha-bitudes aristocratiques, Mousqueton faisait à la suite de sonmaître fort bonne figure.

Quant à Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment expo-sé le caractère, caractère du reste que, comme celui de sescompagnons, nous pourrons suivre dans son développement,son laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance qu’avait sonmaître d’entrer un jour dans les ordres, il était toujours vêtu denoir, comme doit l’être le serviteur d’un homme d’Église.C’était un Berrichon de trente-cinq à quarante ans, doux, pai-sible, grassouillet, occupant à lire de pieux ouvrages les loisirsque lui laissait son maître, faisant à la rigueur pour deux un dî-ner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle,sourd et d’une fidélité à toute épreuve.

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Maintenant que nous connaissons, superficiellement dumoins, les maîtres et les valets, passons aux demeures occu-pées par chacun d’eux.

 Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg ; son

appartement se composait de deux petites chambres, fort pro-prement meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse en-core jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilementles doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeurpassée éclataient çà et là aux murailles de ce modeste loge-ment : c’était une épée, par exemple, richement damasquinée,qui remontait pour la façon à l’époque de François Ier, et dontla poignée seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait va-loir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments

de plus grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à enga-ger ni à vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition dePorthos. Porthos aurait donné dix années de sa vie pour possé-der cette épée.

Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essayamême de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida sespoches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes etchaînes d’or, il offrit tout à Porthos ; mais quant à l’épée, luidit-il, elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que

lorsque son maître quitterait lui-même son logement. Outreson épée, il y avait encore un portrait représentant un seigneurdu temps de Henri III vêtu avec la plus grande élégance, et quiportait l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athoscertaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de fa-mille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier desordres du roi, était son ancêtre.

Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armesque l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui ju-rait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portaittoujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait ou-

 vert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce coffrene contenait que des lettres et des papiers : des lettresd’amour et des papiers de famille, sans doute.

Porthos habitait un appartement très vaste et d’une trèssomptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque foisqu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une des-quelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée,

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Porthos levait la tête et la main, et disait : Voilà ma demeure !Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait per-sonne à y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce quecette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.

Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’unboudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher, la-quelle chambre, située comme le reste de l’appartement aurez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, om-breux et impénétrable aux yeux du voisinage.

Quant à d’Artagnan, nous savons comment il était logé, etnous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maîtrePlanchet.

D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme sont

les gens, du reste, qui ont le génie de l’intrigue, fit tous ses ef-forts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et Ara-mis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens ca-chait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait songrand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pouravoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramispour connaître Porthos.

Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie deson silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On di-

sait qu’il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amou-reuses, et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamaisla vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison ? Tout lemonde l’ignorait.

Quant à Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tré- ville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vieétait facile à connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à tra-

 vers lui comme à travers un cristal. La seule chose qui eût puégarer l’investigateur eût été que l’on eût cru tout le bien qu’ildisait de lui.

Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret,c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu auxquestions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles quel’on faisait sur lui-même. Un jour, d’Artagnan, après l’avoirlongtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit quicourait de la bonne fortune du mousquetaire avec une prin-cesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventuresamoureuses de son interlocuteur.

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« Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez desbaronnes, des comtesses et des princesses des autres ?

– Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos enparle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles choses de-

 vant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan,que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me les eûtconfiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret quemoi.

– Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan ; mais enfin, il mesemble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoi-ries, témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneurde votre connaissance. »

 Aramis, cette fois, ne se fâcha point, mais il prit son air le

plus modeste et répondit affectueusement :« Mon cher, n’oubliez pas que je veux être Église, et que je

fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vousavez vu ne m’avait point été confié, mais il avait été oubliéchez moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pasles compromettre, lui et la dame qu’il aime. Quant à moi, jen’ai point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en celal’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.

– Mais, que diable ! vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes

mousquetaire.– Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal,

mousquetaire contre mon gré, mais homme Église dans lecœur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là-dedanspour m’occuper : j’ai eu, au moment d’être ordonné, une petitedifficulté avec… Mais cela ne vous intéresse guère, et je vousprends un temps précieux.

– Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan, et jen’ai pour le moment absolument rien à faire.

– Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis,puis quelques vers à composer que m’a demandés Mme d’Ai-guillon ; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré afin d’acheterdu rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami,que si rien ne vous presse, je suis très pressé, moi. »

Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon,et prit congé de lui.

D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoirdavantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de

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croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé, espé-rant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir. Enattendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthoscomme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.

 Au reste, la vie des quatre jeunes gens était joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’emprun-tait jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesseà leur service, et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait tou-

 jours réveiller son créancier à six heures du matin pour luipayer sa dette de la veille.

Porthos avait des fougues : ces jours-là, s’il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s’il perdait, il disparaissait com-plètement pendant quelques jours, après lesquels il reparais-

sait le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argentdans ses poches.

Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C’était bien le plus mau- vais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir…Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au milieud’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et dansla chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait encorepour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait samontre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de

la société, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequelil avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait à son logis pourécrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.

Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélanco-lique, si bien séant à sa noble figure, et Porthos buvait en ju-rant qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.

Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement labonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant unmois il revenait au logis gai comme pinson et affable enversson maître. Quand le vent de l’adversité commença à soufflersur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand lesquarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peuprès, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes,Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc àd’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le bâ-tonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne devaitentendre que les compliments qu’on fait de lui.

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« Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan : à vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler,et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises parolesavec lui ; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui

êtes un dieu pour votre valet Mousqueton ; à vous enfin, Ara-mis, qui, toujours distrait par vos études théologiques, inspirezun profond respect à votre serviteur Bazin, homme doux et re-ligieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources,moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde, moi, queferai-je pour inspirer de l’affection, de la terreur ou du respectà Planchet ?

– La chose est grave, répondirent les trois amis, c’est une af-faire d’intérieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut

les mettre tout de suite sur le pied où l’on désire qu’ils restent.Réfléchissez donc. »

D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provi-sion, ce qui fut exécuté avec la conscience que d’Artagnan met-tait en toutes choses ; puis, après l’avoir bien rossé, il lui dé-fendit de quitter son service sans sa permission. « Car, ajouta-t-il, l’avenir ne peut me faire faute ; j’attends inévitablementdes temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes prèsde moi, et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta for-

tune en t’accordant le congé que tu me demandes. »Cette manière d’agir donna beaucoup de respect aux mous-

quetaires pour la politique de d’Artagnan. Planchet fut égale-ment saisi d’admiration et ne parla plus de s’en aller.

La vie des quatre jeunes gens était devenue commune ; d’Ar-tagnan, qui n’avait aucune habitude, puisqu’il arrivait de saprovince et tombait au milieu d’un monde tout nouveau pourlui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.

On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été,et l’on allait prendre le mot d’ordre et l’air des affaires chez M.de Tréville. D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire, enfaisait le service avec une ponctualité touchante : il était tou-

 jours de garde, parce qu’il tenait toujours compagnie à celui deses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à l’hôteldes mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ;M. de Tréville, qui l’avait apprécié du premier coup d’œil, etqui lui portait une véritable affection, ne cessait de le recom-mander au roi.

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De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeunecamarade. L’amitié qui unissait ces quatre hommes, et le be-soin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soitpour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir

l’un après l’autre comme des ombres ; et l’on rencontrait tou- jours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la placeSaint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier auLuxembourg.

En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leurtrain. Un beau jour, le roi commanda à M. le chevalier des Es-sarts de prendre d’Artagnan comme cadet dans sa compagniedes gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu’ileût voulu, au prix de dix années de son existence, troquer

contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promitcette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvaitêtre abrégé au reste, si l’occasion se présentait pour d’Arta-gnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque ac-tion d’éclat. D’Artagnan se retira sur cette promesse et, dès lelendemain, commença son service.

 Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et d’Aramis de mon-ter la garde avec d’Artagnan quand il était de garde. La compa-gnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes

au lieu d’un, le jour où elle prit d’Artagnan.

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Chapitre

8Une intrigue de coeur 

Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi quetoutes les choses de ce monde, après avoir eu un commence-ment avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compa-

gnons étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait soute-nu pendant quelque temps l’association de ses propres deniers.Porthos lui avait succédé, et, grâce à une de ces disparitionsauxquelles on était habitué, il avait pendant près de quinze

 jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin étaitarrivé le tour d’Aramis, qui s’était exécuté de bonne grâce, etqui était parvenu, disait-il, en vendant ses livres de théologie, àse procurer quelques pistoles.

On eut alors, comme d’habitude, recours à M. de Tréville, qui

fit quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pou- vaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient déjàforce comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas encore.

Enfin, quand on vit qu’on allait manquer tout à fait, on ras-sembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos

 joua. Malheureusement, il était dans une mauvaise veine : ilperdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.

 Alors la gêne devint de la détresse, on vit les affamés suivisde leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramas-

sant chez leurs amis du dehors tous les dîners qu’ils purenttrouver ; car, suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la prospé-rité semer des repas à droite et à gauche pour en récolterquelques-uns dans la disgrâce.

 Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis avecleurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit également

 jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C’était un homme,comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui faisait peu de bruit etbeaucoup de besogne.

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Quant à d’Artagnan, qui ne connaissait encore personne dansla capitale, il ne trouva qu’un déjeuner de chocolat chez unprêtre de son pays, et un dîner chez un cornette des gardes. Ilmena son armée chez le prêtre, auquel on dévora sa provision

de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles ; mais,comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu’une fois,même quand on mange beaucoup.

D’Artagnan se trouva donc assez humilié de n’avoir eu qu’unrepas et demi, car le déjeuner chez le prêtre ne pouvait comp-ter que pour un demi-repas, à offrir à ses compagnons enéchange des festins que s’étaient procurés Athos, Porthos et

 Aramis. Il se croyait à charge à la société, oubliant dans sabonne foi toute juvénile qu’il avait nourri cette société pendant

un mois, et son esprit préoccupé se mit à travailler activement.Il réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes,braves, entreprenants et actifs devait avoir un autre but quedes promenades déhanchées, des leçons d’escrime et des lazziplus ou moins spirituels.

En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dé- voués les uns aux autres depuis la bourse jusqu’à la vie, quatrehommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exécutantisolément ou ensemble les résolutions prises en commun ;

quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se tour-nant vers un seul point, devaient inévitablement, soit souterrai-nement, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée, soitpar la ruse, soit par la force, s’ouvrir un chemin vers le butqu’ils voulaient atteindre, si bien défendu ou si éloigné qu’ilfût. La seule chose qui étonnât d’Artagnan, c’est que ses com-pagnons n’eussent point songé à cela.

Il y songeait, lui, et sérieusement même, se creusant la cer- velle pour trouver une direction à cette force unique quatrefois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que, comme avecle levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à soulever lemonde, – lorsque l’on frappa doucement à la porte. D’Artagnanréveilla Planchet et lui ordonna d’aller ouvrir.

Que de cette phrase : d’Artagnan réveilla Planchet, le lecteurn’aille pas augurer qu’il faisait nuit ou que le jour n’était pointencore venu. Non ! quatre heures venaient de sonner. Plan-chet, deux heures auparavant, était venu demander à dîner à

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son maître, lequel lui avait répondu par le proverbe : « Quidort dîne. » Et Planchet dînait en dormant.

Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avaitl’air d’un bourgeois.

Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre laconversation ; mais le bourgeois déclara à d’Artagnan que cequ’il avait à lui dire étant important et confidentiel, il désiraitdemeurer en tête-à-tête avec lui.

D’Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux

hommes se regardèrent comme pour faire une connaissancepréalable, après quoi d’Artagnan s’inclina en signe qu’ilécoutait.

« J’ai entendu parler de M. d’Artagnan comme d’un jeunehomme fort brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il

 jouit à juste titre m’a décidé à lui confier un secret.– Parlez, monsieur, parlez », dit d’Artagnan, qui d’instinct

flaira quelque chose d’avantageux.Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua :« J’ai ma femme qui est lingère chez la reine, monsieur, et

qui ne manque ni de sagesse, ni de beauté. On me l’a fait épou-ser voilà bientôt trois ans, quoiqu’elle n’eût qu’un petit avoir,

parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est sonparrain et la protège…

– Eh bien, monsieur ? demanda d’Artagnan.– Eh bien, reprit le bourgeois, eh bien, monsieur, ma femme

a été enlevée hier matin, comme elle sortait de sa chambre detravail.

– Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée ?– Je n’en sais rien sûrement, monsieur, mais je soupçonne

quelqu’un.– Et quelle est cette personne que vous soupçonnez ?– Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.– Diable !– Mais voulez-vous que je vous dise, monsieur, continua le

bourgeois, je suis convaincu, moi, qu’il y a moins d’amour quede politique dans tout cela.

– Moins d’amour que de politique, reprit d’Artagnan d’un airfort réfléchi, et que soupçonnez-vous ?

– Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne…

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– Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demandeabsolument rien, moi. C’est vous qui êtes venu. C’est vous quim’avez dit que vous aviez un secret à me confier. Faites donc à

 votre guise, il est encore temps de vous retirer.

– Non, monsieur, non ; vous m’avez l’air d’un honnête jeunehomme, et j’aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n’estpas à cause de ses amours que ma femme a été arrêtée, mais àcause de celles d’une plus grande dame qu’elle.

– Ah ! ah ! serait-ce à cause des amours de Mme de Bois-Tra-cy ? fit d’Artagnan, qui voulut avoir l’air, vis-à-vis de son bour-geois, d’être au courant des affaires de la cour.

– Plus haut, monsieur, plus haut.– De Mme d’Aiguillon ?

– Plus haut encore.– De Mme de Chevreuse ?– Plus haut, beaucoup plus haut !– De la… d’Artagnan s’arrêta.– Oui, monsieur, répondit si bas, qu’à peine si on put l’en-

tendre, le bourgeois épouvanté.– Et avec qui ?– Avec qui cela peut-il être, si ce n’est avec le duc de…– Le duc de…

– Oui, monsieur ! répondit le bourgeois, en donnant à sa voixune intonation plus sourde encore.

– Mais comment savez-vous tout cela, vous ?– Ah ! comment je le sais ?– Oui, comment le savez-vous ? Pas de demi-confidence, ou…

 vous comprenez.– Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle-

même.– Qui le sait, elle, par qui ?– Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu’elle était la

filleule de M. de La Porte, l’homme de confiance de la reine ?Eh bien, M. de La Porte l’avait mise près de Sa Majesté pourque notre pauvre reine au moins eût quelqu’un à qui se fier,abandonnée comme elle l’est par le roi, espionnée comme ellel’est par le cardinal, trahie comme elle l’est par tous.

– Ah ! ah ! voilà qui se dessine, dit d’Artagnan.– Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur ; une

de ses conditions était qu’elle devait me venir voir deux fois la

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semaine ; car, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, mafemme m’aime beaucoup ; ma femme est donc venue, et m’aconfié que la reine, en ce moment-ci, avait de grandes craintes.

– Vraiment ?

– Oui, M. le cardinal, à ce qu’il paraît, la poursuit et la persé-cute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l’histoire dela sarabande. Vous savez l’histoire de la sarabande ?

– Pardieu, si je la sais ! répondit d’Artagnan, qui ne savaitrien du tout, mais qui voulait avoir l’air d’être au courant.

– De sorte que, maintenant, ce n’est plus de la haine, c’est dela vengeance.

– Vraiment ?– Et la reine croit…

– Eh bien, que croit la reine ?– Elle croit qu’on a écrit à M. le duc de Buckingham en son

nom.– Au nom de la reine ?– Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois venu à Paris,

pour l’attirer dans quelque piège.– Diable ! mais votre femme, mon cher monsieur, qu’a-t-elle à

faire dans tout cela ?– On connaît son dévouement pour la reine, et l’on veut ou

l’éloigner de sa maîtresse, ou l’intimider pour avoir les secretsde Sa Majesté, ou la séduire pour se servir d’elle comme d’unespion.

– C’est probable, dit d’Artagnan ; mais l’homme qui l’a enle- vée, le connaissez-vous ?

– Je vous ai dit que je croyais le connaître.– Son nom ?– Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c’est que c’est

une créature du cardinal, son âme damnée.– Mais vous l’avez vu ?– Oui, ma femme me l’a montré un jour.– A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître ?– Oh ! certainement, c’est un seigneur de haute mine, poil

noir, teint basané, œil perçant, dents blanches et une cicatriceà la tempe.

– Une cicatrice à la tempe ! s’écria d’Artagnan, et avec celadents blanches, œil perçant, teint basané, poil noir, et hautemine ; c’est mon homme de Meung !

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– C’est votre homme, dites-vous ?– Oui, oui ; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me

trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votrehomme est le mien, je ferai d’un coup deux vengeances, voilà

tout ; mais où rejoindre cet homme ?– Je n’en sais rien.– Vous n’avez aucun renseignement sur sa demeure ?– Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il

en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l’a fait voir.– Diable ! diable ! murmura d’Artagnan, tout ceci est bien

 vague ; par qui avez-vous su l’enlèvement de votre femme ?– Par M. de La Porte.– Vous a-t-il donné quelque détail ?

– Il n’en avait aucun.– Et vous n’avez rien appris d’un autre côté ?– Si fait, j’ai reçu…– Quoi ?– Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande

imprudence ?– Vous revenez encore là-dessus ; cependant je vous ferai ob-

server que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.– Aussi je ne recule pas, mordieu ! s’écria le bourgeois en ju-

rant pour se monter la tête. D’ailleurs, foi de Bonacieux…– Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d’Artagnan.– Oui, c’est mon nom.– Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai in-

terrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m’était pasinconnu.

– C’est possible, monsieur. Je suis votre propriétaire.– Ah ! ah ! fit d’Artagnan en se soulevant à demi et en sa-

luant, vous êtes mon propriétaire ?– Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous

êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occu-pations vous avez oublié de me payer mon loyer ; comme, dis-

 je, je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai pensé que vous auriez égard à ma délicatesse.

– Comment donc ! mon cher monsieur Bonacieux, reprit d’Ar-tagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pa-reil procédé, et que, comme je vous l’ai dit, si je puis vous êtrebon à quelque chose…

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– Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j’allais vous le dire, foi de Bonacieux, j’ai confiance en vous.

– Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire. »Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à

d’Artagnan.« Une lettre ! fit le jeune homme.– Que j’ai reçue ce matin. »D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour commençait à baisser,

il s’approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.« Ne cherchez pas votre femme, lut d’Artagnan, elle vous se-

ra rendue quand on n’aura plus besoin d’elle. Si vous faites uneseule démarche pour la retrouver, vous êtes perdu. »

« Voilà qui est positif, continua d’Artagnan ; mais après tout,

ce n’est qu’une menace.– Oui, mais cette menace m’épouvante ; moi, monsieur, je ne

suis pas homme d’épée du tout, et j’ai peur de la Bastille.– Hum ! fit d’Artagnan ; mais c’est que je ne me soucie pas

plus de la Bastille que vous, moi. S’il ne s’agissait que d’uncoup d’épée, passe encore.

– Cependant, monsieur, j’avais bien compté sur vous danscette occasion.

– Oui ?

– Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l’airfort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires étaientceux de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis du car-dinal, j’avais pensé que vous et vos amis, tout en rendant jus-tice à notre pauvre reine, seriez enchantés de jouer un mauvaistour à Son Éminence.

– Sans doute.– Et puis j’avais pensé que, me devant trois mois de loyer

dont je ne vous ai jamais parlé…– Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette raison, et je la

trouve excellente.– Comptant de plus, tant que vous me ferez l’honneur de res-

ter chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir…– Très bien.– Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir une

cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité, vous voustrouviez gêné en ce moment.

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– À merveille ; mais vous êtes donc riche, mon cher monsieurBonacieux ?

– Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot ; j’ai amasséquelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans le

commerce de la mercerie, et surtout en plaçant quelques fondssur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet ; desorte que, vous comprenez, monsieur… Ah ! mais… s’écria lebourgeois.

– Quoi ? demanda d’Artagnan.– Que vois-je là ?– Où ?– Dans la rue, en face de vos fenêtres, dans l’embrasure de

cette porte : un homme enveloppé dans un manteau.

– C’est lui ! s’écrièrent à la fois d’Artagnan et le bourgeois,chacun d’eux en même temps ayant reconnu son homme.

– Ah ! cette fois-ci, s’écria d’Artagnan en sautant sur sonépée, cette fois-ci, il ne m’échappera pas. »

Et tirant son épée du fourreau, il se précipita hors del’appartement.

Sur l’escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan passa entre eux comme untrait.

« Ah çà, où cours-tu ainsi ? lui crièrent à la fois les deuxmousquetaires.

– L’homme de Meung ! » répondit d’Artagnan, et il disparut.D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses amis son aven-

ture avec l’inconnu, ainsi que l’apparition de la belle voyageuseà laquelle cet homme avait paru confier une si importantemissive.

L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait perdu sa lettredans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui – et, au portraitque d’Artagnan avait fait de l’inconnu, ce ne pouvait être qu’ungentilhomme –, un gentilhomme devait être incapable de cettebassesse, de voler une lettre.

Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un rendez-vous amou-reux donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier àune dame, et qu’était venu troubler la présence de d’Artagnanet de son cheval jaune.

 Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses,mieux valait ne les point approfondir.

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Ils comprirent donc, sur les quelques mots échappés à d’Ar-tagnan, de quelle affaire il était question, et comme ils pen-sèrent qu’après avoir rejoint son homme ou l’avoir perdu de

 vue, d’Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils

continuèrent leur chemin.Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de d’Artagnan, lachambre était vide : le propriétaire, craignant les suites de larencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune hommeet l’inconnu, avait, par suite de l’exposition qu’il avait faite lui-même de son caractère, jugé qu’il était prudent de décamper.

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Chapitre

9D'Artagnan se dessine

Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au bout d’une demi-heure d’Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqué sonhomme, qui avait disparu comme par enchantement. D’Arta-

gnan avait couru, l’épée à la main, toutes les rues environ-nantes, mais il n’avait rien trouvé qui ressemblât à celui qu’ilcherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle ilaurait dû commencer peut-être, et qui était de frapper à laporte contre laquelle l’inconnu était appuyé ; mais c’était inuti-lement qu’il avait dix ou douze fois de suite fait résonner lemarteau, personne n’avait répondu, et des voisins qui, attiréspar le bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ouavaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que cette

maison, dont au reste toutes les ouvertures étaient closes, étaitdepuis six mois complètement inhabitée.

Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait auxportes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sortequ’en revenant chez lui, d’Artagnan trouva la réunion au grandcomplet.

« Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d’Artagnan, la sueur sur le front et la figure bou-leversée par la colère.

– Eh bien, s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il fautque cet homme soit le diable en personne ; il a disparu commeun fantôme, comme une ombre, comme un spectre.

– Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos à Porthos.– Moi, je ne crois que ce que j’ai vu, et comme je n’ai jamais

 vu d’apparitions, je n’y crois pas.– La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y croire : l’ombre de

Samuel apparut à Saül, et c’est un article de foi que je seraisfâché de voir mettre en doute, Porthos.

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– Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illu-sion ou réalité, cet homme est né pour ma damnation, car safuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une af-faire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-être plus à

gagner.– Comment cela ? » dirent à la fois Porthos et Aramis.Quant à Athos, fidèle à son système de mutisme, il se conten-

ta d’interroger d’Artagnan du regard.« Planchet, dit d’Artagnan à son domestique, qui passait en

ce moment la tête par la porte entrebâillée pour tâcher de sur-prendre quelques bribes de la conversation, descendez chezmon propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyerune demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c’est

celui que je préfère.– Ah çà, mais vous avez donc crédit ouvert chez votre pro-

priétaire ? demanda Porthos.– Oui, répondit d’Artagnan, à compter d’aujourd’hui, et soyez

tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quérird’autre.

– Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.– J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte tête de nous

quatre, fit Athos, qui, après avoir émis cette opinion à laquelle

d’Artagnan répondit par un salut, retomba aussitôt dans son si-lence accoutumé.

– Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il ? demanda Porthos.– Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à moins

que l’honneur de quelque dame ne se trouve intéressé à cetteconfidence, à ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour

 vous.– Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan, l’honneur de per-

sonne n’aura à se plaindre de ce que j’ai à vous dire. »Et alors il raconta mot à mot à ses amis ce qui venait de se

passer entre lui et son hôte, et comment l’homme qui avait en-levé la femme du digne propriétaire était le même avec lequelil avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc Meunier.

« Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos après avoir goû-té le vin en connaisseur et indiqué d’un signe de tête qu’il letrouvait bon, et l’on pourra tirer de ce brave homme cinquanteà soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si cinquante àsoixante pistoles valent la peine de risquer quatre têtes.

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– Mais faites attention, s’écria d’Artagnan qu’il y a unefemme dans cette affaire, une femme enlevée, une femmequ’on menace sans doute, qu’on torture peut-être, et tout celaparce qu’elle est fidèle à sa maîtresse !

– Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous échauffez un peu trop, à mon avis, sur le sort de Mme Bo-nacieux. La femme a été créée pour notre perte, et c’est d’elleque nous viennent toutes nos misères. »

 Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le sourcil et se mor-dit les lèvres.

« Ce n’est point de Mme Bonacieux que je m’inquiète, s’écriad’Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le car-dinal persécute, et qui voit tomber, les unes après les autres,

les têtes de tous ses amis.– Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au

monde, les Espagnols et les Anglais ?– L’Espagne est sa patrie, répondit d’Artagnan, et il est tout

simple qu’elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mêmeterre qu’elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j’aientendu dire qu’elle aimait non pas les Anglais, mais un

 Anglais.– Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais était

bien digne d’être aimé. Je n’ai jamais vu un plus grand air quele sien.

– Sans compter qu’il s’habille comme personne, dit Porthos. J’étais au Louvre le jour où il a semé ses perles, et pardieu ! j’en ai ramassé deux que j’ai bien vendues dix pistoles pièce. Ettoi, Aramis, le connais-tu ?

– Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais de ceux qui l’ontarrêté dans le jardin d’Amiens, où m’avait introduit M. de Pu-tange, l’écuyer de la reine. J’étais au séminaire à cette époque,et l’aventure me parut cruelle pour le roi.

– Ce qui ne m’empêcherait pas, dit d’Artagnan, si je savais oùest le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de leconduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire engager M.le cardinal ; car notre véritable, notre seul, notre éternel enne-mi, messieurs, c’est le cardinal, et si nous pouvions trouvermoyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue que j’y en-gagerais volontiers ma tête.

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– Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d’Artagnan, que lareine pensait qu’on avait fait venir Buckingham sur un fauxavis ?

– Elle en a peur.

– Attendez donc, dit Aramis.– Quoi ? demanda Porthos.– Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.– Et maintenant je suis convaincu, dit d’Artagnan, que l’enlè-

 vement de cette femme de la reine se rattache aux événementsdont nous parlons, et peut-être à la présence de M. de Buckin-gham à Paris.

– Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec admiration.– J’aime beaucoup l’entendre parler, dit Athos, son patois

m’amuse.– Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.– Écoutons Aramis, dirent les trois amis.– Hier je me trouvais chez un savant docteur en théologie

que je consulte quelquefois pour mes études… » Athos sourit.« Il habite un quartier désert, continua Aramis : ses goûts, sa

profession l’exigent. Or, au moment où je sortais de chez lui…»

Ici Aramis s’arrêta.« Eh bien ? demandèrent ses auditeurs, au moment où vous

sortiez de chez lui ? » Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un homme

qui, en plein courant de mensonge, se voit arrêter par quelqueobstacle imprévu ; mais les yeux de ses trois compagnonsétaient fixés sur lui, leurs oreilles attendaient béantes, il n’yavait pas moyen de reculer.

« Ce docteur a une nièce, continua Aramis.– Ah ! il a une nièce ! interrompit Porthos.– Dame fort respectable », dit Aramis.Les trois amis se mirent à rire.« Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne

saurez rien.– Nous sommes croyants comme des mahométistes et muets

comme des catafalques, dit Athos.– Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient quelque-

fois voir son oncle ; or elle s’y trouvait hier en même temps que

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moi, par hasard, et je dus m’offrir pour la conduire à soncarrosse.

– Ah ! elle a un carrosse, la nièce du docteur ? interrompitPorthos, dont un des défauts était une grande incontinence de

langue ; belle connaissance, mon ami.– Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait observer plusd’une fois que vous êtes fort indiscret, et que cela vous nuitprès des femmes.

– Messieurs, messieurs, s’écria d’Artagnan, qui entrevoyait lefond de l’aventure, la chose est sérieuse ; tâchons donc de nepas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez.

– Tout à coup, un homme grand, brun, aux manières de gen-tilhomme…, tenez, dans le genre du vôtre, d’Artagnan.

– Le même peut-être, dit celui-ci.– C’est possible, continua Aramis,… s’approcha de moi, ac-

compagné de cinq ou six hommes qui le suivaient à dix pas enarrière, et du ton le plus poli : “Monsieur le duc, me dit-il, et

 vous, madame”, continua-t-il en s’adressant à la dame que j’avais sous le bras…

– À la nièce du docteur ?– Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous êtes insupportable.– Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer la

moindre résistance, sans faire le moindre bruit. »– Il vous avait pris pour Buckingham ! s’écria d’Artagnan.– Je le crois, répondit Aramis.– Mais cette dame ? demanda Porthos.– Il l’avait prise pour la reine ! dit d’Artagnan.– Justement, répondit Aramis.– Le Gascon est le diable ! s’écria Athos, rien ne lui échappe.– Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la taille et a

quelque chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, ilme semble que l’habit de mousquetaire…

– J’avais un manteau énorme, dit Aramis.– Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur

craint que tu ne sois reconnu ?– Je comprends encore, dit Athos, que l’espion se soit laissé

prendre par la tournure ; mais le visage…– J’avais un grand chapeau, dit Aramis.– Oh ! mon Dieu, s’écria Porthos, que de précautions pour

étudier la théologie !

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– Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne perdons pas notretemps à badiner ; éparpillons-nous et cherchons la femme dumercier, c’est la clef de l’intrigue.

– Une femme de condition si inférieure ! vous croyez, d’Arta-

gnan ? fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.– C’est la filleule de La Porte, le valet de confiance de lareine. Ne vous l’ai-je pas dit, messieurs ? Et d’ailleurs, c’estpeut-être un calcul de Sa Majesté d’avoir été, cette fois, cher-cher ses appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et lecardinal a bonne vue.

– Eh bien, dit Porthos, faites d’abord prix avec le mercier, etbon prix.

– C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que s’il ne nous

paie pas, nous serons assez payés d’un autre côté. »En ce moment, un bruit précipité de pas retentit dans l’esca-

lier, la porte s’ouvrit avec fracas, et le malheureux merciers’élança dans la chambre où se tenait le conseil.

« Ah ! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel,sauvez-moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pourm’arrêter ; sauvez-moi, sauvez-moi ! »

Porthos et Aramis se levèrent.« Un moment, s’écria d’Artagnan en leur faisant signe de re-

pousser au fourreau leurs épées à demi tirées ; un moment, cen’est pas du courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.

– Cependant, s’écria Porthos, nous ne laisserons pas…– Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos, c’est, je le ré-

pète, la forte tête de nous tous, et moi, pour mon compte, jedéclare que je lui obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan. »

En ce moment, les quatre gardes apparurent à la porte del’antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l’épéeau côté, hésitèrent à aller plus loin.

« Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan ; vous êtes icichez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi etde M. le cardinal.

– Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que nousexécutions les ordres que nous avons reçus ? demanda celuiqui paraissait le chef de l’escouade.

– Au contraire, messieurs, et nous vous prêterions main-forte, si besoin était.

– Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.

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– Tu es un niais, dit Athos, silence !– Mais vous m’avez promis…, dit tout bas le pauvre mercier.– Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant libres, répondit

rapidement et tout bas d’Artagnan, et si nous faisons mine de

 vous défendre, on nous arrête avec vous.– Il me semble, cependant…– Venez, messieurs, venez, dit tout haut d’Artagnan ; je n’ai

aucun motif de défendre monsieur. Je l’ai vu aujourd’hui pourla première fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon loyer. Est-ce

 vrai, monsieur Bonacieux ? Répondez !– C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais monsieur ne

 vous dit pas…

– Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reinesurtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Al-lez, allez, messieurs, emmenez cet homme ! »

Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains desgardes, en lui disant :

« Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez me demanderde l’argent, à moi ! à un mousquetaire ! En prison, messieurs,encore une fois, emmenez-le en prison et gardez-le sous clef leplus longtemps possible, cela me donnera du temps pour

payer. »Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent

leur proie. Au moment où ils descendaient, d’Artagnan frappa sur

l’épaule du chef :« Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la mienne ? dit-il,

en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu’il tenait dela libéralité de M. Bonacieux.

– Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le chef des sbires,et j’accepte avec reconnaissance.

– Donc, à la vôtre, monsieur… comment vous nommez-vous ?– Boisrenard.– Monsieur Boisrenard !– À la vôtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-

 vous, à votre tour, s’il vous plaît ?– D’Artagnan.– À la vôtre, monsieur d’Artagnan !

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– Et par-dessus toutes celles-là, s’écria d’Artagnan commeemporté par son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal. »

Le chef des sbires eût peut-être douté de la sincérité de d’Ar-tagnan, si le vin eût été mauvais ; mais le vin était bon, il fut

convaincu.« Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là ? ditPorthos lorsque l’alguazil en chef eut rejoint ses compagnons,et que les quatre amis se retrouvèrent seuls. Fi donc ! quatremousquetaires laisser arrêter au milieu d’eux un malheureuxqui crie à l’aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors !

– Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu que tu étais unniais, et je me range de son avis. D’Artagnan, tu es un grandhomme, et quand tu seras à la place de M. de Tréville, je te de-

mande ta protection pour me faire avoir une abbaye.– Ah çà, je m’y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que

d’Artagnan vient de faire ?– Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j’ap-

prouve ce qu’il vient de faire, mais encore je l’en félicite.– Et maintenant, messieurs, dit d’Artagnan sans se donner la

peine d’expliquer sa conduite à Porthos, tous pour un, un pourtous, c’est notre devise, n’est-ce pas ?

– Cependant… dit Porthos.

– Étends la main et jure ! » s’écrièrent à la fois Athos et Aramis.

 Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas, Porthos étendit lamain, et les quatre amis répétèrent d’une seule voix la formuledictée par d’Artagnan :

« Tous pour un, un pour tous. »« C’est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit

d’Artagnan comme s’il n’avait fait autre chose que de comman-der toute sa vie, et attention, car à partir de ce moment, nous

 voilà aux prises avec le cardinal. »

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Chapitre

10Une souricière au XVIIème siècle

L’invention de la souricière ne date pas de nos jours ; dès queles sociétés, en se formant, eurent inventé une police quel-conque, cette police, à son tour, inventa les souricières.

Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas familiarisés en-core avec l’argot de la rue de Jérusalem, et que c’est, depuisque nous écrivons – et il y a quelque quinze ans de cela –, lapremière fois que nous employons ce mot appliqué à cettechose, expliquons-leur ce que c’est qu’une souricière.

Quand, dans une maison quelle qu’elle soit, on a arrêté un in-dividu soupçonné d’un crime quelconque, on tient secrète l’ar-restation ; on place quatre ou cinq hommes en embuscade dansla première pièce, on ouvre la porte à tous ceux qui frappent,

on la referme sur eux et on les arrête ; de cette façon, au boutde deux ou trois jours, on tient à peu près tous les familiers del’établissement.

 Voilà ce que c’est qu’une souricière.On fit donc une souricière de l’appartement de maître Bona-

cieux, et quiconque y apparut fut pris et interrogé par les gensde M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une allée particu-lière conduisait au premier étage qu’habitait d’Artagnan, ceuxqui venaient chez lui étaient exemptés de toutes visites.

D’ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ilss’étaient mis en quête chacun de son côté, et n’avaient rientrouvé, rien découvert. Athos avait été même jusqu’à question-ner M. de Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du dignemousquetaire, avait fort étonné son capitaine. Mais M. de Tré-

 ville ne savait rien, sinon que, la dernière fois qu’il avait vu lecardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l’air fort soucieux,que le roi était inquiet, et que les yeux rouges de la reine indi-quaient qu’elle avait veillé ou pleuré. Mais cette dernière

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circonstance l’avait peu frappé, la reine, depuis son mariage, veillant et pleurant beaucoup.

M. de Tréville recommanda en tout cas à Athos le service duroi et surtout celui de la reine, le priant de faire la même re-

commandation à ses camarades.Quant à d’Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avaitconverti sa chambre en observatoire. Des fenêtres il voyait ar-river ceux qui venaient se faire prendre ; puis, comme il avaitôté les carreaux du plancher, qu’il avait creusé le parquet etqu’un simple plafond le séparait de la chambre au-dessous, oùse faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se pas-sait entre les inquisiteurs et les accusés.

Les interrogatoires, précédés d’une perquisition minutieuse

opérée sur la personne arrêtée, étaient presque toujours ainsiconçus :

« Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour sonmari ou pour quelque autre personne ?

– M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour safemme ou pour quelque autre personne ?

– L’un et l’autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive voix ? »

« S’ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas

ainsi, se dit à lui-même d’Artagnan. Maintenant, quecherchent-ils à savoir ? Si le duc de Buckingham ne se trouvepoint à Paris et s’il n’a pas eu ou s’il ne doit point avoirquelque entrevue avec la reine. »

D’Artagnan s’arrêta à cette idée, qui, d’après tout ce qu’ilavait entendu, ne manquait pas de probabilité.

En attendant, la souricière était en permanence, et la vigi-lance de d’Artagnan aussi.

Le soir du lendemain de l’arrestation du pauvre Bonacieux,comme Athos venait de quitter d’Artagnan pour se rendre chezM. de Tréville, comme neuf heures venaient de sonner, etcomme Planchet, qui n’avait pas encore fait le lit, commençaitsa besogne, on entendit frapper à la porte de la rue ; aussitôtcette porte s’ouvrit et se referma : quelqu’un venait de seprendre à la souricière.

D’Artagnan s’élança vers l’endroit décarrelé, se coucha ventre à terre et écouta.

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Des cris retentirent bientôt, puis des gémissements qu’oncherchait à étouffer. D’interrogatoire, il n’en était pasquestion.

« Diable ! se dit d’Artagnan, il me semble que c’est une

femme : on la fouille, elle résiste, – on la violente, – lesmisérables ! »Et d’Artagnan, malgré sa prudence, se tenait à quatre pour

ne pas se mêler à la scène qui se passait au-dessous de lui.« Mais je vous dis que je suis la maîtresse de la maison, mes-

sieurs ; je vous dis que je suis Mme Bonacieux, je vous dis que j’appartiens à la reine ! » s’écriait la malheureuse femme.

« Mme Bonacieux ! murmura d’Artagnan ; serais-je assezheureux pour avoir trouvé ce que tout le monde cherche ? »

« C’est justement vous que nous attendions », reprirent lesinterrogateurs.

La voix devint de plus en plus étouffée : un mouvement tu-multueux fit retentir les boiseries. La victime résistait autantqu’une femme peut résister à quatre hommes.

« Pardon, messieurs, par… », murmura la voix, qui ne fit plusentendre que des sons inarticulés.

« Ils la bâillonnent, ils vont l’entraîner, s’écria d’Artagnan ense redressant comme par un ressort. Mon épée ; bon, elle est à

mon côté. Planchet !– Monsieur ?– Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L’un des trois se-

ra sûrement chez lui, peut-être tous les trois seront-ils rentrés.Qu’ils prennent des armes, qu’ils viennent, qu’ils accourent.

 Ah ! je me souviens, Athos est chez M. de Tréville.– Mais où allez-vous, monsieur, où allez-vous ?– Je descends par la fenêtre, s’écria d’Artagnan, afin d’être

plus tôt arrivé ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher,sors par la porte et cours où je te dis.

– Oh ! monsieur, monsieur, vous allez vous tuer, s’écriaPlanchet.

– Tais-toi, imbécile », dit d’Artagnan. Et s’accrochant de lamain au rebord de sa fenêtre, il se laissa tomber du premierétage, qui heureusement n’était pas élevé, sans se faire uneécorchure.

Puis il alla aussitôt frapper à la porte en murmurant :

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« Je vais me faire prendre à mon tour dans la souricière, etmalheur aux chats qui se frotteront à pareille souris. »

 À peine le marteau eut-il résonné sous la main du jeunehomme, que le tumulte cessa, que des pas s’approchèrent, que

la porte s’ouvrit, et que d’Artagnan, l’épée nue, s’élança dansl’appartement de maître Bonacieux, dont la porte, sans doutemue par un ressort, se referma d’elle-même sur lui.

 Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison deBonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grandscris, des trépignements, un cliquetis d’épées et un bruit prolon-gé de meubles. Puis, un moment après, ceux qui, surpris par cebruit, s’étaient mis aux fenêtres pour en connaître la cause,purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir

non pas en sortir, mais s’envoler comme des corbeaux effarou-chés, laissant par terre et aux angles des tables des plumes deleurs ailes, c’est-à-dire des loques de leurs habits et des bribesde leurs manteaux.

D’Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine, il faut ledire, car un seul des alguazils était armé, encore se défendit-ilpour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayéd’assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets etles poteries ; mais deux ou trois égratignures faites par la flam-

berge du Gascon les avaient épouvantés. Dix minutes avaientsuffi à leur défaite et d’Artagnan était resté maître du champde bataille.

Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le sang-froid particulier aux habitants de Paris dans ces tempsd’émeutes et de rixes perpétuelles, les refermèrent dès qu’ilseurent vu s’enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct leurdisait que, pour le moment, tout était fini.

D’ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd’hui on secouchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.

D’Artagnan, resté seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle : la pauvre femme était renversée sur un fauteuil et àdemi évanouie. D’Artagnan l’examina d’un coup d’œil rapide.

C’était une charmante femme de vingt-cinq à vingt-six ans,brune avec des yeux bleus, ayant un nez légèrement retroussé,des dents admirables, un teint marbré de rose et d’opale. Làcependant s’arrêtaient les signes qui pouvaient la faireconfondre avec une grande dame. Les mains étaient blanches,

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mais sans finesse : les pieds n’annonçaient pas la femme dequalité. Heureusement d’Artagnan n’en était pas encore à sepréoccuper de ces détails.

Tandis que d’Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en était

aux pieds, comme nous l’avons dit, il vit à terre un fin mou-choir de batiste, qu’il ramassa selon son habitude, et au coinduquel il reconnut le même chiffre qu’il avait vu au mouchoirqui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis.

Depuis ce temps, d’Artagnan se méfiait des mouchoirs armo-riés ; il remit donc sans rien dire celui qu’il avait ramassé dansla poche de Mme Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieuxreprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreurautour d’elle, vit que l’appartement était vide, et qu’elle était

seule avec son libérateur. Elle lui tendit aussitôt les mains ensouriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire dumonde.

« Ah ! monsieur ! dit-elle, c’est vous qui m’avez sauvée ;permettez-moi que je vous remercie.

– Madame, dit d’Artagnan, je n’ai fait que ce que tout gentil-homme eût fait à ma place, vous ne me devez donc aucunremerciement.

– Si fait, monsieur, si fait, et j’espère vous prouver que vous

n’avez pas rendu service à une ingrate. Mais que me voulaientdonc ces hommes, que j’ai pris d’abord pour des voleurs, etpourquoi M. Bonacieux n’est-il point ici ?

– Madame, ces hommes étaient bien autrement dangereuxque ne pourraient être des voleurs, car ce sont des agents deM. le cardinal, et quant à votre mari, M. Bonacieux, il n’estpoint ici parce qu’hier on est venu le prendre pour le conduireà la Bastille.

– Mon mari à la Bastille ! s’écria Mme Bonacieux, oh ! monDieu ! qu’a-t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l’innocencemême ! »

Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure en-core tout effrayée de la jeune femme.

« Ce qu’il a fait, madame ? dit d’Artagnan. Je crois que sonseul crime est d’avoir à la fois le bonheur et le malheur d’être

 votre mari.– Mais, monsieur, vous savez donc…– Je sais que vous avez été enlevée, madame.

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– Et par qui ? Le savez-vous ? Oh ! si vous le savez, dites-le-moi.

– Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux che- veux noirs, au teint basané, avec une cicatrice à la tempe

gauche.– C’est cela, c’est cela ; mais son nom ?– Ah ! son nom ? c’est ce que j’ignore.– Et mon mari savait-il que j’avais été enlevée ?– Il en avait été prévenu par une lettre que lui avait écrite le

ravisseur lui-même.– Et soupçonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras,

la cause de cet événement ?– Il l’attribuait, je crois, à une cause politique.

– J’en ai douté d’abord, et maintenant je le pense comme lui. Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m’a pas soupçonnée unseul instant…?

– Ah ! loin de là, madame, il était trop fier de votre sagesse etsurtout de votre amour. »

Un second sourire presque imperceptible effleura les lèvresrosées de la belle jeune femme.

« Mais, continua d’Artagnan, comment vous êtes-vousenfuie ?

– J’ai profité d’un moment où l’on m’a laissée seule, etcomme je savais depuis ce matin à quoi m’en tenir sur mon en-lèvement, à l’aide de mes draps je suis descendue par la fe-nêtre ; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue.

– Pour vous mettre sous sa protection ?– Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu’il était in-

capable de me défendre ; mais comme il pouvait nous servir àautre chose, je voulais le prévenir.

– De quoi ?– Oh ! ceci n’est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le

dire.– D’ailleurs, dit d’Artagnan (pardon, madame, si, tout garde

que je suis, je vous rappelle à la prudence), d’ailleurs je croisque nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire desconfidences. Les hommes que j’ai mis en fuite vont reveniravec main-forte ; s’ils nous retrouvent ici nous sommes perdus.

 J’ai bien fait prévenir trois de mes amis, mais qui sait si on lesaura trouvés chez eux !

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– Oui, oui, vous avez raison, s’écria Mme Bonacieux ef-frayée ; fuyons, sauvons-nous. »

 À ces mots, elle passa son bras sous celui de d’Artagnan etl’entraîna vivement.

« Mais où fuir ? dit d’Artagnan, où nous sauver ?– Éloignons-nous d’abord de cette maison, puis après nous verrons. »

Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner lapeine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue desFossoyeurs, s’engagèrent dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince et ne s’arrêtèrent qu’à la place Saint-Sulpice.

« Et maintenant, qu’allons-nous faire, demanda d’Artagnan,et où voulez-vous que je vous conduise ?

– Je suis fort embarrassée de vous répondre, je vous l’avoue,dit Mme Bonacieux ; mon intention était de faire prévenir M.de La Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pût nousdire précisément ce qui s’était passé au Louvre depuis trois

 jours, et s’il n’y avait pas danger pour moi de m’y présenter.– Mais moi, dit d’Artagnan, je puis aller prévenir M. de La

Porte.– Sans doute ; seulement il n’y a qu’un malheur : c’est qu’on

connaît M. Bonacieux au Louvre et qu’on le laisserait passer,

lui, tandis qu’on ne vous connaît pas, vous, et que l’on vous fer-mera la porte.

– Ah ! bah, dit d’Artagnan, vous avez bien à quelque guichetdu Louvre un concierge qui vous est dévoué, et qui grâce à unmot d’ordre… »

Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.« Et si je vous donnais ce mot d’ordre, dit-elle, l’oublieriez-

 vous aussitôt que vous vous en seriez servi ?– Parole d’honneur, foi de gentilhomme ! dit d’Artagnan avec

un accent à la vérité duquel il n’y avait pas à se tromper.– Tenez, je vous crois ; vous avez l’air d’un brave jeune

homme, d’ailleurs votre fortune est peut-être au bout de votredévouement.

– Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pour-rai pour servir le roi et être agréable à la reine, ditd’Artagnan ; disposez donc de moi comme d’un ami.

– Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce temps-là ?

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– N’avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Portepuisse revenir vous prendre ?

– Non, je ne veux me fier à personne.– Attendez, dit d’Artagnan ; nous sommes à la porte d’Athos.

Oui, c’est cela.– Qu’est-ce qu’Athos ?– Un de mes amis.– Mais s’il est chez lui et qu’il me voie ?– Il n’y est pas, et j’emporterai la clef après vous avoir fait

entrer dans son appartement.– Mais s’il revient ?– Il ne reviendra pas ; d’ailleurs on lui dirait que j’ai amené

une femme, et que cette femme est chez lui.

– Mais cela me compromettra très fort, savez-vous !– Que vous importe ! on ne vous connaît pas ; d’ailleurs nous

sommes dans une situation à passer par-dessus quelquesconvenances !

– Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-il ?– Rue Férou, à deux pas d’ici.– Allons. »Et tous deux reprirent leur course. Comme l’avait prévu d’Ar-

tagnan, Athos n’était pas chez lui : il prit la clef, qu’on avait

l’habitude de lui donner comme à un ami de la maison, montal’escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit apparte-ment dont nous avons déjà fait la description.

« Vous êtes chez vous, dit-il ; attendez, fermez la porte en de-dans et n’ouvrez à personne, à moins que vous n’entendiezfrapper trois coups ainsi : tenez ; et il frappa trois fois : deuxcoups rapprochés l’un de l’autre et assez forts, un coup plusdistant et plus léger.

– C’est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, à mon tour de vous donner mes instructions.

– J’écoute.– Présentez-vous au guichet du Louvre, du côté de la rue de

l’Échelle, et demandez Germain.– C’est bien. Après ?– Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui ré-

pondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles. Aussitôt il semettra à vos ordres.

– Et que lui ordonnerai-je ?

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– D’aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de lareine.

– Et quand il l’aura été chercher et que M. de La Porte sera venu ?

– Vous me l’enverrez.– C’est bien, mais où et comment vous reverrai-je ?– Y tenez-vous beaucoup à me revoir ?– Certainement.– Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez

tranquille.– Je compte sur votre parole.– Comptez-y. »D’Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lançant le coup

d’œil le plus amoureux qu’il lui fût possible de concentrer sursa charmante petite personne, et tandis qu’il descendait l’esca-lier, il entendit la porte se fermer derrière lui à double tour. Endeux bonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet deÉchelle, dix heures sonnaient. Tous les événements que nous

 venons de raconter s’étaient succédé en une demi-heure.Tout s’exécuta comme l’avait annoncé Mme Bonacieux. Au

mot d’ordre convenu, Germain s’inclina ; dix minutes après, LaPorte était dans la loge ; en deux mots, d’Artagnan le mit au

fait et lui indiqua où était Mme Bonacieux. La Porte s’assurapar deux fois de l’exactitude de l’adresse, et partit en courant.Cependant, à peine eut-il fait dix pas, qu’il revint.

« Jeune homme, dit-il à d’Artagnan, un conseil.– Lequel ?– Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se passer.– Vous croyez ?– Oui. Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?– Eh bien ?– Allez le voir pour qu’il puisse témoigner que vous étiez chez

lui à neuf heures et demie. En justice, cela s’appelle un alibi. »D’Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes à

son cou, il arriva chez M. de Tréville, mais, au lieu de passer ausalon avec tout le monde, il demanda à entrer dans son cabi-net. Comme d’Artagnan était un des habitués de l’hôtel, on nefit aucune difficulté d’accéder à sa demande ; et l’on alla préve-nir M. de Tréville que son jeune compatriote, ayant quelquechose d’important à lui dire, sollicitait une audience

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particulière. Cinq minutes après, M. de Tréville demandait àd’Artagnan ce qu’il pouvait faire pour son service et ce qui lui

 valait sa visite à une heure si avancée.« Pardon, monsieur ! dit d’Artagnan, qui avait profité du mo-

ment où il était resté seul pour retarder l’horloge de troisquarts d’heure ; j’ai pensé que, comme il n’était que neuf heures vingt-cinq minutes, il était encore temps de me présen-ter chez vous.

– Neuf heures vingt-cinq minutes ! s’écria M. de Tréville enregardant sa pendule ; mais c’est impossible !

– Voyez plutôt, monsieur, dit d’Artagnan, voilà qui fait foi.– C’est juste, dit M. de Tréville, j’aurais cru qu’il était plus

tard. Mais voyons, que me voulez-vous ? »

 Alors d’Artagnan fit à M. de Tréville une longue histoire surla reine. Il lui exposa les craintes qu’il avait conçues à l’égardde Sa Majesté ; il lui raconta ce qu’il avait entendu dire desprojets du cardinal à l’endroit de Buckingham, et tout cela avecune tranquillité et un aplomb dont M. de Tréville fut d’autantmieux la dupe, que lui-même, comme nous l’avons dit, avait re-marqué quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et lareine.

 À dix heures sonnant, d’Artagnan quitta M. de Tréville, qui le

remercia de ses renseignements, lui recommanda d’avoir tou- jours à cœur le service du roi et de la reine, et qui rentra dansle salon. Mais, au bas de l’escalier, d’Artagnan se souvint qu’ilavait oublié sa canne : en conséquence, il remonta précipitam-ment, rentra dans le cabinet, d’un tour de doigt remit la pen-dule à son heure, pour qu’on ne pût pas s’apercevoir, le lende-main, qu’elle avait été dérangée, et sûr désormais qu’il y avaitun témoin pour prouver son alibi, il descendit l’escalier et setrouva bientôt dans la rue.

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Chapitre

11L'intrigue se noue

Sa visite faite à M. de Tréville, d’Artagnan prit, tout pensif, leplus long pour rentrer chez lui.

 À quoi pensait d’Artagnan, qu’il s’écartait ainsi de sa route,

regardant les étoiles du ciel, et tantôt soupirant tantôtsouriant ?Il pensait à Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire,

la jeune femme était presque une idéalité amoureuse. Jolie,mystérieuse, initiée à presque tous les secrets de cour, qui re-flétaient tant de charmante gravité sur ses traits gracieux, elleétait soupçonnée de n’être pas insensible, ce qui est un attraitirrésistible pour les amants novices ; de plus, d’Artagnanl’avait délivrée des mains de ces démons qui voulaient la

fouiller et la maltraiter, et cet important service avait établientre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance quiprennent si facilement un plus tendre caractère.

D’Artagnan se voyait déjà, tant les rêves marchent vite surles ailes de l’imagination, accosté par un messager de la jeunefemme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, unechaîne d’or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cava-liers recevaient sans honte de leur roi ; ajoutons qu’en cetemps de facile morale, ils n’avaient pas plus de vergogne à

l’endroit de leurs maîtresses, et que celles-ci leur laissaientpresque toujours de précieux et durables souvenirs, comme sielles eussent essayé de conquérir la fragilité de leurs senti-ments par la solidité de leurs dons.

On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir.Celles qui n’étaient que belles donnaient leur beauté, et de là

 vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du mondene peut donner que ce qu’elle a. Celles qui étaient riches don-naient en outre une partie de leur argent, et l’on pourrait citer

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bon nombre de héros de cette galante époque qui n’eussent ga-gné ni leurs éperons d’abord, ni leurs batailles ensuite, sans labourse plus ou moins garnie que leur maîtresse attachait à l’ar-çon de leur selle.

D’Artagnan ne possédait rien ; l’hésitation du provincial, ver-nis léger, fleur éphémère, duvet de la pêche, s’était évaporéeau vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousque-taires donnaient à leur ami. D’Artagnan, suivant l’étrange cou-tume du temps, se regardait à Paris comme en campagne, etcela ni plus ni moins que dans les Flandres : l’Espagnol là-bas,la femme ici. C’était partout un ennemi à combattre, descontributions à frapper.

Mais, disons-le, pour le moment d’Artagnan était mû d’un

sentiment plus noble et plus désintéressé. Le mercier lui avaitdit qu’il était riche ; le jeune homme avait pu deviner qu’avecun niais comme l’était M. Bonacieux, ce devait être la femmequi tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n’avait influé enrien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, etl’intérêt était resté à peu près étranger à ce commencementd’amour qui en avait été la suite. Nous disons : à peu près, carl’idée qu’une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, estriche en même temps, n’ôte rien à ce commencement d’amour,

et tout au contraire le corrobore.Il y a dans l’aisance une foule de soins et de caprices aristo-

cratiques qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc, unerobe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, unfrais ruban sur la tête, ne font point jolie une femme laide,mais font belle une femme jolie, sans compter les mains quigagnent à tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ontbesoin de rester oisives pour rester belles.

Puis d’Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nousn’avons pas caché l’état de sa fortune, d’Artagnan n’était pasun millionnaire ; il espérait bien le devenir un jour, mais letemps qu’il se fixait lui-même pour cet heureux changementétait assez éloigné. En attendant, quel désespoir que de voirune femme qu’on aime désirer ces mille riens dont les femmescomposent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces milleriens ! Au moins, quand la femme est riche et que l’amant nel’est pas, ce qu’il ne peut lui offrir elle se l’offre elle-même ; etquoique ce soit ordinairement avec l’argent du mari qu’elle se

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passe cette jouissance, il est rare que ce soit à lui qu’en re- vienne la reconnaissance.

Puis d’Artagnan, disposé à être l’amant le plus tendre, étaiten attendant un ami très dévoué. Au milieu de ses projets

amoureux sur la femme du mercier, il n’oubliait pas les siens.La jolie Mme Bonacieux était femme à promener dans la plaineSaint-Denis ou dans la foire Saint-Germain en compagnied’Athos, de Porthos et d’Aramis, auxquels d’Artagnan seraitfier de montrer une telle conquête. Puis, quand on a marchélongtemps, la faim arrive ; d’Artagnan depuis quelque tempsavait remarqué cela. On ferait de ces petits dîners charmantsoù l’on touche d’un côté la main d’un ami, et de l’autre le piedd’une maîtresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les

positions extrêmes, d’Artagnan serait le sauveur de ses amis.Et M. Bonacieux, que d’Artagnan avait poussé dans les mains

des sbires en le reniant bien haut et à qui il avait promis toutbas de le sauver ? Nous devons avouer à nos lecteurs que d’Ar-tagnan n’y songeait en aucune façon, ou que, s’il y songeait,c’était pour se dire qu’il était bien où il était, quelque part qu’ilfût. L’amour est la plus égoïste de toutes les passions.

Cependant, que nos lecteurs se rassurent : si d’Artagnan ou-blie son hôte ou fait semblant de l’oublier, sous prétexte qu’il

ne sait pas où on l’a conduit, nous ne l’oublions pas, nous, etnous savons où il est. Mais pour le moment faisons comme leGascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons àlui plus tard.

D’Artagnan, tout en réfléchissant à ses futures amours, touten parlant à la nuit, tout en souriant aux étoiles, remontait larue du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu’on l’appelaitalors. Comme il se trouvait dans le quartier d’Aramis, l’idée luiétait venue d’aller faire une visite à son ami, pour lui donnerquelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyerPlanchet avec invitation de se rendre immédiatement à la sou-ricière. Or, si Aramis s’était trouvé chez lui lorsque Planchet yétait venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs,et n’y trouvant personne que ses deux autres compagnonspeut-être, ils n’avaient dû savoir, ni les uns ni les autres, ceque cela voulait dire. Ce dérangement méritait donc une expli-cation, voilà ce que disait tout haut d’Artagnan.

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pavillon parallèle à celui qu’occupait Aramis, l’autre était celled’Aramis lui-même.

« Pardieu ! se dit d’Artagnan, auquel la nièce du théologienrevenait à l’esprit ; pardieu ! il serait drôle que cette colombe

attardée cherchât la maison de notre ami. Mais sur mon âme,cela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, j’en veux avoir le cœur net. »

Et d’Artagnan, se faisant le plus mince qu’il put, s’abritadans le côté le plus obscur de la rue, près d’un banc de pierresitué au fond d’une niche.

La jeune femme continua de s’avancer, car outre la légèretéde son allure, qui l’avait trahie, elle venait de faire entendreune petite toux qui dénonçait une voix des plus fraîches. D’Ar-

tagnan pensa que cette toux était un signal.Cependant, soit qu’on eût répondu à cette toux par un signe

équivalent qui avait fixé les irrésolutions de la nocturne cher-cheuse, soit que sans secours étranger elle eût reconnu qu’elleétait arrivée au bout de sa course, elle s’approcha résolumentdu volet d’Aramis et frappa à trois intervalles égaux avec sondoigt recourbé.

« C’est bien chez Aramis, murmura d’Artagnan. Ah ! mon-sieur l’hypocrite ! je vous y prends à faire de la théologie ! »

Les trois coups étaient à peine frappés, que la croisée inté-rieure s’ouvrit et qu’une lumière parut à travers les vitres du

 volet.« Ah ! ah ! fit l’écouteur non pas aux portes, mais aux fe-

nêtres, ah ! la visite était attendue. Allons, le volet va s’ouvriret la dame entrera par escalade. Très bien ! »

Mais, au grand étonnement de d’Artagnan, le volet resta fer-mé. De plus, la lumière qui avait flamboyé un instant, disparut,et tout rentra dans l’obscurité.

D’Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et conti-nua de regarder de tous ses yeux et d’écouter de toutes sesoreilles.

Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coupssecs retentirent dans l’intérieur.

La jeune femme de la rue répondit par un seul coup, et le vo-let s’entrouvrit.

On juge si d’Artagnan regardait et écoutait avec avidité.

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Malheureusement, la lumière avait été transportée dans unautre appartement. Mais les yeux du jeune homme s’étaienthabitués à la nuit. D’ailleurs les yeux des Gascons ont, à cequ’on assure, comme ceux des chats, la propriété de voir pen-

dant la nuit.D’Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche unobjet blanc qu’elle déploya vivement et qui prit la forme d’unmouchoir. Cet objet déployé, elle en fit remarquer le coin à soninterlocuteur.

Cela rappela à d’Artagnan ce mouchoir qu’il avait trouvé auxpieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelé celui qu’ilavait trouvé aux pieds d’Aramis.

« Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? »

Placé où il était, d’Artagnan ne pouvait voir le visage d’Ara-mis, nous disons d’Aramis, parce que le jeune homme ne faisaitaucun doute que ce fût son ami qui dialoguât de l’intérieuravec la dame de l’extérieur ; la curiosité l’emporta donc sur laprudence, et, profitant de la préoccupation dans laquelle la vuedu mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nousavons mis en scène, il sortit de sa cachette, et prompt commel’éclair, mais étouffant le bruit de ses pas, il alla se coller à unangle de la muraille, d’où son œil pouvait parfaitement plonger

dans l’intérieur de l’appartement d’Aramis. Arrivé là, d’Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce

n’était pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse,c’était une femme. Seulement, d’Artagnan y voyait assez pourreconnaître la forme de ses vêtements, mais pas assez pourdistinguer ses traits.

 Au même instant, la femme de l’appartement tira un secondmouchoir de sa poche, et l’échangea avec celui qu’on venait delui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre lesdeux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trou-

 vait à l’extérieur de la fenêtre se retourna, et vint passer àquatre pas de d’Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ;mais la précaution avait été prise trop tard, d’Artagnan avaitdéjà reconnu Mme Bonacieux.

Mme Bonacieux ! Le soupçon que c’était elle lui avait déjàtraversé l’esprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche ;mais quelle probabilité que Mme Bonacieux qui avait envoyéchercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au

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Louvre, courût les rues de Paris seule à onze heures et demiedu soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?

Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante ; etquelle est l’affaire importante d’une femme de vingt-cinq ans ?

L’amour.Mais était-ce pour son compte ou pour le compte d’une autrepersonne qu’elle s’exposait à de semblables hasards ? Voilà ceque se demandait à lui-même le jeune homme, que le démon dela jalousie mordait au cœur ni plus ni moins qu’un amant entitre.

Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s’assurer où al-lait Mme Bonacieux : c’était de la suivre. Ce moyen était sisimple, que d’Artagnan l’employa tout naturellement et

d’instinct.Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la mu-

raille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu’elleentendit retentir derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit criet s’enfuit.

D’Artagnan courut après elle. Ce n’était pas une chose diffi-cile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dansson manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans la-quelle elle s’était engagée. La malheureuse était épuisée, non

pas de fatigue, mais de terreur, et quand d’Artagnan lui posa lamain sur l’épaule, elle tomba sur un genou en criant d’une voixétranglée :

« Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. »D’Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la

taille ; mais comme il sentait à son poids qu’elle était sur lepoint de se trouver mal, il s’empressa de la rassurer par desprotestations de dévouement. Ces protestations n’étaient rienpour Mme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuventse faire avec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la

 voix était tout. La jeune femme crut reconnaître le son de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l’homme qui luiavait fait si grand-peur, et, reconnaissant d’Artagnan, ellepoussa un cri de joie.

« Oh ! c’est vous, c’est vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !– Oui, c’est moi, dit d’Artagnan, moi que Dieu a envoyé pour

 veiller sur vous.

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– Était-ce dans cette intention que vous me suiviez ? » de-manda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme,dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chezlaquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait re-

connu un ami dans celui qu’elle avait pris pour un ennemi.« Non, dit d’Artagnan, non, je l’avoue ; c’est le hasard quim’a mis sur votre route ; j’ai vu une femme frapper à la fenêtred’un de mes amis…

– D’un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.– Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.– Aramis ! qu’est-ce que cela ?– Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas

 Aramis ?

– C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.– C’est donc la première fois que vous venez à cette maison ?– Sans doute.– Et vous ne saviez pas qu’elle fût habitée par un jeune

homme ?– Non.– Par un mousquetaire ?– Nullement.– Ce n’est donc pas lui que vous veniez chercher ?

– Pas le moins du monde. D’ailleurs, vous l’avez bien vu, lapersonne à qui j’ai parlé est une femme.

– C’est vrai ; mais cette femme est des amies d’Aramis.– Je n’en sais rien.– Puisqu’elle loge chez lui.– Cela ne me regarde pas.– Mais qui est-elle ?– Oh ! cela n’est point mon secret.– Chère madame Bonacieux, vous êtes charmante ; mais en

même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse…– Est-ce que je perds à cela ?– Non ; vous êtes, au contraire, adorable. Alors, donnez-moi

le bras.– Bien volontiers. Et maintenant ?– Maintenant, conduisez-moi.– Où cela ?– Où je vais.– Mais où allez-vous ?

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– Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.– Faudra-t-il vous attendre ?– Ce sera inutile.– Vous reviendrez donc seule ? Peut-être oui, peut-être non.

– Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elleun homme, sera-t-elle une femme ?– Je n’en sais rien encore.– Je le saurai bien, moi !– Comment cela ?– Je vous attendrai pour vous voir sortir.– En ce cas, adieu !– Comment cela ?– Je n’ai pas besoin de vous.

– Mais vous aviez réclamé…– L’aide d’un gentilhomme, et non la surveillance d’un

espion.– Le mot est un peu dur !– Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré

eux ?– Des indiscrets.– Le mot est trop doux.– Allons, madame, je vois bien qu’il faut faire tout ce que

 vous voulez.– Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de

suite ?– N’y en a-t-il donc aucun à se repentir ?– Et vous repentez-vous réellement ?– Je n’en sais rien moi-même. Mais ce que je sais, c’est que je

 vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me lais-sez vous accompagner jusqu’où vous allez.

– Et vous me quitterez après ?– Oui.– Sans m’épier à ma sortie ?– Non.– Parole d’honneur ?– Foi de gentilhomme !– Prenez mon bras et marchons alors. »D’Artagnan offrit son bras à Mme Bonacieux, qui s’y suspen-

dit, moitié rieuse, moitié tremblante, et tous deux gagnèrent lehaut de la rue de La Harpe. Arrivée là, la jeune femme parut

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hésiter, comme elle avait déjà fait dans la rue de Vaugirard.Cependant, à de certains signes, elle sembla reconnaître uneporte ; et s’approchant de cette porte :

« Et maintenant, monsieur, dit-elle, c’est ici que j’ai affaire ;

mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m’a sauvéede tous les dangers auxquels, seule, j’eusse été exposée. Maisle moment est venu de tenir votre parole : je suis arrivée à madestination.

– Et vous n’aurez plus rien à craindre en revenant ?– Je n’aurai à craindre que les voleurs.– N’est-ce donc rien ?– Que pourraient-ils me prendre ? je n’ai pas un denier sur

moi.

– Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.– Lequel ?– Celui que j’ai trouvé à vos pieds et que j’ai remis dans votre

poche.– Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! s’écria la jeune

femme, voulez-vous me perdre ?– Vous voyez bien qu’il y a encore du danger pour vous, puis-

qu’un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, sion entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, madame,

s’écria d’Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d’unardent regard, tenez ! soyez plus généreuse, confiez-vous àmoi ; n’avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu’il n’y a que dé-

 vouement et sympathie dans mon cœur ?– Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes

secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c’est autrechose.

– C’est bien, dit d’Artagnan, je les découvrirai ; puisque cessecrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut queces secrets deviennent les miens.

– Gardez-vous-en bien, s’écria la jeune femme avec un sé-rieux qui fit frissonner d’Artagnan malgré lui. Oh ! ne vous mê-lez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à m’aiderdans ce que j’accomplis ; et cela, je vous le demande au nomde l’intérêt que je vous inspire, au nom du service que vousm’avez rendu ! et que je n’oublierai de ma vie. Croyez bien plu-tôt à ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je

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n’existe plus pour vous, que ce soit comme si vous ne m’aviez jamais vue.

– Aramis doit-il en faire autant que moi, madame ? dit d’Arta-gnan piqué.

– Voilà deux ou trois fois que vous avez prononcé ce nom,monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissaispas.

– Vous ne connaissez pas l’homme au volet duquel vous avezété frapper. Allons donc, madame ! vous me croyez par tropcrédule, aussi !

– Avouez que c’est pour me faire parler que vous inventezcette histoire, et que vous créez ce personnage.

– Je n’invente rien, madame, je ne crée rien, je dis l’exacte

 vérité.– Et vous dites qu’un de vos amis demeure dans cette

maison ?– Je le dis et je le répète pour la troisième fois, cette maison

est celle qu’habite mon ami, et cet ami est Aramis.– Tout cela s’éclaircira plus tard, murmura la jeune femme :

maintenant, monsieur, taisez-vous.– Si vous pouviez voir mon cœur tout à découvert, dit d’Arta-

gnan, vous y liriez tant de curiosité, que vous auriez pitié de

moi, et tant d’amour, que vous satisferiez à l’instant même macuriosité. On n’a rien à craindre de ceux qui vous aiment.

– Vous parlez bien vite d’amour, monsieur ! dit la jeunefemme en secouant la tête.

– C’est que l’amour m’est venu vite et pour la première fois,et que je n’ai pas vingt ans. »

La jeune femme le regarda à la dérobée.« Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit d’Artagnan. Il y a trois

mois, j’ai manqué avoir un duel avec Aramis pour un mouchoirpareil à celui que vous avez montré à cette femme qui étaitchez lui, pour un mouchoir marqué de la même manière, j’ensuis sûr.

– Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vousle jure, avec ces questions.

– Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous étiez ar-rêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne seriez-

 vous pas compromise ?

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– Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes :C.B., Constance Bonacieux ?

– Ou Camille de Bois-Tracy.– Silence, monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les

dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas,songez à ceux que vous pouvez courir, vous !– Moi ?– Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à

me connaître.– Alors, je ne vous quitte plus.– Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les

mains, monsieur, au nom du Ciel, au nom de l’honneur d’un mi-litaire, au nom de la courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-

 vous ; tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où l’onm’attend.

– Madame, dit le jeune homme en s’inclinant, je ne sais rienrefuser à qui me demande ainsi ; soyez contente, je m’éloigne.

– Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m’épierez pas ?– Je rentre chez moi à l’instant.– Ah ! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune

homme ! » s’écria Mme Bonacieux en lui tendant une main eten posant l’autre sur le marteau d’une petite porte presque

perdue dans la muraille.– D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et la baisa

ardemment.« Ah ! j’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s’écria d’Ar-

tagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrentsouvent aux afféteries de la politesse, parce qu’elle découvre lefond de la pensée et qu’elle prouve que le sentiment l’emportesur la raison.

– Eh bien, reprit Mme Bonacieux d’une voix presque cares-sante, et en serrant la main de d’Artagnan qui n’avait pasabandonné la sienne ; eh bien, je n’en dirai pas autant que

 vous : ce qui est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pourl’avenir. Qui sait, si lorsque je serai déliée un jour, je ne satis-ferai pas votre curiosité ?

– Et faites-vous la même promesse à mon amour ? s’écriad’Artagnan au comble de la joie.

– Oh ! de ce côté, je ne veux point m’engager, cela dépendrades sentiments que vous saurez m’inspirer.

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– Ainsi, aujourd’hui, madame…– Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore qu’à la

reconnaissance.– Ah ! vous êtes trop charmante, dit d’Artagnan avec tris-

tesse, et vous abusez de mon amour.– Non, j’use de votre générosité, voilà tout. Mais croyez-lebien, avec certaines gens tout se retrouve.

– Oh ! vous me rendez le plus heureux des hommes. N’ou-bliez pas cette soirée, n’oubliez pas cette promesse.

– Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout.Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On m’attendait àminuit juste, et je suis en retard.

– De cinq minutes.

– Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sontcinq siècles.

– Quand on aime.– Eh bien, qui vous dit que je n’ai pas affaire à un amoureux ?– C’est un homme qui vous attend ? s’écria d’Artagnan, un

homme !– Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit Mme Bo-

nacieux avec un demi-sourire qui n’était pas exempt d’une cer-taine teinte d’impatience.

– Non, non, je m’en vais, je pars ; je crois en vous, je veuxavoir tout le mérite de mon dévouement, ce dévouement dût-ilêtre une stupidité. Adieu, madame, adieu ! »

Et comme s’il ne se fût senti la force de se détacher de lamain qu’il tenait que par une secousse, il s’éloigna tout cou-rant, tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet,trois coups lents et réguliers ; puis, arrivé à l’angle de la rue, ilse retourna : la porte s’était ouverte et refermée, la jolie mer-cière avait disparu.

D’Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole dene pas épier Mme Bonacieux, et sa vie eût-elle dépendu del’endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui devaitl’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui, puisqu’ilavait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes après, il était dans la ruedes Fossoyeurs.

« Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire.Il se sera endormi en m’attendant, ou il sera retourné chez lui,et en rentrant il aura appris qu’une femme y était venue. Une

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femme chez Athos ! Après tout, continua d’Artagnan, il y enavait bien une chez Aramis. Tout cela est fort étrange, et je se-rais bien curieux de savoir comment cela finira.

– Mal, monsieur, mal », répondit une voix que le jeune

homme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monolo-guant tout haut, à la manière des gens très préoccupés, ils’était engagé dans l’allée au fond de laquelle était l’escalierqui conduisait à sa chambre.

« Comment, mal ? que veux-tu dire, imbécile ? demanda d’Ar-tagnan, qu’est-il donc arrivé ?

– Toutes sortes de malheurs.– Lesquels ?– D’abord M. Athos est arrêté.

– Arrêté ! Athos ! arrêté ! pourquoi ?– On l’a trouvé chez vous ; on l’a pris pour vous.– Et par qui a-t-il été arrêté ?– Par la garde qu’ont été chercher les hommes noirs que

 vous avez mis en fuite.– Pourquoi ne s’est-il pas nommé ? pourquoi n’a-t-il pas dit

qu’il était étranger à cette affaire ?– Il s’en est bien gardé, monsieur ; il s’est au contraire appro-

ché de moi et m’a dit : « C’est ton maître qui a besoin de sa li-

berté en ce moment, et non pas moi, puisqu’il sait tout et que je ne sais rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera dutemps ; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bienqu’on me fasse sortir. »

– Bravo, Athos ! noble cœur, murmura d’Artagnan, je le re-connais bien là ! Et qu’ont fait les sbires ?

– Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au For-l’Évêque ; deux sont restés avec les hommes noirs, qui ontfouillé partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deuxderniers, pendant cette expédition, montaient la garde à laporte ; puis, quand tout a été fini, ils sont partis, laissant lamaison vide et tout ouvert.

– Et Porthos et Aramis ?– Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.– Mais ils peuvent venir d’un moment à l’autre, car tu leur as

fait dire que je les attendais ?– Oui, monsieur.

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– Eh bien, ne bouge pas d’ici ; s’ils viennent, préviens-les dece qui m’est arrivé, qu’ils m’attendent au cabaret de la Pommede Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut être espionnée. Jecours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout cela, et je les

 y rejoins.– C’est bien, monsieur, dit Planchet.– Mais tu resteras, tu n’auras pas peur ! dit d’Artagnan en re-

 venant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me

connaissez pas encore ; je suis brave quand je m’y mets, allez ;c’est le tout de m’y mettre ; d’ailleurs je suis Picard.

– Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te fais tuer plutôtque de quitter ton poste.

– Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse pour prouverà monsieur que je lui suis attaché. »

« Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît que la méthodeque j’ai employée à l’égard de ce garçon est décidément labonne : j’en userai dans l’occasion. »

Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà quelque peu fati-guées cependant par les courses de la journée, d’Artagnan sedirigea vers la rue du Colombier.

M. de Tréville n’était point à son hôtel ; sa compagnie était

de garde au Louvre ; il était au Louvre avec sa compagnie.Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville ; il était important qu’il

fût prévenu de ce qui se passait. D’Artagnan résolut d’essayerd’entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagniede M. des Essarts lui devait être un passeport.

Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta lequai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l’idée depasser le bac ; mais en arrivant au bord de l’eau, il avait machi-nalement introduit sa main dans sa poche et s’était aperçuqu’il n’avait pas de quoi payer le passeur.

Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit dé-boucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux per-sonnes et dont l’allure le frappa.

Les deux personnes qui composaient le groupe étaient : l’un,un homme ; l’autre, une femme.

La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l’hommeressemblait à s’y méprendre à Aramis.

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En outre, la femme avait cette mante noire que d’Artagnan voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard etsur la porte de la rue de La Harpe.

De plus, l’homme portait l’uniforme des mousquetaires.

Le capuchon de la femme était rabattu, l’homme tenait sonmouchoir sur son visage ; tous deux, cette double précautionl’indiquait, tous deux avaient donc intérêt à n’être pointreconnus.

Ils prirent le pont : c’était le chemin de d’Artagnan, puisqued’Artagnan se rendait au Louvre ; d’Artagnan les suivit.

D’Artagnan n’avait pas fait vingt pas, qu’il fut convaincu quecette femme, c’était Mme Bonacieux, et que cet homme, c’était

 Aramis.

Il sentit à l’instant même tous les soupçons de la jalousie quis’agitaient dans son cœur.

Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu’il ai-mait déjà comme une maîtresse. Mme Bonacieux lui avait juréses grands dieux qu’elle ne connaissait pas Aramis, et un quartd’heure après qu’elle lui avait fait ce serment, il la retrouvaitau bras d’Aramis.

D’Artagnan ne réfléchit pas seulement qu’il connaissait la jo-lie mercière depuis trois heures seulement, qu’elle ne lui de-

 vait rien qu’un peu de reconnaissance pour l’avoir délivrée deshommes noirs qui voulaient l’enlever, et qu’elle ne lui avaitrien promis. Il se regarda comme un amant outragé, trahi, ba-foué ; le sang et la colère lui montèrent au visage, il résolut detout éclaircir.

La jeune femme et le jeune homme s’étaient aperçus qu’ilsétaient suivis, et ils avaient doublé le pas. D’Artagnan prit sacourse, les dépassa, puis revint sur eux au moment où ils setrouvaient devant la Samaritaine, éclairée par un réverbère quiprojetait sa lueur sur toute cette partie du pont.

D’Artagnan s’arrêta devant eux, et ils s’arrêtèrent devant lui.« Que voulez-vous, monsieur ? demanda le mousquetaire en

reculant d’un pas et avec un accent étranger qui prouvait àd’Artagnan qu’il s’était trompé dans une partie de sesconjectures.

– Ce n’est pas Aramis ! s’écria-t-il.

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– Non, monsieur, ce n’est point Aramis, et à votre exclama-tion je vois que vous m’avez pris pour un autre, et je vouspardonne.

– Vous me pardonnez ! s’écria d’Artagnan.

– Oui, répondit l’inconnu. Laissez-moi donc passer, puisquece n’est pas à moi que vous avez affaire.– Vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan, ce n’est pas à

 vous que j’ai affaire, c’est à madame.– À madame ! vous ne la connaissez pas, dit l’étranger.– Vous vous trompez, monsieur, je la connais.– Ah ! fit Mme Bonacieux d’un ton de reproche, ah mon-

sieur ! j’avais votre parole de militaire et votre foi de gentil-homme ; j’espérais pouvoir compter dessus.

– Et moi, madame, dit d’Artagnan embarrassé, vous m’aviezpromis…

– Prenez mon bras, madame, dit l’étranger, et continuonsnotre chemin. »

Cependant d’Artagnan, étourdi, atterré, anéanti par tout cequi lui arrivait, restait debout et les bras croisés devant lemousquetaire et Mme Bonacieux.

Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d’Artagnanavec la main.

D’Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée.En même temps et avec la rapidité de l’éclair, l’inconnu tira

la sienne.« Au nom du Ciel, Milord ! s’écria Mme Bonacieux en se je-

tant entre les combattants et prenant les épées à pleinesmains.

– Milord ! s’écria d’Artagnan illuminé d’une idée subite, Mi-lord ! pardon, monsieur ; mais est-ce que vous seriez…

– Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux à demi- voix ; et maintenant vous pouvez nous perdre tous.

– Milord, madame, pardon, cent fois pardon ; mais jel’aimais, Milord, et j’étais jaloux ; vous savez ce que c’est qued’aimer, Milord ; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puisme faire tuer pour Votre Grâce.

– Vous êtes un brave jeune homme, dit Buckingham en ten-dant à d’Artagnan une main que celui-ci serra respectueuse-ment ; vous m’offrez vos services, je les accepte ; suivez-nous à

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 vingt pas jusqu’au Louvre ; et si quelqu’un nous épie, tuez-le !»

D’Artagnan mit son épée nue sous son bras, laissa prendre àMme Bonacieux et au duc vingt pas d’avance et les suivit, prêt

à exécuter à la lettre les instructions du noble et élégant mi-nistre de Charles Ier.Mais heureusement le jeune séide n’eut aucune occasion de

donner au duc cette preuve de son dévouement, et la jeunefemme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par leguichet de l’Échelle sans avoir été inquiétés…

Quant à d’Artagnan, il se rendit aussitôt au cabaret de laPomme de Pin, où il trouva Porthos et Aramis qui l’attendaient.

Mais, sans leur donner d’autre explication sur le dérange-

ment qu’il leur avait causé, il leur dit qu’il avait terminé seull’affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin deleur intervention. Et maintenant, emportés que nous sommespar notre récit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi,et suivons, dans les détours du Louvre, le duc de Buckinghamet son guide.

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Chapitre

12George Villiers, Duc de Buckingham

Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans difficul-té ; Mme Bonacieux était connue pour appartenir à la reine ; leduc portait l’uniforme des mousquetaires de M. de Tréville,

qui, comme nous l’avons dit, était de garde ce soir-là.D’ailleurs Germain était dans les intérêts de la reine, et siquelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accusée d’avoirintroduit son amant au Louvre, voilà tout ; elle prenait sur ellele crime : sa réputation était perdue, il est vrai, mais de quelle

 valeur était dans le monde la réputation d’une petitemercière ?

Une fois entrés dans l’intérieur de la cour, le duc et la jeunefemme suivirent le pied de la muraille pendant l’espace

d’environ vingt-cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieuxpoussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordi-nairement fermée la nuit ; la porte céda ; tous deux entrèrentet se trouvèrent dans l’obscurité, mais Mme Bonacieuxconnaissait tous les tours et détours de cette partie du Louvre,destinée aux gens de la suite. Elle referma les portes derrièreelle, prit le duc par la main, fit quelques pas en tâtonnant, sai-sit une rampe, toucha du pied un degré, et commença de mon-ter un escalier : le duc compta deux étages. Alors elle prit à

droite, suivit un long corridor, redescendit un étage, fitquelques pas encore, introduisit une clef dans une serrure, ou-

 vrit une porte et poussa le duc dans un appartement éclairéseulement par une lampe de nuit, en disant : « Restez ici, Mi-lord duc, on va venir. » Puis elle sortit par la même porte,qu’elle ferma à la clef, de sorte que le duc se trouva littérale-ment prisonnier.

Cependant, tout isolé qu’il se trouvait, il faut le dire, le ducde Buckingham n’éprouva pas un instant de crainte ; un des

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côtés saillants de son caractère était la recherche de l’aventureet l’amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, cen’était pas la première fois qu’il risquait sa vie dans de pa-reilles tentatives ; il avait appris que ce prétendu message

d’Anne d’Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris, étaitun piège, et au lieu de regagner l’Angleterre, il avait, abusantde la position qu’on lui avait faite, déclaré à la reine qu’il nepartirait pas sans l’avoir vue. La reine avait positivement refu-sé d’abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exaspéré, nefît quelque folie. Déjà elle était décidée à le recevoir et à lesupplier de partir aussitôt, lorsque, le soir même de cette déci-sion, Mme Bonacieux, qui était chargée d’aller chercher le ducet de le conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux jours on

ignora complètement ce qu’elle était devenue, et tout resta ensuspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avecLa Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venaitd’accomplir la périlleuse entreprise que, sans son arrestation,elle eût exécutée trois jours plus tôt.

Buckingham, resté seul, s’approcha d’une glace. Cet habit demousquetaire lui allait à merveille.

 À trente-cinq ans qu’il avait alors, il passait à juste titre pourle plus beau gentilhomme et pour le plus élégant cavalier de

France et d’Angleterre.Favori de deux rois, riche à millions, tout-puissant dans un

royaume qu’il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son ca-price, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris unede ces existences fabuleuses qui restent dans le cours dessiècles comme un étonnement pour la postérité.

 Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance, certainque les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaientl’atteindre, allait-il droit au but qu’il s’était fixé, ce but fût-il siélevé et si éblouissant que c’eût été folie pour un autre que del’envisager seulement. C’est ainsi qu’il était arrivé à s’appro-cher plusieurs fois de la belle et fière Anne d’Autriche et à s’enfaire aimer, à force d’éblouissement.

Georges Villiers se plaça donc devant une glace, comme nousl’avons dit, rendit à sa belle chevelure blonde les ondulationsque le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa samoustache, et le cœur tout gonflé de joie, heureux et fier de

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toucher au moment qu’il avait si longtemps désiré, se sourit àlui-même d’orgueil et d’espoir.

En ce moment, une porte cachée dans la tapisserie s’ouvritet une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la

glace ; il jeta un cri, c’était la reine ! Anne d’Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c’est-à-dire qu’elle se trouvait dans tout l’éclat de sa beauté.

Sa démarche était celle d’une reine ou d’une déesse ; ses yeux, qui jetaient des reflets d’émeraude, étaient parfaitementbeaux, et tout à la fois pleins de douceur et de majesté.

Sa bouche était petite et vermeille, et quoique sa lèvre infé-rieure, comme celle des princes de la maison d’Autriche, avan-çât légèrement sur l’autre, elle était éminemment gracieuse

dans le sourire, mais aussi profondément dédaigneuse dans lemépris.

Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté, sa main etses bras étaient d’une beauté surprenante, et tous les poètesdu temps les chantaient comme incomparables.

Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu’ils étaient dans sa jeu-nesse, étaient devenus châtains, et qu’elle portait frisés trèsclair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablementson visage, auquel le censeur le plus rigide n’eût pu souhaiter

qu’un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeantqu’un peu plus de finesse dans le nez.

Buckingham resta un instant ébloui ; jamais Anne d’Autrichene lui était apparue aussi belle, au milieu des bals, des fêtes,des carrousels, qu’elle lui apparut en ce moment, vêtue d’unesimple robe de satin blanc et accompagnée de doña Estefania,la seule de ses femmes espagnoles qui n’eût pas été chasséepar la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu.

 Anne d’Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se préci-pita à ses genoux, et avant que la reine eût pu l’en empêcher, ilbaisa le bas de sa robe.

« Duc, vous savez déjà que ce n’est pas moi qui vous ai faitécrire.

– Oh ! oui, madame, oui, Votre Majesté, s’écria le duc ; je saisque j’ai été un fou, un insensé de croire que la neige s’anime-rait, que le marbre s’échaufferait ; mais, que voulez-vous,quand on aime, on croit facilement à l’amour ; d’ailleurs je n’aipas tout perdu à ce voyage, puisque je vous vois.

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– Oui, répondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous vois, Milord. Je vous vois par pitié pour vous-même ; je vous vois parce qu’insensible à toutes mes peines, vous vousêtes obstiné à rester dans une ville où, en restant, vous courez

risque de la vie et me faites courir risque de mon honneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous sépare, les profondeursde la mer, l’inimitié des royaumes, la sainteté des serments. Ilest sacrilège de lutter contre tant de choses, Milord. Je vous

 vois enfin pour vous dire qu’il ne faut plus nous voir.– Parlez, madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la douceur

de votre voix couvre la dureté de vos paroles. Vous parlez desacrilège ! mais le sacrilège est dans la séparation des cœursque Dieu avait formés l’un pour l’autre.

– Milord, s’écria la reine, vous oubliez que je ne vous ai ja-mais dit que je vous aimais.

– Mais vous ne m’avez jamais dit non plus que vous ne m’ai-miez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce se-rait de la part de Votre Majesté une trop grande ingratitude.Car, dites-moi, où trouvez-vous un amour pareil au mien, unamour que ni le temps, ni l’absence, ni le désespoir ne peuventéteindre ; un amour qui se contente d’un ruban égaré, d’un re-gard perdu, d’une parole échappée ?

« Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la pre-mière fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.

« Voulez-vous que je vous dise comment vous étiez vêtue lapremière fois que je vous vis ? voulez-vous que je détaille cha-cun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois en-core : vous étiez assise sur des carreaux, à la mode d’Espagne ;

 vous aviez une robe de satin vert avec des broderies d’or etd’argent ; des manches pendantes et renouées sur vos beauxbras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vousaviez une fraise fermée, un petit bonnet sur votre tête, de lacouleur de votre robe, et sur ce bonnet une plume de héron.

« Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que vous étiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vousêtes maintenant, c’est-à-dire cent fois plus belle encore !

– Quelle folie ! murmura Anne d’Autriche, qui n’avait pas lecourage d’en vouloir au duc d’avoir si bien conservé son por-trait dans son cœur ; quelle folie de nourrir une passion inutileavec de pareils souvenirs !

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– Et avec quoi voulez-vous donc que je vive ? je n’ai que dessouvenirs, moi. C’est mon bonheur, mon trésor, mon espé-rance. Chaque fois que je vous vois, c’est un diamant de plusque je renferme dans l’écrin de mon cœur. Celui-ci est le qua-

trième que vous laissez tomber et que je ramasse ; car en troisans, madame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette premièreque je viens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse,la troisième dans les jardins d’Amiens.

– Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cettesoirée.

– Oh ! parlons-en, au contraire, madame, parlons-en : c’est lasoirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vousla belle nuit qu’il faisait ? Comme l’air était doux et parfumé,

comme le ciel était bleu et tout émaillé d’étoiles ! Ah ! cettefois, madame, j’avais pu être un instant seul avec vous ; cettefois, vous étiez prête à tout me dire, l’isolement de votre vie,les chagrins de votre cœur. Vous étiez appuyée à mon bras, te-nez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté, vosbeaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu’ils l’ef-fleuraient je frissonnais de la tête aux pieds. Oh ! reine, reine !oh ! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de félicités du ciel, de

 joies du paradis enfermées dans un moment pareil. Tenez, mes

biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu’il me reste de jours à vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! carcette nuit-là, madame, cette nuit-là vous m’aimiez, je vous le

 jure.– Milord, il est possible, oui, que l’influence du lieu, que le

charme de cette belle soirée, que la fascination de votre re-gard, que ces mille circonstances enfin qui se réunissent par-fois pour perdre une femme se soient groupées autour de moidans cette fatale soirée ; mais vous l’avez vu, Milord, la reineest venue au secours de la femme qui faiblissait : au premiermot que vous avez osé dire, à la première hardiesse à laquelle

 j’ai eu à répondre, j’ai appelé.– Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien

aurait succombé à cette épreuve ; mais mon amour, à moi, enest sorti plus ardent et plus éternel. Vous avez cru me fuir enrevenant à Paris, vous avez cru que je n’oserais quitter le tré-sor sur lequel mon maître m’avait chargé de veiller. Ah ! quem’importent à moi tous les trésors du monde et tous les rois de

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la terre ! Huit jours après, j’étais de retour, madame. Cettefois, vous n’avez rien eu à me dire : j’avais risqué ma faveur,ma vie, pour vous voir une seconde, je n’ai pas même touché

 votre main, et vous m’avez pardonné en me voyant si soumis et

si repentant.– Oui, mais la calomnie s’est emparée de toutes ces foliesdans lesquelles je n’étais pour rien, vous le savez bien, Milord.Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible : Mmede Vernet a été chassée, Putange exilé, Mme de Chevreuse esttombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu revenir commeambassadeur en France, le roi lui-même, souvenez-vous-en, Mi-lord, le roi lui-même s’y est opposé.

– Oui, et la France va payer d’une guerre le refus de son roi.

 Je ne puis plus vous voir, madame ; eh bien, je veux chaque jour que vous entendiez parler de moi.

« Quel but pensez-vous qu’aient eu cette expédition de Ré etcette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette ?Le plaisir de vous voir !

« Je n’ai pas l’espoir de pénétrer à main armée jusqu’à Paris, je le sais bien : mais cette guerre pourra amener une paix,cette paix nécessitera un négociateur, ce négociateur ce seramoi. On n’osera plus me refuser alors, et je reviendrai à Paris,

et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliersd’hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de leur vie ;mais que m’importera, à moi, pourvu que je vous revoie ! Toutcela est peut-être bien fou, peut-être bien insensé ; mais, dites-moi, quelle femme a un amant plus amoureux ? quelle reine aeu un serviteur plus ardent ?

– Milord, Milord, vous invoquez pour votre défense deschoses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuvesd’amour que vous voulez me donner sont presque des crimes.

– Parce que vous ne m’aimez pas, madame : si vous m’aimiez, vous verriez tout cela autrement, si vous m’aimiez, oh ! mais, si vous m’aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse dont vous parliez tout à l’heure, Mmede Chevreuse a été moins cruelle que vous ; Holland l’a aimée,et elle a répondu à son amour.

– Mme de Chevreuse n’était pas reine, murmura Anne d’Au-triche, vaincue malgré elle par l’expression d’un amour siprofond.

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– Vous m’aimeriez donc si vous ne l’étiez pas, vous, madame,dites, vous m’aimeriez donc ? Je puis donc croire que c’est ladignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi ; jepuis donc croire que si vous eussiez été Mme de Chevreuse, le

pauvre Buckingham aurait pu espérer ? Merci de ces doucesparoles, ô ma belle Majesté, cent fois merci.– Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interprété ; je n’ai

pas voulu dire…– Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d’une er-

reur, n’ayez pas la cruauté de me l’enlever. Vous l’avez dit vous-même, on m’a attiré dans un piège, j’y laisserai ma viepeut-être, car, tenez, c’est étrange, depuis quelque temps j’aides pressentiments que je vais mourir. » Et le duc sourit d’un

sourire triste et charmant à la fois.« Oh ! mon Dieu ! s’écria Anne d’Autriche avec un accent

d’effroi qui prouvait quel intérêt plus grand qu’elle ne le vou-lait dire elle prenait au duc.

– Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame, non ;c’est même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne mepréoccupe point de pareils rêves. Mais ce mot que vous venezde dire, cette espérance que vous m’avez presque donnée, auratout payé, fût-ce même ma vie.

– Eh bien, dit Anne d’Autriche, moi aussi, duc, moi, j’ai despressentiments, moi aussi j’ai des rêves. J’ai songé que je vous

 voyais couché sanglant, frappé d’une blessure.– Au côté gauche, n’est-ce pas, avec un couteau ? interrompit

Buckingham.– Oui, c’est cela, Milord, c’est cela, au côté gauche avec un

couteau. Qui a pu vous dire que j’avais fait ce rêve ? Je ne l’aiconfié qu’à Dieu, et encore dans mes prières.

– Je n’en veux pas davantage, et vous m’aimez, madame,c’est bien.

– Je vous aime, moi ?– Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes rêves qu’à moi,

si vous ne m’aimiez pas ? Aurions-nous les mêmes pressenti-ments, si nos deux existences ne se touchaient pas par lecœur ? Vous m’aimez, ô reine, et vous me pleurerez ?

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Anne d’Autriche, c’estplus que je n’en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel,partez, retirez-vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous

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aime pas ; mais ce que je sais, c’est que je ne serai point par- jure. Prenez donc pitié de moi, et partez. Oh ! si vous êtes frap-pé en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposerque votre amour pour moi fût cause de votre mort, je ne me

consolerais jamais, j’en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en supplie.– Oh ! que vous êtes belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit

Buckingham.– Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ;

revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, reve-nez entouré de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui

 veilleront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours,et j’aurai du bonheur à vous revoir.

– Oh ! est-ce bien vrai ce que vous me dites ?– Oui…– Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne

de vous et qui me rappelle que je n’ai point fait un rêve ;quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter àmon tour, une bague, un collier, une chaîne.

– Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vousme demandez ?

– Oui.

– À l’instant même ?– Oui.– Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre ?– Oui, je vous le jure !– Attendez, alors, attendez. »Et Anne d’Autriche rentra dans son appartement et en sortit

presque aussitôt, tenant à la main un petit coffret en bois derose à son chiffre, tout incrusté d’or.

« Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mémoirede moi. »

Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois àgenoux.

« Vous m’avez promis de partir, dit la reine.– Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, et

 je pars. » Anne d’Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en

s’appuyant de l’autre sur Estefania, car elle sentait que lesforces allaient lui manquer.

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Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette bellemain, puis se relevant :

« Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurairevue, madame, dussé-je bouleverser le monde pour cela. »

Et, fidèle à la promesse qu’il avait faite, il s’élança hors del’appartement.Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l’attendait,

et qui, avec les mêmes précautions et le même bonheur, le re-conduisit hors du Louvre.

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Chapitre

13Monsieur Bonacieux 

Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un per-sonnage dont, malgré sa position précaire, on n’avait paru s’in-quiéter que fort médiocrement ; ce personnage était M. Bona-

cieux, respectable martyr des intrigues politiques et amou-reuses qui s’enchevêtraient si bien les unes aux autres, danscette époque à la fois si chevaleresque et si galante.

Heureusement – le lecteur se le rappelle ou ne se le rappellepas – heureusement que nous avons promis de ne pas le perdrede vue.

Les estafiers qui l’avaient arrêté le conduisirent droit à laBastille, où on le fit passer tout tremblant devant un peloton desoldats qui chargeaient leurs mousquets.

De là, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, dela part de ceux qui l’avaient amené, l’objet des plus grossièresinjures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaientqu’ils n’avaient pas affaire à un gentilhomme, et ils le traitaienten véritable croquant.

 Au bout d’une demi-heure à peu près, un greffier vint mettrefin à ses tortures, mais non pas à ses inquiétudes, en donnantl’ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interro-gatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez

eux, mais avec M. Bonacieux on n’y faisait pas tant de façons.Deux gardes s’emparèrent du mercier, lui firent traverser

une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait troissentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans unechambre basse, où il n’y avait pour tous meubles qu’une table,une chaise et un commissaire. Le commissaire était assis sur lachaise et occupé à écrire sur la table.

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Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et,sur un signe du commissaire, s’éloignèrent hors de la portée dela voix.

Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa tête baissée sur

ses papiers, la releva pour voir à qui il avait affaire. Ce com-missaire était un homme à la mine rébarbative, au nez pointu,aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais inves-tigateurs et vifs, à la physionomie tenant à la fois de la fouineet du renard. Sa tête, supportée par un cou long et mobile, sor-tait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvementà peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors de sacarapace.

Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom et pré-

noms, son âge, son état et son domicile.L’accusé répondit qu’il s’appelait Jacques-Michel Bonacieux,

qu’il était âgé de cinquante et un ans, mercier retiré et qu’ildemeurait rue des Fossoyeurs, n° 11.

Le commissaire alors, au lieu de continuer à l’interroger, luifit un grand discours sur le danger qu’il y a pour un bourgeoisobscur à se mêler des choses publiques.

Il compliqua cet exorde d’une exposition dans laquelle il ra-conta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre in-

comparable, ce vainqueur des ministres passés, cet exempledes ministres à venir : actes et puissance que nul ne contrecar-rait impunément.

 Après cette deuxième partie de son discours, fixant son re-gard d’épervier sur le pauvre Bonacieux, il l’invita à réfléchir àla gravité de sa situation.

Les réflexions du mercier étaient toutes faites : il donnait audiable l’instant où M. de La Porte avait eu l’idée de le marieravec sa filleule, et l’instant surtout où cette filleule avait été re-çue dame de la lingerie chez la reine.

Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profondégoïsme mêlé à une avarice sordide, le tout assaisonné d’unepoltronnerie extrême. L’amour que lui avait inspiré sa jeunefemme, étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutteravec les sentiments primitifs que nous venons d’énumérer.

Bonacieux réfléchit, en effet, sur ce qu’on venait de lui dire.« Mais, monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez

bien que je connais et que j’apprécie plus que personne le

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mérite de l’incomparable Éminence par laquelle nous avonsl’honneur d’être gouvernés.

– Vraiment ? demanda le commissaire d’un air de doute ;mais s’il en était véritablement ainsi, comment seriez-vous à la

Bastille ?– Comment j’y suis, ou plutôt pourquoi j’y suis, répliqua M.Bonacieux, voilà ce qu’il m’est parfaitement impossible de vousdire, vu que je l’ignore moi-même ; mais, à coup sûr, ce n’estpas pour avoir désobligé, sciemment du moins, M. le cardinal.

– Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous êtes ici accusé de haute trahison.

– De haute trahison ! s’écria Bonacieux épouvanté, de hautetrahison ! et comment voulez-vous qu’un pauvre mercier qui

déteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accuséde haute trahison ? Réfléchissez, monsieur, la chose est maté-riellement impossible.

– Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l’ac-cusé comme si ses petits yeux avaient la faculté de lire jus-qu’au plus profond des cœurs, monsieur Bonacieux, vous avezune femme ?

– Oui, monsieur, répondit le mercier tout tremblant, sentantque c’était là où les affaires allaient s’embrouiller ; c’est-à-dire,

 j’en avais une.– Comment ? vous en aviez une ! qu’en avez-vous fait, si vous

ne l’avez plus ?– On me l’a enlevée, monsieur.– On vous l’a enlevée ? dit le commissaire. Ah ! »Bonacieux sentit à ce « ah ! » que l’affaire s’embrouillait de

plus en plus.« On vous l’a enlevée ! reprit le commissaire, et savez-vous

quel est l’homme qui a commis ce rapt ?– Je crois le connaître.– Quel est-il ?– Songez que je n’affirme rien, monsieur le commissaire, et

que je soupçonne seulement.– Qui soupçonnez-vous ? Voyons, répondez franchement. »M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité : devait-il

tout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu’il ensavait trop long pour avouer ; en disant tout, il faisait preuvede bonne volonté. Il se décida donc à tout dire.

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« Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel atout à fait l’air d’un grand seigneur ; il nous a suivis plusieursfois, à ce qu’il m’a semblé, quand j’attendais ma femme devantle guichet du Louvre pour la ramener chez moi. »

Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.« Et son nom ? dit-il.– Oh ! quant à son nom, je n’en sais rien, mais si je le ren-

contre jamais, je le reconnaîtrai à l’instant même, je vous enréponds, fût-il entre mille personnes. »

Le front du commissaire se rembrunit.« Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous ? continua-t-

il…– C’est-à-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu’il avait fait fausse

route, c’est-à-dire…– Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez, dit le commis-

saire ; c’est bien, en voici assez pour aujourd’hui ; il faut, avantque nous allions plus loin, que quelqu’un soit prévenu que vousconnaissez le ravisseur de votre femme.

– Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s’écria Bo-nacieux au désespoir. Je vous ai dit au contraire…

– Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deuxgardes.

– Et où faut-il le conduire ? demanda le greffier.– Dans un cachot.– Dans lequel ?– Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu’il ferme

bien », répondit le commissaire avec une indifférence qui péné-tra d’horreur le pauvre Bonacieux.

« Hélas ! hélas ! se dit-il, le malheur est sur ma tête ; mafemme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit soncomplice, et l’on me punira avec elle : elle en aura parlé, elleaura avoué qu’elle m’avait tout dit ; une femme, c’est si faible !Un cachot, le premier venu ! c’est cela ! une nuit est bientôtpassée ; et demain, à la roue, à la potence ! Oh ! mon Dieu !mon Dieu ! ayez pitié de moi ! »

Sans écouter le moins du monde les lamentations de maîtreBonacieux, lamentations auxquelles d’ailleurs ils devaient êtrehabitués, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, etl’emmenèrent, tandis que le commissaire écrivait en hâte unelettre que son greffier attendait.

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Bonacieux ne ferma pas l’œil, non pas que son cachot fût partrop désagréable, mais parce que ses inquiétudes étaient tropgrandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant aumoindre bruit ; et quand les premiers rayons du jour se glis-

sèrent dans sa chambre, l’aurore lui parut avoir pris desteintes funèbres.Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubre-

saut terrible. Il croyait qu’on venait le chercher pour leconduire à l’échafaud ; aussi, lorsqu’il vit purement et simple-ment paraître, au lieu de l’exécuteur qu’il attendait, son com-missaire et son greffier de la veille, il fut tout près de leur sau-ter au cou.

« Votre affaire s’est fort compliquée depuis hier au soir, mon

brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille dedire toute la vérité ; car votre repentir peut seul conjurer la co-lère du cardinal.

– Mais je suis prêt à tout dire, s’écria Bonacieux, du moinstout ce que je sais. Interrogez, je vous prie.

– Où est votre femme, d’abord ?– Mais puisque je vous ai dit qu’on me l’avait enlevée.– Oui, mais depuis hier cinq heures de l’après-midi, grâce à

 vous, elle s’est échappée.

– Ma femme s’est échappée ! s’écria Bonacieux. Oh ! la mal-heureuse ! monsieur, si elle s’est échappée, ce n’est pas mafaute, je vous le jure.

– Qu’alliez-vous donc alors faire chez M. d’Artagnan votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée ?

– Ah ! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et j’avoue que j’ai eu tort. J’ai été chez M. d’Artagnan.

– Quel était le but de cette visite ?– De le prier de m’aider à retrouver ma femme. Je croyais

que j’avais droit de la réclamer ; je me trompais, à ce qu’il pa-raît, et je vous en demande bien pardon.

– Et qu’a répondu M. d’Artagnan ?– M. d’Artagnan m’a promis son aide ; mais je me suis bientôt

aperçu qu’il me trahissait.– Vous en imposez à la justice ! M. d’Artagnan a fait un pacte

avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes

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de police qui avaient arrêté votre femme, et l’a soustraite àtoutes les recherches.

– M. d’Artagnan a enlevé ma femme ! Ah çà, mais que medites-vous là ?

– Heureusement M. d’Artagnan est entre nos mains, et vousallez lui être confronté.– Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s’écria Bonacieux ; je

ne serais pas fâché de voir une figure de connaissance.– Faites entrer M. d’Artagnan », dit le commissaire aux deux

gardes.Les deux gardes firent entrer Athos.« Monsieur d’Artagnan, dit le commissaire en s’adressant à

 Athos, déclarez ce qui s’est passé entre vous et monsieur.

– Mais ! s’écria Bonacieux, ce n’est pas M. d’Artagnan que vous me montrez là !

– Comment ! ce n’est pas M. d’Artagnan ? s’écria lecommissaire.

– Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.– Comment se nomme monsieur ? demanda le commissaire.– Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.– Comment ! vous ne le connaissez pas ?– Non.

– Vous ne l’avez jamais vu ?– Si fait ; mais je ne sais comment il s’appelle.– Votre nom ? demanda le commissaire.– Athos, répondit le mousquetaire.– Mais ce n’est pas un nom d’homme, ça, c’est un nom de

montagne ! s’écria le pauvre interrogateur qui commençait àperdre la tête.

– C’est mon nom, dit tranquillement Athos.– Mais vous avez dit que vous vous nommiez d’Artagnan.– Moi ?– Oui, vous.– C’est-à-dire que c’est à moi qu’on a dit : « Vous êtes M.

d’Artagnan ? » J’ai répondu : « Vous croyez ? » Mes gardes sesont écriés qu’ils en étaient sûrs. Je n’ai pas voulu les contra-rier. D’ailleurs je pouvais me tromper.

– Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.– Aucunement, fit tranquillement Athos.– Vous êtes M. d’Artagnan.

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– Vous voyez bien que vous me le dites encore.– Mais, s’écria à son tour M. Bonacieux, je vous dis, monsieur

le commissaire, qu’il n’y a pas un instant de doute à avoir. M.d’Artagnan est mon hôte, et par conséquent, quoiqu’il ne me

paie pas mes loyers, et justement même à cause de cela, je doisle connaître. M. d’Artagnan est un jeune homme de dix-neuf à vingt ans à peine, et monsieur en a trente au moins. M. d’Arta-gnan est dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur estdans la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville : regar-dez l’uniforme, monsieur le commissaire, regardez l’uniforme.

– C’est vrai, murmura le commissaire ; c’est pardieu vrai. »En ce moment la porte s’ouvrit vivement, et un messager, in-

troduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au

commissaire.« Oh ! la malheureuse ! s’écria le commissaire.– Comment ? que dites-vous ? de qui parlez-vous ? Ce n’est

pas de ma femme, j’espère !– Au contraire, c’est d’elle. Votre affaire est bonne, allez.– Ah çà, s’écria le mercier exaspéré, faites-moi le plaisir de

me dire, monsieur, comment mon affaire à moi peut s’empirerde ce que fait ma femme pendant que je suis en prison !

– Parce que ce qu’elle fait est la suite d’un plan arrêté entre

 vous, plan infernal !– Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous êtes dans

la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce quedevait faire ma femme, que je suis entièrement étranger à cequ’elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je ladémens, je la maudis.

– Ah çà, dit Athos au commissaire, si vous n’avez plus besoinde moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est très ennuyeux,

 votre monsieur Bonacieux.– Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le com-

missaire en désignant d’un même geste Athos et Bonacieux, etqu’ils soient gardés plus sévèrement que jamais.

– Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c’est à M.d’Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi jepuis le remplacer.

– Faites ce que j’ai dit ! s’écria le commissaire, et le secret leplus absolu ! Vous entendez ! »

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 Athos suivit ses gardes en levant les épaules, et M. Bona-cieux en poussant des lamentations à fendre le cœur d’untigre.

On ramena le mercier dans le même cachot où il avait passé

la nuit, et l’on l’y laissa toute la journée. Toute la journée Bona-cieux pleura comme un véritable mercier, n’étant pas du touthomme d’épée, il nous l’a dit lui-même.

Le soir, vers les neuf heures, au moment où il allait se déci-der à se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor.Ces pas se rapprochèrent de son cachot, sa porte s’ouvrit, desgardes parurent.

« Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des gardes.– Vous suivre ! s’écria Bonacieux ; vous suivre à cette heure-

ci ! et où cela, mon Dieu ?– Où nous avons l’ordre de vous conduire.– Mais ce n’est pas une réponse, cela.– C’est cependant la seule que nous puissions vous faire.– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour

cette fois je suis perdu ! »Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui

 venaient le quérir.Il prit le même corridor qu’il avait déjà pris, traversa une

première cour, puis un second corps de logis ; enfin, à la portede la cour d’entrée, il trouva une voiture entourée de quatregardes à cheval. On le fit monter dans cette voiture, l’exemptse plaça près de lui, on ferma la portière à clef, et tous deux setrouvèrent dans une prison roulante.

La voiture se mit en mouvement, lente comme un char fu-nèbre. À travers la grille cadenassée, le prisonnier apercevaitles maisons et le pavé, voilà tout ; mais, en véritable Parisienqu’il était, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, auxenseignes, aux réverbères. Au moment d’arriver à Saint-Paul,lieu où l’on exécutait les condamnés de la Bastille, il faillits’évanouir et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture de-

 vait s’arrêter là. La voiture passa cependant.Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cô-

toyant le cimetière Saint-Jean où on enterrait les criminelsd’État. Une seule chose le rassura un peu, c’est qu’avant de lesenterrer on leur coupait généralement la tête, et que sa tête àlui était encore sur ses épaules. Mais lorsqu’il vit que la voiture

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prenait la route de la Grève, qu’il aperçut les toits aigus del’hôtel de ville, que la voiture s’engagea sous l’arcade, il crutque tout était fini pour lui, voulut se confesser à l’exempt, et,sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l’exempt annon-

ça que, s’il continuait à l’assourdir ainsi, il lui mettrait unbâillon.Cette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l’on eût dû

l’exécuter en Grève, ce n’était pas la peine de le bâillonner,puisqu’on était presque arrivé au lieu de l’exécution. En effet,la voiture traversa la place fatale sans s’arrêter. Il ne restaitplus à craindre que la Croix-du-Trahoir : la voiture en prit jus-tement le chemin.

Cette fois, il n’y avait plus de doute, c’était à la Croix-du-Tra-

hoir qu’on exécutait les criminels subalternes. Bonacieuxs’était flatté en se croyant digne de Saint-Paul ou de la placede Grève : c’était à la Croix-du-Trahoir qu’allaient finir son

 voyage et sa destinée ! Il ne pouvait voir encore cette malheu-reuse croix, mais il la sentait en quelque sorte venir au-devantde lui. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à une vingtaine de pas, il en-tendit une rumeur, et la voiture s’arrêta. C’était plus que n’enpouvait supporter le pauvre Bonacieux, déjà écrasé par lesémotions successives qu’il avait éprouvées ; il poussa un faible

gémissement, qu’on eût pu prendre pour le dernier soupir d’unmoribond, et il s’évanouit.

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Chapitre

14L'homme de Meung

Ce rassemblement était produit non point par l’attente d’unhomme qu’on devait pendre, mais par la contemplation d’unpendu.

La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa marche, traver-sa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honoré,tourna la rue des Bons-Enfants et s’arrêta devant une portebasse.

La porte s’ouvrit, deux gardes reçurent dans leurs bras Bona-cieux, soutenu par l’exempt ; on le poussa dans une allée, onlui fit monter un escalier, et on le déposa dans uneantichambre.

Tous ces mouvements s’étaient opérés pour lui d’une façon

machinale.Il avait marché comme on marche en rêve ; il avait entrevu

les objets à travers un brouillard ; ses oreilles avaient perçudes sons sans les comprendre ; on eût pu l’exécuter dans cemoment qu’il n’eût pas fait un geste pour entreprendre sa dé-fense, qu’il n’eût pas poussé un cri pour implorer la pitié.

Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur etles bras pendants, à l’endroit même où les gardes l’avaientdéposé.

Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyaitaucun objet menaçant, comme rien n’indiquait qu’il courût undanger réel, comme la banquette était convenablement rem-bourrée, comme la muraille était recouverte d’un beau cuir deCordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaientdevant la fenêtre, retenus par des embrasses d’or, il compritpeu à peu que sa frayeur était exagérée, et il commença de re-muer la tête à droite et à gauche et de bas en haut.

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 À ce mouvement, auquel personne ne s’opposa, il reprit unpeu de courage et se risqua à ramener une jambe, puis l’autre ;enfin, en s’aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa ban-quette et se trouva sur ses pieds.

En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière,continua d’échanger encore quelques paroles avec une per-sonne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se retournant

 vers le prisonnier :« C’est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit-il.– Oui, monsieur l’officier, balbutia le mercier, plus mort que

 vif, pour vous servir.– Entrez », dit l’officier.Et il s’effaça pour que le mercier pût passer. Celui-ci obéit

sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait êtreattendu.

C’était un grand cabinet, aux murailles garnies d’armes of-fensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avaitdéjà du feu, quoique l’on fût à peine à la fin du mois de sep-tembre. Une table carrée, couverte de livres et de papiers surlesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Ro-chelle, tenait le milieu de l’appartement.

Debout devant la cheminée était un homme de moyenne

taille, à la mine haute et fière, aux yeux perçants, au frontlarge, à la figure amaigrie qu’allongeait encore une royale sur-montée d’une paire de moustaches. Quoique cet homme eûttrente-six à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache etroyale s’en allaient grisonnant. Cet homme, moins l’épée, avaittoute la mine d’un homme de guerre, et ses bottes de buffle en-core légèrement couvertes de poussière indiquaient qu’il avaitmonté à cheval dans la journée.

Cet homme, c’était Armand-Jean Duplessis, cardinal de Ri-chelieu, non point tel qu’on nous le représente, cassé commeun vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisé, la voixéteinte, enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombeanticipée, ne vivant plus que par la force de son génie, et nesoutenant plus la lutte avec l’Europe que par l’éternelle appli-cation de sa pensée, mais tel qu’il était réellement à cetteépoque, c’est-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corpsdéjà, mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de luiun des hommes les plus extraordinaires qui aient existé ; se

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préparant enfin, après avoir soutenu le duc de Nevers dans sonduché de Mantoue, après avoir pris Nîmes, Castres et Uzès, àchasser les Anglais de l’île de Ré et à faire le siège de LaRochelle.

 À la première vue, rien ne dénotait donc le cardinal, et ilétait impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son visagede deviner devant qui ils se trouvaient.

Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient surlui, et semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond du passé.

« C’est là ce Bonacieux ? demanda-t-il après un moment desilence.

– Oui, Monseigneur, reprit l’officier.

– C’est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous. »L’officier prit sur la table les papiers désignés, les remit à ce-

lui qui les demandait, s’inclina jusqu’à terre, et sortit.Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de

la Bastille. De temps en temps, l’homme de la cheminée levaitles yeux de dessus les écritures, et les plongeait comme deuxpoignards jusqu’au fond du cœur du pauvre mercier.

 Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d’examen,le cardinal était fixé.

« Cette tête-là n’a jamais conspiré », murmura-t-il ; maisn’importe, voyons toujours.

– Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement lecardinal.

– C’est ce qu’on m’a déjà appris, Monseigneur, s’écria Bona-cieux, donnant à son interrogateur le titre qu’il avait entendul’officier lui donner ; mais je vous jure que je n’en savais rien. »

Le cardinal réprima un sourire.« Vous avez conspiré avec votre femme, avec Mme de Che-

 vreuse et avec Milord duc de Buckingham.– En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je l’ai entendue

prononcer tous ces noms-là.– Et à quelle occasion ?– Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc de

Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine aveclui.

– Elle disait cela ? s’écria le cardinal avec violence.

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– Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu’elle avait tortde tenir de pareils propos, et que Son Éminence étaitincapable…

– Taisez-vous, vous êtes un imbécile, reprit le cardinal.

– C’est justement ce que ma femme m’a répondu,Monseigneur.– Savez-vous qui a enlevé votre femme ?– Non, Monseigneur.– Vous avez des soupçons, cependant ?– Oui, Monseigneur ; mais ces soupçons ont paru contrarier

M. le commissaire, et je ne les ai plus.– Votre femme s’est échappée, le saviez-vous ?– Non, Monseigneur, je l’ai appris depuis que je suis en pri-

son, et toujours par l’entremise de M. le commissaire, unhomme bien aimable ! »

Le cardinal réprima un second sourire.« Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis

sa fuite ?– Absolument, Monseigneur ; mais elle a dû rentrer au

Louvre.– À une heure du matin elle n’y était pas rentrée encore.– Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-elle devenue alors ?

– On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au cardi-nal ; le cardinal sait tout.

– En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le car-dinal consentira à me dire ce qu’est devenue ma femme ?

– Peut-être ; mais il faut d’abord que vous avouiez tout ceque vous savez relativement aux relations de votre femme avecMme de Chevreuse.

– Mais, Monseigneur, je n’en sais rien ; je ne l’ai jamais vue.– Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre,

revenait-elle directement chez vous ?– Presque jamais : elle avait affaire à des marchands de toile,

chez lesquels je la conduisais.– Et combien y en avait-il de marchands de toile ?– Deux, Monseigneur.– Où demeurent-ils ?– Un, rue de Vaugirard ; l’autre, rue de La Harpe.– Entriez-vous chez eux avec elle ?– Jamais, Monseigneur ; je l’attendais à la porte.

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– Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi touteseule ?

– Elle ne m’en donnait pas ; elle me disait d’attendre, et j’attendais.

– Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bona-cieux ! » dit le cardinal« Il m’appelle son cher monsieur ! dit en lui-même le mer-

cier. Peste ! les affaires vont bien ! »« Reconnaîtriez-vous ces portes ?– Oui.– Savez-vous les numéros ?– Oui.– Quels sont-ils ?

– N° 25, dans la rue de Vaugirard ; n° 75, dans la rue de LaHarpe.

– C’est bien », dit le cardinal. À ces mots, il prit une sonnette d’argent, et sonna ; l’officier

rentra.« Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort ; et qu’il

 vienne à l’instant même, s’il est rentré.– Le comte est là, dit l’officier, il demande instamment à par-

ler à Votre Éminence ! »

« À Votre Éminence ! murmura Bonacieux, qui savait que telétait le titre qu’on donnait d’ordinaire à M. le cardinal ;… à

 Votre Éminence ! »« Qu’il vienne alors, qu’il vienne ! » dit vivement Richelieu.L’officier s’élança hors de l’appartement, avec cette rapidité

que mettaient d’ordinaire tous les serviteurs du cardinal à luiobéir.

« À Votre Éminence ! » murmurait Bonacieux en roulant des yeux égarés.

Cinq secondes ne s’étaient pas écoulées depuis la disparitionde l’officier, que la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnageentra.

« C’est lui, s’écria Bonacieux.– Qui lui ? demanda le cardinal.– Celui qui m’a enlevé ma femme. »Le cardinal sonna une seconde fois. L’officier reparut.« Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu’il

attende que je le rappelle devant moi.

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– Non, Monseigneur ! non, ce n’est pas lui ! s’écria Bona-cieux ; non, je m’étais trompé : c’est un autre qui ne lui res-semble pas du tout ! Monsieur est un honnête homme.

– Emmenez cet imbécile ! » dit le cardinal.

L’officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dansl’antichambre où il trouva ses deux gardes.Le nouveau personnage qu’on venait d’introduire suivit des

 yeux avec impatience Bonacieux jusqu’à ce qu’il fût sorti, etdès que la porte se fut refermée sur lui :

« Ils se sont vus, dit-il en s’approchant vivement du cardinal.– Qui ? demanda Son Éminence.– Elle et lui.– La reine et le duc ? s’écria Richelieu.

– Oui.– Et où cela ?– Au Louvre.– Vous en êtes sûr ?– Parfaitement sûr.– Qui vous l’a dit ?– Mme de Lannoy, qui est toute à Votre Éminence, comme

 vous le savez.– Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit plus tôt ?

– Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher Mme deFargis dans sa chambre, et l’a gardée toute la journée.

– C’est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre notrerevanche.

– Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyeztranquille.

– Comment cela s’est-il passé ?– À minuit et demi, la reine était avec ses femmes…– Où cela ?– Dans sa chambre à coucher…– Bien.– Lorsqu’on est venu lui remettre un mouchoir de la part de

sa dame de lingerie…– Après ?– Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion, et, mal-

gré le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.– Après ! après !

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– Cependant, elle s’est levée, et d’une voix altérée : «Mesdames, a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je re-

 viens. » Et elle a ouvert la porte de son alcôve, puis elle estsortie.

– Pourquoi Mme de Lannoy n’est-elle pas venue vous préve-nir à l’instant même ?– Rien n’était bien certain encore ; d’ailleurs, la reine avait

dit : « Mesdames, attendez-moi » ; et elle n’osait désobéir à lareine.

– Et combien de temps la reine est-elle restée hors de lachambre ?

– Trois quarts d’heure.– Aucune de ses femmes ne l’accompagnait ?

– Doña Estefania seulement.– Et elle est rentrée ensuite ?– Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose à

son chiffre, et sortir aussitôt.– Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le

coffret ?– Non.– Mme de Lannoy savait-elle ce qu’il y avait dans ce coffret ?– Oui : les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la

reine.– Et elle est rentrée sans ce coffret ?– Oui.– L’opinion de Mme de Lannoy est qu’elle les a remis alors à

Buckingham ?– Elle en est sûre.– Comment cela ?– Pendant la journée, Mme de Lannoy, en sa qualité de dame

d’atour de la reine, a cherché ce coffret, a paru inquiète de nepas le trouver et a fini par en demander des nouvelles à lareine.

– Et alors, la reine…?– La reine est devenue fort rouge et a répondu qu’ayant brisé

la veille un de ses ferrets, elle l’avait envoyé raccommoderchez son orfèvre.

– Il faut y passer et s’assurer si la chose est vraie ou non.– J’y suis passé.– Eh bien, l’orfèvre ?

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– L’orfèvre n’a entendu parler de rien.– Bien ! bien ! Rochefort, tout n’est pas perdu, et peut-être…

peut-être tout est-il pour le mieux !– Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre

Éminence…– Ne répare les bêtises de mon agent, n’est-ce pas ?– C’est justement ce que j’allais dire, si Votre Éminence

m’avait laissé achever ma phrase.– Maintenant, savez-vous où se cachaient la duchesse de

Chevreuse et le duc de Buckingham ?– Non, Monseigneur, mes gens n’ont pu rien me dire de

positif là-dessus.– Je le sais, moi.

– Vous, Monseigneur ?– Oui, ou du moins je m’en doute. Ils se tenaient, l’un rue de

 Vaugirard, n° 25, et l’autre rue de La Harpe, n° 75.– Votre Éminence veut-elle que je les fasse arrêter tous

deux ?– Il sera trop tard, ils seront partis.– N’importe, on peut s’en assurer.– Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux

maisons.

– J’y vais, Monseigneur. »Et Rochefort s’élança hors de l’appartement.Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et sonna une troi-

sième fois.Le même officier reparut.« Faites entrer le prisonnier », dit le cardinal.Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe

du cardinal, l’officier se retira.« Vous m’avez trompé, dit sévèrement le cardinal.– Moi, s’écria Bonacieux, moi, tromper Votre Éminence !– Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La

Harpe, n’allait pas chez des marchands de toile.– Et où allait-elle, juste Dieu ?– Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de

Buckingham.– Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, c’est

cela, Votre Éminence a raison. J’ai dit plusieurs fois à mafemme qu’il était étonnant que des marchands de toile

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demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisonsqui n’avaient pas d’enseignes, et chaque fois ma femme s’estmise à rire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetantaux pieds de l’Éminence, ah ! que vous êtes bien le cardinal, le

grand cardinal, l’homme de génie que tout le monde révère. »Le cardinal, tout médiocre qu’était le triomphe remporté surun être aussi vulgaire que l’était Bonacieux, n’en jouit pasmoins un instant ; puis, presque aussitôt, comme si une nou-

 velle pensée se présentait à son esprit, un sourire plissa seslèvres, et tendant la main au mercier :

« Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un bravehomme.

– Le cardinal m’a touché la main ! j’ai touché la main du

grand homme ! s’écria Bonacieux ; le grand homme m’a appeléson ami !

– Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne qu’ilsavait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gensqui ne le connaissaient pas ; et comme on vous a soupçonné in-

 justement, eh bien, il vous faut une indemnité : tenez ! prenezce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.

– Que je vous pardonne, Monseigneur ! dit Bonacieux hési-tant à prendre le sac, craignant sans doute que ce prétendu

don ne fût qu’une plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de mefaire arrêter, vous êtes bien libre de me faire torturer, vousêtes bien libre de me faire pendre : vous êtes le maître, et jen’aurais pas eu le plus petit mot à dire. Vous pardonner, Mon-seigneur ! Allons donc, vous n’y pensez pas !

– Ah ! mon cher monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la gé-nérosité, je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous pre-nez ce sac, et vous vous en allez sans être trop mécontent ?

– Je m’en vais enchanté, Monseigneur.– Adieu donc, ou plutôt à revoir, car j’espère que nous nous

reverrons.– Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de

Son Éminence.– Ce sera souvent, soyez tranquille, car j’ai trouvé un charme

extrême à votre conversation.– Oh ! Monseigneur !– Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir.

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Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieuxrépondit en s’inclinant jusqu’à terre ; puis il sortit à reculons,et quand il fut dans l’antichambre, le cardinal l’entendit qui,dans son enthousiasme, criait à tue-tête : « Vive Monseigneur !

 vive Son Éminence ! vive le grand cardinal ! » Le cardinalécouta en souriant cette brillante manifestation des sentimentsenthousiastes de maître Bonacieux ; puis, quand les cris de Bo-nacieux se furent perdus dans l’éloignement :

« Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer pourmoi. »

Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attentionla carte de La Rochelle qui, ainsi que nous l’avons dit, étaitétendue sur son bureau, traçant avec un crayon la ligne où de-

 vait passer la fameuse digue qui, dix-huit mois plus tard, fer-mait le port de la cité assiégée.

Comme il en était au plus profond de ses méditations straté-giques, la porte se rouvrit, et Rochefort rentra.

« Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec unepromptitude qui prouvait le degré d’importance qu’il attachaità la commission dont il avait chargé le comte.

– Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six à vingt-huit ans et un homme de trente-cinq à quarante ans ont logé

effectivement, l’un quatre jours et l’autre cinq, dans les mai-sons indiquées par Votre Éminence : mais la femme est partiecette nuit, et l’homme ce matin.

– C’étaient eux ! s’écria le cardinal, qui regardait à la pen-dule ; et maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour fairecourir après : la duchesse est à Tours, et le duc à Boulogne.C’est à Londres qu’il faut les rejoindre.

– Quels sont les ordres de Votre Éminence ?– Pas un mot de ce qui s’est passé ; que la reine reste dans

une sécurité parfaite ; qu’elle ignore que nous savons son se-cret ; qu’elle croie que nous sommes à la recherche d’uneconspiration quelconque. Envoyez-moi le garde des sceauxSéguier.

– Et cet homme, qu’en a fait Votre Éminence ?– Quel homme ? demanda le cardinal.– Ce Bonacieux ?– J’en ai fait tout ce qu’on pouvait en faire. J’en ai fait l’es-

pion de sa femme. »

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Le comte de Rochefort s’inclina en homme qui reconnaît lagrande supériorité du maître, et se retira.

Resté seul, le cardinal s’assit de nouveau, écrivit une lettrequ’il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L’officier

entra pour la quatrième fois.« Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s’apprêter pourun voyage. »

Un instant après, l’homme qu’il avait demandé était deboutdevant lui, tout botté et tout éperonné.

« Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous ne vous arrêterez pas un instant en route. Vous remettrezcette lettre à Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, pas-sez chez mon trésorier et faites-vous payer. Il y en a autant à

toucher si vous êtes ici de retour dans six jours et si vous avezbien fait ma commission. »

Le messager, sans répondre un seul mot, s’inclina, prit lalettre, le bon de deux cents pistoles, et sortit.

 Voici ce que contenait la lettre :« Milady,« Trouvez-vous au premier bal où se trouvera le duc de Bu-

ckingham. Il aura à son pourpoint douze ferrets de diamants,approchez-vous de lui et coupez-en deux.

« Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession,prévenez-moi. »

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Chapitre

15Gens de robe et gens d'épée

Le lendemain du jour où ces événements étaient arrivés, Athosn’ayant point reparu, M. de Tréville avait été prévenu par d’Ar-tagnan et par Porthos de sa disparition.

Quant à Aramis, il avait demandé un congé de cinq jours, etil était à Rouen, disait-on, pour affaires de famille.M. de Tréville était le père de ses soldats. Le moindre et le

plus inconnu d’entre eux, dès qu’il portait l’uniforme de lacompagnie, était aussi certain de son aide et de son appuiqu’aurait pu l’être son frère lui-même.

Il se rendit donc à l’instant chez le lieutenant criminel. On fit venir l’officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, etles renseignements successifs apprirent qu’Athos était momen-

tanément logé au For-l’Évêque. Athos avait passé par toutes les épreuves que nous avons vu

Bonacieux subir.Nous avons assisté à la scène de confrontation entre les deux

captifs. Athos, qui n’avait rien dit jusque-là de peur que d’Arta-gnan, inquiété à son tour, n’eût point le temps qu’il lui fallait,

 Athos déclara, à partir de ce moment, qu’il se nommait Athoset non d’Artagnan.

Il ajouta qu’il ne connaissait ni monsieur, ni madame Bona-

cieux, qu’il n’avait jamais parlé ni à l’un, ni à l’autre ; qu’il était venu vers les dix heures du soir pour faire visite à M. d’Arta-gnan, son ami, mais que jusqu’à cette heure il était resté chezM. de Tréville, où il avait dîné ; vingt témoins, ajouta-t-il, pou-

 vaient attester le fait, et il nomma plusieurs gentilshommesdistingués, entre autres M. le duc de La Trémouille.

Le second commissaire fut aussi étourdi que le premier de ladéclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel ilaurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe

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aiment tant à gagner sur les gens d’épée ; mais le nom de M.de Tréville et celui de M. le duc de La Trémouille méritaientréflexion.

 Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais malheureusement le

cardinal était au Louvre chez le roi.C’était précisément le moment où M. de Tréville, sortant dechez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For-l’Évêque, sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majesté.

Comme capitaine des mousquetaires, M. de Tréville avait àtoute heure ses entrées chez le roi.

On sait quelles étaient les préventions du roi contre la reine,préventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en faitd’intrigues, se défiait infiniment plus des femmes que des

hommes. Une des grandes causes surtout de cette préventionétait l’amitié d’Anne d’Autriche pour Mme de Chevreuse. Cesdeux femmes l’inquiétaient plus que les guerres avecl’Espagne, les démêlés avec l’Angleterre et l’embarras des fi-nances. À ses yeux et dans sa conviction, Mme de Chevreuseservait la reine non seulement dans ses intrigues politiques,mais, ce qui le tourmentait bien plus encore, dans ses intriguesamoureuses.

 Au premier mot de ce qu’avait dit M. le cardinal, que Mme

de Chevreuse, exilée à Tours et qu’on croyait dans cette ville,était venue à Paris et, pendant cinq jours qu’elle y était restée,avait dépisté la police, le roi était entré dans une furieuse co-lère. Capricieux et infidèle, le roi voulait être appelé Louis le

 Juste et Louis le Chaste. La postérité comprendra difficilementce caractère, que l’histoire n’explique que par des faits et ja-mais par des raisonnements.

Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme deChevreuse était venue à Paris, mais encore que la reine avaitrenoué avec elle à l’aide d’une de ces correspondances mysté-rieuses qu’à cette époque on nommait une cabale ; lorsqu’il af-firma que lui, le cardinal, allait démêler les fils les plus obscursde cette intrigue, quand, au moment d’arrêter sur le fait, enflagrant délit, nanti de toutes les preuves, l’émissaire de lareine près de l’exilée, un mousquetaire avait osé interrompre

 violemment le cours de la justice en tombant, l’épée à la main,sur d’honnêtes gens de loi chargés d’examiner avec impartiali-té toute l’affaire pour la mettre sous les yeux du roi, – Louis

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livre en l’attendant, qu’une nuée de recors et de soldats mêlésensemble vint faire le siège de la maison, enfonça plusieursportes… »

Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait : « C’est pour l’af-

faire dont je vous ai parlé. »« Nous savons tout cela, répliqua le roi, car tout cela s’estfait pour notre service.

– Alors, dit Tréville, c’est aussi pour le service de Votre Ma- jesté qu’on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu’on l’aplacé entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu’on a pro-mené au milieu d’une populace insolente ce galant homme, quia versé dix fois son sang pour le service de Votre Majesté etqui est prêt à le répandre encore.

– Bah ! dit le roi ébranlé, les choses se sont passées ainsi ?– M. de Tréville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus

grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galanthomme venait, une heure auparavant, de frapper à coupsd’épée quatre commissaires instructeurs délégués par moi afind’instruire une affaire de la plus haute importance.

– Je défie Votre Éminence de le prouver, s’écria M. de Tré- ville avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute mili-taire, car, une heure auparavant M. Athos, qui, je le confierai à

 Votre Majesté, est un homme de la plus haute qualité, me fai-sait l’honneur, après avoir dîné chez moi, de causer dans le sa-lon de mon hôtel avec M. le duc de La Trémouille et M. lecomte de Châlus, qui s’y trouvaient. »

Le roi regarda le cardinal.« Un procès-verbal fait foi, dit le cardinal répondant tout

haut à l’interrogation muette de Sa Majesté, et les gens mal-traités ont dressé le suivant, que j’ai l’honneur de présenter à

 Votre Majesté.– Procès-verbal de gens de robe vaut-il la parole d’honneur,

répondit fièrement Tréville, d’homme d’épée ?– Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le roi.– Si Son Éminence a quelque soupçon contre un de mes

mousquetaires, dit Tréville, la justice de M. le cardinal est as-sez connue pour que je demande moi-même une enquête.

– Dans la maison où cette descente de justice a été faite,continua le cardinal impassible, loge, je crois, un Béarnais amidu mousquetaire.

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– Votre Éminence veut parler de M. d’Artagnan ?– Je veux parler d’un jeune homme que vous protégez, Mon-

sieur de Tréville.– Oui, Votre Éminence, c’est cela même.

– Ne soupçonnez-vous pas ce jeune homme d’avoir donné demauvais conseils…– À M. Athos, à un homme qui a le double de son âge ? inter-

rompit M. de Tréville ; non, Monseigneur. D’ailleurs, M. d’Arta-gnan a passé la soirée chez moi.

– Ah çà, dit le cardinal, tout le monde a donc passé la soiréechez vous ?

– Son Éminence douterait-elle de ma parole ? dit Tréville, lerouge de la colère au front.

– Non, Dieu m’en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement, àquelle heure était-il chez vous ?

– Oh ! cela je puis le dire sciemment à Votre Éminence, car,comme il entrait, je remarquai qu’il était neuf heures et demieà la pendule, quoique j’eusse cru qu’il était plus tard.

– Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel ?– À dix heures et demie : une heure après l’événement.– Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne soupçonnait pas un

instant la loyauté de Tréville, et qui sentait que la victoire lui

échappait, mais, enfin, Athos a été pris dans cette maison de larue des Fossoyeurs.

– Est-il défendu à un ami de visiter un ami ? à un mousque-taire de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la com-pagnie de M. des Essarts ?

– Oui, quand la maison où il fraternise avec cet ami estsuspecte.

– C’est que cette maison est suspecte, Tréville, dit le roi ;peut-être ne le saviez-vous pas ?

– En effet, Sire, je l’ignorais. En tout cas, elle peut être sus-pecte partout ; mais je nie qu’elle le soit dans la partie qu’ha-bite M. d’Artagnan ; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j’encrois ce qu’il a dit, il n’existe pas un plus dévoué serviteur deSa Majesté, un admirateur plus profond de M. le cardinal.

– N’est-ce pas ce d’Artagnan qui a blessé un jour Jussac danscette malheureuse rencontre qui a eu lieu près du couvent desCarmes-Déchaussés ? demanda le roi en regardant le cardinal,qui rougit de dépit.

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– Et le lendemain, Bernajoux. Oui Sire, oui, c’est bien cela, et Votre Majesté a bonne mémoire.

– Allons, que résolvons-nous ? dit le roi.– Cela regarde Votre Majesté plus que moi, dit le cardinal.

 J’affirmerais la culpabilité.– Et moi je la nie, dit Tréville. Mais Sa Majesté a des juges, etses juges décideront.

– C’est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges :c’est leur affaire de juger, et ils jugeront.

– Seulement, reprit Tréville, il est bien triste qu’en ce tempsmalheureux où nous sommes, la vie la plus pure, la vertu laplus incontestable n’exemptent pas un homme de l’infamie etde la persécution. Aussi l’armée sera-t-elle peu contente, je

puis en répondre, d’être en butte à des traitements rigoureux àpropos d’affaires de police. »

Le mot était imprudent ; mais M. de Tréville l’avait lancéavec connaissance de cause. Il voulait une explosion, parcequ’en cela la mine fait du feu, et que le feu éclaire.

« Affaires de police ! s’écria le roi, relevant les paroles de M.de Tréville : affaires de police ! et qu’en savez-vous, monsieur ?Mêlez-vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tête.Il semble, à vous entendre, que, si par malheur on arrête un

mousquetaire, la France est en danger. Eh ! que de bruit pourun mousquetaire ! j’en ferai arrêter dix, ventrebleu ! cent,même ; toute la compagnie ! et je ne veux pas que l’on soufflemot.

– Du moment où ils sont suspects à Votre Majesté, dit Tré- ville, les mousquetaires sont coupables ; aussi, me voyez-vous,Sire, prêt à vous rendre mon épée ; car après avoir accusé messoldats, M. le cardinal, je n’en doute pas, finira par m’accusermoi-même ; ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnieravec M. Athos, qui est arrêté déjà, et M. d’Artagnan, qu’on vaarrêter sans doute.

– Tête gasconne, en finirez-vous ? dit le roi.– Sire, répondit Tréville sans baisser le moindrement la voix,

ordonnez qu’on me rende mon mousquetaire, ou qu’il soit jugé.– On le jugera, dit le cardinal.– Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai à Sa

Majesté la permission de plaider pour lui. »Le roi craignit un éclat.

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« Si Son Éminence, dit-il, n’avait pas personnellement desmotifs… »

Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui :« Pardon, dit-il, mais du moment où Votre Majesté voit en

moi un juge prévenu, je me retire.– Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon père, que M. Athos était chez vous pendant l’événement, et qu’il n’y a pointpris part ?

– Par votre glorieux père et par vous-même, qui êtes ce que j’aime et ce que je vénère le plus au monde, je le jure !

– Veuillez réfléchir, Sire, dit le cardinal. Si nous relâchonsainsi le prisonnier, on ne pourra plus connaître la vérité.

– M. Athos sera toujours là, reprit M. de Tréville, prêt à ré-

pondre quand il plaira aux gens de robe de l’interroger. Il nedésertera pas, monsieur le cardinal ; soyez tranquille, je ré-ponds de lui, moi.

– Au fait, il ne désertera pas, dit le roi ; on le retrouvera tou- jours, comme dit M. de Tréville. D’ailleurs, ajouta-t-il en bais-sant la voix et en regardant d’un air suppliant Son Éminence,donnons-leur de la sécurité : cela est politique. »

Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.« Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de grâce.

– Le droit de grâce ne s’applique qu’aux coupables, dit Tré- ville, qui voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire estinnocent. Ce n’est donc pas grâce que vous allez faire, Sire,c’est justice.

– Et il est au For-l’Évêque ? dit le roi.– Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier

des criminels.– Diable ! diable ! murmura le roi, que faut-il faire ?– Signer l’ordre de mise en liberté, et tout sera dit, reprit le

cardinal ; je crois, comme Votre Majesté, que la garantie de M.de Tréville est plus que suffisante. »

Tréville s’inclina respectueusement avec une joie qui n’étaitpas sans mélange de crainte ; il eût préféré une résistance opi-niâtre du cardinal à cette soudaine facilité.

Le roi signa l’ordre d’élargissement, et Tréville l’emportasans retard.

 Au moment où il allait sortir, le cardinal lui fit un sourireamical, et dit au roi :

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« Une bonne harmonie règne entre les chefs et les soldats,dans vos mousquetaires, Sire ; voilà qui est bien profitable auservice et bien honorable pour tous. »

« Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait

Tréville ; on n’a jamais le dernier mot avec un pareil homme.Mais hâtons-nous, car le roi peut changer d’avis tout à l’heure ;et au bout du compte, il est plus difficile de remettre à la Bas-tille ou au For-l’Évêque un homme qui en est sorti, que d’y gar-der un prisonnier qu’on y tient. »

M. de Tréville fit triomphalement son entrée au For-l’Évêque,où il délivra le mousquetaire, que sa paisible indifférencen’avait pas abandonné.

Puis, la première fois qu’il revit d’Artagnan :

« Vous l’échappez belle, lui dit-il ; voilà votre coup d’épée à Jussac payé. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il nefaudrait pas trop vous y fier. »

 Au reste, M. de Tréville avait raison de se défier du cardinalet de penser que tout n’était pas fini, car à peine le capitainedes mousquetaires eut-il fermé la porte derrière lui, que SonÉminence dit au roi :

« Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nousallons causer sérieusement, s’il plaît à Votre Majesté. Sire, M.

de Buckingham était à Paris depuis cinq jours et n’en est partique ce matin. »

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Chapitre

16Où M. le garde des sceaux Séguier cherchaplus d'une fois la cloche pour la sonner,comme il faisait autrefois

Il est impossible de se faire une idée de l’impression que cesquelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et pâlit suc-cessivement ; et le cardinal vit tout d’abord qu’il venait deconquérir d’un seul coup tout le terrain qu’il avait perdu.

« M. de Buckingham à Paris ! s’écria-t-il, et qu’y vient-ilfaire ?

– Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et lesEspagnols.

– Non, pardieu, non ! conspirer contre mon honneur avec

Mme de Chevreuse, Mme de Longueville et les Condé !– Oh ! Sire, quelle idée ! La reine est trop sage, et surtoutaime trop Votre Majesté.

– La femme est faible, monsieur le cardinal, dit le roi ; etquant à m’aimer beaucoup, j’ai mon opinion faite sur cetamour.

– Je n’en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc deBuckingham est venu à Paris pour un projet tout politique.

– Et moi je suis sûr qu’il est venu pour autre chose, monsieur

le cardinal ; mais si la reine est coupable, qu’elle tremble !– Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance que j’aie à arrê-ter mon esprit sur une pareille trahison, Votre Majesté m’y faitpenser : Mme de Lannoy, que, d’après l’ordre de Votre Majes-té, j’ai interrogée plusieurs fois, m’a dit ce matin que la nuitavant celle-ci Sa Majesté avait veillé fort tard, que ce matinelle avait beaucoup pleuré et que toute la journée elle avaitécrit.

– C’est cela, dit le roi ; à lui sans doute, Cardinal, il me faut

les papiers de la reine.

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– Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble que ce n’estni moi, ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d’une pa-reille mission.

– Comment s’y est-on pris pour la maréchale d’Ancre ?

s’écria le roi au plus haut degré de la colère ; on a fouillé sesarmoires, et enfin on l’a fouillée elle-même.– La maréchale d’Ancre n’était que la maréchale d’Ancre,

une aventurière florentine, Sire, voilà tout ; tandis que l’au-guste épouse de Votre Majesté est Anne d’Autriche, reine deFrance, c’est-à-dire une des plus grandes princesses du monde.

– Elle n’en est que plus coupable, monsieur le duc ! Plus ellea oublié la haute position où elle était placée, plus elle est basdescendue. Il y a longtemps d’ailleurs que je suis décidé à en

finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d’amour.Elle a aussi près d’elle un certain La Porte…

– Que je crois la cheville ouvrière de tout cela, je l’avoue, ditle cardinal.

– Vous pensez donc, comme moi, qu’elle me trompe ? dit leroi.

– Je crois, et je le répète à Votre Majesté, que la reineconspire contre la puissance de son roi, mais je n’ai point ditcontre son honneur.

– Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je vous dis que lareine ne m’aime pas ; je vous dis qu’elle en aime un autre ; je

 vous dis qu’elle aime cet infâme duc de Buckingham ! Pourquoine l’avez-vous pas fait arrêter pendant qu’il était à Paris ?

– Arrêter le duc ! arrêter le premier ministre du roi CharlesIer ! Y pensez-vous, Sire ? Quel éclat ! et si alors les soupçonsde Votre Majesté, ce dont je continue à douter, avaient quelqueconsistance, quel éclat terrible ! quel scandale désespérant !

– Mais puisqu’il s’exposait comme un vagabond et un larron-neur, il fallait… »

Louis XIII s’arrêta lui-même, effrayé de ce qu’il allait dire,tandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement laparole qui était restée sur les lèvres du roi.

« Il fallait ?– Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu’il a été

à Paris, vous ne l’avez pas perdu de vue ?– Non, Sire.– Où logeait-il ?

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– Rue de La Harpe, n° 75.– Où est-ce, cela ?– Du côté du Luxembourg.– Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont pas vus ?

– Je crois la reine trop attachée à ses devoirs, Sire.– Mais ils ont correspondu, c’est à lui que la reine a écrittoute la journée ; monsieur le duc, il me faut ces lettres !

– Sire, cependant…– Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit, je les veux.– Je ferai pourtant observer à Votre Majesté…– Me trahissez-vous donc aussi, monsieur le cardinal, pour

 vous opposer toujours ainsi à mes volontés ? êtes-vous aussid’accord avec l’Espagnol et avec l’Anglais, avec Mme de Che-

 vreuse et avec la reine ?– Sire, répondit en soupirant le cardinal, je croyais être à

l’abri d’un pareil soupçon.– Monsieur le cardinal, vous m’avez entendu ; je veux ces

lettres.– Il n’y aurait qu’un moyen.– Lequel ?– Ce serait de charger de cette mission M. le garde des

sceaux Séguier. La chose rentre complètement dans les de-

 voirs de sa charge.– Qu’on l’envoie chercher à l’instant même !– Il doit être chez moi, Sire ; je l’avais fait prier de passer, et

lorsque je suis venu au Louvre, j’ai laissé l’ordre, s’il se présen-tait, de le faire attendre.

– Qu’on aille le chercher à l’instant même !– Les ordres de Votre Majesté seront exécutés ; mais…– Mais quoi ?– Mais la reine se refusera peut-être à obéir.– À mes ordres ?– Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.– Eh bien, pour qu’elle n’en doute pas, je vais la prévenir

moi-même.– Votre Majesté n’oubliera pas que j’ai fait tout ce que j’ai pu

pour prévenir une rupture.– Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent pour la reine,

trop indulgent peut-être ; et nous aurons, je vous en préviens, àparler plus tard de cela.

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– Quand il plaira à Votre Majesté ; mais je serai toujours heu-reux et fier, Sire, de me sacrifier à la bonne harmonie que jedésire voir régner entre vous et la reine de France.

– Bien, cardinal, bien ; mais en attendant envoyez chercher

M. le garde des sceaux ; moi, j’entre chez la reine.Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s’engageadans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anned’Autriche.

La reine était au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut,Mme de Sablé, Mme de Montbazon et Mme de Guéménée.Dans un coin était cette camériste espagnole doña Estefania,qui l’avait suivie de Madrid. Mme de Guéménée faisait la lec-ture, et tout le monde écoutait avec attention la lectrice, à l’ex-

ception de la reine, qui, au contraire, avait provoqué cette lec-ture afin de pouvoir, tout en feignant d’écouter, suivre le fil deses propres pensées.

Ces pensées, toutes dorées qu’elles étaient par un dernier re-flet d’amour, n’en étaient pas moins tristes. Anne d’Autriche,privée de la confiance de son mari, poursuivie par la haine ducardinal, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir repoussé un sen-timent plus doux, ayant sous les yeux l’exemple de la reinemère, que cette haine avait tourmentée toute sa vie – quoique

Marie de Médicis, s’il faut en croire les mémoires du temps,eût commencé par accorder au cardinal le sentiment qu’Anned’Autriche finit toujours par lui refuser –, Anne d’Autriche avait

 vu tomber autour d’elle ses serviteurs les plus dévoués, sesconfidents les plus intimes, ses favoris les plus chers. Commeces malheureux doués d’un don funeste, elle portait malheur àtout ce qu’elle touchait, son amitié était un signe fatal qui ap-pelait la persécution. Mme de Chevreuse et Mme de Vernelétaient exilées ; enfin La Porte ne cachait pas à sa maîtressequ’il s’attendait à être arrêté d’un instant à l’autre.

C’est au moment où elle était plongée au plus profond et auplus sombre de ces réflexions, que la porte de la chambre s’ou-

 vrit et que le roi entra.La lectrice se tut à l’instant même, toutes les dames se le-

 vèrent, et il se fit un profond silence.Quant au roi, il ne fit aucune démonstration de politesse ;

seulement, s’arrêtant devant la reine :

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« Madame, dit-il d’une voix altérée, vous allez recevoir la vi-site de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines af-faires dont je l’ai chargé. »

La malheureuse reine, qu’on menaçait sans cesse de divorce,

d’exil et de jugement même, pâlit sous son rouge et ne puts’empêcher de dire :« Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le chan-

celier que Votre Majesté ne puisse me dire elle-même ? »Le roi tourna sur ses talons sans répondre, et presque au

même instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonçala visite de M. le chancelier.

Lorsque le chancelier parut, le roi était déjà sorti par uneautre porte.

Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Commenous le retrouverons probablement dans le cours de cette his-toire, il n’y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès àprésent connaissance avec lui.

Ce chancelier était un plaisant homme. Ce fut Des Roches leMasle, chanoine à Notre-Dame, et qui avait été autrefois valetde chambre du cardinal, qui le proposa à Son Éminencecomme un homme tout dévoué. Le cardinal s’y fia et s’en trou-

 va bien.

On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci : Après une jeunesse orageuse, il s’était retiré dans un couvent

pour y expier au moins pendant quelque temps les folies del’adolescence.

Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pénitent n’avaitpu refermer si vite la porte, que les passions qu’il fuyait n’y en-trassent avec lui. Il en était obsédé sans relâche, et le supé-rieur, auquel il avait confié cette disgrâce, voulant autant qu’ilétait en lui l’en garantir, lui avait recommandé pour conjurer ledémon tentateur de recourir à la corde de la cloche et de son-ner à toute volée. Au bruit dénonciateur, les moines seraientprévenus que la tentation assiégeait un frère, et toute la com-munauté se mettrait en prières.

Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l’espritmalin à grand renfort de prières faites par les moines ; mais lediable ne se laisse pas déposséder facilement d’une place où ila mis garnison ; à mesure qu’on redoublait les exorcismes, ilredoublait les tentations, de sorte que jour et nuit la cloche

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sonnait à toute volée, annonçant l’extrême désir de mortifica-tion qu’éprouvait le pénitent.

Les moines n’avaient plus un instant de repos. Le jour, ils nefaisaient que monter et descendre les escaliers qui condui-

saient à la chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ilsétaient encore obligés de sauter vingt fois à bas de leurs lits etde se prosterner sur le carreau de leurs cellules.

On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou les moines quise lassèrent ; mais, au bout de trois mois, le pénitent reparutdans le monde avec la réputation du plus terrible possédé quieût jamais existé.

En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devintprésident à mortier à la place de son oncle, embrassa le parti

du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacité ; devintchancelier, servit Son Éminence avec zèle dans sa haine contrela reine mère et sa vengeance contre Anne d’Autriche ; stimulales juges dans l’affaire de Chalais, encouragea les essais de M.de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi detoute la confiance du cardinal, confiance qu’il avait si bien ga-gnée, il en vint à recevoir la singulière commission pour l’exé-cution de laquelle il se présentait chez la reine.

La reine était encore debout quand il entra, mais à peine

l’eut-elle aperçu, qu’elle se rassit sur son fauteuil et fit signe àses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabou-rets, et, d’un ton de suprême hauteur :

« Que désirez-vous, monsieur, demanda Anne d’Autriche, etdans quel but vous présentez-vous ici ?

– Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf tout le respectque j’ai l’honneur de devoir à Votre Majesté, une perquisitionexacte dans vos papiers.

– Comment, monsieur ! une perquisition dans mes papiers…à moi ! mais voilà une chose indigne !

– Veuillez me le pardonner, madame, mais, dans cette cir-constance, je ne suis que l’instrument dont le roi se sert. SaMajesté ne sort-elle pas d’ici, et ne vous a-t-elle pas invitéeelle-même à vous préparer à cette visite ?

– Fouillez donc, monsieur ; je suis une criminelle, à ce qu’ilparaît : Estefania, donnez les clefs de mes tables et de messecrétaires. »

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– Que mes ordres vont loin, madame, et que je suis autorisé àchercher le papier suspect sur la personne même de VotreMajesté.

– Quelle horreur ! s’écria la reine.

– Veuillez donc, madame, agir plus facilement.– Cette conduite est d’une violence infâme ; savez-vous cela,monsieur ?

– Le roi commande, madame, excusez-moi.– Je ne le souffrirai pas ; non, non, plutôt mourir ! » s’écria la

reine, chez laquelle se révoltait le sang impérieux de l’Espa-gnole et de l’Autrichienne.

Le chancelier fit une profonde révérence, puis avec l’inten-tion bien patente de ne pas reculer d’une semelle dans l’ac-

complissement de la commission dont il s’était chargé, etcomme eût pu le faire un valet de bourreau dans la chambre dela question, il s’approcha d’Anne d’Autriche des yeux de la-quelle on vit à l’instant même jaillir des pleurs de rage.

La reine était, comme nous l’avons dit, d’une grande beauté.La commission pouvait donc passer pour délicate, et le roi en

était arrivé, à force de jalousie contre Buckingham, à n’êtreplus jaloux de personne.

Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux à ce mo-

ment le cordon de la fameuse cloche ; mais, ne le trouvant pas,il en prit son parti et tendit la main vers l’endroit où la reineavait avoué que se trouvait le papier.

 Anne d’Autriche fit un pas en arrière, si pâle qu’on eût ditqu’elle allait mourir ; et, s’appuyant de la main gauche, pourne pas tomber, à une table qui se trouvait derrière elle, elle ti-ra de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au gardedes sceaux.

« Tenez, monsieur, la voilà, cette lettre, s’écria la reine d’une voix entrecoupée et frémissante, prenez-la, et me délivrez de votre odieuse présence. »

Le chancelier, qui de son côté tremblait d’une émotion facileà concevoir, prit la lettre, salua jusqu’à terre et se retira.

 À peine la porte se fut-elle refermée sur lui, que la reine tom-ba à demi évanouie dans les bras de ses femmes.

Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu unseul mot. Le roi la prit d’une main tremblante, cherchal’adresse, qui manquait, devint très pâle, l’ouvrit lentement,

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puis, voyant par les premiers mots qu’elle était adressée au roid’Espagne, il lut très rapidement.

C’était tout un plan d’attaque contre le cardinal. La reine in- vitait son frère et l’empereur d’Autriche à faire semblant, bles-

sés qu’ils étaient par la politique de Richelieu, dont l’éternellepréoccupation fut l’abaissement de la maison d’Autriche, dedéclarer la guerre à la France et d’imposer comme conditionde la paix le renvoi du cardinal : mais d’amour, il n’y en avaitpas un seul mot dans toute cette lettre.

Le roi, tout joyeux, s’informa si le cardinal était encore auLouvre. On lui dit que Son Éminence attendait, dans le cabinetde travail, les ordres de Sa Majesté.

Le roi se rendit aussitôt près de lui.

« Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c’est moi quiavais tort ; toute l’intrigue est politique, et il n’était aucune-ment question d’amour dans cette lettre, que voici. Enéchange, il y est fort question de vous. »

Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande atten-tion ; puis, lorsqu’il fut arrivé au bout, il la relut une secondefois.

« Eh bien, Votre Majesté, dit-il, vous voyez jusqu’où vont mesennemis : on vous menace de deux guerres, si vous ne me ren-

 voyez pas. À votre place, en vérité, Sire, je céderais à de sipuissantes instances, et ce serait de mon côté avec un véritablebonheur que je me retirerais des affaires.

– Que dites-vous là, duc ?– Je dis, Sire, que ma santé se perd dans ces luttes excessives

et dans ces travaux éternels. Je dis que, selon toute probabilité, je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siège de La Rochelle,et que mieux vaut que vous nommiez là ou M. de Condé, ou M.de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont c’estl’état de mener la guerre, et non pas moi qui suis hommed’Église et qu’on détourne sans cesse de ma vocation pourm’appliquer à des choses auxquelles je n’ai aucune aptitude.

 Vous en serez plus heureux à l’intérieur, Sire, et je ne doutepas que vous n’en soyez plus grand à l’étranger.

– Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille ;tous ceux qui sont nommés dans cette lettre seront puniscomme ils le méritent, et la reine elle-même.

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– Que dites-vous là, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, lareine éprouve la moindre contrariété ! elle m’a toujours cruson ennemi, Sire, quoique Votre Majesté puisse attester que

 j’ai toujours pris chaudement son parti, même contre vous.

Oh ! si elle trahissait Votre Majesté à l’endroit de son honneur,ce serait autre chose, et je serais le premier à dire : « Pas degrâce, Sire, pas de grâce pour la coupable ! » Heureusement iln’en est rien, et Votre Majesté vient d’en acquérir une nouvellepreuve.

– C’est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez rai-son, comme toujours ; mais la reine n’en mérite pas moinstoute ma colère.

– C’est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et véritable-

ment, quand elle bouderait sérieusement Votre Majesté, je lecomprendrais ; Votre Majesté l’a traitée avec une sévérité !…

– C’est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les vôtres, duc, si haut placés qu’ils soient et quelque péril que jecoure à agir sévèrement avec eux.

– La reine est mon ennemie, mais n’est pas la vôtre, Sire ; aucontraire, elle est épouse dévouée, soumise et irréprochable ;laissez-moi donc, Sire, intercéder pour elle près de VotreMajesté.

– Qu’elle s’humilie alors, et qu’elle revienne à moi lapremière !

– Au contraire, Sire, donnez l’exemple ; vous avez eu le pre-mier tort, puisque c’est vous qui avez soupçonné la reine.

– Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais !– Sire, je vous en supplie.– D’ailleurs, comment reviendrais-je le premier ?– En faisant une chose que vous sauriez lui être agréable.– Laquelle ?– Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la danse ;

 je vous réponds que sa rancune ne tiendra point à une pareilleattention.

– Monsieur le cardinal, vous savez que je n’aime pas tous lesplaisirs mondains.

– La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puis-qu’elle sait votre antipathie pour ce plaisir ; d’ailleurs ce seraune occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants

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que vous lui avez donnés l’autre jour à sa fête, et dont elle n’apas encore eu le temps de se parer.

– Nous verrons, monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi,qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d’un crime dont il

se souciait peu, et innocente d’une faute qu’il redoutait fort,était tout prêt à se raccommoder avec elle ; nous verrons,mais, sur mon honneur, vous êtes trop indulgent.

– Sire, dit le cardinal, laissez la sévérité aux ministres, l’in-dulgence est la vertu royale ; usez-en, et vous verrez que vous

 vous en trouverez bien. »Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze

heures, s’inclina profondément, demandant congé au roi pourse retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine.

 Anne d’Autriche, qui, à la suite de la saisie de sa lettre, s’at-tendait à quelque reproche, fut fort étonnée de voir le lende-main le roi faire près d’elle des tentatives de rapprochement.Son premier mouvement fut répulsif, son orgueil de femme etsa dignité de reine avaient été tous deux si cruellement offen-sés, qu’elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup ; mais,

 vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l’air decommencer à oublier. Le roi profita de ce premier moment deretour pour lui dire qu’incessamment il comptait donner une

fête.C’était une chose si rare qu’une fête pour la pauvre Anne

d’Autriche, qu’à cette annonce, ainsi que l’avait pensé le cardi-nal, la dernière trace de ses ressentiments disparut sinon dansson cœur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jourcette fête devait avoir lieu, mais le roi répondit qu’il fallait qu’ils’entendît sur ce point avec le cardinal.

En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal à quelleépoque cette fête aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sousun prétexte quelconque, différait de la fixer.

Dix jours s’écoulèrent ainsi.Le huitième jour après la scène que nous avons racontée, le

cardinal reçut une lettre, au timbre de Londres, qui contenaitseulement ces quelques lignes :

« Je les ai ; mais je ne puis quitter Londres, attendu que jemanque d’argent ; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatreou cinq jours après les avoir reçues, je serai à Paris. »

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Le jour même où le cardinal avait reçu cette lettre, le roi luiadressa sa question habituelle.

Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas :« Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours après avoir reçu

l’argent ; il faut quatre ou cinq jours à l’argent pour aller,quatre ou cinq jours à elle pour revenir, cela fait dix jours ;maintenant faisons la part des vents contraires, des mauvaishasards, des faiblesses de femme, et mettons cela à douze

 jours.– Eh bien, monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculé ?– Oui, Sire : nous sommes aujourd’hui le 20 septembre ; les

échevins de la ville donnent une fête le 3 octobre. Cela s’arran-gera à merveille, car vous n’aurez pas l’air de faire un retour

 vers la reine. »Puis le cardinal ajouta :« À propos, Sire, n’oubliez pas de dire à Sa Majesté, la veille

de cette fête, que vous désirez voir comment lui vont ses fer-rets de diamants. »

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Chapitre

17Le ménage Bonacieux 

C’était la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point desferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappé decette insistance, et pensa que cette recommandation cachait

un mystère.Plus d’une fois le roi avait été humilié que le cardinal, dont lapolice, sans avoir atteint encore la perfection de la police mo-derne, était excellente, fût mieux instruit que lui-même de cequi se passait dans son propre ménage. Il espéra donc, dansune conversation avec Anne d’Autriche, tirer quelque lumièrede cette conversation et revenir ensuite près de Son Éminenceavec quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas, ce qui,dans l’un ou l’autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de

son ministre.Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l’aborda

avec de nouvelles menaces contre ceux qui l’entouraient. Anned’Autriche baissa la tête, laissa s’écouler le torrent sans ré-pondre et espérant qu’il finirait par s’arrêter ; mais ce n’étaitpas cela que voulait Louis XIII ; Louis XIII voulait une discus-sion de laquelle jaillît une lumière quelconque, convaincu qu’ilétait que le cardinal avait quelque arrière-pensée et lui machi-nait une surprise terrible comme en savait faire Son Éminence.

Il arriva à ce but par sa persistance à accuser.« Mais, s’écria Anne d’Autriche, lassée de ces vagues at-

taques ; mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avezdans le cœur. Qu’ai-je donc fait ? Voyons, quel crime aide donccommis ? Il est impossible que Votre Majesté fasse tout cebruit pour une lettre écrite à mon frère. »

Le roi, attaqué à son tour d’une manière si directe, ne sutque répondre ; il pensa que c’était là le moment de placer larecommandation qu’il ne devait faire que la veille de la fête.

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« Madame, dit-il avec majesté, il y aura incessamment bal àl’hôtel de ville ; j’entends que, pour faire honneur à nos braveséchevins, vous y paraissiez en habit de cérémonie, et surtoutparée des ferrets de diamants que je vous ai donnés pour votre

fête. Voici ma réponse. »La réponse était terrible. Anne d’Autriche crut que Louis XIIIsavait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longuedissimulation de sept ou huit jours, qui était au reste dans soncaractère. Elle devint excessivement pâle, appuya sur uneconsole sa main d’une admirable beauté, et qui semblait alorsune main de cire, et regardant le roi avec des yeux épouvantés,elle ne répondit pas une seule syllabe.

« Vous entendez, madame, dit le roi, qui jouissait de cet em-

barras dans toute son étendue, mais sans en deviner la cause, vous entendez ?

– Oui, Sire, j’entends, balbutia la reine.– Vous paraîtrez à ce bal ?– Oui.– Avec vos ferrets ?– Oui. »La pâleur de la reine augmenta encore, s’il était possible ; le

roi s’en aperçut, et en jouit avec cette froide cruauté qui était

un des mauvais côtés de son caractère.« Alors, c’est convenu, dit le roi, et voilà tout ce que j’avais à

 vous dire.– Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu ? » demanda Anne

d’Autriche.Louis XIII sentit instinctivement qu’il ne devait pas répondre

à cette question, la reine l’ayant faite d’une voix presquemourante.

« Mais très incessamment, madame, dit-il ; mais je ne merappelle plus précisément la date du jour, je la demanderai aucardinal.

– C’est donc le cardinal qui vous a annoncé cette fête ?s’écria la reine.

– Oui, madame, répondit le roi étonné ; mais pourquoi cela ?– C’est lui, qui vous a dit de m’inviter à y paraître avec ces

ferrets ?– C’est-à-dire, madame…– C’est lui, Sire, c’est lui !

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– Eh bien qu’importe que ce soit lui ou moi ? y a-t-il un crimeà cette invitation ?

– Non, Sire.– Alors vous paraîtrez ?

– Oui, Sire.– C’est bien, dit le roi en se retirant, c’est bien, j’y compte. »La reine fit une révérence, moins par étiquette que parce que

ses genoux se dérobaient sous elle.Le roi partit enchanté.« Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal

sait tout, et c’est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore,mais qui saura tout bientôt. Je suis perdue ! Mon Dieu ! monDieu ! mon Dieu ! »

Elle s’agenouilla sur un coussin et pria, la tête enfoncéeentre ses bras palpitants.

En effet, la position était terrible. Buckingham était retournéà Londres, Mme de Chevreuse était à Tours. Plus surveilléeque jamais, la reine sentait sourdement qu’une de ses femmesla trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pasquitter le Louvre. Elle n’avait pas une âme au monde à qui sefier.

 Aussi, en présence du malheur qui la menaçait et de l’aban-

don qui était le sien, éclata-t-elle en sanglots.« Ne puis-je donc être bonne à rien à Votre Majesté ? » dit

tout à coup une voix pleine de douceur et de pitié.La reine se retourna vivement, car il n’y avait pas à se trom-

per à l’expression de cette voix : c’était une amie qui parlaitainsi.

En effet, à l’une des portes qui donnaient dans l’appartementde la reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle était occupéeà ranger les robes et le linge dans un cabinet, lorsque le roiétait entré ; elle n’avait pas pu sortir, et avait tout entendu.

La reine poussa un cri perçant en se voyant surprise, cardans son trouble elle ne reconnut pas d’abord la jeune femmequi lui avait été donnée par La Porte.

« Oh ! ne craignez rien, madame, dit la jeune femme en joi-gnant les mains et en pleurant elle-même des angoisses de lareine ; je suis à Votre Majesté corps et âme, et si loin que jesois d’elle, si inférieure que soit ma position, je crois que j’aitrouvé un moyen de tirer Votre Majesté de peine.

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– Vous ! ô Ciel ! vous ! s’écria la reine ; mais voyonsregardez-moi en face. Je suis trahie de tous côtés, puis-je mefier à vous ?

– Oh ! madame ! s’écria la jeune femme en tombant à genoux

: sur mon âme, je suis prête à mourir pour Votre Majesté ! »Ce cri était sorti du plus profond du cœur, et, comme le pre-mier, il n’y avait pas à se tromper.

« Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traîtres ici ;mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personnen’est plus dévoué que moi à Votre Majesté. Ces ferrets que leroi redemande, vous les avez donnés au duc de Buckingham,n’est-ce pas ? Ces ferrets étaient enfermés dans une petiteboîte en bois de rose qu’il tenait sous son bras ? Est-ce que je

me trompe ? Est-ce que ce n’est pas cela ?– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les

dents claquaient d’effroi.– Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les

ravoir.– Oui, sans doute, il le faut, s’écria la reine ; mais comment

faire, comment y arriver ?– Il faut envoyer quelqu’un au duc.– Mais qui ?… qui ?… à qui me fier ?

– Ayez confiance en moi, madame ; faites-moi cet honneur,ma reine, et je trouverai le messager, moi !

– Mais il faudra écrire !– Oh ! oui. C’est indispensable. Deux mots de la main de

 Votre Majesté et votre cachet particulier.– Mais ces deux mots, c’est ma condamnation. C’est le di-

 vorce, l’exil !– Oui, s’ils tombent entre des mains infâmes ! Mais je ré-

ponds que ces deux mots seront remis à leur adresse.– Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon

honneur, ma réputation entre vos mains !– Oui ! oui, madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi !– Mais comment ? dites-le-moi au moins.– Mon mari a été remis en liberté il y a deux ou trois jours ;

 je n’ai pas encore eu le temps de le revoir. C’est un brave ethonnête homme qui n’a ni haine, ni amour pour personne. Il fe-ra ce que je voudrai : il partira sur un ordre de moi, sans savoirce qu’il porte, et il remettra la lettre de Votre Majesté, sans

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même savoir qu’elle est de Votre Majesté, à l’adresse qu’elleindiquera. »

La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élanpassionné, la regarda comme pour lire au fond de son cœur, et

ne voyant que sincérité dans ses beaux yeux, elle l’embrassatendrement.« Fais cela, s’écria-t-elle, et tu m’auras sauvé la vie, tu m’au-

ras sauvé l’honneur !– Oh ! n’exagérez pas le service que j’ai le bonheur de vous

rendre ; je n’ai rien à sauver à Votre Majesté, qui est seule-ment victime de perfides complots.

– C’est vrai, c’est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu asraison.

– Donnez-moi donc cette lettre, madame, le temps presse. »La reine courut à une petite table sur laquelle se trouvaient

encre, papier et plumes : elle écrivit deux lignes, cacheta lalettre de son cachet et la remit à Mme Bonacieux.

« Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chosenécessaire.

– Laquelle ?– L’argent. »Mme Bonacieux rougit.

« Oui, c’est vrai, dit-elle, et j’avouerai à Votre Majesté quemon mari…

– Ton mari n’en a pas, c’est cela que tu veux dire.– Si fait, il en a, mais il est fort avare, c’est là son défaut. Ce-

pendant, que Votre Majesté ne s’inquiète pas, nous trouveronsmoyen…

– C’est que je n’en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui li-ront les Mémoires de Mme de Motteville ne s’étonneront pasde cette réponse) ; mais, attends. »

 Anne d’Autriche courut à son écrin.« Tiens, dit-elle, voici une bague d’un grand prix à ce qu’on

assure ; elle vient de mon frère le roi d’Espagne, elle est à moiet j’en puis disposer. Prends cette bague et fais-en de l’argent,et que ton mari parte.

– Dans une heure vous serez obéie.– Tu vois l’adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu’à peine

pouvait-on entendre ce qu’elle disait : à Milord duc de Buckin-gham, à Londres.

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– La lettre sera remise à lui-même.– Généreuse enfant ! » s’écria Anne d’Autriche.Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier

dans son corsage et disparut avec la légèreté d’un oiseau.

Dix minutes après, elle était chez elle ; comme elle l’avait dità la reine, elle n’avait pas revu son mari depuis sa mise en li-berté ; elle ignorait donc le changement qui s’était fait en lui àl’endroit du cardinal, changement qu’avaient opéré la flatterieet l’argent de Son Éminence et qu’avaient corroboré, depuis,deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleurami de Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup depeine qu’aucun sentiment coupable n’avait amené l’enlèvementde sa femme, mais que c’était seulement une précaution

politique.Elle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait à

grand-peine de l’ordre dans la maison, dont il avait trouvé lesmeubles à peu près brisés et les armoires à peu près vides, la

 justice n’étant pas une des trois choses que le roi Salomon in-dique comme ne laissant point de traces de leur passage.Quant à la servante, elle s’était enfuie lors de l’arrestation deson maître. La terreur avait gagné la pauvre fille au pointqu’elle n’avait cessé de marcher de Paris jusqu’en Bourgogne,

son pays natal.Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans sa maison,

fait part à sa femme de son heureux retour, et sa femme luiavait répondu pour le féliciter et pour lui dire que le premiermoment qu’elle pourrait dérober à ses devoirs serait consacrétout entier à lui rendre visite.

Ce premier moment s’était fait attendre cinq jours, ce qui,dans toute autre circonstance, eût paru un peu bien long àmaître Bonacieux ; mais il avait, dans la visite qu’il avait faiteau cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, amplesujet à réflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le tempscomme de réfléchir.

D’autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutescouleur de rose. Rochefort l’appelait son ami, son cher Bona-cieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plusgrand cas de lui. Le mercier se voyait déjà sur le chemin deshonneurs et de la fortune.

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De son côté, Mme Bonacieux avait réfléchi, mais, il faut ledire, à tout autre chose que l’ambition ; malgré elle, ses pen-sées avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme sibrave et qui paraissait si amoureux. Mariée à dix-huit ans à M.

Bonacieux, ayant toujours vécu au milieu des amis de son mari,peu susceptibles d’inspirer un sentiment quelconque à une jeune femme dont le cœur était plus élevé que sa position,Mme Bonacieux était restée insensible aux séductions vul-gaires ; mais, à cette époque surtout, le titre de gentilhommeavait une grande influence sur la bourgeoisie, et d’Artagnanétait gentilhomme ; de plus, il portait l’uniforme des gardes,qui, après l’uniforme des mousquetaires, était le plus appréciédes dames. Il était, nous le répétons, beau, jeune, aventureux ;

il parlait d’amour en homme qui aime et qui a soif d’être aimé ;il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour tourner une tête de

 vingt-trois ans, et Mme Bonacieux en était arrivée juste à cetâge heureux de la vie.

Les deux époux, quoiqu’ils ne se fussent pas vus depuis plusde huit jours, et que pendant cette semaine de graves événe-ments eussent passé entre eux, s’abordèrent donc avec unecertaine préoccupation ; néanmoins, M. Bonacieux manifestaune joie réelle et s’avança vers sa femme à bras ouverts.

Mme Bonacieux lui présenta le front.« Causons un peu, dit-elle.– Comment ? dit Bonacieux étonné.– Oui, sans doute, j’ai une chose de la plus haute importance

à vous dire.– Au fait, et moi aussi, j’ai quelques questions assez sérieuses

à vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlèvement, je vous prie.

– Il ne s’agit point de cela pour le moment, dit MmeBonacieux.

– Et de quoi s’agit-il donc ? de ma captivité ?– Je l’ai apprise le jour même ; mais comme vous n’étiez cou-

pable d’aucun crime, comme vous n’étiez complice d’aucuneintrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui pût vous compro-mettre, ni vous, ni personne, je n’ai attaché à cet événementque l’importance qu’il méritait.

– Vous en parlez bien à votre aise, madame ! reprit Bona-cieux blessé du peu d’intérêt que lui témoignait sa femme ;

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savez-vous que j’ai été plongé un jour et une nuit dans un ca-chot de la Bastille ?

– Un jour et une nuit sont bientôt passés ; laissons donc votrecaptivité, et revenons à ce qui m’amène près de vous.

– Comment ? ce qui vous amène près de moi ! N’est-ce doncpas le désir de revoir un mari dont vous êtes séparée depuishuit jours ? demanda le mercier piqué au vif.

– C’est cela d’abord, et autre chose ensuite.– Parlez !– Une chose du plus haut intérêt et de laquelle dépend notre

fortune à venir peut-être.– Notre fortune a fort changé de face depuis que je vous ai

 vue, madame Bonacieux, et je ne serais pas étonné que d’ici à

quelques mois elle ne fît envie à beaucoup de gens.– Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je

 vais vous donner.– À moi ?– Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action à faire, mon-

sieur, et beaucoup d’argent à gagner en même temps. »Mme Bonacieux savait qu’en parlant d’argent à son mari, elle

le prenait par son faible.Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu’il a causé dix mi-

nutes avec le cardinal de Richelieu, n’est plus le même homme.« Beaucoup d’argent à gagner ! dit Bonacieux en allongeant

les lèvres.– Oui, beaucoup.– Combien, à peu près ?– Mille pistoles peut-être.– Ce que vous avez à me demander est donc bien grave ?– Oui.– Que faut-il faire ?– Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier

dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prétexte, et que vousremettrez en main propre.

– Et pour où partirai-je ?– Pour Londres.– Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n’ai pas af-

faire à Londres.– Mais d’autres ont besoin que vous y alliez.

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– Quels sont ces autres ? Je vous avertis, je ne fais plus rienen aveugle, et je veux savoir non seulement à quoi je m’expose,mais encore pour qui je m’expose.

– Une personne illustre vous envoie, une personne illustre

 vous attend : la récompense dépassera vos désirs, voilà tout ceque je puis vous promettre.– Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je

m’en défie maintenant, et M. le cardinal m’a éclairé là-dessus.– Le cardinal ! s’écria Mme Bonacieux, vous avez vu le

cardinal ?– Il m’a fait appeler, répondit fièrement le mercier.– Et vous vous êtes rendu à son invitation, imprudent que

 vous êtes.

– Je dois dire que je n’avais pas le choix de m’y rendre ou dene pas m’y rendre, car j’étais entre deux gardes. Il est vrai en-core de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son Émi-nence, si j’avais pu me dispenser de cette visite, j’en eusse étéfort enchanté.

– Il vous a donc maltraité ? il vous a donc fait des menaces ?– Il m’a tendu la main et m’a appelé son ami, – son ami !

entendez-vous, madame ? – je suis l’ami du grand cardinal !– Du grand cardinal !

– Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, madame ?– Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d’un

ministre est éphémère, et qu’il faut être fou pour s’attacher àun ministre ; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne re-posent pas sur le caprice d’un homme ou l’issue d’un événe-ment ; c’est à ces pouvoirs qu’il faut se rallier.

– J’en suis fâché, madame, mais je ne connais pas d’autrepouvoir que celui du grand homme que j’ai l’honneur de servir.

– Vous servez le cardinal ?– Oui, madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas

que vous vous livriez à des complots contre la sûreté de l’État,et que vous serviez, vous, les intrigues d’une femme qui n’estpas française et qui a le cœur espagnol. Heureusement, legrand cardinal est là, son regard vigilant surveille et pénètre

 jusqu’au fond du cœur. »Bonacieux répétait mot pour mot une phrase qu’il avait en-

tendu dire au comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, quiavait compté sur son mari et qui, dans cet espoir, avait

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répondu de lui à la reine, n’en frémit pas moins, et du dangerdans lequel elle avait failli se jeter, et de l’impuissance dans la-quelle elle se trouvait. Cependant connaissant la faiblesse etsurtout la cupidité de son mari elle ne désespérait pas de

l’amener à ses fins.« Ah ! vous êtes cardinaliste, monsieur, s’écria-t-elle ah ! vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et quiinsultent votre reine !

– Les intérêts particuliers ne sont rien devant les intérêts detous. Je suis pour ceux qui sauvent État », dit avec emphaseBonacieux.

C’était une autre phrase du comte de Rochefort, qu’il avaitretenue et qu’il trouvait l’occasion de placer.

« Et savez-vous ce que c’est que État dont vous parlez ? ditMme Bonacieux en haussant les épaules. Contentez-vous d’êtreun bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du côté qui

 vous offre le plus d’avantages.– Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac à la panse

arrondie et qui rendit un son argentin ; que dites-vous de ceci,madame la prêcheuse ?

– D’où vient cet argent ?– Vous ne devinez pas ?

– Du cardinal ?– De lui et de mon ami le comte de Rochefort.– Le comte de Rochefort ! mais c’est lui qui m’a enlevée !– Cela se peut, madame.– Et vous recevez de l’argent de cet homme ?– Ne m’avez-vous pas dit que cet enlèvement était tout

politique ?– Oui ; mais cet enlèvement avait pour but de me faire trahir

ma maîtresse, de m’arracher par des tortures des aveux quipussent compromettre l’honneur et peut-être la vie de mon au-guste maîtresse.

– Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maîtresse est uneperfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.

– Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lâche, avare etimbécile, mais je ne vous savais pas infâme !

– Madame, dit Bonacieux, qui n’avait jamais vu sa femme encolère, et qui reculait devant le courroux conjugal ; madame,que dites-vous donc ?

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– Je dis que vous êtes un misérable ! continua Mme Bona-cieux, qui vit qu’elle reprenait quelque influence sur son mari.

 Ah ! vous faites de la politique, vous ! et de la politique cardi-naliste encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et âme, au démon

pour de l’argent.– Non, mais au cardinal.– C’est la même chose ! s’écria la jeune femme. Qui dit Ri-

chelieu, dit Satan.– Taisez-vous, madame, taisez-vous, on pourrait vous

entendre !– Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de

 votre lâcheté.– Mais qu’exigez-vous donc de moi ? voyons !

– Je vous l’ai dit : que vous partiez à l’instant même, mon-sieur, que vous accomplissiez loyalement la commission dont jedaigne vous charger, et à cette condition j’oublie tout, je par-donne, et il y a plus-elle lui tendit la main – je vous rends monamitié. »

Bonacieux était poltron et avare ; mais il aimait sa femme : ilfut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas long-temps rancune à une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vitqu’il hésitait :

« Allons, êtes-vous décidé ? dit-elle.– Mais, ma chère amie, réfléchissez donc un peu à ce que

 vous exigez de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, etpeut-être la commission dont vous me chargez n’est-elle passans dangers.

– Qu’importe, si vous les évitez !– Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, décidé-

ment, je refuse : les intrigues me font peur. J’ai vu la Bastille,moi. Brrrrou ! c’est affreux, la Bastille ! Rien que d’y penser,

 j’en ai la chair de poule. On m’a menacé de la torture. Savez- vous ce que c’est que la torture ? Des coins de bois qu’on vousenfonce entre les jambes jusqu’à ce que les os éclatent ! Non,décidément, je n’irai pas. Et morbleu ! que n’y allez-vous vous-même ? car, en vérité, je crois que je me suis trompé sur votrecompte jusqu’à présent : je crois que vous êtes un homme, etdes plus enragés encore !

– Et vous, vous êtes une femme, une misérable femme, stu-pide et abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne partez

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pas à l’instant même, je vous fais arrêter par l’ordre de lareine, et je vous fais mettre à cette Bastille que vous craigneztant. »

Bonacieux tomba dans une réflexion profonde, il pesa mûre-

ment les deux colères dans son cerveau, celle du cardinal etcelle de la reine : celle du cardinal l’emporta énormément.« Faites-moi arrêter de la part de la reine, dit-il, et moi je me

réclamerai de Son Éminence. »Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu’elle avait été trop loin,

et elle fut épouvantée de s’être si fort avancée. Elle contemplaun instant avec effroi cette figure stupide, d’une résolution in-

 vincible, comme celle des sots qui ont peur.« Eh bien, soit ! dit-elle. Peut-être, au bout du compte, avez-

 vous raison : un homme en sait plus long que les femmes enpolitique, et vous surtout, monsieur Bonacieux, qui avez causéavec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle, quemon mari, un homme sur l’affection duquel je croyais pouvoircompter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfassepoint à ma fantaisie.

– C’est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit Bo-nacieux triomphant, et je m’en défie.

– J’y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; c’est

bien, n’en parlons plus.– Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire à

Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que Ro-chefort lui avait recommandé d’essayer de surprendre les se-crets de sa femme.

– Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu’unedéfiance instinctive repoussait maintenant en arrière : il s’agis-sait d’une bagatelle comme en désirent les femmes, d’une em-plette sur laquelle il y avait beaucoup à gagner. »

Mais plus la jeune femme se défendait, plus au contraire Bo-nacieux pensa que le secret qu’elle refusait de lui confier étaitimportant. Il résolut donc de courir à l’instant même chez lecomte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait unmessager pour l’envoyer à Londres.

« Pardon, si je vous quitte, ma chère madame Bonacieux, dit-il ; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j’avais prisrendez-vous avec un de mes amis, je reviens à l’instant même,et si vous voulez m’attendre seulement une demi-minute,

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aussitôt que j’en aurai fini avec cet ami, je reviens vousprendre, et, comme il commence à se faire tard, je vous recon-duis au Louvre.

– Merci, monsieur, répondit Mme Bonacieux : vous n’êtes

point assez brave pour m’être d’une utilité quelconque, et jem’en retournerai bien au Louvre toute seule.– Comme il vous plaira, madame Bonacieux, reprit l’ex-mer-

cier. Vous reverrai-je bientôt ?– Sans doute ; la semaine prochaine, je l’espère, mon service

me laissera quelque liberté, et j’en profiterai pour revenirmettre de l’ordre dans nos affaires, qui doivent être quelquepeu dérangées.

– C’est bien ; je vous attendrai. Vous ne m’en voulez pas ?

– Moi ! pas le moins du monde.– À bientôt, alors ?– À bientôt. »Bonacieux baisa la main de sa femme, et s’éloigna

rapidement.« Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermé la

porte de la rue, et qu’elle se trouva seule, il ne manquait plus àcet imbécile que d’être cardinaliste ! Et moi qui avais réponduà la reine, moi qui avais promis à ma pauvre maîtresse… Ah !

mon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre pour quelqu’une deces misérables dont fourmille le palais, et qu’on a placées prèsd’elle pour l’espionner ! Ah ! monsieur Bonacieux ! je ne vousai jamais beaucoup aimé ; maintenant, c’est bien pis : je voushais ! et, sur ma parole, vous me le paierez ! »

 Au moment où elle disait ces mots, un coup frappé au pla-fond lui fit lever la tête, et une voix, qui parvint à elle à traversle plancher, lui cria :

« Chère madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte del’allée, et je vais descendre près de vous. »

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Chapitre

18L'amant et le mari

« Ah ! madame, dit d’Artagnan en entrant par la porte que luiouvrait la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vousavez là un triste mari.

– Vous avez donc entendu notre conversation ? demanda vi- vement Mme Bonacieux en regardant d’Artagnan avecinquiétude.

– Tout entière.– Mais comment cela ? mon Dieu !– Par un procédé à moi connu, et par lequel j’ai entendu aus-

si la conversation plus animée que vous avez eue avec lessbires du cardinal.

– Et qu’avez-vous compris dans ce que nous disions ?

– Mille choses : d’abord, que votre mari est un niais et un sot,heureusement ; puis, que vous étiez embarrassée, ce dont j’aiété fort aise, et que cela me donne une occasion de me mettreà votre service, et Dieu sait si je suis prêt à me jeter dans le feupour vous ; enfin que la reine a besoin qu’un homme brave, in-telligent et dévoué fasse pour elle un voyage à Londres. J’ai aumoins deux des trois qualités qu’il vous faut, et me voilà. »

Mme Bonacieux ne répondit pas, mais son cœur battait de joie, et une secrète espérance brilla à ses yeux.

« Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si jeconsens à vous confier cette mission ?

– Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que faut-ilfaire ?

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois-je vous confier un pareil secret, monsieur ? Vous êtes presque unenfant !

– Allons, je vois qu’il vous faut quelqu’un qui vous réponde demoi.

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– J’avoue que cela me rassurerait fort.– Connaissez-vous Athos ?– Non.– Porthos ?

– Non.– Aramis ?– Non. Quels sont ces messieurs ?– Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Tréville,

leur capitaine ?– Oh ! oui, celui-là, je le connais, non pas personnellement,

mais pour en avoir entendu plus d’une fois parler à la reinecomme d’un brave et loyal gentilhomme.

– Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,

n’est-ce pas ?– Oh ! non, certainement.– Eh bien, révélez-lui votre secret, et demandez-lui, si impor-

tant, si précieux, si terrible qu’il soit, si vous pouvez me leconfier.

– Mais ce secret ne m’appartient pas, et je ne puis le révélerainsi.

– Vous l’alliez bien confier à M. Bonacieux, dit d’Artagnanavec dépit.

– Comme on confie une lettre au creux d’un arbre, à l’ailed’un pigeon, au collier d’un chien.

– Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.– Vous le dites.– Je suis un galant homme !– Je le crois.– Je suis brave !– Oh ! cela, j’en suis sûre.– Alors, mettez-moi donc à l’épreuve. »Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une

dernière hésitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une telle persuasion dans sa voix, qu’elle se sentit entraî-née à se fier à lui. D’ailleurs elle se trouvait dans une de cescirconstances où il faut risquer le tout pour le tout. La reineétait aussi bien perdue par une trop grande retenue que parune trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment invo-lontaire qu’elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida àparler.

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« Écoutez, lui dit-elle, je me rends à vos protestations et jecède à vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nousentend, que si vous me trahissez et que mes ennemis me par-donnent, je me tuerai en vous accusant de ma mort.

– Et moi, je vous jure devant Dieu, madame, dit d’Artagnan,que si je suis pris en accomplissant les ordres que vous medonnez, je mourrai avant de rien faire ou dire qui compromettequelqu’un. »

 Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le ha-sard lui avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine.Ce fut leur mutuelle déclaration d’amour.

D’Artagnan rayonnait de joie et d’orgueil. Ce secret qu’il pos-sédait, cette femme qu’il aimait, la confiance et l’amour, fai-

saient de lui un géant.« Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.– Comment ! vous partez ! s’écria Mme Bonacieux, et votre

régiment, votre capitaine ?– Sur mon âme, vous m’aviez fait oublier tout cela, chère

Constance ! oui, vous avez raison, il me faut un congé.– Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec

douleur.– Oh ! celui-là, s’écria d’Artagnan après un moment de ré-

flexion, je le surmonterai, soyez tranquille.– Comment cela ?– J’irai trouver ce soir même M. de Tréville, que je chargerai

de demander pour moi cette faveur à son beau-frère, M. desEssarts.

– Maintenant, autre chose.– Quoi ? demanda d’Artagnan, voyant que Mme Bonacieux

hésitait à continuer.– Vous n’avez peut-être pas d’argent ?– Peut-être est de trop, dit d’Artagnan en souriant.– Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en

tirant de cette armoire le sac qu’une demi-heure auparavantcaressait si amoureusement son mari, prenez ce sac.

– Celui du cardinal ! s’écria en éclatant de rire d’Artagnanqui, comme on s’en souvient, grâce à ses carreaux enlevés,n’avait pas perdu une syllabe de la conversation du mercier etde sa femme.

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– Celui du cardinal, répondit Mme Bonacieux ; vous voyezqu’il se présente sous un aspect assez respectable.

– Pardieu ! s’écria d’Artagnan, ce sera une chose doublementdivertissante que de sauver la reine avec l’argent de Son

Éminence !– Vous êtes un aimable et charmant jeune homme, dit MmeBonacieux. Croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate.

– Oh ! je suis déjà grandement récompensé ! s’écria d’Arta-gnan. Je vous aime, vous me permettez de vous le dire ; c’estdéjà plus de bonheur que je n’en osais espérer.

– Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant.– Quoi ?– On parle dans la rue.

– C’est la voix…– De mon mari. Oui, je l’ai reconnue ! »D’Artagnan courut à la porte et poussa le verrou.« Il n’entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai

parti, vous lui ouvrirez.– Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la disparition de

cet argent, comment la justifier si je suis là ?– Vous avez raison, il faut sortir.– Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons.

– Alors il faut monter chez moi.– Ah ! s’écria Mme Bonacieux, vous me dites cela d’un ton

qui me fait peur. »Mme Bonacieux prononça ces paroles avec une larme dans

les yeux. D’Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri, il se jeta à ses genoux.

« Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme dans untemple, je vous en donne ma parole de gentilhomme.

– Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami. »D’Artagnan rouvrit avec précaution le verrou, et tous deux,

légers comme des ombres, se glissèrent par la porte intérieuredans l’allée, montèrent sans bruit l’escalier et rentrèrent dansla chambre de d’Artagnan.

Une fois chez lui, pour plus de sûreté, le jeune homme barri-cada la porte ; ils s’approchèrent tous deux de la fenêtre, etpar une fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avecun homme en manteau.

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 À la vue de l’homme en manteau, d’Artagnan bondit, et, ti-rant son épée à demi, s’élança vers la porte.

C’était l’homme de Meung.« Qu’allez-vous faire ? s’écria Mme Bonacieux ; vous nous

perdez.– Mais j’ai juré de tuer cet homme ! dit d’Artagnan.– Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient

pas. Au nom de la reine, je vous défends de vous jeter dans au-cun péril étranger à celui du voyage.

– Et en votre nom, n’ordonnez-vous rien ?– En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive émotion ;

en mon nom, je vous en prie. Mais écoutons, il me semblequ’ils parlent de moi. »

D’Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l’oreille.M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l’appartement

 vide, il était revenu à l’homme au manteau qu’un instant ilavait laissé seul.

« Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre.– Vous êtes sûr, répondit l’étranger, qu’elle ne s’est pas dou-

tée dans quelles intentions vous êtes sorti ?– Non, répondit Bonacieux avec suffisance ; c’est une femme

trop superficielle.

– Le cadet aux gardes est-il chez lui ?– Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est fer-

mé, et l’on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes.– C’est égal, il faudrait s’en assurer.– Comment cela ?– En allant frapper à sa porte.– Je demanderai à son valet.– Allez. »Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui ve-

nait de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu’au palierde d’Artagnan et frappa.

Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus grande figure,avait emprunté ce soir-là Planchet. Quant à d’Artagnan, iln’avait garde de donner signe d’existence.

 Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la porte, lesdeux jeunes gens sentirent bondir leurs cœurs.

« Il n’y a personne chez lui, dit Bonacieux.

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– N’importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plusen sûreté que sur le seuil d’une porte.

– Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n’allonsplus rien entendre.

– Au contraire, dit d’Artagnan, nous n’entendrons que mieux.»D’Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient

de sa chambre une autre oreille de Denys, étendit un tapis àterre, se mit à genoux, et fit signe à Mme Bonacieux de se pen-cher, comme il le faisait vers l’ouverture.

« Vous êtes sûr qu’il n’y a personne ? dit l’inconnu.– J’en réponds, dit Bonacieux.– Et vous pensez que votre femme ?…

– Est retournée au Louvre.– Sans parler à aucune personne qu’à vous ?– J’en suis sûr.– C’est un point important, comprenez-vous ?– Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une

 valeur…?– Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.– Alors le cardinal sera content de moi ?– Je n’en doute pas.

– Le grand cardinal !– Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec vous, votre

femme n’a pas prononcé de noms propres ?– Je ne crois pas.– Elle n’a nommé ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckin-

gham, ni Mme de Vernet ?– Non, elle m’a dit seulement qu’elle voulait m’envoyer à

Londres pour servir les intérêts d’une personne illustre. »« Le traître ! murmura Mme Bonacieux.– Silence ! » dit d’Artagnan en lui prenant une main qu’elle

lui abandonna sans y penser.« N’importe, continua l’homme au manteau, vous êtes un

niais de n’avoir pas feint d’accepter la commission, vous auriezla lettre à présent ; État qu’on menace était sauvé, et vous…

– Et moi ?– Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de

noblesse…– Il vous l’a dit ?

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– Oui, je sais qu’il voulait vous faire cette surprise.– Soyez tranquille, reprit Bonacieux ; ma femme m’adore, et

il est encore temps. »« Le niais ! murmura Mme Bonacieux.

– Silence ! » dit d’Artagnan en lui serrant plus fortement lamain.« Comment est-il encore temps ? reprit l’homme au manteau.– Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis

que j’ai réfléchi, je renoue l’affaire, j’obtiens la lettre, et jecours chez le cardinal.

– Eh bien, allez vite ; je reviendrai bientôt savoir le résultatde votre démarche. »

L’inconnu sortit.

« L’infâme ! dit Mme Bonacieux en adressant encore cetteépithète à son mari.

– Silence ! » répéta d’Artagnan en lui serrant la main plusfortement encore.

Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions ded’Artagnan et de Mme Bonacieux. C’était son mari, qui s’étaitaperçu de la disparition de son sac et qui criait au voleur.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria Mme Bonacieux, il va ameuter toutle quartier. »

Bonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, at-tendu leur fréquence, n’attiraient personne dans la rue desFossoyeurs, et que d’ailleurs la maison du mercier était depuisquelque temps assez mal famée, voyant que personne ne ve-nait, il sortit en continuant de crier, et l’on entendit sa voix quis’éloignait dans la direction de la rue du Bac.

« Et maintenant qu’il est parti, à votre tour de vous éloigner,dit Mme Bonacieux ; du courage, mais surtout de la prudence,et songez que vous vous devez à la reine.

– À elle et à vous ! s’écria d’Artagnan. Soyez tranquille, belleConstance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ; maisreviendrai-je aussi digne de votre amour ? »

La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui colo-ra ses joues. Quelques instants après, d’Artagnan sortit à sontour, enveloppé, lui aussi, d’un grand manteau que retroussaitcavalièrement le fourreau d’une longue épée.

Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regardd’amour dont la femme accompagne l’homme qu’elle se sent

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aimer ; mais lorsqu’il eut disparu à l’angle de la rue, elle tombaà genoux, et joignant les mains :

« O mon Dieu ! s’écria-t-elle, protégez la reine, protégez-moi ! »

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Chapitre

19Plan de campagne

D’Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville. Il avait réfléchique, dans quelques minutes, le cardinal serait averti par cedamné inconnu, qui paraissait être son agent, et il pensait avec

raison qu’il n’y avait pas un instant à perdre.Le cœur du jeune homme débordait de joie. Une occasion oùil y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se pré-sentait à lui, et, comme premier encouragement, venait de lerapprocher d’une femme qu’il adorait. Ce hasard faisait doncpresque du premier coup, pour lui, plus qu’il n’eût osé deman-der à la Providence.

M. de Tréville était dans son salon avec sa cour habituelle degentilshommes. D’Artagnan, que l’on connaissait comme un fa-

milier de la maison, alla droit à son cabinet et le fit prévenirqu’il l’attendait pour chose d’importance.

D’Artagnan était là depuis cinq minutes à peine, lorsque M.de Tréville entra. Au premier coup d’œil et à la joie qui se pei-gnait sur son visage, le digne capitaine comprit qu’il se passaiteffectivement quelque chose de nouveau.

Tout le long de la route, d’Artagnan s’était demandé s’il seconfierait à M. de Tréville, ou si seulement il lui demanderaitde lui accorder carte blanche pour une affaire secrète. Mais M.

de Tréville avait toujours été si parfait pour lui, il était si fortdévoué au roi et à la reine, il haïssait si cordialement le cardi-nal, que le jeune homme résolut de tout lui dire.

« Vous m’avez fait demander, mon jeune ami ? dit M. deTréville.

– Oui, monsieur, dit d’Artagnan, et vous me pardonnerez, jel’espère, de vous avoir dérangé, quand vous saurez de quellechose importante il est question.

– Dites alors, je vous écoute.

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– Il ne s’agit de rien de moins, dit d’Artagnan, en baissant la voix, que de l’honneur et peut-être de la vie de la reine.

– Que dites-vous là ? demanda M. de Tréville en regardanttout autour de lui s’ils étaient bien seuls, et en ramenant son

regard interrogateur sur d’Artagnan.– Je dis, monsieur, que le hasard m’a rendu maître d’unsecret…

– Que vous garderez, j’espère, jeune homme, sur votre vie.– Mais que je dois vous confier, à vous, Monsieur, car vous

seul pouvez m’aider dans la mission que je viens de recevoir deSa Majesté.

– Ce secret est-il à vous ?– Non, monsieur, c’est celui de la reine.

– Êtes-vous autorisé par Sa Majesté à me le confier ?– Non, monsieur, car au contraire le plus profond mystère

m’est recommandé.– Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi ?– Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que

 j’ai peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens vous de-mander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande.

– Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vousdésirez.

– Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, uncongé de quinze jours.

– Quand cela ?– Cette nuit même.– Vous quittez Paris ?– Je vais en mission.– Pouvez-vous me dire où ?– À Londres.– Quelqu’un a-t-il intérêt à ce que vous n’arriviez pas à votre

but ?– Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour

m’empêcher de réussir.– Et vous partez seul ?– Je pars seul.– En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c’est moi qui vous

le dis, foi de Tréville.– Comment cela ?– On vous fera assassiner.

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– Je serai mort en faisant mon devoir.– Mais votre mission ne sera pas remplie.– C’est vrai, dit d’Artagnan.– Croyez-moi, continua Tréville, dans les entreprises de ce

genre, il faut être quatre pour arriver un.– Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d’Artagnan ; mais vousconnaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puisdisposer d’eux.

– Sans leur confier le secret que je n’ai pas voulu savoir ?– Nous nous sommes juré, une fois pour toutes, confiance

aveugle et dévouement à toute épreuve ; d’ailleurs vous pouvezleur dire que vous avez toute confiance en moi, et ils ne serontpas plus incrédules que vous.

– Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours, voi-là tout : à Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour al-ler aux eaux de Forges ! à Porthos et à Aramis, pour suivre leurami, qu’ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuseposition. L’envoi de leur congé sera la preuve que j’autoriseleur voyage.

– Merci, monsieur, et vous êtes cent fois bon.– Allez donc les trouver à l’instant même, et que tout s’exé-

cute cette nuit. Ah ! et d’abord écrivez-moi votre requête à M.

des Essarts. Peut-être aviez-vous un espion à vos trousses, et votre visite, qui dans ce cas est déjà connue du cardinal, seralégitimée ainsi. »

D’Artagnan formula cette demande, et M. de Tréville, en larecevant de ses mains, assura qu’avant deux heures du matinles quatre congés seraient au domicile respectif des voyageurs.

« Ayez la bonté d’envoyer le mien chez Athos, dit d’Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez moi, d’y faire quelque mauvaiserencontre.

– Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! À propos ! » dit M.de Tréville en le rappelant.

D’Artagnan revint sur ses pas.« Avez-vous de l’argent ? »D’Artagnan fit sonner le sac qu’il avait dans sa poche.« Assez ? demanda M. de Tréville.– Trois cents pistoles.– C’est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez donc. »

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D’Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main ; d’Ar-tagnan la lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance.Depuis qu’il était arrivé à Paris, il n’avait eu qu’à se louer decet excellent homme, qu’il avait toujours trouvé digne, loyal et

grand.Sa première visite fut pour Aramis ; il n’était pas revenu chezson ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi Mme Bona-cieux. Il y a plus : à peine avait-il vu le jeune mousquetaire, età chaque fois qu’il l’avait revu, il avait cru remarquer une pro-fonde tristesse empreinte sur son visage.

Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur ; d’Artagnanlui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde ; Ara-mis s’excusa sur un commentaire du dix-huitième chapitre de

saint Augustin qu’il était forcé d’écrire en latin pour la semainesuivante, et qui le préoccupait beaucoup.

Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, unserviteur de M. de Tréville entra porteur d’un paquet cacheté.

« Qu’est-ce là ? demanda Aramis.– Le congé que monsieur a demandé, répondit le laquais.– Moi, je n’ai pas demandé de congé.– Taisez-vous et prenez, dit d’Artagnan. Et vous, mon ami,

 voici une demi-pistole pour votre peine ; vous direz à M. de

Tréville que M. Aramis le remercie bien sincèrement. Allez. »Le laquais salua jusqu’à terre et sortit.« Que signifie cela ? demanda Aramis.– Prenez ce qu’il vous faut pour un voyage de quinze jours, et

suivez-moi.– Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir… »

 Aramis s’arrêta.« Ce qu’elle est devenue, n’est-ce pas ? continua d’Artagnan.– Qui ? reprit Aramis.– La femme qui était ici, la femme au mouchoir brodé.– Qui vous a dit qu’il y avait une femme ici ? répliqua Aramis

en devenant pâle comme la mort.– Je l’ai vue.– Et vous savez qui elle est ?– Je crois m’en douter, du moins.– Écoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses,

savez-vous ce qu’est devenue cette femme ?– Je présume qu’elle est retournée à Tours.

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– À Tours ? oui, c’est bien cela, vous la connaissez. Maiscomment est-elle retournée à Tours sans me rien dire ?

– Parce qu’elle a craint d’être arrêtée.– Comment ne m’a-t-elle pas écrit ?

– Parce qu’elle craint de vous compromettre.– D’Artagnan, vous me rendez la vie ! s’écria Aramis. Je mecroyais méprisé, trahi. J’étais si heureux de la revoir ! Je nepouvais croire qu’elle risquât sa liberté pour moi, et cependantpour quelle cause serait-elle revenue à Paris ?

– Pour la cause qui aujourd’hui nous fait aller en Angleterre.– Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.– Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment,

 j’imiterai la retenue de la nièce du docteur. »

 Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu’il avait fait cer-tain soir à ses amis.

« Eh bien, donc, puisqu’elle a quitté Paris et que vous en êtessûr, d’Artagnan, rien ne m’y arrête plus, et je suis prêt à voussuivre. Vous dites que nous allons ?…

– Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vousinvite même à vous hâter, car nous avons déjà perdu beaucoupde temps. À propos, prévenez Bazin.

– Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.

– Peut-être. En tout cas, il est bon qu’il nous suive pour lemoment chez Athos. »

 Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné de le venir joindre chez Athos :

« Partons donc », dit-il en prenant son manteau, son épée etses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre ti-roirs pour voir s’il n’y trouverait pas quelque pistole égarée.Puis, quand il se fut bien assuré que cette recherche était su-perflue, il suivit d’Artagnan en se demandant comment il se fai-sait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelleétait la femme à laquelle il avait donné l’hospitalité, et sûtmieux que lui ce qu’elle était devenue.

Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras ded’Artagnan, et le regardant fixement :

« Vous n’avez parlé de cette femme à personne ? dit-il.– À personne au monde.– Pas même à Athos et à Porthos ?– Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot.

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– À la bonne heure. »Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son

chemin avec d’Artagnan, et tous deux arrivèrent bien tôt chez Athos.

Ils le trouvèrent tenant son congé d’une main et la lettre deM. de Tréville de l’autre.« Pouvez-vous m’expliquer ce que signifient ce congé et cette

lettre que je viens de recevoir ? » dit Athos étonné.« Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l’exige

absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez doncprendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous convien-dront, et rétablissez-vous promptement.

« Votre affectionné

« Tréville »« Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu’il faut me

suivre, Athos.– Aux eaux de Forges ?– Là ou ailleurs.– Pour le service du roi ?– Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de

Leurs Majestés ? »En ce moment, Porthos entra.

« Pardieu, dit-il, voici une chose étrange : depuis quand, dansles mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sansqu’ils les demandent ?

– Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis qui les de-mandent pour eux.

– Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu’il y a du nouveau ici ?– Oui, nous partons, dit Aramis.– Pour quel pays ? demanda Porthos.– Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos ; demande cela à

d’Artagnan.– Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.– Pour Londres ! s’écria Porthos ; et qu’allons-nous faire à

Londres ?– Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut vous

fier à moi.– Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de l’ar-

gent, et je n’en ai pas.– Ni moi, dit Aramis.

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– Ni moi, dit Athos.– J’en ai, moi, reprit d’Artagnan en tirant son trésor de sa

poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois centspistoles ; prenons-en chacun soixante-quinze ; c’est autant qu’il

en faut pour aller à Londres et pour en revenir. D’ailleurs,soyez tranquilles, nous n’y arriverons pas tous, à Londres.– Et pourquoi cela ?– Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques-

uns d’entre nous qui resteront en route.– Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?– Et des plus dangereuses, je vous en avertis.– Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit

Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?

– Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos.– Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de Porthos.– Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il

 vous dit tout bonnement : “Messieurs, on se bat en Gascogneou dans les Flandres ; allez vous battre”, et vous y allez. Pour-quoi ? vous ne vous en inquiétez même pas.

– D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous dit

d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions ?D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.

– Et moi aussi, dit Porthos.– Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas fâché de

quitter Paris. J’ai besoin de distractions.– Eh bien, vous en aurez, des distractions, messieurs, soyez

tranquilles, dit d’Artagnan.– Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.– Tout de suite, répondit d’Artagnan, il n’y a pas une minute

à perdre.– Holà ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! crièrent les

quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos botteset ramenez les chevaux de l’hôtel. »

En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel généralcomme à une caserne son cheval et celui de son laquais.

Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toutehâte.

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« Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Oùallons-nous d’abord ?

– À Calais, dit d’Artagnan ; c’est la ligne la plus directe pourarriver à Londres.

– Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.– Parle.– Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects :

d’Artagnan nous donnera à chacun ses instructions, je partiraien avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin ;

 Athos partira deux heures après par celle d’Amiens ; Aramisnous suivra par celle de Noyon ; quant à d’Artagnan, il partirapar celle qu’il voudra, avec les habits de Planchet, tandis quePlanchet nous suivra en d’Artagnan et avec l’uniforme des

gardes.– Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne convient pas de

mettre en rien des laquais dans une pareille affaire : un secretpeut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais il estpresque toujours vendu par des laquais.

– Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d’Artagnan,en ce que j’ignore moi-même quelles instructions je puis vousdonner. Je suis porteur d’une lettre, voilà tout. Je n’ai pas et nepuis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle est scellée ; il

faut donc, à mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre estlà, dans cette poche. Et il montra la poche où était la lettre. Si

 je suis tué, l’un de vous la prendra et vous continuerez laroute ; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre, et ainsi de suite ;pourvu qu’un seul arrive, c’est tout ce qu’il faut.

– Bravo, d’Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il fautêtre conséquent, d’ailleurs : je vais prendre les eaux, vousm’accompagnerez ; au lieu des eaux de Forges, je vais prendreles eaux de mer ; je suis libre. On veut nous arrêter, je montrela lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés ; onnous attaque, nous nous défendons ; on nous juge, nous soute-nons mordicus que nous n’avions d’autre intention que de noustremper un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait tropbon marché de quatre hommes isolés, tandis que quatrehommes réunis font une troupe. Nous armerons les quatre la-quais de pistolets et de mousquetons ; si l’on envoie une arméecontre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l’adit d’Artagnan, portera la lettre.

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– Bien dit, s’écria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos,mais quand tu parles, c’est comme saint Jean Bouche d’or.

 J’adopte le plan d’Athos. Et toi, Porthos ?– Moi aussi, dit Porthos, s’il convient à d’Artagnan. D’Arta-

gnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de l’entre-prise ; qu’il décide, et nous exécuterons.– Eh bien, dit d’Artagnan, je décide que nous adoptions le

plan d’Athos et que nous partions dans une demi-heure.– Adopté ! » reprirent en chœur les trois mousquetaires.Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-

quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l’heureconvenue.

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Chapitre

20 Voyage

 À deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent deParis par la barrière Saint-Denis ; tant qu’il fit nuit, ils res-tèrent muets ; malgré eux, ils subissaient l’influence de l’obs-

curité et voyaient des embûches partout. Aux premiers rayons du jour, leurs langues se délièrent ;avec le soleil, la gaieté revint : c’était comme à la veille d’uncombat, le cœur battait, les yeux riaient ; on sentait que la viequ’on allait peut-être quitter était, au bout du compte, unebonne chose.

L’aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables :les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale,cette habitude de l’escadron qui fait marcher régulièrement

ces nobles compagnons du soldat, eussent trahi le plus strictincognito.

Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva vers les huit

heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant uneauberge que recommandait une enseigne représentant saintMartin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. On en-

 joignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se te-nir prêts à repartir immédiatement.

On entra dans la salle commune, et l’on se mit à table. Ungentilhomme, qui venait d’arriver par la route de Dammartin,était assis à cette même table et déjeunait. Il entama la conver-sation sur la pluie et le beau temps ; les voyageurs répondirent: il but à leur santé ; les voyageurs lui rendirent sa politesse.

Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que leschevaux étaient prêts et où l’on se levait de table l’étrangerproposa à Porthos la santé du cardinal. Porthos répondit qu’ilne demandait pas mieux, si l’étranger à son tour voulait boire à

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la santé du roi. L’étranger s’écria qu’il ne connaissait d’autreroi que Son Éminence. Porthos l’appela ivrogne ; l’étranger tirason épée.

« Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n’importe, il n’y a

plus à reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous re- joindre le plus vite que vous pourrez. »Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute

bride, tandis que Porthos promettait à son adversaire de le per-forer de tous les coups connus dans l’escrime.

« Et d’un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.– Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à Porthos plutôt

qu’à tout autre ? demanda Aramis.– Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous il l’a

pris pour le chef, dit d’Artagnan.– J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de

sagesse », murmura Athos.Et les voyageurs continuèrent leur route.

 À Beauvais, on s’arrêta deux heures, tant pour faire soufflerles chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deuxheures, comme Porthos n’arrivait pas, ni aucune nouvelle delui, on se remit en chemin.

 À une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trou-

 vait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dixhommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cetendroit, avaient l’air d’y travailler en y creusant des trous et enpratiquant des ornières boueuses.

 Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artifi-ciel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il étaittrop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, etfirent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos quipoussa son cheval contre l’un d’eux.

 Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au fossé et y pritun mousquet caché ; il en résulta que nos sept voyageursfurent littéralement passés par les armes. Aramis reçut uneballe qui lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre ballequi se logea dans les parties charnues qui prolongent le basdes reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, nonpas qu’il fût grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait voirsa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement blesséqu’il ne l’était.

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« C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne brûlons pas uneamorce, et en route. »

 Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière de son cheval,qui l’emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait

rejoints, et galopait tout seul à son rang.« Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.– J’aimerais mieux un chapeau, dit d’Artagnan, le mien a été

emporté par une balle. C’est bien heureux, ma foi, que la lettreque je porte n’ait pas été dedans.

– Ah çà, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passe-ra, dit Aramis.

– Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints main-tenant, dit Athos. M’est avis que, sur le terrain, l’ivrogne se se-

ra dégrisé. »Et l’on galopa encore pendant deux heures, quoique les che-

 vaux fussent si fatigués, qu’il était à craindre qu’ils ne refu-sassent bientôt le service.

Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette fa-çon être moins inquiétés, mais, à Crève-cœur, Aramis déclaraqu’il ne pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout lecourage qu’il cachait sous sa forme élégante et sous ses façonspolies pour arriver jusque-là. À tout moment il pâlissait, et l’on

était obligé de le soutenir sur son cheval ; on le descendit à laporte d’un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans uneescarmouche, était plus embarrassant qu’utile, et l’on repartitdans l’espérance d’aller coucher à Amiens.

« Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route, ré-duits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet, morbleu ! je neserai plus leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront pasouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais. J’en jure…

– Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons, si toutefois noschevaux y consentent. »

Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre deleurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés, retrouvèrent desforces. On arriva à Amiens à minuit, et l’on descendit à l’au-berge du Lis d’Or.

L’hôtelier avait l’air du plus honnête homme de la terre, il re-çut les voyageurs son bougeoir d’une main et son bonnet de co-ton de l’autre ; il voulut loger les deux voyageurs chacun dansune charmante chambre, malheureusement chacune de ces

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chambres était à l’extrémité de l’hôtel. D’Artagnan et Athos re-fusèrent ; l’hôte répondit qu’il n’y en avait cependant pasd’autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs dé-clarèrent qu’ils coucheraient dans la chambre commune, cha-

cun sur un matelas qu’on leur jetterait à terre. L’hôte insista,les voyageurs tinrent bon ; il fallut faire ce qu’ils voulurent.Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en

dedans, lorsqu’on frappa au volet de la cour ; ils demandèrentqui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.

En effet, c’étaient Planchet et Grimaud.« Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si

ces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ;de cette façon-là, ils seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à

eux.– Et sur quoi coucheras-tu ? dit d’Artagnan.– Voici mon lit », répondit Planchet.Et il montra une botte de paille.« Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison : la figure de l’hôte

ne me convient pas, elle est trop gracieuse.– Ni à moi non plus », dit Athos.Planchet monta par la fenêtre, s’installa en travers de la

porte, tandis que Grimaud allait s’enfermer dans l’écurie, ré-

pondant qu’à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux se-raient prêts.

La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deuxheures du matin d’ouvrir la porte, mais comme Planchet se ré-

 veilla en sursaut et cria : Qui va là ? on répondit qu’on se trom-pait, et on s’éloigna.

 À quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dansles écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d’écurie,et les garçons d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre,on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d’uncoup de manche à fourche.

Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ;les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, quiavait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures la veille,aurait pu continuer la route ; mais, par une erreur inconce-

 vable, le chirurgien vétérinaire qu’on avait envoyé chercher, àce qu’il paraît, pour saigner le cheval de l’hôte, avait saigné ce-lui de Mousqueton.

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Cela commençait à devenir inquiétant : tous ces accidentssuccessifs étaient peut-être le résultat du hasard, mais ils pou-

 vaient tout aussi bien être le fruit d’un complot. Athos et d’Ar-tagnan sortirent, tandis que Planchet allait s’informer s’il n’y

avait pas trois chevaux à vendre dans les environs. À la porteétaient deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux. Cela fai-sait bien l’affaire. Il demanda où étaient les maîtres ; on lui ditque les maîtres avaient passé la nuit dans l’auberge et ré-glaient leur compte à cette heure avec le maître.

 Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d’Arta-gnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; l’hôtelierétait dans une chambre basse et reculée, on pria Athos d’ypasser.

 Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer :l’hôte était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirsétait entrouvert. Il prit l’argent que lui présenta Athos, le tour-na et le retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant quela pièce était fausse, il déclara qu’il allait le faire arrêter, lui etson compagnon, comme faux-monnayeurs.

« Drôle ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper lesoreilles ! »

 Au même moment, quatre hommes armés jusqu’aux dents

entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos.« Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses pou-

mons ; au large, d’Artagnan ! pique, pique ! » et il lâcha deuxcoups de pistolet.

D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter à deuxfois, ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à laporte, sautèrent dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans le

 ventre et partirent au triple galop.« Sais-tu ce qu’est devenu Athos ? demanda d’Artagnan à

Planchet en courant.– Ah ! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu tomber deux à ses

deux coups, et il m’a semblé, à travers la porte vitrée, qu’il fer-raillait avec les autres.

– Brave Athos ! murmura d’Artagnan. Et quand on pensequ’il faut l’abandonner ! Au reste, autant nous attend peut-êtreà deux pas d’ici. En avant, Planchet, en avant ! tu es un bravehomme.

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– Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet, les Picards, çase reconnaît à l’user ; d’ailleurs je suis ici dans mon pays, çam’excite. »

Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à Saint-Omer

d’une seule traite. À Saint-Omer, ils firent souffler les chevauxla bride passée à leurs bras, de peur d’accident, et mangèrentun morceau sur le pouce tout debout dans la rue ; après quoiils repartirent.

 À cent pas des portes de Calais, le cheval de d’Artagnans’abattit, et il n’y eut pas moyen de le faire se relever : le sanglui sortait par le nez et par les yeux, restait celui de Planchet,mais celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de le fairerepartir.

Heureusement, comme nous l’avons dit, ils étaient à cent pasde la ville ; ils laissèrent les deux montures sur le grand che-min et coururent au port. Planchet fit remarquer à son maîtreun gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précé-dait que d’une cinquantaine de pas.

Ils s’approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui parais-sait fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de poussière, ets’informait s’il ne pourrait point passer à l’instant même en

 Angleterre.

« Rien ne serait plus facile, répondit le patron d’un bâtimentprêt à mettre à la voile ; mais, ce matin, est arrivé l’ordre de nelaisser partir personne sans une permission expresse de M. lecardinal.

– J’ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papierde sa poche ; la voici.

– Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, etdonnez-moi la préférence.

– Où trouverai-je le gouverneur ?– À sa campagne.– Et cette campagne est située ?

 À un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d’ici, aupied de cette petite Éminence, ce toit en ardoises.

– Très bien ! » dit le gentilhomme.Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de

campagne du gouverneur.D’Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents

pas de distance.

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Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le pas et rejoignitle gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.

« Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fortpressé ?

– On ne peut plus pressé, monsieur.– J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car, comme je suis trèspressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.

– Lequel ?– De me laisser passer le premier.– Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait soixante lieues en

quarante-quatre heures, et il faut que demain à midi je sois àLondres.

– J’ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut que

demain à dix heures du matin je sois à Londres.– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le premier et je

ne passerai pas le second.– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le second et je

passerai le premier.– Service du roi ! dit le gentilhomme.– Service de moi ! dit d’Artagnan.– Mais c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez là,

ce me semble.

– Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?– Que désirez-vous ?– Vous voulez le savoir ?– Certainement.– Eh bien, je veux l’ordre dont vous êtes porteur, attendu que

 je n’en ai pas, moi, et qu’il m’en faut un.– Vous plaisantez, je présume.– Je ne plaisante jamais.– Laissez-moi passer !– Vous ne passerez pas.– Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête. Holà,

Lubin ! mes pistolets.– Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet, je me charge

du maître. »Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et

comme il était fort et vigoureux, il le renversa les reins contreterre et lui mit le genou sur la poitrine.

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« Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet ; moi, j’ai fait lamienne. »

 Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et fondit sur d’Ar-tagnan ; mais il avait affaire à forte partie.

En trois secondes d’Artagnan lui fournit trois coups d’épéeen disant à chaque coup :« Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. »

 Au troisième coup, le gentilhomme tomba comme une masse.D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et s’ap-

procha pour lui prendre l’ordre ; mais au moment où il étendaitle bras afin de le fouiller, le blessé qui n’avait pas lâché sonépée, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant :

« Un pour vous.

– Et un pour moi ! au dernier les bons ! » s’écria d’Artagnanfurieux, en le clouant par terre d’un quatrième coup d’épéedans le ventre.

Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s’évanouit.D’Artagnan fouilla dans la poche où il l’avait vu remettre

l’ordre de passage, et le prit. Il était au nom du comte deWardes.

Puis, jetant un dernier coup d’œil sur le beau jeune homme,qui avait vingt-cinq ans à peine et qu’il laissait là, gisant, privé

de sentiment et peut-être mort, il poussa un soupir sur cetteétrange destinée qui porte les hommes à se détruire les uns lesautres pour les intérêts de gens qui leur sont étrangers et quisouvent ne savent pas même qu’ils existent.

Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin, qui pous-sait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours.

Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutesses forces.

« Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne crierapas, j’en suis bien sûr ; mais aussitôt que je le lâcherai, il va seremettre à crier. Je le reconnais pour un Normand et les Nor-mands sont entêtés. »

En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin essayait encore defiler des sons.

« Attends ! » dit d’Artagnan.Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.« Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre. »

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La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte deWardes près de son domestique ; et comme la nuit commençaità tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux àquelques pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient rester

 jusqu’au lendemain.« Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le gouverneur !– Mais vous êtes blessé, ce me semble ? dit Planchet.– Ce n’est rien, occupons-nous du plus pressé ; puis nous re-

 viendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas trèsdangereuse. »

Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers la campagnedu digne fonctionnaire.

On annonça M. le comte de Wardes.

D’Artagnan fut introduit.« Vous avez un ordre signé du cardinal ? dit le gouverneur.– Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le voici.– Ah ! ah ! il est en règle et bien recommandé, dit le

gouverneur.– C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je suis de ses plus

fidèles.– Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu’un de

parvenir en Angleterre.

– Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme béarnais quiest parti de Paris avec trois de ses amis dans l’intention de ga-gner Londres.

– Le connaissez-vous personnellement ? demanda legouverneur.

– Qui cela ?– Ce d’Artagnan ?– À merveille.– Donnez-moi son signalement alors.– Rien de plus facile. »Et d’Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte

de Wardes.« Est-il accompagné ? demanda le gouverneur.– Oui, d’un valet nommé Lubin.– On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son

Éminence peut être tranquille, ils seront reconduits à Parissous bonne escorte.

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– Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d’Artagnan, vousaurez bien mérité du cardinal.

– Vous le reverrez à votre retour, monsieur le comte ?– Sans aucun doute.

– Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.– Je n’y manquerai pas. »Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-

passer et le remit à d’Artagnan.D’Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles,

il salua le gouverneur, le remercia et partit.Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant

un long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autreporte.

Le bâtiment était toujours prêt à partir, le patron attendaitsur le port.

« Eh bien ? dit-il en apercevant d’Artagnan.– Voici ma passe visée, dit celui-ci.– Et cet autre gentilhomme ?– Il ne partira pas aujourd’hui, dit d’Artagnan, mais soyez

tranquille, je paierai le passage pour nous deux.– En ce cas, partons, dit le patron.– Partons ! » répéta d’Artagnan.

Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes après,ils étaient à bord.

Il était temps : à une demi-lieue en mer, d’Artagnan vitbriller une lumière et entendit une détonation.

C’était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.Il était temps de s’occuper de sa blessure ; heureusement,

comme l’avait pensé d’Artagnan, elle n’était pas des plus dan-gereuses : la pointe de l’épée avait rencontré une côte et avaitglissé le long de l’os ; de plus, la chemise s’était collée aussitôtà la plaie, et à peine avait-elle répandu quelques gouttes desang.

D’Artagnan était brisé de fatigue : on lui étendit un matelassur le pont, il se jeta dessus et s’endormit.

Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou quatrelieues seulement des côtes d’Angleterre ; la brise avait étéfaible toute la nuit, et l’on avait peu marché.

 À dix heures, le bâtiment jetait l’ancre dans le port deDouvres.

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 À dix heures et demie, d’Artagnan mettait le pied sur la terred’Angleterre, en s’écriant :

« Enfin, m’y voilà ! »Mais ce n’était pas tout : il fallait gagner Londres. En Angle-

terre, la poste était assez bien servie. D’Artagnan et Planchetprirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux ; enquatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.

D’Artagnan ne connaissait pas Londres, d’Artagnan ne savaitpas un mot d’anglais ; mais il écrivit le nom de Buckingham surun papier, et chacun lui indiqua l’hôtel du duc.

Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.D’Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du

duc, qui, l’ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait

parfaitement français ; il lui dit qu’il arrivait de Paris pour af-faire de vie et de mort, et qu’il fallait qu’il parlât à son maître àl’instant même.

La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan convainquit Pa-trice ; c’était le nom de ce ministre du ministre. Il fit sellerdeux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quantà Planchet, on l’avait descendu de sa monture, raide comme un

 jonc : le pauvre garçon était au bout de ses forces ; d’Artagnansemblait de fer.

On arriva au château ; là on se renseigna : le roi et Buckin-gham chassaient à l’oiseau dans des marais situés à deux outrois lieues de là.

En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt Patrice en-tendit la voix de son maître, qui appelait son faucon.

« Qui faut-il que j’annonce à Milord duc ? demanda Patrice.– Le jeune homme qui, un soir, lui a cherché une querelle sur

le Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.– Singulière recommandation !– Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre. »Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annon-

ça dans les termes que nous avons dits qu’un messagerl’attendait.

Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant même, et sedoutant que quelque chose se passait en France dont on lui fai-sait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demanderoù était celui qui la lui apportait ; et ayant reconnu de loin

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Chapitre

21La comtesse de Winter 

Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant pard’Artagnan non pas de tout ce qui s’était passé, mais de ce qued’Artagnan savait. En rapprochant ce qu’il avait entendu sortir

de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il putdonc se faire une idée assez exacte d’une position de la gravitéde laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu ex-plicite qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui l’étonnaitsurtout, c’est que le cardinal, intéressé comme il l’était à ceque le jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre, ne fûtpoint parvenu à l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la mani-festation de cet étonnement, que d’Artagnan lui raconta lesprécautions prises, et comment, grâce au dévouement de ses

trois amis qu’il avait éparpillés tout sanglants sur la route, ilétait arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui avait tra-

 versé le billet de la reine, et qu’il avait rendu à M. de Wardesen si terrible monnaie. Tout en écoutant ce récit, fait avec laplus grande simplicité, le duc regardait de temps en temps le

 jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût pas pu com-prendre que tant de prudence, de courage et de dévouements’alliât avec un visage qui n’indiquait pas encore vingt ans.

Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes

ils furent aux portes de Londres. D’Artagnan avait cru qu’enarrivant dans la ville le duc allait ralentir l’allure du sien, maisil n’en fut pas ainsi : il continua sa route à fond de train, s’in-quiétant peu de renverser ceux qui étaient sur son chemin. Eneffet, en traversant la Cité deux ou trois accidents de ce genrearrivèrent ; mais Buckingham ne détourna pas même la têtepour regarder ce qu’étaient devenus ceux qu’il avait culbutés.D’Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort àdes malédictions.

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En entrant dans la cour de l’hôtel, Buckingham sauta à basde son cheval, et, sans s’inquiéter de ce qu’il deviendrait, il lui

 jeta la bride sur le cou et s’élança vers le perron. D’Artagnanen fit autant, avec un peu plus d’inquiétude, cependant, pour

ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite ; mais ileut la consolation de voir que trois ou quatre valets s’étaientdéjà élancés des cuisines et des écuries, et s’emparaient aussi-tôt de leurs montures.

Le duc marchait si rapidement, que d’Artagnan avait peine àle suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d’une élé-gance dont les plus grands seigneurs de France n’avaient pasmême l’idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucherqui était à la fois un miracle de goût et de richesse. Dans l’al-

côve de cette chambre était une porte, prise dans la tapisserie,que le duc ouvrit avec une petite clef d’or qu’il portait suspen-due à son cou par une chaîne du même métal. Par discrétion,d’Artagnan était resté en arrière ; mais au moment où Buckin-gham franchissait le seuil de cette porte, il se retourna, et

 voyant l’hésitation du jeune homme :« Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d’être admis en

la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu. »Encouragé par cette invitation, d’Artagnan suivit le duc, qui

referma la porte derrière lui.Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute

tapissée de soie de Perse et brochée d’or, ardemment éclairéepar un grand nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce d’au-tel, et au-dessous d’un dais de velours bleu surmonté deplumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur natu-relle représentant Anne d’Autriche, si parfaitement ressem-blant, que d’Artagnan poussa un cri de surprise : on eût cruque la reine allait parler.

Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui ren-fermait les ferrets de diamants.

Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla comme eût pu faireun prêtre devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.

« Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros nœud de rubanbleu tout étincelant de diamants ; tenez, voici ces précieux fer-rets avec lesquels j’avais fait le serment d’être enterré. Lareine me les avait donnés, la reine me les reprend : sa volonté,comme celle de Dieu, soit faite en toutes choses. »

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Puis il se mit à baiser les uns après les autres ces ferretsdont il fallait se séparer. Tout à coup, il poussa un cri terrible.

« Qu’y a-t-il ? demanda d’Artagnan avec inquiétude, et que vous arrive-t-il, Milord ?

– Il y a que tout est perdu, s’écria Buckingham en devenantpâle comme un trépassé ; deux de ces ferrets manquent, il n’yen a plus que dix.

– Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les lui ait volés ?– On me les a volés, reprit le duc, et c’est le cardinal qui a

fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ontété coupés avec des ciseaux.

– Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol… Peut-êtrela personne les a-t-elle encore entre les mains.

– Attendez, attendez ! s’écria le duc. La seule fois que j’ai misces ferrets, c’était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. Lacomtesse de Winter, avec laquelle j’étais brouillé, s’est rappro-chée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c’était une ven-geance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai pas revue.Cette femme est un agent du cardinal.

– Mais il en a donc dans le monde entier ! s’écria d’Artagnan.– Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de co-

lère ; oui, c’est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit

avoir lieu ce bal ?– Lundi prochain.– Lundi prochain ! cinq jours encore, c’est plus de temps qu’il

ne nous en faut. Patrice ! s’écria le duc en ouvrant la porte dela chapelle, Patrice ! »

Son valet de chambre de confiance parut.« Mon joaillier et mon secrétaire ! »Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mu-

tisme qui prouvaient l’habitude qu’il avait contractée d’obéiraveuglément et sans réplique.

Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier,ce fut le secrétaire qui parut d’abord. C’était tout simple, il ha-bitait l’hôtel. Il trouva Buckingham assis devant une table danssa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres de sapropre main.

« Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de cepas chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de

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l’exécution de ces ordres. Je désire qu’ils soient promulgués àl’instant même.

– Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m’interroge sur lesmotifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordi-

naire, que répondrai-je ?– Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai de compte àrendre à personne de ma volonté.

– Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à Sa Majesté, re-prit en souriant le secrétaire, si par hasard Sa Majesté avait lacuriosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir desports de la Grande-Bretagne ?

– Vous avez raison, monsieur, répondit Buckingham ; il diraiten ce cas au roi que j’ai décidé la guerre, et que cette mesure

est mon premier acte d’hostilité contre la France. »Le secrétaire s’inclina et sortit.« Nous voilà tranquilles de ce côté, dit Buckingham en se re-

tournant vers d’Artagnan. Si les ferrets ne sont point déjà par-tis pour la France, ils n’y arriveront qu’après vous.

– Comment cela ?– Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se

trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté, et, àmoins de permission particulière, pas un seul n’osera lever

l’ancre. »D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme qui mettait

le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance d’un roiau service de ses amours. Buckingham vit, à l’expression du vi-sage du jeune homme, ce qui se passait dans sa pensée, et ilsourit.

« Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est ma véritablereine ; sur un mot d’elle, je trahirais mon pays, je trahirais monroi, je trahirais mon Dieu. Elle m’a demandé de ne point en-

 voyer aux protestants de La Rochelle le secours que je leuravais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma parole, maisqu’importe ! j’obéissais à son désir ; n’ai-je point été grande-ment payé de mon obéissance, dites ? car c’est à cette obéis-sance que je dois son portrait. »

D’Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont par-fois suspendues les destinées d’un peuple et la vie deshommes.

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Il en était au plus profond de ses réflexions, lorsque l’orfèvreentra : c’était un Irlandais des plus habiles dans son art, et quiavouait lui-même qu’il gagnait cent mille livres par an avec leduc de Buckingham.

« Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans lachapelle, voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu’ils valent la pièce. »

L’orfèvre jeta un seul coup d’œil sur la façon élégante dontils étaient montés, calcula l’un dans l’autre la valeur des dia-mants, et sans hésitation aucune :

« Quinze cents pistoles la pièce, Milord, répondit-il.– Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme

ceux-là ? Vous voyez qu’il en manque deux.

– Huit jours, Milord.– Je les paierai trois mille pistoles la pièce, il me les faut

après-demain.– Milord les aura.– Vous êtes un homme précieux, monsieur O’Reilly, mais ce

n’est pas le tout : ces ferrets ne peuvent être confiés à per-sonne, il faut qu’ils soient faits dans ce palais.

– Impossible, Milord, il n’y a que moi qui puisse les exécuterpour qu’on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les

anciens.– Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous êtes mon prison-

nier, et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas ; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et désignez-moi les ustensiles qu’ils doivent apporter. »

L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute observationétait inutile, il en prit donc à l’instant même son parti.

« Il me sera permis de prévenir ma femme ? demanda-t-il.– Oh ! il vous sera même permis de la voir, mon cher mon-

sieur O’Reilly : votre captivité sera douce, soyez tranquille ; etcomme tout dérangement vaut un dédommagement, voici, endehors du prix des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour

 vous faire oublier l’ennui que je vous cause. »D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce

ministre, qui remuait à pleines mains les hommes et lesmillions.

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Quant à l’orfèvre, il écrivit à sa femme en lui envoyant le bonde mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner enéchange son plus habile apprenti, un assortiment de diamantsdont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui

lui étaient nécessaires.Buckingham conduisit l’orfèvre dans la chambre qui lui étaitdestinée, et qui, au bout d’une demi-heure, fut transformée enatelier. Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec défensede laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de son valet dechambre Patrice. Il est inutile d’ajouter qu’il était absolumentdéfendu à l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir sousquelque prétexte que ce fût. Ce point réglé, le duc revint àd’Artagnan.

« Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l’Angleterre est à nousdeux ; que voulez-vous, que désirez-vous ?

– Un lit, répondit d’Artagnan ; c’est, pour le moment, jel’avoue, la chose dont j’ai le plus besoin. »

Buckingham donna à d’Artagnan une chambre qui touchait àla sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main, nonpas qu’il se défiât de lui, mais pour avoir quelqu’un à qui parlerconstamment de la reine.

Une heure après fut promulguée dans Londres l’ordonnance

de ne laisser sortir des ports aucun bâtiment chargé pour laFrance, pas même le paquebot des lettres. Aux yeux de tous,c’était une déclaration de guerre entre les deux royaumes.

Le surlendemain, à onze heures, les deux ferrets en diamantsétaient achevés, mais si exactement imités, mais si parfaite-ment pareils, que Buckingham ne put reconnaître les nouveauxdes anciens, et que les plus exercés en pareille matière y au-raient été trompés comme lui.

 Aussitôt il fit appeler d’Artagnan.« Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous êtes

 venu chercher, et soyez mon témoin que tout ce que la puis-sance humaine pouvait faire, je l’ai fait.

– Soyez tranquille, Milord : je dirai ce que j’ai vu ; mais VotreGrâce me remet les ferrets sans la boîte ?

– La boîte vous embarrasserait. D’ailleurs la boîte m’est d’au-tant plus précieuse, qu’elle me reste seule. Vous direz que je lagarde.

– Je ferai votre commission mot à mot, Milord.

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– Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune homme, comment m’acquitterai-je jamais envers vous ? »

D’Artagnan rougit jusqu’au blanc des yeux. Il vit que le duccherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose, et

cette idée que le sang de ses compagnons et le sien lui allaitêtre payé par de l’or anglais lui répugnait étrangement.« Entendons-nous, Milord, répondit d’Artagnan, et pesons

bien les faits d’avance, afin qu’il n’y ait point de méprise. Jesuis au service du roi et de la reine de France, et fais partie dela compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi queson beau-frère M. de Tréville, est tout particulièrement attachéà Leurs Majestés. J’ai donc tout fait pour la reine et rien pour

 Votre Grâce. Il y a plus, c’est que peut-être n’eussé-je rien fait

de tout cela, s’il ne se fût agi d’être agréable à quelqu’un quiest ma dame à moi, comme la reine est la vôtre.

– Oui, dit le duc en souriant, et je crois même connaître cetteautre personne, c’est…

– Milord, je ne l’ai point nommée, interrompit vivement le jeune homme.

– C’est juste, dit le duc ; c’est donc à cette personne que jedois être reconnaissant de votre dévouement.

– Vous l’avez dit, Milord, car justement à cette heure qu’il est

question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans votreGrâce qu’un Anglais, et par conséquent qu’un ennemi que jeserais encore plus enchanté de rencontrer sur le champ de ba-taille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors duLouvre ; ce qui, au reste, ne m’empêchera pas d’exécuter depoint en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est,pour l’accomplir ; mais, je le répète à Votre Grâce, sans qu’elleait personnellement pour cela plus à me remercier de ce que jefais pour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j’aidéjà fait pour elle dans la première.

– Nous disons, nous : “Fier comme un Écossais”, murmuraBuckingham.

– Et nous disons, nous : “Fier comme un Gascon”, réponditd’Artagnan. Les Gascons sont les Écossais de la France. »

D’Artagnan salua le duc et s’apprêta à partir.« Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par où ?

Comment ?– C’est vrai.

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– Dieu me damne ! les Français ne doutent de rien !– J’avais oublié que l’Angleterre était une île, et que vous en

étiez le roi.– Allez au port, demandez le brick le Sund, remettez cette

lettre au capitaine ; il vous conduira à un petit port où certeson ne vous attend pas, et où n’abordent ordinairement que desbâtiments pêcheurs.

– Ce port s’appelle ?– Saint-Valery ; mais, attendez donc : arrivé là, vous entrerez

dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un vé-ritable bouge à matelots ; il n’y a pas à vous tromper, il n’y ena qu’une.

– Après ?

– Vous demanderez l’hôte, et vous lui direz : Forward.– Ce qui veut dire ?– En avant : c’est le mot d’ordre. Il vous donnera un cheval

tout sellé et vous indiquera le chemin que vous devez suivre ; vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous vou-lez, à chacun d’eux, donner votre adresse à Paris, les quatrechevaux vous y suivront ; vous en connaissez déjà deux, et vousm’avez paru les apprécier en amateur : ce sont ceux que nousmontions ; rapportez-vous en à moi, les autres ne leur sont

point inférieurs. Ces quatre chevaux sont équipés pour la cam-pagne. Si fier que vous soyez, vous ne refuserez pas d’en ac-cepter un et de faire accepter les trois autres à vos compa-gnons : c’est pour nous faire la guerre, d’ailleurs. La fin excuseles moyens, comme vous dites, vous autres Français, n’est-cepas ?

– Oui, Milord, j’accepte, dit d’Artagnan ; et s’il plaît à Dieu,nous ferons bon usage de vos présents.

– Maintenant, votre main, jeune homme ; peut-être nousrencontrerons-nous bientôt sur le champ de bataille ; mais, enattendant, nous nous quitterons bons amis, je l’espère.

– Oui, Milord, mais avec l’espérance de devenir ennemisbientôt.

– Soyez tranquille, je vous le promets.– Je compte sur votre parole, Milord. »D’Artagnan salua le duc et s’avança vivement vers le port.

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En face la Tour de Londres, il trouva le bâtiment désigné, re-mit sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur duport, et appareilla aussitôt.

Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient.

En passant bord à bord de l’un d’eux, d’Artagnan crut recon-naître la femme de Meung, la même que le gentilhomme incon-nu avait appelée « Milady », et que lui, d’Artagnan, avait trou-

 vée si belle ; mais grâce au courant du fleuve et au bon ventqui soufflait, son navire allait si vite qu’au bout d’un instant onfut hors de vue.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda à Saint- Valery.

D’Artagnan se dirigea à l’instant même vers l’auberge indi-

quée, et la reconnut aux cris qui s’en échappaient : on parlaitde guerre entre l’Angleterre et la France comme de chose pro-chaine et indubitable, et les matelots joyeux faisaientbombance.

D’Artagnan fendit la foule, s’avança vers l’hôte, et prononçale mot Forward. À l’instant même, l’hôte lui fit signe de lesuivre, sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, leconduisit à l’écurie où l’attendait un cheval tout sellé, et lui de-manda s’il avait besoin de quelque autre chose.

« J’ai besoin de connaître la route que je dois suivre, ditd’Artagnan.

– Allez d’ici à Blangy, et de Blangy à Neufchâtel. À Neufchâ-tel, entrez à l’auberge de la Herse d’Or, donnez le mot d’ordreà l’hôtelier, et vous trouverez comme ici un cheval tout sellé.

– Dois-je quelque chose ? demanda d’Artagnan.– Tout est payé, dit l’hôte, et largement. Allez donc, et que

Dieu vous conduise !– Amen ! » répondit le jeune homme en partant au galop.Quatre heures après, il était à Neufchâtel.Il suivit strictement les instructions reçues ; à Neufchâtel,

comme à Saint-Valery, il trouva une monture toute sellée et quil’attendait ; il voulut transporter les pistolets de la selle qu’il

 venait de quitter à la selle qu’il allait prendre : les fontesétaient garnies de pistolets pareils.

« Votre adresse à Paris ?– Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.– Bien, répondit celui-ci.

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– Quelle route faut-il prendre ? demanda à son tourd’Artagnan.

– Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville à votre droite. Au petit village d’Écouis, vous vous arrêterez, il n’y a qu’une

auberge, l’Écu de France. Ne la jugez pas d’après son appa-rence ; elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra celui-ci.– Même mot d’ordre ?– Exactement.– Adieu, maître !– Bon voyage, gentilhomme ! avez-vous besoin de quelque

chose ? »D’Artagnan fit signe de la tête que non, et repartit à fond de

train. À Écouis, la même scène se répéta : il trouva un hôte

aussi prévenant, un cheval frais et reposé ; il laissa son adressecomme il l’avait fait, et repartit du même train pour Pontoise. À Pontoise, il changea une dernière fois de monture, et à neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de l’hôtel de M.de Tréville.

Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.M. de Tréville le reçut comme s’il l’avait vu le matin même ;

seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que decoutume, il lui annonça que la compagnie de M. des Essarts

était de garde au Louvre et qu’il pouvait se rendre à son poste.

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Chapitre

22Le ballet de la Merlaison

Le lendemain, il n’était bruit dans tout Paris que du bal queMM. les échevins de la ville donnaient au roi et à la reine, etdans lequel Leurs Majestés devaient danser le fameux ballet de

la Merlaison, qui était le ballet favori du roi.Depuis huit jours on préparait, en effet, toutes choses à l’Hô-tel de Ville pour cette solennelle soirée. Le menuisier de la villeavait dressé des échafauds sur lesquels devaient se tenir lesdames invitées ; l’épicier de la ville avait garni les salles dedeux cents flambeaux de cire blanche, ce qui était un luxe in-ouï pour cette époque ; enfin vingt violons avaient été préve-nus, et le prix qu’on leur accordait avait été fixé au double duprix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu’ils devaient sonner

toute la nuit. À dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des

gardes du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers ducorps, vint demander au greffier de la ville, nommé Clément,toutes les clefs des portes, des chambres et bureaux de l’Hôtel.Ces clefs lui furent remises à l’instant même ; chacune d’ellesportait un billet qui devait servir à la faire reconnaître, et àpartir de ce moment le sieur de La Coste fut chargé de lagarde de toutes les portes et de toutes les avenues.

 À onze heures vint à son tour Duhallier, capitaine des gardes,amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent aussitôtdans l’Hôtel de Ville, aux portes qui leur avaient été assignées.

 À trois heures arrivèrent deux compagnies des gardes, l’unefrançaise l’autre suisse. La compagnie des gardes françaisesétait composée moitié des hommes de M. Duhallier, moitié deshommes de M. des Essarts.

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 À six heures du soir les invités commencèrent à entrer. À me-sure qu’ils entraient, ils étaient placés dans la grande salle, surles échafauds préparés.

 À neuf heures arriva Mme la Première présidente. Comme

c’était, après la reine, la personne la plus considérable de lafête, elle fut reçue par messieurs de la ville et placée dans laloge en face de celle que devait occuper la reine.

 À dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi,dans la petite salle du côté de l’église Saint-Jean, et cela enface du buffet d’argent de la ville, qui était gardé par quatrearchers.

 À minuit on entendit de grands cris et de nombreuses accla-mations : c’était le roi qui s’avançait à travers les rues qui

conduisent du Louvre à l’Hôtel de Ville, et qui étaient toutesilluminées avec des lanternes de couleur.

 Aussitôt MM. les échevins, vêtus de leurs robes de drap etprécédés de six sergents tenant chacun un flambeau à la main,allèrent au-devant du roi, qu’ils rencontrèrent sur les degrés,où le prévôt des marchands lui fit compliment sur sa bienve-nue, compliment auquel Sa Majesté répondit en s’excusantd’être venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardi-nal, lequel l’avait retenue jusqu’à onze heures pour parler des

affaires de l’État.Sa Majesté, en habit de cérémonie, était accompagnée de

S.A.R. Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, duduc de Longueville, du duc d’Elbeuf, du comte d’Harcourt, ducomte de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M. de Bara-das, du comte de Cramail et du chevalier de Souveray.

Chacun remarqua que le roi avait l’air triste et préoccupé.Un cabinet avait été préparé pour le roi, et un autre pour

Monsieur. Dans chacun de ces cabinets étaient déposés des ha-bits de masques. Autant avait été fait pour la reine et pourMme la présidente. Les seigneurs et les dames de la suite deLeurs Majestés devaient s’habiller deux par deux dans deschambres préparées à cet effet.

 Avant d’entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu’on le vînt prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal.

Une demi-heure après l’entrée du roi, de nouvelles acclama-tions retentirent : celles-là annonçaient l’arrivée de la reine :

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les échevins firent ainsi qu’ils avaient fait déjà et, précédés dessergents, ils s’avancèrent au devant de leur illustre convive.

La reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le roi,elle avait l’air triste et surtout fatigué.

 Au moment où elle entrait, le rideau d’une petite tribune qui jusque-là était resté fermé s’ouvrit, et l’on vit apparaître la têtepâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixèrentsur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur seslèvres : la reine n’avait pas ses ferrets de diamants.

La reine resta quelque temps à recevoir les compliments demessieurs de la ville et à répondre aux saluts des dames.

Tout à coup, le roi apparut avec le cardinal à l’une des portesde la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi était très

pâle.Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pour-

point à peine noués, il s’approcha de la reine, et d’une voixaltérée :

« Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s’il vous plaît, n’avez- vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu’ilm’eût été agréable de les voir ? »

La reine étendit son regard autour d’elle, et vit derrière le roile cardinal qui souriait d’un sourire diabolique.

« Sire, répondit la reine d’une voix altérée, parce qu’au mi-lieu de cette grande foule j’ai craint qu’il ne leur arrivâtmalheur.

– Et vous avez eu tort, madame ! Si je vous ai fait ce cadeau,c’était pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avezeu tort. »

Et la voix du roi était tremblante de colère ; chacun regardaitet écoutait avec étonnement, ne comprenant rien à ce qui sepassait.

« Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre,où ils sont, et ainsi les désirs de Votre Majesté serontaccomplis.

– Faites, madame, faites, et cela au plus tôt : car dans uneheure le ballet va commencer. »

La reine salua en signe de soumission et suivit les dames quidevaient la conduire à son cabinet.

De son côté, le roi regagna le sien.Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.

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Le ballet dura une heure ; il avait seize entrées.Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la

salle, chacun reconduisit sa dame à sa place ; mais le roi profi-ta du privilège qu’il avait de laisser la sienne où il se trouvait,

pour s’avancer vivement vers la reine.« Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la déférence que vous avez montrée pour mes désirs, mais je crois qu’il vousmanque deux ferrets, et je vous les rapporte. »

 À ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets que lui avaitremis le cardinal.

« Comment, Sire ! s’écria la jeune reine jouant la surprise, vous m’en donnez encore deux autres ; mais alors cela m’en fe-ra donc quatorze ? »

En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvèrent surl’épaule de Sa Majesté.

Le roi appela le cardinal :« Eh bien, que signifie cela, monsieur le cardinal ? demanda

le roi d’un ton sévère.– Cela signifie, Sire, répondit le cardinal, que je désirais faire

accepter ces deux ferrets à Sa Majesté, et que n’osant les luioffrir moi-même, j’ai adopté ce moyen.

– Et j’en suis d’autant plus reconnaissante à Votre Éminence,

répondit Anne d’Autriche avec un sourire qui prouvait qu’ellen’était pas dupe de cette ingénieuse galanterie, que je suis cer-taine que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à eux seulsque les douze autres ont coûté à Sa Majesté. »

Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine reprit le che-min de la chambre où elle s’était habillée et où elle devait sedévêtir.

L’attention que nous avons été obligés de donner pendant lecommencement de ce chapitre aux personnages illustres quenous y avons introduits nous a écartés un instant de celui à qui

 Anne d’Autriche devait le triomphe inouï qu’elle venait de rem-porter sur le cardinal, et qui, confondu, ignoré, perdu dans lafoule entassée à l’une des portes, regardait de là cette scènecompréhensible seulement pour quatre personnes : le roi, lareine, Son Éminence et lui.

La reine venait de regagner sa chambre, et d’Artagnan s’ap-prêtait à se retirer, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légère-ment l’épaule ; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui

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faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visagecouvert d’un loup de velours noir, mais malgré cette précau-tion, qui, au reste, était bien plutôt prise pour les autres quepour lui, il reconnut à l’instant même son guide ordinaire, la lé-

gère et spirituelle Mme Bonacieux.La veille ils s’étaient vus à peine chez le suisse Germain, oùd’Artagnan l’avait fait demander. La hâte qu’avait la jeunefemme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l’heu-reux retour de son messager fit que les deux amants échan-gèrent à peine quelques paroles. D’Artagnan suivit donc MmeBonacieux, mû par un double sentiment, l’amour et la curiosi-té. Pendant toute la route, et à mesure que les corridors deve-naient plus déserts, d’Artagnan voulait arrêter la jeune femme,

la saisir, la contempler, ne fût-ce qu’un instant ; mais, vivecomme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lors-qu’il voulait parler, son doigt ramené sur sa bouche avec unpetit geste impératif plein de charme lui rappelait qu’il étaitsous l’empire d’une puissance à laquelle il devait aveuglémentobéir, et qui lui interdisait jusqu’à la plus légère plainte ; enfin,après une minute ou deux de tours et de détours, Mme Bona-cieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans uncabinet tout à fait obscur. Là elle lui fit un nouveau signe de

mutisme, et ouvrant une seconde porte cachée par une tapisse-rie dont les ouvertures répandirent tout à coup une vive lu-mière, elle disparut.

D’Artagnan demeura un instant immobile et se demandantoù il était, mais bientôt un rayon de lumière qui pénétrait parcette chambre, l’air chaud et parfumé qui arrivait jusqu’à lui,la conversation de deux ou trois femmes, au langage à la foisrespectueux et élégant, le mot de Majesté plusieurs fois répété,lui indiquèrent clairement qu’il était dans un cabinet attenant àla chambre de la reine.

Le jeune homme se tint dans l’ombre et attendit.La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort

étonner les personnes qui l’entouraient, et qui avaient aucontraire l’habitude de la voir presque toujours soucieuse. Lareine rejetait ce sentiment joyeux sur la beauté de la fête, surle plaisir que lui avait fait éprouver le ballet, et comme il n’estpas permis de contredire une reine, qu’elle sourie ou qu’elle

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pleure, chacun renchérissait sur la galanterie de MM. les éche- vins de la ville de Paris.

Quoique d’Artagnan ne connût point la reine, il distingua sa voix des autres voix, d’abord à un léger accent étranger, puis à

ce sentiment de domination naturellement empreint danstoutes les paroles souveraines. Il l’entendait s’approcher ets’éloigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vitmême l’ombre d’un corps intercepter la lumière.

Enfin, tout à coup une main et un bras adorables de forme etde blancheur passèrent à travers la tapisserie ; d’Artagnancomprit que c’était sa récompense : il se jeta à genoux, saisitcette main et appuya respectueusement ses lèvres ; puis cettemain se retira laissant dans les siennes un objet qu’il reconnut

pour être une bague ; aussitôt la porte se referma, et d’Arta-gnan se retrouva dans la plus complète obscurité.

D’Artagnan mit la bague à son doigt et attendit de nouveau ;il était évident que tout n’était pas fini encore.

 Après la récompense de son dévouement venait la récom-pense de son amour. D’ailleurs, le ballet était dansé, mais lasoirée était à peine commencée : on soupait à trois heures, etl’horloge Saint-Jean, depuis quelque temps déjà, avait sonnédeux heures trois quarts.

En effet, peu à peu le bruit des voix diminua dans la chambre voisine ; puis on l’entendit s’éloigner ; puis la porte du cabinetoù était d’Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s’y élança.

« Vous, enfin ! s’écria d’Artagnan.– Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les

lèvres du jeune homme : silence ! et allez-vous-en par où vousêtes venu.

– Mais où et quand vous reverrai-je ? s’écria d’Artagnan.– Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Par-

tez, partez ! »Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa d’Ar-

tagnan hors du cabinet.D’Artagnan obéit comme un enfant, sans résistance et sans

objection aucune, ce qui prouve qu’il était bien réellementamoureux.

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Chapitre

23Le rendez-vous

D’Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu’il fût plus detrois heures du matin, et qu’il eût les plus méchants quartiersde Paris à traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On

sait qu’il y a un dieu pour les ivrognes et les amoureux.Il trouva la porte de son allée entrouverte, monta son esca-lier, et frappa doucement et d’une façon convenue entre lui etson laquais. Planchet, qu’il avait renvoyé deux heures aupara-

 vant de l’Hôtel de Ville en lui recommandant de l’attendre, vintlui ouvrir la porte.

« Quelqu’un a-t-il apporté une lettre pour moi ? demanda vi- vement d’Artagnan.

– Personne n’a apporté de lettre, monsieur, répondit Plan-

chet ; mais il y en a une qui est venue toute seule.– Que veux-tu dire, imbécile ?– Je veux dire qu’en rentrant, quoique j’eusse la clef de votre

appartement dans ma poche et que cette clef ne m’eût pointquitté, j’ai trouvé une lettre sur le tapis vert de la table, dans

 votre chambre à coucher.– Et où est cette lettre ?– Je l’ai laissée où elle était, monsieur. Il n’est pas naturel

que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenêtre était

ouverte encore, ou seulement entrebâillée je ne dis pas ; maisnon, tout était hermétiquement fermé. Monsieur, prenezgarde, car il y a très certainement quelque magie là-dessous. »

Pendant ce temps, le jeune homme s’élançait dans lachambre et ouvrait la lettre ; elle était de Mme Bonacieux, etconçue en ces termes :

« On a de vifs remerciements à vous faire et à voustransmettre. Trouvez-vous ce soir vers dix heures à Saint-

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Cloud, en face du pavillon qui s’élève à l’angle de la maison deM. d’Estrées.

« C. B. »En lisant cette lettre, d’Artagnan sentait son cœur se dilater

et s’étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le cœurdes amants.C’était le premier billet qu’il recevait, c’était le premier

rendez-vous qui lui était accordé. Son cœur, gonflé parl’ivresse de la joie, se sentait prêt à défaillir sur le seuil de ceparadis terrestre qu’on appelait l’amour.

« Eh bien ! monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maîtrerougir et pâlir successivement ; eh bien ! n’est-ce pas que

 j’avais deviné juste et que c’est quelque méchante affaire ?

– Tu te trompes, Planchet, répondit d’Artagnan, et la preuve,c’est que voici un écu pour que tu boives à ma santé.

– Je remercie monsieur de l’écu qu’il me donne, et je lui pro-mets de suivre exactement ses instructions ; mais il n’en estpas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les mai-sons fermées…

– Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.– Alors, monsieur est content ? demanda Planchet.– Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes !

– Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller mecoucher ?

– Oui, va.– Que toutes les bénédictions du Ciel tombent sur monsieur,

mais il n’en est pas moins vrai que cette lettre… »Et Planchet se retira en secouant la tête avec un air de doute

que n’était point parvenu à effacer entièrement la libéralité ded’Artagnan.

Resté seul, d’Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa etrebaisa vingt fois ces lignes tracées par la main de sa bellemaîtresse. Enfin il se coucha, s’endormit et fit des rêves d’or.

 À sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, ausecond appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyé desinquiétudes de la veille.

« Planchet, lui dit d’Artagnan, je sors pour toute la journéepeut-être ; tu es donc libre jusqu’à sept heures du soir ; mais, àsept heures du soir, tiens-toi prêt avec deux chevaux.

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– Allons ! dit Planchet, il paraît que nous allons encore nousfaire traverser la peau en plusieurs endroits.

– Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.– Eh bien, que disais-je ? s’écria Planchet. Là, j’en étais sûr,

maudite lettre !– Mais rassure-toi donc, imbécile, il s’agit tout simplementd’une partie de plaisir.

– Oui ! comme les voyages d’agrément de l’autre jour, où ilpleuvait des balles et où il poussait des chausse-trapes.

– Au reste, si vous avez peur, monsieur Planchet, reprit d’Ar-tagnan, j’irai sans vous ; j’aime mieux voyager seul que d’avoirun compagnon qui tremble.

– Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait cepen-

dant qu’il m’avait vu à l’œuvre.– Oui, mais j’ai cru que tu avais usé tout ton courage d’une

seule fois.– Monsieur verra que dans l’occasion il m’en reste encore ;

seulement je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer, s’il veut qu’il m’en reste longtemps.

– Crois-tu en avoir encore une certaine somme à dépenser cesoir ?

– Je l’espère.

– Eh bien, je compte sur toi.– À l’heure dite, je serai prêt ; seulement je croyais que mon-

sieur n’avait qu’un cheval à l’écurie des gardes.– Peut-être n’y en a-t-il qu’un encore dans ce moment-ci,

mais ce soir il y en aura quatre.– Il paraît que notre voyage était un voyage de remonte ?– Justement », dit d’Artagnan.Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommanda-

tion, il sortit.M. Bonacieux était sur sa porte. L’intention de d’Artagnan

était de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui-ci fit un salut si doux et si bénin, que force fut à son locatairenon seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversa-tion avec lui.

Comment d’ailleurs ne pas avoir un peu de condescendancepour un mari dont la femme vous a donné un rendez-vous lesoir même à Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d’Estrées !

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D’Artagnan s’approcha de l’air le plus aimable qu’il putprendre.

La conversation tomba tout naturellement sur l’incarcérationdu pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d’Artagnan

eût entendu sa conversation avec l’inconnu de Meung, racontaà son jeune locataire les persécutions de ce monstre de M. deLaffemas, qu’il ne cessa de qualifier pendant tout son récit dutitre de bourreau du cardinal et s’étendit longuement sur laBastille, les verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles etles instruments de torture.

D’Artagnan l’écouta avec une complaisance exemplaire puis,lorsqu’il eut fini :

« Et Mme Bonacieux, dit-il enfin, savez-vous qui l’avait enle-

 vée ? car je n’oublie pas que c’est à cette circonstance fâ-cheuse que je dois le bonheur d’avoir fait votre connaissance.

– Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardés de me le dire,et ma femme de son côté m’a juré ses grands dieux qu’elle nele savait pas. Mais vous-même, continua M. Bonacieux d’un tonde bonhomie parfaite, qu’êtes-vous devenu tous ces jours pas-sés ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n’est pas sur lepavé de Paris, je pense, que vous avez ramassé toute la pous-sière que Planchet époussetait hier sur vos bottes.

– Vous avez raison, mon cher monsieur Bonacieux, mes amiset moi nous avons fait un petit voyage.

– Loin d’ici ?– Oh ! mon Dieu non, à une quarantaine de lieues seulement ;

nous avons été conduire M. Athos aux eaux de Forges, où mesamis sont restés.

– Et vous êtes revenu, vous, n’est-ce pas ? reprit M. Bona-cieux en donnant à sa physionomie son air le plus malin. Unbeau garçon comme vous n’obtient pas de longs congés de samaîtresse, et nous étions impatiemment attendu à Paris, n’est-ce pas ?

– Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l’avoue, d’au-tant mieux, mon cher monsieur Bonacieux, que je vois qu’on nepeut rien vous cacher. Oui, j’étais attendu, et bien impatiem-ment, je vous en réponds. »

Un léger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si lé-ger, que d’Artagnan ne s’en aperçut pas.

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« Et nous allons être récompensé de notre diligence ? conti-nua le mercier avec une légère altération dans la voix, altéra-tion que d’Artagnan ne remarqua pas plus qu’il n’avait fait dunuage momentané qui, un instant auparavant, avait assombri

la figure du digne homme.– Ah ! faites donc le bon apôtre ! dit en riant d’Artagnan.– Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c’est seule-

ment pour savoir si nous rentrons tard.– Pourquoi cette question, mon cher hôte ? demanda

d’Artagnan ; est-ce que vous comptez m’attendre ?– Non, c’est que depuis mon arrestation et le vol qui a été

commis chez moi, je m’effraie chaque fois que j’entends ouvrirune porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous ! je ne suis

point homme d’épée, moi !– Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre à une heure, à

deux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne vous effrayez pas encore. »

Cette fois, Bonacieux devint si pâle, que d’Artagnan ne putfaire autrement que de s’en apercevoir, et lui demanda ce qu’ilavait.

« Rien, répondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seule-ment, je suis sujet à des faiblesses qui me prennent tout à

coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pasattention à cela, vous qui n’avez à vous occuper que d’êtreheureux.

– Alors j’ai de l’occupation, car je le suis.– Pas encore, attendez donc, vous avez dit : à ce soir.– Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut-être

l’attendez-vous avec autant d’impatience que moi. Peut-être, cesoir, Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal.

– Mme Bonacieux n’est pas libre ce soir, répondit gravementle mari ; elle est retenue au Louvre par son service.

– Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis ; quand je suisheureux, moi, je voudrais que tout le monde le fût ; mais il pa-raît que ce n’est pas possible. »

Et le jeune homme s’éloigna en riant aux éclats de la plaisan-terie que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.

« Amusez-vous bien ! » répondit Bonacieux d’un airsépulcral.

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Mais d’Artagnan était déjà trop loin pour l’entendre, et l’eut-il entendu, dans la disposition d’esprit où il était, il ne l’eûtcertes pas remarqué.

Il se dirigea vers l’hôtel de M. de Tréville ; sa visite de la

 veille avait été, on se le rappelle, très courte et très peuexplicative.Il trouva M. de Tréville dans la joie de son âme. Le roi et la

reine avaient été charmants pour lui au bal. Il est vrai que lecardinal avait été parfaitement maussade.

 À une heure du matin, il s’était retiré sous prétexte qu’il étaitindisposé. Quant à Leurs Majestés, elles n’étaient rentrées auLouvre qu’à six heures du matin.

« Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la voix et en in-

terrogeant du regard tous les angles de l’appartement pour voir s’ils étaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune ami, car il est évident que votre heureux retour est pourquelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reineet dans l’humiliation de Son Éminence. Il s’agit de bien voustenir.

– Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan, tant que j’aurai lebonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés ?

– Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point homme à oublier

une mystification tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avecle mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air d’être certainGascon de ma connaissance.

– Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous etsache que c’est moi qui ai été à Londres ?

– Diable ! vous avez été à Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt ?Prenez garde, mon cher d’Artagnan, ce n’est pas une bonnechose que le présent d’un ennemi ; n’y a-t-il pas là-dessus cer-tain vers latin… Attendez donc…

– Oui, sans doute, reprit d’Artagnan, qui n’avait jamais pu sefourrer la première règle du rudiment dans la tête, et qui, parignorance, avait fait le désespoir de son précepteur ; oui, sansdoute, il doit y en avoir un.

– Il y en a un certainement, dit M. de Tréville, qui avait uneteinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l’autre jour…

 Attendez donc… Ah ! m’y voici :… timeo Danaos et donaña ferentes

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« Ce qui veut dire : “Défiez-vous de l’ennemi qui vous fait desprésents.”

– Ce diamant ne vient pas d’un ennemi, monsieur, repritd’Artagnan, il vient de la reine.

– De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Tréville. Effectivement,c’est un véritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme undenier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau ?

– Elle me l’a remis elle-même.– Où cela ?– Dans le cabinet attenant à la chambre où elle a changé de

toilette.– Comment ?– En me donnant sa main à baiser.

– Vous avez baisé la main de la reine ! s’écria M. de Trévilleen regardant d’Artagnan.

– Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’accorder cette grâce !– Et cela en présence de témoins ? Imprudente, trois fois

imprudente !– Non, monsieur, rassurez-vous, personne ne l’a vue », reprit

d’Artagnan. Et il raconta à M. de Tréville comment les chosess’étaient passées.

« Oh ! les femmes, les femmes ! s’écria le vieux soldat, je les

reconnais bien à leur imagination romanesque ; tout ce quisent le mystérieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voilàtout ; vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaîtriezpas ; elle vous rencontrerait, qu’elle ne saurait pas qui vousêtes.

– Non, mais grâce à ce diamant…, reprit le jeune homme.– Écoutez, dit M. de Tréville, voulez-vous que je vous donne

un conseil, un bon conseil, un conseil d’ami ?– Vous me ferez honneur, monsieur, dit d’Artagnan.– Eh bien, allez chez le premier orfèvre venu et vendez-lui ce

diamant pour le prix qu’il vous en donnera ; si juif qu’il soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistolesn’ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un ter-rible, ce qui peut trahir celui qui la porte.

– Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souve-raine ! jamais, dit d’Artagnan.

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– Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car onsait qu’un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijouxdans l’écrin de sa mère.

– Vous croyez donc que j’ai quelque chose à craindre ? de-

manda d’Artagnan.– C’est-à-dire, jeune homme, que celui qui s’endort sur unemine dont la mèche est allumée doit se regarder comme en sû-reté en comparaison de vous.

– Diable ! dit d’Artagnan, que le ton d’assurance de M. deTréville commençait à inquiéter : diable, que faut-il faire ?

– Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Lecardinal a la mémoire tenace et la main longue ; croyez-moi, il

 vous jouera quelque tour.

– Mais lequel ?– Eh ! le sais-je, moi ! est-ce qu’il n’a pas à son service toutes

les ruses du démon ? Le moins qui puisse vous arriver estqu’on vous arrête.

– Comment ! on oserait arrêter un homme au service de SaMajesté ?

– Pardieu ! on s’est bien gêné pour Athos ! En tout cas, jeunehomme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans à lacour : ne vous endormez pas dans votre sécurité, ou vous êtes

perdu. Bien au contraire, et c’est moi qui vous le dis, voyez desennemis partout. Si l’on vous cherche querelle, évitez-la, fût-ceun enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l’on vous attaquede nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous tra-

 versez un pont, tâtez les planches, de peur qu’une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maisonqu’on bâtit, regardez en l’air de peur qu’une pierre ne voustombe sur la tête ; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par

 votre laquais, et que votre laquais soit armé, si toutefois vousêtes sûr de votre laquais. Défiez-vous de tout le monde, de

 votre ami, de votre frère, de votre maîtresse, de votre maî-tresse surtout. »

D’Artagnan rougit.« De ma maîtresse, répéta-t-il machinalement ; et pourquoi

plutôt d’elle que d’un autre ?– C’est que la maîtresse est un des moyens favoris du cardi-

nal, il n’en a pas de plus expéditif : une femme vous vend pourdix pistoles, témoin Dalila. Vous savez les Écritures, hein ? »

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D’Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donné MmeBonacieux pour le soir même ; mais nous devons dire, à lalouange de notre héros, que la mauvaise opinion que M. deTréville avait des femmes en général ne lui inspira pas le

moindre petit soupçon contre sa jolie hôtesse.« Mais, à propos, reprit M. de Tréville, que sont devenus vostrois compagnons ?

– J’allais vous demander si vous n’en aviez pas apprisquelques nouvelles.

– Aucune, monsieur.– Eh bien, je les ai laissés sur ma route : Porthos à Chantilly,

avec un duel sur les bras ; Aramis à Crèvecœur, avec une balledans l’épaule ; et Athos à Amiens, avec une accusation de faux-

monnayeur sur le corps.– Voyez-vous ! dit M. de Tréville ; et comment vous êtes-vous

échappé, vous ?– Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec un coup d’épée

dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le re- vers de la route de Calais, comme un papillon à une tapisserie.

– Voyez-vous encore ! de Wardes, un homme au cardinal, uncousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idée.

– Dites, monsieur.

– À votre place, je ferais une chose.– Laquelle ?– Tandis que Son Éminence me ferait chercher à Paris, je re-

prendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picar-die, et je m’en irais savoir des nouvelles de mes trois compa-gnons. Que diable ! ils méritent bien cette petite attention de

 votre part.– Le conseil est bon, monsieur, et demain je partirai.– Demain ! et pourquoi pas ce soir ?– Ce soir, monsieur, je suis retenu à Paris par une affaire

indispensable.– Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ?

Prenez garde, je vous le répète : c’est la femme qui nous a per-dus, tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir.

– Impossible ! monsieur.– Vous avez donc donné votre parole ?– Oui, monsieur.

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– Alors c’est autre chose ; mais promettez-moi que si vousn’êtes pas tué cette nuit, vous partirez demain.

– Je vous le promets.– Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai encore cinquante pistoles. C’est autant qu’il m’en faut, je le pense.– Mais vos compagnons ?– Je pense qu’ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes

sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nospoches.

– Vous reverrai-je avant votre départ ?– Non, pas que je pense, monsieur, à moins qu’il n’y ait du

nouveau.

– Allons, bon voyage !– Merci, monsieur. »Et d’Artagnan prit congé de M. de Tréville, touché plus que

 jamais de sa sollicitude toute paternelle pour sesmousquetaires.

Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis. Aucun d’eux n’était rentré. Leurs laquais aussi étaientabsents, et l’on n’avait des nouvelles ni des uns, ni des autres.

Il se serait bien informé d’eux à leurs maîtresses, mais il ne

connaissait ni celle de Porthos, ni celle d’Aramis ; quant à Athos, il n’en avait pas.

En passant devant l’hôtel des Gardes, il jeta un coup d’œildans l’écurie : trois chevaux étaient déjà rentrés sur quatre.Planchet, tout ébahi, était en train de les étriller, et avait déjàfini avec deux d’entre eux.

« Ah ! monsieur, dit Planchet en apercevant d’Artagnan, que je suis aise de vous voir !

– Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme.– Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hôte ?– Moi ? pas le moins du monde.– Oh ! que vous faites bien, monsieur.– Mais d’où vient cette question ?– De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous obser-

 vais sans vous écouter ; monsieur, sa figure a changé deux outrois fois de couleur.

– Bah !

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– Monsieur n’a pas remarqué cela, préoccupé qu’il était de lalettre qu’il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, quel’étrange façon dont cette lettre était parvenue à la maisonavait mis sur mes gardes, je n’ai pas perdu un mouvement de

sa physionomie.– Et tu l’as trouvée…?– Traîtreuse, monsieur.– Vraiment !– De plus, aussitôt que monsieur l’a eu quitté et qu’il a dispa-

ru au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermésa porte et s’est mis à courir par la rue opposée.

– En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraît fortlouche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer

que la chose ne nous ait été catégoriquement expliquée.– Monsieur plaisante, mais monsieur verra.– Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est écrit !– Monsieur ne renonce donc pas à sa promenade de ce soir ?– Bien au contraire, Planchet, plus j’en voudrai à M. Bona-

cieux, et plus j’irai au rendez-vous que m’a donné cette lettrequi t’inquiète tant.

– Alors, si c’est la résolution de monsieur…– Inébranlable, mon ami ; ainsi donc, à neuf heures tiens-toi

prêt ici, à l’hôtel ; je viendrai te prendre. »Planchet, voyant qu’il n’y avait plus aucun espoir de faire re-

noncer son maître à son projet, poussa un profond soupir, et semit à étriller le troisième cheval.

Quant à d’Artagnan, comme c’était au fond un garçon pleinde prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s’en alla dîner chezce prêtre gascon qui, au moment de la détresse des quatreamis, leur avait donné un déjeuner de chocolat.

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Chapitre

24Le pavillon

 À neuf heures, d’Artagnan était à l’hôtel des Gardes ; il trouvaPlanchet sous les armes. Le quatrième cheval était arrivé.

Planchet était armé de son mousqueton et d’un pistolet.

D’Artagnan avait son épée et passa deux pistolets à sa cein-ture, puis tous deux enfourchèrent chacun un cheval et s’éloi-gnèrent sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vitsortir. Planchet se mit à la suite de son maître, et marcha par-derrière à dix pas.

D’Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la Confé-rence et suivit alors le chemin, bien plus beau alorsqu’aujourd’hui, qui mène à Saint-Cloud.

Tant qu’on fut dans la ville, Planchet garda respectueuse-

ment la distance qu’il s’était imposée ; mais dès que le chemincommença à devenir plus désert et plus obscurs il se rappro-cha tout doucement : si bien que, lorsqu’on entra dans le boisde Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher côte àcôte avec son maître. En effet, nous ne devons pas dissimulerque l’oscillation des grands arbres et le reflet de la lune dansles taillis sombres lui causaient une vive inquiétude. D’Arta-gnan s’aperçut qu’il se passait chez son laquais quelque chosed’extraordinaire.

« Eh bien, monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu’avons-nous donc ?

– Ne trouvez-vous pas, monsieur, que les bois sont comme leséglises ?

– Pourquoi cela, Planchet ?– Parce qu’on n’ose point parler haut dans ceux-ci comme

dans celles-là.– Pourquoi n’oses-tu parler haut, Planchet ? parce que tu as

peur ?

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– Peur d’être entendu, oui, monsieur.– Peur d’être entendu ! Notre conversation est cependant

morale, mon cher Planchet, et nul n’y trouverait à redire.– Ah ! monsieur ! reprit Planchet en revenant à son idée

mère, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dansses sourcils et de déplaisant dans le jeu de ses lèvres !– Qui diable te fait penser à Bonacieux ?– Monsieur, l’on pense à ce que l’on peut et non pas à ce que

l’on veut.– Parce que tu es un poltron, Planchet.– Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltron-

nerie ; la prudence est une vertu.– Et tu es vertueux, n’est-ce pas, Planchet ?

– Monsieur, n’est-ce point le canon d’un mousquet qui brillelà-bas ? Si nous baissions la tête ?

– En vérité, murmura d’Artagnan, à qui les recommandationsde M. de Tréville revenaient en mémoire ; en vérité, cet animalfinirait par me faire peur. »

Et il mit son cheval au trot.Planchet suivit le mouvement de son maître, exactement

comme s’il eût été son ombre, et se retrouva trottant près delui.

« Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit,monsieur ? demanda-t-il.

– Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.– Comment, je suis arrivé ? et monsieur ?– Moi, je vais encore à quelques pas.– Et monsieur me laisse seul ici ?– Tu as peur, Planchet ?– Non, mais je fais seulement observer à monsieur que la nuit

sera très froide, que les fraîcheurs donnent des rhumatismes,et qu’un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur,surtout pour un maître alerte comme monsieur.

– Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de cescabarets que tu vois là-bas, et tu m’attendras demain matin àsix heures devant la porte.

– Monsieur, j’ai bu et mangé respectueusement l’écu que vous m’avez donné ce matin ; de sorte qu’il ne me reste pas untraître sou dans le cas où j’aurais froid.

– Voici une demi-pistole. À demain. »

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D’Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras dePlanchet et s’éloigna rapidement en s’enveloppant dans sonmanteau.

« Dieu que j’ai froid ! » s’écria Planchet dès qu’il eut perdu

son maître de vue ; – et pressé qu’il était de se réchauffer, il sehâta d’aller frapper à la porte d’une maison parée de tous lesattributs d’un cabaret de banlieue.

Cependant d’Artagnan, qui s’était jeté dans un petit cheminde traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud ;mais, au lieu de suivre la grande rue, il tourna derrière le châ-teau, gagna une espèce de ruelle fort écartée, et se trouvabientôt en face du pavillon indiqué. Il était situé dans un lieutout à fait désert. Un grand mur, à l’angle duquel était ce pa-

 villon, régnait d’un côté de cette ruelle, et de l’autre une haiedéfendait contre les passants un petit jardin au fond duquels’élevait une maigre cabane.

Il était arrivé au rendez-vous, et comme on ne lui avait pasdit d’annoncer sa présence par aucun signal, il attendit.

Nul bruit ne se faisait entendre, on eût dit qu’on était à centlieues de la capitale. D’Artagnan s’adossa à la haie après avoir

 jeté un coup d’œil derrière lui. Par-delà cette haie, ce jardin etcette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis

cette immensité où dort Paris, vide, béant, immensité oùbrillaient quelques points lumineux, étoiles funèbres de cetenfer.

Mais pour d’Artagnan tous les aspects revêtaient une formeheureuse, toutes les idées avaient un sourire, toutes les té-nèbres étaient diaphanes. L’heure du rendez-vous allaitsonner.

En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueulemugissante.

Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze quise lamentait ainsi au milieu de la nuit.

Mais chacune de ces heures qui composaient l’heure atten-due vibrait harmonieusement au cœur du jeune homme.

Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon situé à l’angle dela rue et dont toutes les fenêtres étaient fermées par des vo-lets, excepté une seule du premier étage.

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 À travers cette fenêtre brillait une lumière douce qui argen-tait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s’éle-

 vaient formant groupe en dehors du parc. Évidemment der-rière cette petite fenêtre, si gracieusement éclairée, la jolie

Mme Bonacieux l’attendait.Bercé par cette douce idée, d’Artagnan attendit de son côtéune demi-heure sans impatience aucune, les yeux fixés sur cecharmant petit séjour dont d’Artagnan apercevait une partie deplafond aux moulures dorées, attestant l’élégance du reste del’appartement.

Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.Cette fois-ci, sans que d’Artagnan comprît pourquoi, un fris-

son courut dans ses veines. Peut-être aussi le froid

commençait-il à le gagner et prenait-il pour une impressionmorale une sensation tout à fait physique.

Puis l’idée lui vint qu’il avait mal lu et que le rendez-vousétait pour onze heures seulement.

Il s’approcha de la fenêtre, se plaça dans un rayon de lu-mière, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s’était pointtrompé : le rendez-vous était bien pour dix heures.

Il alla reprendre son poste, commençant à être assez inquietde ce silence et de cette solitude.

Onze heures sonnèrent.D’Artagnan commença à craindre véritablement qu’il ne fût

arrivé quelque chose à Mme Bonacieux.Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des

amoureux ; mais personne ne lui répondit : pas même l’écho. Alors il pensa avec un certain dépit que peut-être la jeune

femme s’était endormie en l’attendant.Il s’approcha du mur et essaya d’y monter ; mais le mur était

nouvellement crépi, et d’Artagnan se retourna inutilement lesongles.

En ce moment il avisa les arbres, dont la lumière continuaitd’argenter les feuilles, et comme l’un d’eux faisait saillie sur lechemin, il pensa que du milieu de ses branches son regardpourrait pénétrer dans le pavillon.

L’arbre était facile. D’ailleurs d’Artagnan avait vingt ans àpeine, et par conséquent se souvenait de son métier d’écolier.En un instant il fut au milieu des branches, et par les vitrestransparentes ses yeux plongèrent dans l’intérieur du pavillon.

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Chose étrange et qui fit frissonner d’Artagnan de la plantedes pieds à la racine des cheveux, cette douce lumière, cettecalme lampe éclairait une scène de désordre épouvantable ;une des vitres de la fenêtre était cassée, la porte de la chambre

avait été enfoncée et, à demi brisée pendait à ses gonds ; unetable qui avait dû être couverte d’un élégant souper gisait àterre ; les flacons en éclats, les fruits écrasés jonchaient le par-quet ; tout témoignait dans cette chambre d’une lutte violenteet désespérée ; d’Artagnan crut même reconnaître au milieu dece pêle-mêle étrange des lambeaux de vêtements et quelquestaches sanglantes maculant la nappe et les rideaux.

Il se hâta de redescendre dans la rue avec un horrible batte-ment de cœur, il voulait voir s’il ne trouverait pas d’autres

traces de violence.La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la

nuit. D’Artagnan s’aperçut alors, chose qu’il n’avait pas remar-quée d’abord, car rien ne le poussait à cet examen, que le sol,battu ici, troué là, présentait des traces confuses de pasd’hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les roues d’une

 voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusé dans laterre molle une profonde empreinte qui ne dépassait pas lahauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.

Enfin d’Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prèsdu mur un gant de femme déchiré. Cependant ce gant, par tousles points où il n’avait pas touché la terre boueuse, était d’unefraîcheur irréprochable. C’était un de ces gants parfuméscomme les amants aiment à les arracher d’une jolie main.

 À mesure que d’Artagnan poursuivait ses investigations, unesueur plus abondante et plus glacée perlait sur son front, soncœur était serré par une horrible angoisse, sa respiration étaithaletante ; et cependant il se disait, pour se rassurer, que cepavillon n’avait peut-être rien de commun avec Mme Bona-cieux ; que la jeune femme lui avait donné rendez-vous devantce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu’elle avait pu être rete-nue à Paris par son service, par la jalousie de son mari peut-être.

Mais tous ces raisonnements étaient battus en brèche, dé-truits, renversés par ce sentiment de douleur intime, qui danscertaines occasions, s’empare de tout notre être et nous crie,

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par tout ce qui est destiné chez nous à entendre, qu’un grandmalheur plane sur nous.

 Alors d’Artagnan devint presque insensé : il courut sur lagrande route, prit le même chemin qu’il avait déjà fait, s’avan-

ça jusqu’au bac, et interrogea le passeur. Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser larivière à une femme enveloppée d’une mante noire, qui parais-sait avoir le plus grand intérêt à ne pas être reconnue ; mais,

 justement à cause des précautions qu’elle prenait, le passeuravait prêté une attention plus grande, et il avait reconnu que lafemme était jeune et jolie.

Il y avait alors, comme aujourd’hui, une foule de jeunes et jo-lies femmes qui venaient à Saint-Cloud et qui avaient intérêt à

ne pas être vues, et cependant d’Artagnan ne douta point uninstant que ce ne fût Mme Bonacieux qu’avait remarquée lepasseur.

D’Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane dupasseur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieuxet s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, que le rendez-vousétait bien à Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon deM. d’Estrées et non dans une autre rue.

Tout concourait à prouver à d’Artagnan que ses pressenti-

ments ne le trompaient point et qu’un grand malheur étaitarrivé.

Il reprit le chemin du château tout courant ; il lui semblaitqu’en son absence quelque chose de nouveau s’était peut-êtrepassé au pavillon et que des renseignements l’attendaient là.

La ruelle était toujours déserte, et la même lueur calme etdouce s’épanchait de la fenêtre.

D’Artagnan songea alors à cette masure muette et aveuglemais qui sans doute avait vu et qui peut-être pouvait parler.

La porte de clôture était fermée, mais il sauta par-dessus lahaie, et malgré les aboiements du chien à la chaîne, il s’appro-cha de la cabane.

 Aux premiers coups qu’il frappa, rien ne répondit.Un silence de mort régnait dans la cabane comme dans le pa-

 villon ; cependant, comme cette cabane était sa dernière res-source, il s’obstina.

Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit intérieur, bruitcraintif, et qui semblait trembler lui-même d’être entendu.

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 Alors d’Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent siplein d’inquiétude et de promesses, d’effroi et de cajolerie, quesa voix était de nature à rassurer de plus peureux. Enfin un

 vieux volet vermoulu s’ouvrit, ou plutôt s’entrebâilla, et se re-

ferma dès que la lueur d’une misérable lampe qui brûlait dansun coin eut éclairé le baudrier, la poignée de l’épée et le pom-meau des pistolets de d’Artagnan. Cependant, si rapide qu’eûtété le mouvement, d’Artagnan avait eu le temps d’entrevoirune tête de vieillard.

« Au nom du Ciel ! dit-il, écoutez-moi : j’attendais quelqu’unqui ne vient pas, je meurs d’inquiétude. Serait-il arrivé quelquemalheur aux environs ? Parlez. »

La fenêtre se rouvrit lentement, et la même figure apparut

de nouveau : seulement elle était plus pâle encore que la pre-mière fois.

D’Artagnan raconta naïvement son histoire, aux noms près ;il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme de-

 vant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il étaitmonté sur le tilleul et, à la lueur de la lampe, il avait vu ledésordre de la chambre.

Le vieillard l’écouta attentivement, tout en faisant signe quec’était bien cela : puis, lorsque d’Artagnan eut fini, il hocha la

tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.« Que voulez-vous dire ? s’écria d’Artagnan. Au nom du Ciel !

 voyons, expliquez-vous.– Oh ! monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car si

 je vous disais ce que j’ai vu, bien certainement il ne m’arrive-rait rien de bon.

– Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d’Artagnan. En cecas, au nom du Ciel ! continua-t-il en lui jetant une pistole,dites, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi degentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de moncœur. »

Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visagede d’Artagnan, qu’il lui fit signe d’écouter et qu’il lui dit à voixbasse :

« Il était neuf heures à peu près, j’avais entendu quelquebruit dans la rue et je désirais savoir ce que ce pouvait être,lorsqu’en m’approchant de ma porte je m’aperçus qu’on cher-chait à entrer. Comme je suis pauvre et que je n’ai pas peur

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qu’on me vole, j’allai ouvrir et je vis trois hommes à quelquespas de là. Dans l’ombre était un carrosse avec des chevaux at-telés et des chevaux de main. Ces chevaux de main apparte-naient évidemment aux trois hommes qui étaient vêtus en

cavaliers.« – Ah, mes bons messieurs ! m’écriai-je, que demandez- vous ?

« – Tu dois avoir une échelle ? me dit celui qui paraissait lechef de l’escorte.

« – Oui, monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits.« – Donne-nous la, et rentre chez toi, voilà un écu pour le dé-

rangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que situ dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre

(car tu regarderas et tu écouteras, quelque menace que nouste fassions, j’en suis sûr), tu es perdu.

« À ces mots, il me jeta un écu, que je ramassai, et il prit monéchelle.

« Effectivement, après avoir refermé la porte de la haie der-rière eux, je fis semblant de rentrer à la maison ; mais j’en sor-tis aussitôt par la porte de derrière, et, me glissant dansl’ombre, je parvins jusqu’à cette touffe de sureau, du milieu delaquelle je pouvais tout voir sans être vu.

« Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans au-cun bruit, ils en tirèrent un petit homme, gros, court, grison-nant, mesquinement vêtu de couleur sombre, lequel montaavec précaution à l’échelle, regarda sournoisement dans l’inté-rieur de la chambre, redescendit à pas de loup et murmura à

 voix basse :« – C’est elle !« Aussitôt celui qui m’avait parlé s’approcha de la porte du

pavillon, l’ouvrit avec une clef qu’il portait sur lui, referma laporte et disparut, en même temps les deux autres hommesmontèrent à l’échelle. Le petit vieux demeurait à la portière, lecocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais leschevaux de selle.

Tout à coup de grands cris retentirent dans le pavillon, unefemme accourut à la fenêtre et l’ouvrit comme pour se précipi-ter. Mais aussitôt qu’elle aperçut les deux hommes, elle se re-

 jeta en arrière ; les deux hommes s’élancèrent après elle dansla chambre.

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– Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suisgentilhomme. Un gentilhomme n’a que sa parole, et je vous aidonné la mienne. »

D’Artagnan reprit, l’âme navrée, le chemin du bac. Tantôt il

ne pouvait croire que ce fût Mme Bonacieux, et il espérait lelendemain la retrouver au Louvre ; tantôt il craignait qu’ellen’eût eu une intrigue avec quelque autre et qu’un jaloux nel’eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se désolait, il sedésespérait.

« Oh ! si j’avais là mes amis ! s’écriait-il, j’aurais au moinsquelque espérance de la retrouver ; mais qui sait ce qu’ils sontdevenus eux-mêmes ! »

Il était minuit à peu près ; il s’agissait de retrouver Planchet.

D’Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets danslesquels il aperçut un peu de lumière ; dans aucun d’eux il neretrouva Planchet.

 Au sixième, il commença de réfléchir que la recherche étaitun peu hasardée. D’Artagnan n’avait donné rendez-vous à sonlaquais qu’à six heures du matin, et quelque part qu’il fût, ilétait dans son droit.

D’ailleurs, il vint au jeune homme cette idée, qu’en restantaux environs du lieu où l’événement s’était passé, il obtiendrait

peut-être quelque éclaircissement sur cette mystérieuse af-faire. Au sixième cabaret, comme nous l’avons dit, d’Artagnans’arrêta donc, demanda une bouteille de vin de première quali-té, s’accouda dans l’angle le plus obscur et se décida à at-tendre ainsi le jour ; mais cette fois encore son espérance futtrompée, et quoiqu’il écoutât de toutes ses oreilles, il n’enten-dit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures qu’échan-geaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers quicomposaient l’honorable société dont il faisait partie, rien quipût le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevée. Forcelui fut donc, après avoir avalé sa bouteille par désœuvrementet pour ne pas éveiller des soupçons, de chercher dans soncoin la posture la plus satisfaisante possible et de s’endormirtant bien que mal. D’Artagnan avait vingt ans, on se le rap-pelle, et à cet âge le sommeil a des droits imprescriptibles qu’ilréclame impérieusement, même sur les cœurs les plusdésespérés.

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 Vers six heures du matin, d’Artagnan se réveilla avec ce ma-laise qui accompagne ordinairement le point du jour après unemauvaise nuit. Sa toilette n’était pas longue à faire ; il se tâtapour savoir si on n’avait pas profité de son sommeil pour le vo-

ler, et ayant retrouvé son diamant à son doigt, sa bourse danssa poche et ses pistolets à sa ceinture, il se leva, paya sa bou-teille et sortit pour voir s’il n’aurait pas plus de bonheur dansla recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, lapremière chose qu’il aperçut à travers le brouillard humide etgrisâtre fut l’honnête Planchet qui, les deux chevaux en main,l’attendait à la porte d’un petit cabaret borgne devant lequeld’Artagnan était passé sans même soupçonner son existence.

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Chapitre

25Porthos

 Au lieu de rentrer chez lui directement, d’Artagnan mit pied àterre à la porte de M. de Tréville, et monta rapidement l’esca-lier. Cette fois, il était décidé à lui raconter tout ce qui venait

de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils danstoute cette affaire ; puis, comme M. de Tréville voyait presque journellement la reine, il pourrait peut-être tirer de Sa Majestéquelque renseignement sur la pauvre femme à qui l’on faisaitsans doute payer son dévouement à sa maîtresse.

M. de Tréville écouta le récit du jeune homme avec une gra- vité qui prouvait qu’il voyait autre chose, dans toute cetteaventure, qu’une intrigue d’amour ; puis, quand d’Artagnan eutachevé :

« Hum ! dit-il, tout ceci sent Son Éminence d’une lieue.– Mais, que faire ? dit d’Artagnan.– Rien, absolument rien, à cette heure, que quitter Paris,

comme je vous l’ai dit, le plus tôt possible. Je verrai la reine, jelui raconterai les détails de la disparition de cette pauvrefemme, qu’elle ignore sans doute ; ces détails la guideront deson côté, et, à votre retour, peut-être aurai-je quelque bonnenouvelle à vous dire. Reposez vous en sur moi. »

D’Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tréville

n’avait pas l’habitude de promettre, et que lorsque par hasardil promettait, il tenait plus qu’il n’avait promis. Il le salua donc,plein de reconnaissance pour le passé et pour l’avenir, et ledigne capitaine, qui de son côté éprouvait un vif intérêt pource jeune homme si brave et si résolu, lui serra affectueusementla main en lui souhaitant un bon voyage.

Décidé à mettre les conseils de M. de Tréville en pratique àl’instant même, d’Artagnan s’achemina vers la rue des Fos-soyeurs, afin de veiller à la confection de son portemanteau. En

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s’approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en cos-tume du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que luiavait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caractère sinistrede son hôte revint alors à l’esprit de d’Artagnan, qui le regarda

plus attentivement qu’il n’avait fait encore. En effet, outrecette pâleur jaunâtre et maladive qui indique l’infiltration de labile dans le sang et qui pouvait d’ailleurs n’êtrequ’accidentelle, d’Artagnan remarqua quelque chose de sour-noisement perfide dans l’habitude des rides de sa face. Un fri-pon ne rit pas de la même façon qu’un honnête homme, un hy-pocrite ne pleure pas les mêmes larmes qu’un homme debonne foi. Toute fausseté est un masque, et si bien fait que soitle masque, on arrive toujours, avec un peu d’attention, à le dis-

tinguer du visage.Il sembla donc à d’Artagnan que M. Bonacieux portait un

masque, et même que ce masque était des plus désagréables à voir.

En conséquence il allait, vaincu par sa répugnance pour cethomme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la

 veille, M. Bonacieux l’interpella.« Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraît que nous faisons

de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me semble

que vous retournez tant soit peu les habitudes reçues, et que vous rentrez à l’heure où les autres sortent.

– On ne vous fera pas le même reproche, maître Bonacieux,dit le jeune homme, et vous êtes le modèle des gens rangés. Ilest vrai que lorsque l’on possède une jeune et jolie femme, onn’a pas besoin de courir après le bonheur : c’est le bonheur qui

 vient vous trouver ; n’est-ce pas, monsieur Bonacieux ? »Bonacieux devint pâle comme la mort et grimaça un sourire.« Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous êtes un plaisant compagnon.

Mais où diable avez-vous été courir cette nuit, mon jeunemaître ? Il paraît qu’il ne faisait pas bon dans les chemins detraverse. »

D’Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertesde boue ; mais dans ce mouvement ses regards se portèrent enmême temps sur les souliers et les bas du mercier ; on eût ditqu’on les avait trempés dans le même bourbier ; les uns et lesautres étaient maculés de taches absolument pareilles.

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 Alors une idée subite traversa l’esprit de d’Artagnan. Ce petithomme gros, court, grisonnant, cette espèce de laquais vêtud’un habit sombre, traité sans considération par les gensd’épée qui composaient l’escorte, c’était Bonacieux lui-même.

Le mari avait présidé à l’enlèvement de sa femme.Il prit à d’Artagnan une terrible envie de sauter à la gorge dumercier et de l’étrangler ; mais, nous l’avons dit, c’était un gar-çon fort prudent, et il se contint. Cependant la révolution quis’était faite sur son visage était si visible, que Bonacieux en futeffrayé et essaya de reculer d’un pas ; mais justement il setrouvait devant le battant de la porte, qui était fermée, et l’obs-tacle qu’il rencontra le força de se tenir à la même place.

« Ah çà ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit

d’Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d’uncoup d’éponge, vos bas et vos souliers réclament aussi un coupde brosse. Est-ce que de votre côté vous auriez couru la pré-tantaine, maître Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait pointpardonnable à un homme de votre âge et qui, de plus, a une

 jeune et jolie femme comme la vôtre.– Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j’ai été à

Saint-Mandé pour prendre des renseignements sur une ser- vante dont je ne puis absolument me passer, et comme les che-

mins étaient mauvais, j’en ai rapporté toute cette fange, que jen’ai pas encore eu le temps de faire disparaître. »

Le lieu que désignait Bonacieux comme celui qui avait été lebut de sa course fut une nouvelle preuve à l’appui des soup-çons qu’avait conçus d’Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandé, parce que Saint-Mandé est le point absolument opposéà Saint-Cloud.

Cette probabilité lui fut une première consolation. Si Bona-cieux savait où était sa femme, on pourrait toujours, en em-ployant des moyens extrêmes, forcer le mercier à desserrer lesdents et à laisser échapper son secret. Il s’agissait seulementde changer cette probabilité en certitude.

« Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si j’en use avec vous sans façon, dit d’Artagnan ; mais rien n’altère comme dene pas dormir, j’ai donc une soif d’enragé ; permettez-moi deprendre un verre d’eau chez vous ; vous le savez, cela ne se re-fuse pas entre voisins. »

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Et sans attendre la permission de son hôte, d’Artagnan entra vivement dans la maison, et jeta un coup d’œil rapide sur le lit.Le lit n’était pas défait. Bonacieux ne s’était pas couché. Il ren-trait donc seulement il y avait une heure ou deux ; il avait ac-

compagné sa femme jusqu’à l’endroit où on l’avait conduite, outout au moins jusqu’au premier relais.« Merci, maître Bonacieux, dit d’Artagnan en vidant son

 verre, voilà tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentrechez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, etquand il aura fini, je vous l’enverrai si vous voulez pour brosser

 vos souliers. »Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier adieu et se

demandant s’il ne s’était pas enferré lui-même.

Sur le haut de l’escalier il trouva Planchet tout effaré.« Ah ! monsieur, s’écria Planchet dès qu’il eut aperçu son

maître, en voilà bien d’une autre, et il me tardait bien que vousrentrassiez.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda d’Artagnan.– Oh ! je vous le donne en cent, monsieur, je vous le donne en

mille de deviner la visite que j’ai reçue pour vous en votreabsence.

– Quand cela ?

– Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez chez M. deTréville.

– Et qui donc est venu ? Voyons, parle.– M. de Cavois.– M. de Cavois ?– En personne.– Le capitaine des gardes de Son Éminence ?– Lui-même.– Il venait m’arrêter ?– Je m’en suis douté, monsieur, et cela malgré son air patelin.– Il avait l’air patelin, dis-tu ?– C’est-à-dire qu’il était tout miel, monsieur.– Vraiment ?– Il venait, disait-il, de la part de Son Éminence, qui vous

 voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.

– Et tu lui as répondu ?

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– Que la chose était impossible, attendu que vous étiez horsde la maison, comme il le pouvait voir.

– Alors qu’a-t-il dit ?– Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la jour-

née ; puis il a ajouté tout bas : « Dis à ton maître que Son Émi-nence est parfaitement disposée pour lui, et que sa fortunedépend peut-être de cette entrevue. »

– Le piège est assez maladroit pour le cardinal, reprit en sou-riant le jeune homme.

– Aussi, je l’ai vu, le piège, et j’ai répondu que vous seriezdésespéré à votre retour.

– Où est-il allé ? a demandé M. de Cavois. À Troyes enChampagne, ai-je répondu. Et quand est-il parti ?

– Hier soir. »– Planchet, mon ami, interrompit d’Artagnan, tu es véritable-

ment un homme précieux.– Vous comprenez, monsieur, j’ai pensé qu’il serait toujours

temps, si vous désirez voir M. de Cavois, de me démentir en di-sant que vous n’étiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas,qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentil-homme, moi, je puis mentir.

– Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta réputation

d’homme véridique : dans un quart d’heure nous partons.– C’est le conseil que j’allais donner à monsieur ; et où allons-

nous, sans être trop curieux ?– Pardieu ! du côté opposé à celui vers lequel tu as dit que

 j’étais allé. D’ailleurs, n’as-tu pas autant de hâte d’avoir desnouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j’en ai,moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ?

– Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous voudrez ; l’air de la province vaut mieux pour nous, à ce que jecrois, en ce moment, que l’air de Paris. Ainsi donc…

– Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons ; moi, jem’en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu’on ne sedoute de rien. Tu me rejoindras à l’hôtel des Gardes. À propos,Planchet, je crois que tu as raison à l’endroit de notre hôte, etque c’est décidément une affreuse canaille.

– Ah ! croyez-moi, monsieur, quand je vous dis quelquechose ; je suis physionomiste, moi, allez ! »

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D’Artagnan descendit le premier, comme la chose avait étéconvenue ; puis, pour n’avoir rien à se reprocher, il se dirigeaune dernière fois vers la demeure de ses trois amis : on n’avaitreçu aucune nouvelle d’eux, seulement une lettre toute parfu-

mée et d’une écriture élégante et menue était arrivée pour Aramis. D’Artagnan s’en chargea. Dix minutes après, Planchetle rejoignait dans les écuries de l’hôtel des Gardes.D’Artagnan, pour qu’il n’y eût pas de temps perdu, avait déjàsellé son cheval lui-même.

« C’est bien, dit-il à Planchet, lorsque celui-ci eut joint le por-temanteau à l’équipement ; maintenant selle les trois autres, etpartons.

– Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux che-

 vaux ? demanda Planchet avec son air narquois.– Non, monsieur le mauvais plaisant, répondit d’Artagnan,

mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos troisamis, si toutefois nous les retrouvons vivants.

– Ce qui serait une grande chance, répondit Planchet, maisenfin il ne faut pas désespérer de la miséricorde de Dieu.

– Amen », dit d’Artagnan en enfourchant son cheval.Et tous deux sortirent de l’hôtel des Gardes, s’éloignèrent

chacun par un bout de la rue, l’un devant quitter Paris par la

barrière de la Villette et l’autre par la barrière de Montmartre,pour se rejoindre au-delà de Saint-Denis, manœuvre straté-gique qui, ayant été exécutée avec une égale ponctualité, futcouronnée des plus heureux résultats. D’Artagnan et Planchetentrèrent ensemble à Pierrefitte.

Planchet était plus courageux, il faut le dire, le jour que lanuit.

Cependant sa prudence naturelle ne l’abandonnait pas unseul instant ; il n’avait oublié aucun des incidents du premier

 voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu’il rencontrait surla route. Il en résultait qu’il avait sans cesse le chapeau à lamain, ce qui lui valait de sévères mercuriales de la part ded’Artagnan, qui craignait que, grâce à cet excès de politesse,on ne le prît pour le valet d’un homme de peu.

Cependant, soit qu’effectivement les passants fussent tou-chés de l’urbanité de Planchet, soit que cette fois personne nefût aposté sur la route du jeune homme, nos deux voyageursarrivèrent à Chantilly sans accident aucun et descendirent à

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l’hôtel du Grand Saint Martin, le même dans lequel ils s’étaientarrêtés lors de leur premier voyage.

L’hôte, en voyant un jeune homme suivi d’un laquais et dedeux chevaux de main, s’avança respectueusement sur le seuil

de la porte. Or, comme il avait déjà fait onze lieues, d’Artagnan jugea à propos de s’arrêter, que Porthos fût ou ne fût pas dansl’hôtel. Puis peut-être n’était-il pas prudent de s’informer dupremier coup de ce qu’était devenu le mousquetaire. Il résultade ces réflexions que d’Artagnan, sans demander aucune nou-

 velle de qui que ce fût, descendit, recommanda les chevaux àson laquais, entra dans une petite chambre destinée à recevoirceux qui désiraient être seuls, et demanda à son hôte une bou-teille de son meilleur vin et un déjeuner aussi bon que possible,

demande qui corrobora encore la bonne opinion que l’auber-giste avait prise de son voyageur à la première vue.

 Aussi d’Artagnan fut-il servi avec une célérité miraculeuse.Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers gen-

tilshommes du royaume, et d’Artagnan, suivi d’un laquais et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, mal-gré la simplicité de son uniforme, manquer de faire sensation.L’hôte voulut le servir lui-même ; ce que voyant, d’Artagnan fitapporter deux verres et entama la conversation suivante :

« Ma foi, mon cher hôte, dit d’Artagnan en remplissant lesdeux verres, je vous ai demandé de votre meilleur vin et si vousm’avez trompé, vous allez être puni par où vous avez péché, at-tendu que, comme je déteste boire seul, vous allez boire avecmoi. Prenez donc ce verre, et buvons. À quoi boirons-nous,

 voyons, pour ne blesser aucune susceptibilité ? Buvons à laprospérité de votre établissement !

– Votre Seigneurie me fait honneur, dit l’hôte, et je la remer-cie bien sincèrement de son bon souhait.

– Mais ne vous y trompez pas, dit d’Artagnan, il y a plusd’égoïsme peut-être que vous ne le pensez dans mon toast : iln’y a que les établissements qui prospèrent dans lesquels onsoit bien reçu ; dans les hôtels qui périclitent, tout va à la dé-bandade, et le voyageur est victime des embarras de son hôte ;or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je vou-drais voir tous les aubergistes faire fortune.

– En effet, dit l’hôte, il me semble que ce n’est pas la pre-mière fois que j’ai l’honneur de voir monsieur.

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– Bah ? je suis passé dix fois peut-être à Chantilly, et sur lesdix fois je me suis arrêté au moins trois ou quatre fois chez

 vous. Tenez, j’y étais encore il y a dix ou douze jours à peuprès ; je faisais la conduite à des amis, à des mousquetaires, à

telle enseigne que l’un d’eux s’est pris de dispute avec unétranger, un inconnu, un homme qui lui a cherché je ne saisquelle querelle.

– Ah ! oui vraiment ! dit l’hôte, et je me le rappelle parfaite-ment. N’est-ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veutme parler ?

– C’est justement le nom de mon compagnon de voyage.« Mon Dieu ! mon cher hôte, dites-moi, lui serait-il arrivé

malheur ?

– Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu’il n’a pas pucontinuer sa route.

– En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous nel’avons pas revu.

– Il nous a fait l’honneur de rester ici.– Comment ! il vous a fait l’honneur de rester ici ?– Oui, monsieur, dans cet hôtel ; nous sommes même bien

inquiets.– Et de quoi ?

– De certaines dépenses qu’il a faites.– Eh bien, mais les dépenses qu’il a faites, il les paiera.– Ah ! monsieur, vous me mettez véritablement du baume

dans le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et cematin encore le chirurgien nous déclarait que si M. Porthos nele payait pas, c’était à moi qu’il s’en prendrait, attendu quec’était moi qui l’avais envoyé chercher.

– Mais Porthos est donc blessé ?– Je ne saurais vous le dire, monsieur.– Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez cepen-

dant être mieux informé que personne.– Oui, mais dans notre état nous ne disons pas tout ce que

nous savons, monsieur, surtout quand on nous a prévenus quenos oreilles répondraient pour notre langue.

– Eh bien, puis-je voir Porthos ?– Certainement, monsieur. Prenez l’escalier, montez au pre-

mier et frappez au n° 1. Seulement, prévenez que c’est vous.– Comment ! que je prévienne que c’est moi ?

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– Oui, car il pourrait vous arriver malheur.– Et quel malheur voulez-vous qu’il m’arrive ?– M. Porthos peut vous prendre pour quelqu’un de la maison

et, dans un mouvement de colère, vous passer son épée à tra-

 vers le corps ou vous brûler la cervelle.– Que lui avez-vous donc fait ?– Nous lui avons demandé de l’argent.– Ah ! diable, je comprends cela ; c’est une demande que Por-

thos reçoit très mal quand il n’est pas en fonds ; mais je saisqu’il devait y être.

– C’est ce que nous avions pensé aussi, monsieur ; comme lamaison est fort régulière et que nous faisons nos comptestoutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons pré-

senté notre note ; mais il paraît que nous sommes tombés dansun mauvais moment, car, au premier mot que nous avons pro-noncé sur la chose, il nous a envoyés à tous les diables ; il est

 vrai qu’il avait joué la veille.– Comment, il avait joué la veille ! et avec qui ?– Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui passait

et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.– C’est cela, le malheureux aura tout perdu.– Jusqu’à son cheval, monsieur, car lorsque l’étranger a été

pour partir, nous nous sommes aperçus que son laquais sellaitle cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l’observa-tion, mais il nous a répondu que nous nous mêlions de ce quine nous regardait pas et que ce cheval était à lui. Nous avonsaussitôt fait prévenir M. Porthos de ce qui se passait, mais ilnous à fait dire que nous étions des faquins de douter de la pa-role d’un gentilhomme, et que, puisque celui-là avait dit que lecheval était à lui, il fallait bien que cela fût.

– Je le reconnais bien là, murmura d’Artagnan.– Alors, continua l’hôte, je lui fis répondre que du moment où

nous paraissions destinés à ne pas nous entendre à l’endroit dupaiement, j’espérais qu’il aurait au moins la bonté d’accorderla faveur de sa pratique à mon confrère le maître de l’Aigled’Or ; mais M. Porthos me répondit que mon hôtel étant lemeilleur, il désirait y rester.

« Cette réponse était trop flatteuse pour que j’insistasse surson départ. Je me bornai donc à le prier de me rendre sachambre, qui est la plus belle de l’hôtel, et de se contenter

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d’un joli petit cabinet au troisième. Mais à ceci M. Porthos ré-pondit que, comme il attendait d’un moment à l’autre sa maî-tresse, qui était une des plus grandes dames de la cour, je de-

 vais comprendre que la chambre qu’il me faisait l’honneur

d’habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pa-reille personne.« Cependant, tout en reconnaissant la vérité de ce qu’il di-

sait, je crus devoir insister ; mais, sans même se donner lapeine d’entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mitsur sa table de nuit et déclara qu’au premier mot qu’on lui di-rait d’un déménagement quelconque à l’extérieur ou à l’inté-rieur, il brûlerait la cervelle à celui qui serait assez imprudentpour se mêler d’une chose qui ne regardait que lui. Aussi, de-

puis ce temps-là, monsieur, personne n’entre plus dans sachambre, si ce n’est son domestique.

– Mousqueton est donc ici ?– Oui, monsieur ; cinq jours après son départ, il est revenu de

fort mauvaise humeur de son côté ; il paraît que lui aussi a eudu désagrément dans son voyage. Malheureusement, il est plusingambe que son maître, ce qui fait que pour son maître il mettout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu’onpourrait lui refuser ce qu’il demande, il prend tout ce dont il a

besoin sans demander.– Le fait est, répondit d’Artagnan, que j’ai toujours remarqué

dans Mousqueton un dévouement et une intelligence trèssupérieurs.

– Cela est possible, monsieur ; mais supposez qu’il m’arriveseulement quatre fois par an de me trouver en contact avecune intelligence et un dévouement semblables, et je suis unhomme ruiné.

– Non, car Porthos vous paiera.– Hum ! fit l’hôtelier d’un ton de doute.– C’est le favori d’une très grande dame qui ne le laissera pas

dans l’embarras pour une misère comme celle qu’il vous doit.– Si j’ose dire ce que je crois là-dessus…– Ce que vous croyez ?– Je dirai plus : ce que je sais.– Ce que vous savez ?– Et même ce dont je suis sûr.– Et de quoi êtes-vous sûr, voyons ?

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– Je dirai que je connais cette grande dame.– Vous ?– Oui, moi.– Et comment la connaissez-vous ?

– Oh ! monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votrediscrétion…– Parlez, et foi de gentilhomme, vous n’aurez pas à vous re-

pentir de votre confiance.– Eh bien, monsieur, vous concevez, l’inquiétude fait faire

bien des choses.– Qu’avez-vous fait ?– Oh ! d’ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d’un créancier.– Enfin ?

– M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, ennous recommandant de le jeter à la poste. Son domestiquen’était pas encore arrivé. Comme il ne pouvait pas quitter sachambre, il fallait bien qu’il nous chargeât de ses commissions.

– Ensuite ?– Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui n’est jamais

bien sûr, j’ai profité de l’occasion de l’un de mes garçons quiallait à Paris, et je lui ai ordonné de la remettre à cetteduchesse elle-même. C’était remplir les intentions de M. Por-

thos, qui nous avait si fort recommandé cette lettre, n’est-cepas ?

– À peu près.– Eh bien, monsieur, savez-vous ce que c’est que cette

grande dame ?– Non ; j’en ai entendu parler à Porthos, voilà tout.– Savez-vous ce que c’est que cette prétendue duchesse ?– Je vous le répète, je ne la connais pas.– C’est une vieille procureuse au Châtelet, monsieur, nom-

mée Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et sedonne encore des airs d’être jalouse. Cela me paraissait aussifort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours.

– Comment savez-vous cela ?– Parce qu’elle s’est mise dans une grande colère en recevant

la lettre, disant que M. Porthos était un volage, et que c’étaitencore pour quelque femme qu’il avait reçu ce coup d’épée.

– Mais il a donc reçu un coup d’épée ?– Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je dit là ?

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– Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d’épée.– Oui ; mais il m’avait si fort défendu de le dire !– Pourquoi cela ?– Dame ! monsieur, parce qu’il s’était vanté de perforer cet

étranger avec lequel vous l’avez laisse en dispute, et que c’estcet étranger, au contraire, qui, malgré toutes ses rodomon-tades, l’a couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos est unhomme fort glorieux, excepté envers la duchesse, qu’il avaitcru intéresser en lui faisant le récit de son aventure, il ne veutavouer à personne que c’est un coup d’épée qu’il a reçu.

– Ainsi c’est donc un coup d’épée qui le retient dans son lit ?– Et un maître coup d’épée, je vous l’assure. Il faut que votre

ami ait l’âme chevillée dans le corps.

– Vous étiez donc là ?– Monsieur, je les avais suivis par curiosité, de sorte que j’ai

 vu le combat sans que les combattants me vissent.– Et comment cela s’est-il passé ?– Oh ! la chose n’a pas été longue, je vous en réponds. Ils se

sont mis en garde ; l’étranger a fait une feinte et s’est fendu ;tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivé à laparade, il avait déjà trois pouces de fer dans la poitrine. Il esttombé en arrière. L’étranger lui a mis aussitôt la pointe de son

épée à la gorge ; et M. Porthos, se voyant à la merci de son ad- versaire, s’est avoué vaincu. Sur quoi, l’étranger lui a demandéson nom et apprenant qu’il s’appelait M. Porthos, et non M.d’Artagnan, lui a offert son bras, l’a ramené à l’hôtel, est montéà cheval et a disparu.

– Ainsi c’est à M. d’Artagnan qu’en voulait cet étranger ?– Il paraît que oui.– Et savez-vous ce qu’il est devenu ?– Non ; je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce moment et nous ne

l’avons pas revu depuis.– Très bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous

dites que la chambre de Porthos est au premier, n° 1 ?– Oui, monsieur, la plus belle de l’auberge ; une chambre que

 j’aurais déjà eu dix fois l’occasion de louer.– Bah ! tranquillisez vous, dit d’Artagnan en riant ; Porthos

 vous paiera avec l’argent de la duchesse Coquenard.– Oh ! monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lâchait les

cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a

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et auquel j’ai proposé de faire une partie de dés. Il a accepté,et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passées de mapoche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu’il a encoreemporté par dessus le marché. Mais vous, mon cher

d’Artagnan ?– Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être pri- vilégié de toutes façons, dit d’Artagnan ; vous savez le pro- verbe : “Malheureux au jeu, heureux en amour.” Vous êtes tropheureux en amour pour que le jeu ne se venge pas ; mais que

 vous importent, à vous, les revers de la fortune ! n’avez-vouspas, heureux coquin que vous êtes, n’avez-vous pas votre du-chesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?

– Eh bien, voyez, mon cher d’Artagnan, comme je joue de gui-

gnon, répondit Porthos de l’air le plus dégagé du monde ! je luiai écrit de m’envoyer quelque cinquante louis dont j’avais abso-lument besoin, vu la position où je me trouvais…

– Eh bien ?– Eh bien, il faut qu’elle soit dans ses terres, car elle ne m a

pas répondu.– Vraiment ?– Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus

pressante encore que la première ; mais vous voilà, mon très

cher, parlons de vous. Je commençais, je vous l’avoue, à êtredans une certaine inquiétude sur votre compte.

– Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à ce qu’il pa-raît, mon cher Porthos, dit d’Artagnan, montrant au malade lescasseroles pleines et les bouteilles vides.

– Couci-couci ! répondit Porthos. Il y a déjà trois ou quatre jours que l’impertinent m’a monté son compte, et que je les aimis à la porte, son compte et lui ; de sorte que je suis icicomme une façon de vainqueur, comme une manière deconquérant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d’être for-cé dans la position, je suis armé jusqu’aux dents.

– Cependant, dit en riant d’Artagnan, il me semble que detemps en temps vous faites des sorties. »

Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.« Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misé-

rable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la cam-pagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami,

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continua Porthos, vous voyez qu’il nous arrive du renfort, ilnous faudra un supplément de victuailles.

– Mousqueton, dit d’Artagnan, il faudra que vous me rendiezun service.

– Lequel, monsieur ?– C’est de donner votre recette à Planchet ; je pourrais metrouver assiégé à mon tour, et je ne serais pas fâché qu’il mefît jouir des mêmes avantages dont vous gratifiez votre maître.

– Eh ! mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton d’un air mo-deste, rien de plus facile. Il s’agit d’être adroit, voilà tout. J’aiété élevé à la campagne, et mon père, dans ses moments per-dus, était quelque peu braconnier.

– Et le reste du temps, que faisait-il ?

– Monsieur, il pratiquait une industrie que j’ai toujours trou- vée assez heureuse.

– Laquelle ?– Comme c’était au temps des guerres des catholiques et des

huguenots, et qu’il voyait les catholiques exterminer les hugue-nots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout aunom de la religion, il s’était fait une croyance mixte, ce qui luipermettait d’être tantôt catholique, tantôt huguenot. Or il sepromenait habituellement, son escopette sur l’épaule, derrière

les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir uncatholique seul, la religion protestante l’emportait aussitôtdans son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du

 voyageur ; puis, lorsqu’il était à dix pas de lui, il entamait undialogue qui finissait presque toujours par l’abandon que le

 voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans direque lorsqu’il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d’unzèle catholique si ardent, qu’il ne comprenait pas comment, unquart d’heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la su-périorité de notre sainte religion. Car, moi, monsieur, je suiscatholique, mon père, fidèle à ses principes, ayant fait monfrère aîné huguenot.

– Et comment a fini ce digne homme ? demanda d’Artagnan.– Oh ! de la façon la plus malheureuse, monsieur. Un jour, il

s’était trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot etun catholique à qui il avait déjà eu affaire, et qui le recon-nurent tous deux ; de sorte qu’ils se réunirent contre lui et lependirent à un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle

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équipée qu’ils avaient faite dans le cabaret du premier village,où nous étions à boire, mon frère et moi.

– Et que fîtes-vous ? dit d’Artagnan.– Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme,

en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route oppo-sée, mon frère alla s’embusquer sur le chemin du catholique,et moi sur celui du protestant. Deux heures après, tout était fi-ni, nous leur avions fait à chacun son affaire, tout en admirantla prévoyance de notre pauvre père qui avait pris la précautionde nous élever chacun dans une religion différente.

– En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre père meparaît avoir été un gaillard fort intelligent. Et vous dites doncque, dans ses moments perdus, le brave homme était

braconnier ?– Oui, monsieur, et c’est lui qui m’a appris à nouer un collet

et à placer une ligne de fond. Il en résulte que lorsque j’ai vuque notre gredin d’hôte nous nourrissait d’un tas de grosses

 viandes bonnes pour des manants, et qui n’allaient point àdeux estomacs aussi débilités que les nôtres, je me suis remisquelque peu à mon ancien métier. Tout en me promenant dansle bois de M. le Prince, j’ai tendu des collets dans les passées ;tout en me couchant au bord des pièces d’eau de Son Altesse,

 j’ai glissé des lignes dans les étangs. De sorte que maintenant,grâce à Dieu, nous ne manquons pas, comme monsieur peuts’en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d’anguilles,tous aliments légers et sains, convenables pour des malades.

– Mais le vin, dit d’Artagnan, qui fournit le vin ? c’est votrehôte ?

– C’est-à-dire, oui et non.– Comment, oui et non ?– Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu’il a cet honneur.– Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine

de choses instructives.– Voici, monsieur. Le hasard a fait que j’ai rencontré dans

mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup depays, et entre autres le Nouveau Monde.

– Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bou-teilles qui sont sur ce secrétaire et sur cette commode ?

– Patience, monsieur, chaque chose viendra à son tour.

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– C’est juste, Mousqueton ; je m’en rapporte à vous, et j’écoute.

– Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l’avait ac-compagné dans son voyage au Mexique. Ce laquais était mon

compatriote, de sorte que nous nous liâmes d’autant plus rapi-dement qu’il y avait entre nous de grands rapports de carac-tère. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, desorte qu’il me racontait comment, dans les plaines de pampas,les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec desimples nœuds coulants qu’ils jettent au cou de ces terriblesanimaux. D’abord, je ne voulais pas croire qu’on pût en arriverà ce degré d’adresse, de jeter à vingt ou trente pas l’extrémitéd’une corde où l’on veut ; mais devant la preuve il fallait bien

reconnaître la vérité du récit. Mon ami plaçait une bouteille àtrente pas, et à chaque coup il lui prenait le goulot dans unnœud coulant. Je me livrai à cet exercice, et comme la naturem’a doué de quelques facultés, aujourd’hui je jette le lasso aus-si bien qu’aucun homme du monde. Eh bien, comprenez-vous ?Notre hôte a une cave très bien garnie, mais dont la clef ne lequitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par cesoupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant où estle bon coin, j’y puise. Voici, monsieur, comment le Nouveau

Monde se trouve être en rapport avec les bouteilles qui sontsur cette commode et sur ce secrétaire. Maintenant, voulez-

 vous goûter notre vin, et, sans prévention, vous nous direz ceque vous en pensez.

– Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens dedéjeuner.

– Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandisque nous déjeunerons, nous, d’Artagnan nous racontera cequ’il est devenu lui-même, depuis dix jours qu’il nous a quittés.

– Volontiers », dit d’Artagnan.Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des ap-

pétits de convalescents et cette cordialité de frères qui rap-proche les hommes dans le malheur, d’Artagnan raconta com-ment Aramis blessé avait été forcé de s’arrêter à Crèvecœur,comment il avait laissé Athos se débattre à Amiens entre lesmains de quatre hommes qui l’accusaient d’être un faux-mon-nayeur, et comment, lui, d’Artagnan, avait été forcé de passer

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sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu’en Angleterre.

Mais là s’arrêta la confidence de d’Artagnan ; il annonçaseulement qu’à son retour de la Grande-Bretagne il avait rame-

né quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autrepour chacun de ses compagnons, puis il termina en annonçantà Porthos que celui qui lui était destiné était déjà installé dansl’écurie de l’hôtel.

En ce moment Planchet entra ; il prévenait son maître queles chevaux étaient suffisamment reposés, et qu’il serait pos-sible d’aller coucher à Clermont.

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De l’intervalle parcouru, rien ne reste présent à votre souvenirqu’un brouillard vague dans lequel s’effacent mille imagesconfuses d’arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut enproie à cette hallucination que d’Artagnan franchit, à l’allure

que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui sé-parent Chantilly de Crèvecœur, sans qu’en arrivant dans ce vil-lage il se souvînt d’aucune des choses qu’il avait rencontréessur sa route.

Là seulement la mémoire lui revint, il secoua la tête aperçutle cabaret où il avait laissé Aramis, et, mettant son cheval autrot, il s’arrêta à la porte.

Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une hôtesse qui le re-çut ; d’Artagnan était physionomiste, il enveloppa d’un coup

d’œil la grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu, et com-prit qu’il n’avait pas besoin de dissimuler avec elle et qu’iln’avait rien à craindre de la part d’une si joyeuse physionomie.

« Ma bonne dame, lui demanda d’Artagnan, pourriez-vousme dire ce qu’est devenu un de mes amis, que nous avons étéforcés de laisser ici il y a une douzaine de jours ?

– Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans,doux, aimable, bien fait ?

– De plus, blessé à l’épaule.

– C’est cela !– Justement.– Eh bien, monsieur, il est toujours ici.– Ah ! pardieu, ma chère dame, dit d’Artagnan en mettant

pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Plan-chet, vous me rendez la vie ; où est-il, ce cher Aramis, que jel’embrasse ? car, je l’avoue, j’ai hâte de le revoir.

– Pardon, monsieur, mais je doute qu’il puisse vous recevoiren ce moment.

– Pourquoi cela ? est-ce qu’il est avec une femme ?– Jésus ! que dites-vous là ! le pauvre garçon ! Non, mon-

sieur, il n’est pas avec une femme.– Et avec qui est-il donc ?– Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites

d’Amiens.– Mon Dieu ! s’écria d’Artagnan, le pauvre garçon irait-il plus

mal ?

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– Non, monsieur, au contraire ; mais, à la suite de sa mala-die, la grâce l’a touché et il s’est décidé à entrer dans lesordres.

– C’est juste, dit d’Artagnan, j’avais oublié qu’il n’était mous-

quetaire que par intérim.– Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?– Plus que jamais.– Eh bien, monsieur n’a qu’à prendre l’escalier à droite dans

la cour, au second, n° 5. »D’Artagnan s’élança dans la direction indiquée et trouva un

de ces escaliers extérieurs comme nous en voyons encore au- jourd’hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on n’ar-rivait pas ainsi chez le futur abbé ; les défilés de la chambre

d’Aramis étaient gardés ni plus ni moins que les jardins d’Ara-mis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passageavec d’autant plus d’intrépidité qu’après bien des annéesd’épreuve, Bazin se voyait enfin près d’arriver au résultat qu’ilavait éternellement ambitionné.

En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servirun homme d’Église, et il attendait avec impatience le momentsans cesse entrevu dans l’avenir où Aramis jetterait enfin la ca-saque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renou-

 velée chaque jour par le jeune homme que le moment ne pou- vait tarder l’avait seule retenu au service d’un mousquetaire,service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdreson âme.

Bazin était donc au comble de la joie. Selon toute probabilité,cette fois son maître ne se dédirait pas. La réunion de la dou-leur physique à la douleur morale avait produit l’effet si long-temps désiré : Aramis, souffrant à la fois du corps et de l’âme,avait enfin arrêté sur la religion ses yeux et sa pensée, et ilavait regardé comme un avertissement du Ciel le double acci-dent qui lui était arrivé, c’est-à-dire la disparition subite de samaîtresse et sa blessure à l’épaule.

On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il setrouvait, être plus désagréable à Bazin que l’arrivée de d’Arta-gnan, laquelle pouvait rejeter son maître dans le tourbillon desidées mondaines qui l’avaient si longtemps entraîné. Il résolutdonc de défendre bravement la porte ; et comme, trahi par lamaîtresse de l’auberge, il ne pouvait dire qu’Aramis était

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absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait lecomble de l’indiscrétion que de déranger son maître dans lapieuse conférence qu’il avait entamée depuis le matin, et qui,au dire de Bazin, ne pouvait être terminée avant le soir.

Mais d’Artagnan ne tint aucun compte de l’éloquent discoursde maître Bazin, et comme il ne se souciait pas d’entamer unepolémique avec le valet de son ami, il l’écarta tout simplementd’une main, et de l’autre il tourna le bouton de la porte n° 5.

La porte s’ouvrit, et d’Artagnan pénétra dans la chambre. Aramis, en surtout noir, le chef accommodé d’une espèce de

coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal à une ca-lotte, était assis devant une table oblongue couverte de rou-leaux de papier et d’énormes in-folio ; à sa droite était assis le

supérieur des jésuites, et à sa gauche le curé de Montdidier.Les rideaux étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu’un

 jour mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous les ob- jets mondains qui peuvent frapper l’œil quand on entre dans lachambre d’un jeune homme, et surtout lorsque ce jeunehomme est mousquetaire, avaient disparu comme par enchan-tement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenât sonmaître aux idées de ce monde, Bazin avait fait main basse surl’épée, les pistolets, le chapeau à plume, les broderies et les

dentelles de tout genre et de toute espèce.Mais, en leur lieu et place, d’Artagnan crut apercevoir dans

un coin obscur comme une forme de discipline suspendue parun clou à la muraille.

 Au bruit que fit d’Artagnan en ouvrant la porte, Aramis levala tête et reconnut son ami. Mais, au grand étonnement du

 jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impres-sion sur le mousquetaire, tant son esprit était détaché deschoses de la terre.

« Bonjour, cher d’Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suisheureux de vous voir.

– Et moi aussi, dit d’Artagnan, quoique je ne sois pas encorebien sûr que ce soit à Aramis que je parle.

– À lui-même, mon ami, à lui-même ; mais qui a pu vous fairedouter ?

– J’avais peur de me tromper de chambre, et j’ai cru d’abordentrer dans l’appartement de quelque homme Église ; puis une

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autre erreur m’a pris en vous trouvant en compagnie de cesmessieurs : c’est que vous ne fussiez gravement malade. »

Les deux hommes noirs lancèrent sur d’Artagnan, dont ilscomprirent l’intention, un regard presque menaçant ; mais

d’Artagnan ne s’en inquiéta pas.« Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis, continua d’Ar-tagnan ; car, d’après ce que je vois, je suis porté à croire que

 vous vous confessez à ces messieurs. » Aramis rougit imperceptiblement.« Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je

 vous le jure ; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moide me réjouir en vous voyant sain et sauf.

– Ah ! il y vient enfin ! pensa d’Artagnan, ce n’est pas

malheureux.– Car, monsieur, qui est mon ami, vient d’échapper à un rude

danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la maind’Artagnan aux deux ecclésiastiques.

– Louez Dieu, monsieur, répondirent ceux-ci en s’inclinant àl’unisson.

– Je n’y ai pas manqué, mes révérends, répondit le jeunehomme en leur rendant leur salut à son tour.

– Vous arrivez à propos, cher d’Artagnan, dit Aramis, et vous

allez, en prenant part à la discussion, l’éclairer de vos lu-mières. M. le principal d’Amiens, M. le curé de Montdidier etmoi, nous argumentons sur certaines questions théologiquesdont l’intérêt nous captive depuis longtemps ; je serais charméd’avoir votre avis.

– L’avis d’un homme d’épée est bien dénué de poids, répon-dit d’Artagnan, qui commençait à s’inquiéter de la tournureque prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, à la science de ces messieurs. »

Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.« Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera pré-

cieux ; voici de quoi il s’agit : M. le principal croit que ma thèsedoit être surtout dogmatique et didactique.

– Votre thèse ! vous faites donc une thèse ?– Sans doute, répondit le jésuite ; pour l’examen qui précède

l’ordination, une thèse est de rigueur.

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– L’ordination ! s’écria d’Artagnan, qui ne pouvait croire à ceque lui avaient dit successivement l’hôtesse et Bazin,…l’ordination ! »

Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois personnages

qu’il avait devant lui.« Or », continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mêmepose gracieuse que s’il eût été dans une ruelle et en examinantavec complaisance sa main blanche et potelée comme unemain de femme, qu’il tenait en l’air pour en faire descendre lesang : « or, comme vous l’avez entendu, d’Artagnan, M. le prin-cipal voudrait que ma thèse fût dogmatique, tandis que je vou-drais, moi, qu’elle fût idéale. C’est donc pourquoi M. le princi-pal me proposait ce sujet qui n’a point encore été traité, dans

lequel je reconnais qu’il y a matière à de magnifiquesdéveloppements.

« Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus neces-saria est. »

D’Artagnan, dont nous connaissons l’érudition, ne sourcillapas plus à cette citation qu’à celle que lui avait faite M. de Tré-

 ville à propos des présents qu’il prétendait que d’Artagnanavait reçus de M. de Buckingham.

« Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facili-

té : les deux mains sont indispensables aux prêtres des ordresinférieurs, quand ils donnent la bénédiction.

– Admirable sujet ! s’écria le jésuite.– Admirable et dogmatique ! » répéta le curé qui, de la force

de d’Artagnan à peu près sur le latin, surveillait soigneusementle jésuite pour emboîter le pas avec lui et répéter ses parolescomme un écho.

Quant à d’Artagnan, il demeura parfaitement indifférent àl’enthousiasme des deux hommes noirs.

« Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis,mais qui exige une étude approfondie des Pères et des Écri-tures. Or j’ai avoué à ces savants ecclésiastiques, et cela entoute humilité, que les veilles des corps de garde et le servicedu roi m’avaient fait un peu négliger l’étude. Je me trouveraidonc plus à mon aise, facilius natans, dans un sujet de monchoix, qui serait à ces rudes questions théologiques ce que lamorale est à la métaphysique en philosophie. »

D’Artagnan s’ennuyait profondément, le curé aussi.

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« Voyez quel exorde ! s’écria le jésuite.– Exordium, répéta le curé pour dire quelque chose.– Quemadmodum minter cœlorum immensitatem. »

 Aramis jeta un coup d’œil de côté sur d’Artagnan, et il vit

que son ami bâillait à se démonter la mâchoire.« Parlons français, mon père, dit-il au jésuite, M. d’Artagnangoûtera plus vivement nos paroles.

– Oui, je suis fatigué de la route, dit d’Artagnan, et tout ce la-tin m’échappe.

– D’accord, dit le jésuite un peu dépité, tandis que le curé,transporté d’aise, tournait sur d’Artagnan un regard plein dereconnaissance ; eh bien, voyez le parti qu’on tirerait de cetteglose.

– Moïse, serviteur de Dieu… il n’est que serviteur, entendez- vous bien ! Moïse bénit avec les mains ; il se fait tenir les deuxbras, tandis que les Hébreux battent leurs ennemis ; donc il bé-nit avec les deux mains. D’ailleurs, que dit l’Évangile : imponitemanus, et non pas manum. Imposez les mains, et non pas lamain.

– Imposez les mains, répéta le curé en faisant un geste. – À saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs,continua le jésuite : Ponite digitos. Présentez les doigts ; y

êtes-vous maintenant ?– Certes, répondit Aramis en se délectant, mais la chose est

subtile.– Les doigts ! reprit le jésuite ; saint Pierre bénit avec les

doigts. Le pape bénit donc aussi avec les doigts. Et avec com-bien de doigts bénit-il ? Avec trois doigts, un pour le Père, unpour le Fils, et un pour le Saint-Esprit. »

Tout le monde se signa ; d’Artagnan crut devoir imiter cetexemple.

« Le pape est successeur de saint Pierre et représente lestrois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiérar-chie ecclésiastique, bénit par le nom des saints archanges etdes anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sa-cristains, bénissent avec les goupillons, qui simulent unnombre indéfini de doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié,argumentum omni denudatum ornamento. Je ferais avec cela,continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci. »

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Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saintChrysostome in-folio qui faisait plier la table sous son poids.

D’Artagnan frémit.« Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette

thèse, mais en même temps je la reconnais écrasante pour moi. J’avais choisi ce texte ; dites-moi, cher d’Artagnan, s’il n’estpoint de votre goût : Non inutile est desiderium in oblatione,ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas dans uneoffrande au Seigneur.

– Halte-là ! s’écria le jésuite, car cette thèse frise l’hérésie ; il y a une proposition presque semblable dans l’Augustinus del’hérésiarque Jansénius, dont tôt ou tard le livre sera brûlé parles mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous

penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vousperdrez !

– Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureuse-ment la tête.

– Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est unécueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des péla-giens et des demi-pélagiens.

– Mais, mon révérend…, reprit Aramis quelque peu abasourdide la grêle d’arguments qui lui tombait sur la tête.

– Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui don-ner le temps de parler, que l’on doit regretter le monde lors-qu’on s’offre à Dieu ? écoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et lemonde est le diable. Regretter le monde, c’est regretter lediable : voilà ma conclusion.

– C’est la mienne aussi, dit le curé.– Mais de grâce !… dit Aramis.– Desideras diabolum, infortuné ! s’écria le jésuite.– Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curé en

gémissant, ne regrettez pas le diable, c’est moi qui vous ensupplie. »

D’Artagnan tournait à l’idiotisme ; il lui semblait être dansune maison de fous, et qu’il allait devenir fou comme ceux qu’il

 voyait. Seulement il était forcé de se taire, ne comprenantpoint la langue qui se parlait devant lui.

« Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politessesous laquelle commençait à percer un peu d’impatience, je ne

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dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cettephrase qui ne serait pas orthodoxe… »

Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.« Non, mais convenez au moins qu’on a mauvaise grâce de

n’offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison, d’Artagnan ?– Je le crois pardieu bien ! » s’écria celui-ci.Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.« Voici mon point de départ, c’est un syllogisme : le monde

ne manque pas d’attraits, je quitte le monde, donc je fais un sa-crifice ; or l’Écriture dit positivement : Faites un sacrifice auSeigneur.

– Cela est vrai, dirent les antagonistes.

– Et puis, continua Aramis en se pinçant l’oreille pour larendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendreblanches, et puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je com-muniquai à M. Voiture l’an passé, et duquel ce grand hommem’a fait mille compliments.

– Un rondeau ! fit dédaigneusement le jésuite.– Un rondeau ! dit machinalement le curé.– Dites, dites, s’écria d’Artagnan, cela nous changera

quelque peu.

– Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c’est de lathéologie en vers.

– Diable ! fit d’Artagnan.– Le voici, dit Aramis d’un petit air modeste qui n’était pas

exempt d’une certaine teinte d’hypocrisie : Vous qui pleurez un passé plein de charmes,Et qui traînez des jours infortunés,Tous vos malheurs se verront terminés,Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes,

 Vous qui pleurez.D’Artagnan et le curé parurent flattés. Le jésuite persista

dans son opinion.« Gardez-vous du goût profane dans le style théologique. Que

dit en effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo.– Oui, que le sermon soit clair ! dit le curé.– Or, se hâta d’interrompre le jésuite en voyant que son aco-

lyte se fourvoyait, or votre thèse plaira aux dames, voilà tout ;elle aura le succès d’une plaidoirie de maître Patru.

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– Plaise à Dieu ! s’écria Aramis transporté.– Vous le voyez, s’écria le jésuite, le monde parle encore en

 vous à haute voix, altissima voce. Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la grâce ne soit point efficace.

– Rassurez-vous, mon révérend, je réponds de moi.– Présomption mondaine !– Je me connais, mon père, ma résolution est irrévocable.– Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse ?– Je me sens appelé à traiter celle-là, et non pas une autre ;

 je vais donc la continuer, et demain j’espère que vous serez sa-tisfait des corrections que j’y aurai faites d’après vos avis.

– Travaillez lentement, dit le curé, nous vous laissons dansdes dispositions excellentes.

– Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le jésuite, et nousn’avons pas à craindre qu’une partie du grain soit tombée surla pierre, l’autre le long du chemin, et que les oiseaux du cielaient mangé le reste, aves cœli coznederunt illam.

– Que la peste t’étouffe avec ton latin ! dit d’Artagnan, qui sesentait au bout de ses forces.

– Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.– À demain, jeune téméraire, dit le jésuite ; vous promettez

d’être une des lumières de l’Église ; veuille le Ciel que cette lu-

mière ne soit pas un feu dévorant. »D’Artagnan, qui pendant une heure s’était rongé les ongles

d’impatience, commençait à attaquer la chair.Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent Aramis et d’Ar-

tagnan, et s’avancèrent vers la porte. Bazin, qui s’était tenu de-bout et qui avait écouté toute cette controverse avec unepieuse jubilation, s’élança vers eux, prit le bréviaire du curé, lemissel du jésuite, et marcha respectueusement devant euxpour leur frayer le chemin.

 Aramis les conduisit jusqu’au bas de l’escalier et remontaaussitôt près de d’Artagnan qui rêvait encore.

Restés seuls, les deux amis gardèrent d’abord un silence em-barrassé ; cependant il fallait que l’un des deux le rompît lepremier, et comme d’Artagnan paraissait décidé à laisser cethonneur à son ami :

« Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu à mesidées fondamentales.

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– Oui, la grâce efficace vous a touché, comme disait ce mon-sieur tout à l’heure.

– Oh ! ces plans de retraite sont formés depuis longtemps ; et vous m’en avez déjà ouï parler, n’est-ce pas, mon ami ?

– Sans doute, mais je vous avoue que j’ai cru que vousplaisantiez.– Avec ces sortes de choses ! Oh ! d’Artagnan !– Dame ! on plaisante bien avec la mort.– Et l’on a tort, d’Artagnan : car la mort, c’est la porte qui

conduit à la perdition ou au salut.– D’accord ; mais, s’il vous plaît, ne théologisons pas, Ara-

mis ; vous devez en avoir assez pour le reste de la journée :quant à moi, j’ai à peu près oublié le peu de latin que je n’ai ja-

mais su ; puis, je vous l’avouerai, je n’ai rien mangé depuis cematin dix heures, et j’ai une faim de tous les diables.

– Nous dînerons tout à l’heure, cher ami ; seulement, vous vous rappellerez que c’est aujourd’hui vendredi ; or, dans unpareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous

 voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de tétra-gones cuits et de fruits.

– Qu’entendez-vous par tétragones ? demanda d’Artagnanavec inquiétude.

– J’entends des épinards, reprit Aramis, mais pour vous j’ajouterai des œufs, et c’est une grave infraction à la règle, carles œufs sont viande, puisqu’ils engendrent le poulet.

– Ce festin n’est pas succulent, mais n’importe ; pour resteravec vous, je le subirai.

– Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; maiss’il ne profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à

 votre âme.– Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en religion. Que

 vont dire nos amis, que va dire M. de Tréville ? Ils vous traite-ront de déserteur, je vous en préviens.

– Je n’entre pas en religion, j’y rentre. C’est Église que j’avaisdésertée pour le monde, car vous savez que je me suis fait vio-lence pour prendre la casaque de mousquetaire.

– Moi, je n’en sais rien.– Vous ignorez comment j’ai quitté le séminaire ?– Tout à fait.

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– Voici mon histoire ; d’ailleurs les Écritures disent : «Confessez-vous les uns aux autres », et je me confesse à vous,d’Artagnan.

– Et moi, je vous donne l’absolution d’avance, vous voyez que

 je suis bon homme.– Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.– Alors, dites, je vous écoute.– J’étais donc au séminaire depuis l’âge de neuf ans, j’en

avais vingt dans trois jours, j’allais être abbé, et tout était dit.Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une mai-son que je fréquentais avec plaisir – on est jeune que voulez-

 vous ! on est faible – un officier qui me voyait d’un œil jalouxlire les vies des saints à la maîtresse de la maison, entra tout à

coup et sans être annoncé. Justement, ce soir-là, j’avais traduitun épisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers àla dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, pen-chée sur mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui étaitquelque peu abandonnée, je l’avoue, blessa cet officier ; il nedit rien, mais lorsque je sortis, il sortit derrière moi, et merejoignant :

« – Monsieur l’abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?« – Je ne puis le dire, monsieur, répondis-je, personne

n’ayant jamais osé m’en donner.« – Eh bien, écoutez-moi, monsieur l’abbé, si vous retournez

dans la maison où je vous ai rencontré ce soir, j’oserai, moi. »« Je crois que j’eus peur, je devins fort pâle, je sentis les

 jambes qui me manquaient, je cherchai une réponse que je netrouvai pas, je me tus.

« L’officier attendait cette réponse, et voyant qu’elle tardait,il se mit à rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Jerentrai au séminaire.

« Je suis bon gentilhomme et j’ai le sang vif, comme vousavez pu le remarquer, mon cher d’Artagnan ; l’insulte était ter-rible, et, tout inconnue qu’elle était restée au monde, je la sen-tais vivre et remuer au fond de mon cœur. Je déclarai à mes su-périeurs que je ne me sentais pas suffisamment préparé pourl’ordination, et, sur ma demande, on remit la cérémonie à unan.

« J’allai trouver le meilleur maître d’armes de Paris, je fiscondition avec lui pour prendre une leçon d’escrime chaque

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 jour, et chaque jour, pendant une année, je pris cette leçon.Puis, le jour anniversaire de celui où j’avais été insulté, j’accro-chai ma soutane à un clou, je pris un costume complet de cava-lier, et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes

amies, et où je savais que devait se trouver mon homme.C’était rue des Francs-Bourgeois, tout près de la Force.« En effet, mon officier y était ; je m’approchai de lui, comme

il chantait un lai d’amour en regardant tendrement une femme,et je l’interrompis au beau milieu du second couplet.

« – Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il toujours que je re-tourne dans certaine maison de la rue Payenne, et medonnerez-vous encore des coups de carme, s’il me prend fan-taisie de vous désobéir ? »

« L’officier me regarda avec étonnement, puis il dit :« – Que me voulez-vous, monsieur ? Je ne vous connais pas.« – Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les vies des saints

et qui traduit Judith en vers.« – Ah ! ah ! je me rappelle, dit l’officier en goguenardant ;

que me voulez-vous ?« – Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un

tour de promenade avec moi.« – Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le

plus grand plaisir.« – Non, pas demain matin, s’il vous plaît, tout de suite.« – Si vous l’exigez absolument…« – Mais oui, je l’exige.« – Alors, sortons. Mesdames, dit l’officier, ne vous dérangez

pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens vousachever le dernier couplet. »

« Nous sortîmes.« Je le menai rue Payenne, juste à l’endroit où un an aupara-

 vant, heure pour heure, il m’avait fait le compliment que je vous ai rapporté. Il faisait un clair de lune superbe. Nousmîmes l’épée à la main, et à la première passe, je le tuai roide.

– Diable ! fit d’Artagnan.– Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas reve-

nir leur chanteur, et qu’on le trouva rue Payenne avec ungrand coup d’épée au travers du corps, on pensa que c’étaitmoi qui l’avait accommodé ainsi, et la chose fit scandale. Je fusdonc pour quelque temps forcé de renoncer à la soutane.

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 Athos, dont je fis la connaissance à cette époque, et Porthos,qui m’avait, en dehors de mes leçons d’escrime, apprisquelques bottes gaillardes, me décidèrent à demander une ca-saque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé mon père, tué au

siège d’Arras, et l’on m’accorda cette casaque. Vous compre-nez donc qu’aujourd’hui le moment est venu pour moi de ren-trer dans le sein de Église

– Et pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier et que demain ? Que vous est-il donc arrivé aujourd’hui, qui vous donne de si mé-chantes idées ?

– Cette blessure, mon cher d’Artagnan, m’a été un avertisse-ment du Ciel.

– Cette blessure ? bah ! elle est à peu près guérie, et je suis

sûr qu’aujourd’hui ce n’est pas celle-là qui vous fait le plussouffrir.

– Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.– Vous en avez une au cœur, Aramis, une plus vive et plus

sanglante, une blessure faite par une femme. »L’œil d’Aramis étincela malgré lui.« Ah ! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte négli-

gence, ne parlez pas de ces choses-là ; moi, penser à ceschoses-là ! avoir des chagrins d’amour ? Vanitas vanitatum !

Me serais-je donc, à votre avis, retourné la cervelle, et pourqui ? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, àqui j’aurais fait la cour dans une garnison, fi !

– Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visées plus haut.

– Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d’ambition ? unpauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les ser-

 vitudes et se trouve grandement déplacé dans le monde !– Aramis, Aramis ! s’écria d’Artagnan en regardant son ami

avec un air de doute.– Poussière, je rentre dans la poussière. La vie est pleine

d’humiliations et de douleurs, continua-t-il en s’assombrissant ;tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour àtour dans la main de l’homme, surtout les fils d’or. O mon cherd’Artagnan ! reprit Aramis en donnant à sa voix une légèreteinte d’amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand

 vous en aurez. Le silence est la dernière joie des malheureux ;gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos

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douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouchesfont du sang d’un daim blessé.

– Hélas, mon cher Aramis, dit d’Artagnan en poussant à sontour un profond soupir, c’est mon histoire à moi-même que

 vous faites là.– Comment ?– Oui, une femme que j’aimais, que j’adorais, vient de m’être

enlevée de force. Je ne sais pas où elle est, où on l’a conduite ;elle est peut-être prisonnière, elle est peut-être morte.

– Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu’ellene vous a pas quitté volontairement ; que si vous n’avez pointde ses nouvelles, c’est que toute communication avec vous luiest interdite, tandis que…

– Tandis que…– Rien, reprit Aramis, rien.– Ainsi, vous renoncez à jamais au monde, c’est un parti pris,

une résolution arrêtée ?– À tout jamais. Vous êtes mon ami aujourd’hui demain vous

ne serez plus pour moi qu’une ombre ; où plutôt même, vousn’existerez plus. Quant au monde, c’est un sépulcre et pasautre chose.

– Diable ! c’est fort triste ce que vous me dites là.

– Que voulez-vous ! ma vocation m’attire, elle m’enlève.D’Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua :« Et cependant, tandis que je tiens encore à la terre j’eusse

 voulu vous parler de vous, de nos amis.– Et moi, dit d’Artagnan, j’eusse voulu vous parler de vous-

même, mais je vous vois si détaché de tout ; les amours, vousen faites fi ; les amis sont des ombres, le monde est unsépulcre.

– Hélas ! vous le verrez par vous-même, dit Aramis avec unsoupir.

– N’en parlons donc plus, dit d’Artagnan, et brûlons cettelettre qui, sans doute, vous annonçait quelque nouvelle infidéli-té de votre grisette ou de votre fille de chambre.

– Quelle lettre ? s’écria vivement Aramis.– Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et

qu’on m’a remise pour vous.– Mais de qui cette lettre ?

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– Ah ! de quelque suivante éplorée, de quelque grisette audésespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-être,qui aura été obligée de retourner à Tours avec sa maîtresse, etqui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumé et au-

ra cacheté sa lettre avec une couronne de duchesse.– Que dites-vous là ?– Tiens, je l’aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme

en faisant semblant de chercher. Heureusement que le mondeest un sépulcre, que les hommes et par conséquent les femmessont des ombres, que l’amour est un sentiment dont vous faitesfi !

– Ah ! d’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria Aramis, tu me faismourir !

– Enfin, la voici ! » dit d’Artagnan.Et il tira la lettre de sa poche.

 Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la dévora,son visage rayonnait.

« Il paraît que la suivante à un beau style, dit nonchalam-ment le messager.

– Merci, d’Artagnan ! s’écria Aramis presque en délire. Elle aété forcée de retourner à Tours ; elle ne m’est pas infidèle, ellem’aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t’embrasse, le

bonheur m’étouffe ! »Et les deux amis se mirent à danser autour du vénérable

saint Chrysostome, piétinant bravement les feuillets de la thèsequi avaient roulé sur le parquet.

En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l’omelette.« Fuis, malheureux ! s’écria Aramis en lui jetant sa calotte au

 visage ; retourne d’où tu viens, remporte ces horribles légumeset cet affreux entremets ! demande un lièvre piqué, un chapongras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. »

Bazin, qui regardait son maître et qui ne comprenait rien àce changement, laissa mélancoliquement glisser l’omelettedans les épinards, et les épinards sur le parquet.

« Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi desRois, dit d’Artagnan, si vous tenez à lui faire une politesse :Non inutile desiderium in oblatione.

– Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d’Arta-gnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, etracontez-moi un peu ce qu’on fait là-bas. »

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Chapitre

27La femme d'Athos

« Il reste maintenant à savoir des nouvelles d’Athos, dit d’Arta-gnan au fringant Aramis, quand il l’eut mis au courant de cequi s’était passé dans la capitale depuis leur départ, et qu’un

excellent dîner leur eut fait oublier à l’un sa thèse, à l’autre safatigue.– Croyez-vous donc qu’il lui soit arrivé malheur ? demanda

 Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement sonépée.

– Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que moi lecourage et l’adresse d’Athos, mais j’aime mieux sur mon épéele choc des lances que celui des bâtons, je crains qu’Athos n’aitété étrillé par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent

fort et ne finissent pas tôt. Voilà pourquoi, je vous l’avoue, je voudrais repartir le plus tôt possible.

– Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je neme sente guère en état de monter à cheval. Hier, j’essayai dela discipline que vous voyez sur ce mur et la douleur m’empê-cha de continuer ce pieux exercice.

– C’est qu’aussi, mon cher ami, on n’a jamais vu essayer deguérir un coup d’escopette avec des coups de martinet ; mais

 vous étiez malade, et la maladie rend la tête faible, ce qui fait

que je vous excuse.– Et quand partez-vous ?– Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux

cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partironsensemble.

– À demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous êtes, vous devez avoir besoin de repos. »

Le lendemain, lorsque d’Artagnan entra chez Aramis, il letrouva à sa fenêtre.

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« Que regardez-vous donc là ? demanda d’Artagnan.– Ma foi ! J’admire ces trois magnifiques chevaux que les gar-

çons d’écurie tiennent en bride ; c’est un plaisir de prince quede voyager sur de pareilles montures.

– Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-là,car l’un de ces chevaux est à vous.– Ah ! bah, et lequel ?– Celui des trois que vous voudrez : je n’ai pas de préférence.– Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi ?– Sans doute.– Vous voulez rire, d’Artagnan.– Je ne ris plus depuis que vous parlez français.– C’est pour moi, ces fontes dorées, cette housse de velours,

cette selle chevillée d’argent ?– À vous-même, comme le cheval qui piaffe est à moi, comme

cet autre cheval qui caracole est à Athos.– Peste ! ce sont trois bêtes superbes.– Je suis flatté qu’elles soient de votre goût.– C’est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là ?– À coup sûr, ce n’est point le cardinal, mais ne vous inquié-

tez pas d’où ils viennent, et songez seulement qu’un des troisest votre propriété.

– Je prends celui que tient le valet roux.– À merveille !– Vive Dieu ! s’écria Aramis, voilà qui me fait passer le reste

de ma douleur ; je monterais là-dessus avec trente balles dansle corps. Ah ! sur mon âme, les beaux étriers ! Holà ! Bazin, ve-nez çà, et à l’instant même. »

Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.« Fourbissez mon épée, redressez mon feutre, brossez mon

manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis.– Cette dernière recommandation est inutile, interrompit

d’Artagnan : il y a des pistolets chargés dans vos fontes. »Bazin soupira.« Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit d’Artagnan ; on

gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.– Monsieur était déjà si bon théologien ! dit Bazin presque

larmoyant ; il fût devenu évêque et peut-être cardinal.– Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis un peu ; à

quoi sert d’être homme d’Église, je te prie ? on n’évite pas

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pour cela d’aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal vafaire la première campagne avec le pot en tête et la pertuisaneau poing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu’en dis-tu ? il estcardinal aussi, demande à son laquais combien de fois il lui a

fait de la charpie.– Hélas ! soupira Bazin, je le sais, monsieur, tout est boule- versé dans le monde aujourd’hui. »

Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquaisétaient descendus.

« Tiens-moi l’étrier, Bazin », dit Aramis.Et Aramis s’élança en selle avec sa grâce et sa légèreté ordi-

naire ; mais après quelques voltes et quelques courbettes dunoble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement in-

supportables, qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan qui, dans laprévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des yeux, s’élan-ça vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à sa chambre.

« C’est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j’irai seulà la recherche d’Athos.

– Vous êtes un homme d’airain, lui dit Aramis.– Non, j’ai du bonheur, voilà tout, mais comment allez-vous

 vivre en m’attendant ? plus de thèse, plus de glose sur lesdoigts et les bénédictions, hein ? »

 Aramis sourit.« Je ferai des vers, dit-il.– Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de la suivante de

Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie à Bazin, cela leconsolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, etcela vous habituera aux manœuvres.

– Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrou- verez prêt à vous suivre. »

Ils se dirent adieu et, dix minutes après, d’Artagnan, aprèsavoir recommandé son ami à Bazin et à l’hôtesse, trottait dansla direction d’Amiens.

Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il ?

La position dans laquelle il l’avait laissé était critique ; il pou- vait bien avoir succombé. Cette idée, en assombrissant sonfront, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout basquelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos était

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le plus âgé, et partant le moins rapproché en apparence de sesgoûts et de ses sympathies.

Cependant il avait pour ce gentilhomme une préférence mar-quée. L’air noble et distingué d’Athos, ces éclairs de grandeur

qui jaillissaient de temps en temps de l’ombre où il se tenait volontairement enfermé, cette inaltérable égalité d’humeur quien faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaieté for-cée et mordante, cette bravoure qu’on eût appelée aveugle sielle n’eût été le résultat du plus rare sang-froid, tant de quali-tés attiraient plus que l’estime, plus que l’amitié ded’Artagnan, elles attiraient son admiration.

En effet, considéré même auprès de M. de Tréville, l’élégantet noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pou-

 vait soutenir avantageusement la comparaison ; il était de taillemoyenne, mais cette taille était si admirablement prise et sibien proportionnée, que, plus d’une fois, dans ses luttes avecPorthos, il avait fait plier le géant dont la force physique étaitdevenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tête, aux

 yeux perçants, au nez droit, au menton dessiné comme celui deBrutus, avait un caractère indéfinissable de grandeur et degrâce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient ledésespoir d’Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de

pâte d’amandes et d’huile parfumée ; le son de sa voix était pé-nétrant et mélodieux tout à la fois, et puis, ce qu’il y avait d’in-définissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit,c’était cette science délicate du monde et des usages de la plusbrillante société, cette habitude de bonne maison qui perçaitcomme à son insu dans ses moindres actions.

S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait mieux qu’aucunhomme du monde, plaçant chaque convive à la place et au rangque lui avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-même.S’agissait-il de science héraldique, Athos connaissait toutes lesfamilles nobles du royaume, leur généalogie, leurs alliances,leurs armes et l’origine de leurs armes. L’étiquette n’avait pasde minuties qui lui fussent étrangères, il savait quels étaientles droits des grands propriétaires, il connaissait à fond la vé-nerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de cegrand art, étonné le roi Louis XIII lui-même, qui cependant yétait passé maître.

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Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montaità cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : sonéducation avait été si peu négligée, même sous le rapport desétudes scolastiques, si rares à cette époque chez les gentils-

hommes, qu’il souriait aux bribes de latin que détachait Ara-mis, et qu’avait l’air de comprendre Porthos ; deux ou trois foismême, au grand étonnement de ses amis, il lui était arrivé,lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment,de remettre un verbe à son temps et un nom à son cas. Enoutre, sa probité était inattaquable, dans ce siècle où leshommes de guerre transigeaient si facilement avec leur reli-gion et leur conscience, les amants avec la délicatesse rigou-reuse de nos jours, et les pauvres avec le septième commande-

ment de Dieu. C’était donc un homme fort extraordinairequ’Athos.

Et cependant, on voyait cette nature si distinguée, cette créa-ture si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement versla vie matérielle, comme les vieillards tournent vers l’imbécilli-té physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, etces heures étaient fréquentes, s’éteignait dans toute sa partielumineuse, et son côté brillant disparaissait comme dans uneprofonde nuit.

 Alors, le demi-dieu évanoui, il restait à peine un homme. Latête basse, l’œil terne, la parole lourde et pénible, Athos regar-dait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre,soit Grimaud, qui, habitué à lui obéir par signes, lisait dans leregard atone de son maître jusqu’à son moindre désir, qu’il sa-tisfaisait aussitôt. La réunion des quatre amis avait-elle lieudans un de ces moments-là, un mot, échappé avec un violenteffort, était tout le contingent qu’Athos fournissait à la conver-sation. En échange, Athos à lui seul buvait comme quatre, etcela sans qu’il y parût autrement que par un froncement desourcil plus indiqué et par une tristesse plus profonde.

D’Artagnan, dont nous connaissons l’esprit investigateur etpénétrant, n’avait, quelque intérêt qu’il eût à satisfaire sa cu-riosité sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause à ce ma-rasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait delettres, jamais Athos ne faisait aucune démarche qui ne fûtconnue de tous ses amis.

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On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât cette tris-tesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cettetristesse, que ce remède, comme nous l’avons dit, rendait plussombre encore. On ne pouvait attribuer cet excès d’humeur

noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait deses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu’il avait gagné, demeurait aussi impassible quelorsqu’il avait perdu. On l’avait vu, au cercle des mousque-taires, gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu’auceinturon brodé d’or des jours de gala ; regagner tout cela,plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eût haussé oubaissé d’une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leurnuance nacrée, sans que sa conversation, qui était agréable ce

soir-là, eût cessé d’être calme et agréable.Ce n’était pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais,

une influence atmosphérique qui assombrissait son visage, carcette tristesse devenait plus intense en général vers les beaux

 jours de l’année ; juin et juillet étaient les mois terriblesd’Athos.

Pour le présent, il n’avait pas de chagrin, il haussait lesépaules quand on lui parlait de l’avenir ; son secret était doncdans le passé, comme on l’avait dit vaguement à d’Artagnan.

Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa personne ren-dait encore plus intéressant l’homme dont jamais les yeux ni labouche, dans l’ivresse la plus complète, n’avaient rien révélé,quelle que fût l’adresse des questions dirigées contre lui.

« Eh bien, pensait d’Artagnan, le pauvre Athos est peut-êtremort à cette heure, et mort par ma faute, car c’est moi qui l’aientraîné dans cette affaire, dont il ignorait l’origine, dont ilignorera le résultat et dont il ne devait tirer aucun profit.

– Sans compter, monsieur, répondait Planchet, que nous luidevons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il acrié : “Au large, d’Artagnan ! je suis pris.” Et après avoir dé-chargé ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec sonépée ! On eût dit vingt hommes, ou plutôt vingt diablesenragés ! »

Et ces mots redoublaient l’ardeur de d’Artagnan, qui excitaitson cheval, lequel n’ayant pas besoin d’être excité emportaitson cavalier au galop.

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 Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens ; à onzeheures et demie, on était à la porte de l’auberge maudite.

D’Artagnan avait souvent médité contre l’hôte perfide une deces bonnes vengeances qui consolent, rien qu’en espérance. Il

entra donc dans l’hôtellerie, le feutre sur les yeux, la maingauche sur le pommeau de l’épée et faisant siffler sa cravachede la main droite.

« Me reconnaissez-vous ? dit-il à l’hôte, qui s’avançait pour lesaluer.

– Je n’ai pas cet honneur, Monseigneur, répondit celui-ci les yeux encore éblouis du brillant équipage avec lequel d’Arta-gnan se présentait.

– Ah ! vous ne me connaissez pas !

– Non, Monseigneur.– Eh bien, deux mots vont vous rendre la mémoire. Qu’avez-

 vous fait de ce gentilhomme à qui vous eûtes l’audace, voiciquinze jours passés à peu près, d’intenter une accusation defausse monnaie ? »

L’hôte pâlit, car d’Artagnan avait pris l’attitude la plus mena-çante, et Planchet se modelait sur son maître.

« Ah ! Monseigneur, ne m’en parlez pas, s’écria l’hôte de sonton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j’ai payé

cette faute ! Ah ! malheureux que je suis !– Ce gentilhomme, vous dis-je, qu’est-il devenu ?– Daignez m’écouter, Monseigneur, et soyez clément.

 Voyons, asseyez-vous, par grâce ! »D’Artagnan, muet de colère et d’inquiétude, s’assit, mena-

çant comme un juge. Planchet s’adossa fièrement à sonfauteuil.

« Voici l’histoire, Monseigneur, reprit l’hôte tout tremblant,car je vous reconnais à cette heure ; c’est vous qui êtes partiquand j’eus ce malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont

 vous parlez.– Oui, c’est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n’avez pas

de grâce à attendre si vous ne dites pas toute la vérité.– Aussi veuillez m’écouter, et vous la saurez tout entière.– J’écoute.– J’avais été prévenu par les autorités qu’un faux-monnayeur

célèbre arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses compa-gnons, tous déguisés sous le costume de gardes ou de

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mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messei-gneurs, tout m’avait été dépeint.

– Après, après ? dit d’Artagnan, qui reconnut bien vite d’où venait le signalement si exactement donné.

– Je pris donc, d’après les ordres de l’autorité, qui m’envoyaun renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentesafin de m’assurer de la personne des prétendus faux-monnayeurs.

– Encore ! dit d’Artagnan, à qui ce mot de faux-monnayeuréchauffait terriblement les oreilles.

– Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, maiselles sont justement mon excuse. L’autorité m’avait fait peur,et vous savez qu’un aubergiste doit ménager l’autorité.

– Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il ? qu’est-ildevenu ? Est-il mort ? est-il vivant ?

– Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre départ précipité, ajouta l’hôte avecune finesse qui n’échappa point à d’Artagnan, semblait autori-ser l’issue. Ce gentilhomme votre ami se défendit en désespé-ré. Son valet, qui, par un malheur imprévu, avait cherché que-relle aux gens de l’autorité, déguisés en garçons d’écurie…

– Ah ! misérable ! s’écria d’Artagnan, vous étiez tous d’ac-

cord, et je ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous !– Hélas ! non, Monseigneur, nous n’étions pas tous d’accord,

et vous l’allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de nepoint l’appeler par le nom honorable qu’il porte sans doute,mais nous ignorons ce nom), monsieur votre ami, après avoirmis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pisto-let, battit en retraite en se défendant avec son épée dont il es-tropia encore un de mes hommes, et d’un coup du plat de la-quelle il m’étourdit.

– Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d’Artagnan. Athos, que de- vient Athos ?

– En battant en retraite, comme j’ai dit à Monseigneur, iltrouva derrière lui l’escalier de la cave, et comme la porte étaitouverte, il tira la clef à lui et se barricada en dedans. Commeon était sûr de le retrouver là, on le laissa libre.

– Oui, dit d’Artagnan, on ne tenait pas tout à fait à le tuer, onne cherchait qu’à l’emprisonner.

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– Juste Dieu ! à l’emprisonner, Monseigneur ? il s’emprisonnabien lui-même, je vous le jure. D’abord il avait fait de rude be-sogne, un homme était tué sur le coup et deux autres étaientblessés grièvement. Le mort et les deux blessés furent empor-

tés par leurs camarades, et jamais je n’ai plus entendu parlerni des uns, ni des autres. Moi-même, quand je repris mes sens, j’allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce quis’était passé, et auquel je demandai ce que je devais faire duprisonnier. Mais M. le gouverneur eut l’air de tomber desnues ; il me dit qu’il ignorait complètement ce que je voulaisdire, que les ordres qui m’étaient parvenus n’émanaient pas delui et que si j’avais le malheur de dire à qui que ce fût qu’ilétait pour quelque chose dans toute cette échauffourée, il me

ferait pendre. Il paraît que je m’étais trompé, monsieur, que j’avais arrêté l’un pour l’autre, et que celui qu’on devait arrêterétait sauvé.

– Mais Athos ? s’écria d’Artagnan, dont l’impatience se dou-blait de l’abandon où l’autorité laissait la chose ; Athos, qu’est-il devenu ?

– Comme j’avais hâte de réparer mes torts envers le prison-nier, reprit l’aubergiste, je m’acheminai vers la cave afin de luirendre sa liberté. Ah ! monsieur, ce n’était plus un homme,

c’était un diable. À cette proposition de liberté, il déclara quec’était un piège qu’on lui tendait et qu’avant de sortir il enten-dait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car jene me dissimulais pas la mauvaise position où je m’étais mis enportant la main sur un mousquetaire de Sa Majesté, je lui disque j’étais prêt à me soumettre à ses conditions.

« – D’abord, dit-il, je veux qu’on me rende mon valet toutarmé. »

« On s’empressa d’obéir à cet ordre ; car vous comprenezbien, monsieur, que nous étions disposés à faire tout ce que

 voudrait votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-là, quoi-qu’il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu àla cave, tout blessé qu’il était ; alors, son maître l’ayant reçu,rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notreboutique.

– Mais enfin, s’écria d’Artagnan, où est-il ? où est Athos ?– Dans la cave, monsieur.

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– Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuisce temps-là ?

– Bonté divine ! Non, monsieur. Nous, le retenir dans lacave ! vous ne savez donc pas ce qu’il y fait, dans la cave ! Ah !

si vous pouviez l’en faire sortir, monsieur, je vous en serais re-connaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron.– Alors il est là, je le retrouverai là ?– Sans doute, monsieur, il s’est obstiné à y rester. Tous les

 jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d’unefourche, et de la viande quand il en demande ; mais, hélas ! cen’est pas de pain et de viande qu’il fait la plus grande consom-mation. Une fois, j’ai essayé de descendre avec deux de mesgarçons, mais il est entré dans une terrible fureur. J’ai entendu

le bruit de ses pistolets qu’il armait et de son mousquetonqu’armait son domestique. Puis, comme nous leur demandionsquelles étaient leurs intentions, le maître a répondu qu’ilsavaient quarante coups à tirer lui et son laquais, et qu’ils les ti-reraient jusqu’au dernier plutôt que de permettre qu’un seulde nous mît le pied dans la cave. Alors, monsieur, j’ai été meplaindre au gouverneur, lequel m’a répondu que je n’avais quece que je méritais, et que cela m’apprendrait à insulter les ho-norables seigneurs qui prenaient gîte chez moi.

– De sorte que, depuis ce temps ?… reprit d’Artagnan ne pou- vant s’empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte.

– De sorte que, depuis ce temps, monsieur, continua celui-ci,nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, mon-sieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sontdans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin enpièce, la bière, l’huile et les épices, le lard et les saucissons ; etcomme il nous est défendu d’y descendre, nous sommes forcésde refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous ar-rivent, de sorte que tous les jours notre hôtellerie se perd. En-core une semaine avec votre ami dans ma cave, et noussommes ruinés.

– Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas bien, à notremine, que nous étions gens de qualité et non faussaires, dites ?

– Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l’hôte. Mais tenez,tenez, le voilà qui s’emporte.

– Sans doute qu’on l’aura troublé, dit d’Artagnan.

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– En effet, dit d’Artagnan en haussant la voix à son tour, c’estmoi-même, mon ami.

– Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces en-fonceurs de portes. »

Les gentilshommes avaient mis l’épée à la main, mais ils setrouvaient pris entre deux feux ; ils hésitèrent un instant en-core ; mais, comme la première fois, l’orgueil l’emporta, et unsecond coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.

« Range-toi, d’Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer.

– Messieurs, dit d’Artagnan, que la réflexion n’abandonnait jamais, messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vousengagez là dans une mauvaise affaire, et vous allez être cri-

blés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups defeu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons en-core nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous

 jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et lesmiennes. Tout à l’heure vous aurez à boire, je vous en donnema parole.

– S’il en reste », grogna la voix railleuse d’Athos.L’hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son

échine.

« Comment, s’il en reste ! murmura-t-il.– Que diable ! il en restera, reprit d’Artagnan ; soyez donc

tranquille, à eux deux ils n’auront pas bu toute la cave. Mes-sieurs, remettez vos épées au fourreau.

– Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.– Volontiers. »Et d’Artagnan donna l’exemple. Puis, se retournant vers

Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton.Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs épées

au fourreau. On leur raconta l’histoire de l’emprisonnementd’Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils don-nèrent tort à l’hôtelier.

« Maintenant, messieurs, dit d’Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous réponds qu’on vous y porte-ra tout ce que vous pourrez désirer. »

Les Anglais saluèrent et sortirent.« Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit

d’Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie.

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– À l’instant même », dit Athos. Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqués et

de poutres gémissantes : c’étaient les contrescarpes et les bas-tions d’Athos, que l’assiégé démolissait lui-même.

Un instant après, la porte s’ébranla, et l’on vit paraître latête pâle d’Athos qui, d’un coup d’œil rapide, explorait lesenvirons.

D’Artagnan se jeta à son cou et l’embrassa tendrement puis il voulut l’entraîner hors de ce séjour humide, alors il s’aperçutqu’Athos chancelait.

« Vous êtes blessé ? lui dit-il.– Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilà tout,

et jamais homme n’a mieux fait ce qu’il fallait pour cela. Vive

Dieu ! mon hôte, il faut que j’en aie bu au moins pour ma partcent cinquante bouteilles.

– Miséricorde ! s’écria l’hôte, si le valet en a bu la moitié dumaître seulement, je suis ruiné.

– Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se seraitpas permis le même ordinaire que moi ; il a bu à la pièce seule-ment ; tenez, je crois qu’il a oublié de remettre le fosset.Entendez-vous ? cela coule. »

D’Artagnan partit d’un éclat de rire qui changea le frisson de

l’hôte en fièvre chaude.En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son

maître, le mousqueton sur l’épaule, la tête tremblante, commeces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par-de-

 vant et par-derrière d’une liqueur grasse que l’hôte reconnutpour être sa meilleure huile d’olive.

Le cortège traversa la grande salle et alla s’installer dans lameilleure chambre de l’auberge, que d’Artagnan occupad’autorité.

Pendant ce temps, l’hôte et sa femme se précipitèrent avecdes lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps inter-dite et où un affreux spectacle les attendait.

 Au-delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèchepour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et defutailles vides entassées selon toutes les règles de l’art straté-gique, on voyait çà et là, nageant dans les mares d’huile et de

 vin, les ossements de tous les jambons mangés, tandis qu’unamas de bouteilles cassées jonchait tout l’angle gauche de la

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cave et qu’un tonneau, dont le robinet était resté ouvert, per-dait par cette ouverture les dernières gouttes de son sang.L’image de la dévastation et de la mort, comme dit le poète del’Antiquité, régnait là comme sur un champ de bataille.

Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient àpeine. Alors les hurlements de l’hôte et de l’hôtesse percèrent la

 voûte de la cave, d’Artagnan lui-même en fut ému. Athos netourna pas même la tête.

Mais à la douleur succéda la rage. L’hôte s’arma d’unebroche et, dans son désespoir, s’élança dans la chambre où lesdeux amis s’étaient retirés.

« Du vin ! dit Athos en apercevant l’hôte.

– Du vin ! s’écria l’hôte stupéfait, du vin ! mais vous m’enavez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme rui-né, perdu, anéanti !

– Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés surnotre soif.

– Si vous vous étiez contentés de boire, encore ; mais vousavez cassé toutes les bouteilles.

– Vous m’avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C’est votrefaute.

– Toute mon huile est perdue !– L’huile est un baume souverain pour les blessures, et il fal-

lait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avezfaites.

– Tous mes saucissons rongés !– Il y a énormément de rats dans cette cave.– Vous allez me payer tout cela, cria l’hôte exaspéré.– Triple drôle ! » dit Athos en se soulevant. Mais il retomba

aussitôt ; il venait de donner la mesure de ses forces. D’Arta-gnan vint à son secours en levant sa cravache.

L’hôte recula d’un pas et se mit à fondre en larmes.« Cela vous apprendra, dit d’Artagnan, à traiter d’une façon

plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.– Dieu…, dites le diable !– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous nous rompez encore

les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si véritablement le dégât est aussigrand que vous le dites.

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– Eh bien, oui, messieurs, dit l’hôte, j’ai tort, je l’avoue ; maisà tout péché miséricorde ; vous êtes des seigneurs et je suis unpauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.

– Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le

cœur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin cou-lait de tes futailles. On n’est pas si diable qu’on en a l’air. Voyons, viens ici et causons. »

L’hôte s’approcha avec inquiétude.« Viens, te dis-je, et n’aie pas peur, continua Athos. Au mo-

ment où j’allais te payer, j’avais posé ma bourse sur la table.– Oui, Monseigneur.– Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle ?– Déposée au greffe, Monseigneur : on avait dit que c’était de

la fausse monnaie.– Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante

pistoles.– Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce

qu’il tient. Si c’était de la fausse monnaie, il y aurait encore del’espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes pièces.

– Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regardepas, d’autant plus qu’il ne me reste pas une livre.

– Voyons, dit d’Artagnan, l’ancien cheval d’Athos, où est-il ?

– À l’écurie.– Combien vaut-il ?– Cinquante pistoles tout au plus.– Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.– Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon

Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?– Je t’en amène un autre, dit d’Artagnan.– Un autre ?– Et magnifique ! s’écria l’hôte.– Alors, s’il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le

 vieux, et à boire !– Duquel ? demanda l’hôte tout à fait rasséréné.– De celui qui est au fond, près des lattes ; il en reste encore

 vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont été cassées dans machute. Montez-en six.

– Mais c’est un foudre que cet homme ! dit l’hôte à part lui ;s’il reste seulement quinze jours ici, et qu’il paie ce qu’il boira,

 je rétablirai mes affaires.

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– Et n’oublie pas, continua d’Artagnan, de monter quatrebouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais.

– Maintenant, dit Athos, en attendant qu’on nous apporte du vin, conte-moi, d’Artagnan, ce que sont devenus les autres ;

 voyons. »D’Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos dansson lit avec une foulure, et Aramis à une table entre les deuxthéologiens. Comme il achevait, l’hôte rentra avec les bou-teilles demandées et un jambon qui, heureusement pour lui,était resté hors de la cave.

« C’est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui ded’Artagnan, voilà pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, monami, qu’avez-vous et que vous est-il arrivé personnellement ? Je

 vous trouve un air sinistre.– Hélas ! dit d’Artagnan, c’est que je suis le plus malheureux

de nous tous, moi !– Toi malheureux, d’Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment

es-tu malheureux ? Dis-moi cela.– Plus tard, dit d’Artagnan.– Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je

suis ivre, d’Artagnan ? Retiens bien ceci : je n’ai jamais lesidées plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout

oreilles. »D’Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.

 Athos l’écouta sans sourciller ; puis, lorsqu’il eut fini :« Misères que tout cela, dit Athos, misères ! »C’était le mot d’Athos.« Vous dites toujours misères ! mon cher Athos, dit d’Arta-

gnan ; cela vous sied bien mal, à vous qui n’avez jamais aimé. »L’œil mort d’Athos s’enflamma soudain, mais ce ne fut qu’un

éclair, il redevint terne et vague comme auparavant.« C’est vrai, dit-il tranquillement, je n’ai jamais aimé, moi.– Vous voyez bien alors, cœur de pierre, dit d’Artagnan, que

 vous avez tort d’être dur pour nous autres cœurs tendres.– Cœurs tendres, cœurs percés, dit Athos.– Que dites-vous ?– Je dis que l’amour est une loterie où celui qui gagne, gagne

la mort ! Vous êtes bien heureux d’avoir perdu, croyez-moi,mon cher d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’estde perdre toujours.

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– Elle avait l’air de si bien m’aimer !– Elle en avait l’air.– Oh ! elle m’aimait.– Enfant ! il n’y a pas un homme qui n’ait cru comme vous

que sa maîtresse l’aimait, et il n’y a pas un homme qui n’ait ététrompé par sa maîtresse.– Excepté vous, Athos, qui n’en avez jamais eu.– C’est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n’en ai

 jamais eu, moi. Buvons !– Mais alors, philosophe que vous êtes, dit d’Artagnan,

instruisez-moi, soutenez-moi ; j’ai besoin de savoir et d’êtreconsolé.

– Consolé de quoi ?

– De mon malheur.– Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les épaules ;

 je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racon-tais une histoire d’amour.

– Arrivée à vous ?– Ou à un de mes amis, qu’importe !– Dites, Athos, dites.– Buvons, nous ferons mieux.– Buvez et racontez.

– Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre, les deux choses vont à merveille ensemble.

– J’écoute », dit d’Artagnan. Athos se recueillit, et, à mesure qu’il se recueillait, d’Arta-

gnan le voyait pâlir ; il en était à cette période de l’ivresse oùles buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait touthaut sans dormir. Ce somnambulisme de l’ivresse avaitquelque chose d’effrayant.

« Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.– Je vous en prie, dit d’Artagnan.– Qu’il soit fait donc comme vous le désirez. Un de mes amis,

un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos ens’interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de maprovince, c’est-à-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou unMontmorency, devint amoureux à vingt-cinq ans d’une jeunefille de seize, belle comme les amours. À travers la naïveté deson âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de femme,mais de poète ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait

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dans un petit bourg, près de son frère qui était curé. Tous deuxétaient arrivés dans le pays : ils venaient on ne savait d’où ;mais en la voyant si belle et en voyant son frère si pieux, on nesongeait pas à leur demander d’où ils venaient. Du reste, on les

disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur dupays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à son gré, ilétait le maître ; qui serait venu à l’aide de deux étrangers, dedeux inconnus ? Malheureusement il était honnête homme, ill’épousa. Le sot, le niais, l’imbécile !

– Mais pourquoi cela, puisqu’il l’aimait ? demandad’Artagnan.

– Attendez donc, dit Athos. Il l’emmena dans son château, eten fit la première dame de sa province ; et il faut lui rendre jus-

tice, elle tenait parfaitement son rang.– Eh bien ? demanda d’Artagnan.– Eh bien, un jour qu’elle était à la chasse avec son mari,

continua Athos à voix basse et en parlant fort vite, elle tombade cheval et s’évanouit ; le comte s’élança à son secours, etcomme elle étouffait dans ses habits, il les fendit avec son poi-gnard et lui découvrit l’épaule. Devinez ce qu’elle avait surl’épaule, d’Artagnan ? dit Athos avec un grand éclat de rire.

– Puis-je le savoir ? demanda d’Artagnan.

– Une fleur de lis, dit Athos. Elle était marquée ! »Et Athos vida d’un seul trait le verre qu’il tenait à la main.« Horreur ! s’écria d’Artagnan, que me dites-vous là ?– La vérité. Mon cher, l’ange était un démon. La pauvre fille

avait volé.– Et que fit le comte ?– Le comte était un grand seigneur, il avait sur ses terres

droit de justice basse et haute : il acheva de déchirer les habitsde la comtesse, il lui lia les mains derrière le dos et la pendit àun arbre.

– Ciel ! Athos ! un meurtre ! s’écria d’Artagnan.– Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pâle comme la

mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. »Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait,

l’approcha de sa bouche et la vida d’un seul trait, comme il eûtfait d’un verre ordinaire.

Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains ; d’Artagnandemeura devant lui, saisi d’épouvante.

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« Cela m’a guéri des femmes belles, poétiques et amou-reuses, dit Athos en se relevant et sans songer à continuerl’apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons !

– Ainsi elle est morte ? balbutia d’Artagnan.

– Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon,drôle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire !– Et son frère ? ajouta timidement d’Artagnan.– Son frère ? reprit Athos.– Oui, le prêtre ?– Ah ! je m’en informai pour le faire pendre à son tour ; mais

il avait pris les devants, il avait quitté sa cure depuis la veille.– A-t-on su au moins ce que c’était que ce misérable ?– C’était sans doute le premier amant et le complice de la

belle, un digne homme qui avait fait semblant d’être curé peut-être pour marier sa maîtresse et lui assurer un sort. Il aura étéécartelé, je l’espère.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d’Artagnan, tout étourdi decette horrible aventure.

– Mangez donc de ce jambon, d’Artagnan, il est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu’il mit sur l’assiette du jeunehomme. Quel malheur qu’il n’y en ait pas eu seulement quatrecomme celui-là dans la cave ! j’aurais bu cinquante bouteilles

de plus. »D’Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui

l’eût rendu fou ; il laissa tomber sa tête sur ses deux mains etfit semblant de s’endormir.

« Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regar-dant en pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs !… »

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Chapitre

28Retour 

D’Artagnan était resté étourdi de la terrible confidenced’Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encoreobscures dans cette demi-révélation ; d’abord elle avait été

faite par un homme tout à fait ivre à un homme qui l’était àmoitié, et cependant, malgré ce vague que fait monter au cer- veau la fumée de deux ou trois bouteilles de bourgogne, d’Arta-gnan, en se réveillant le lendemain matin, avait chaque paroled’Athos aussi présente à son esprit que si, à mesure qu’ellesétaient tombées de sa bouche, elles s’étaient imprimées dansson esprit. Tout ce doute ne lui donna qu’un plus vif désir d’ar-river à une certitude, et il passa chez son ami avec l’intentionbien arrêtée de renouer sa conversation de la veille mais il

trouva Athos de sens tout à fait rassis, c’est-à-dire le plus fin etle plus impénétrable des hommes.

 Au reste, le mousquetaire, après avoir échangé avec lui unepoignée de main, alla le premier au-devant de sa pensée.

« J’étais bien ivre hier, mon cher d’Artagnan, dit-il, j’ai senticela ce matin à ma langue, qui était encore fort épaisse, et àmon pouls qui était encore fort agité ; je parie que j’ai dit milleextravagances. »

Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixité qui

l’embarrassa.« Mais non pas, répliqua d’Artagnan, et, si je me le rappelle

bien, vous n’avez rien dit que de fort ordinaire.– Ah ! vous m’étonnez ! Je croyais vous avoir raconté une his-

toire des plus lamentables. »Et il regardait le jeune homme comme s’il eût voulu lire au

plus profond de son cœur.« Ma foi ! dit d’Artagnan, il paraît que j’étais encore plus ivre

que vous, puisque je ne me souviens de rien. »

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 Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :« Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que

chacun a son genre d’ivresse, triste ou gaie, moi j’ai l’ivressetriste, et, quand une fois je suis gris, ma manière est de racon-

ter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a in-culquées dans le cerveau. C’est mon défaut ; défaut capital, j’en conviens ; mais, à cela près, je suis bon buveur. »

 Athos disait cela d’une façon si naturelle, que d’Artagnan futébranlé dans sa conviction.

« Oh ! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en es-sayant de ressaisir la vérité, c’est donc cela que je me sou-

 viens, comme, au reste, on se souvient d’un rêve, que nousavons parlé de pendus.

– Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant et cependant enessayant de rire, j’en étais sûr, les pendus sont mon cauche-mar, à moi.

– Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voilà la mémoire qui me re- vient ; oui, il s’agissait… attendez donc… il s’agissait d’unefemme.

– Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c’est magrande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-là, c’est que je suis ivre mort.

– Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de la femmeblonde, grande et belle, aux yeux bleus.

– Oui, et pendue.– Par son mari, qui était un seigneur de votre connaissance,

continua d’Artagnan en regardant fixement Athos.– Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un

homme quand on ne sait plus ce que l’on dit, reprit Athos enhaussant les épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié.Décidément, je ne veux plus me griser, d’Artagnan, c’est unetrop mauvaise habitude. »

D’Artagnan garda le silence.Puis Athos, changeant tout à coup de conversation :« À propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m’avez

amené.– Est-il de votre goût ? demanda d’Artagnan.– Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.

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– Vous vous trompez ; j’ai fait avec lui dix lieues en moinsd’une heure et demie, et il n’y paraissait pas plus que s’il eûtfait le tour de la place Saint-Sulpice.

– Ah çà, vous allez me donner des regrets.

– Des regrets ?– Oui, je m’en suis défait.– Comment cela ?– Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé à six heures, vous

dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j’étais en-core tout hébété de notre débauche d’hier ; je descendis dansla grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui marchandaitun cheval à un maquignon, le sien étant mort hier d’un coup desang. Je m’approchai de lui, et comme je vis qu’il offrait cent

pistoles d’un alezan brûlé : « Par Dieu, lui dis-je, mon gentil-homme, moi aussi j’ai un cheval à vendre.

« – Et très beau même, dit-il, je l’ai vu hier, le valet de votreami le tenait en main.

« – Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles ?« – Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là ?« – Non, mais je vous le joue.« – Vous me le jouez ?« – Oui.

« – À quoi ?« – Aux dés. »« Ce qui fut dit fut fait ; et j’ai perdu le cheval. Ah ! mais par

exemple, continua Athos, j’ai regagné le caparaçon. »D’Artagnan fit une mine assez maussade.« Cela vous contrarie ? dit Athos.– Mais oui, je vous l’avoue, reprit d’Artagnan ; ce cheval de-

 vait servir à nous faire reconnaître un jour de bataille ; c’étaitun gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort.

– Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le mous-quetaire ; je m’ennuyais à périr, moi, et puis, d’honneur, jen’aime pas les chevaux anglais. Voyons, s’il ne s’agit que d’êtrereconnu par quelqu’un, eh bien, la selle suffira ; elle est assezremarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque ex-cuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval estmortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. »

D’Artagnan ne se déridait pas.

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« Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tanttenir à ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.

– Qu’avez-vous donc fait encore ?– Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le

coup, l’idée me vint de jouer le vôtre.– Oui, mais vous vous en tîntes, j’espère, à l’idée ?– Non pas, je la mis à exécution à l’instant même.– Ah ! par exemple ! s’écria d’Artagnan inquiet.– Je jouai, et je perdis.– Mon cheval ?– Votre cheval ; sept contre huit ; faute d’un point…, vous

connaissez le proverbe.– Athos, vous n’êtes pas dans votre bon sens, je vous jure !

– Mon cher, c’était hier, quand je vous contais mes sottes his-toires, qu’il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le per-dis donc avec tous les équipages et harnais possibles.

– Mais c’est affreux !– Attendez donc, vous n’y êtes point, je ferais un joueur ex-

cellent, si je ne m’entêtais pas ; mais je m’entête, c’est commequand je bois ; je m’entêtai donc…

– Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?– Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille

à votre doigt, et que j’avais remarqué hier.– Ce diamant ! s’écria d’Artagnan, en portant vivement la

main à sa bague.– Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns

pour mon propre compte, je l’avais estimé mille pistoles.– J’espère, dit sérieusement d’Artagnan à demi mort de

frayeur, que vous n’avez aucunement fait mention de mondiamant ?

– Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant deve-nait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nosharnais et nos chevaux, et, de plus, l’argent pour faire la route.

– Athos, vous me faites frémir ! s’écria d’Artagnan.– Je parlai donc de votre diamant à mon partenaire, lequel

l’avait aussi remarqué. Que diable aussi, mon cher, vous portezà votre doigt une étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu’on yfasse attention ! Impossible !

– Achevez, mon cher ; achevez ! dit d’Artagnan, car, d’hon-neur ! avec votre sang-froid, vous me faites mourir !

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– Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent pis-toles chacune.

– Ah ! vous voulez rire et m’éprouver ? dit d’Artagnan que lacolère commençait à prendre aux cheveux comme Minerve

prend Achille, dans l’Iliade.– Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j’aurais bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n’avais envisagé facehumaine et que j’étais là à m’abrutir en m’abouchant avec desbouteilles.

– Ce n’est point une raison pour jouer mon diamant, cela ?répondit d’Artagnan en serrant sa main avec une crispationnerveuse.

– Écoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en

dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. Entreize coups ! Le nombre 13 m’a toujours été fatal, c’était le 13du mois de juillet que…

– Ventrebleu ! s’écria d’Artagnan en se levant de table, l’his-toire du jour lui faisant oublier celle de la veille.

– Patience, dit Athos, j’avais un plan. L’Anglais était un origi-nal, je l’avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaudm’avait averti qu’il lui avait fait des propositions pour entrer àson service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisé

en dix portions.– Ah ! pour le coup ! dit d’Artagnan éclatant de rire malgré

lui.– Grimaud lui-même, entendez-vous cela ! et avec les dix

parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je re-gagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n’estpas une vertu.

– Ma foi, c’est très drôle ! s’écria d’Artagnan consolé et se te-nant les côtes de rire.

– Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aus-sitôt à jouer sur le diamant.

– Ah ! diable, dit d’Artagnan assombri de nouveau.– J’ai regagné vos harnais, puis votre cheval, puis mes har-

nais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j’ai rattrapé votreharnais, puis le mien. Voilà où nous en sommes. C’est un coupsuperbe ; aussi je m’en suis tenu là. »

D’Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l’hôtellerie dedessus la poitrine.

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« Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.– Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucéphale et du

mien.– Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?

– J’ai une idée sur eux.– Athos, vous me faites frémir.– Écoutez, vous n’avez pas joué depuis longtemps, vous,

d’Artagnan ?– Et je n’ai point l’envie de jouer.– Ne jurons de rien. Vous n’avez pas joué depuis longtemps,

disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.– Eh bien, après ?– Eh bien, l’Anglais et son compagnon sont encore là. J’ai re-

marqué qu’ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vousparaissez tenir à votre cheval. A votre place, je jouerais vosharnais contre votre cheval.

– Mais il ne voudra pas un seul harnais.– Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un égoïste comme

 vous, moi.– Vous feriez cela ? dit d’Artagnan indécis, tant la confiance

d’Athos commençait à le gagner à son insu.– Parole d’honneur, en un seul coup.

– Mais c’est qu’ayant perdu les chevaux, je tenais énormé-ment à conserver les harnais.

– Jouez votre diamant, alors.– Oh ! ceci, c’est autre chose ; jamais, jamais.– Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Plan-

chet ; mais comme cela a déjà été fait, l’Anglais ne voudraitpeut-être plus.

– Décidément, mon cher Athos, dit d’Artagnan, j’aime mieuxne rien risquer.

– C’est dommage, dit froidement Athos, l’Anglais est cousude pistoles. Eh ! mon Dieu, essayez un coup, un coup est bien-tôt joué.

– Et si je perds ?– Vous gagnerez.– Mais si je perds ?– Eh bien, vous donnerez les harnais.– Va pour un coup », dit d’Artagnan.

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 Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva dans l’écurie,où il examinait les harnais d’un œil de convoitise. L’occasionétait bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre uncheval ou cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite : les

deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux ; il topa.D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombretrois ; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire :

« Voilà un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevauxtout harnachés, monsieur. »

L’Anglais, triomphant, ne se donna même la peine de roulerles dés, il les jeta sur la table sans regarder, tant il était sûr dela victoire ; d’Artagnan s’était détourné pour cacher sa mau-

 vaise humeur.

« Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coupde dés est extraordinaire, et je ne l’ai vu que quatre fois dansma vie : deux as ! »

L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement, d’Artagnan re-garda et fut saisi de plaisir.

« Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chezM. de Créquy ; une autre fois chez moi, à la campagne, dansmon château de… quand j’avais un château ; une troisième foischez M. de Tréville, où il nous surprit tous ; enfin une qua-

trième fois au cabaret, où il échut à moi et où je perdis sur luicent louis et un souper.

– Alors, monsieur reprend son cheval, dit l’Anglais.– Certes, dit d’Artagnan.– Alors il n’y a pas de revanche ?– Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le

rappelez ?– C’est vrai ; le cheval va être rendu à votre valet, monsieur.– Un moment, dit Athos ; avec votre permission, monsieur, je

demande à dire un mot à mon ami.– Dites. »

 Athos tira d’Artagnan à part.« Eh bien, lui dit d’Artagnan, que me veux-tu encore, tenta-

teur, tu veux que je joue, n’est-ce pas ?– Non, je veux que vous réfléchissiez.– À quoi ?– Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce pas ?– Sans doute.

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– Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savezque vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent pis-toles, à votre choix.

– Oui.

– Je prendrais les cent pistoles.– Eh bien, moi, je prends le cheval.– Et vous avez tort, je vous le répète ; que ferons-nous d’un

cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe nousaurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères ;

 vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant près de moi, enchevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer unseul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoind’argent pour revenir à Paris.

– Je tiens à ce cheval, Athos.– Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un écart, un

cheval bute et se couronne, un cheval mange dans un râtelieroù a mangé un cheval morveux : voilà un cheval ou plutôt centpistoles perdues ; il faut que le maître nourrisse son cheval,tandis qu’au contraire cent pistoles nourrissent leur maître.

– Mais comment reviendrons-nous ?– Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours

bien à l’air de nos figures que nous sommes gens de condition.

– La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandisqu’Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux !

– Aramis ! Porthos ! s’écria Athos, et il se mit à rire.– Quoi ? demanda d’Artagnan, qui ne comprenait rien à l’hila-

rité de son ami.– Bien, bien, continuons, dit Athos.– Ainsi, votre avis…?– Est de prendre les cent pistoles, d’Artagnan ; avec les cent

pistoles nous allons festiner jusqu’à la fin du mois ; nous avonsessuyé des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposerun peu.

– Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitôt à Paris je me mets àla recherche de cette pauvre femme.

– Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utilepour cela que de bons louis d’or ? Prenez les cent pistoles, monami, prenez les cent pistoles. »

D’Artagnan n’avait besoin que d’une raison pour se rendre.Celle-là lui parut excellente. D’ailleurs, en résistant plus

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longtemps, il craignait de paraître égoïste aux yeux d’Athos ; ilacquiesça donc et choisit les cent pistoles, que l’Anglais luicompta sur-le-champ.

Puis l’on ne songea plus qu’à partir. La paix signée avec l’au-

bergiste, outre le vieux cheval d’Athos, coûta six pistoles ; d’Ar-tagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud,les deux valets se mirent en route à pied, portant les selles surleurs têtes.

Si mal montés que fussent les deux amis, ils prirent bientôtles devants sur leurs valets et arrivèrent à Crèvecœur. De loinils aperçurent Aramis mélancoliquement appuyé sur sa fenêtreet regardant, comme ma sœur Anne, poudroyer l’horizon.

« Holà, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc là ? crièrent

les deux amis.– Ah ! c’est vous, d’Artagnan, c’est vous Athos, dit le jeune

homme ; je songeais avec quelle rapidité s’en vont les biens dece monde, et mon cheval anglais, qui s’éloignait et qui vient dedisparaître au milieu d’un tourbillon de poussière, m’était une

 vivante image de la fragilité des choses de la terre. La vie elle-même peut se résoudre en trois mots : Erat, est, fuit.

– Cela veut dire au fond ? demanda d’Artagnan, qui commen-çait à se douter de la vérité.

– Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe :soixante louis, un cheval qui, à la manière dont il file, peutfaire au trot cinq lieues à l’heure. »

D’Artagnan et Athos éclatèrent de rire.« Mon cher d’Artagnan, dit Aramis, ne m’en veuillez pas trop,

 je vous prie : nécessité n’a pas de loi ; d’ailleurs je suis le pre-mier puni, puisque cet infâme maquignon m’a volé cinquantelouis au moins. Ah ! vous êtes bons ménagers, vous autres !

 vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et à petites journées.»

 Au même instant un fourgon, qui depuis quelques instantspointait sur la route d’Amiens, s’arrêta, et l’on vit sortir Gri-maud et Planchet leurs selles sur la tête. Le fourgon retournaità vide vers Paris, et les deux laquais s’étaient engagés, moyen-nant leur transport, à désaltérer le voiturier tout le long de laroute.

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« Qu’est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ;rien que les selles ?

– Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.– Mes amis, c’est exactement comme moi. J’ai conservé le

harnais, par instinct. Holà, Bazin ! portez mon harnais neuf au-près de celui de ces messieurs.– Et qu’avez-vous fait de vos curés ? demanda d’Artagnan.– Mon cher, je les ai invités à dîner le lendemain, dit Aramis :

il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai grisésde mon mieux ; alors le curé m’a défendu de quitter la ca-saque, et le jésuite m’a prié de le faire recevoir mousquetaire.

– Sans thèse ! cria d’Artagnan, sans thèse ! je demande lasuppression de la thèse, moi !

– Depuis lors, continua Aramis, je vis agréablement. J’ai com-mencé un poème en vers d’une syllabe ; c’est assez difficile,mais le mérite en toutes choses est dans la difficulté. La ma-tière est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatrecents vers et dure une minute.

– Ma foi, mon cher Aramis, dit d’Artagnan, qui détestaitpresque autant les vers que le latin, ajoutez au mérite de la dif-ficulté celui de la brièveté, et vous êtes sûr au moins que votrepoème aura deux mérites.

– Puis, continua Aramis, il respire des passions honnêtes, vous verrez. Ah çà, mes amis, nous retournons donc à Paris ?Bravo, je suis prêt ; nous allons donc revoir ce bon Porthos,tant mieux. Vous ne croyez pas qu’il me manquait, ce grandniais-là ? Ce n’est pas lui qui aurait vendu son cheval, fût-cecontre un royaume. Je voudrais déjà le voir sur sa bête et sursa selle. Il aura, j’en suis sûr, l’air du grand mogol. »

On fit une halte d’une heure pour faire souffler les chevaux ; Aramis solda son compte, plaça Bazin dans le fourgon avec sescamarades, et l’on se mit en route pour aller retrouver Porthos.

On le trouva debout, moins pâle que ne l’avait vu d’Artagnanà sa première visite, et assis à une table où, quoiqu’il fût seul,figurait un dîner de quatre personnes ; ce dîner se composaitde viandes galamment troussées, de vins choisis et de fruitssuperbes.

« Ah ! pardieu ! dit-il en se levant, vous arrivez à merveille,messieurs, j’en étais justement au potage, et vous allez dîneravec moi.

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– Oh ! oh ! fit d’Artagnan, ce n’est pas Mousqueton qui a prisau lasso de pareilles bouteilles, puis voilà un fricandeau piquéet un filet de bœuf…

– Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n’affaiblit

comme ces diables de foulures ; avez-vous eu des foulures, Athos ?– Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre échauf-

fourée de la rue Férou je reçus un coup d’épée qui, au bout dequinze ou dix-huit jours, m’avait produit exactement le mêmeeffet.

– Mais ce dîner n’était pas pour vous seul, mon cher Por-thos ? dit Aramis.

– Non, dit Porthos ; j’attendais quelques gentilshommes du

 voisinage qui viennent de me faire dire qu’ils ne viendraientpas ; vous les remplacerez et je ne perdrai pas au change. Ho-là, Mousqueton ! des sièges, et que l’on double les bouteilles !

– Savez-vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout dedix minutes.

– Pardieu ! répondit d’Artagnan, moi je mange du veau piquéaux cardons et à la moelle.

– Et moi des filets d’agneau, dit Porthos.– Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.

– Vous vous trompez tous, messieurs, répondit Athos, vousmangez du cheval.

– Allons donc ! dit d’Artagnan.– Du cheval ! » fit Aramis avec une grimace de dégoût.Porthos seul ne répondit pas.« Oui, du cheval ; n’est-ce pas, Porthos, que nous mangeons

du cheval ? Peut-être même les caparaçons avec !– Non, messieurs, j’ai gardé le harnais, dit Porthos.– Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que

nous nous sommes donné le mot.– Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte à mes

 visiteurs, et je n’ai pas voulu les humilier !– Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n’est-ce pas ?

reprit d’Artagnan.– Toujours, répondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la

province, un des gentilshommes que j’attendais aujourd’hui àdîner, m’a paru le désirer si fort que je le lui ai donné.

– Donné ! s’écria d’Artagnan.

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– Oh ! mon Dieu ! oui, donné ! c’est le mot, dit Porthos ; car il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n’a voulume le payer que quatre-vingts.

– Sans la selle ? dit Aramis.

– Oui, sans la selle.– Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que c’est encorePorthos qui a fait le meilleur marché de nous tous. »

Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos futtout saisi ; mais on lui expliqua bientôt la raison de cette hilari-té, qu’il partagea bruyamment selon sa coutume.

« De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit d’Artagnan.– Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j’ai trouvé le vin

d’Espagne d’Aramis si bon, que j’en ai fait charger une soixan-

taine de bouteilles dans le fourgon des laquais : ce qui m’a fortdésargenté.

– Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j’avais donné jusqu’àmon dernier sou à l’église de Montdidier et aux jésuitesd’Amiens ; que j’avais pris en outre des engagements qu’il m’afallu tenir, des messes commandées pour moi et pour vous,messieurs, que l’on dira, messieurs, et dont je ne doute pas quenous ne nous trouvions à merveille.

– Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu’elle ne m’a

rien coûté ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour la-quelle j’ai été obligé de faire venir le chirurgien deux fois par

 jour, lequel m’a fait payer ses visites double sous prétexte quecet imbécile de Mousqueton avait été se faire donner une balledans un endroit qu’on ne montre ordinairement qu’aux apothi-caires ; aussi je lui ai bien recommandé de ne plus se faireblesser là.

– Allons, allons, dit Athos, en échangeant un sourire avecd’Artagnan et Aramis, je vois que vous vous êtes conduit gran-dement à l’égard du pauvre garçon : c’est d’un bon maître.

– Bref, continua Porthos, ma dépense payée, il me resterabien une trentaine d’écus.

– Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.– Allons, allons, dit Athos, il paraît que nous sommes les Cré-

sus de la société. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles,d’Artagnan ?

– Sur mes cent pistoles ? D’abord, je vous en ai donnécinquante.

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– Vous croyez ?– Pardieu ! – Ah ! c’est vrai, je me rappelle.– Puis, j’en ai payé six à l’hôte.– Quel animal que cet hôte ! pourquoi lui avez-vous donné six

pistoles ?– C’est vous qui m’avez dit de les lui donner.– C’est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ?– Vingt-cinq pistoles, dit d’Artagnan.– Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa

poche, moi…– Vous, rien.– Ma foi, ou si peu de chose, que ce n’est pas la peine de rap-

porter à la masse.

– Maintenant, calculons combien nous possédons en tout :Porthos ?

– Trente écus.– Aramis ?– Dix pistoles.– Et vous, d’Artagnan ?– Vingt-cinq.– Cela fait en tout ? dit Athos.– Quatre cent soixante-quinze livres ! dit d’Artagnan, qui

comptait comme Archimède.– Arrivés à Paris, nous en aurons bien encore quatre cents,

dit Porthos, plus les harnais.– Mais nos chevaux d’escadron ? dit Aramis.– Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons

deux de maître que nous tirerons au sort ; avec les quatrecents livres, on en fera un demi pour un des démontés, puisnous donnerons les grattures de nos poches à d’Artagnan, quia la main bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot ve-nu, voilà.

– Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit. »Les quatre amis, plus tranquilles désormais sur leur avenir,

firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnés àMM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud.

En arrivant à Paris, d’Artagnan trouva une lettre de M. deTréville qui le prévenait que, sur sa demande, le roi venait delui accorder la faveur d’entrer dans les mousquetaires.

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Comme c’était tout ce que d’Artagnan ambitionnait aumonde, à part bien entendu le désir de retrouver Mme Bona-cieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu’il venait dequitter il y avait une demi-heure, et qu’il trouva fort tristes et

fort préoccupés. Ils étaient réunis en conseil chez Athos : cequi indiquait toujours des circonstances d’une certaine gravité.M. de Tréville venait de les faire prévenir que l’intention bien

arrêtée de Sa Majesté étant d’ouvrir la campagne le 1ermai, ilseussent à préparer incontinent leurs équipages.

Les quatre philosophes se regardèrent tout ébahis : M. deTréville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline.

« Et à combien estimez-vous ces équipages ? dit d’Artagnan.– Oh ! il n’y a pas à dire, reprit Aramis, nous venons de faire

nos comptes avec une lésinerie de Spartiates, et il nous faut àchacun quinze cents livres.

– Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.

– Moi, dit d’Artagnan, il me semble qu’avec mille livres cha-cun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais enprocureur… »

Ce mot de procureur réveilla Porthos.« Tiens, j’ai une idée ! dit-il.

– C’est déjà quelque chose : moi, je n’en ai pas mêmel’ombre, fit froidement Athos, mais quant à d’Artagnan, mes-sieurs, le bonheur d’être désormais des nôtres l’a rendu fou ;mille livres ! je déclare que pour moi seul il m’en faut deuxmille.

– Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c’est donc huitmille livres qu’il nous faut pour nos équipages, sur lesquelséquipages, il est vrai, nous avons déjà les selles.

– Plus, dit Athos, en attendant que d’Artagnan qui allait re-mercier M. de Tréville eût fermé la porte, plus ce beau diamantqui brille au doigt de notre ami. Que diable ! d’Artagnan esttrop bon camarade pour laisser des frères dans l’embarras,quand il porte à son médius la rançon d’un roi. »

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Chapitre

29La chasse à l'équipement

Le plus préoccupé des quatre amis était bien certainementd’Artagnan, quoique d’Artagnan, en sa qualité de garde, fûtbien plus facile à équiper que messieurs les mousquetaires, qui

étaient des seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne était,comme on a pu le voir, d’un caractère prévoyant et presqueavare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presqueà rendre des points à Porthos. À cette préoccupation de sa va-nité, d’Artagnan joignait en ce moment une inquiétude moinségoïste. Quelques informations qu’il eût pu prendre sur MmeBonacieux, il ne lui en était venu aucune nouvelle. M. de Tré-

 ville en avait parlé à la reine ; la reine ignorait où était la jeunemercière et avait promis de la faire chercher.

Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guèred’Artagnan.

 Athos ne sortait pas de sa chambre ; il était résolu à ne pasrisquer une enjambée pour s’équiper.

« Il nous reste quinze jours, disait-il à ses amis ; eh bien, siau bout de ces quinze jours je n’ai rien trouvé, ou plutôt si rienn’est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pourme casser la tête d’un coup de pistolet, je chercherai unebonne querelle à quatre gardes de Son Éminence ou à huit An-

glais, et je me battrai jusqu’à ce qu’il y en ait un qui me tue, cequi, sur la quantité, ne peut manquer de m’arriver. On diraalors que je suis mort pour le roi, de sorte que j’aurai fait monservice sans avoir eu besoin de m’équiper. »

Porthos continuait à se promener, les mains derrière le dos,en hochant la tête de haut en bas et disant :

« Je poursuivrai mon idée. » Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.

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On peut voir par ces détails désastreux que la désolation ré-gnait dans la communauté.

Les laquais, de leur côté, comme les coursiers d’Hippolyte,partageaient la triste peine de leurs maîtres. Mousqueton fai-

sait des provisions de croûtes ; Bazin, qui avait toujours donnédans la dévotion, ne quittait plus les églises ; Planchet regar-dait voler les mouches ; et Grimaud, que la détresse généralene pouvait déterminer à rompre le silence imposé par sonmaître, poussait des soupirs à attendrir des pierres.

Les trois amis – car, ainsi que nous l’avons dit, Athos avait ju-ré de ne pas faire un pas pour s’équiper – les trois amis sor-taient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraientpar les rues, regardant sur chaque pavé pour savoir si les per-

sonnes qui y étaient passées avant eux n’y avaient pas laisséquelque bourse. On eût dit qu’ils suivaient des pistes, tant ilsétaient attentifs partout où ils allaient. Quand ils se rencon-traient, ils avaient des regards désolés qui voulaient dire : As-tu trouvé quelque chose ?

Cependant, comme Porthos avait trouvé le premier son idée,et comme il l’avait poursuivie avec persistance, il fut le premierà agir. C’était un homme d’exécution que ce digne Porthos.D’Artagnan l’aperçut un jour qu’il s’acheminait vers l’église

Saint-Leu, et le suivit instinctivement : il entra au lieu saintaprès avoir relevé sa moustache et allongé sa royale, ce qui an-nonçait toujours de sa part les intentions les plus conqué-rantes. Comme d’Artagnan prenait quelques précautions pourse dissimuler, Porthos crut n’avoir pas été vu. D’Artagnan en-tra derrière lui. Porthos alla s’adosser au côté d’un pilier ;d’Artagnan, toujours inaperçu, s’appuya de l’autre.

 Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l’église étaitfort peuplée. Porthos profita de la circonstance pour lorgnerles femmes : grâce aux bons soins de Mousqueton l’extérieurétait loin d’annoncer la détresse de l’intérieur ; son feutre étaitbien un peu râpé, sa plume était bien un peu déteinte, ses bro-deries étaient bien un peu ternies, ses dentelles étaient bienéraillées ; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles dispa-raissaient, et Porthos était toujours le beau Porthos.

D’Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproché du pilieroù Porthos et lui étaient adossés, une espèce de beauté mûre,un peu jaune, un peu sèche, mais raide et hautaine sous ses

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coiffes noires. Les yeux de Porthos s’abaissaient furtivementsur cette dame, puis papillonnaient au loin dans la nef.

De son côté, la dame, qui de temps en temps rougissait, lan-çait avec la rapidité de l’éclair un coup d’œil sur le volage Por-

thos, et aussitôt les yeux de Porthos de papillonner avec fu-reur. Il était clair que c’était un manège qui piquait au vif ladame aux coiffes noires, car elle se mordait les lèvres jusqu’ausang, se grattait le bout du nez, et se démenait désespérémentsur son siège.

Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache,allongea une seconde fois sa royale, et se mit à faire des si-gnaux à une belle dame qui était près du chœur, et qui nonseulement était une belle dame, mais encore une grande dame

sans doute, car elle avait derrière elle un négrillon qui avait ap-porté le coussin sur lequel elle était agenouillée, et une sui-

 vante qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait lelivre où elle lisait sa messe.

La dame aux coiffes noires suivit à travers tous ses détours leregard de Porthos, et reconnut qu’il s’arrêtait sur la dame aucoussin de velours, au négrillon et à la suivante.

Pendant ce temps, Porthos jouait serré : c’était des cligne-ments d’yeux, des doigts posés sur les lèvres, de petits sourires

assassins qui réellement assassinaient la belle dédaignée. Aussi poussa-t-elle, en forme de mea culpa et en se frappant

la poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le monde,même la dame au coussin rouge, se retourna de son côté ; Por-thos tint bon : pourtant il avait bien compris, mais il fit lesourd.

La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle étaitfort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une ri-

 vale véritablement à craindre ; un grand effet sur Porthos, quila trouva plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un grand ef-fet sur d’Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calaiset de Douvres, que son persécuteur, l’homme à la cicatrice,avait saluée du nom de Milady.

D’Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge,continua de suivre le manège de Porthos, qui l’amusait fort ; ilcrut deviner que la dame aux coiffes noires était la procureusede la rue aux Ours, d’autant mieux que l’église Saint-Leun’était pas très éloignée de ladite rue.

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Il devina alors par induction que Porthos cherchait à prendresa revanche de sa défaite de Chantilly, alors que la procureuses’était montrée si récalcitrante à l’endroit de la bourse.

Mais, au milieu de tout cela, d’Artagnan remarqua aussi que

pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Cen’étaient que chimères et illusions ; mais pour un amour réel,pour une jalousie véritable, y a-t-il d’autre réalité que les illu-sions et les chimères ?

Le sermon finit : la procureuse s’avança vers le bénitier ;Porthos l’y devança, et, au lieu d’un doigt, y mit toute la main.La procureuse sourit, croyant que c’était pour elle que Porthosse mettait en frais : mais elle fut promptement et cruellementdétrompée : lorsqu’elle ne fut plus qu’à trois pas de lui, il dé-

tourna la tête, fixant invariablement les yeux sur la dame aucoussin rouge, qui s’était levée et qui s’approchait suivie deson négrillon et de sa fille de chambre.

Lorsque la dame au coussin rouge fut près de Porthos, Por-thos tira sa main toute ruisselante du bénitier ; la belle dévotetoucha de sa main effilée la grosse main de Porthos, fit en sou-riant le signe de la croix et sortit de l’église.

C’en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus quecette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eût été une

grande dame, elle se serait évanouie, mais comme elle n’étaitqu’une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaireavec une fureur concentrée :

« Eh ! monsieur Porthos, vous ne m’en offrez pas à moi,d’eau bénite ? »

Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme feraitun homme qui se réveillerait après un somme de cent ans.

« Ma… madame ! s’écria-t-il, est-ce bien vous ? Comment seporte votre mari, ce cher monsieur Coquenard ? Est-il toujoursaussi ladre qu’il était ? Où avais-je donc les yeux, que je ne

 vous ai pas même aperçue pendant les deux heures qu’a duréce sermon ?

– J’étais à deux pas de vous, monsieur, répondit la procu-reuse ; mais vous ne m’avez pas aperçue parce que vousn’aviez d’yeux que pour la belle dame à qui vous venez de don-ner de l’eau bénite. »

Porthos feignit d’être embarrassé.« Ah ! dit-il, vous avez remarqué…

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– Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.– Oui, dit négligemment Porthos, c’est une duchesse de mes

amies avec laquelle j’ai grand-peine à me rencontrer à causede la jalousie de son mari, et qui m’avait fait prévenir qu’elle

 viendrait aujourd’hui, rien que pour me voir, dans cette chétiveéglise, au fond de ce quartier perdu.– Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bonté

de m’offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volon-tiers avec vous ?

– Comment donc, madame », dit Porthos en se clignant del’œil à lui-même comme un joueur qui rit de la dupe qu’il vafaire.

Dans ce moment, d’Artagnan passait poursuivant Milady ; il

 jeta un regard de côté sur Porthos, et vit ce coup d’œiltriomphant.

« Eh ! eh ! se dit-il à lui même en raisonnant dans le sens dela morale étrangement facile de cette époque galante, en voiciun qui pourrait bien être équipé pour le terme voulu. »

Porthos, cédant à la pression du bras de sa procureusecomme une barque cède au gouvernail, arriva au cloître Saint-Magloire, passage peu fréquenté, enfermé d’un tourniquet àses deux bouts. On n’y voyait, le jour, que mendiants qui man-

geaient ou enfants qui jouaient.« Ah ! monsieur Porthos ! s’écria la procureuse, quand elle se

fut assurée qu’aucune personne étrangère à la population habi-tuelle de la localité ne pouvait les voir ni les entendre ; ah !monsieur Porthos ! vous êtes un grand vainqueur, à ce qu’ilparaît !

– Moi, madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoicela ?

– Et les signes de tantôt, et l’eau bénite ? Mais c’est une prin-cesse pour le moins, que cette dame avec son négrillon et safille de chambre !

– Vous vous trompez ; mon Dieu, non, répondit Porthos, c’esttout bonnement une duchesse.

– Et ce coureur qui attendait à la porte, et ce carrosse avecun cocher à grande livrée qui attendait sur son siège ? »

Porthos n’avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de sonregard de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.

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Porthos regretta de n’avoir pas, du premier coup, fait ladame au coussin rouge princesse.

« Ah ! vous êtes l’enfant chéri des belles, monsieur Porthos !reprit en soupirant la procureuse.

– Mais, répondit Porthos, vous comprenez qu’avec un phy-sique comme celui dont la nature m’a doué, je ne manque pasde bonnes fortunes.

– Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s’écria laprocureuse en levant les yeux au ciel.

– Moins vite encore que les femmes, ce me semble, réponditPorthos ; car enfin, moi, madame, je puis dire que j’ai été votre

 victime, lorsque blessé, mourant, je me suis vu abandonné deschirurgiens ; moi, le rejeton d’une famille illustre, qui m’étais

fié à votre amitié, j’ai manqué mourir de mes blessuresd’abord, et de faim ensuite dans une mauvaise auberge deChantilly, et cela sans que vous ayez daigné répondre uneseule fois aux lettres brûlantes que je vous ai écrites.

– Mais, monsieur Porthos…, murmura la procureuse, qui sen-tait qu’à en juger par la conduite des plus grandes dames de cetemps-là, elle était dans son tort.

– Moi qui avais sacrifié pour vous la comtesse de Penaflor…– Je le sais bien.

– La baronne de…– Monsieur Porthos, ne m’accablez pas.– La duchesse de…– Monsieur Porthos, soyez généreux !– Vous avez raison, madame, et je n’achèverai pas.– Mais c’est mon mari qui ne veut pas entendre parler de

prêter.– Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la première

lettre que vous m’avez écrite et que je conserve gravée dansma mémoire. »

La procureuse poussa un gémissement.« Mais c’est qu’aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez

à emprunter était un peu bien forte.– Madame Coquenard, je vous donnais la préférence. Je n’ai

eu qu’à écrire à la duchesse de… Je ne veux pas dire son nom,car je ne sais pas ce que c’est que de compromettre unefemme ; mais ce que je sais, c’est que je n’ai eu qu’à lui écrirepour qu’elle m’en envoyât quinze cents. »

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La procureuse versa une larme.« Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m’avez

grandement punie, et que si dans l’avenir vous vous retrouviezen pareille passe, vous n’auriez qu’à vous adresser à moi.

– Fi donc, madame ! dit Porthos comme révolté, ne parlonspas argent, s’il vous plaît, c’est humiliant.– Ainsi, vous ne m’aimez plus ! » dit lentement et tristement

la procureuse.Porthos garda un majestueux silence.« C’est ainsi que vous me répondez ? Hélas ! je comprends.– Songez à l’offense que vous m’avez faite, madame : elle est

restée là, dit Porthos, en posant la main à son cœur et en l’yappuyant avec force.

– Je la réparerai ; voyons, mon cher Porthos !– D’ailleurs, que vous demandais-je, moi ? reprit Porthos avec

un mouvement d’épaules plein de bonhomie ; un prêt, pasautre chose. Après tout, je ne suis pas un homme déraison-nable. Je sais que vous n’êtes pas riche, madame Coquenard, etque votre mari est obligé de sangsurer les pauvres plaideurspour en tirer quelques pauvres écus. Oh ! si vous étiez com-tesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose, et vous se-riez impardonnable. »

La procureuse fut piquée.« Apprenez, monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort,

tout coffre-fort de procureuse qu’il est, est peut-être mieuxgarni que celui de toutes vos mijaurées ruinées.

– Double offense que vous m’avez faite alors, dit Porthos endégageant le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si

 vous êtes riche, madame Coquenard, alors votre refus n’a plusd’excuse.

– Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu’elles’était laissé entraîner trop loin, il ne faut pas prendre le motau pied de la lettre. Je ne suis pas précisément riche, je suis àmon aise.

– Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous en prie. Vous m’avez méconnu ; toute sympathie estéteinte entre nous.

– Ingrat que vous êtes !– Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos.

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– Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiensplus.

– Eh ! elle n’est déjà point si décharnée, que je crois !– Voyons, monsieur Porthos, encore une fois, c’est la der-

nière : m’aimez-vous encore ?– Hélas ! madame, dit Porthos du ton le plus mélancoliquequ’il put prendre, quand nous allons entrer en campagne, dansune campagne où mes pressentiments me disent que je seraitué…

– Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s’écria la procureuseen éclatant en sanglots.

– Quelque chose me le dit, continua Porthos en mélancolisantde plus en plus.

– Dites plutôt que vous avez un nouvel amour.– Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me

touche, et même je sens là, au fond de mon cœur, quelquechose qui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme

 vous le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale cam-pagne s’ouvre ; je vais être affreusement préoccupé de monéquipement. Puis je vais faire un voyage dans ma famille, aufond de la Bretagne, pour réaliser la somme nécessaire à mondépart. »

Porthos remarqua un dernier combat entre l’amour etl’avarice.

« Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voirà l’église a ses terres près des miennes, nous ferons le voyageensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent beaucoupmoins longs quand on les fait à deux.

– Vous n’avez donc point d’amis à Paris, monsieur Porthos ?dit la procureuse.

– J’ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mélanco-lique, mais j’ai bien vu que je me trompais.

– Vous en avez, monsieur Porthos, vous en avez, reprit la pro-cureuse dans un transport qui la surprit elle-même ; revenezdemain à la maison. Vous êtes le fils de ma tante, mon cousinpar conséquent ; vous venez de Noyon en Picardie, vous avezplusieurs procès à Paris, et pas de procureur. Retiendrez-vousbien tout cela ?

– Parfaitement, madame.– Venez à l’heure du dîner.

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– Fort bien.– Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgré ses

soixante-seize ans.– Soixante-seize ans ! peste ! le bel âge ! reprit Porthos.

– Le grand âge, vous voulez dire, monsieur Porthos. Aussi lepauvre cher homme peut me laisser veuve d’un moment àl’autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif à Porthos. Heureusement que, par contrat de mariage, nousnous sommes tout passé au dernier vivant.

– Tout ? dit Porthos.– Tout.– Vous êtes femme de précaution, je le vois, ma chère ma-

dame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de

la procureuse.– Nous sommes donc réconciliés, cher monsieur Porthos ?

dit-elle en minaudant.– Pour la vie, répliqua Porthos sur le même air.– Au revoir donc, mon traître.– Au revoir, mon oublieuse.– À demain, mon ange !– À demain, flamme de ma vie ! »

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Chapitre

30Milady 

D’Artagnan avait suivi Milady sans être aperçu par elle : il la vit monter dans son carrosse, et il l’entendit donner à son co-cher l’ordre d’aller à Saint-Germain.

Il était inutile d’essayer de suivre à pied une voiture empor-tée au trot de deux vigoureux chevaux. D’Artagnan revint doncrue Férou.

Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui était arrêtédevant la boutique d’un pâtissier, et qui semblait en extase de-

 vant une brioche de la forme la plus appétissante.Il lui donna l’ordre d’aller seller deux chevaux dans les écu-

ries de M. de Tréville, un pour lui d’Artagnan, l’autre pour luiPlanchet, et de venir le joindre chez Athos, – M. de Tréville,

une fois pour toutes, ayant mis ses écuries au service ded’Artagnan.

Planchet s’achemina vers la rue du Colombier, et d’Artagnan vers la rue Férou. Athos était chez lui, vidant tristement unedes bouteilles de ce fameux vin d’Espagne qu’il avait rapportéde son voyage en Picardie. Il fit signe à Grimaud d’apporter un

 verre pour d’Artagnan, et Grimaud obéit comme d’habitude.D’Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui s’était passé à

l’église entre Porthos et la procureuse, et comment leur cama-

rade était probablement, à cette heure, en voie de s’équiper.« Quant à moi, répondit Athos à tout ce récit, je suis bien

tranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais demon harnais.

– Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vousl’êtes, mon cher Athos, il n’y aurait ni princesses, ni reines àl’abri de vos traits amoureux.

– Que ce d’Artagnan est jeune ! » dit Athos en haussant lesépaules.

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Et il fit signe à Grimaud d’apporter une seconde bouteille.En ce moment, Planchet passa modestement la tête par la

porte entrebâillée, et annonça à son maître que les deux che- vaux étaient là.

« Quels chevaux ? demanda Athos.– Deux que M. de Tréville me prête pour la promenade, etavec lesquels je vais aller faire un tour à Saint-Germain.

– Et qu’allez-vous faire à Saint-Germain ? » demanda encore Athos.

 Alors d’Artagnan lui raconta la rencontre qu’il avait faitedans l’église, et comment il avait retrouvé cette femme qui,avec le seigneur au manteau noir et à la cicatrice près de latempe, était sa préoccupation éternelle.

« C’est-à-dire que vous êtes amoureux de celle-là, comme vous l’étiez de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant dédai-gneusement les épaules, comme s’il eût pris en pitié la fai-blesse humaine.

– Moi, point du tout ! s’écria d’Artagnan. Je suis seulementcurieux d’éclaircir le mystère auquel elle se rattache. Je ne saispourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu’ellem’est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie.

– Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une

femme qui vaille la peine qu’on la cherche quand elle est per-due. Mme Bonacieux est perdue, tant pis pour elle ! qu’elle seretrouve !

– Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d’Artagnan ; j’aimema pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oùelle est, fût-elle au bout du monde, je partirais pour la tirer desmains de ses ennemis ; mais je l’ignore, toutes mes recherchesont été inutiles. Que voulez-vous, il faut bien se distraire.

– Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d’Artagnan ; jele souhaite de tout mon cœur, si cela peut vous amuser.

– Écoutez, Athos, dit d’Artagnan, au lieu de vous tenir enfer-mé ici comme si vous étiez aux arrêts, montez à cheval et ve-nez vous promener avec moi à Saint-Germain.

– Mon cher, répliqua Athos, je monte mes chevaux quand j’enai, sinon je vais à pied.

– Eh bien, moi, répondit d’Artagnan en souriant de la misan-thropie d’Athos, qui dans un autre l’eût certainement blessé,

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moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je trouve. Ain-si, au revoir, mon cher Athos.

– Au revoir », dit le mousquetaire en faisant signe à Grimaudde déboucher la bouteille qu’il venait d’apporter.

D’Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le che-min de Saint-Germain.Tout le long de la route, ce qu’Athos avait dit au jeune

homme de Mme Bonacieux lui revenait à l’esprit. Quoique d’Ar-tagnan ne fût pas d’un caractère fort sentimental, la jolie mer-cière avait fait une impression réelle sur son cœur : comme ille disait, il était prêt à aller au bout du monde pour la cher-cher. Mais le monde a bien des bouts, par cela même qu’il estrond ; de sorte qu’il ne savait de quel côté se tourner.

En attendant, il allait tâcher de savoir ce que c’était que Mi-lady. Milady avait parlé à l’homme au manteau noir, donc ellele connaissait. Or, dans l’esprit de d’Artagnan, c’était l’hommeau manteau noir qui avait enlevé Mme Bonacieux une secondefois, comme il l’avait enlevée une première. D’Artagnan nementait donc qu’à moitié, ce qui est bien peu mentir, quand ildisait qu’en se mettant à la recherche de Milady, il se mettaiten même temps à la recherche de Constance.

Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un

coup d’éperon à son cheval, d’Artagnan avait fait la route etétait arrivé à Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon où,dix ans plus tard, devait naître Louis XIV. Il traversait une ruefort déserte, regardant à droite et à gauche s’il ne reconnaî-trait pas quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-chaussée d’une jolie maison qui, selon l’usage du temps,n’avait aucune fenêtre sur la rue, il vit apparaître une figure deconnaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de ter-rasse garnie de fleurs. Planchet la reconnut le premier. « Eh !monsieur dit-il s’adressant à d’Artagnan, ne vous remettez-

 vous pas ce visage qui baye aux corneilles ?– Non, dit d’Artagnan ; et cependant je suis certain que ce

n’est point la première fois que je le vois, ce visage.– Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c’est ce pauvre Lu-

bin, le laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bienaccommodé il y a un mois, à Calais, sur la route de la maisonde campagne du gouverneur.

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– Ah ! oui bien, dit d’Artagnan, et je le reconnais à cetteheure. Crois-tu qu’il te reconnaisse, toi ?

– Ma foi, monsieur, il était si fort troublé que je doute qu’ilait gardé de moi une mémoire bien nette.

– Eh bien, va donc causer avec ce garçon, dit d’Artagnan, etinforme-toi dans la conversation si son maître est mort. »Planchet descendit de cheval, marcha droit à Lubin, qui en

effet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent à causerdans la meilleure intelligence du monde, tandis que d’Artagnanpoussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tourd’une maison, s’en revenait assister à la conférence derrièreune haie de coudriers.

 Au bout d’un instant d’observation derrière la haie, il enten-

dit le bruit d’une voiture, et il vit s’arrêter en face de lui le car-rosse de Milady. Il n’y avait pas à s’y tromper. Milady était de-dans. D’Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin detout voir sans être vu.

Milady sortit sa charmante tête blonde par la portière, etdonna des ordres à sa femme de chambre.

Cette dernière, jolie fille de vingt à vingt-deux ans, alerte et vive, véritable soubrette de grande dame, sauta en bas du mar-chepied, sur lequel elle était assise selon l’usage du temps, et

se dirigea vers la terrasse où d’Artagnan avait aperçu Lubin.D’Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s’acheminer

 vers la terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l’intérieur avaitappelé Lubin, de sorte que Planchet était resté seul, regardantde tous côtés par quel chemin avait disparu d’Artagnan.

La femme de chambre s’approcha de Planchet, qu’elle pritpour Lubin, et lui tendant un petit billet :

« Pour votre maître, dit-elle.– Pour mon maître ? reprit Planchet étonné.– Oui, et très pressé. Prenez donc vite. »Là-dessus elle s’enfuit vers le carrosse, retourné à l’avance

du côté par lequel il était venu ; elle s’élança sur le marche-pied, et le carrosse repartit.

Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumé àl’obéissance passive, il sauta à bas de la terrasse, enfila laruelle et rencontra au bout de vingt pas d’Artagnan qui, ayanttout vu, allait au-devant de lui.

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« Pour vous, monsieur, dit Planchet, présentant le billet au jeune homme.

– Pour moi ? dit d’Artagnan ; en es-tu bien sûr ?– Pardieu ! si j’en suis sûr ; la soubrette a dit : “Pour ton

maître.” Je n’ai d’autre maître que vous ; ainsi… Un joli brin defille, ma foi, que cette soubrette ! »D’Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots :« Une personne qui s’intéresse à vous plus qu’elle ne peut le

dire voudrait savoir quel jour vous serez en état de vous pro-mener dans la forêt. Demain, à l’hôtel du Champ du Drap d’Or,un laquais noir et rouge attendra votre réponse. »

« Oh ! oh ! se dit d’Artagnan, voilà qui est un peu vif. Il paraîtque Milady et moi nous sommes en peine de la santé de la

même personne. Eh bien, Planchet, comment se porte ce bonM. de Wardes ? il n’est donc pas mort ?

– Non, monsieur, il va aussi bien qu’on peut aller avec quatrecoups d’épée dans le corps, car vous lui en avez, sans re-proche, allongé quatre, à ce cher gentilhomme, et il est encorebien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme jel’avais dit à monsieur, Lubin ne m’a pas reconnu, et m’a racon-té d’un bout à l’autre notre aventure.

– Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant,

remonte à cheval et rattrapons le carrosse. »Ce ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aperçut le

carrosse arrêté sur le revers de la route, un cavalier richement vêtu se tenait à la portière.

La conversation entre Milady et le cavalier était tellementanimée, que d’Artagnan s’arrêta de l’autre côté du carrossesans que personne autre que la jolie soubrette s’aperçût de saprésence.

La conversation avait lieu en anglais, langue que d’Artagnanne comprenait pas ; mais, à l’accent, le jeune homme crut devi-ner que la belle Anglaise était fort en colère ; elle termina parun geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature de cetteconversation : c’était un coup d’éventail appliqué de telleforce, que le petit meuble féminin vola en mille morceaux.

Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut exaspérerMilady.

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D’Artagnan pensa que c’était le moment d’intervenir ; il s’ap-procha de l’autre portière, et se découvrant respectueusement:

« Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes ser-

 vices ? Il me semble que ce cavalier vous a mise en colère.Dites un mot, madame, et je me charge de le punir de sonmanque de courtoisie. »

 Aux premières paroles, Milady s’était retournée, regardant le jeune homme avec étonnement, et lorsqu’il eut fini :

« Monsieur, dit-elle en très bon français, ce serait de grandcœur que je me mettrais sous votre protection si la personnequi me querelle n’était point mon frère.

– Ah ! excusez-moi, alors, dit d’Artagnan, vous comprenez

que j’ignorais cela, madame.– De quoi donc se mêle cet étourneau, s’écria en s’abaissant

à la hauteur de la portière le cavalier que Milady avait désignécomme son parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin ?

– Étourneau vous-même, dit d’Artagnan en se baissant à sontour sur le cou de son cheval, et en répondant de son côté parla portière ; je ne passe pas mon chemin parce qu’il me plaît dem’arrêter ici. »

Le cavalier adressa quelques mots en anglais à sa sœur.

« Je vous parle français, moi, dit d’Artagnan ; faites-moidonc, je vous prie, le plaisir de me répondre dans la mêmelangue. Vous êtes le frère de madame, soit, mais vous n’êtespas le mien, heureusement. »

On eût pu croire que Milady, craintive comme l’est ordinaire-ment une femme, allait s’interposer dans ce commencement deprovocation, afin d’empêcher que la querelle n’allât plus loin ;mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son carrosse,et cria froidement au cocher :

« Touche à l’hôtel ! »La jolie soubrette jeta un regard d’inquiétude sur

d’Artagnan, dont la bonne mine paraissait avoir produit son ef-fet sur elle.

Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l’un del’autre, aucun obstacle matériel ne les séparant plus.

Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; maisd’Artagnan, dont la colère déjà bouillante s’était encore aug-mentée en reconnaissant en lui l’Anglais qui, à Amiens, lui

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avait gagné son cheval et avait failli gagner à Athos son dia-mant, sauta à la bride et l’arrêta.

« Eh ! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus étour-neau que moi, car vous me faites l’effet d’oublier qu’il y a entre

nous une petite querelle engagée.– Ah ! ah ! dit l’Anglais, c’est vous, mon maître. Il faut donctoujours que vous jouiez un jeu ou un autre ?

– Oui, et cela me rappelle que j’ai une revanche à prendre.Nous verrons, mon cher monsieur, si vous maniez aussi adroi-tement la rapière que le cornet.

– Vous voyez bien que je n’ai pas d’épée, dit l’Anglais ; voulez-vous faire le brave contre un homme sans armes ?

– J’espère bien que vous en avez chez vous, répondit d’Arta-

gnan. En tout cas, j’en ai deux, et si vous le voulez, je vous en jouerai une.

– Inutile, dit l’Anglais, je suis muni suffisamment de cessortes d’ustensiles.

– Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d’Artagnan choisis-sez la plus longue et venez me la montrer ce soir.

– Où cela, s’il vous plaît ?– Derrière le Luxembourg, c’est un charmant quartier pour

les promenades dans le genre de celle que je vous propose.

– C’est bien, on y sera.– Votre heure ?– Six heures.– À propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis ?– Mais j’en ai trois qui seront fort honorés de jouer la même

partie que moi.– Trois ? à merveille ! comme cela se rencontre ! dit d’Arta-

gnan, c’est juste mon compte.– Maintenant, qui êtes-vous ? demanda l’Anglais.– Je suis M. d’Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux

gardes, compagnie de M. des Essarts. Et vous ?– Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.– Eh bien, je suis votre serviteur, monsieur le baron, dit d’Ar-

tagnan, quoique vous ayez des noms bien difficiles à retenir. »Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin

de Paris.Comme il avait l’habitude de le faire en pareille occasion,

d’Artagnan descendit droit chez Athos.

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Il trouva Athos couché sur un grand canapé, où il attendait,comme il l’avait dit, que son équipement le vînt trouver.

Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer, moins lalettre de M. de Wardes.

 Athos fut enchanté lorsqu’il sut qu’il allait se battre contreun Anglais. Nous avons dit que c’était son rêve.On envoya chercher à l’instant même Porthos et Aramis par

les laquais, et on les mit au courant de la situation.Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit à espadon-

ner contre le mur en se reculant de temps en temps et en fai-sant des pliés comme un danseur. Aramis, qui travaillait tou-

 jours à son poème, s’enferma dans le cabinet d’Athos et priaqu’on ne le dérangeât plus qu’au moment de dégainer.

 Athos demanda par signe à Grimaud une bouteille.Quant à d’Artagnan, il arrangea en lui-même un petit plan

dont nous verrons plus tard l’exécution, et qui lui promettaitquelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux sou-rires qui, de temps en temps, passaient sur son visage dont ilséclairaient la rêverie.

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« Cela vous suffit-il, dit Athos à son adversaire, et metrouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la grâce decroiser l’épée avec moi ?

– Oui, monsieur, dit l’Anglais en s’inclinant.

– Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise unechose ? reprit froidement Athos.– Laquelle ? demanda l’Anglais.– C’est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je

me fisse connaître.– Pourquoi cela ?– Parce qu’on me croit mort, que j’ai des raisons pour désirer

qu’on ne sache pas que je vis, et que je vais être obligé de voustuer, pour que mon secret ne coure pas les champs. »

L’Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait ;mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde.

« Messieurs, dit-il en s’adressant à la fois à ses compagnonset à leurs adversaires, y sommes-nous ?

– Oui, répondirent tout d’une voix Anglais et Français.– Alors, en garde », dit Athos.Et aussitôt huit épées brillèrent aux rayons du soleil cou-

chant, et le combat commença avec un acharnement bien natu-rel entre gens deux fois ennemis.

 Athos s’escrimait avec autant de calme et de méthode ques’il eût été dans une salle d’armes.

Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande confiance parson aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et deprudence.

 Aramis, qui avait le troisième chant de son poème à finir, sedépêchait en homme très pressé.

 Athos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait portéqu’un coup, mais, comme il l’en avait prévenu, le coup avait étémortel. L’épée lui traversa le cœur.

Porthos, le second, étendit le sien sur l’herbe : il lui avaitpercé la cuisse. Alors, comme l’Anglais, sans faire plus longuerésistance, lui avait rendu son épée, Porthos le prit dans sesbras et le porta dans son carrosse.

 Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu’après avoir rom-pu une cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite à toutes

 jambes et disparut aux huées des laquais.

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Quant à d’Artagnan, il avait joué purement et simplement un jeu défensif ; puis, lorsqu’il avait vu son adversaire bien fati-gué, il lui avait, d’une vigoureuse flanconade, fait sauter sonépée. Le baron, se voyant désarmé, fit deux ou trois pas en ar-

rière ; mais, dans ce mouvement, son pied glissa, et il tomba àla renverse.D’Artagnan fut sur lui d’un seul bond, et lui portant l’épée à

la gorge :« Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il à l’Anglais, et vous

êtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pourl’amour de votre sœur. »

D’Artagnan était au comble de la joie ; il venait de réaliser leplan qu’il avait arrêté d’avance, et dont le développement avait

fait éclore sur son visage les sourires dont nous avons parlé.L’Anglais, enchanté d’avoir affaire à un gentilhomme d’aussi

bonne composition, serra d’Artagnan entre ses bras, fit millecaresses aux trois mousquetaires, et, comme l’adversaire dePorthos était déjà installé dans la voiture et que celui d’Aramisavait pis la poudre d’escampette, on ne songea plus qu’audéfunt.

Comme Porthos et Aramis le déshabillaient dans l’espéranceque sa blessure n’était pas mortelle, une grosse bourse

s’échappa de sa ceinture. D’Artagnan la ramassa et la tendit àLord de Winter.

« Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? ditl’Anglais.

– Vous la rendrez à sa famille, dit d’Artagnan.– Sa famille se soucie bien de cette misère : elle hérite de

quinze mille louis de rente : gardez cette bourse pour voslaquais. »

D’Artagnan mit la bourse dans sa poche.« Et maintenant. mon jeune ami, car vous me permettrez, je

l’espère, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dès cesoir, si vous le voulez bien, je vous présenterai à ma sœur, La-dy Clarick ; car je veux qu’elle vous prenne à son tour dans sesbonnes grâces, et, comme elle n’est point tout à fait mal encour, peut-être dans l’avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point inutile. »

D’Artagnan rougit de plaisir, et s’inclina en signed’assentiment.

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Pendant ce temps, Athos s’était approché de d’Artagnan.« Que voulez-vous faire de cette bourse ? lui dit-il tout bas à

l’oreille.– Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.

– À moi ? et pourquoi cela ?– Dame, vous l’avez tué : ce sont les dépouilles opimes.– Moi, héritier d’un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me

prenez-vous ?– C’est l’habitude à la guerre, dit d’Artagnan ; pourquoi ne

serait-ce pas l’habitude dans un duel ?– Même sur le champ de bataille, dit Athos, je n’ai jamais fait

cela. »Porthos leva les épaules. Aramis, d’un mouvement de lèvres,

approuva Athos.« Alors, dit d’Artagnan, donnons cet argent aux laquais,

comme Lord de Winter nous a dit de le faire.– Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non à nos laquais,

mais aux laquais anglais. » Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher :« Pour vous et vos camarades. »Cette grandeur de manières dans un homme entièrement dé-

nué frappa Porthos lui-même, et cette générosité française, re-

dite par Lord de Winter et son ami, eut partout un grand suc-cès, excepté auprès de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet etBazin.

Lord de Winter, en quittant d’Artagnan, lui donna l’adressede sa sœur ; elle demeurait place Royale, qui était alors lequartier à la mode, au n° 6. D’ailleurs, il s’engageait à le venirprendre pour le présenter. D’Artagnan lui donna rendez-vous àhuit heures, chez Athos.

Cette présentation à Milady occupait fort la tête de notreGascon. Il se rappelait de quelle façon étrange cette femmeavait été mêlée jusque-là dans sa destinée. Selon sa conviction,c’était quelque créature du cardinal, et cependant il se sentaitinvinciblement entraîné vers elle, par un de ces sentimentsdont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte était que Mila-dy ne reconnût en lui l’homme de Meung et de Douvres. Alors,elle saurait qu’il était des amis de M. de Tréville, et par consé-quent qu’il appartenait corps et âme au roi, ce qui, dès lors, luiferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de

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Milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle à jeu égal.Quant à ce commencement d’intrigue entre elle et le comte deWardes, notre présomptueux ne s’en préoccupait que médio-crement, bien que le marquis fût jeune, beau, riche et fort

avant dans la faveur du cardinal. Ce n’est pas pour rien quel’on a vingt ans, et surtout que l’on est né à Tarbes.D’Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette

flamboyante ; puis, il s’en revint chez Athos, et, selon son habi-tude, lui raconta tout. Athos écouta ses projets ; puis il secouala tête, et lui recommanda la prudence avec une sorted’amertume.

« Quoi ! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vousdisiez bonne, charmante, parfaite, et voilà que vous courez dé-

 jà après une autre ! »D’Artagnan sentit la vérité de ce reproche.« J’aimais Mme Bonacieux avec le cœur, tandis que j’aime

Milady avec la tête, dit-il ; en me faisant conduire chez elle, jecherche surtout à m’éclairer sur le rôle qu’elle joue à la cour.

– Le rôle qu’elle joue, pardieu ! il n’est pas difficile à devinerd’après tout ce que vous m’avez dit. C’est quelque émissairedu cardinal : une femme qui vous attirera dans un piège, où

 vous laisserez votre tête tout bonnement.

– Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien ennoir, ce me semble.

– Mon cher, je me défie des femmes ; que voulez-vous ! jesuis payé pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady estblonde, m’avez-vous dit ?

– Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.– Ah ! mon pauvre d’Artagnan, fit Athos.– Écoutez, je veux m’éclairer ; puis, quand je saurai ce que je

désire savoir, je m’éloignerai.– Éclairez-vous », dit flegmatiquement Athos.Lord de Winter arriva à l’heure dite, mais Athos, prévenu à

temps, passa dans la seconde pièce. Il trouva donc d’Artagnanseul, et, comme il était près de huit heures, il emmena le jeunehomme.

Un élégant carrosse attendait en bas, et comme il était atteléde deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.

Milady Clarick reçut gracieusement d’Artagnan. Son hôtelétait d’une somptuosité remarquable ; et, bien que la plupart

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des Anglais, chassés par la guerre, quittassent la France, oufussent sur le point de la quitter, Milady venait de faire fairechez elle de nouvelles dépenses : ce qui prouvait que la mesuregénérale qui renvoyait les Anglais ne la regardait pas.

« Vous voyez, dit Lord de Winter en présentant d’Artagnan àsa sœur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre sesmains, et qui n’a point voulu abuser de ses avantages, quoiquenous fussions deux fois ennemis, puisque c’est moi qui l’ai in-sulté, et que je suis anglais. Remerciez-le donc, madame, si

 vous avez quelque amitié pour moi. »Milady fronça légèrement le sourcil ; un nuage à peine vi-

sible passa sur son front, et un sourire tellement étrange appa-rut sur ses lèvres, que le jeune homme, qui vit cette triple

nuance, en eut comme un frisson.Le frère ne vit rien ; il s’était retourné pour jouer avec le

singe favori de Milady, qui l’avait tiré par son pourpoint.« Soyez le bienvenu, monsieur, dit Milady d’une voix dont la

douceur singulière contrastait avec les symptômes de mau- vaise humeur que venait de remarquer d’Artagnan, vous avezacquis aujourd’hui des droits éternels à ma reconnaissance. »

L’Anglais alors se retourna et raconta le combat sansomettre un détail. Milady l’écouta avec la plus grande atten-

tion ; cependant on voyait facilement, quelque effort qu’elle fîtpour cacher ses impressions, que ce récit ne lui était pointagréable. Le sang lui montait à la tête, et son petit pied s’agi-tait impatiemment sous sa robe.

Lord de Winter ne s’aperçut de rien. Puis, lorsqu’il eut fini, ils’approcha d’une table où étaient servis sur un plateau unebouteille de vin d’Espagne et des verres. Il emplit deux verreset d’un signe invita d’Artagnan à boire.

D’Artagnan savait que c’était fort désobliger un Anglais quede refuser de toaster avec lui. Il s’approcha donc de la table, etprit le second verre. Cependant il n’avait point perdu de vueMilady, et dans la glace il s’aperçut du changement qui venaitde s’opérer sur son visage. Maintenant qu’elle croyait n’êtreplus regardée, un sentiment qui ressemblait à de la férocitéanimait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à bellesdents.

Cette jolie petite soubrette, que d’Artagnan avait déjà remar-quée, entra alors ; elle dit en anglais quelques mots à Lord de

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Winter, qui demanda aussitôt à d’Artagnan la permission de seretirer, s’excusant sur l’urgence de l’affaire qui l’appelait, etchargeant sa sœur d’obtenir son pardon.

D’Artagnan échangea une poignée de main avec Lord de

Winter et revint près de Milady. Le visage de cette femme,avec une mobilité surprenante, avait repris son expression gra-cieuse, seulement quelques petites taches rouges disséminéessur son mouchoir indiquaient qu’elle s’était mordu les lèvres

 jusqu’au sang.Ses lèvres étaient magnifiques, on eût dit du corail.La conversation prit une tournure enjouée. Milady paraissait

s’être entièrement remise. Elle raconta que Lord de Wintern’était que son beau-frère et non son frère : elle avait épousé

un cadet de famille qui l’avait laissée veuve avec un enfant. Cetenfant était le seul héritier de Lord de Winter, si Lord de Win-ter ne se mariait point. Tout cela laissait voir à d’Artagnan un

 voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pasencore sous ce voile.

 Au reste, au bout d’une demi-heure de conversation, d’Arta-gnan était convaincu que Milady était sa compatriote : elle par-lait le français avec une pureté et une élégance qui ne lais-saient aucun doute à cet égard.

D’Artagnan se répandit en propos galants et en protestationsde dévouement. À toutes les fadaises qui échappèrent à notreGascon, Milady sourit avec bienveillance. L’heure de se retirerarriva. D’Artagnan prit congé de Milady et sortit du salon leplus heureux des hommes.

Sur l’escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frôladoucement en passant, et, tout en rougissant jusqu’aux yeux,lui demanda pardon de l’avoir touché, d’une voix si douce, quele pardon lui fut accordé à l’instant même.

D’Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux quela veille. Lord de Winter n’y était point, et ce fut Milady qui luifit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendreun grand intérêt à lui, lui demanda d’où il était, quels étaientses amis, et s’il n’avait pas pensé quelquefois à s’attacher auservice de M. le cardinal.

D’Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour ungarçon de vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur Mila-dy ; il lui fit un grand éloge de Son Éminence, lui dit qu’il n’eût

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point manqué d’entrer dans les gardes du cardinal au lieu d’en-trer dans les gardes du roi, s’il eût connu par exemple M. deCavois au lieu de connaître M. de Tréville.

Milady changea de conversation sans affectation aucune, et

demanda à d’Artagnan de la façon la plus négligée du mondes’il n’avait jamais été en Angleterre.D’Artagnan répondit qu’il y avait été envoyé par M. de Tré-

 ville pour traiter d’une remonte de chevaux et qu’il en avaitmême ramené quatre comme échantillon.

Milady, dans le cours de la conversation, se pinça deux outrois fois les lèvres : elle avait affaire a un Gascon qui jouaitserré.

 À la même heure que la veille d’Artagnan se retira. Dans le

corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c’était le nom de lasoubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de mysté-rieuse bienveillance à laquelle il n’y avait point à se tromper.Mais d’Artagnan était si préoccupé de la maîtresse, qu’il ne re-marquait absolument que ce qui venait d’elle.

D’Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlende-main, et chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.

Chaque fois aussi, soit dans l’antichambre, soit dans le corri-dor, soit sur l’escalier, il rencontrait la jolie soubrette.

Mais, comme nous l’avons dit, d’Artagnan ne faisait aucuneattention à cette persistance de la pauvre Ketty.

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Chapitre

32Un dîner de procureur 

Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle sibrillant ne lui avait pas fait oublier le dîner auquel l’avait invitéla femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se fit

donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s’achemi-na vers la rue aux Ours, du pas d’un homme qui est en doublebonne fortune.

Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme celui de d’Arta-gnan, d’un jeune et impatient amour. Non, un intérêt plus ma-tériel lui fouettait le sang, il allait enfin franchir ce seuil mysté-rieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient monté, un à un,les vieux écus de maître Coquenard.

Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois il avait vu

l’image dans ses rêves ; bahut de forme longue et profonde, ca-denassé, verrouillé, scellé au sol ; bahut dont il avait si souvententendu parler, et que les mains un peu sèches, il est vrai,mais non pas sans élégance de la procureuse, allaient ouvrir àses regards admirateurs.

Et puis lui, l’homme errant sur la terre, l’homme sans for-tune, l’homme sans famille, le soldat habitué aux auberges, auxcabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour laplupart du temps de s’en tenir aux lippées de rencontre, il al-

lait tâter des repas de ménage, savourer un intérieur confor-table, et se laisser faire à ces petits soins, qui, plus on est dur,plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.

 Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les jours à unebonne table, dérider le front jaune et plissé du vieux procureur,plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bas-sette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pra-tiques, et en leur gagnant par manière d’honoraires, pour la

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leçon qu’il leur donnerait en une heure, leurs économies d’unmois, tout cela souriait énormément à Porthos.

Le mousquetaire se retraçait bien, de-ci, de-là, les mauvaispropos qui couraient dès ce temps-là sur les procureurs et qui

leur ont survécu : la lésine, la rognure, les jours de jeûne, maiscomme, après tout, sauf quelques accès d’économie que Por-thos avait toujours trouvés fort intempestifs, il avait vu la pro-cureuse assez libérale, pour une procureuse, bien entendu, ilespéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur.

Cependant, à la porte, le mousquetaire eut quelques doutes,l’abord n’était point fait pour engager les gens : allée puante etnoire, escalier mal éclairé par des barreaux au travers des-quels filtrait le jour gris d’une cour voisine ; au premier une

porte basse et ferrée d’énorme clous comme la porte principaledu Grand-Châtelet.

Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pâle et enfoui sousune forêt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l’air d’unhomme forcé de respecter à la fois dans un autre la haute taillequi indique la force, l’habit militaire qui indique l’état, et lamine vermeille qui indique l’habitude de bien vivre.

 Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plusgrand derrière le second, saute-ruisseau de douze ans derrière

le troisième.En tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, annon-

çait une étude des plus achalandées.Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu’à une heure, de-

puis midi la procureuse avait l’œil au guet et comptait sur lecœur et peut-être aussi sur l’estomac de son adorateur pour luifaire devancer l’heure.

Mme Coquenard arriva donc par la porte de l’appartement,presque en même temps que son convive arrivait par la portede l’escalier, et l’apparition de la digne dame le tira d’un grandembarras. Les clercs avaient l’œil curieux, et lui, ne sachanttrop que dire à cette gamme ascendante et descendante, de-meurait la langue muette.

« C’est mon cousin, s’écria la procureuse ; entrez donc, en-trez donc, monsieur Porthos. »

Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent àrire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrèrentdans leur gravité.

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On arriva dans le cabinet du procureur après avoir traversél’antichambre où étaient les clercs, et l’étude où ils auraient dûêtre : cette dernière chambre était une sorte de salle noire etmeublée de paperasses. En sortant de l’étude on laissa la cui-

sine à droite, et l’on entra dans la salle de réception.Toutes ces pièces qui se commandaient n’inspirèrent point àPorthos de bonnes idées. Les paroles devaient s’entendre deloin par toutes ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait

 jeté un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et ils’avouait à lui-même, à la honte de la procureuse et à songrand regret, à lui, qu’il n’y avait pas vu ce feu, cette anima-tion, ce mouvement qui, au moment d’un bon repas, règnentordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise.

Le procureur avait sans doute été prévenu de cette visite, caril ne témoigna aucune surprise à la vue de Porthos, qui s’avan-ça jusqu’à lui d’un air assez dégagé et le salua courtoisement.

« Nous sommes cousins, à ce qu’il paraît, monsieur Porthos ?» dit le procureur en se soulevant à la force des bras sur sonfauteuil de canne.

Le vieillard, enveloppé dans un grand pourpoint noir où seperdait son corps fluet, était vert et sec ; ses petits yeux grisbrillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa

bouche grimaçante, la seule partie de son visage où la vie fûtdemeurée. Malheureusement les jambes commençaient à refu-ser le service à toute cette machine osseuse ; depuis cinq ousix mois que cet affaiblissement s’était fait sentir, le digne pro-cureur était à peu près devenu l’esclave de sa femme.

Le cousin fut accepté avec résignation, voilà tout. Maître Co-quenard ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos.

« Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se déconcer-ter Porthos, qui, d’ailleurs, n’avait jamais compté être reçu parle mari avec enthousiasme.

– Par les femmes, je crois ? » dit malicieusement leprocureur.

Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naï- veté dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, quisavait que le procureur naïf était une variété for rare dans l’es-pèce, sourit un peu et rougit beaucoup.

Maître Coquenard avait, dès l’arrivée de Porthos, jeté les yeux avec inquiétude sur une grande armoire placée en face de

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son bureau de chêne. Porthos comprit que cette armoire, quoi-qu’elle ne répondît point par la forme à celle qu’il avait vuedans ses songes, devait être le bienheureux bahut, et il s’ap-plaudit de ce que la réalité avait six pieds de plus en hauteur

que le rêve.Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigationsgénéalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l’ar-moire sur Porthos, il se contenta de dire :

« Monsieur notre cousin, avant son départ pour la campagne,nous fera bien la grâce de dîner une fois avec nous, n’est-cepas, madame Coquenard ! »

Cette fois, Porthos reçut le coup en plein estomac et le sen-tit ; il paraît que de son côté Mme Coquenard non plus n’y fut

pas insensible, car elle ajouta :« Mon cousin ne reviendra pas s’il trouve que nous le trai-

tons mal ; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps àpasser à Paris, et par conséquent à nous voir, pour que nous nelui demandions pas presque tous les instants dont il peut dispo-ser jusqu’à son départ.

– Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! où êtes-vous ? »murmura Coquenard. Et il essaya de sourire.

Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était

attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mous-quetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.

Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans la salle à man-ger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.

Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti dans la maisondes parfums inaccoutumés, étaient d’une exactitude militaire,et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu’ils étaient às’asseoir. On les voyait d’avance remuer les mâchoires avecdes dispositions effrayantes.

« Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois af-famés, car le saute-ruisseau n’était pas, comme on le pensebien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! à laplace de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands.On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé depuis sixsemaines. »

Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettespar Mme Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint en aidepour rouler son mari jusqu’à la table.

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 À peine entré, il remua le nez et les mâchoires à l’exemple deses clercs.

« Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! »« Que diable sentent-ils donc d’extraordinaire dans ce po-

tage ? » dit Porthos à l’aspect d’un bouillon pâle, abondant,mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes na-geaient rares comme les îles d’un archipel.

Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle, tout le mondes’assit avec empressement.

Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuiteMme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtessans bouillon aux clercs impatients.

En ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrit d’elle-

même en criant, et Porthos, à travers les battants entrebâillés,aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin,mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salleà manger.

 Après le potage la servante apporta une poule bouillie ; ma-gnificence qui fit dilater les paupières des convives, de telle fa-çon qu’elles semblaient prêtes à se fendre.

« On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard,dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilà certes

une galanterie que vous faites à votre cousin. »La pauvre poule était maigre et revêtue d’une de ces grosses

peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs ef-forts ; il fallait qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de latrouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour mourir de

 vieillesse.« Diable ! pensa Porthos, voilà qui est fort triste ; je respecte

la vieillesse, mais j’en fais peu de cas bouillie ou rôtie. »Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était parta-

gée ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flam-boyants, qui dévoraient d’avance cette sublime poule, objet deses mépris.

Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement lesdeux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de sonmari ; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-même ; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui ve-nait de l’apporter, l’animal qui s’en retourna presque intact, etqui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps

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Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever samoustache et à froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Co-quenard vint tout doucement lui conseiller la patience.

Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés

inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une significa-tion terrible pour les clercs : sur un regard du procureur, ac-compagné d’un sourire de Mme Coquenard, ils se levèrent len-tement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement en-core, puis ils saluèrent et partirent.

« Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant »,dit gravement le procureur.

Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d’un buffetun morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau

qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop de

mets ; Porthos se pinça les lèvres, parce qu’il voyait qu’il n’yavait pas de quoi dîner.

Il regarda si le plat de fèves était encore là, le plat de fèvesavait disparu.

« Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitantsur sa chaise, véritable festin, epulae epularum ; Lucullus dînechez Lucullus. »

Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéraqu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait ; mais le vinmanquait, la bouteille était vide ; M. et Mme Coquenardn’eurent point l’air de s’en apercevoir.

« C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu. »Il passa la langue sur une petite cuillerée de confitures, et

s’englua les dents dans la pâte collante de Mme Coquenard.« Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommé. Ah ! si je

n’avais pas l’espoir de regarder avec Mme Coquenard dansl’armoire de son mari ! »

Maître Coquenard, après les délices d’un pareil repas, qu’ilappelait un excès, éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthosespérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la loca-lité même ; mais le procureur maudit ne voulut entendre à rien: il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu’il ne futpas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus deprécaution encore, il posa ses pieds.

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La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine etl’on commença de poser les bases de la réconciliation.

« Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit MmeCoquenard.

– Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser ; d’ailleurs, il fautque je songe à mon équipement.– C’est vrai, dit la procureuse en gémissant… c’est ce mal-

heureux équipement.– Hélas ! oui, dit Porthos, c’est lui.– Mais de quoi donc se compose l’équipement de votre corps,

monsieur Porthos ?– Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires,

comme vous savez, sont soldats d’élite, et il leur faut beaucoup

d’objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.– Mais encore, détaillez-le-moi.– Mais cela peut aller à… », dit Porthos, qui aimait mieux dis-

cuter le total que le menu.La procureuse attendait frémissante.« À combien ? dit-elle, j’espère bien que cela ne passe point…

»Elle s’arrêta, la parole lui manquait.« Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq

cents livres ; je crois même qu’en y mettant de l’économie,avec deux mille livres je m’en tirerai.

– Bon Dieu, deux mille livres ! s’écria-t-elle, mais c’est unefortune. »

Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coque-nard la comprit.

« Je demandais le détail, dit-elle, parce qu’ayant beaucoup deparents et de pratiques dans le commerce, j’étais presque sûred’obtenir les choses à cent pour cent au-dessous du prix où

 vous les payeriez vous-même.– Ah ! ah ! fit Porthos, si c’est cela que vous avez voulu dire !– Oui, cher monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas

d’abord un cheval ?– Oui, un cheval.– Eh bien, justement j’ai votre affaire.– Ah ! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui va bien quant à

mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui

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se compose d’objets qu’un mousquetaire seul peut acheter, etqui ne montera pas, d’ailleurs, à plus de trois cents livres.

– Trois cents livres : alors mettons trois cents livres » dit laprocureuse avec un soupir.

Porthos sourit : on se souvient qu’il avait la selle qui lui ve-nait de Buckingham, c’était donc trois cents livres qu’il comp-tait mettre sournoisement dans sa poche.

« Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma va-lise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en préoccu-piez, je les ai.

– Un cheval pour votre laquais ? reprit en hésitant la procu-reuse ; mais c’est bien grand seigneur, mon ami.

– Eh ! madame ! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis un

croquant, par hasard ?– Non ; je vous disais seulement qu’un joli mulet avait quel-

quefois aussi bon air qu’un cheval, et qu’il me semble qu’en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton…

– Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j’ai vude très grands seigneurs espagnols dont toute la suite était àmulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, unmulet avec des panaches et des grelots ?

– Soyez tranquille, dit la procureuse.

– Reste la valise, reprit Porthos.– Oh ! que cela ne vous inquiète point, s’écria Mme Coque-

nard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez lameilleure ; il y en a une surtout qu’il affectionnait dans ses

 voyages, et qui est grande à tenir un monde.– Elle est donc vide, votre valise ? demanda naïvement

Porthos.– Assurément qu’elle est vide, répondit naïvement de son cô-

té la procureuse.– Ah ! mais la valise dont j’ai besoin est une valise bien gar-

nie, ma chère. »Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Molière n’avait

pas encore écrit sa scène de l’Avare. Mme Coquenard a donc lepas sur Harpagon.

Enfin le reste de l’équipement fut successivement débattu dela même manière ; et le résultat de la scène fut que la procu-reuse demanderait à son mari un prêt de huit cents livres en

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argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l’hon-neur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton.

Ces conditions arrêtées, et les intérêts stipulés ainsi quel’époque du remboursement, Porthos prit congé de Mme

Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prétexta les exigences du service, etil fallut que la procureuse cédât le pas au roi.

Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mau- vaise humeur.

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Chapitre

33Soubrette et maîtresse

Cependant, comme nous l’avons dit, malgré les cris de saconscience et les sages conseils d’Athos, d’Artagnan devenaitd’heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne

manquait-il pas tous les jours d’aller lui faire une cour à la-quelle l’aventureux Gascon était convaincu qu’elle ne pouvait,tôt ou tard, manquer de répondre.

Un soir qu’il arrivait le nez au vent, léger comme un hommequi attend une pluie d’or, il rencontra la soubrette sous laporte cochère ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contentapoint de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main.

« Bon ! fit d’Artagnan, elle est chargée de quelque messagepour moi de la part de sa maîtresse ; elle va m’assigner

quelque rendez-vous qu’on n’aura pas osé me donner de vive voix. »

Et il regarda la belle enfant de l’air le plus vainqueur qu’ilput prendre.

« Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le cheva-lier…, balbutia la soubrette.

– Parle, mon enfant, parle, dit d’Artagnan, j’écoute.– Ici, impossible : ce que j’ai à vous dire est trop long et sur-

tout trop secret.

– Eh bien, mais comment faire alors ?– Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement

Ketty.– Où tu voudras, ma belle enfant.– Alors, venez. »Et Ketty, qui n’avait point lâché la main de d’Artagnan, l’en-

traîna par un petit escalier sombre et tournant, et, après luiavoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte.

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« Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seulset nous pourrons causer.

– Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? deman-da d’Artagnan.

– C’est la mienne, monsieur le chevalier ; elle communiqueavec celle de ma maîtresse par cette porte. Mais soyez tran-quille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais ellene se couche qu’à minuit. »

D’Artagnan jeta un coup d’œil autour de lui. La petitechambre était charmante de goût et de propreté ; mais, malgrélui, ses yeux se fixèrent sur cette porte que Ketty lui avait ditconduire à la chambre de Milady.

Ketty devina ce qui se passait dans l’âme du jeune homme et

poussa un soupir.« Vous aimez donc bien ma maîtresse, monsieur le chevalier,

dit-elle.– Oh ! plus que je ne puis dire ! j’en suis fou ! »Ketty poussa un second soupir.« Hélas ! monsieur, dit-elle, c’est bien dommage !– Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ? demanda

d’Artagnan.– C’est que, monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous

aime pas du tout.– Hein ! fit d’Artagnan, t’aurait-elle chargée de me le dire ?– Oh ! non pas, monsieur ! mais c’est moi qui, par intérêt

pour vous, ai pris la résolution de vous en prévenir.– Merci, ma bonne Ketty, mais de l’intention seulement, car

la confidence, tu en conviendras, n’est point agréable.– C’est-à-dire que vous ne croyez point à ce que je vous ai dit,

n’est-ce pas ?– On a toujours peine à croire de pareilles choses, ma belle

enfant, ne fût-ce que par amour-propre.– Donc vous ne me croyez pas ?– J’avoue que jusqu’à ce que tu daignes me donner quelques

preuves de ce que tu avances…– Que dites-vous de celle-ci ? »Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.« Pour moi ? dit d’Artagnan en s’emparant vivement de la

lettre.– Non, pour un autre.

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– Pour un autre ?– Oui.– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan.– Voyez l’adresse.

– M. le comte de Wardes. »Le souvenir de la scène de Saint-Germain se présenta aussi-tôt à l’esprit du présomptueux Gascon ; par un mouvement ra-pide comme la pensée, il déchira l’enveloppe malgré le cri quepoussa Ketty en voyant ce qu’il allait faire, ou plutôt ce qu’ilfaisait.

« Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, dit-elle, que faites- vous ?

– Moi, rien ! » dit d’Artagnan, et il lut :

« Vous n’avez pas répondu à mon premier billet ; êtes-vousdonc souffrant, ou bien auriez-vous oublié quels yeux vous mefîtes au bal de Mme de Guise ? Voici l’occasion, comte ! ne lalaissez pas échapper. »

D’Artagnan pâlit ; il était blessé dans son amour-propre, il secrut blessé dans son amour.

« Pauvre cher monsieur d’Artagnan ! dit Ketty d’une voixpleine de compassion et en serrant de nouveau la main du

 jeune homme.

– Tu me plains, bonne petite ! dit d’Artagnan.– Oh ! oui, de tout mon cœur ! car je sais ce que c’est que

l’amour, moi !– Tu sais ce que c’est que l’amour ? dit d’Artagnan la regar-

dant pour la première fois avec une certaine attention.– Hélas ! oui.– Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux

de m’aider à me venger de ta maîtresse.– Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ? Je

 voudrais triompher d’elle, supplanter mon rival.– Je ne vous aiderai jamais à cela, monsieur le chevalier ! dit

 vivement Ketty.– Et pourquoi cela ? demanda d’Artagnan.– Pour deux raisons.– Lesquelles ?– La première, c’est que jamais ma maîtresse ne vous a aimé.– Qu’en sais-tu ?– Vous l’avez blessée au cœur.

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– Moi ! en quoi puis-je l’avoir blessée, moi qui, depuis que jela connais, vis à ses pieds comme un esclave ! parle, je t’enprie.

– Je n’avouerais jamais cela qu’à l’homme… qui lirait jus-

qu’au fond de mon âme ! »D’Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune filleétait d’une fraîcheur et d’une beauté que bien des duchesseseussent achetées de leur couronne.

« Ketty, dit-il, je lirai jusqu’au fond de ton âme quand tu vou-dras ; qu’à cela ne tienne, ma chère enfant. »

Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devintrouge comme une cerise.

« Oh ! non, s’écria Ketty, vous ne m’aimez pas ! C’est ma

maîtresse que vous aimez, vous me l’avez dit tout à l’heure.– Et cela t’empêche-t-il de me faire connaître la seconde

raison ?– La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty en-

hardie par le baiser d’abord et ensuite par l’expression des yeux du jeune homme, c’est qu’en amour chacun pour soi. »

 Alors seulement d’Artagnan se rappela les coups d’œil lan-guissants de Ketty, ses rencontres dans l’antichambre, sur l’es-calier, dans le corridor, ses frôlements de main chaque fois

qu’elle le rencontrait, et ses soupirs étouffés ; mais, absorbépar le désir de plaire à la grande dame, il avait dédaigné lasoubrette : qui chasse l’aigle ne s’inquiète pas du passereau.

Mais cette fois notre Gascon vit d’un seul coup d’œil tout leparti qu’on pouvait tirer de cet amour que Ketty venaitd’avouer d’une façon si naïve ou si effrontée : interception deslettres adressées au comte de Wardes, intelligences dans laplace, entrée à toute heure dans la chambre de Ketty, contiguëà celle de sa maîtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiaitdéjà en idée la pauvre fille pour obtenir Milady de gré ou deforce.

« Eh bien, dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma chère Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?

– De quel amour ? demanda la jeune fille.– De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi.– Et quelle est cette preuve ?– Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe

ordinairement avec ta maîtresse ?

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perdre mon crédit près de Son Éminence… Oh ! je me vengerai !

– Je croyais que madame l’aimait ?– Moi, l’aimer ! je le déteste ! Un niais, qui tient la vie de

Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui mefait perdre trois cent mille livres de rente !– C’est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul héritier de son

oncle, et jusqu’à sa majorité vous auriez eu la jouissance de safortune. »

D’Artagnan frissonna jusqu’à la moelle des os en entendantcette suave créature lui reprocher, avec cette voix stridentequ’elle avait tant de peine à cacher dans la conversation, den’avoir pas tué un homme qu’il l’avait vue combler d’amitié.

« Aussi, continua Milady, je me serais déjà vengée sur lui-même, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m’avait recom-mandé de le ménager.

– Oh ! oui, mais madame n’a point ménagé cette petitefemme qu’il aimait.

– Oh ! la mercière de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu’il n’apas déjà oublié qu’elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! »

Une sueur froide coulait sur le front de d’Artagnan : c’étaitdonc un monstre que cette femme.

Il se remit à écouter, mais malheureusement la toilette étaitfinie.

« C’est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tâchezenfin d’avoir une réponse à cette lettre que je vous ai donnée.

– Pour M. de Wardes ? dit Ketty.– Sans doute, pour M. de Wardes.– En voilà un, dit Ketty, qui m’a bien l’air d’être tout le

contraire de ce pauvre M. d’Artagnan.– Sortez, mademoiselle, dit Milady, je n’aime pas les

commentaires. »D’Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit

de deux verrous que mettait Milady afin de s’enfermer chezelle ; de son côté, mais le plus doucement qu’elle put, Kettydonna à la serrure un tour de clef ; d’Artagnan alors poussa laporte de l’armoire.

« O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu’avez-vous ? et comme vous êtes pâle !

– L’abominable créature ! murmura d’Artagnan.

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D’Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais commec’était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre latête, tout en faisant sa cour à Milady il avait bâti dans son es-prit un petit plan.

Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chezelle pour avoir des nouvelles. Ketty avait été fort grondée, onl’avait accusée de négligence. Milady ne comprenait rien au si-lence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonné d’entrerchez elle à neuf heures du matin pour y prendre une troisièmelettre.

D’Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez luicette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ceque voulut son amant : elle était folle.

Les choses se passèrent comme la veille : d’Artagnan s’enfer-ma dans son armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoyaKetty et referma sa porte. Comme la veille d’Artagnan ne ren-tra chez lui qu’à cinq heures du matin.

 À onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait à la main unnouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n’essayapas même de le disputer à d’Artagnan ; elle le laissa faire ; elleappartenait corps et âme à son beau soldat.

D’Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :

« Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire que je vous aime. Prenez garde que je ne vous écrive une qua-trième pour vous dire que je vous déteste.

« Si vous vous repentez de la façon dont vous avez agi avecmoi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira dequelle manière un galant homme peut obtenir son pardon. »

D’Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet.« Oh ! vous l’aimez toujours ! dit Ketty, qui n’avait pas dé-

tourné un instant les yeux du visage du jeune homme.– Non, Ketty, tu te trompes, je ne l’aime plus ; mais je veux

me venger de ses mépris.– Oui, je connais votre vengeance ; vous me l’avez dite.– Que t’importe, Ketty ! tu sais bien que c’est toi seule que

 j’aime.– Comment peut-on savoir cela ?– Par le mépris que je ferai d’elle. »Ketty soupira.D’Artagnan prit une plume et écrivit :

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« Madame, jusqu’ici j’avais douté que ce fût bien à moi que vos deux premiers billets eussent été adressés, tant je mecroyais indigne d’un pareil honneur ; d’ailleurs j’étais si souf-frant, que j’eusse en tout cas hésité à y répondre.

« Mais aujourd’hui il faut bien que je croie à l’excès de vosbontés, puisque non seulement votre lettre, mais encore votresuivante, m’affirme que j’ai le bonheur d’être aimé de vous.

« Elle n’a pas besoin de me dire de quelle manière un galanthomme peut obtenir son pardon. J’irai donc vous demander lemien ce soir à onze heures. Tarder d’un jour serait à mes yeux,maintenant, vous faire une nouvelle offense.

« Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.« Comte DE WARDES. »

Ce billet était d’abord un faux, c’était ensuite une indélica-tesse ; c’était même, au point de vue de nos mœurs actuelles,quelque chose comme une infamie ; mais on se ménageaitmoins à cette époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleursd’Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable detrahison à des chefs plus importants, et il n’avait pour ellequ’une estime fort mince. Et cependant malgré ce peud’estime, il sentait qu’une passion insensée le brûlait pourcette femme. Passion ivre de mépris, mais passion ou soif,

comme on voudra.L’intention de d’Artagnan était bien simple : par la chambre

de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse ; il profitait du pre-mier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompherd’elle ; peut-être aussi échouerait-il, mais il fallait bien donnerquelque chose au hasard. Dans huit jours la campagne s’ou-

 vrait, et il fallait partir ; d’Artagnan n’avait pas le temps de fi-ler le parfait amour.

« Tiens, dit le jeune homme en remettant à Ketty le billettout cacheté, donne cette lettre à Milady ; c’est la réponse deM. de Wardes. »

La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait dece que contenait le billet.

« Écoute, ma chère enfant, lui dit d’Artagnan, tu comprendsqu’il faut que tout cela finisse d’une façon ou de l’autre ; Mila-dy peut découvrir que tu as remis le premier billet à mon valet,au lieu de le remettre au valet du comte ; que c’est moi qui aidécacheté les autres qui devaient être décachetés par M. de

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Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce n’est pasune femme à borner là sa vengeance.

– Hélas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée à tout cela ?– Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune

homme, aussi je t’en suis bien reconnaissant, je te le jure.– Mais enfin, que contient votre billet ?– Milady te le dira.– Ah ! vous ne m’aimez pas ! s’écria Ketty, et je suis bien

malheureuse ! » À ce reproche il y a une réponse à laquelle les femmes se

trompent toujours ; d’Artagnan répondit de manière que Kettydemeurât dans la plus grande erreur.

Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à re-

mettre cette lettre à Milady, mais enfin elle se décida, c’esttout ce que voulait d’Artagnan.

D’ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heurede chez sa maîtresse, et qu’en sortant de chez sa maîtresse ilmonterait chez elle.

Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.

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Chapitre

34Où il est traité de l'équipement d'Aramis etde Porthos

Depuis que les quatre amis étaient chacun à la chasse de sonéquipement, il n’y avait plus entre eux de réunion arrêtée. On

dînait les uns sans les autres, où l’on se trouvait, ou plutôt oùl’on pouvait. Le service, de son côté, prenait aussi sa part de cetemps précieux, qui s’écoulait si vite. Seulement on étaitconvenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, aulogis d’Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu’ilavait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.

C’était le jour même où Ketty était venue trouver d’Artagnanchez lui, jour de réunion.

 À peine Ketty fut-elle sortie, que d’Artagnan se dirigea versla rue Férou.

Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avaitquelques velléités de revenir à la soutane. Athos, selon ses ha-bitudes, ne le dissuadait ni ne l’encourageait. Athos était pourqu’on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais deconseils qu’on ne les lui demandât. Encore fallait-il les lui de-mander deux fois.

« En général, on ne demande de conseils, disait-il, que pourne les pas suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir quel-qu’un à qui l’on puisse faire le reproche de les avoir donnés. »

Porthos arriva un instant après d’Artagnan. Les quatre amisse trouvaient donc réunis.

Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents :celui de Porthos la tranquillité, celui de d’Artagnan l’espoir, ce-lui d’Aramis l’inquiétude, celui d’Athos l’insouciance.

 Au bout d’un instant de conversation dans laquelle Porthoslaissa entrevoir qu’une personne haut placée avait bien voulu

se charger de le tirer d’embarras, Mousqueton entra.

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Il venait prier Porthos de passer à son logis, où, disait-il d’unair fort piteux, sa présence était urgente.

« Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos.– Oui et non, répondit Mousqueton.

– Mais enfin que veux-tu dire ?…– Venez, monsieur. »Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.« Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette dou-

ceur de langage que l’on remarquait en lui chaque fois que sesidées le ramenaient vers l’église…

– Un homme attend monsieur à la maison, répondit Bazin.– Un homme ! quel homme ?

– Un mendiant.– Faites-lui l’aumône, Bazin, et dites-lui de prier pour un

pauvre pécheur.– Ce mendiant veut à toute force vous parler, et prétend que

 vous serez bien aise de le voir.– N’a-t-il rien dit de particulier pour moi ?– Si fait. “Si M. Aramis, a-t-il dit, hésite à me venir trouver,

 vous lui annoncerez que j’arrive de Tours.”– De Tours ? s’écria Aramis ; messieurs, mille pardons, mais

sans doute cet homme m’apporte des nouvelles que j’attendais.»

Et, se levant aussitôt, il s’éloigna rapidement.Restèrent Athos et d’Artagnan.« Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire. Qu’en

pensez-vous, d’Artagnan ? dit Athos.– Je sais que Porthos était en bon train, dit d’Artagnan ; et

quant à Aramis, à vrai dire, je n’en ai jamais été sérieusementinquiet : mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si généreu-sement distribué les pistoles de l’Anglais qui étaient votre bienlégitime, qu’allez-vous faire ?

– Je suis fort content d’avoir tué ce drôle, mon enfant, vu quec’est pain bénit que de tuer un Anglais : mais si j’avais empo-ché ses pistoles, elles me pèseraient comme un remords.

– Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des idéesinconcevables.

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– Passons, passons ! Que me disait donc M. de Tréville, quime fit l’honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces An-glais suspects que protège le cardinal ?

– C’est-à-dire que je rends visite à une Anglaise, celle dont je

 vous ai parlé.– Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous aidonné des conseils que naturellement vous vous êtes bien gar-dé de suivre.

– Je vous ai donné mes raisons.– Oui ; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que

 vous m’avez dit.– Point du tout ! j’ai acquis la certitude que cette femme était

pour quelque chose dans l’enlèvement de Mme Bonacieux.

– Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vousfaites la cour à une autre : c’est le chemin le plus long, mais leplus amusant.

D’Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos ; mais unpoint l’arrêta : Athos était un gentilhomme sévère sur le pointd’honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre amou-reux avait arrêté à l’endroit de Milady, certaines choses qui,d’avance, il en était sûr, n’obtiendraient pas l’assentiment dupuritain ; il préféra donc garder le silence, et comme Athos

était l’homme le moins curieux de la terre, les confidences ded’Artagnan en étaient restées là.

Nous quitterons donc les deux amis, qui n’avaient rien debien important à se dire, pour suivre Aramis.

 À cette nouvelle, que l’homme qui voulait lui parler arrivaitde Tours, nous avons vu avec quelle rapidité le jeune hommeavait suivi ou plutôt devancé Bazin ; il ne fit donc qu’un saut dela rue Férou à la rue de Vaugirard.

En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de pe-tite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.

« C’est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.– C’est-à-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui

 vous appelez ainsi ?– Moi-même : vous avez quelque chose à me remettre ?– Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.– Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en

ouvrant un petit coffret de bois d’ébène incrusté de nacre, le voici, tenez.

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– C’est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. »En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait

à son maître, avait réglé son pas sur le sien, et était arrivépresque en même temps que lui ; mais cette célérité ne lui ser-

 vit pas à grand-chose ; sur l’invitation du mendiant, son maîtrelui fit signe de se retirer, et force lui fut d’obéir.Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui,

afin d’être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni l’entendre,et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par une ceinture decuir, il se mit à découdre le haut de son pourpoint, d’où il tiraune lettre.

 Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet, baisa l’écriture,et avec un respect presque religieux, il ouvrit l’épître qui

contenait ce qui suit :« Ami, le sort veut que nous soyons séparés quelque temps

encore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdussans retour. Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autrepart. Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la cam-pagne en beau et bon gentilhomme, et pensez à moi, qui baisetendrement vos yeux noirs.

« Adieu, ou plutôt au revoir ! »Le mendiant décousait toujours ; il tira une à une de ses

sales habits cent cinquante doubles pistoles d’Espagne, qu’ilaligna sur la table ; puis, il ouvrit la porte, salua et partit avantque le jeune homme, stupéfait, eût osé lui adresser une parole.

 Aramis alors relut la lettre, et s’aperçut que cette lettre avaitun post-scriptum.

« P.-S. – Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comteet grand d’Espagne. »

« Rêves dorés ! s’écria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, noussommes jeunes ! oui, nous aurons encore des jours heureux !Oh ! à toi, mon amour, mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, mabelle maîtresse ! »

Et il baisait la lettre avec passion, sans même regarder l’orqui étincelait sur la table.

Bazin gratta à la porte ; Aramis n’avait plus de raison pour letenir à distance ; il lui permit d’entrer.

Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et oublia qu’il venaitannoncer d’Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c’était quele mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos.

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Or, comme d’Artagnan ne se gênait pas avec Aramis, voyantque Bazin oubliait de l’annoncer, il s’annonça lui-même.

« Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d’Artagnan, si ce sont làles pruneaux qu’on nous envoie de Tours, vous en ferez mon

compliment au jardinier qui les récolte.– Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret :c’est mon libraire qui vient de m’envoyer le prix de ce poèmeen vers d’une syllabe que j’avais commencé là-bas.

– Ah ! vraiment ! dit d’Artagnan ; eh bien, votre libraire estgénéreux, mon cher Aramis, voilà tout ce que je puis vous dire.

– Comment, monsieur ! s’écria Bazin, un poème se vend sicher ! c’est incroyable ! Oh ! monsieur ! vous faites tout ce que

 vous voulez, vous pouvez devenir l’égal de M. de Voiture et de

M. de Benserade. J’aime encore cela, moi. Un poète, c’estpresque un abbé. Ah ! monsieur Aramis, mettez-vous doncpoète, je vous en prie.

– Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mêlez àla conversation. »

Bazin comprit qu’il était dans son tort ; il baissa la tête, etsortit.

« Ah ! dit d’Artagnan avec un sourire, vous vendez vos pro-ductions au poids de l’or : vous êtes bien heureux, mon ami ;

mais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute aussi de votre libraire. »

 Aramis rougit jusqu’au blanc des yeux, renfonça sa lettre, etreboutonna son pourpoint.

« Mon cher d’Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulezbien, aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous re-commencerons aujourd’hui à dîner ensemble en attendant que

 vous soyez riches à votre tour.– Ma foi ! dit d’Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps

que nous n’avons fait un dîner convenable ; et comme j’ai pourmon compte une expédition quelque peu hasardeuse à faire cesoir, je ne serais pas fâché, je l’avoue, de me monter un peu latête avec quelques bouteilles de vieux bourgogne.

– Va pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste pas non plus», dit Aramis, auquel la vue de l’or avait enlevé comme avec lamain ses idées de retraite.

Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa pochepour répondre aux besoins du moment, il enferma les autres

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dans le coffre d’ébène incrusté de nacre, où était déjà le fa-meux mouchoir qui lui avait servi de talisman.

Les deux amis se rendirent d’abord chez Athos, qui, fidèle auserment qu’il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire ap-

porter à dîner chez lui : comme il entendait à merveille les dé-tails gastronomiques, d’Artagnan et Aramis ne firent aucunedifficulté de lui abandonner ce soin important.

Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue duBac, ils rencontrèrent Mousqueton, qui, d’un air piteux, chas-sait devant lui un mulet et un cheval.

D’Artagnan poussa un cri de surprise, qui n’était pas exemptd’un mélange de joie.

« Ah ! mon cheval jaune ! s’écria-t-il. Aramis, regardez ce

cheval !– Oh ! l’affreux roussin ! dit Aramis.– Eh bien, mon cher, reprit d’Artagnan, c’est le cheval sur le-

quel je suis venu à Paris.– Comment, monsieur connaît ce cheval ? dit Mousqueton.– Il est d’une couleur originale, fit Aramis ; c’est le seul que

 j’aie jamais vu de ce poil-là.– Je le crois bien, reprit d’Artagnan, aussi je l’ai vendu trois

écus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne

 vaut certes pas dix-huit livres. Mais comment ce cheval setrouve-t-il entre tes mains, Mousqueton ?

– Ah ! dit le valet, ne m’en parlez pas, monsieur, c’est un af-freux tour du mari de notre duchesse !

– Comment cela, Mousqueton ?– Oui nous sommes vus d’un très bon œil par une femme de

qualité, la duchesse de… ; mais pardon ! mon maître m’a re-commandé d’être discret : elle nous avait forcés d’accepter unpetit souvenir, un magnifique genet d’Espagne et un mulet an-dalou, que c’était merveilleux à voir ; le mari a appris la chose,il a confisqué au passage les deux magnifiques bêtes qu’onnous envoyait, et il leur a substitué ces horribles animaux !

– Que tu lui ramènes ? dit d’Artagnan.– Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous

ne pouvons point accepter de pareilles montures en échangede celles que l’on nous avait promises.

– Non, pardieu, quoique j’eusse voulu voir Porthos sur monBouton-d’Or ; cela m’aurait donné une idée de ce que j’étais

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moi-même, quand je suis arrivé à Paris. Mais que nous ne t’ar-rêtions pas, Mousqueton ; va faire la commission de ton maître,

 va. Est-il chez lui ?– Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez !

» Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins,tandis que les deux amis allaient sonner à la porte de l’infortu-né Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il n’avaitgarde d’ouvrir. Ils sonnèrent donc inutilement.

Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant lePont-Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, ilatteignit la rue aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les ordresde son maître, cheval et mulet au marteau de la porte du pro-

cureur ; puis, sans s’inquiéter de leur sort futur, il s’en revinttrouver Porthos et lui annonça que sa commission était faite.

 Au bout d’un certain temps, les deux malheureuses bêtes, quin’avaient pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en sou-levant et en laissant retomber le marteau de la porte, que leprocureur ordonna à son saute-ruisseau d’aller s’informer dansle voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet.

Mme Coquenard reconnut son présent, et ne comprit riend’abord à cette restitution ; mais bientôt la visite de Porthos

l’éclaira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousque-taire, malgré la contrainte qu’il s’imposait, épouvanta la sen-sible amante. En effet, Mousqueton n’avait point caché à sonmaître qu’il avait rencontré d’Artagnan et Aramis, et que d’Ar-tagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnaissur lequel il était venu à Paris, et qu’il avait vendu trois écus.

Porthos sortit après avoir donné rendez-vous à la procureusedans le cloître Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Por-thos partait, l’invita à dîner, invitation que le mousquetaire re-fusa avec un air plein de majesté.

Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloître Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l’y attendaient ;mais elle était fascinée par les grandes façons de Porthos.

Tout ce qu’un homme blessé dans son amour-propre peutlaisser tomber d’imprécations et de reproches sur la tête d’unefemme, Porthos le laissa tomber sur la tête courbée de laprocureuse.

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« Hélas ! dit-elle, j’ai fait pour le mieux. Un de nos clients estmarchand de chevaux, il devait de l’argent à l’étude, et s’estmontré récalcitrant. J’ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu’ilnous devait ; il m’avait promis deux montures royales.

– Eh bien, madame, dit Porthos, s’il vous devait plus de cinqécus, votre maquignon est un voleur.– Il n’est pas défendu de chercher le bon marché, monsieur

Porthos, dit la procureuse cherchant à s’excuser.– Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon marché

doivent permettre aux autres de chercher des amis plusgénéreux. »

Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.« Monsieur Porthos ! monsieur Porthos ! s’écria la procu-

reuse, j’ai tort, je le reconnais, je n’aurais pas dû marchanderquand il s’agissait d’équiper un cavalier comme vous ! »

Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout en-

touré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacsd’or sous les pieds.

« Arrêtez, au nom du Ciel ! monsieur Porthos, s’écria-t-elle,arrêtez et causons.

– Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.

– Mais, dites-moi, que demandez-vous ?– Rien, car cela revient au même que si je vous demandais

quelque chose. »La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l’élan

de sa douleur, elle s’écria :« Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-

 je ce que c’est qu’un cheval ? sais-je ce que c’est que desharnais ?

– Il fallait vous en rapporter à moi, qui m’y connais, ma-dame ; mais vous avez voulu ménager, et, par conséquent, prê-ter à usure.

– C’est un tort, monsieur Porthos, et je le réparerai sur maparole d’honneur.

– Et comment cela ? demanda le mousquetaire.– Écoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de

Chaulnes, qui l’a mandé. C’est pour une consultation qui dure-ra deux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous fe-rons nos comptes.

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– À la bonne heure ! voilà qui est parler, ma chère !– Vous me pardonnez ?– Nous verrons », dit majestueusement Porthos.Et tous deux se séparèrent en se disant : « À ce soir. »

« Diable ! pensa Porthos en s’éloignant, il me semble que jeme rapproche enfin du bahut de maître Coquenard. »

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Chapitre

35La nuit tous les chats sont gris

Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d’Arta-gnan, arriva enfin.

D’Artagnan, comme d’habitude, se présenta vers les neuf 

heures chez Milady. Il la trouva d’une humeur charmante ; ja-mais elle ne l’avait si bien reçu. Notre Gascon vit du premiercoup d’œil que son billet avait été remis, et ce billet faisait soneffet.

Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maîtresse lui fitune mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ;mais, hélas ! la pauvre fille était si triste, qu’elle ne s’aperçutmême pas de la bienveillance de Milady.

D’Artagnan regardait l’une après l’autre ces deux femmes, et

il était forcé de s’avouer que la nature s’était trompée en lesformant ; à la grande dame elle avait donné une âme vénale et

 vile, à la soubrette elle avait donné le cœur d’une duchesse. À dix heures Milady commença à paraître inquiète, d’Arta-

gnan comprit ce que cela voulait dire ; elle regardait la pen-dule, se levait, se rasseyait, souriait à d’Artagnan d’un air qui

 voulait dire : Vous êtes fort aimable sans doute, mais vous se-riez charmant si vous partiez !

D’Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa

main à baiser ; le jeune homme sentit qu’elle la lui serrait etcomprit que c’était par un sentiment non pas de coquetterie,mais de reconnaissance à cause de son départ.

« Elle l’aime diablement », murmura-t-il. Puis il sortit.Cette fois Ketty ne l’attendait aucunement, ni dans l’anti-

chambre, ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallutque d’Artagnan trouvât tout seul l’escalier et la petitechambre.

Ketty était assise la tête cachée dans ses mains, et pleurait.

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Elle entendit entrer d’Artagnan, mais elle ne releva point latête ; le jeune homme alla à elle et lui prit les mains, alors elleéclata en sanglots.

Comme l’avait présumé d’Artagnan, Milady, en recevant la

lettre, avait, dans le délire de sa joie, tout dit à sa suivante ;puis, en récompense de la manière dont cette fois elle avait faitla commission, elle lui avait donné une bourse. Ketty, en ren-trant chez elle, avait jeté la bourse dans un coin, où elle étaitrestée tout ouverte, dégorgeant trois ou quatre pièces d’or surle tapis.

La pauvre fille, à la voix de d’Artagnan, releva la tête.D’Artagnan lui-même fut effrayé du bouleversement de son vi-sage ; elle joignit les mains d’un air suppliant, mais sans oser

dire une parole.Si peu sensible que fût le cœur de d’Artagnan, il se sentit at-

tendri par cette douleur muette ; mais il tenait trop à ses pro- jets et surtout à celui-ci, pour rien changer au programme qu’ilavait fait d’avance. Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir de lefléchir, seulement il lui présenta son action comme une simple

 vengeance.Cette vengeance, au reste, devenait d’autant plus facile, que

Milady, sans doute pour cacher sa rougeur à son amant, avait

recommandé à Ketty d’éteindre toutes les lumières dans l’ap-partement, et même dans sa chambre, à elle. Avant le jour, M.de Wardes devait sortir, toujours dans l’obscurité.

 Au bout d’un instant on entendit Milady qui rentrait dans sachambre. D’Artagnan s’élança aussitôt dans son armoire. À peine y était-il blotti que la sonnette se fit entendre.

Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte ou- verte ; mais la cloison était si mince, que l’on entendait à peuprès tout ce qui se disait entre les deux femmes.

Milady semblait ivre de joie, elle se faisait répéter par Kettyles moindres détails de la prétendue entrevue de la soubretteavec de Wardes, comment il avait reçu sa lettre, comment ilavait répondu, quelle était l’expression de son visage, s’il pa-raissait bien amoureux ; et à toutes ces questions la pauvreKetty, forcée de faire bonne contenance, répondait d’une voixétouffée dont sa maîtresse ne remarquait même pas l’accentdouloureux, tant le bonheur est égoïste.

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Enfin, comme l’heure de son entretien avec le comte appro-chait, Milady fit en effet tout éteindre chez elle, et ordonna àKetty de rentrer dans sa chambre, et d’introduire de Wardesaussitôt qu’il se présenterait.

L’attente de Ketty ne fut pas longue. À peine d’Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l’appar-tement était dans l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette aumoment même où Ketty refermait la porte de communication.

« Qu’est-ce que ce bruit ? demanda Milady.– C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix ; moi, le comte de

Wardes.– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n’a pas même

pu attendre l’heure qu’il avait fixée lui-même !

– Eh bien, dit Milady d’une voix tremblante, pourquoin’entre-t-il pas ? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bienque je vous attends ! »

 À cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élançadans la chambre de Milady.

Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est cellede l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des pro-testations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.

D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait

pas prévue, la jalousie le mordait au cœur, et il souffraitpresque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mêmemoment dans la chambre voisine.

« Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui ser-rant tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heu-reuse de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont expriméchaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je

 vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque gage de vousqui me prouve que vous pensez à moi, et comme vous pourriezm’oublier, tenez. »

Et elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de Mi-

lady : c’était un magnifique saphir entouré de brillants.Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre,

mais Milady ajouta :« Non, non ; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous

me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix

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émue, un service bien plus grand que vous ne sauriezl’imaginer. »

« Cette femme est pleine de mystères », murmura en lui-même d’Artagnan.

En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit labouche pour dire à Milady qui il était, et dans quel but de ven-geance il était venu, mais elle ajouta :

« Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! »Le monstre, c’était lui.« Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font

encore souffrir ?– Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que

répondre.

– Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi etcruellement ! »

« Peste ! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’estpas encore venu. »

Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de cepetit dialogue : mais toutes les idées de vengeance qu’il avaitapportées s’étaient complètement évanouies. Cette femmeexerçait sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et l’ado-rait à la fois, il n’avait jamais cru que deux sentiments si

contraires pussent habiter dans le même cœur, et en se réunis-sant, former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.

Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer ;d’Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu’un

 vif regret de s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ilss’adressèrent réciproquement, une nouvelle entrevue futconvenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty espéraitpouvoir adresser quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passe-rait dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit elle-mêmedans l’obscurité et ne le quitta que sur l’escalier.

Le lendemain au matin, d’Artagnan courut chez Athos. Ilétait engagé dans une si singulière aventure qu’il voulait luidemander conseil. Il lui raconta tout : Athos fronça plusieursfois le sourcil.

« Votre Milady, lui dit-il, me paraît une créature infâme, mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilàd’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les bras. »

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Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le sa-phir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d’Artagnanla place de la bague de la reine, soigneusement remise dans unécrin.

« Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieuxd’étaler aux regards de ses amis un si riche présent.– Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.– Elle est belle, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.– Magnifique ! répondit Athos ; je ne croyais pas qu’il existât

deux saphirs d’une si belle eau. L’avez-vous donc troquéecontre votre diamant ?

– Non, dit d’Artagnan ; c’est un cadeau de ma belle Anglaise,ou plutôt de ma belle Française : car, quoique je ne le lui aie

point demandé, je suis convaincu qu’elle est née en France.– Cette bague vous vient de Milady ? s’écria Athos avec une

 voix dans laquelle il était facile de distinguer une grandeémotion.

– D’elle-même ; elle me l’a donnée cette nuit.– Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.– La voici », répondit d’Artagnan en la tirant de son doigt.

 Athos l’examina et devint très pâle, puis il l’essaya à l’annu-laire de sa main gauche ; elle allait à ce doigt comme si elle eût

été faite pour lui. Un nuage de colère et de vengeance passasur le front ordinairement calme du gentilhomme.

« Il est impossible que ce soit la même, dit-il ; comment cettebague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Etcependant il est bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux unepareille ressemblance.

– Connaissez-vous cette bague ? demanda d’Artagnan.– J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que je

me trompais. »Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser cependant de la

regarder.« Tenez, dit-il au bout d’un instant, d’Artagnan, ôtez cette

bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elleme rappelle de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma têtepour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander desconseils, ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassésur ce que vous deviez faire ?… Mais attendez… rendez-moi ce

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saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faceséraillée par suite d’un accident. »

D’Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendità Athos.

 Athos tressaillit :« Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange ? »Et il montrait à d’Artagnan cette égratignure qu’il se rappe-

lait devoir exister.« Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?– De ma mère, qui le tenait de sa mère à elle. Comme je vous

le dis, c’est un vieux bijou… qui ne devait jamais sortir de lafamille.

– Et vous l’avez… vendu ? demanda avec hésitation

d’Artagnan.– Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l’ai donné

pendant une nuit d’amour, comme il vous a été donné à vous. »D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans

l’âme de Milady des abîmes dont les profondeurs étaientsombres et inconnues.

Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.« Écoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si

 je vous aime, d’Artagnan ; j’aurais un fils que je ne l’aimerais

pas plus que vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez à cettefemme. Je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me ditque c’est une créature perdue, et qu’il y a quelque chose de fa-tal en elle.

– Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, je m’en sépare ; je vous avoue que cette femme m’effraie moi-même.

– Aurez-vous ce courage ? dit Athos.– Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.– Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentil-

homme en serrant la main du Gascon avec une affectionpresque paternelle ; que Dieu veuille que cette femme, qui està peine entrée dans votre vie, n’y laisse pas une trace funeste !»

Et Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veutfaire comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec sespensées.

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En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty, qui l’attendait.Un mois de fièvre n’eût pas plus changé la pauvre enfantqu’elle ne l’était pour cette nuit d’insomnie et de douleur.

Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa

maîtresse était folle d’amour, ivre de joie : elle voulait savoirquand le comte lui donnerait une seconde entrevue.Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse

de d’Artagnan. Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les

conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l’avaientdéterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa ven-geance satisfaite, à ne plus revoir Milady. Pour toute réponse ilprit donc une plume et écrivit la lettre suivante :

« Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez- vous : depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations de cegenre qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand votretour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.

« Je vous baise les mains.« Comte de Wardes. »Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme

contre Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas cesaphir comme une dernière ressource pour l’équipement ?

On aurait tort au reste de juger les actions d’une époque aupoint de vue d’une autre époque. Ce qui aujourd’hui serait re-gardé comme une honte pour un galant homme était dans cetemps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadetsdes meilleures familles se faisaient en général entretenir parleurs maîtresses.

D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lutd’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie enla relisant une seconde fois.

Ketty ne pouvait croire à ce bonheur : d’Artagnan fut forcéde lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre luidonnait par écrit ; et quel que fût, avec le caractère emportéde Milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre cebillet à sa maîtresse, elle n’en revint pas moins place Royale detoute la vitesse de ses jambes.

Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les dou-leurs d’une rivale.

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Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à celuique Ketty avait mis à l’apporter, mais au premier mot qu’ellelut, elle devint livide ; puis elle froissa le papier ; puis elle seretourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.

« Qu’est-ce que cette lettre ? dit-elle.– Mais c’est la réponse à celle de madame, répondit Kettytoute tremblante.

– Impossible ! s’écria Milady ; impossible qu’un gentilhommeait écrit à une femme une pareille lettre ! »

Puis tout à coup tressaillant :« Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il… » Et elle s’arrêta.Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre : elle voulut

faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l’air ; mais

elle ne put qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent, etelle tomba sur un fauteuil.

Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrirson corsage. Mais Milady se releva vivement :

« Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous lamain sur moi ?

– J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai voulu lui por-ter secours, répondit la suivante tout épouvantée de l’expres-sion terrible qu’avait prise la figure de sa maîtresse.

– Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une fem-melette ? Quand on m’insulte, je ne me trouve pas mal, je me

 venge, entendez-vous ! »Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.

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Chapitre

36Rêve de vengeance

Le soir Milady donna l’ordre d’introduire M. d’Artagnan aussi-tôt qu’il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.

Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et

lui raconta tout ce qui s’était passé la veille : d’Artagnan sou-rit ; cette jalouse colère de Milady, c’était sa vengeance.Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle

renouvela l’ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille ellel’attendit inutilement.

Le lendemain Ketty se présenta chez d’Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais aucontraire triste à mourir.

D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu’elle avait ; mais

celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la luiremit.

Cette lettre était de l’écriture de Milady : seulement cettefois elle était bien à l’adresse de d’Artagnan et non à celle deM. de Wardes.

Il l’ouvrit et lut ce qui suit :« Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de négliger ainsi ses

amis, surtout au moment où l’on va les quitter pour si long-temps. Mon beau-frère et moi nous avons attendu hier et

avant-hier inutilement. En sera-t-il de même ce soir ?« Votre bien reconnaissante,« Lady Clarick. »« C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je m’attendais à cette

lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de Wardes.– Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.– Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait à

s’excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu’ilavait faite à Athos, tu comprends qu’il serait impolitique de ne

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pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption demes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et quipeut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette

trempe ?– Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez présenter les chosesde façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encorelui faire la cour ; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre

 véritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la pre-mière fois ! »

L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce quiallait arriver.

D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui promit de res-

ter insensible aux séductions de Milady.Il lui fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant de

ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres ; mais il n’osa luiécrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés queceux de Milady, déguiser suffisamment son écriture.

 À neuf heures sonnant, d’Artagnan était place Royale. Il étaitévident que les domestiques qui attendaient dans l’anti-chambre étaient prévenus, car aussitôt que d’Artagnan parut,avant même qu’il eût demandé si Milady était visible, un d’eux

courut l’annoncer.« Faites entrer », dit Milady d’une voix brève, mais si per-

çante que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.On l’introduisit.« Je n’y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour

personne. »Le laquais sortit.D’Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle était pâle

et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l’insom-nie. On avait avec intention diminué le nombre habituel des lu-mières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver à ca-cher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis deux

 jours.D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire ;

elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamaisphysionomie plus bouleversée ne démentit sourire plusaimable.

 Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé :

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« Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.– Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez be-

soin de repos sans doute et je vais me retirer.– Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, monsieur d’Arta-

gnan, votre aimable compagnie me distraira. »« Oh ! oh ! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais été sicharmante, défions-nous. »

Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put prendre, etdonna tout l’éclat possible à sa conversation. En même tempscette fièvre qui l’avait abandonnée un instant revenait rendrel’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres.D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de sesenchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était

qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait et d’Ar-tagnan sentait qu’il se damnerait pour ce sourire.

Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un re-mords de ce qu’il avait fait contre elle.

Peu à peu Milady devint plus communicative. Elle demanda àd’Artagnan s’il avait une maîtresse.

« Hélas ! dit d’Artagnan de l’air le plus sentimental qu’il putprendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une pa-reille question, à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire

et ne soupire que par vous et pour vous ! »Milady sourit d’un étrange sourire.« Ainsi vous m’aimez ? dit-elle.– Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en êtes-vous point

aperçue ?– Si fait ; mais, vous le savez, plus les cœurs sont fiers, plus

ils sont difficiles à prendre.– Oh ! les difficultés ne m’effraient pas, dit d’Artagnan ; il n’y

a que les impossibilités qui m’épouvantent.– Rien n’est impossible, dit Milady, à un véritable amour.– Rien, madame ?– Rien », reprit Milady.« Diable ! reprit d’Artagnan à part lui, la note est changée.

Deviendrait-elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse,et serait-elle disposée à me donner à moi-même quelque autresaphir pareil à celui qu’elle m’a donné me prenant pour deWardes ? »

D’Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de Milady.

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« Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cetamour dont vous parlez ?

– Tout ce qu’on exigerait de moi. Qu’on ordonne, et je suisprêt.

– À tout ?– À tout ! s’écria d’Artagnan qui savait d’avance qu’il n’avaitpas grand-chose à risquer en s’engageant ainsi.

– Eh bien, causons un peu, dit à son tour Milady en rappro-chant son fauteuil de la chaise de d’Artagnan.

– Je vous écoute, madame », dit celui-ci.Milady resta un instant soucieuse et comme indécise puis pa-

raissant prendre une résolution :« J’ai un ennemi, dit-elle.

– Vous, madame ! s’écria d’Artagnan jouant la surprise, est-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l’êtes !

– Un ennemi mortel.– En vérité ?– Un ennemi qui m’a insultée si cruellement que c’est entre

lui et moi une guerre à mort. Puis-je compter sur vous commeauxiliaire ? »

D’Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative créatureen voulait venir.

« Vous le pouvez, madame, dit-il avec emphase, mon bras etma vie vous appartiennent comme mon amour.

 Alors, dit Milady, puisque vous êtes aussi généreuxqu’amoureux…

Elle s’arrêta.« Eh bien ? demanda d’Artagnan.– Eh bien, reprit Milady après un moment de silence, cessez

dès aujourd’hui de parler d’impossibilités.– Ne m’accablez pas de mon bonheur », s’écria d’Artagnan

en se précipitant à genoux et en couvrant de baisers les mainsqu’on lui abandonnait.

– Venge-moi de cet infâme de Wardes, murmura Milady entreses dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite,double sot, lame d’épée vivante !

– Tombe volontairement entre mes bras après m’avoir raillési effrontément, hypocrite et dangereuse femme, pensait d’Ar-tagnan de son côté, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu

 veux tuer par ma main. »

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D’Artagnan releva la tête.« Je suis prêt, dit-il.– Vous m’avez donc comprise, cher monsieur d’Artagnan ! dit

Milady.

– Je devinerais un de vos regards.– Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s’est déjàacquis tant de renommée ?

 À l’instant même.Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ;

 je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pourrien ?

– Vous savez la seule réponse que je désire, dit d’Artagnan,la seule qui soit digne de vous et de moi ! »

Et il l’attira doucement vers lui.Elle résista à peine.« Intéressé ! dit-elle en souriant.– Ah ! s’écria d’Artagnan véritablement emporté par la pas-

sion que cette femme avait le don d’allumer dans son cœur,ah ! c’est que mon bonheur me paraît invraisemblable, etqu’ayant toujours peur de le voir s’envoler comme un rêve, j’aihâte d’en faire une réalité.

– Eh bien, méritez donc ce prétendu bonheur.

– Je suis à vos ordres, dit d’Artagnan.– Bien sûr ? fit Milady avec un dernier doute.– Nommez-moi l’infâme qui a pu faire pleurer vos beaux

 yeux.– Qui vous dit que j’ai pleuré ? dit-elle.– Il me semblait…– Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.– Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s’appelle.– Songez que son nom c’est tout mon secret.– Il faut cependant que je sache son nom.– Oui, il le faut ; voyez si j’ai confiance en vous !– Vous me comblez de joie. Comment s’appelle-t-il ?– Vous le connaissez.– Vraiment ?– Oui.– Ce n’est pas un de mes amis ? reprit d’Artagnan en jouant

l’hésitation pour faire croire à son ignorance.

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– Si c’était un de vos amis, vous hésiteriez donc ? » s’écriaMilady. Et un éclair de menace passa dans ses yeux.

« Non, fût-ce mon frère ! » s’écria d’Artagnan comme empor-té par l’enthousiasme.

Notre Gascon s’avançait sans risque ; car il savait où il allait.« J’aime votre dévouement, dit Milady.– Hélas ! n’aimez-vous que cela en moi ? demanda

d’Artagnan.– Je vous aime aussi, vous », dit-elle en lui prenant la main.Et l’ardente pression fit frissonner d’Artagnan, comme si, par

le toucher, cette fièvre qui brûlait Milady le gagnait lui-même.« Vous m’aimez, vous ! s’écria-t-il. Oh ! si cela était, ce serait

à en perdre la raison. »

Et il l’enveloppa de ses deux bras. Elle n’essaya point d’écar-ter ses lèvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.

Ses lèvres étaient froides : il sembla à d’Artagnan qu’il venaitd’embrasser une statue.

Il n’en était pas moins ivre de joie, électrisé d’amour, ilcroyait presque à la tendresse de Milady ; il croyait presque aucrime de de Wardes. Si de Wardes eût été en ce moment soussa main, il l’eût tué.

Milady saisit l’occasion.

« Il s’appelle…, dit-elle à son tour.– De Wardes, je le sais, s’écria d’Artagnan.– Et comment le savez-vous ? » demanda Milady en lui saisis-

sant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux jus-qu’au fond de son âme.

D’Artagnan sentit qu’il s’était laissé emporter, et qu’il avaitfait une faute.

« Dites, dites, mais dites donc ! répétait Milady, comment lesavez-vous ?

– Comment je le sais ? dit d’Artagnan.– Oui.– Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon où

 j’étais, a montré une bague qu’il a dit tenir de vous.– Le misérable ! » s’écria Milady.L’épithète, comme on le comprend bien, retentit jusqu’au

fond du cœur de d’Artagnan.« Eh bien ? continua-t-elle.

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« Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petit portedérobée, et revenez à onze heures ; nous achèverons cet entre-tien : Ketty vous introduira chez moi. »

La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant

ces paroles.« Eh bien, que faites-vous, mademoiselle, à demeurer immo-bile comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et cesoir, à onze heures, vous avez entendu ! »

« Il paraît que ses rendez-vous sont à onze heures, pensad’Artagnan : c’est une habitude prise. »

Milady lui tendit une main qu’il baisa tendrement.« Voyons, dit-il en se retirant et en répondant à peine aux re-

proches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; décidément

cette femme est une grande scélérate : prenons garde. »

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Chapitre

37Le secret de Milady 

D’Artagnan était sorti de l’hôtel au lieu de monter tout de suitechez Ketty, malgré les instances que lui avait faites la jeunefille, et cela pour deux raisons : la première parce que de cette

façon il évitait les reproches, les récriminations, les prières ; laseconde, parce qu’il n’était pas fâché de lire un peu dans sapensée, et, s’il était possible, dans celle de cette femme.

Tout ce qu’il y avait de plus clair là-dedans, c’est que d’Arta-gnan aimait Milady comme un fou et qu’elle ne l’aimait pas lemoins du monde. Un instant d’Artagnan comprit que ce qu’ilaurait de mieux à faire serait de rentrer chez lui et d’écrire àMilady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui etde Wardes étaient jusqu’à présent absolument le même, que

par conséquent il ne pouvait s’engager, sous peine de suicide,à tuer de Wardes. Mais lui aussi était éperonné d’un féroce dé-sir de vengeance ; il voulait posséder à son tour cette femmesous son propre nom ; et comme cette vengeance lui paraissaitavoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer.

Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournantde dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l’apparte-ment de Milady, qu’on apercevait à travers les jalousies ; ilétait évident que cette fois la jeune femme était moins pressée

que la première de rentrer dans sa chambre.Enfin la lumière disparut.

 Avec cette lueur s’éteignit la dernière irrésolution dans lecœur de d’Artagnan ; il se rappela les détails de la premièrenuit, et, le cœur bondissant, la tête en feu, il rentra dans l’hôtelet se précipita dans la chambre de Ketty.

La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant de tous sesmembres, voulut arrêter son amant ; mais Milady, l’oreille au

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guet, avait entendu le bruit qu’avait fait d’Artagnan : elle ou- vrit la porte.

« Venez », dit-elle.Tout cela était d’une si incroyable imprudence, d’une si

monstrueuse effronterie, qu’à peine si d’Artagnan pouvaitcroire à ce qu’il voyait et à ce qu’il entendait. Il croyait être en-traîné dans quelqu’une de ces intrigues fantastiques comme onen accomplit en rêve.

Il ne s’élança pas moins vers Milady, cédant à cette attrac-tion que l’aimant exerce sur le fer. La porte se referma der-rière eux.

Ketty s’élança à son tour contre la porte.La jalousie, la fureur, l’orgueil offensé, toutes les passions

enfin qui se disputent le cœur d’une femme amoureuse la pous-saient à une révélation ; mais elle était perdue si elle avouaitavoir donné les mains à une pareille machination ; et, par-des-sus tout, d’Artagnan était perdu pour elle. Cette dernière pen-sée d’amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.

D’Artagnan, de son côté, était arrivé au comble de tous ses vœux : ce n’était plus un rival qu’on aimait en lui, c’était lui-même qu’on avait l’air d’aimer. Une voix secrète lui disait bienau fond du cœur qu’il n’était qu’un instrument de vengeance

que l’on caressait en attendant qu’il donnât la mort, mais l’or-gueil, mais l’amour-propre, mais la folie faisaient taire cette

 voix, étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dosede confiance que nous lui connaissons, se comparait à deWardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on nel’aimerait pas, lui aussi, pour lui-même.

Il s’abandonna donc tout entier aux sensations du moment.Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatalesqui l’avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardenteet passionnée s’abandonnant tout entière à un amour qu’ellesemblait éprouver elle-même. Deux heures à peu près s’écou-lèrent ainsi.

Cependant les transports des deux amants se calmèrent ; Mi-lady, qui n’avait point les mêmes motifs que d’Artagnan pouroublier, revint la première à la réalité et demanda au jeunehomme si les mesures qui devaient amener le lendemain entrelui et de Wardes une rencontre étaient bien arrêtées d’avancedans son esprit.

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Mais d’Artagnan, dont les idées avaient pris un tout autrecours, s’oublia comme un sot et répondit galamment qu’il étaitbien tard pour s’occuper de duels à coups d’épée.

Cette froideur pour les seuls intérêts qui l’occupassent ef-

fraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes. Alors d’Artagnan, qui n’avait jamais sérieusement pensé à ceduel impossible, voulut détourner la conversation, mais iln’était plus de force.

Milady le contint dans les limites qu’elle avait tracéesd’avance avec son esprit irrésistible et sa volonté de fer.

D’Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à Milady derenoncer, en pardonnant à de Wardes, aux projets furieuxqu’elle avait formés.

Mais aux premiers mots qu’il dit, la jeune femme tressaillit ets’éloigna.

« Auriez-vous peur, cher d’Artagnan ? dit-elle d’une voix ai-guë et railleuse qui résonna étrangement dans l’obscurité.

– Vous ne le pensez pas, chère âme ! répondit d’Artagnan ;mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes était moins coupableque vous ne le pensez ?

– En tout cas dit gravement Milady, il m’a trompée, et du mo-ment où il m’a trompée il a mérité la mort.

– Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! » dit d’Arta-gnan d’un ton si ferme, qu’il parut à Milady l’expression d’undévouement à toute épreuve.

 Aussitôt elle se rapprocha de lui.Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Mila-

dy ; mais d’Artagnan croyait être près d’elle depuis deuxheures à peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies etbientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde.

 Alors Milady, voyant que d’Artagnan allait la quitter, lui rap-pela la promesse qu’il lui avait faite de la venger de de Wardes.

« Je suis tout prêt, dit d’Artagnan, mais auparavant je vou-drais être certain d’une chose.

– De laquelle ? demanda Milady.– C’est que vous m’aimez.– Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.– Oui, aussi je suis à vous corps et âme.

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– Merci, mon brave amant ! mais de même que je vous aiprouvé mon amour, vous me prouverez le vôtre à votre tour,n’est-ce pas ?

– Certainement. Mais si vous m’aimez comme vous me le

dites, reprit d’Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pourmoi ?– Que puis-je craindre ?– Mais enfin, que je sois blessé dangereusement, tué même.– Impossible, dit Milady, vous êtes un homme si vaillant et

une si fine épée.– Vous ne préféreriez donc point, reprit d’Artagnan, un

moyen qui vous vengerait de même tout en rendant inutile lecombat. »

Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafardedes premiers rayons du jour donnait à ses yeux clairs une ex-pression étrangement funeste.

« Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous hésitezmaintenant.

– Non, je n’hésite pas ; mais c’est que ce pauvre comte deWardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l’aimezplus, et il me semble qu’un homme doit être si cruellement pu-ni par la perte seule de votre amour, qu’il n’a pas besoin

d’autre châtiment :– Qui vous dit que je l’aie aimé ? demanda Milady.– Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité que

 vous en aimez un autre, dit le jeune homme d’un ton caressant,et je vous le répète, je m’intéresse au comte.

– Vous ? demanda Milady.– Oui moi.– Et pourquoi vous ?– Parce que seul je sais…– Quoi ?– Qu’il est loin d’être ou plutôt d’avoir été aussi coupable en-

 vers vous qu’il le paraît.– En vérité ! dit Milady d’un air inquiet ; expliquez-vous, car

 je ne sais vraiment ce que vous voulez dire. »Et elle regardait d’Artagnan, qui la tenait embrassée avec

des yeux qui semblaient s’enflammer peu à peu.

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« Oui, je suis galant homme, moi ! dit d’Artagnan décidé à enfinir ; et depuis que votre amour est à moi, que je suis bien sûrde le posséder, car je le possède, n’est-ce pas ?…

– Tout entier, continuez.

– Eh bien, je me sens comme transporté, un aveu me pèse.– Un aveu ?– Si j’eusse douté de votre amour je ne l’eusse pas fait ; mais

 vous m’aimez, ma belle maîtresse ? n’est-ce pas, vousm’aimez ?

– Sans doute.– Alors si par excès d’amour je me suis rendu coupable en-

 vers vous, vous me pardonnerez ?– Peut-être ! »

D’Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu’il pûtprendre, de rapprocher ses lèvres des lèvres de Milady, maiscelle-ci l’écarta.

« Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu ?– Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes, jeudi dernier,

dans cette même chambre, n’est-ce pas ?– Moi, non ! cela n’est pas, dit Milady d’un ton de voix si

ferme et d’un visage si impassible, que si d’Artagnan n’eût paseu une certitude si parfaite, il eût douté.

– Ne mentez pas, mon bel ange, dit d’Artagnan en souriant,ce serait inutile.

– Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !– Oh ! rassurez-vous, vous n’êtes point coupable envers moi,

et je vous ai déjà pardonné !– Après, après ?– De Wardes ne peut se glorifier de rien.– Pourquoi ? Vous m’avez dit vous-même que cette bague…– Cette bague, mon amour, c’est moi qui l’ai. Le comte de

Wardes de jeudi et le d’Artagnan d’aujourd’hui sont la mêmepersonne. »

L’imprudent s’attendait à une surprise mêlée de pudeur, à unpetit orage qui se résoudrait en larmes ; mais il se trompaitétrangement, et son erreur ne fut pas longue.

Pâle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d’Arta-gnan d’un violent coup dans la poitrine, elle s’élança hors dulit.

Il faisait alors presque grand jour.

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D’Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indespour implorer son pardon ; mais elle, d’un mouvement puissantet résolu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se déchira en lais-sant à nu les épaules et sur l’une de ces belles épaules rondes

et blanches, d’Artagnan avec un saisissement inexprimable, re-connut la fleur de lis, cette marque indélébile qu’imprime lamain infamante du bourreau.

« Grand Dieu ! » s’écria d’Artagnan en lâchant le peignoir.Et il demeura muet, immobile et glacé sur le lit.Mais Milady se sentait dénoncée par l’effroi même de d’Arta-

gnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune homme maintenantsavait son secret, secret terrible, que tout le monde ignorait,excepté lui.

Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse maiscomme une panthère blessée.

« Ah ! misérable, dit-elle, tu m’as lâchement trahie, et deplus tu as mon secret ! Tu mourras ! »

Et elle courut à un coffret de marqueterie posé sur la toi-lette, l’ouvrit d’une main fiévreuse et tremblante, en tira un pe-tit poignard à manche d’or, à la lame aiguë et mince et revintd’un bond sur d’Artagnan à demi nu.

Quoique le jeune homme fût brave, on le sait, il fut épouvan-

té de cette figure bouleversée, de ces pupilles dilatées horri-blement, de ces joues pâles et de ces lèvres sanglantes ; il re-cula jusqu’à la ruelle, comme il eût fait à l’approche d’un ser-pent qui eût rampé vers lui, et son épée se rencontrant sous samain souillée de sueur, il la tira du fourreau.

Mais sans s’inquiéter de l’épée, Milady essaya de remontersur le lit pour le frapper, et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle sen-tit la pointe aiguë sur sa gorge.

 Alors elle essaya de saisir cette épée avec les mains maisd’Artagnan l’écarta toujours de ses étreintes et, la lui présen-tant tantôt aux yeux, tantôt à la poitrine, il se laissa glisser àbas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisaitchez Ketty.

Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d’horriblestransports, rugissant d’une façon formidable.

Cependant cela ressemblait à un duel, aussi d’Artagnan seremettait petit à petit.

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« Bien, belle dame, bien ! disait-il, mais, de par Dieu, calmez- vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l’autreépaule.

– Infâme ! infâme ! » hurlait Milady.

Mais d’Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur ladéfensive. Au bruit qu’ils faisaient, elle renversant les meubles pour al-

ler à lui, lui s’abritant derrière les meubles pour se garantird’elle, Ketty ouvrit la porte. D’Artagnan, qui avait sans cessemanœuvré pour se rapprocher de cette porte, n’en était plusqu’à trois pas. D’un seul élan il s’élança de la chambre de Mila-dy dans celle de la suivante, et, rapide comme l’éclair, il refer-ma la porte, contre laquelle il s’appuya de tout son poids tandis

que Ketty poussait les verrous. Alors Milady essaya de renverser l’arc-boutant qui l’enfer-

mait dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de cellesd’une femme ; puis, lorsqu’elle sentit que c’était chose impos-sible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques-uns traversèrent l’épaisseur du bois.

Chaque coup était accompagné d’une imprécation terrible.« Vite, vite, Ketty, dit d’Artagnan à demi-voix lorsque les ver-

rous furent mis, fais-moi sortir de l’hôtel, ou si nous lui laissons

le temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais.– Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous êtes

tout nu.– C’est vrai, dit d’Artagnan, qui s’aperçut alors seulement du

costume dans lequel il se trouvait, c’est vrai ; habille-moicomme tu pourras, mais hâtons-nous ; comprends-tu, il y va dela vie et de la mort ! »

Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle l’affu-bla d’une robe à fleurs, d’une large coiffe et d’un mantelet ;elle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses piedsnus, puis elle l’entraîna par les degrés. Il était temps, Miladyavait déjà sonné et réveillé tout l’hôtel. Le portier tira le cor-don à la voix de Ketty au moment même où Milady, à demi nuede son côté, criait par la fenêtre :

« N’ouvrez pas ! »

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Chapitre

38Comment, sans se déranger, Athos trouvason équipement

Le jeune homme s’enfuit tandis qu’elle le menaçait encore d’ungeste impuissant. Au moment où elle le perdit de vue, Milady

tomba évanouie dans sa chambre.D’Artagnan était tellement bouleversé, que, sans s’inquiéter

de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moitié de Paris touten courant, et ne s’arrêta que devant la porte d’Athos. L’égare-ment de son esprit, la terreur qui l’éperonnait, les cris dequelques patrouilles qui se mirent à sa poursuite, et les huéesde quelques passants qui, malgré l’heure peu avancée, se ren-daient à leurs affaires, ne firent que précipiter sa course.

Il traversa la cour, monta les deux étages d’Athos et frappa àla porte à tout rompre.

Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D’Artagnans’élança avec tant de force dans l’antichambre qu’il faillit leculbuter en entrant.

Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon, cette fois laparole lui revint.

« Hé, là, là ! s’écria-t-il, que voulez-vous, coureuse ? quedemandez-vous, drôlesse ? »

D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de des-sous son mantelet ; à la vue de ses moustaches et de son épéenue, le pauvre diable s’aperçut qu’il avait affaire à un homme.

Il crut alors que c’était quelque assassin.« Au secours ! à l’aide ! au secours ! s’écria-t-il.– Tais-toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis d’Arta-

gnan, ne me reconnais-tu pas ? Où est ton maître ?– Vous, monsieur d’Artagnan ! s’écria Grimaud épouvanté.

Impossible.

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– Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe dechambre, je crois que vous vous permettez de parler.

– Ah ! monsieur ! c’est que…– Silence. »

Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à sonmaître. Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était,

il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascaradeétrange qu’il avait sous les yeux : coiffes de travers, jupes tom-bantes sur les souliers ; manches retroussées et moustachesraides d’émotion.

« Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan ; de par le Ciel neriez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n’y a point de quoi

rire. »Et il prononça ces mots d’un air si solennel et avec une épou-

 vante si vraie qu’Athos lui prit aussitôt les mains en s’écriant :« Seriez-vous blessé, mon ami ? vous êtes bien pâle !– Non, mais il vient de m’arriver un terrible événement. Êtes-

 vous seul, Athos ?– Pardieu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette

heure ?– Bien, bien. »

Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.« Hé, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en pous-

sant les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort ?avez-vous tué M. le cardinal ? vous êtes tout renversé ; voyons,

 voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.– Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements de

femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendreune histoire incroyable, inouïe.

– Prenez d’abord cette robe de chambre », dit le mousque-taire à son ami.

D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manchepour une autre tant il était encore ému.

« Eh bien ? dit Athos.– Eh bien, répondit d’Artagnan en se courbant vers l’oreille

d’Athos et en baissant la voix, Milady est marquée d’une fleurde lis à l’épaule.

– Ah ! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balledans le cœur.

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– Voyons, dit d’Artagnan, êtes-vous sûr que l’autre soit bienmorte ?

– L’autre ? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si d’Ar-tagnan l’entendit.

– Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens. » Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dansses mains.

« Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six à vingt-huit ans.

– Blonde, dit Athos, n’est-ce pas ?– Oui.– Des yeux clairs, d’une clarté étrange, avec des cils et sour-

cils noirs ?

– Oui.– Grande, bien faite ? Il lui manque une dent près de l’œillère

gauche.– Oui.– La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effa-

cée par les couches de pâte qu’on y applique.– Oui.– Cependant vous dites qu’elle est anglaise !– On l’appelle Milady, mais elle peut être française. Malgré

cela, Lord de Winter n’est que son beau-frère.– Je veux la voir, d’Artagnan.– Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la

tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vousmanquer.

– Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.– Elle est capable de tout ! L’avez-vous jamais vue furieuse ?– Non, dit Athos.– Une tigresse, une panthère ! Ah ! mon cher Athos ! j’ai bien

peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible ! »D’Artagnan raconta tout alors : la colère insensée de Milady

et ses menaces de mort.« Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie

pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demainque nous quittons Paris ; nous allons, selon toute probabilité, àLa Rochelle, et une fois partis…

– Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si elle vousreconnaît ; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.

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– Ah ! mon cher ! que m’importe qu’elle me tue ! dit Athos ;est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie ?

– Il y a quelque horrible mystère sous tout cela, Athos ! cettefemme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr !

– En ce cas, prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pasdans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous aen grande haine ; mais comme, au bout du compte, il ne peutrien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine sesatisfasse, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenezgarde à vous ! Si vous sortez, ne sortez pas seul ; si vous man-gez, prenez vos précautions : méfiez-vous de tout enfin, mêmede votre ombre.

– Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement d’al-

ler jusqu’à après-demain soir sans encombre, car une fois àl’armée nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes àcraindre.

– En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de réclu-sion, et je vais partout avec vous : il faut que vous retourniezrue des Fossoyeurs, je vous accompagne.

– Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis yretourner comme cela.

– C’est juste », dit Athos. Et il tira la sonnette.

Grimaud entra. Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter

des habits.Grimaud répondit par un autre signe qu’il comprenait parfai-

tement et partit.« Ah çà ! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipe-

ment cher ami, dit Athos ; car, si je ne m’abuse, vous avez lais-sé toute votre défroque chez Milady, qui n’aura sans doute pasl’attention de vous la retourner. Heureusement que vous avezle saphir.

– Le saphir est à vous, mon cher Athos ! ne m’avez-vous pasdit que c’était une bague de famille ?

– Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me dit au-trefois ; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à mamère ; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fouque j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une re-lique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.

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– Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je com-prends que vous devez tenir.

– Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par lesmains de l’infâme ! jamais : cette bague est souillée,

d’Artagnan.– Vendez-la donc.– Vendre un diamant qui vient de ma mère ! je vous avoue

que je regarderais cela comme une profanation.– Alors engagez-la, on vous prêtera bien dessus un millier

d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires,puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la dégagerez,et vous la reprendrez lavée de ses anciennes taches, car elleaura passé par les mains des usuriers. »

 Athos sourit.« Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d’Arta-

gnan ; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres es-prits dans l’affliction. Eh bien, oui, engageons cette bague,mais à une condition !

– Laquelle ?– C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents

écus pour moi.– Y songez-vous, Athos ? je n’ai pas besoin du quart de cette

somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle jeme la procurerai. Que me faut-il ? Un cheval pour Planchet,

 voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.– À laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne

tiens, moi, à la mienne ; du moins j’ai cru m’en apercevoir.– Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous tirer

non seulement de quelque grand embarras mais encore dequelque grand danger ; c’est non seulement un diamant pré-cieux, mais c’est encore un talisman enchanté.

 Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous medites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre, voustoucherez la moitié de la somme qu’on nous donnera sur elleou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme à Polycrate,quelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter.

– Eh bien, donc, j’accepte ! » dit d’Artagnan.En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet ;

celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui

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était arrivé, avait profité de la circonstance et apportait leshabits lui-même.

D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant : puis quand tousdeux furent prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud le signe

d’un homme qui met en joue ; celui-ci décrocha aussitôt sonmousqueton et s’apprêta à accompagner son maître. Athos et d’Artagnan suivis de leurs valets arrivèrent sans in-

cident à la rue des Fossoyeurs. Bonacieux était sur la porte, ilregarda d’Artagnan d’un air goguenard.

« Eh, mon cher locataire ! dit-il, hâtez-vous donc, vous avezune belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes,

 vous le savez, n’aiment pas qu’on les fasse attendre !– C’est Ketty ! » s’écria d’Artagnan.

Et il s’élança dans l’allée.Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie

contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante.Dès qu’elle l’aperçut :

« Vous m’avez promis votre protection, vous m’avez promisde me sauver de sa colère, dit-elle ; souvenez-vous que c’est

 vous qui m’avez perdue !– Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais

qu’est-il arrivé après mon départ ?

– Le sais-je ? dit Ketty. Aux cris qu’elle a poussés les laquaissont accourus elle était folle de colère ; tout ce qu’il existed’imprécations elle les a vomies contre vous. Alors j’ai penséqu’elle se rappellerait que c’était par ma chambre que vousaviez pénétré dans la sienne, et qu’alors elle songerait que

 j’étais votre complice ; j’ai pris le peu d’argent que j’avais, meshardes les plus précieuses, et je me suis sauvée.

– Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars après-demain.

– Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier, faites-moiquitter Paris, faites-moi quitter la France.

– Je ne puis cependant pas t’emmener avec moi au siège deLa Rochelle, dit d’Artagnan.

– Non ; mais vous pouvez me placer en province, chezquelque dame de votre connaissance : dans votre pays, parexemple.

– Ah ! ma chère amie ! dans mon pays les dames n’ont pointde femmes de chambre. Mais, attends, j’ai ton affaire.

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Planchet, va me chercher Aramis : qu’il vienne tout de suite.Nous avons quelque chose de très important à lui dire.

– Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il mesemble que sa marquise…

– La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de sonmari, dit d’Artagnan en riant. D’ailleurs Ketty ne voudrait pasdemeurer rue aux Ours, n’est-ce pas, Ketty ?

– Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty, pourvu que je soisbien cachée et que l’on ne sache pas où je suis.

– Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et parconséquent que tu n’es plus jalouse de moi…

– Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je vousaimerai toujours. »

« Où diable la constance va-t-elle se nicher ? » murmura Athos.

« Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je t’aimerai toujours,sois tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant j’attacheune grande importance à la question que je te fais : n’aurais-tu

 jamais entendu parler d’une jeune dame qu’on aurait enlevéependant une nuit.

– Attendez donc… Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, est-ce que vous aimez encore cette femme ?

– Non, c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens, c’est Athos que voilà.

– Moi ! s’écria Athos avec un accent pareil à celui d’unhomme qui s’aperçoit qu’il va marcher sur une couleuvre.

– Sans doute, vous ! fit d’Artagnan en serrant la maind’Athos. Vous savez bien l’intérêt que nous prenons tous àcette pauvre petite Mme Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dirarien : n’est-ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continuad’Artagnan, c’est la femme de cet affreux magot que tu as vusur le pas de la porte en entrant ici.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Ketty, vous me rappelez ma peur ;pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue !

– Comment, reconnue ! tu as donc déjà vu cet homme ?– Il est venu deux fois chez Milady.– C’est cela. Vers quelle époque ?– Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.– Justement.– Et hier soir il est revenu.

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– Hier soir.– Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.– Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau

d’espions ! Et tu crois qu’il t’a reconnue, Ketty ?

– J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais peut-être était-iltrop tard.– Descendez, Athos, vous dont il se méfie moins que de moi,

et voyez s’il est toujours sur sa porte. » Athos descendit et remonta bientôt.« Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.– Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons

sont en ce moment au colombier.– Eh bien, mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici

que Planchet pour nous rapporter les nouvelles.– Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyé chercher !– C’est juste, dit Athos, attendons Aramis.En ce moment Aramis entra.On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment il était urgent

que parmi toutes ses hautes connaissances il trouvât une placeà Ketty.

 Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant :« Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d’Artagnan.

– Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.– Eh bien, Mme de Bois-Tracy m’a demandé, pour une de ses

amies qui habite la province, je crois, une femme de chambresûre ; et si vous pouvez, mon cher d’Artagnan, me répondre demademoiselle…

– Oh ! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute dévouée, soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de quitterParis.

– Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. »Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu’il cacheta avec

une bague, et donna le billet à Ketty.« Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu sais qu’il ne fait

pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous.Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.

– Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dansquelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vousaimant encore comme je vous aime aujourd’hui. »

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« Serment de joueur », dit Athos pendant que d’Artagnan al-lait reconduire Ketty sur l’escalier.

Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent enprenant rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant

Planchet pour garder la maison. Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan s’inquiétèrentdu placement du saphir.

Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva facilement troiscents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que si on

 voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magni-fique pour des boucles d’oreilles, il en donnerait jusqu’à cinqcents pistoles.

 Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux soldats et la

science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine àacheter tout l’équipement du mousquetaire. D’ailleurs Athosétait de bonne composition et grand seigneur jusqu’au boutdes ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il payait leprix demandé sans essayer même d’en rabattre. D’Artagnan

 voulait bien là-dessus faire ses observations, mais Athos lui po-sait la main sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan comprenaitque c’était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de mar-chander, mais non pour un homme qui avait les airs d’un

prince.Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir

comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élé-gantes, qui prenait six ans. Il l’examina et le trouva sans dé-faut. On le lui fit mille livres.

Peut-être l’eût-il eu pour moins ; mais tandis que d’Artagnandiscutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les centpistoles sur la table.

Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta troiscents livres.

Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaudachetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistolesd’Athos. D’Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchéedans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard cequ’il lui aurait emprunté.

Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser lesépaules.

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« Combien le juif donnait-il du saphir pour l’avoir en toutepropriété ? demanda Athos.

– Cinq cents pistoles.– C’est-à-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistoles pour

 vous, cent pistoles pour moi. Mais c’est une véritable fortune,cela, mon ami, retournez chez le juif.– Comment, vous voulez…– Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes

souvenirs ; puis nous n’aurons jamais trois cents pistoles à luirendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce mar-ché. Allez lui dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenezavec les deux cents pistoles.

– Réfléchissez, Athos.

– L’argent comptant est cher par le temps qui court, et il fautsavoir faire des sacrifices. Allez, d’Artagnan, allez ; Grimaud

 vous accompagnera avec son mousqueton. »Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec les deux mille

livres et sans qu’il lui fût arrivé aucun accident.Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage des ressources

auxquelles il ne s’attendait pas.

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Chapitre

39Une vision

 À quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout àfait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression

que de ses propres et secrètes inquiétudes ; car derrière toutbonheur présent est cachée une crainte à venir.Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse

de d’Artagnan.L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli

cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colomberapportant un rameau vert.

L’autre était une grande épître carrée et resplendissante desarmes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.

 À la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit, caril avait cru reconnaître l’écriture ; et quoiqu’il n’eût vu cetteécriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profondde son cœur.

Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.« Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six

heures à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regar-dez avec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous te-nez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas

un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous aperce- voir un instant. »

Pas de signature.« C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.– Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître

l’écriture.– Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos ; à six ou sept

heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait

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déserte : autant que vous alliez vous promener dans la forêt deBondy.

– Mais si nous y allions tous ! dit d’Artagnan ; que diable ! onne nous dévorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ;

plus, les chevaux ; plus, les armes.– Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, ditPorthos.

– Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cettefemme désire ne pas être vue, songez que vous la compromet-tez, d’Artagnan : ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.

– Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seuls’avancera.

– Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse

qui marche au galop.– Bah ! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons

alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouventdedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.

– Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nosarmes d’ailleurs.

– Bah ! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux etnonchalant.

– Comme vous voudrez, dit Athos.

– Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie, etnous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route deChaillot.

– Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous ver-rait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter,messieurs.

– Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez ; il mesemble que le cachet indique cependant qu’elle mérite biend’être ouverte : quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Arta-gnan, que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion que

 vous venez tout doucement de glisser sur votre cœur. »D’Artagnan rougit.« Eh bien, dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me

 veut Son Éminence. »Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut :« M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est at-

tendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.« La Houdinière,

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« Capitaine des gardes. »« Diable ! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement in-

quiétant que l’autre.– J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan : l’un

est pour sept heures, l’autre pour huit ; il y aura temps pourtout.– Hum ! je n’irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne

peut manquer à un rendez-vous donné par une dame ; mais ungentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chezSon Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire quece n’est pas pour y recevoir des compliments.

– Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.– Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de

Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, etle lendemain il m’est arrivé un grand malheur ! Constance adisparu ; quelque chose qui puisse advenir, j’irai.

– Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.– Mais la Bastille ? dit Aramis.– Bah ! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.– Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb ad-

mirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans doutenous vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons

partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cetteBastille.

– Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée,attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousque-taires derrière nous ; si nous voyons sortir quelque voiture àportière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus. Il

 y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec lesgardes de M. le cardinal, et M. de Tréville doit nous croiremorts.

– Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être gé-néral d’armée ; que dites-vous du plan, messieurs ?

– Admirable ! répétèrent en chœur les jeunes gens.– Eh bien, dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens nos ca-

marades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous serasur la place du Palais-Cardinal ; vous, pendant ce temps, faitesseller les chevaux par les laquais.

– Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan ; mais je vaisen faire prendre un chez M. de Tréville.

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– C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.– Combien en avez-vous donc ? demanda d’Artagnan.– Trois, répondit en souriant Aramis.– Mon cher ! dit Athos, vous êtes certainement le poète le

mieux monté de France et de Navarre.– Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire detrois chevaux, n’est-ce pas ? je ne comprends pas même que

 vous ayez acheté trois chevaux.– Aussi, je n’en ai acheté que deux, dit Aramis.– Le troisième vous est donc tombé du ciel ?– Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un do-

mestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il apparte-nait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître…

– Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.– La chose n’y fait rien, dit Aramis en rougissant… et qui m’a

affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre de sa maîtresse de mettre cecheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.

– Il n’y a qu’aux poètes que ces choses-là arrivent, reprit gra- vement Athos.

– Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan ; lequeldes deux chevaux monterez-vous : celui que vous avez acheté,ou celui qu’on vous a donné ?

– Celui que l’on m’a donné sans contredit ; vous comprenez,d’Artagnan, que je ne puis faire cette injure…

– Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.– Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.– Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile ?– À peu près.– Et vous l’avez choisi vous-même ?– Et avec le plus grand soin ; la sûreté du cavalier, vous le sa-

 vez, dépend presque toujours de son cheval !– Eh bien, cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté !– J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant

tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cettebagatelle.

– Et combien vous coûte-t-il ?– Huit cents livres.– Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Arta-

gnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c’est la mon-naie avec laquelle on vous paie vos poèmes.

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– Vous êtes donc en fonds ? dit Aramis.– Riche, richissime, mon cher ! »Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses

pistoles.

« Envoyez votre selle à l’Hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.– Très bien ; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous. »Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue

Férou sur un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur uncheval d’Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de

 joie et d’orgueil.En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue mon-

té sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un che-

 val rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois :c’était la monture de d’Artagnan.

Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte : Athoset d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.

« Diable ! dit Aramis, vous avez là un superbe cheval, moncher Porthos.

– Oui, répondit Porthos ; c’est celui qu’on devait m’envoyertout d’abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substituél’autre ; mais le mari a été puni depuis et j’ai obtenu toute

satisfaction. »Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en

main les montures de leurs maîtres ; d’Artagnan et Athos des-cendirent, se mirent en selle près de leurs compagnons, et tousquatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu’il devait àsa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Por-thos sur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnansur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maî-tresse qui soit.

Les valets suivirent.Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et si

Mme Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eûtpu voir quel grand air il avait sur son beau genet d’Espagne,elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite aucoffre-fort de son mari.

Près du Louvre les quatre amis rencontrèrent M. de Trévillequi revenait de Saint-Germain ; il les arrêta pour leur faire

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compliment sur leur équipage, ce qui en un instant amena au-tour d’eux quelques centaines de badauds.

D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. deTréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes du-

cales ; il est bien entendu que de l’autre il n’en souffla pointmot.M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’as-

sura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien leretrouver, lui, partout où il serait.

En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures ;les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirentcongé de M. de Tréville.

Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le

 jour commençait à baisser, les voitures passaient et repas-saient ; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plon-geait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevaitaucune figure de connaissance.

Enfin, après, un quart d’heure d’attente et comme le crépus-cule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grandgalop par la route de Sèvres ; un pressentiment dit d’avance àd’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui luiavait donné rendez-vous : le jeune homme fut tout étonné lui-

même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussi-tôt une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur labouche, comme pour recommander le silence, ou comme pourenvoyer un baiser ; d’Artagnan poussa un léger cri de joie,cette femme, ou plutôt cette apparition, car la voiture étaitpassée avec la rapidité d’une vision, était Mme Bonacieux.

Par un mouvement involontaire, et malgré la recommanda-tion faite, d’Artagnan lança son cheval au galop et en quelquesbonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la portière étaithermétiquement fermée : la vision avait disparu.

D’Artagnan se rappela alors cette recommandation : « Si vous tenez à votre vie et à celle des personnes qui vous aiment,demeurez immobile et comme si vous n’aviez rien vu. »

Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvrefemme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en luidonnant ce rendez-vous.

La voiture continua sa route toujours marchant à fond detrain, s’enfonça dans Paris et disparut.

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D’Artagnan était resté interdit à la même place et ne sachantque penser. Si c’était Mme Bonacieux et si elle revenait à Pa-ris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simpleéchange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu ? Si d’un

autre côté ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible,car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si cen’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coupde main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour la-quelle on connaissait son amour ?

Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous troisavaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la por-tière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait MmeBonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle ;

mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avaitcru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la

 voiture.« S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans

doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils doncfaire de cette pauvre créature, et comment la rejoindrai-je

 jamais ?– Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont

les seuls qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre.

 Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas ? Or,si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venonsde voir, vous la retrouverez un jour ou l’autre. Et peut-être,mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui luiétait propre, peut être plus tôt que vous ne voudrez. »

Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retardd’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amisde d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, touten lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.

Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait misdans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ceque voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changerde résolution.

On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal ontrouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaienten attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliquace dont il était question.

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D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des mous-quetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour sa place ;on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il résultade ces antécédents que chacun accepta de grand cœur la mis-

sion pour laquelle il était convié ; d’ailleurs il s’agissait, selontoute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et àses gens, et pour de pareilles expéditions, ces dignes gentils-hommes étaient toujours prêts.

 Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commande-ment de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Por-thos, puis chaque groupe alla s’embusquer en face d’unesortie.

D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte

principale.Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme

n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand esca-lier. Sa conduite avec Milady ressemblait tant soit peu à unetrahison, et il se doutait des relations politiques qui existaiententre cette femme et le cardinal ; de plus, de Wardes, qu’ilavait si mal accommodé, était des fidèles de Son Éminence, etd’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses en-nemis, elle était fort attachée à ses amis.

« Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, cequi n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est probable,

 je dois me regarder à peu près comme un homme condamné,disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il at-tendu jusqu’aujourd’hui ? C’est tout simple, Milady aura portéplainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend siintéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase.

« Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ilsne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant lacompagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pasfaire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forcesde toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir etle roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu asd’excellentes qualités, mais les femmes te perdront ! »

Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans l’anti-chambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service qui le fit pas-ser dans la salle d’attente et s’enfonça dans l’intérieur dupalais.

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Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes de M. lecardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que c’étaitlui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un sin-gulier sourire.

Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure ; seule-ment, comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ouque plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de sonpays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dansson âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte, ilse campa fièrement devant MM. les gardes et attendit la mainsur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas demajesté.

L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre. Il

sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s’éloi-gner, chuchotaient entre eux.

Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans unebibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant unbureau et qui écrivait.

L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole. D’Ar-tagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge exami-nant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de bureau écri-

 vait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégales longueurs, en

scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu’il était en face d’unpoète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit surla couverture duquel était écrit : Mirame, tragédie en cinqactes, et leva la tête.

D’Artagnan reconnut le cardinal.

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Chapitre

40Le cardinal

Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur samain, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait l’œilplus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et

d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme unefièvre.Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la

main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans tropd’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.

« Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan duBéarn ?

– Oui, Monseigneur, répondit le jeune homme.– Il y a plusieurs branches de d’Artagnan à Tarbes et dans les

environs, dit le cardinal, à laquelle appartenez-vous ?– Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec

le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.– C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a sept à huit

mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortunedans la capitale ?

– Oui, Monseigneur.– Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque

chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.

Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé…– Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indi-

quait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui qui voulaitla lui raconter ; vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce pas ?

– Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malheu-reuse affaire de Meung…

– La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence ; oui, je saiscela ; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui

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connaît les hommes à la première vue, et il vous a placé dansla compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous lais-sant espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans lesmousquetaires.

– Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien des choses : vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eûtmieux valu que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec

 vos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrêtés enroute ; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est toutsimple, vous aviez des affaires en Angleterre.

– Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais.– À la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde per-

sonne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. À votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne,et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenirqu’elle vous a donné. »

– D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de lareine, et en tourna vivement le chaton en dedans ; mais il étaittrop tard.

« Le lendemain de ce jour vous avez reçu la visite de Cavois,reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; cette

 visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.– Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de

 Votre Éminence.– Eh ! pourquoi cela, monsieur ? pour avoir suivi les ordres

de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que nel’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiezdes éloges ! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis,et non pas ceux qui, comme vous, obéissent… trop bien… Et, lapreuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait direde me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est ar-rivé le soir même. »

C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de MmeBonacieux. D’Artagnan frissonna ; et il se rappela qu’une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui,sans doute encore emportée par la même puissance qui l’avaitfait disparaître.

« Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas par-ler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que vous

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faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement : vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagédans toutes les circonstances.

D’Artagnan s’inclina avec respect.

« Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un sen-timent d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je m’étaistracé à votre égard.

D’Artagnan était de plus en plus étonné.« Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma

première invitation ; mais vous n’êtes pas venu. Heureuse-ment, rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous allezl’entendre. Asseyez-vous là, devant moi, monsieur d’Artagnan :

 vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout.

»Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme,

qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il at-tendit un second signe de son interlocuteur.

« Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Émi-nence ; vous êtes prudent, ce qui vaut mieux. J’aime leshommes de tête et de cœur, moi ; ne vous effrayez pas, dit-il ensouriant, par les hommes de cœur, j’entends les hommes decourage ; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant

dans le monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n’yprenez garde, ils vous perdront !

– Hélas ! Monseigneur, répondit le jeune homme, ils le ferontbien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyés,tandis que moi je suis seul !

– Oui, c’est vrai ; mais, tout seul que vous êtes, vous avez dé- jà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute pas.Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dansl’aventureuse carrière que vous avez entreprise ; car, si je neme trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée defaire fortune.

– Je suis dans l’âge des folles espérances, Monseigneur, ditd’Artagnan.

– Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une en-seigne dans mes gardes, et d’une compagnie après lacampagne ?

– Ah ! Monseigneur !

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– Vous acceptez, n’est-ce pas ?– Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.– Comment, vous refusez ? s’écria le cardinal avec

étonnement.

– Je suis dans les gardes de Sa Majesté, Monseigneur, et jen’ai point de raisons d’être mécontent.– Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à moi,

sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on servedans un corps français, on sert le roi.

– Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes paroles.– Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas ? Je comprends. Eh

bien, ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne quis’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde ; pour

 vous, le besoin de protections sûres ; car il est bon que vous sa-chiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes gravescontre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et

 vos nuits au service du roi. »D’Artagnan rougit.« Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une

liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne ;mais avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous saishomme de résolution et vos services bien dirigés, au lieu de

 vous mener à mal pourraient vous rapporter beaucoup. Allons,réfléchissez, et décidez-vous.

– Votre bonté me confond, Monseigneur, réponditd’Artagnan, et je reconnais dans Votre Éminence une grandeurd’âme qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin,puisque Monseigneur me permet de lui parler franchement… »

D’Artagnan s’arrêta.« Oui, parlez.– Eh bien, je dirai à Votre Éminence que tous mes amis sont

aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis,par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence ; je seraisdonc mal venu ici et mal regardé là-bas, si j’acceptais ce quem’offre Monseigneur.

– Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vousoffre pas ce que vous valez, monsieur ? dit le cardinal avec unsourire de dédain.

– Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne pourmoi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait assez

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pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ou- vrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre Émi-nence, et si j’ai le bonheur de me conduire à ce siège de tellefaçon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien, après j’aurai

au moins derrière moi quelque action d’éclat pour justifier laprotection dont elle voudra bien m’honorer. Toute chose doitse faire à son temps, Monseigneur ; peut-être plus tard aurai-jele droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me vendre.

– C’est-à-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit lecardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependantune sorte d’estime ; demeurez donc libre et gardez vos haineset vos sympathies.

– Monseigneur…

Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vouscomprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récom-penser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vousdonnerai un conseil : tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan,car, du moment que j’aurai retiré ma main de dessus vous, jen’achèterai pas votre vie pour une obole.

– J’y tâcherai, Monseigneur, répondit le Gascon avec unenoble assurance.

– Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive

malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce mal-heur ne vous arrivât pas.

– J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan en mettant la mainsur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance à

 Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.– Eh bien donc ! comme vous l’avez dit, monsieur

d’Artagnan, nous nous reverrons après la campagne ; je voussuivrai des yeux ; car je serai là-bas, reprit le cardinal en mon-trant du doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devaitendosser, et à notre retour, eh bien, nous compterons !

– Ah ! Monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi lepoids de votre disgrâce ; restez neutre, Monseigneur, si voustrouvez que j’agis en galant homme.

– Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore unefois ce que je vous ai dit aujourd’hui, je vous promets de vousle dire. »

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Cette dernière parole de Richelieu exprimait un doute ter-rible ; elle consterna d’Artagnan plus que n’eût fait une me-nace, car c’était un avertissement. Le cardinal cherchait doncà le préserver de quelque malheur qui le menaçait. Il ouvrit la

bouche pour répondre, mais d’un geste hautain, le cardinal lecongédia.D’Artagnan sortit ; mais à la porte le cœur fut prêt à lui man-

quer, et peu s’en fallut qu’il ne rentrât. Cependant la figuregrave et sévère d’Athos lui apparut : s’il faisait avec le cardinalle pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plusla main, Athos le renierait.

Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l’in-fluence d’un caractère vraiment grand sur tout ce qui

l’entoure.D’Artagnan descendit par le même escalier qu’il était entré,

et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires quiattendaient son retour et qui commençaient à s’inquiéter. D’unmot d’Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir lesautres postes qu’il était inutile de monter une plus longuegarde, attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal.

Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos s’informèrent des

causes de cet étrange rendez-vous ; mais d’Artagnan secontenta de leur dire que M. de Richelieu l’avait fait venir pourlui proposer d’entrer dans ses gardes avec le grade d’enseigne,et qu’il avait refusé.

« Et vous avez eu raison », s’écrièrent d’une seule voix Por-thos et Aramis.

 Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien.Mais lorsqu’il fut seul avec d’Artagnan :

« Vous avez fait ce que vous deviez faire, d’Artagnan, dit Athos, mais peut-être avez-vous eu tort. »

D’Artagnan poussa un soupir ; car cette voix répondait à une voix secrète de son âme, qui lui disait que de grands malheursl’attendaient.

La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ ;d’Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. À cette heureon croyait encore que la séparation des gardes et des mous-quetaires serait momentanée, le roi tenant son parlement le

 jour même et devant partir le lendemain. M. de Tréville se

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contenta donc de demander à d’Artagnan s’il avait besoin delui, mais d’Artagnan répondit fièrement qu’il avait tout ce qu’illui fallait.

La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des

gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousque-taires de M. de Tréville, qui avaient fait amitié ensemble. On sequittait pour se revoir quand il plairait à Dieu et s’il plaisait àDieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut lepenser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l’extrême pré-occupation que par l’extrême insouciance.

Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis sequittèrent : les mousquetaires coururent à l’hôtel de M. de Tré-

 ville, les gardes à celui de M. des Essarts. Chacun des capi-

taines conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi pas-sait sa revue.

Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peude sa haute mine. En effet, la veille, la fièvre l’avait pris au mi-lieu du parlement et tandis qu’il tenait son lit de justice. Il n’enétait pas moins décidé à partir le soir même ; et, malgré les ob-servations qu’on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue,espérant, par le premier coup de vigueur, vaincre la maladiequi commençait à s’emparer de lui.

La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche, lesmousquetaires ne devant partir qu’avec le roi, ce qui permit àPorthos d’aller faire, dans son superbe équipage, un tour dansla rue aux Ours.

La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et surson beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partirainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir auprès d’elle.Porthos était magnifique ; ses éperons résonnaient, sa cuirassebrillait, son épée lui battait fièrement les jambes. Cette fois lesclercs n’eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l’aird’un coupeur d’oreilles.

Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard, dont lepetit œil gris brilla de colère en voyant son cousin tout flam-bant neuf. Cependant une chose le consola intérieurement ;c’est qu’on disait partout que la campagne serait rude : il espé-rait tout doucement, au fond du cœur, que Porthos y serait tué.

Porthos présenta ses compliments à maître Coquenard et luifit ses adieux ; maître Coquenard lui souhaita toutes sortes de

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prospérités. Quant à Mme Coquenard, elle ne pouvait retenirses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise conséquence desa douleur, on la savait fort attachée à ses parents, pour les-quels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari.

Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de MmeCoquenard : ils furent déchirants.Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle

agita un mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à croirequ’elle voulait se précipiter. Porthos reçut toutes ces marquesde tendresse en homme habitué à de pareilles démonstrations.Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutreet l’agita en signe d’adieu.

De son côté, Aramis écrivait une longue lettre. À qui ? Per-

sonne n’en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui de- vait partir le soir même pour Tours, attendait cette lettremystérieuse.

 Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vind’Espagne.

Pendant ce temps, d’Artagnan défilait avec sa compagnie.En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour re-

garder gaiement la Bastille ; mais, comme c’était la Bastilleseulement qu’il regardait, il ne vit point Milady, qui, montée

sur un cheval isabelle, le désignait du doigt à deux hommes demauvaise mine qui s’approchèrent aussitôt des rangs pour lereconnaître. Sur une interrogation qu’ils firent du regard, Mila-dy répondit par un signe que c’était bien lui. Puis, certainequ’il ne pouvait plus y avoir de méprise dans l’exécution de sesordres, elle piqua son cheval et disparut.

Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, à la sortiedu faubourg Saint-Antoine, montèrent sur des chevaux toutpréparés qu’un domestique sans livrée tenait en les attendant.

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Chapitre

41Le siège de la Rochelle

Le siège de La Rochelle fut un des grands événements poli-tiques du règne de Louis XIII, et une des grandes entreprisesmilitaires du cardinal. Il est donc intéressant, et même néces-

saire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs détails dece siège se liant d’ailleurs d’une manière trop importante àl’histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nousles passions sous silence.

Les vues politiques du cardinal, lorsqu’il entreprit ce siège,étaient considérables. Exposons-les d’abord, puis nous passe-rons aux vues particulières qui n’eurent peut-être pas sur SonÉminence moins d’influence que les premières.

Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots

comme places de sûreté, il ne restait plus que La Rochelle. Ils’agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvinisme,levain dangereux, auquel se venaient incessamment mêler desferments de révolte civile ou de guerre étrangère.

Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de toutenation, soldats de fortune de toute secte accouraient au pre-mier appel sous les drapeaux des protestants et s’organisaientcomme une vaste association dont les branches divergeaient àloisir sur tous les points de l’Europe.

La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de laruine des autres villes calvinistes, était donc le foyer des dis-sensions et des ambitions. Il y avait plus, son port était la der-nière porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France ; eten la fermant à l’Angleterre, notre éternelle ennemie, le cardi-nal achevait l’œuvre de Jeanne d’Arc et du duc de Guise.

 Aussi Bassompierre, qui était à la fois protestant et catho-lique, protestant de conviction et catholique comme comman-deur du Saint-Esprit ; Bassompierre, qui était allemand de

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naissance et français de cœur ; Bassompierre, enfin, qui avaitun commandement particulier au siège de La Rochelle, disait-il, en chargeant à la tête de plusieurs autres seigneurs protes-tants comme lui :

« Vous verrez, messieurs, que nous serons assez bêtes pourprendre La Rochelle ! »Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l’île de Ré lui

présageait les dragonnades des Cévennes ; la prise de La Ro-chelle était la préface de la révocation de l’édit de Nantes.

Mais nous l’avons dit, à côté de ces vues du ministre niveleuret simplificateur, et qui appartiennent à l’histoire, le chroni-queur est bien forcé de reconnaître les petites visées del’homme amoureux et du rival jaloux.

Richelieu, comme chacun sait, avait été amoureux de lareine ; cet amour avait-il chez lui un simple but politique ouétait-ce tout naturellement une de ces profondes passionscomme en inspira Anne d’Autriche à ceux qui l’entouraient,c’est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout cas on a vu,par les développements antérieurs de cette histoire, que Bu-ckingham l’avait emporté sur lui, et que, dans deux ou trois cir-constances et particulièrement dans celles des ferrets, ill’avait, grâce au dévouement des trois mousquetaires et au

courage de d’Artagnan, cruellement mystifié.Il s’agissait donc pour Richelieu, non seulement de débarras-

ser la France d’un ennemi, mais de se venger d’un rival ; aureste, la vengeance devait être grande et éclatante, et digne entout d’un homme qui tient dans sa main, pour épée de combat,les forces de tout un royaume.

Richelieu savait qu’en combattant l’Angleterre il combattaitBuckingham, qu’en triomphant de l’Angleterre il triomphait deBuckingham, enfin qu’en humiliant l’Angleterre aux yeux del’Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine.

De son côté Buckingham, tout en mettant en avant l’honneurde l’Angleterre, était mû par des intérêts absolument sem-blables à ceux du cardinal ; Buckingham aussi poursuivait une

 vengeance particulière : sous aucun prétexte, Buckinghamn’avait pu rentrer en France comme ambassadeur, il voulait yrentrer comme conquérant.

Il en résulte que le véritable enjeu de cette partie, que lesdeux plus puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de

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deux hommes amoureux, était un simple regard d’Anned’Autriche.

Le premier avantage avait été au duc de Buckingham : arrivéinopinément en vue de l’île de Ré avec quatre-vingt-dix vais-

seaux et vingt mille hommes à peu près, il avait surpris lecomte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l’île ; il avait,après un combat sanglant, opéré son débarquement.

Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baronde Chantal ; le baron de Chantal laissait orpheline une petitefille de dix-huit mois.

Cette petite fille fut depuis Mme de Sévigné.Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin

avec la garnison, et jeta une centaine d’hommes dans un petit

fort qu’on appelait le fort de La Prée.Cet événement avait hâté les résolutions du cardinal ; et en

attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commande-ment du siège de La Rochelle, qui était résolu, il avait fait par-tir Monsieur pour diriger les premières opérations, et avait faitfiler vers le théâtre de la guerre toutes les troupes dont il avaitpu disposer.

C’était de ce détachement envoyé en avant-garde que faisaitpartie notre ami d’Artagnan.

Le roi, comme nous l’avons dit, devait suivre, aussitôt son litde justice tenu, mais en se levant de ce lit de justice, le 28 juin,il s’était senti pris par la fièvre ; il n’en avait pas moins voulupartir, mais, son état empirant, il avait été forcé de s’arrêter à

 Villeroi.Or, où s’arrêtait le roi s’arrêtaient les mousquetaires ; il en

résultait que d’Artagnan, qui était purement et simplementdans les gardes, se trouvait séparé, momentanément du moins,de ses bons amis Athos, Porthos et Aramis ; cette séparation,qui n’était pour lui qu’une contrariété, fût certes devenue uneinquiétude sérieuse s’il eût pu deviner de quels dangers incon-nus il était entouré.

Il n’en arriva pas moins sans accident au camp établi devantLa Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l’année 1627.

Tout était dans le même état : le duc de Buckingham et ses Anglais, maîtres de l’île de Ré, continuaient d’assiéger maissans succès, la citadelle de Saint-Martin et le fort de La Prée,et les hostilités avec La Rochelle étaient commencées depuis

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deux ou trois jours à propos d’un fort que le duc d’Angoulême venait de faire construire près de la ville.

Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts,avaient leur logement aux Minimes.

Mais nous le savons, d’Artagnan, préoccupé de l’ambition depasser aux mousquetaires, avait rarement fait amitié avec sescamarades ; il se trouvait donc isolé et livré à ses propresréflexions.

Ses réflexions n’étaient pas riantes : depuis un an qu’il étaitarrivé à Paris, il s’était mêlé aux affaires publiques ; ses af-faires privées n’avaient pas fait grand chemin comme amour etcomme fortune.

Comme amour, la seule femme qu’il eût aimée était Mme Bo-

nacieux, et Mme Bonacieux avait disparu sans qu’il pût décou- vrir encore ce qu’elle était devenue.

Comme fortunes il s’était fait, lui chétif, ennemi du cardinal,c’est-à-dire d’un homme devant lequel tremblaient les plusgrands du royaume, à commencer par le roi.

Cet homme pouvait l’écraser, et cependant il ne l’avait pasfait : pour un esprit aussi perspicace que l’était d’Artagnan,cette indulgence était un jour par lequel il voyait dans unmeilleur avenir.

Puis, il s’était fait encore un autre ennemi moins à craindre,pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n’êtrepas à mépriser : cet ennemi, c’était Milady.

En échange de tout cela il avait acquis la protection et labienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine était,par le temps qui courait, une cause de plus de persécution ; etsa protection, on le sait, protégeait fort mal : témoins Chalaiset Mme Bonacieux.

Ce qu’il avait donc gagné de plus clair dans tout cela c’étaitle diamant de cinq ou six mille livres qu’il portait au doigt ; etencore ce diamant, en supposant que d’Artagnan dans ses pro-

 jets d’ambition, voulût le garder pour s’en faire un jour unsigne de reconnaissance près de la reine n’avait en attendant,puisqu’il ne pouvait s’en défaire, pas plus de valeur que lescailloux qu’il foulait à ses pieds.

Nous disons « que les cailloux qu’il foulait à ses pieds », card’Artagnan faisait ces réflexions en se promenant solitairementsur un joli petit chemin qui conduisait du camp au village

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d’Angoutin ; or ces réflexions l’avaient conduit plus loin qu’ilne croyait, et le jour commençait à baisser, lorsqu’au dernierrayon du soleil couchant il lui sembla voir briller derrière unehaie le canon d’un mousquet.

D’Artagnan avait l’œil vif et l’esprit prompt, il comprit que lemousquet n’était pas venu là tout seul et que celui qui le por-tait ne s’était pas caché derrière une haie dans des intentionsamicales. Il résolut donc de gagner au large, lorsque de l’autrecôté de la route, derrière un rocher, il aperçut l’extrémité d’unsecond mousquet.

C’était évidemment une embuscade.Le jeune homme jeta un coup d’œil sur le premier mousquet

et vit avec une certaine inquiétude qu’il s’abaissait dans sa di-

rection, mais aussitôt qu’il vit l’orifice du canon immobile il se jeta ventre à terre. En même temps le coup partit, il entendit lesifflement d’une balle qui passait au-dessus de sa tête.

Il n’y avait pas de temps à perdre, d’Artagnan se redressad’un bond, et au même moment la balle de l’autre mousquet fit

 voler les cailloux à l’endroit même du chemin où il s’était jetéla face contre terre.

D’Artagnan n’était pas un de ces hommes inutilement bravesqui cherchent une mort ridicule pour qu’on dise d’eux qu’ils

n’ont pas reculé d’un pas, d’ailleurs il ne s’agissait plus de cou-rage ici, d’Artagnan était tombé dans un guet-apens.

« S’il y a un troisième coup, se dit-il, je suis un hommeperdu ! »

Et aussitôt prenant ses jambes à son cou, il s’enfuit dans ladirection du camp, avec la vitesse des gens de son pays si re-nommés pour leur agilité ; mais, quelle que fût la rapidité de sacourse, le premier qui avait tiré, ayant eu le temps de rechar-ger son arme, lui tira un second coup si bien ajusté, cette fois,que la balle traversa son feutre et le fit voler à dix pas de lui.

Cependant, comme d’Artagnan n’avait pas d’autre chapeau,il ramassa le sien tout en courant, arriva fort essoufflé et fortpâle, dans son logis, s’assit sans rien dire à personne et se mità réfléchir.

Cet événement pouvait avoir trois causes :La première et la plus naturelle pouvait être une embuscade

des Rochelois, qui n’eussent pas été fâchés de tuer un desgardes de Sa Majesté, d’abord parce que c’était un ennemi de

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moins, et que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garniedans sa poche.

D’Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, etsecoua la tête. La balle n’était pas une balle de mousquet,

c’était une balle d’arquebuse ; la justesse du coup lui avait déjàdonné l’idée qu’il avait été tiré par une arme particulière : cen’était donc pas une embuscade militaire, puisque la ballen’était pas de calibre.

Ce pouvait être un bon souvenir de M. le cardinal. On se rap-pelle qu’au moment même où il avait, grâce à ce bienheureuxrayon de soleil, aperçu le canon du fusil, il s’étonnait de la lon-ganimité de Son Éminence à son égard.

Mais d’Artagnan secoua la tête. Pour les gens vers lesquels

elle n’avait qu’à étendre la main, Son Éminence recourait rare-ment à de pareils moyens.

Ce pouvait être une vengeance de Milady.Ceci, c’était plus probable.Il chercha inutilement à se rappeler ou les traits ou le cos-

tume des assassins ; il s’était éloigné d’eux si rapidement, qu’iln’avait eu le loisir de rien remarquer.

« Ah ! mes pauvres amis, murmura d’Artagnan, où êtes- vous ? et que vous me faites faute ! »

D’Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre foisil se réveilla en sursaut, se figurant qu’un homme s’approchaitde son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans quel’obscurité eût amené aucun incident.

Mais d’Artagnan se douta bien que ce qui était différé n’étaitpas perdu.

D’Artagnan resta toute la journée dans son logis ; il se donnapour excuse, vis-à-vis de lui-même, que le temps était mauvais.

Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux champs. Leduc d’Orléans visitait les postes. Les gardes coururent auxarmes, d’Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.

Monsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les offi-ciers supérieurs s’approchèrent de lui pour lui faire leur cour,M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.

 Au bout d’un instant il parut à d’Artagnan que M. des Essartslui faisait signe de s’approcher de lui : il attendit un nouveaugeste de son supérieur, craignant de se tromper, mais ce geste

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s’étant renouvelé, il quitta les rangs et s’avança pour prendrel’ordre.

« Monsieur va demander des hommes de bonne volonté pourune mission dangereuse, mais qui fera honneur à ceux qui l’au-

ront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous tins-siez prêt.– Merci, mon capitaine ! » répondit d’Artagnan, qui ne de-

mandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieu-tenant général.

En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuitet avaient repris un bastion dont l’armée royaliste s’était empa-rée deux jours auparavant ; il s’agissait de pousser une recon-naissance perdue pour voir comment l’armée gardait ce

bastion.Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva

la voix et dit :« Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volon-

taires conduits par un homme sûr.– Quant à l’homme sûr, je l’ai sous la main, Monseigneur, dit

M. des Essarts en montrant d’Artagnan ; et quant aux quatreou cinq volontaires, Monseigneur n’a qu’à faire connaître sesintentions, et les hommes ne lui manqueront pas.

– Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tueravec moi ! » dit d’Artagnan en levant son épée.

Deux de ses camarades aux gardes s’élancèrent aussitôt, etdeux soldats s’étant joints à eux, il se trouva que le nombre de-mandé était suffisant ; d’Artagnan refusa donc tous les autres,ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient lapriorité.

On ignorait si, après la prise du bastion, les Rocheloisl’avaient évacué ou s’ils y avaient laissé garnison ; il fallaitdonc examiner le lieu indiqué d’assez près pour vérifier lachose.

D’Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit latranchée : les deux gardes marchaient au même rang que lui etles soldats venaient par-derrière.

Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant de revêtements, jusqu’àune centaine de pas du bastion ! Là, d’Artagnan, en se retour-nant, s’aperçut que les deux soldats avaient disparu.

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Il crut qu’ayant eu peur ils étaient restés en arrière et conti-nua d’avancer.

 Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent à soixante pasà peu près du bastion.

On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.Les trois enfants perdus délibéraient s’ils iraient plus avant,lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le géant depierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de d’Ar-tagnan et de ses deux compagnons.

Ils savaient ce qu’ils voulaient savoir : le bastion était gardé.Une plus longue station dans cet endroit dangereux eût doncété une imprudence inutile ; d’Artagnan et les deux gardestournèrent le dos et commencèrent une retraite qui ressem-

blait à une fuite.En arrivant à l’angle de la tranchée qui allait leur servir de

rempart, un des gardes tomba : une balle lui avait traversé lapoitrine. L’autre, qui était sain et sauf, continua sa course versle camp.

D’Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon,et s’inclina vers lui pour le relever et l’aider à rejoindre leslignes ; mais en ce moment deux coups de fusil partirent : uneballe cassa la tête du garde déjà blessé, et l’autre vint s’aplatir

sur le roc après avoir passé à deux pouces de d’Artagnan.Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne

pouvait venir du bastion, qui était masqué par l’angle de latranchée. L’idée des deux soldats qui l’avaient abandonné luirevint à l’esprit et lui rappela ses assassins de la surveille ; ilrésolut donc cette fois de savoir à quoi s’en tenir, et tomba surle corps de son camarade comme s’il était mort.

Il vit aussitôt deux têtes qui s’élevaient au-dessus d’un ou- vrage abandonné qui était à trente pas de là : c’étaient cellesde nos deux soldats. D’Artagnan ne s’était pas trompé : cesdeux hommes ne l’avaient suivi que pour l’assassiner, espérantque la mort du jeune homme serait mise sur le compte del’ennemi.

Seulement, comme il pouvait n’être que blessé et dénoncerleur crime, ils s’approchèrent pour l’achever ; heureusement,trompés par la ruse de d’Artagnan, ils négligèrent de rechar-ger leurs fusils.

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Lorsqu’ils furent à dix pas de lui, d’Artagnan, qui en tombantavait eu grand soin de ne pas lâcher son épée, se releva tout àcoup et d’un bond se trouva près d’eux.

Les assassins comprirent que s’ils s’enfuyaient du côté du

camp sans avoir tué leur homme, ils seraient accusés par lui ;aussi leur première idée fut-elle de passer à l’ennemi. L’und’eux prit son fusil par le canon, et s’en servit comme d’unemassue : il en porta un coup terrible à d’Artagnan, qui l’évitaen se jetant de côté, mais par ce mouvement il livra passage aubandit, qui s’élança aussitôt vers le bastion. Comme les Roche-lois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cethomme venait à eux, ils firent feu sur lui et il tomba frappéd’une balle qui lui brisa l’épaule.

Pendant ce temps, d’Artagnan s’était jeté sur le second sol-dat, l’attaquant avec son épée ; la lutte ne fut pas longue, cemisérable n’avait pour se défendre que son arquebuse déchar-gée ; l’épée du garde glissa contre le canon de l’arme devenueinutile et alla traverser la cuisse de l’assassin, qui tomba. D’Ar-tagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la gorge.

« Oh ! ne me tuez pas ! s’écria le bandit ; grâce, grâce, monofficier ! et je vous dirai tout.

– Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins ?

demanda le jeune homme en retenant son bras.– Oui ; si vous estimez que l’existence soit quelque chose

quand on a vingt-deux ans comme vous et qu’on peut arriver àtout, étant beau et brave comme vous l’êtes.

– Misérable ! dit d’Artagnan, voyons, parle vite, qui t’a char-gé de m’assassiner ?

– Une femme que je ne connais pas, mais qu’on appelleMilady.

– Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu sonnom ?

– Mon camarade la connaissait et l’appelait ainsi, c’est à luiqu’elle a eu affaire et non pas à moi ; il a même dans sa pocheune lettre de cette personne qui doit avoir pour vous unegrande importance, à ce que je lui ai entendu dire.

– Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens ?– Il m’a proposé de faire le coup à nous deux et j’ai accepté.– Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédition ?– Cent louis.

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– Eh bien, à la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elleestime que je vaux quelque chose ; cent louis ! c’est unesomme pour deux misérables comme vous : aussi je comprendsque tu aies accepté, et je te fais grâce, mais à une condition !

– Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que toutn’était pas fini.– C’est que tu vas aller me chercher la lettre que ton cama-

rade a dans sa poche.– Mais, s’écria le bandit, c’est une autre manière de me tuer ;

comment voulez-vous que j’aille chercher cette lettre sous lefeu du bastion ?

– Il faut pourtant que tu te décides à l’aller chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma main.

– Grâce, monsieur, pitié ! au nom de cette jeune dame que vous aimez, que vous croyez morte peut-être, et qui ne l’estpas ! s’écria le bandit en se mettant à genoux et s’appuyant sursa main, car il commençait à perdre ses forces avec son sang.

– Et d’où sais-tu qu’il y a une jeune femme que j’aime, et que j’ai cru cette femme morte ? demanda d’Artagnan.

– Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.– Tu vois bien alors qu’il faut que j’aie cette lettre, dit d’Arta-

gnan ; ainsi donc plus de retard, plus d’hésitation, ou quelle

que soit ma répugnance à tremper une seconde fois mon épéedans le sang d’un misérable comme toi, je le jure par ma foid’honnête homme… »

Et à ces mots d’Artagnan fit un geste si menaçant, que leblessé se releva.

« Arrêtez ! arrêtez ! s’écria-t-il reprenant courage à force deterreur, j’irai… j’irai !… »

D’Artagnan prit l’arquebuse du soldat, le fit passer devant luiet le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de lapointe de son épée.

C’était une chose affreuse que de voir ce malheureux, lais-sant sur le chemin qu’il parcourait une longue trace de sang,pâle de sa mort prochaine, essayant de se traîner sans être vu

 jusqu’au corps de son complice qui gisait à vingt pas de là !La terreur était tellement peinte sur son visage couvert

d’une froide sueur, que d’Artagnan en eut pitié ; et que, le re-gardant avec mépris :

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« Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la différence qu’il y aentre un homme de cœur et un lâche comme toi ; reste, j’irai. »

Et d’un pas agile, l’œil au guet, observant les mouvements del’ennemi, s’aidant de tous les accidents de terrain, d’Artagnan

parvint jusqu’au second soldat.Il y avait deux moyens d’arriver à son but : le fouiller sur laplace, ou l’emporter en se faisant un bouclier de son corps, etle fouiller dans la tranchée.

D’Artagnan préféra le second moyen et chargea l’assassinsur ses épaules au moment même où l’ennemi faisait feu.

Une légère secousse, le bruit mat de trois balles quitrouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement d’agonieprouvèrent à d’Artagnan que celui qui avait voulu l’assassiner

 venait de lui sauver la vie.D’Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès du

blessé aussi pâle qu’un mort. Aussitôt il commença l’inventaire : un portefeuille de cuir,

une bourse où se trouvait évidemment une partie de la sommeque le bandit avait reçue, un cornet et des dés formaient l’héri-tage du mort.

Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés, jeta labourse au blessé et ouvrit avidement le portefeuille.

 Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva lalettre suivante : c’était celle qu’il était allé chercher au risquede sa vie :

« Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu’elleest maintenant en sûreté dans ce couvent où vous n’auriez ja-mais dû la laisser arriver, tâchez au moins de ne pas manquerl’homme ; sinon, vous savez que j’ai la main longue et que vouspayeriez cher les cent louis que vous avez à moi. »

Pas de signature. Néanmoins il était évident que la lettre ve-nait de Milady. En conséquence, il la garda comme pièce àconviction, et, en sûreté derrière l’angle de la tranchée, il semit à interroger le blessé. Celui-ci confessa qu’il s’était chargéavec son camarade, le même qui venait d’être tué, d’enleverune jeune femme qui devait sortir de Paris par la barrière deLa Villette, mais que, s’étant arrêtés à boire dans un cabaret,ils avaient manqué la voiture de dix minutes.

« Mais qu’eussiez-vous fait de cette femme ? demanda d’Ar-tagnan avec angoisse.

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– Nous devions la remettre dans un hôtel de la place Royale,dit le blessé.

– Oui ! oui ! murmura d’Artagnan, c’est bien cela, chezMilady elle-même. »

 Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terriblesoif de vengeance poussait cette femme à le perdre, ainsi queceux qui l’aimaient, et combien elle en savait sur les affaires dela cour, puisqu’elle avait tout découvert. Sans doute elle devaitces renseignements au cardinal.

Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie bien réel, que la reine avait fini par découvrir la prison oùla pauvre Mme Bonacieux expiait son dévouement, et qu’ellel’avait tirée de cette prison. Alors la lettre qu’il avait reçue de

la jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passagepareil à une apparition, lui furent expliqués.

Dès lors, ainsi qu’Athos l’avait prédit, il était possible de re-trouver Mme Bonacieux, et un couvent n’était pas imprenable.

Cette idée acheva de lui remettre la clémence au cœur. Il seretourna vers le blessé qui suivait avec anxiété toutes les ex-pressions diverses de son visage, et lui tendant le bras :

« Allons, lui dit-il, je ne veux pas t’abandonner ainsi. Appuie-toi sur moi et retournons au camp.

– Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire à tant de magna-nimité, mais n’est-ce point pour me faire pendre ?

– Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie. »

Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de nouveau lespieds de son sauveur ; mais d’Artagnan, qui n’avait plus aucunmotif de rester si près de l’ennemi, abrégea lui-même les té-moignages de sa reconnaissance.

Le garde qui était revenu à la première décharge des Roche-lois avait annoncé la mort de ses quatre compagnons. On futdonc à la fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment,quand on vit reparaître le jeune homme sain et sauf.

D’Artagnan expliqua le coup d’épée de son compagnon parune sortie qu’il improvisa. Il raconta la mort de l’autre soldatet les périls qu’ils avaient courus. Ce récit fut pour lui l’occa-sion d’un véritable triomphe. Toute l’armée parla de cette ex-pédition pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire sescompliments.

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 Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa récom-pense, la belle action de d’Artagnan eut pour résultat de luirendre la tranquillité qu’il avait perdue. En effet, d’Artagnancroyait pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux ennemis,

l’un était tué et l’autre dévoué à ses intérêts.Cette tranquillité prouvait une chose, c’est que d’Artagnanne connaissait pas encore Milady.

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Chapitre

42Le vin d'Anjou

 Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit de saconvalescence commençait à se répandre dans le camp ; etcomme il avait grande hâte d’arriver en personne au siège, on

disait qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se remet-trait en route.Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d’un jour à

l’autre, il allait être remplacé dans son commandement, soitpar le duc d’Angoulême, soit par Bassompierre ou par Schom-berg, qui se disputaient le commandement, faisait peu dechoses, perdait ses journées en tâtonnements, et n’osait ris-quer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais del’île de Ré, où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin

et le fort de La Prée, tandis que, de leur côté, les Français as-siégeaient La Rochelle.

D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était redevenu plustranquille, comme il arrive toujours après un danger passé, etquand le danger semble évanoui ; il ne lui restait qu’une in-quiétude, c’était de n’apprendre aucune nouvelle de ses amis.

Mais, un matin du commencement du mois de novembre,tout lui fut expliqué par cette lettre, datée de Villeroi :

« Monsieur d’Artagnan,

« MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonnepartie chez moi, et s’être égayés beaucoup, ont mené si grandbruit, que le prévôt du château, homme très rigide, les a consi-gnés pour quelques jours ; mais j’accomplis les ordres qu’ilsm’ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles de mon vind’Anjou, dont ils ont fait grand cas : ils veulent que vous buviezà leur santé avec leur vin favori.

« Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,« Votre serviteur très humble et très obéissant,

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« Godeau,« Hôtelier de messieurs les mousquetaires. »« À la bonne heure ! s’écria d’Artagnan, ils pensent à moi

dans leurs plaisirs comme je pensais à eux dans mon ennui ;

bien certainement que je boirai à leur santé et de grand cœur ;mais je n’y boirai pas seul. »Et d’Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait

fait plus amitié qu’avec les autres, afin de les inviter à boireavec lui le délicieux petit vin d’Anjou qui venait d’arriver de

 Villeroi. L’un des deux gardes était invité pour le soir même, etl’autre invité pour le lendemain ; la réunion fut donc fixée ausurlendemain.

D’Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin à

la buvette des gardes, en recommandant qu’on les lui gardâtavec soin ; puis, le jour de la solennité, comme le dîner étaitfixé pour l’heure de midi, d’Artagnan envoya, dès neuf heures,Planchet pour tout préparer.

Planchet, tout fier d’être élevé à la dignité de maître d’hôtel,songea à tout apprêter en homme intelligent ; à cet effet ils’adjoignit le valet d’un des convives de son maître, nomméFourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d’Artagnan, etqui, n’appartenant à aucun corps, était entré à son service ou

plutôt à celui de Planchet, depuis que d’Artagnan lui avait sau- vé la vie.

L’heure du festin venue, les deux convives arrivèrent, prirentplace et les mets s’alignèrent sur la table. Planchet servait laserviette au bras, Fourreau débouchait les bouteilles, et Brise-mont, c’était le nom du convalescent, transvasait dans des ca-rafons de verre le vin qui paraissait avoir déposé par effet dessecousses de la route. De ce vin, la première bouteille était unpeu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre,et d’Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre diablen’avait pas encore beaucoup de forces.

Les convives, après avoir mangé le potage, allaient porter lepremier verre à leurs lèvres, lorsque tout à coup le canon re-tentit au fort Louis et au fort Neuf ; aussitôt les gardes, croyantqu’il s’agissait de quelque attaque imprévue, soit des assiégés,soit des Anglais, sautèrent sur leurs épées ; d’Artagnan, nonmoins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent en courant,afin de se rendre à leurs postes.

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Mais à peine furent-ils hors de la buvette, qu’ils se trou- vèrent fixés sur la cause de ce grand bruit ; les cris de Vive leroi ! Vive M. le cardinal ! retentissaient de tous côtés, et lestambours battaient dans toutes les directions.

En effet, le roi, impatient comme on l’avait dit, venait de dou-bler deux étapes, et arrivait à l’instant même avec toute samaison et un renfort de dix mille hommes de troupe ; ses mous-quetaires le précédaient et le suivaient. D’Artagnan, placé enhaie avec sa compagnie, salua d’un geste expressif ses amis,qui lui répondirent des yeux, et M. de Tréville, qui le reconnuttout d’abord.

La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furentbientôt dans les bras l’un de l’autre.

« Pardieu ! s’écria d’Artagnan, il n’est pas possible de mieuxarriver, et les viandes n’auront pas encore eu le temps de re-froidir ! n’est-ce pas, messieurs ? ajouta le jeune homme en setournant vers les deux gardes, qu’il présenta à ses amis.

– Ah ! ah ! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.– J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de femmes à votre

dîner !– Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre bicoque ? deman-

da Athos.

– Mais, pardieu ! il y a le vôtre, cher ami, réponditd’Artagnan.

– Notre vin ? fit Athos étonné.– Oui, celui que vous m’avez envoyé.– Nous vous avons envoyé du vin ?– Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d’Anjou ?– Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.– Le vin que vous préférez.– Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni chambertin.– Eh bien, à défaut de champagne et de chambertin, vous

 vous contenterez de celui-là.– Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou, gourmet que

nous sommes ? dit Porthos.– Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de votre part.– De notre part ? firent les trois mousquetaires.– Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin ?– Non, et vous, Porthos ?– Non, et vous, Athos ?

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– Non.– Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est votre hôtelier.– Notre hôtelier ?– Eh oui ! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.

– Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra, n’importe, dit Porthos,goûtons-le, et, s’il est bon, buvons-le.– Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source

inconnue.– Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan. Personne de vous

n’a chargé l’hôtelier Godeau de m’envoyer du vin ?– Non ! et cependant il vous en a envoyé de notre part ?– Voici la lettre ! » dit d’Artagnan.Et il présenta le billet à ses camarades.

« Ce n’est pas son écriture ! s’écria Athos, je la connais, c’estmoi qui, avant de partir, ai réglé les comptes de lacommunauté.

– Fausse lettre, dit Porthos ; nous n’avons pas été consignés.– D’Artagnan, demanda Aramis d’un ton de reproche,

comment avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit ?…»

D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tousses membres.

« Tu m’effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans lesgrandes occasions, qu’est-il donc arrivé ?

– Courons, courons, mes amis ! s’écria d’Artagnan, un hor-rible soupçon me traverse l’esprit ! serait-ce encore une ven-geance de cette femme ? »

Ce fut Athos qui pâlit à son tour.D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois mousquetaires

et les deux gardes l’y suivirent.Le premier objet qui frappa la vue de d’Artagnan en entrant

dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et seroulant dans d’atroces convulsions.

Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient delui porter secours ; mais il était évident que tout secours étaitinutile : tous les traits du moribond étaient crispés parl’agonie.

« Ah ! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan, ah ! c’est af-freux, vous avez l’air de me faire grâce et vousm’empoisonnez !

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– Moi ! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tudonc là ?

– Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce vin, je dis quec’est vous qui m’avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu

 vous venger de moi, je dis que c’est affreux !– N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan, n’en croyezrien ; je vous jure, je vous proteste…

– Oh ! mais Dieu est là ! Dieu vous punira ! Mon Dieu ! qu’ilsouffre un jour ce que je souffre !

– Sur l’évangile, s’écria d’Artagnan en se précipitant vers lemoribond, je vous jure que j’ignorais que ce vin fût empoisonnéet que j’allais en boire comme vous.

– Je ne vous crois pas », dit le soldat.

Et il expira dans un redoublement de tortures.« Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos bri-

sait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu tar-difs pour qu’on allât chercher un confesseur.

– O mes amis ! dit d’Artagnan, vous venez encore une fois deme sauver la vie, non seulement à moi, mais à ces messieurs.Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux gardes, je vous de-manderai le silence sur toute cette aventure ; de grands per-sonnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez vu, et

le mal de tout cela retomberait sur nous.– Ah ! monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; ah !

monsieur ! que je l’ai échappé belle !– Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu allais donc boire

mon vin ?– À la santé du roi, monsieur, j’allais en boire un pauvre

 verre, si Fourreau ne m’avait pas dit qu’on m’appelait.– Hélas ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur,

 je voulais l’éloigner pour boire tout seul !– Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux gardes, vous

comprenez qu’un pareil festin ne pourrait être que fort tristeaprès ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes ex-cuses et remettez la partie à un autre jour, je vous prie. »

Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses ded’Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient de-meurer seuls, ils se retirèrent.

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Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sanstémoins, ils se regardèrent d’un air qui voulait dire que chacuncomprenait la gravité de la situation.

« D’abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c’est une

mauvaise compagnie qu’un mort, mort de mort violente.– Planchet, dit d’Artagnan, je vous recommande le cadavrede ce pauvre diable. Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avaitcommis un crime, c’est vrai, mais il s’en était repenti. »

Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à Plan-chet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires àBrisemont.

L’hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leurservit des œufs à la coque et de l’eau, qu’Athos alla puiser lui-

même à la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramisfurent mis au courant de la situation.

« Eh bien, dit d’Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami,c’est une guerre à mort. »

 Athos secoua la tête.« Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit

elle ?– J’en suis sûr.– Cependant je vous avoue que je doute encore.

– Mais cette fleur de lis sur l’épaule ?– C’est une Anglaise qui aura commis quelque méfait en

France, et qu’on aura flétrie à la suite de son crime.– Athos, c’est votre femme, vous dis-je, répétait d’Artagnan,

ne vous rappelez-vous donc pas comme les deux signalementsse ressemblent ?

– J’aurais cependant cru que l’autre était morte, je l’avais sibien pendue. »

Ce fut d’Artagnan qui secoua la tête à son tour.« Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.– Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec une épée éternel-

lement suspendue au-dessus de sa tête, dit Athos, et qu’il fautsortir de cette situation.

– Mais comment ?– Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir une explication

avec elle ; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gentil-homme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien fairecontre vous ; de votre côté serment solennel de rester neutre à

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mon égard : sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouverle roi, je vais trouver le bourreau, j’ameute la cour contre vous,

 je vous dénonce comme flétrie, je vous fais mettre en juge-ment, et si l’on vous absout, eh bien, je vous tue, foi de gentil-

homme ! au coin de quelque borne, comme je tuerais un chienenragé.– J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais comment la

 joindre ?– Le temps, cher ami, le temps amène l’occasion, l’occasion

c’est la martingale de l’homme : plus on a engagé, plus l’ongagne quand on sait attendre.

– Oui, mais attendre entouré d’assassins etd’empoisonneurs…

– Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à présent, Dieunous gardera encore.

– Oui, nous ; nous d’ailleurs, nous sommes des hommes, et, àtout prendre, c’est notre état de risquer notre vie : mais elle !ajouta-t-il à demi-voix.

– Qui elle ? demanda Athos.– Constance.– Mme Bonacieux ! ah ! c’est juste, fit Athos ; pauvre ami !

 j’oubliais que vous étiez amoureux.

– Eh bien, mais, dit Aramis, n’avez-vous pas vu par la lettremême que vous avez trouvée sur le misérable mort qu’elle étaitdans un couvent ? On est très bien dans un couvent, et aussitôtle siège de La Rochelle terminé, je vous promets que pour moncompte…

– Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous savonsque vos vœux tendent à la religion.

– Je ne suis mousquetaire que par intérim, dit humblement Aramis.

– Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu des nouvelles desa maîtresse, dit tout bas Athos ; mais ne faites pas attention,nous connaissons cela.

– Eh bien, dit Porthos, il me semble qu’il y aurait un moyenbien simple.

– Lequel ? demanda d’Artagnan.– Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.– Oui.

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– Eh bien, aussitôt le siège fini, nous l’enlevons de cecouvent.

– Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.– C’est juste, dit Porthos.

– Mais, j’y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher d’Ar-tagnan, que c’est la reine qui a fait choix de ce couvent pourelle ?

– Oui, je le crois du moins.– Eh bien, mais Porthos nous aidera là-dedans.– Et comment cela, s’il vous plaît ?– Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ;

elle doit avoir le bras long.– Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je la

crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.– Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en avoir des

nouvelles.– Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis, vous, et comment

cela ?– Par l’aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié… »,

dit Aramis en rougissant.Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé

leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir

le soir même : d’Artagnan retourna aux Minimes, et les troismousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient àfaire préparer leur logis.

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Chapitre

43L'auberge du Colombier-Rouge

 À peine arrivé au camp, le roi, qui avait si grande hâte de setrouver en face de l’ennemi, et qui, à meilleur droit que le car-dinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire

toutes les dispositions, d’abord pour chasser les Anglais de l’îlede Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle ; mais, mal-gré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent entreMM. de Bassompierre et Schomberg, contre le ducd’Angoulême.

MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux deFrance, et réclamaient leur droit de commander l’armée sousles ordres du roi ; mais le cardinal, qui craignait que Bassom-pierre, huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement les

 Anglais et les Rochelois, ses frères en religion, poussait aucontraire le duc d’Angoulême, que le roi, à son instigation,avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peinede voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l’armée,on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier :Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis LaLeu jusqu’à Dompierre ; le duc d’Angoulême à l’est, depuisDompierre jusqu’à Périgny ; et M. de Schomberg au midi, de-puis Périgny jusqu’à Angoutin.

Le logis de Monsieur était à Dompierre.Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie.Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La

Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, le

duc d’Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg. Aussitôt cette organisation établie, on s’était occupé de chas-

ser les Anglais de l’île.

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La conjoncture était favorable : les Anglais, qui ont, avanttoute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats,ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits,avaient force malades dans leur camp ; de plus, la mer, fort

mauvaise à cette époque de l’année sur toutes les côtes del’océan, mettait tous les jours quelque petit bâtiment à mal ; etla plage, depuis la pointe de l’Aiguillon jusqu’à la tranchée,était littéralement, à chaque marée, couverte des débris de pi-nasses, de roberges et de felouques ; il en résultait que, mêmeles gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évidentqu’un jour ou l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’îlede Ré que par entêtement, serait obligé de lever le siège.

Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans

le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu’il fallaiten finir et donna les ordres nécessaires pour une affairedécisive.

Notre intention n’étant pas de faire un journal de siège, maisau contraire de n’en rapporter que les événements qui ont traità l’histoire que nous racontons, nous nous contenterons de direen deux mots que l’entreprise réussit au grand étonnement duroi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repous-sés pied à pied, battus dans toutes les rencontres, écrasés au

passage de l’île de Loix, furent obligés de se rembarquer, lais-sant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi les-quels cinq colonels, trois lieutenant-colonels, deux cent cin-quante capitaines et vingt gentilshommes de qualité, quatrepièces de canon et soixante drapeaux qui furent apportés à Pa-ris par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompeaux voûtes de Notre-Dame.

Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répandirentpar toute la France.

Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sansavoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des

 Anglais.Mais, comme nous venons de le dire, le repos n’était que

momentané.Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait

été pris, et l’on avait acquis la preuve d’une ligue entre l’Empi-ré, l’Espagne, l’Angleterre et la Lorraine.

Cette ligue était dirigée contre la France.

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De plus, dans le logis de Buckingham, qu’il avait été forcéd’abandonner plus précipitamment qu’il ne l’avait cru, on avaittrouvé des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, à cequ’assure M. le cardinal dans ses mémoires, compromettaient

fort Mme de Chevreuse, et par conséquent la reine.C’était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, caron n’est pas ministre absolu sans être responsable ; aussitoutes les ressources de son vaste génie étaient-elles tenduesnuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s’éle-

 vait dans un des grands royaumes de l’Europe.Le cardinal connaissait l’activité et surtout la haine de Bu-

ckingham ; si la ligue qui menaçait la France triomphait, touteson influence était perdue : la politique espagnole et la poli-

tique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinetdu Louvre, où elles n’avaient encore que des partisans ; lui Ri-chelieu, le ministre français, le ministre national par excel-lence, était perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme unenfant, le haïssait comme un enfant hait son maître, l’abandon-nait aux vengeances réunies de Monsieur et de la reine ; ilétait donc perdu, et peut-être la France avec lui. Il fallait parerà tout cela.

 Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus

nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison dupont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence.

C’étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu’il étaitfacile de reconnaître qu’ils appartenaient surtout à l’église mi-litante ; des femmes un peu gênées dans leurs costumes depages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrementdissimuler les formes arrondies ; enfin des paysans aux mainsnoircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l’homme de qua-lité à une lieue à la ronde.

Puis encore d’autres visites moins agréables, car deux outrois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli êtreassassiné.

Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient quec’était elle-même qui mettait en campagne les assassins mal-adroits, afin d’avoir le cas échéant le droit d’user de repré-sailles ; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres, nià ce que disent leurs ennemis.

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Ce qui n’empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui ses plusacharnés détracteurs n’ont jamais contesté la bravoure person-nelle, de faire force courses nocturnes tantôt pour communi-quer au duc d’Angoulême des ordres importants, tantôt pour

aller se concerter avec le roi, tantôt pour aller conférer avecquelque messager qu’il ne voulait pas qu’on laissât entrer chezlui.

De leur côté les mousquetaires qui n’avaient pas grand-choseà faire au siège n’étaient pas tenus sévèrement et menaient

 joyeuse vie. Cela leur était d’autant plus facile, à nos trois com-pagnons surtout, qu’étant des amis de M. de Tréville, ils obte-naient facilement de lui de s’attarder et de rester après la fer-meture du camp avec des permissions particulières.

Or, un soir que d’Artagnan, qui était de tranchée, n’avait pules accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurschevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre, unemain sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous troisd’une buvette qu’Athos avait découverte deux jours auparavantsur la route de La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge,suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant surleurs gardes, comme nous l’avons dit, de peur d’embuscade,lorsqu’à un quart de lieue à peu près du village de Boisnar ils

crurent entendre le pas d’une cavalcade qui venait à eux ; aus-sitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre l’autre, et atten-dirent, tenant le milieu de la route : au bout d’un instant, etcomme la lune sortait justement d’un nuage, ils virent appa-raître au détour d’un chemin deux cavaliers qui, en les aperce-

 vant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s’ils de- vaient continuer leur route ou retourner en arrière. Cette hési-tation donna quelques soupçons aux trois amis, et Athos, fai-sant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :

« Qui vive ?– Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux cavaliers.– Ce n’est pas répondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? Répon-

dez, ou nous chargeons.– Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs ! dit alors

une voix vibrante qui paraissait avoir l’habitude ducommandement.

– C’est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit,dit Athos, que voulez-vous faire, messieurs ?

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– Qui êtes-vous ? dit la même voix du même ton de comman-dement ; répondez à votre tour, ou vous pourriez vous maltrouver de votre désobéissance.

– Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu

que celui qui les interrogeait en avait le droit.– Quelle compagnie ?– Compagnie de Tréville.– Avancez à l’ordre, et venez me rendre compte de ce que

 vous faites ici, à cette heure. »Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille un peu basse,

car tous trois maintenant étaient convaincus qu’ils avaient af-faire à plus fort qu’eux ; on laissa, au reste, à Athos le soin deporter la parole.

Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en se-cond lieu, était à dix pas en avant de son compagnon ; Athos fitsigne à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière, ets’avança seul.

« Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions à quinous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisionsbonne garde.

– Votre nom ? dit l’officier, qui se couvrait une partie du vi-sage avec son manteau.

– Mais vous-même, monsieur, dit Athos qui commençait à serévolter contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, lapreuve que vous avez le droit de m’interroger.

– Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissanttomber son manteau de manière à avoir le visage découvert.

– Monsieur le cardinal ! s’écria le mousquetaire stupéfait.– Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Éminence.– Athos », dit le mousquetaire.Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se rapprocha.« Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse,

 je ne veux pas qu’on sache que je suis sorti du camp, et, ennous suivant, nous serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.

– Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ;demandez-nous donc notre parole et ne vous inquiétez de rien.Dieu merci, nous savons garder un secret. »

Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur.« Vous avez l’oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal ;

mais maintenant, écoutez ceci : ce n’est point par défiance que

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 je vous prie de me suivre, c’est pour ma sûreté : sans doute vosdeux compagnons sont MM. Porthos et Aramis ?

– Oui, Votre Éminence, dit Athos, tandis que les deux mous-quetaires restés en arrière s’approchaient, le chapeau à la

main.– Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je sais que vous n’êtes pas tout à fait de mes amis, et j’en suisfâché, mais je sais que vous êtes de braves et loyaux gentils-hommes, et qu’on peut se fier à vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l’honneur de m’accompagner, vous et vos deux amis,et alors j’aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté, si nousla rencontrons. »

Les trois mousquetaires s’inclinèrent jusque sur le cou de

leurs chevaux.« Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Éminence a rai-

son de nous emmener avec elle : nous avons rencontré sur laroute des visages affreux, et nous avons même eu avec quatrede ces visages une querelle au Colombier-Rouge.

– Une querelle, et pourquoi, messieurs ? dit le cardinal, jen’aime pas les querelleurs, vous le savez !

– C’est justement pour cela que j’ai l’honneur de prévenir Votre Éminence de ce qui vient d’arriver ; car elle pourrait

l’apprendre par d’autres que par nous, et, sur un faux rapport,croire que nous sommes en faute.

– Et quels ont été les résultats de cette querelle ? demanda lecardinal en fronçant le sourcil.

– Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un petit coupd’épée dans le bras, ce qui ne l’empêchera pas, comme VotreÉminence peut le voir, de monter à l’assaut demain, si VotreÉminence ordonne l’escalade.

– Mais vous n’êtes pas hommes à vous laisser donner descoups d’épée ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, mes-sieurs, vous en avez bien rendu quelques-uns ; confessez-vous,

 vous savez que j’ai le droit de donner l’absolution.– Moi, Monseigneur, dit Athos, je n’ai pas même mis l’épée à

la main, mais j’ai pris celui à qui j’avais affaire à bras-le-corpset je l’ai jeté par la fenêtre ; il paraît qu’en tombant, continua

 Athos avec quelque hésitation, il s’est cassé la cuisse.– Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, monsieur Porthos ?

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– Moi, Monseigneur, sachant que le duel est défendu, j’ai sai-si un banc, et j’en ai donné à l’un de ces brigands un coup qui,

 je crois, lui a brisé l’épaule.– Bien, dit le cardinal ; et vous, monsieur Aramis ?

– Moi, Monseigneur, comme je suis d’un naturel très doux etque, d’ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-être pas, jesuis sur le point de rentrer dans les ordres, je voulais séparermes camarades, quand un de ces misérables m’a donné traî-treusement un coup d’épée à travers le bras gauche : alors lapatience m’a manqué, j’ai tiré mon épée à mon tour, et commeil revenait à la charge, je crois avoir senti qu’en se jetant surmoi il se l’était passée au travers du corps : je sais bien qu’ilest tombé seulement, et il m’a semblé qu’on l’emportait avec

ses deux compagnons.– Diable, messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de

combat pour une dispute de cabaret, vous n’y allez pas de mainmorte ; et à propos de quoi était venue la querelle ?

– Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et sachant qu’il yavait une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret, ils

 voulaient forcer la porte.– Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ?– Pour lui faire violence sans doute, dit Athos ; j’ai eu l’hon-

neur de dire à Votre Éminence que ces misérables étaientivres.

– Et cette femme était jeune et jolie ? demanda le cardinalavec une certaine inquiétude.

– Nous ne l’avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.– Vous ne l’avez pas vue ; ah ! très bien, reprit vivement le

cardinal ; vous avez bien fait de défendre l’honneur d’unefemme, et, comme c’est à l’auberge du Colombier-Rouge que je

 vais moi-même, je saurai si vous m’avez dit la vérité.– Monseigneur, dit fièrement Athos, nous sommes gentils-

hommes, et pour sauver notre tête, nous ne ferions pas unmensonge.

– Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, monsieur Athos, je n’en doute pas un seul instant ; mais, ajouta-t-il pourchanger la conversation, cette dame était donc seule ?

– Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle, dit Athos ;mais, comme malgré le bruit ce cavalier ne s’est pas montré, ilest à présumer que c’est un lâche.

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– Ne jugez pas témérairement, dit l’évangile », répliqua lecardinal.

 Athos s’inclina.« Et maintenant, messieurs, c’est bien, continua Son Émi-

nence, je sais ce que je voulais savoir ; suivez-moi. »Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal, quis’enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit soncheval en marche, se tenant à huit ou dix pas en avant de sesquatre compagnons.

On arriva bientôt à l’auberge silencieuse et solitaire ; sansdoute l’hôte savait quel illustre visiteur il attendait, et enconséquence il avait renvoyé les importuns.

Dix pas avant d’arriver à la porte, le cardinal fit signe à son

écuyer et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheval toutsellé était attaché au contrevent, le cardinal frappa trois coupset de certaine façon.

Un homme enveloppé d’un manteau sortit aussitôt et échan-gea quelques rapides paroles avec le cardinal ; après quoi il re-monta à cheval et repartit dans la direction de Surgères, quiétait aussi celle de Paris.

« Avancez, messieurs, dit le cardinal.– Vous m’avez dit la vérité, mes gentilshommes, dit-il en

s’adressant aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas à moique notre rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse ; enattendant, suivez-moi. »

Le cardinal mit pied à terre, les trois mousquetaires en firentautant ; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de sonécuyer, les trois mousquetaires attachèrent les brides des leursaux contrevents.

L’hôte se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le cardinaln’était qu’un officier venant visiter une dame.

« Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée où cesmessieurs puissent m’attendre près d’un bon feu ? » dit lecardinal.

L’hôte ouvrit la porte d’une grande salle, dans laquelle juste-ment on venait de remplacer un mauvais poêle par une grandeet excellente cheminée.

« J’ai celle-ci, répondit-il.– C’est bien, dit le cardinal ; entrez là, messieurs, et veuillez

m’attendre ; je ne serai pas plus d’une demi-heure. »

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Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans lachambre du rez-de-chaussée, le cardinal, sans demander plusamples renseignements, monta l’escalier en homme qui n’a pasbesoin qu’on lui indique son chemin.

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Chapitre

44De l'utilité des tuyaux de poêle

Il était évident que, sans s’en douter, et mus seulement parleur caractère chevaleresque et aventureux, nos trois amis ve-naient de rendre service à quelqu’un que le cardinal honorait

de sa protection particulière.Maintenant quel était ce quelqu’un ? C’est la question que sefirent d’abord les trois mousquetaires ; puis, voyant qu’aucunedes réponses que pouvait leur faire leur intelligence n’était sa-tisfaisante, Porthos appela l’hôte et demanda des dés.

Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à jouer. Athos se promena en réfléchissant.

En réfléchissant et en se promenant, Athos passait et repas-sait devant le tuyau du poêle rompu par la moitié et dont

l’autre extrémité donnait dans la chambre supérieure, et àchaque fois qu’il passait et repassait, il entendait un murmurede paroles qui finit par fixer son attention. Athos s’approcha, etil distingua quelques mots qui lui parurent sans doute mériterun si grand intérêt qu’il fit signe à ses compagnons de se taire,restant lui-même courbé l’oreille tendue à la hauteur de l’ori-fice inférieur.

« Écoutez, Milady, disait le cardinal, l’affaire est importante :asseyez-vous là et causons.

– Milady ! murmura Athos.– J’écoute Votre Éminence avec la plus grande attention, ré-

pondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.– Un petit bâtiment avec équipage anglais, dont le capitaine

est à moi, vous attend à l’embouchure de la Charente, au fortde La Pointe ; il mettra à la voile demain matin.

– Il faut alors que je m’y rende cette nuit ?– À l’instant même, c’est-à-dire lorsque vous aurez reçu mes

instructions. Deux hommes que vous trouverez à la porte en

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sortant vous serviront d’escorte ; vous me laisserez sortir lepremier, puis une demi-heure après moi, vous sortirez à votretour.

– Oui, Monseigneur. Maintenant revenons à la mission dont

 vous voulez bien me charger ; et comme je tiens à continuer demériter la confiance de Votre Éminence, daignez me l’exposeren termes clairs et précis, afin que je ne commette aucuneerreur. »

Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlo-cuteurs ; il était évident que le cardinal mesurait d’avance lestermes dans lesquels il allait parler, et que Milady recueillaittoutes ses facultés intellectuelles pour comprendre les chosesqu’il allait dire et les graver dans sa mémoire quand elles se-

raient dites. Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compa-

gnons de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de venir écouter avec lui.

Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, appor-tèrent une chaise pour chacun d’eux, et une chaise pour Athos.Tous trois s’assirent alors, leurs têtes rapprochées et l’oreilleau guet.

« Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. Arri-

 vée à Londres, vous irez trouver Buckingham.– Je ferai observer à Son Éminence, dit Milady, que depuis

l’affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m’a tou- jours soupçonnée, Sa Grâce se défie de moi.

– Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s’agit-il plus de captersa confiance, mais de se présenter franchement et loyalementà lui comme négociatrice.

– Franchement et loyalement, répéta Milady avec une indi-cible expression de duplicité.

– Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du mêmeton ; toute cette négociation doit être faite à découvert.

– Je suivrai à la lettre les instructions de Son Éminence, et j’attends qu’elle me les donne.

– Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direzque je sais tous les préparatifs qu’il fait mais que je ne m’en in-quiète guère, attendu qu’au premier mouvement qu’il risquera,

 je perds la reine.

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– Croira-t-il que Votre Éminence est en mesure d’accomplirla menace qu’elle lui fait ?

– Oui, car j’ai des preuves.– Il faut que je puisse présenter ces preuves à son

appréciation.– Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport deBois-Robert et du marquis de Beautru sur l’entrevue que le duca eu chez Mme la connétable avec la reine, le soir que Mme laconnétable a donné une fête masquée ; vous lui direz, afin qu’ilne doute de rien, qu’il y est venu sous le costume du grand mo-gol que devait porter le chevalier de Guise, et qu’il a acheté àce dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.

– Bien, Monseigneur.

– Tous les détails de son entrée au Louvre et de sa sortiependant la nuit où il s’est introduit au palais sous le costumed’un diseur de bonne aventure italien me sont connus ; vous luidirez, pour qu’il ne doute pas encore de l’authenticité de mesrenseignements, qu’il avait sous son manteau une grande robeblanche semée de larmes noires, de têtes de mort et d’os ensautoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pourle fantôme de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, re-

 vient au Louvre chaque fois que quelque grand événement va

s’accomplir.– Est-ce tout, Monseigneur ?– Dites-lui que je sais encore tous les détails de l’aventure

d’Amiens, que j’en ferai faire un petit roman, spirituellementtourné, avec un plan du jardin et les portraits des principauxacteurs de cette scène nocturne.

– Je lui dirai cela.– Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est à

la Bastille, qu’on n’a surpris aucune lettre sur lui, c’est vrai,mais que la torture peut lui faire dire ce qu’il sait, et même…ce qu’il ne sait pas.

– À merveille.– Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la précipitation qu’elle a

mise à quitter l’île de Ré, oublia dans son logis certaine lettrede Mme de Chevreuse qui compromet singulièrement la reine,en ce qu’elle prouve non seulement que Sa Majesté peut aimerles ennemis du roi, mais encore qu’elle conspire avec ceux de

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la France. Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit,n’est-ce pas ?

– Votre Éminence va en juger : le bal de Mme la connétable ;la nuit du Louvre ; la soirée d’Amiens ; l’arrestation de Montai-

gu ; la lettre de Mme de Chevreuse.– C’est cela, dit le cardinal, c’est cela : vous avez une bienheureuse mémoire, Milady.

– Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d’adresser cecompliment flatteur, si malgré toutes ces raisons le duc ne serend pas et continue de menacer la France ?

– Le duc est amoureux comme un fou, ou plutôt comme unniais, reprit Richelieu avec une profonde amertume ; commeles anciens paladins, il n’a entrepris cette guerre que pour ob-

tenir un regard de sa belle. S’il sait que cette guerre peut coû-ter l’honneur et peut-être la liberté à la dame de ses pensées,comme il dit, je vous réponds qu’il y regardera à deux fois.

– Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvaitqu’elle voulait voir clair jusqu’au bout, dans la mission dontelle allait être chargée, cependant s’il persiste ?

– S’il persiste, dit le cardinal…, ce n’est pas probable.– C’est possible, dit Milady.– S’il persiste… » Son Éminence fit une pause et reprit « S’il

persiste, eh bien, j’espérerai dans un de ces événements quichangent la face des États.

– Si Son Éminence voulait me citer dans l’histoire quelques-uns de ces événements, dit Milady, peut-être partagerais-je saconfiance dans l’avenir.

– Eh bien, tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu’en 1610,pour une cause à peu près pareille à celle qui fait mouvoir leduc, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, allait à la fois enva-hir les Flandres et l’Italie pour frapper à la fois l’Autriche desdeux côtés, eh bien, n’est-il pas arrivé un événement qui a sau-

 vé l’Autriche ? Pourquoi le roi de France n’aurait-il pas lamême chance que l’empereur ?

– Votre Éminence veut parler du coup de couteau de la ruede la Ferronnerie ?

– Justement, dit le cardinal.– Votre Éminence ne craint-elle pas que le supplice de Ra-

 vaillac épouvante ceux qui auraient un instant l’idée del’imiter ?

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– Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si cespays sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demande-ront pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement ilme revient à cette heure que les puritains sont furieux contre

le duc de Buckingham et que leurs prédicateurs le désignentcomme l’Antéchrist.– Eh bien ? fit Milady.– Eh bien, continua le cardinal d’un air indifférent, il ne s’agi-

rait, pour le moment, par exemple, que de trouver une femme,belle, jeune, adroite, qui eût à se venger elle-même du duc.Une pareille femme peut se rencontrer : le duc est homme àbonnes fortunes, et, s’il a semé bien des amours par ses pro-messes de constance éternelle, il a dû semer bien des haines

aussi par ses éternelles infidélités.– Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut

se rencontrer.– Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de

 Jacques Clément ou de Ravaillac aux mains d’un fanatique,sauverait la France.

– Oui, mais elle serait complice d’un assassinat.– A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de

 Jacques Clément ?

– Non, car peut-être étaient-ils placés trop haut pour qu’onosât les aller chercher là où ils étaient : on ne brûlerait pas lePalais de Justice pour tout le monde, Monseigneur.

– Vous croyez donc que l’incendie du Palais de Justice a unecause autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du tondont il eût fait une question sans aucune importance.

– Moi, Monseigneur, répondit Milady, je ne crois rien, je citeun fait, voilà tout, seulement, je dis que si je m’appelais Mllede Monpensier ou la reine Marie de Médicis, je prendraismoins de précautions que j’en prends, m’appelant tout simple-ment Lady Clarick.

– C’est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc ?– Je voudrais un ordre qui ratifiât d’avance tout ce que je

croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France.– Mais il faudrait d’abord trouver la femme que j’ai dit, et qui

aurait à se venger du duc.– Elle est trouvée, dit Milady.

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– Puis il faudrait trouver ce misérable fanatique qui servirad’instrument à la justice de Dieu.

– On le trouvera.– Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de réclamer l’ordre

que vous demandiez tout à l’heure.– Votre Éminence a raison, dit Milady, et c’est moi qui ai eutort de voir dans la mission dont elle m’honore autre chose quece qui est réellement, c’est-à-dire d’annoncer à Sa Grâce, de lapart de Son Éminence, que vous connaissez les différents dé-guisements à l’aide desquels il est parvenu à se rapprocher dela reine pendant la fête donnée par Mme la connétable ; que

 vous avez les preuves de l’entrevue accordée au Louvre par lareine à certain astrologue italien qui n’est autre que le duc de

Buckingham ; que vous avez commandé un petit roman, desplus spirituels, sur l’aventure d’Amiens, avec plan du jardin oùcette aventure s’est passée et portraits des acteurs qui y ont fi-guré ; que Montaigu est à la Bastille, et que la torture peut luifaire dire des choses dont il se souvient et même des chosesqu’il aurait oubliées ; enfin, que vous possédez certaine lettrede Mme de Chevreuse, trouvée dans le logis de Sa Grâce, quicompromet singulièrement, non seulement celle qui l’a écrite,mais encore celle au nom de qui elle a été écrite. Puis, s’il per-

siste malgré tout cela, comme c’est à ce que je viens de direque se borne ma mission, je n’aurai plus qu’à prier Dieu defaire un miracle pour sauver la France. C’est bien cela, n’est-cepas, Monseigneur, et je n’ai pas autre chose à faire ?

– C’est bien cela, reprit sèchement le cardinal.– Et maintenant, dit Milady sans paraître remarquer le chan-

gement de ton du duc à son égard, maintenant que j’ai reçu lesinstructions de Votre Éminence à propos de ses ennemis, Mon-seigneur me permettra-t-il de lui dire deux mots des miens ?

– Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu.– Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me

devez tout votre appui, car je me les suis faits en servant VotreÉminence.

– Et lesquels ? répliqua le duc.– D’abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.– Elle est dans la prison de Mantes.

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– C’est-à-dire qu’elle y était, reprit Milady, mais la reine asurpris un ordre du roi, à l’aide duquel elle l’a fait transporterdans un couvent.

– Dans un couvent ? dit le duc.

– Oui, dans un couvent.– Et dans lequel ?– Je l’ignore, le secret a été bien gardé…– Je le saurai, moi !– Et Votre Éminence me dira dans quel couvent est cette

femme ?– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le cardinal.– Bien ; maintenant j’ai un autre ennemi bien autrement à

craindre pour moi que cette petite Mme Bonacieux.

– Et lequel ?– Son amant.– Comment s’appelle-t-il ?– Oh ! Votre Éminence le connaît bien, s’écria Milady empor-

tée par la colère, c’est notre mauvais génie à tous deux ; c’estcelui qui, dans une rencontre avec les gardes de Votre Émi-nence, a décidé la victoire en faveur des mousquetaires du roi ;c’est celui qui a donné trois coups d’épée à de Wardes, votreémissaire, et qui a fait échouer l’affaire des ferrets ; c’est celui

enfin qui, sachant que c’était moi qui lui avais enlevé Mme Bo-nacieux, a juré ma mort.

– Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.– Je veux parler de ce misérable d’Artagnan.– C’est un hardi compagnon, dit le cardinal.– Et c’est justement parce que c’est un hardi compagnon

qu’il n’en est que plus à craindre.– Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences

avec Buckingham.– Une preuve, s’écria Milady, j’en aurai dix.– Eh bien, alors ! c’est la chose la plus simple du monde,

ayez-moi cette preuve et je l’envoie à la Bastille.– Bien, Monseigneur ! mais ensuite ?– Quand on est à la Bastille, il n’y a pas d’ensuite, dit le cardi-

nal d’une voix sourde. Ah ! pardieu, continua-t-il, s’il m’étaitaussi facile de me débarrasser de mon ennemi qu’il m’est facilede me débarrasser des vôtres, et si c’était contre de pareillesgens que vous me demandiez l’impunité !…

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– Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pourexistence, homme pour homme ; donnez-moi celui-là, je vousdonne l’autre.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et

ne veux même pas le savoir, mais j’ai le désir de vous êtreagréable et ne vois aucun inconvénient à vous donner ce que vous demandez à l’égard d’une si infime créature ; d’autantplus, comme vous me le dites, que ce petit d’Artagnan est un li-bertin, un duelliste, un traître.

– Un infâme, Monseigneur, un infâme !– Donnez-moi donc du papier, une plume et de l’encre, dit le

cardinal.– En voici, Monseigneur. »

Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinalétait occupé à chercher les termes dans lesquels devait êtreécrit le billet, ou même à l’écrire. Athos, qui n’avait pas perduun mot de la conversation, prit ses deux compagnons chacunpar une main et les conduisit à l’autre bout de la chambre.

« Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nouslaisses-tu pas écouter la fin de la conversation ?

– Chut ! dit Athos parlant à voix basse, nous en avons enten-du tout ce qu’il est nécessaire que nous entendions ; d’ailleurs

 je ne vous empêche pas d’écouter le reste, mais il faut que jesorte.

– Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te de-mande, que répondrons-nous ?

– Vous n’attendrez pas qu’il me demande, vous lui direz lespremiers que je suis parti en éclaireur parce que certaines pa-roles de notre hôte m’ont donné à penser que le chemin n’étaitpas sûr ; j’en toucherai d’abord deux mots à l’écuyer du cardi-nal ; le reste me regarde, ne vous en inquiétez pas.

– Soyez prudent, Athos ! dit Aramis.– Soyez tranquille, répondit Athos, vous le savez, j’ai du sang-

froid. »Porthos et Aramis allèrent reprendre leur place près du

tuyau de poêle.Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère, alla prendre son

cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux tourniquets descontrevents, convainquit en quatre mots l’écuyer de la nécessi-té d’une avant-garde pour le retour, visita avec affectation

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l’amorce de ses pistolets, mit l’épée aux dents et suivit, en en-fant perdu, la route qui conduisait au camp.

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Chapitre

45Scène conjugale

Comme l’avait prévu Athos, le cardinal ne tarda point à des-cendre ; il ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés lesmousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de dés

acharnée avec Aramis. D’un coup d’œil rapide, il fouilla tousles coins de la salle, et vit qu’un de ses hommes lui manquait.« Qu’est devenu M. Athos ? demanda-t-il.– Monseigneur, répondit Porthos, il est parti en éclaireur sur

quelques propos de notre hôte, qui lui ont fait croire que laroute n’était pas sûre.

– Et vous, qu’avez-vous fait, monsieur Porthos ?– J’ai gagné cinq pistoles à Aramis.– Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ?

– Nous sommes aux ordres de Votre Éminence.– À cheval donc, messieurs, car il se fait tard. »L’écuyer était à la porte, et tenait en bride le cheval du cardi-

nal. Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de troischevaux apparaissait dans l’ombre ; ces deux hommes étaientceux qui devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et

 veiller à son embarquement.L’écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires

lui avaient déjà dit à propos d’Athos. Le cardinal fit un geste

approbateur, et reprit la route, s’entourant au retour desmêmes précautions qu’il avait prises au départ.

Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé par l’écuyer etles deux mousquetaires, et revenons à Athos.

Pendant une centaine de pas, il avait marché de la même al-lure ; mais, une fois hors de vue, il avait lancé son cheval àdroite, avait fait un détour, et était revenu à une vingtaine depas, dans le taillis, guetter le passage de la petite troupe ;ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons et la

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frange dorée du manteau de M. le cardinal, il attendit que lescavaliers eussent tourné l’angle de la route, et, les ayant per-dus de vue, il revint au galop à l’auberge, qu’on lui ouvrit sansdifficulté.

L’hôte le reconnut.« Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la dame du pre-mier une recommandation importante, il m’envoie pour réparerson oubli.

– Montez, dit l’hôte, elle est encore dans sa chambre. » Athos profita de la permission, monta l’escalier de son pas le

plus léger, arriva sur le carré, et, à travers la porte entrou- verte, il vit Milady qui attachait son chapeau.

Il entra dans la chambre, et referma la porte derrière lui.

 Au bruit qu’il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna. Athos était debout devant la porte, enveloppé dans son man-

teau, son chapeau rabattu sur ses yeux.En voyant cette figure muette et immobile comme une sta-

tue, Milady eut peur.« Qui êtes-vous ? et que demandez-vous ? » s’écria-t-elle. «

 Allons, c’est bien elle ! » murmura Athos.Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il

s’avança vers Milady.

« Me reconnaissez-vous, madame ? » dit-il.Milady fit un pas en avant, puis recula comme à la vue d’un

serpent.« Allons, dit Athos, c’est bien, je vois que vous me

reconnaissez.– Le comte de La Fère ! murmura Milady en pâlissant et en

reculant jusqu’à ce que la muraille l’empêchât d’aller plus loin.– Oui, Milady, répondit Athos, le comte de La Fère en per-

sonne, qui revient tout exprès de l’autre monde pour avoir leplaisir de vous voir. Asseyons-nous donc, et causons, commedit Monseigneur le cardinal. »

Milady, dominée par une terreur inexprimable, s’assit sansproférer une seule parole.

« Vous êtes donc un démon envoyé sur la terre ? dit Athos. Votre puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussiqu’avec l’aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les dé-mons les plus terribles. Vous vous êtes déjà trouvée sur mon

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chemin, je croyais vous avoir terrassée, madame ; mais, ou jeme trompai, ou l’enfer vous a ressuscitée. »

Milady, à ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs ef-froyables, baissa la tête avec un gémissement sourd.

« Oui, l’enfer vous a ressuscitée, reprit Athos, l’enfer vous afaite riche, l’enfer vous a donné un autre nom l’enfer vous apresque refait même un autre visage ; mais il n’a effacé ni lessouillures de votre âme, ni la flétrissure de votre corps. »

Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lan-cèrent des éclairs. Athos resta assis.

« Vous me croyiez mort, n’est-ce pas, comme je vous croyaismorte ? et ce nom d’Athos avait caché le comte de La Fère,comme le nom de Milady Clarick avait caché Anne de Breuil !

N’était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre honoréfrère nous a mariés ? Notre position est vraiment étrange,poursuivit Athos en riant ; nous n’avons vécu jusqu’à présentl’un et l’autre que parce que nous nous croyions morts, etqu’un souvenir gêne moins qu’une créature, quoique ce soitchose dévorante parfois qu’un souvenir !

– Mais enfin, dit Milady d’une voix sourde, qui vous ramène vers moi ? et que me voulez-vous ?

– Je veux vous dire que, tout en restant invisible à vos yeux,

 je ne vous ai pas perdue de vue, moi !– Vous savez ce que j’ai fait ?– Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre

entrée au service du cardinal jusqu’à ce soir. »Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres pâles de Milady.« Écoutez : c’est vous qui avez coupé les deux ferrets de dia-

mants sur l’épaule du duc de Buckingham ; c’est vous qui avezfait enlever Mme Bonacieux ; c’est vous qui, amoureuse de deWardes, et croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votreporte à M. d’Artagnan ; c’est vous qui, croyant que de Wardes

 vous avait trompée, avez voulu le faire tuer par son rival ; c’est vous qui, lorsque ce rival eut découvert votre infâme secret,avez voulu le faire tuer à son tour par deux assassins que vousavez envoyés à sa poursuite ; c’est vous qui, voyant que lesballes avaient manqué leur coup, avez envoyé du vin empoison-né avec une fausse lettre, pour faire croire à votre victime quece vin venait de ses amis ; c’est vous, enfin, qui venez là, danscette chambre, assise sur cette chaise où je suis, de prendre

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avec le cardinal de Richelieu l’engagement de faire assassinerle duc de Buckingham, en échange de la promesse qu’il vous afaite de vous laisser assassiner d’Artagnan. »

Milady était livide.

« Mais vous êtes donc Satan ? dit-elle.– Peut-être, dit Athos ; mais, en tout cas, écoutez bien ceci : Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peum’importe ! je ne le connais pas : d’ailleurs c’est un Anglais ;mais ne touchez pas du bout du doigt à un seul cheveu de d’Ar-tagnan, qui est un fidèle ami que j’aime et que je défends, ou,

 je vous le jure par la tête de mon père, le crime que vous aurezcommis sera le dernier.

– M. d’Artagnan m’a cruellement offensée, dit Milady d’une

 voix sourde, M. d’Artagnan mourra.– En vérité, cela est-il possible qu’on vous offense, madame ?

dit en riant Athos ; il vous a offensée, et il mourra ?– Il mourra, reprit Milady ; elle d’abord, lui ensuite. »

 Athos fut saisi comme d’un vertige : la vue de cette créature,qui n’avait rien d’une femme, lui rappelait des souvenirs ter-ribles ; il pensa qu’un jour, dans une situation moins dange-reuse que celle où il se trouvait, il avait déjà voulu la sacrifier àson honneur ; son désir de meurtre lui revint brûlant et l’enva-

hit comme une fièvre ardente : il se leva à son tour, porta lamain à sa ceinture, en tira un pistolet et l’arma.

Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langueglacée ne put proférer qu’un son rauque qui n’avait rien de laparole humaine et qui semblait le râle d’une bête fauve ; colléecontre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveuxépars, comme l’image effrayante de la terreur.

 Athos leva lentement son pistolet, étendit le bras de manièreque l’arme touchât presque le front de Milady puis, d’une voixd’autant plus terrible qu’elle avait le calme suprême d’une in-flexible résolution :

« Madame, dit-il, vous allez à l’instant même me remettre lepapier que vous a signé le cardinal, ou, sur mon âme, je vousfais sauter la cervelle. »

 Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelquedoute, mais elle connaissait Athos ; cependant elle restaimmobile.

« Vous avez une seconde pour vous décider », dit-il.

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Milady vit à la contraction de son visage que le coup allaitpartir ; elle porta vivement la main à sa poitrine, en tira un pa-pier et le tendit à Athos.

« Tenez, dit-elle, et soyez maudit ! »

 Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa ceinture, s’ap-procha de la lampe pour s’assurer que c’était bien celui-là, ledéplia et lut :

« C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteurdu présent a fait ce qu’il a fait.

3 décembre 1627.« Richelieu »« Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en

replaçant son feutre sur sa tête, maintenant que je t’ai arraché

les dents, vipère, mords si tu peux. »Et il sortit de la chambre sans même regarder en arrière.

 À la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu’ils te-naient en main.

« Messieurs, dit-il, l’ordre de Monseigneur, vous le savez, estde conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de LaPointe et de ne la quitter que lorsqu’elle sera à bord. »

Comme ces paroles s’accordaient effectivement avec l’ordrequ’ils avaient reçu, ils inclinèrent la tête en signe

d’assentiment.Quant à Athos, il se mit légèrement en selle et partit au ga-

lop ; seulement, au lieu de suivre la route, il prit à traverschamps, piquant avec vigueur son cheval et de temps en tempss’arrêtant pour écouter.

Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de plu-sieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne fût le cardinal etson escorte. Aussitôt il fit une nouvelle pointe en avant, bou-chonna son cheval avec de la bruyère et des feuilles d’arbres,et vint se mettre en travers de la route à deux cents pas ducamp à peu près.

« Qui vive ? cria-t-il de loin quand il aperçut les cavaliers.– C’est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.– Oui, Monseigneur, répondit Athos. C’est lui-même.– Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remercie-

ments pour la bonne garde que vous nous avez faite ; mes-sieurs, nous voici arrivés : prenez la porte à gauche, le motd’ordre est Roi et Ré. »

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En disant ces mots, le cardinal salua de la tête les trois amis,et prit à droite suivi de son écuyer ; car, cette nuit-là, lui-mêmecouchait au camp.

« Eh bien ! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le car-

dinal fut hors de la portée de la voix, eh bien il a signé le pa-pier qu’elle demandait.– Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. »Et les trois amis n’échangèrent plus une seule parole jusqu’à

leur quartier, excepté pour donner le mot d’ordre auxsentinelles.

Seulement, on envoya Mousqueton dire à Planchet que sonmaître était prié, en relevant de tranchée, de se rendre à l’ins-tant même au logis des mousquetaires.

D’un autre côté, comme l’avait prévu Athos, Milady, en re-trouvant à la porte les hommes qui l’attendaient, ne fit aucunedifficulté de les suivre ; elle avait bien eu l’envie un instant dese faire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter,mais une révélation de sa part amenait une révélation de lapart d’Athos : elle dirait bien qu’Athos l’avait pendue, mais

 Athos dirait qu’elle était marquée ; elle pensa qu’il valait doncencore mieux garder le silence, partir discrètement, accompliravec son habileté ordinaire la mission difficile dont elle s’était

chargée, puis, toutes les choses accomplies à la satisfaction ducardinal, venir lui réclamer sa vengeance.

En conséquence, après avoir voyagé toute la nuit, à septheures du matin elle était au fort de La Pointe, à huit heureselle était embarquée, et à neuf heures le bâtiment, qui, avecdes lettres de marque du cardinal, était censé être en partancepour Bayonne, levait l’ancre et faisait voile pour l’Angleterre.

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Chapitre

46Le bastion Saint-Gervais

En arrivant chez ses trois amis, d’Artagnan les trouva réunisdans la même chambre : Athos réfléchissait, Porthos frisait samoustache, Aramis disait ses prières dans un charmant petit

livre d’heures relié en velours bleu.« Pardieu, messieurs ! dit-il, j’espère que ce que vous avez àme dire en vaut la peine, sans cela je vous préviens que je ne

 vous pardonnerai pas de m’avoir fait venir, au lieu de me lais-ser reposer après une nuit passée à prendre et à démantelerun bastion. Ah ! que n’étiez-vous là, messieurs ! il y a faitchaud !

– Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas froid non plus ! ré-pondit Porthos tout en faisant prendre à sa moustache un pli

qui lui était particulier.– Chut ! dit Athos.– Oh ! oh ! fit d’Artagnan comprenant le léger froncement de

sourcils du mousquetaire, il paraît qu’il y a du nouveau ici.– Aramis, dit Athos, vous avez été déjeuner avant-hier à l’au-

berge du Parpaillot, je crois ?– Oui.– Comment est-on là ?– Mais, j’y ai fort mal mangé pour mon compte, avant-hier

était un jour maigre, et ils n’avaient que du gras.– Comment ! dit Athos, dans un port de mer ils n’ont pas de

poisson ?– Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa pieuse lec-

ture, que la digue que fait bâtir M. le cardinal le chasse enpleine mer.

– Mais, ce n’est pas cela que je vous demandais, Aramis, re-prit Athos ; je vous demandais si vous aviez été bien libre, et sipersonne ne vous avait dérangé ?

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– Mais il me semble que nous n’avons pas eu trop d’impor-tuns ; oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous se-rons assez bien au Parpaillot.

– Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles

sont comme des feuilles de papier. »D’Artagnan, qui était habitué aux manières de faire de sonami, et qui reconnaissait tout de suite à une parole, à un geste,à un signe de lui, que les circonstances étaient graves, prit lebras d’Athos et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit endevisant avec Aramis.

En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe desuivre ; Grimaud, selon son habitude, obéit en silence ; lepauvre garçon avait à peu près fini par désapprendre de

parler.On arriva à la buvette du Parpaillot : il était sept heures du

matin, le jour commençait à paraître ; les trois amis comman-dèrent à déjeuner, et entrèrent dans une salle où au dire del’hôte, ils ne devaient pas être dérangés.

Malheureusement l’heure était mal choisie pour un concilia-bule ; on venait de battre la diane, chacun secouait le sommeilde la nuit, et, pour chasser l’air humide du matin, venait boirela goutte à la buvette : dragons, Suisses, gardes,

mousquetaires, chevau-légers se succédaient avec une rapiditéqui devait très bien faire les affaires de l’hôte, mais qui rem-plissait fort mal les vues des quatre amis. Aussi répondaient-ilsd’une manière fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzide leurs compagnons.

« Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonnequerelle, et nous n’avons pas besoin de cela en ce moment.D’Artagnan, racontez-nous votre nuit ; nous vous raconteronsla nôtre après.

– En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait en tenant à lamain un verre d’eau-de-vie qu’il dégustait lentement ; en effet,

 vous étiez de tranchée cette nuit, messieurs les gardes, et il mesemble que vous avez eu maille à partir avec les Rochelois ? »

D’Artagnan regarda Athos pour savoir s’il devait répondre àcet intrus qui se mêlait à la conversation.

« Eh bien, dit Athos, n’entends-tu pas M. de Busigny qui tefait l’honneur de t’adresser la parole ? Raconte ce qui s’estpassé cette nuit, puisque ces messieurs désirent le savoir.

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– N’avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse quibuvait du rhum dans un verre à bière.

– Oui, monsieur, répondit d’Artagnan en s’inclinant, nousavons eu cet honneur, nous avons même, comme vous avez pu

l’entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre qui,en éclatant, a fait une fort jolie brèche ; sans compter que,comme le bastion n’était pas d’hier, tout le reste de la bâtisses’en est trouvé fort ébranlé.

– Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait enfi-lée à son sabre une oie qu’il apportait pour qu’on la fît cuire.

– Le bastion Saint-Gervais, répondit d’Artagnan, derrière le-quel les Rochelois inquiétaient nos travailleurs.

– Et l’affaire a été chaude ?

– Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les Roche-lois huit ou dix.

– Balzampleu ! fit le Suisse, qui, malgré l’admirable collec-tion de jurons que possède la langue allemande, avait pris l’ha-bitude de jurer en français.

– Mais il est probable, dit le chevau-léger, qu’ils vont, ce ma-tin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en état.

– Oui, c’est probable, dit d’Artagnan.– Messieurs, dit Athos, un pari !

– Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse.– Lequel ? demanda le chevau-léger.– Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une

broche sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient lefeu de la cheminée, j’en suis. Hôtelier de malheur ! une lèche-frite tout de suite, que je ne perde pas une goutte de la graissede cette estimable volaille.

– Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t’oie, il est très ponneavec des gonfitures.

– Là ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous écou-tons, monsieur Athos !

– Oui, le pari ! dit le chevau-léger.– Eh bien, monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos,

que mes trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d’Artagnanet moi, nous allons déjeuner dans le bastion Saint-Gervais etque nous y tenons une heure, montre à la main, quelque choseque l’ennemi fasse pour nous déloger. »

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Porthos et Aramis se regardèrent, ils commençaient àcomprendre.

« Mais, dit d’Artagnan en se penchant à l’oreille d’Athos, tu vas nous faire tuer sans miséricorde.

– Nous sommes bien plus tués, répondit Athos, si nous n’y al-lons pas.– Ah ! ma foi ! messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa

chaise et frisant sa moustache, voici un beau pari, j’espère.– Aussi je l’accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s’agit

de fixer l’enjeu.– Mais vous êtes quatre, messieurs, dit Athos, nous sommes

quatre ; un dîner à discrétion pour huit, cela vous va-t-il ?– À merveille, reprit M. de Busigny.

– Parfaitement, dit le dragon.– Ça me fa », dit le Suisse.Le quatrième auditeur, qui, dans toute cette conversation,

avait joué un rôle muet, fit un signe de la tête en signe qu’il ac-quiesçait à la proposition.

« Le déjeuner de ces messieurs est prêt, dit l’hôte.– Eh bien, apportez-le », dit Athos.L’hôte obéit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand pa-

nier qui gisait dans un coin et fit le geste d’envelopper dans les

serviettes les viandes apportées.Grimaud comprit à l’instant même qu’il s’agissait d’un déjeu-

ner sur l’herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y joignitles bouteilles et prit le panier à son bras.

« Mais où allez-vous manger mon déjeuner ? dit l’hôte.– Que vous importe, dit Athos, pourvu qu’on vous le paie ? »Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.« Faut-il vous rendre, mon officier ? dit l’hôte.– Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Cham-

pagne et la différence sera pour les serviettes. »L’hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu’il l’avait cru

d’abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convivesdeux bouteilles de vin d’Anjou au lieu de deux bouteilles de vinde Champagne.

« Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien régler votre montre sur la mienne, ou me permettre de régler lamienne sur la vôtre ?

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– À merveille, monsieur ! dit le chevau-léger en tirant de songousset une fort belle montre entourée de diamants ; septheures et demie, dit-il.

– Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos ; nous saurons

que j’avance de cinq minutes sur vous, monsieur. »Et, saluant les assistants ébahis, les quatre jeunes gensprirent le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud,qui portait le panier, ignorant où il allait, mais, dans l’obéis-sance passive dont il avait pris l’habitude avec Athos, ne son-geait pas même à le demander.

Tant qu’ils furent dans l’enceinte du camp, les quatre amisn’échangèrent pas une parole ; d’ailleurs ils étaient suivis parles curieux, qui, connaissant le pari engagé, voulaient savoir

comment ils s’en tireraient.Mais une fois qu’ils eurent franchi la ligne de circonvallation

et qu’ils se trouvèrent en plein air, d’Artagnan, qui ignoraitcomplètement ce dont il s’agissait, crut qu’il était temps de de-mander une explication.

« Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l’amitié dem’apprendre où nous allons ?

– Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.– Mais qu’y allons-nous faire ?

– Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.– Mais pourquoi n’avons-nous pas déjeuné au Parpaillat ?Parce que nous avons des choses fort importantes à nous

dire, et qu’il était impossible de causer cinq minutes dans cetteauberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui sa-luent, qui accostent ; ici, du moins, continua Athos en montrantle bastion, on ne viendra pas nous déranger.

– Il me semble, dit d’Artagnan avec cette prudence qui s’al-liait si bien et si naturellement chez lui à une excessive bra-

 voure, il me semble que nous aurions pu trouver quelque en-droit écarté dans les dunes, au bord de la mer.

– Où l’on nous aurait vus conférer tous les quatre ensemble,de sorte qu’au bout d’un quart d’heure le cardinal eût été pré-

 venu par ses espions que nous tenions conseil.Oui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in desertis.Un désert n’aurait pas été mal, dit Porthos, mais il s’agissait

de le trouver.

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– Il n’y a pas de désert où un oiseau ne puisse passer au-des-sus de la tête, où un poisson ne puisse sauter au-dessus del’eau, où un lapin ne puisse partir de son gîte, et je crois qu’oi-seau, poisson, lapin, tout s’est fait espion du cardinal. Mieux

 vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelled’ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avonsfait un pari, un pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défiequi que ce soit de deviner la véritable cause : nous allons, pourle gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons at-taqués, ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes pas,nous aurons tout le temps de causer et personne ne nous en-tendra, car je réponds que les murs de ce bastion n’ont pasd’oreilles ; si nous le sommes, nous causerons de nos affaires

tout de même, et de plus, tout en nous défendant, nous nouscouvrons de gloire. Vous voyez bien que tout est bénéfice.

– Oui, dit d’Artagnan, mais nous attraperons indubitablementune balle.

– Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles lesplus à craindre ne sont pas celles de l’ennemi.

– Mais il me semble que pour une pareille expédition, nousaurions dû au moins emporter nos mousquets.

– Vous êtes un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger

d’un fardeau inutile ?– Je ne trouve pas inutile en face de l’ennemi un bon mous-

quet de calibre, douze cartouches et une poire à poudre.– Oh ! bien, dit Athos, n’avez-vous pas entendu ce qu’a dit

d’Artagnan ?– Qu’a dit d’Artagnan ? demanda Porthos.– D’Artagnan a dit que dans l’attaque de cette nuit il y avait

eu huit ou dix Français de tués et autant de Rochelois.– Après ?– On n’a pas eu le temps de les dépouiller, n’est-ce pas ? at-

tendu qu’on avait autre chose pour le moment de plus pressé àfaire.

– Eh bien ?– Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires à

poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetonset de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de fusils etune centaine de coups à tirer.

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– O Athos ! dit Aramis, tu es véritablement un grand homme !»

Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.D’Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.

Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ;car, voyant que l’on continuait de marcher vers le bastion,chose dont il avait douté jusqu’alors, il tira son maître par lepan de son habit.

« Où allons-nous ? » demanda-t-il par geste. Athos lui montra le bastion.« Mais, dit toujours dans le même dialecte le silencieux Gri-

maud, nous y laisserons notre peau. » Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.

Grimaud posa son panier à terre et s’assit en secouant latête.

 Athos prit à sa ceinture un pistolet, regarda s’il était bienamorcé, l’arma et approcha le canon de l’oreille de Grimaud.

Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort. Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher

devant.Grimaud obéit.Tout ce qu’avait gagné le pauvre garçon à cette pantomime

d’un instant, c’est qu’il était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.

 Arrivés au bastion, les quatre amis se retournèrent.Plus de trois cents soldats de toutes armes étaient assemblés

à la porte du camp, et dans un groupe séparé on pouvait distin-guer M. de Busigny, le dragon, le Suisse et le quatrièmeparieur.

 Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son épée et l’agitaen l’air.

Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnantcette politesse d’un grand hourra qui arriva jusqu’à eux.

 Après quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, où lesavait déjà précédés Grimaud.

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Chapitre

47Le conseil des mousquetaires

Comme l’avait prévu Athos, le bastion n’était occupé que parune douzaine de morts tant Français que Rochelois.

« Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de

l’expédition, tandis que Grimaud va mettre la table, commen-çons par recueillir les fusils et les cartouches ; nous pouvonsd’ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Cesmessieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous écoutentpas.

– Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossé, ditPorthos, après toutefois nous être assurés qu’ils n’ont riendans leurs poches.

– Oui, dit Aramis, c’est l’affaire de Grimaud.

– Ah ! bien alors, dit d’Artagnan, que Grimaud les fouille etles jette par-dessus les murailles.

– Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.– Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah çà, vous

devenez fou, cher ami.– Ne jugez pas témérairement, disent l’évangile et M. le car-

dinal, répondit Athos ; combien de fusils, messieurs ?– Douze, répondit Aramis.– Combien de coups à tirer ?

– Une centaine.– C’est tout autant qu’il nous en faut ; chargeons les armes. »Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne. Comme ils

achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que ledéjeuner était servi.

 Athos répondit, toujours par geste, que c’était bien, et indi-qua à Grimaud une espèce de poivrière où celui-ci comprit qu’ilse devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l’ennui

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de la faction, Athos lui permit d’emporter un pain, deux côte-lettes et une bouteille de vin.

« Et maintenant, à table », dit Athos.Les quatre amis s’assirent à terre, les jambes croisées,

comme les Turcs ou comme les tailleurs.« Ah ! maintenant, dit d’Artagnan, que tu n’as plus la crainted’être entendu, j’espère que tu vas nous faire part de ton se-cret, Athos.

– J’espère que je vous procure à la fois de l’agrément et de lagloire, messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenadecharmante ; voici un déjeuner des plus succulents, et cinqcents personnes là-bas, comme vous pouvez les voir à traversles meurtrières, qui nous prennent pour des fous ou pour des

héros, deux classes d’imbéciles qui se ressemblent assez.– Mais ce secret ? demanda d’Artagnan.– Le secret, dit Athos, c’est que j’ai vu Milady hier soir. »D’Artagnan portait son verre à ses lèvres ; mais à ce nom de

Milady, la main lui trembla si fort, qu’il le posa à terre pour nepas en répandre le contenu.

« Tu as vu ta fem…– Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon cher, que

ces messieurs ne sont pas initiés comme vous dans le secret de

mes affaires de ménage ; j’ai vu Milady.– Et où cela ? demanda d’Artagnan.– À deux lieues d’ici à peu près, à l’auberge du Colombier-

Rouge.– En ce cas je suis perdu, dit d’Artagnan.– Non, pas tout à fait encore, reprit Athos ; car, à cette

heure, elle doit avoir quitté les côtes de France. »D’Artagnan respira.« Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu’est-ce donc

que cette Milady ?– Une femme charmante, dit Athos en dégustant un verre de

 vin mousseux. Canaille d’hôtelier ! s’écria-t-il, qui nous donnedu vin d’Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit quenous nous y laisserons prendre ! Oui, continua-t-il, une femmecharmante qui a eu des bontés pour notre ami d’Artagnan, quilui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a essayé de se ven-ger, il y a un mois en voulant le faire tuer à coups de

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mousquet, il y a huit jours en essayant de l’empoisonner, ethier en demandant sa tête au cardinal.

– Comment ! en demandant ma tête au cardinal ? s’écriad’Artagnan, pâle de terreur.

– Ça, dit Porthos, c’est vrai comme l’évangile ; je l’ai entendude mes deux oreilles.– Moi aussi, dit Aramis.– Alors, dit d’Artagnan en laissant tomber son bras avec dé-

couragement, il est inutile de lutter plus longtemps ; autantque je me brûle la cervelle et que tout soit fini !

– C’est la dernière sottise qu’il faut faire, dit Athos, attenduque c’est la seule à laquelle il n’y ait pas de remède.

– Mais je n’en réchapperai jamais, dit d’Artagnan, avec des

ennemis pareils. D’abord mon inconnu de Meung ; ensuite deWardes, à qui j’ai donné trois coups d’épée ; puis Milady, dont

 j’ai surpris le secret ; enfin, le cardinal, dont j’ai fait échouer la vengeance.

– Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et noussommes quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons lessignes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire à unbien plus grand nombre de gens. Qu’y a-t-il, Grimaud ? Consi-dérant la gravité de la circonstance, je vous permets de parler,

mon ami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous ?– Une troupe.– De combien de personnes ?– De vingt hommes.– Quels hommes ?– Seize pionniers, quatre soldats.– À combien de pas sont-ils ?– À cinq cents pas ;– Bon, nous avons encore le temps d’achever cette volaille et

de boire un verre de vin à ta santé, d’Artagnan !– À ta santé ! répétèrent Porthos et Aramis.– Eh bien donc, à ma santé ! quoique je ne croie pas que vos

souhaits me servent à grand-chose.– Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les secta-

teurs de Mahomet, et l’avenir est dans ses mains. »Puis, avalant le contenu de son verre, qu’il posa près de lui,

 Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu ets’approcha d’une meurtrière.

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Porthos, Aramis et d’Artagnan en firent autant. Quant à Gri-maud, il reçut l’ordre de se placer derrière les quatre amis afinde recharger les armes.

 Au bout d’un instant on vit paraître la troupe ; elle suivait

une espèce de boyau de tranchée qui établissait une communi-cation entre le bastion et la ville.« Pardieu ! dit Athos, c’est bien la peine de nous déranger

pour une vingtaine de drôles armés de pioches, de hoyaux etde pelles ! Grimaud n’aurait eu qu’à leur faire signe de s’en al-ler, et je suis convaincu qu’ils nous eussent laissés tranquilles.

– J’en doute, observa d’Artagnan, car ils avancent fort résolu-ment de ce côté. D’ailleurs, il y a avec les travailleurs quatresoldats et un brigadier armés de mousquets.

– C’est qu’ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.– Ma foi ! dit Aramis, j’avoue que j’ai répugnance à tirer sur

ces pauvres diables de bourgeois.– Mauvais prêtre, répondit Porthos, qui a pitié des

hérétiques !– En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prévenir.– Que diable faites-vous donc ? s’écria d’Artagnan, vous allez

 vous faire fusiller, mon cher. »Mais Athos ne tint aucun compte de l’avis, et, montant sur la

brèche, son fusil d’une main et son chapeau de l’autre :« Messieurs, dit-il en s’adressant aux soldats et aux tra-

 vailleurs, qui, étonnés de son apparition, s’arrêtaient à cin-quante pas environ du bastion, et en les saluant courtoisement,messieurs, nous sommes, quelques amis et moi, en train de dé-

 jeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien n’est désa-gréable comme d’être dérangé quand on déjeune ; nous vousprions donc, si vous avez absolument affaire ici, d’attendre quenous ayons fini notre repas, ou de repasser plus tard, à moinsqu’il ne vous prenne la salutaire envie de quitter le parti de larébellion et de venir boire avec nous à la santé du roi deFrance.

– Prends garde, Athos ! s’écria d’Artagnan ; ne vois-tu pasqu’ils te mettent en joue ?

– Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois quitirent fort mal, et qui n’ont garde de me toucher. »

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En effet, au même instant quatre coups de fusil partirent, etles balles vinrent s’aplatir autour d’Athos, mais sans qu’uneseule le touchât.

Quatre coups de fusil leur répondirent presque en même

temps, mais ils étaient mieux dirigés que ceux des agresseurs,trois soldats tombèrent tués raide, et un des travailleurs futblessé.

« Grimaud, un autre mousquet ! » dit Athos toujours sur labrèche.

Grimaud obéit aussitôt. De leur côté, les trois amis avaientchargé leurs armes ; une seconde décharge suivit la première :le brigadier et deux pionniers tombèrent morts, le reste de latroupe prit la fuite.

« Allons, messieurs, une sortie », dit Athos.Et les quatre amis, s’élançant hors du fort, parvinrent jus-

qu’au champ de bataille, ramassèrent les quatre mousquetsdes soldats et la demi-pique du brigadier ; et, convaincus queles fuyards ne s’arrêteraient qu’à la ville, reprirent le chemindu bastion, rapportant les trophées de leur victoire.

« Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, mes-sieurs, reprenons notre déjeuner et continuons notre conversa-tion. Où en étions-nous ?

– Je me le rappelle, dit d’Artagnan, qui se préoccupait fort del’itinéraire que devait suivre Milady.

– Elle va en Angleterre, répondit Athos.– Et dans quel but ?– Dans le but d’assassiner ou de faire assassiner

Buckingham. »D’Artagnan poussa une exclamation de surprise et

d’indignation.« Mais c’est infâme ! s’écria-t-il.– Oh ! quant à cela, dit Athos, je vous prie de croire que je

m’en inquiète fort peu. Maintenant que vous avez fini, Gri-maud, continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier,attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre bastion,afin que ces rebelles de Rochelois voient qu’ils ont affaire à debraves et loyaux soldats du roi. »

Grimaud obéit sans répondre. Un instant après le drapeaublanc flottait au-dessus de la tête des quatre amis ; un tonnerre

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d’applaudissements salua son apparition ; la moitié du campétait aux barrières.

« Comment ! reprit d’Artagnan, tu t’inquiètes fort peu qu’elletue ou qu’elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est notre

ami.– Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu’ellefasse du duc ce qu’elle voudra, je m’en soucie comme d’unebouteille vide. »

Et Athos envoya à quinze pas de lui une bouteille qu’il tenait,et dont il venait de transvaser jusqu’à la dernière goutte dansson verre.

« Un instant, dit d’Artagnan, je n’abandonne pas Buckinghamainsi ; il nous avait donné de fort beaux chevaux.

– Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, à ce mo-ment même, portait à son manteau le galon de la sienne.

– Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non lamort du pécheur.

– Amen, dit Athos, et nous reviendrons là-dessus plus tard, sitel est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment, me préoccu-pait le plus, et je suis sûr que tu me comprendras, d’Artagnan,c’était de reprendre à cette femme une espèce de blanc-seingqu’elle avait extorqué au cardinal, et à l’aide duquel elle devait

impunément se débarrasser de toi et peut-être de nous.– Mais c’est donc un démon que cette créature ? dit Porthos

en tendant son assiette à Aramis, qui découpait une volaille.– Et ce blanc-seing, dit d’Artagnan, ce blanc-seing est-il resté

entre ses mains ?– Non, il est passé dans les miennes ; je ne dirai pas que ce

fut sans peine, par exemple, car je mentirais.– Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je ne compte plus les fois

que je vous dois la vie.– Alors c’était donc pour venir près d’elle que vous nous avez

quittés ? demanda Aramis.– Justement. Et tu as cette lettre du cardinal ? dit

d’Artagnan.– La voici », dit Athos.Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque.D’Artagnan le déplia d’une main dont il n’essayait pas même

de dissimuler le tremblement et lut :

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« C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteurdu présent a fait ce qu’il a fait.

« 5 décembre 1627« Richelieu »

« En effet, dit Aramis, c’est une absolution dans toutes lesrègles.– Il faut déchirer ce papier, s’écria d’Artagnan, qui semblait

lire sa sentence de mort.– Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver précieuse-

ment, et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvriraitde pièces d’or.

– Et que va-t-elle faire maintenant ? demanda le jeunehomme.

– Mais, dit négligemment Athos, elle va probablement écrireau cardinal qu’un damné mousquetaire, nommé Athos, lui a ar-raché son sauf-conduit ; elle lui donnera dans la même lettre leconseil de se débarrasser, en même temps que de lui, de sesdeux amis, Porthos et Aramis ; le cardinal se rappellera que cesont les mêmes hommes qu’il rencontre toujours sur son che-min ; alors, un beau matin il fera arrêter d’Artagnan, et, pourqu’il ne s’ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir compa-gnie à la Bastille.

– Ah çà, mais, dit Porthos, il me semble que vous faites là detristes plaisanteries, mon cher.

– Je ne plaisante pas, répondit Athos.– Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou à cette damnée

Milady serait un péché moins grand que de le tordre à cespauvres diables de huguenots, qui n’ont jamais commisd’autres crimes que de chanter en français des psaumes quenous chantons en latin ?

– Qu’en dit l’abbé ? demanda tranquillement Athos.– Je dis que je suis de l’avis de Porthos, répondit Aramis.– Et moi donc ! fit d’Artagnan.– Heureusement qu’elle est loin, observa Porthos ; car

 j’avoue qu’elle me gênerait fort ici.– Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu’en France, dit

 Athos.– Elle me gêne partout, continua d’Artagnan.

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– Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l’avez-vousnoyée, étranglée, pendue ? il n’y a que les morts qui ne re-

 viennent pas.– Vous croyez cela, Porthos ? répondit le mousquetaire avec

un sombre sourire que d’Artagnan comprit seul.– J’ai une idée, dit d’Artagnan.– Voyons, dirent les mousquetaires.– Aux armes ! » cria Grimaud.Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux fusils.Cette fois, une petite troupe s’avançait composée de vingt ou

 vingt-cinq hommes ; mais ce n’étaient plus des travailleurs,c’étaient des soldats de la garnison.

« Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble

que la partie n’est pas égale.– Impossible pour trois raisons, répondit Athos : la première,

c’est que nous n’avons pas fini de déjeuner ; la seconde, c’estque nous avons encore des choses d’importance à dire ; la troi-sième, c’est qu’il s’en manque encore de dix minutes quel’heure ne soit écoulée.

– Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter un plan debataille.

– Il est bien simple, répondit Athos : aussitôt que l’ennemi est

à portée de mousquet, nous faisons feu ; s’il continued’avancer, nous faisons feu encore, nous faisons feu tant quenous avons des fusils chargés ; si ce qui reste de la troupe veutencore monter à l’assaut, nous laissons les assiégeants des-cendre jusque dans le fossé, et alors nous leur poussons sur latête ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracled’équilibre.

– Bravo ! s’écria Porthos ; décidément, Athos, vous étiez népour être général, et le cardinal, qui se croit un grand hommede guerre, est bien peu de chose auprès de vous.

– Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; vi-sez bien chacun votre homme.

– Je tiens le mien, dit d’Artagnan.– Et moi le mien dit Porthos.– Et moi idem, dit Aramis.– Alors feu ! » dit Athos.Les quatre coups de fusil ne firent qu’une détonation, et

quatre hommes tombèrent.

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– Vous ne ferez pas cela, d’Artagnan, dit froidement Athos.– Et pourquoi cela ? ne l’ai-je pas fait déjà ?– Oui, mais à cette époque nous n’étions pas en guerre ; à

cette époque, M. de Buckingham était un allié et non un enne-

mi : ce que vous voulez faire serait taxé de trahison. »D’Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.« Mais, dit Porthos, il me semble que j’ai une idée à mon

tour.– Silence pour l’idée de M. Porthos ! dit Aramis.– Je demande un congé à M. de Tréville, sous un prétexte

quelconque que vous trouverez : je ne suis pas fort sur les pré-textes, moi. Milady ne me connaît pas, je m’approche d’ellesans qu’elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je

l’étrangle.– Eh bien, dit Athos, je ne suis pas très éloigné d’adopter

l’idée de Porthos.– Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, j’ai

la véritable idée.– Voyons votre idée, Aramis ! demanda Athos, qui avait beau-

coup de déférence pour le jeune mousquetaire.– Il faut prévenir la reine.– Ah ! ma foi, oui, s’écrièrent ensemble Porthos et d’Arta-

gnan ; je crois que nous touchons au moyen.– Prévenir la reine ! dit Athos, et comment cela ? Avons-nous

des relations à la cour ? Pouvons-nous envoyer quelqu’un à Pa-ris sans qu’on le sache au camp ? D’ici à Paris il y a cent qua-rante lieues ; notre lettre ne sera pas à Angers que nous seronsau cachot, nous.

– Quant à ce qui est de faire remettre sûrement une lettre àSa Majesté, proposa Aramis en rougissant, moi, je m’encharge ; je connais à Tours une personne adroite… »

 Aramis s’arrêta en voyant sourire Athos.« Eh bien, vous n’adoptez pas ce moyen, Athos ? dit

d’Artagnan.– Je ne le repousse pas tout à fait, dit Athos, mais je voulais

seulement faire observer à Aramis qu’il ne peut quitter lecamp ; que tout autre qu’un de nous n’est pas sûr ; que, deuxheures après que le messager sera parti, tous les capucins,tous les alguazils, tous les bonnets noirs du cardinal sauront

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 votre lettre par cœur, et qu’on arrêtera vous et votre adroitepersonne.

– Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera M. deBuckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.

– Messieurs, dit d’Artagnan, ce qu’objecte Porthos est pleinde sens.– Ah ! ah ! que se passe-t-il donc dans la ville ? dit Athos.– On bat la générale. »Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du tambour parvint

effectivement jusqu’à eux.« Vous allez voir qu’ils vont nous envoyer un régiment tout

entier, dit Athos.– Vous ne comptez pas tenir contre un régiment tout entier ?

dit Porthos.– Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; et

 je tiendrais devant une armée, si nous avions seulement eu laprécaution de prendre une douzaine de bouteilles en plus.

– Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d’Artagnan.– Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart

d’heure de chemin d’ici à la ville, et par conséquent de la villeici. C’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour arrêter notreplan ; si nous nous en allons d’ici, nous ne retrouverons jamais

un endroit aussi convenable. Et tenez, justement, messieurs, voilà la vraie idée qui me vient.

– Dites alors.– Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres

indispensables. » Athos fit signe à son valet d’approcher.« Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient

dans le bastion, vous allez prendre ces messieurs, vous allezles dresser contre la muraille vous leur mettrez leur chapeausur la tête et leur fusil à la main.

– O grand homme ! s’écria d’Artagnan, je te comprends.– Vous comprenez ? dit Porthos.– Et toi, comprends-tu, Grimaud ? » demanda Aramis.Grimaud fit signe que oui.« C’est tout ce qu’il faut, dit Athos, revenons à mon idée.– Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.– C’est inutile.

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– Oui, oui, l’idée d’Athos, dirent en même temps d’Artagnanet Aramis.

– Cette Milady, cette femme, cette créature, ce démon, a unbeau-frère, à ce que vous m’avez dit, je crois, d’Artagnan.

– Oui, je le connais beaucoup même, et je crois aussi qu’il n’apas une grande sympathie pour sa belle-sœur.– Il n’y a pas de mal à cela, répondit Athos, et il la détesterait

que cela n’en vaudrait que mieux.– En ce cas nous sommes servis à souhait.– Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce

que fait Grimaud.– Silence, Porthos ! dit Aramis.– Comment se nomme ce beau-frère ?

– Lord de Winter.– Où est-il maintenant ?– Il est retourné à Londres au premier bruit de guerre.– Eh bien, voilà justement l’homme qu’il nous faut, dit Athos,

c’est celui qu’il nous convient de prévenir ; nous lui ferons sa- voir que sa belle-sœur est sur le point d’assassiner quelqu’un,et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a bien àLondres, je l’espère, quelque établissement dans le genre desMadelonnettes ou des Filles repenties ; il y fait mettre sa belle-

sœur, et nous sommes tranquilles.– Oui, dit d’Artagnan, jusqu’à ce qu’elle en sorte.– Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d’Arta-

gnan, je vous ai donné tout ce que j’avais et je vous préviensque c’est le fond de mon sac.

– Moi, je trouve que c’est ce qu’il y a de mieux, dit Aramis ;nous prévenons à la fois la reine et Lord de Winter.

– Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours et lalettre à Londres ?

– Je réponds de Bazin, dit Aramis.– Et moi de Planchet, continua d’Artagnan.– En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du

camp, nos laquais peuvent le quitter.– Sans doute, dit Aramis, et dès aujourd’hui nous écrivons les

lettres, nous leur donnons de l’argent, et ils partent.– Nous leur donnons de l’argent ? reprit Athos, vous en avez

donc, de l’argent ? »

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Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur lesfronts qui s’étaient un instant éclaircis.

« Alerte ! cria d’Artagnan, je vois des points noirs et despoints rouges qui s’agitent là-bas ; que disiez-vous donc d’un

régiment, Athos ? c’est une véritable armée.– Ma foi, oui, dit Athos, les voilà. Voyez-vous les sournois qui venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini,Grimaud ? »

Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de mortsqu’il avait placés dans les attitudes les plus pittoresques : lesuns au port d’armes, les autres ayant l’air de mettre en joue,les autres l’épée à la main.

« Bravo ! reprit Athos, voilà qui fait honneur à ton

imagination.– C’est égal, dit Porthos, je voudrais cependant bien

comprendre.– Décampons d’abord, interrompit d’Artagnan, tu compren-

dras après.– Un instant, messieurs, un instant ! donnons le temps à Gri-

maud de desservir.– Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges

qui grandissent fort visiblement et je suis de l’avis de d’Arta-

gnan ; je crois que nous n’avons pas de temps à perdre pour re-gagner notre camp.

– Ma foi, dit Athos, je n’ai plus rien contre la retraite : nousavions parié pour une heure, nous sommes restés une heure etdemie ; il n’y a rien à dire ; partons, messieurs, partons. »

Grimaud avait déjà pris les devants avec le panier et ladesserte.

Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine depas.

« Eh ! s’écria Athos, que diable faisons-nous, messieurs ?– Avez-vous oublié quelque chose ? demanda Aramis.– Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un drapeau

aux mains de l’ennemi, même quand ce drapeau ne seraitqu’une serviette. »

Et Athos s’élança dans le bastion, monta sur la plate-forme,et enleva le drapeau ; seulement comme les Rochelois étaientarrivés à portée de mousquet, ils firent un feu terrible sur cethomme, qui, comme par plaisir, allait s’exposer aux coups.

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Mais on eût dit qu’Athos avait un charme attaché à sa per-sonne, les balles passèrent en sifflant tout autour de lui, pasune ne le toucha.

 Athos agita son étendard en tournant le dos aux gens de la

 ville et en saluant ceux du camp. Des deux côtés de grands crisretentirent, d’un côté des cris de colère, de l’autre des crisd’enthousiasme.

Une seconde décharge suivit la première, et trois balles, enla trouant, firent réellement de la serviette un drapeau. On en-tendit les clameurs de tout le camp qui criait :

– Descendez, descendez ! » Athos descendit ; ses camarades, qui l’attendaient avec an-

xiété, le virent paraître avec joie.

– Allons, Athos, allons, dit d’Artagnan, allongeons, allon-geons ; maintenant que nous avons tout trouvé, excepté l’ar-gent, il serait stupide d’être tués. »

Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelqueobservation que pussent lui faire ses compagnons, qui, voyanttoute observation inutile, réglèrent leur pas sur le sien.

Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trou- vaient tous deux hors d’atteinte.

 Au bout d’un instant on entendit le bruit d’une fusillade

enragée.« Qu’est-ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-

ils ? je n’entends pas siffler les balles et je ne vois personne.– Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.– Mais nos morts ne répondront pas.– Justement ; alors ils croiront à une embuscade, ils délibére-

ront ; ils enverront un parlementaire, et quand ils s’aperce- vront de la plaisanterie, nous serons hors de la portée desballes. Voilà pourquoi il est inutile de gagner une pleurésie ennous pressant.

– Oh ! je comprends, s’écria Porthos émerveillé.– C’est bien heureux ! » dit Athos en haussant les épaules.De leur côté, les Français, en voyant revenir les quatre amis

au pas, poussaient des cris d’enthousiasme.Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois

les balles vinrent s’aplatir sur les cailloux autour des quatreamis et siffler lugubrement à leurs oreilles. Les Rochelois ve-naient enfin de s’emparer du bastion.

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« Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien enavons-nous tué ? douze ?

– Ou quinze.– Combien en avons-nous écrasé ?

– Huit ou dix.– Et en échange de tout cela pas une égratignure ? Ah ! sifait ! Qu’avez-vous donc là à la main, d’Artagnan ? du sang, ceme semble ?

– Ce n’est rien, dit d’Artagnan.– Une balle perdue ?– Pas même.– Qu’est-ce donc alors ? »Nous l’avons dit, Athos aimait d’Artagnan comme son enfant,

et ce caractère sombre et inflexible avait parfois pour le jeunehomme des sollicitudes de père.

« Une écorchure, reprit d’Artagnan ; mes doigts ont été prisentre deux pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors lapeau s’est ouverte.

– Voilà ce que c’est que d’avoir des diamants, mon maître, ditdédaigneusement Athos.

– Ah çà, mais, s’écria Porthos, il y a un diamant en effet, etpourquoi diable alors, puisqu’il y a un diamant, nous plaignons-

nous de ne pas avoir d’argent ?– Tiens, au fait ! dit Aramis.– À la bonne heure, Porthos ; cette fois-ci voilà une idée.– Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compli-

ment d’Athos, puisqu’il y a un diamant, vendons-le.– Mais, dit d’Artagnan, c’est le diamant de la reine.– Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckin-

gham son amant, rien de plus juste ; la reine nous sauvant,nous ses amis, rien de plus moral : vendons le diamant. Qu’enpense monsieur l’abbé ? Je ne demande pas l’avis de Porthos, ilest donné.

– Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant pas d’une maîtresse, et par conséquent n’étant pas ungage d’amour, d’Artagnan peut la vendre.

– Mon cher, vous parlez comme la théologie en personne. Ainsi votre avis est ?…

– De vendre le diamant, répondit Aramis.

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– Eh bien, dit gaiement d’Artagnan, vendons le diamant etn’en parlons plus. »

La fusillade continuait, mais les amis étaient hors de portée,et les Rochelois ne tiraient plus que pour l’acquit de leur

conscience.« Ma foi, dit Athos, il était temps que cette idée vînt à Por-thos ; nous voici au camp. Ainsi, messieurs, pas un mot de plussur cette affaire. On nous observe, on vient à notre rencontre,nous allons être portés en triomphe. »

En effet, comme nous l’avons dit, tout le camp était en émoi ;plus de deux mille personnes avaient assisté, comme à un spec-tacle, à l’heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie donton était bien loin de soupçonner le véritable motif. On n’enten-

dait que le cri de : Vivent les gardes ! Vivent les mousque-taires ! M. de Busigny était venu le premier serrer la main à

 Athos et reconnaître que le pari était perdu. Le dragon et leSuisse l’avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dra-gon et le Suisse. C’étaient des félicitations, des poignées demain, des embrassades à n’en plus finir, des rires inextin-guibles à l’endroit des Rochelois ; enfin, un tumulte si grand,que M. Le cardinal crut qu’il y avait émeute et envoya La Hou-dinière, son capitaine des gardes, s’informer de ce qui se

passait.La chose fut racontée au messager avec toute l’efflorescence

de l’enthousiasme.« Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdinière.– Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousque-

taires et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d’allerdéjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en déjeunant,ont tenu là deux heures contre l’ennemi, et ont tué je ne saiscombien de Rochelois.

– Vous êtes-vous informé du nom de ces troismousquetaires ?

– Oui, Monseigneur.– Comment les appelle-t-on ?– Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.– Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le

garde ?– M. d’Artagnan.

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– Toujours mon jeune drôle ! Décidément il faut que cesquatre hommes soient à moi. »

Le soir même, le cardinal parla à M. de Tréville de l’exploitdu matin, qui faisait la conversation de tout le camp. M. de Tré-

 ville, qui tenait le récit de l’aventure de la bouche même deceux qui en étaient les héros, la raconta dans tous ses détails àSon Éminence, sans oublier l’épisode de la serviette.

« C’est bien, monsieur de Tréville, dit le cardinal, faites-moitenir cette serviette, je vous prie. J’y ferai broder trois fleurs delis d’or, et je la donnerai pour guidon à votre compagnie.

– Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura injustice pour lesgardes : M. d’Artagnan n’est pas à moi, mais à M. des Essarts.

– Eh bien, prenez-le, dit le cardinal ; il n’est pas juste que,

puisque ces quatre braves militaires s’aiment tant, ils neservent pas dans la même compagnie. »

Le même soir, M. de Tréville annonça cette bonne nouvelleaux trois mousquetaires et à d’Artagnan, en les invitant tousles quatre à déjeuner le lendemain.

D’Artagnan ne se possédait pas de joie. On le sait, le rêve detoute sa vie avait été d’être mousquetaire.

Les trois amis étaient fort joyeux.« Ma foi ! dit d’Artagnan à Athos, tu as eu une triomphante

idée, et, comme tu l’as dit, nous y avons acquis de la gloire, etnous avons pu lier une conversation de la plus hauteimportance.

– Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que per-sonne nous soupçonne ; car, avec l’aide de Dieu, nous allonspasser désormais pour des cardinalistes. »

Le même soir, d’Artagnan alla présenter ses hommages à M.des Essarts, et lui faire part de l’avancement qu’il avait obtenu.

M. des Essarts, qui aimait beaucoup d’Artagnan, lui fit alorsses offres de service : ce changement de corps amenant desdépenses d’équipement.

D’Artagnan refusa ; mais, trouvant l’occasion bonne, il le priade faire estimer le diamant qu’il lui remit, et dont il désiraitfaire de l’argent.

Le lendemain à huit heures du matin, le valet de M. des Es-sarts entra chez d’Artagnan, et lui remit un sac d’or contenantsept mille livres.

C’était le prix du diamant de la reine.

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Chapitre

48 Affaire de famille

 Athos avait trouvé le mot : affaire de famille. Une affaire de fa-mille n’était point soumise à l’investigation du cardinal ; uneaffaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s’occuper

devant tout le monde d’une affaire de famille. Ainsi, Athos avait trouvé le mot : affaire de famille. Aramis avait trouvé l’idée : les laquais.Porthos avait trouvé le moyen : le diamant.D’Artagnan seul n’avait rien trouvé, lui ordinairement le plus

inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul deMilady le paralysait.

 Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvé un acheteurpour le diamant.

Le déjeuner chez M. de Tréville fut d’une gaieté charmante.D’Artagnan avait déjà son uniforme ; comme il était à peu prèsde la même taille qu’Aramis, et qu’Aramis, largement payé,comme on se le rappelle, par le libraire qui lui avait acheté sonpoème, avait fait tout en double, il avait cédé à son ami unéquipement complet.

D’Artagnan eût été au comble de ses vœux, s’il n’eût point vupointer Milady, comme un nuage sombre à l’horizon.

 Après déjeuner, on convint qu’on se réunirait le soir au logis

d’Athos, et que là on terminerait l’affaire.D’Artagnan passa la journée à montrer son habit de mous-

quetaire dans toutes les rues du camp.Le soir, à l’heure dite, les quatre amis se réunirent : il ne res-

tait plus que trois choses à décider :Ce qu’on écrirait au frère de Milady ;Ce qu’on écrirait à la personne adroite de Tours ;Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.

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Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrétion de Gri-maud, qui ne parlait que lorsque son maître lui décousait labouche ; Porthos vantait la force de Mousqueton, qui était detaille à rosser quatre hommes de complexion ordinaire ; Ara-

mis, confiant dans l’adresse de Bazin, faisait un éloge pompeuxde son candidat ; enfin, d’Artagnan avait foi entière dans labravoure de Planchet, et rappelait de quelle façon il s’étaitconduit dans l’affaire épineuse de Boulogne.

Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix, et don-nèrent lieu à de magnifiques discours, que nous ne rapporte-rons pas ici, de peur qu’ils ne fassent longueur.

« Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu’on en- verra possédât en lui seul les quatre qualités réunies.

– Mais où rencontrer un pareil laquais ?– Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc

Grimaud.– Prenez Mousqueton.– Prenez Bazin.– Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c’est déjà

deux qualités sur quatre.– Messieurs, dit Aramis, le principal n’est pas de savoir le-

quel de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le

plus adroit ou le plus brave ; le principal est de savoir lequelaime le plus l’argent.

– Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il fautspéculer sur les défauts des gens et non sur leurs vertus : Mon-sieur l’abbé, vous êtes un grand moraliste !

– Sans doute, répliqua Aramis ; car non seulement nousavons besoin d’être bien servis pour réussir, mais encore pourne pas échouer ; car, en cas d’échec, il y va de la tête, non paspour les laquais…

– Plus bas, Aramis ! dit Athos.– C’est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais

pour le maître, et même pour les maîtres ! Nos valets noussont-ils assez dévoués pour risquer leur vie pour nous ? Non.

– Ma foi, dit d’Artagnan, je répondrais presque de Planchet,moi.

– Eh bien, mon cher ami, ajoutez à son dévouement naturelune bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors, aulieu d’en répondre une fois, répondez-en deux.

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donc ! ce n’est pas digne. On ne rappelle pas ces services-là àun galant homme. Bienfait reproché, offense faite.

– Ah ! mon cher, dit d’Artagnan, vous êtes insupportable, ets’il faut écrire sous votre censure, ma foi, j’y renonce.

– Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l’épée, moncher, vous vous tirez galamment des deux exercices ; mais pas-sez la plume à M. l’abbé, cela le regarde.

– Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis, quiécrit des thèses en latin, lui.

– Eh bien, soit dit d’Artagnan, rédigez-nous cette note, Ara-mis ; mais, de par notre Saint-Père le pape ! tenez-vous serré,car je vous épluche à mon tour, je vous en préviens.

– Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve

confiance que tout poète a en lui-même ; mais qu’on me metteau courant : j’ai bien ouï dire, de-ci de-là, que cette belle-sœurétait une coquine, j’en ai même acquis la preuve en écoutant saconversation avec le cardinal.

– Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos.– Mais, continua Aramis, le détail m’échappe.– Et à moi aussi », dit Porthos.D’Artagnan et Athos se regardèrent quelque temps en si-

lence. Enfin Athos, après s’être recueilli, et en devenant plus

pâle encore qu’il n’était de coutume, fit un signe d’adhésion,d’Artagnan comprit qu’il pouvait parler.

« Eh bien, voici ce qu’il y a à dire, reprit d’Artagnan : Milord, votre belle-sœur est une scélérate, qui a voulu vous faire tuerpour hériter de vous. Mais elle ne pouvait épouser votre frère,étant déjà mariée en France, et ayant été… »

D’Artagnan s’arrêta comme s’il cherchait le mot, en regar-dant Athos.

« Chassée par son mari, dit Athos.– Parce qu’elle avait été marquée, continua d’Artagnan.– Bah ! s’écria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer

son beau-frère ?– Oui.– Elle était mariée ? demanda Aramis.– Oui.– Et son mari s’est aperçu qu’elle avait une fleur de lis sur

l’épaule ? s’écria Porthos.– Oui. »

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Ces trois oui avaient été dits par Athos, chacun avec une in-tonation plus sombre.

« Et qui l’a vue, cette fleur de lis ? demanda Aramis.– D’Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer l’ordre chrono-

logique, moi et d’Artagnan, répondit Athos.– Et le mari de cette affreuse créature vit encore ? dit Aramis.

– Il vit encore.– Vous en êtes sûr ?– J’en suis sûr. »Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se

sentit impressionné selon sa nature.« Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence,

d’Artagnan nous a donné un excellent programme, et c’est celaqu’il faut écrire d’abord.

– Diable ! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rédac-tion est épineuse. M. le chancelier lui-même serait embarrassépour rédiger une épître de cette force, et cependant M. lechancelier rédige très agréablement un procès-verbal.N’importe ! taisez-vous, j’écris. »

 Aramis en effet prit la plume, réfléchit quelques instants, semit à écrire huit ou dix lignes d’une charmante petite écriture

de femme, puis, d’une voix douce et lente, comme si chaquemot eût été scrupuleusement pesé, il lut ce qui suit :

« Milord,« La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu l’hon-

neur de croiser l’épée avec vous dans un petit enclos de la rued’Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire plu-sieurs fois l’ami de cette personne, elle vous doit de recon-naître cette amitié par un bon avis. Deux fois vous avez failliêtre victime d’une proche parente que vous croyez votre héri-tière, parce que vous ignorez qu’avant de contracter mariageen Angleterre, elle était déjà mariée en France. Mais, la troi-sième fois, qui est celle-ci, vous pouvez y succomber. Votre pa-rente est partie de La Rochelle pour l’Angleterre pendant lanuit. Surveillez son arrivée car elle a de grands et terriblesprojets. Si vous tenez absolument à savoir ce dont elle est ca-pable, lisez son passé sur son épaule gauche. »

« Eh bien, voilà qui est à merveille, dit Athos, et vous avezune plume de secrétaire État, mon cher Aramis. Lord de

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Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l’avis lui ar-rive ; et tombât-il aux mains de Son Éminence elle-même, nousne saurions être compromis. Mais comme le valet qui partirapourrait nous faire accroire qu’il a été à Londres et s’arrêter à

Châtelleraut, ne lui donnons avec la lettre que la moitié de lasomme en lui promettant l’autre moitié en échange de laréponse. Avez-vous le diamant ? continua Athos.

« J’ai mieux que cela, j’ai la somme. »Et d’Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l’or, Aramis

leva les yeux. Porthos tressaillit ; quant à Athos, il restaimpassible.

« Combien dans ce petit sac ? dit-il.– Sept mille livres en louis de douze francs.

– Sept mille livres ! s’écria Porthos, ce mauvais petit diamant valait sept mille livres ?

– Il paraît, dit Athos, puisque les voilà ; je ne présume pasque notre ami d’Artagnan y ait mis du sien.

– Mais, messieurs, dans tout cela, dit d’Artagnan, nous nepensons pas à la reine. Soignons un peu la santé de son cherBuckingham. C’est le moins que nous lui devions.

– C’est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.– Eh bien, répondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je

fasse ?– Mais, répliqua Athos, c’est tout simple : rédiger une se-

conde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours. » Aramis reprit la plume, se mit à réfléchir de nouveau, et écri-

 vit les lignes suivantes, qu’il soumit à l’instant même à l’appro-bation de ses amis :

« Ma chère cousine… »« Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente !– Cousine germaine, dit Aramis.– Va donc pour cousine ! »

 Aramis continua :« Ma chère cousine, Son Éminence le cardinal, que Dieu

conserve pour le bonheur de la France et la confusion des en-nemis du royaume, est sur le point d’en finir avec les rebelleshérétiques de La Rochelle : il est probable que le secours de laHotte anglaise n’arrivera pas même en vue de la place ; j’ose-rai même dire que je suis certain que M. de Buckingham seraempêché de partir par quelque grand événement. Son

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Éminence est le plus illustre politique des temps passés, dutemps présent et probablement des temps à venir. Il éteindraitle soleil si le soleil le gênait. Donnez ces heureuses nouvelles à

 votre sœur, ma chère cousine. J’ai rêvé que cet Anglais maudit

était mort. Je ne puis me rappeler si c’était par le fer ou par lepoison ; seulement ce dont je suis sûr, c’est que j’ai rêvé qu’ilétait mort, et, vous le savez, mes rêves ne me trompent jamais.

 Assurez-vous donc de me voir revenir bientôt. »« À merveille ! s’écria Athos, vous êtes le roi des poètes ;

mon cher Aramis, vous parlez comme l’Apocalypse et vous êtes vrai comme l’évangile. Il ne vous reste maintenant quel’adresse à mettre sur cette lettre.

– C’est bien facile », dit Aramis.

Il plia coquettement la lettre, la reprit et écrivit :« À Mademoiselle Marie Michon, lingère à Tours.Les trois amis se regardèrent en riant : ils étaient pris.« Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, messieurs, que

Bazin seul peut porter cette lettre à Tours ; ma cousine neconnaît que Bazin et n’a confiance qu’en lui : tout autre feraitéchouer l’affaire. D’ailleurs Bazin est ambitieux et savant ; Ba-zin a lu l’histoire, messieurs, il sait que Sixte Quint est devenupape après avoir gardé les pourceaux ; eh bien, comme il

compte se mettre d’église en même temps que moi, il ne déses-père pas à son tour de devenir pape ou tout au moins cardinal :

 vous comprenez qu’un homme qui a de pareilles visées ne selaissera pas prendre, ou, s’il est pris, subira le martyre plutôtque de parler.

– Bien, bien, dit d’Artagnan, je vous passe de grand cœur Ba-zin ; mais passez-moi Planchet : Milady l’a fait jeter à la porte,certain jour, avec force coups de bâton ; or Planchet a bonnemémoire, et, je vous en réponds, s’il peut supposer une ven-geance possible, il se fera plutôt échiner que d’y renoncer. Si

 vos affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles deLondres sont les miennes. Je prie donc qu’on choisisse Plan-chet, lequel d’ailleurs a déjà été à Londres avec moi et sait diretrès correctement : London, sir, if you please et my master lordd’Artagnan ; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin enallant et en revenant.

– En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reçoive sept centslivres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, trois

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cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir ; celaréduira la somme à cinq mille livres ; nous prendrons millelivres chacun pour les employer comme bon nous semblera, etnous laisserons un fond de mille livres que gardera l’abbé pour

les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous va-t-il ?– Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui

était, comme chacun sait, le plus sage des Grecs.– Eh bien, c’est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront ;

à tout prendre, je ne suis pas fâché de conserver Grimaud : ilest accoutumé à mes façons et j’y tiens ; la journée d’hier a dé-

 jà dû l’ébranler, ce voyage le perdrait. »On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il

avait été prévenu déjà par d’Artagnan, qui, du premier coup,lui avait annoncé la gloire, ensuite l’argent, puis le danger.

« Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, ditPlanchet, et je l’avalerai si l’on me prend.

– Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, ditd’Artagnan.

– Vous m’en donnerez ce soir une copie que je saurai parcœur demain. »

D’Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :

« Eh bien, que vous avais-je promis ? »« Maintenant, continua-t-il en s’adressant à Planchet, tu as

huit jours pour arriver près de Lord de Winter, tu as huitautres jours pour revenir ici, en tout seize jours ; si le seizième

 jour de ton départ, à huit heures du soir, tu n’es pas arrivé, pasd’argent, fût-il huit heures cinq minutes.

 Alors, monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une

insouciante générosité, et sois brave garçon. Songe que, si tuparles, si tu bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou à tonmaître, qui a si grande confiance dans ta fidélité qu’il nous arépondu de toi. Mais songe aussi que s’il arrive, par ta faute,malheur à d’Artagnan, je te retrouverai partout, et ce serapour t’ouvrir le ventre.

– Oh ! monsieur ! dit Planchet, humilié du soupçon et surtouteffrayé de l’air calme du mousquetaire.

– Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que jet’écorche vif.

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– Ah ! monsieur !– Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mélodieuse,

songe que je te brûle à petit feu comme un sauvage.– Ah ! monsieur ! »

Et Planchet se mit à pleurer ; nous n’oserions dire si ce futde terreur, à cause des menaces qui lui étaient faites, ou d’at-tendrissement de voir quatre amis si étroitement unis.

D’Artagnan lui prit la main, et l’embrassa.« Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces messieurs te disent tout cela

par tendresse pour moi, mais au fond ils t’aiment.– Ah ! monsieur ! dit Planchet, ou je réussirai, ou l’on me cou-

pera en quatre ; me coupât-on en quatre, soyez convaincu qu’iln’y a pas un morceau qui parlera. »

Il fut décidé que Planchet partirait le lendemain à huitheures du matin, afin, comme il l’avait dit, qu’il pût, pendant lanuit, apprendre la lettre par cœur. Il gagna juste douze heuresà cet arrangement ; il devait être revenu le seizième jour, àhuit heures du soir.

Le matin, au moment où il allait monter à cheval, d’Artagnan,qui se sentait au fond du cœur un faible pour le duc, prit Plan-chet à part.

« Écoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre à Lord de

Winter et qu’il l’aura lue, tu lui diras encore : “Veillez sur SaGrâce Lord Buckingham, car on veut l’assassiner.” Mais ceci,Planchet, vois-tu, c’est si grave et si important, que je n’ai pasmême voulu avouer à mes amis que je te confierais ce secret,et que pour une commission de capitaine je ne voudrais pas tel’écrire.

– Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous verrez si l’onpeut compter sur moi.

Et monté sur un excellent cheval, qu’il devait quitter à vingtlieues de là pour prendre la poste, Planchet partit au galop, lecœur un peu serré par la triple promesse que lui avaient faiteles mousquetaires, mais du reste dans les meilleures disposi-tions du monde.

Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jourspour faire sa commission.

Les quatre amis, pendant toute la durée de ces deux ab-sences, avaient, comme on le comprend bien, plus que jamaisl’œil au guet, le nez au vent et l’oreille aux écoutes. Leurs

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 journées se passaient à essayer de surprendre ce qu’on disait,à guetter les allures du cardinal et à flairer les courriers qui ar-rivaient. Plus d’une fois un tremblement insurmontable les prit,lorsqu’on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient

d’ailleurs à se garder pour leur propre sûreté ; Milady était unfantôme qui, lorsqu’il était apparu une fois aux gens, ne leslaissait pas dormir tranquillement.

Le matin du huitième jour, Bazin, frais comme toujours etsouriant selon son habitude, entra dans le cabaret de Par-paillot, comme les quatre amis étaient en train de déjeuner, endisant, selon la convention arrêtée :

« Monsieur Aramis, voici la réponse de votre cousine. »Les quatre amis échangèrent un coup d’œil joyeux : la moitié

de la besogne était faite ; il est vrai que c’était la plus courte etla plus facile.

 Aramis prit, en rougissant malgré lui, la lettre, qui étaitd’une écriture grossière et sans orthographe.

« Bon Dieu ! s’écria-t-il en riant, décidément j’en désespère ; jamais cette pauvre Michon n’écrira comme M. de Voiture.

– Qu’est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? deman-da le Suisse, qui était en train de causer avec les quatre amisquand la lettre était arrivée.

– Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite lin-gère charmante que j’aimais fort et à qui j’ai demandéquelques lignes de sa main en manière de souvenir.

– Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il être auzi grante tame queson l’égridure, fous l’être en ponne fordune, mon gamarate !

 Aramis lut la lettre et la passa à Athos.« Voyez donc ce qu’elle m’écrit, Athos », dit-il.

 Athos jeta un coup d’œil sur l’épître, et, pour faire évanouirtous les soupçons qui auraient pu naître, lut tout haut :

« Mon cousin, ma sœur et moi devinons très bien les rêves,et nous en avons même une peur affreuse ; mais du vôtre, onpourra dire, je l’espère, tout songe est mensonge. Adieu !portez-vous bien, et faites que de temps en temps nous enten-dions parler de vous.

« Aglé Michon.« Et de quel rêve parle-t-elle ? demanda le dragon, qui s’était

approché pendant la lecture.– Foui, te quel rêfe ? dit le Suisse.

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– Eh ! pardieu ! dit Aramis, c’est tout simple, d’un rêve que j’ai fait et que je lui ai raconté.

– Oh ! foui, par Tieu ! c’être tout simple de ragonter sonrêfe ; mais moi je ne rêfe jamais.

– Vous êtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je vou-drais bien pouvoir en dire autant que vous !– Chamais ! reprit le Suisse, enchanté qu’un homme comme

 Athos lui enviât quelque chose, chamais ! chamais ! »D’Artagnan, voyant qu’Athos se levait, en fit autant, prit son

bras, et sortit.Porthos et Aramis restèrent pour faire face aux quolibets du

dragon et du Suisse.Quant à Bazin, il s’alla coucher sur une botte de paille ; et

comme il avait plus d’imagination que le Suisse, il rêva que M. Aramis, devenu pape, le coiffait d’un chapeau de cardinal.

Mais, comme nous l’avons dit, Bazin n’avait, par son heureuxretour, enlevé qu’une partie de l’inquiétude qui aiguillonnaitles quatre amis. Les jours de l’attente sont longs, et d’Artagnansurtout aurait parié que les jours avaient maintenant quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs obligées de la navigation, ils’exagérait la puissance de Milady. Il prêtait à cette femme,qui lui apparaissait pareille à un démon, des auxiliaires surna-

turels comme elle ; il s’imaginait, au moindre bruit, qu’on ve-nait l’arrêter, et qu’on ramenait Planchet pour le confronteravec lui et ses amis. Il y a plus : sa confiance autrefois sigrande dans le digne Picard, diminuait de jour en jour. Cetteinquiétude était si grande, qu’elle gagnait Porthos et Aramis. Iln’y avait qu’Athos qui demeurât impassible, comme si aucundanger ne s’agitait autour de lui, et qu’il respirât son atmo-sphère quotidienne.

Le seizième jour surtout, ces signes d’agitation étaient si vi-sibles chez d’Artagnan et ses deux amis, qu’ils ne pouvaientrester en place, et qu’ils erraient comme des ombres sur lechemin par lequel devait revenir Planchet.

« Vraiment, leur disait Athos, vous n’êtes pas des hommes,mais des enfants, pour qu’une femme vous fasse si grand-peur ! Et de quoi s’agit-il, après tout ? D’être emprisonnés ! Ehbien, mais on nous tirera de prison : on en a bien retiré MmeBonacieux. D’être décapités ? Mais tous les jours, dans la tran-chée, nous allons joyeusement nous exposer à pis que cela, car

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des vers, et Porthos s’arrachait de temps en temps quelquespoils de moustache en signe de désespoir.

Mais voilà que tout à coup, dans l’obscurité, une ombre sedessine, dont la forme est familière à d’Artagnan, et qu’une

 voix bien connue lui dit :« Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais cesoir.

– Planchet ! s’écria d’Artagnan, ivre de joie.– Planchet ! répétèrent Porthos et Aramis.– Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu’y a-t-il d’étonnant à ce-

la ? Il avait promis d’être de retour à huit heures, et voilà leshuit heures qui sonnent. Bravo ! Planchet, vous êtes un garçonde parole, et si jamais vous quittez votre maître, je vous garde

une place à mon service.– Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai M.

d’Artagnan. »En même temps d’Artagnan sentit que Planchet lui glissait

un billet dans la main.D’Artagnan avait grande envie d’embrasser Planchet au re-

tour comme il l’avait embrassé au départ ; mais il eut peur quecette marque d’effusion, donnée à son laquais en pleine rue, neparût extraordinaire à quelque passant, et il se contint.

« J’ai le billet, dit-il à Athos et à ses amis.– C’est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons.Le billet brûlait la main de d’Artagnan : il voulait hâter le

pas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et forcefut au jeune homme de régler sa course sur celle de son ami.

Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandisque Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis nefussent pas surpris, d’Artagnan, d’une main tremblante, brisale cachet et ouvrit la lettre tant attendue.

Elle contenait une demi-ligne, d’une écriture toute britan-nique et d’une concision toute spartiate :

« Thank you, be easy. »Ce qui voulait dire :« Merci, soyez tranquille. »

 Athos prit la lettre des mains de d’Artagnan, l’approcha de lalampe, y mit le feu, et ne la lâcha point qu’elle ne fût réduite encendres.

Puis appelant Planchet :

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« Maintenant, mon garçon, lui dit-il, tu peux réclamer tessept cents livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec unbillet comme celui-là.

– Ce n’est pas faute que j’aie inventé bien des moyens de le

serrer, dit Planchet.– Eh bien, dit d’Artagnan, conte-nous cela.– Dame ! c’est bien long, monsieur.– Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d’ailleurs la retraite est

battue, et nous serions remarqués en gardant de la lumièreplus longtemps que les autres.

– Soit, dit d’Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet !– Ma foi, monsieur ! ce sera la première fois depuis seize

 jours.

– Et moi aussi ! dit d’Artagnan.– Et moi aussi ! répéta Porthos.– Et moi aussi ! répéta Aramis.– Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la vérité ? et moi

aussi ! » dit Athos.

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Chapitre

49Fatalité

Cependant Milady, ivre de colère, rugissant sur le pont du bâti-ment comme une lionne qu’on embarque, avait été tentée de se

 jeter à la mer pour regagner la côte, car elle ne pouvait se faire

à l’idée qu’elle avait été insultée par d’Artagnan, menacée par Athos, et qu’elle quittait la France sans se venger d’eux. Bien-tôt, cette idée était devenue pour elle tellement insupportable,qu’au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour elle-même, elle avait supplié le capitaine de la jeter sur la côte ;mais le capitaine, pressé d’échapper à sa fausse position, placéentre les croiseurs français et anglais, comme la chauve-sourisentre les rats et les oiseaux, avait grande hâte de regagnerl’Angleterre, et refusa obstinément d’obéir à ce qu’il prenait

pour un caprice de femme, promettant à sa passagère, qui aureste lui était particulièrement recommandée par le cardinal,de la jeter, si la mer et les Français le permettaient, dans undes ports de la Bretagne, soit à Lorient, soit à Brest ; mais enattendant, le vent était contraire, la mer mauvaise, on lou-

 voyait et l’on courait des bordées. Neuf jours après la sortie dela Charente, Milady, toute pâle de ses chagrins et de sa rage,

 voyait apparaître seulement les côtes bleuâtres du Finistère.Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et reve-

nir près du cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutezun jour pour le débarquement et cela faisait quatre ; ajoutezces quatre jours aux neuf autres, c’était treize jours de perdus,treize jours pendant lesquels tant d’événements importants sepouvaient passer à Londres. Elle songea que sans aucun doutele cardinal serait furieux de son retour, et que par conséquentil serait plus disposé à écouter les plaintes qu’on porteraitcontre elle que les accusations qu’elle porterait contre lesautres. Elle laissa donc passer Lorient et Brest sans insister

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près du capitaine, qui, de son côté, se garda bien de lui donnerl’éveil. Milady continua donc sa route, et le jour même où Plan-chet s’embarquait de Portsmouth pour la France, la messagèrede son Éminence entrait triomphante dans le port.

Toute la ville était agitée d’un mouvement extraordinaire : –quatre grands vaisseaux récemment achevés venaient d’êtrelancés à la mer ; – debout sur la jetée, chamarré d’or, éblouis-sant, selon son habitude de diamants et de pierreries, le feutreorné d’une plume blanche qui retombait sur son épaule, on

 voyait Buckingham entouré d’un état-major presque aussibrillant que lui.

C’était une de ces belles et rares journées d’hiver où l’Angle-terre se souvient qu’il y a un soleil. L’astre pâli, mais cepen-

dant splendide encore, se couchait à l’horizon, empourprant àla fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tourset les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d’or qui fai-sait étinceler les vitres comme le reflet d’un incendie. Milady,en respirant cet air de l’Océan plus vif et plus balsamique àl’approche de la terre, en contemplant toute la puissance deces préparatifs qu’elle était chargée de détruire, toute la puis-sance de cette armée qu’elle devait combattre à elle seule –elle femme – avec quelques sacs d’or, se compara mentalement

à Judith, la terrible Juive, lorsqu’elle pénétra dans le camp des Assyriens et qu’elle vit la masse énorme de chars, de chevaux,d’hommes et d’armes qu’un geste de sa main devait dissipercomme un nuage de fumée.

On entra dans la rade ; mais comme on s’apprêtait à y jeterl’ancre, un petit cutter formidablement armé s’approcha du bâ-timent marchand, se donnant comme garde-côte, et fit mettre àla mer son canot, qui se dirigea vers l’échelle. Ce canot renfer-mait un officier, un contremaître et huit rameurs ; l’officierseul monta à bord, où il fut reçu avec toute la déférence qu’ins-pire l’uniforme.

L’officier s’entretint quelques instants avec le patron, lui fitlire un papier dont il était porteur, et, sur l’ordre du capitainemarchand, tout l’équipage du bâtiment, matelots et passagers,fut appelé sur le pont.

Lorsque cette espèce d’appel fut fait, l’officier s’enquit touthaut du point de départ du brik, de sa route, de ses atterrisse-ments, et à toutes les questions le capitaine satisfit sans

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hésitation et sans difficulté. Alors l’officier commença de pas-ser la revue de toutes les personnes les unes après les autres,et, s’arrêtant à Milady, la considéra avec un grand soin, maissans lui adresser une seule parole.

Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et,comme si c’eût été à lui désormais que le bâtiment dût obéir, ilcommanda une manœuvre que l’équipage exécuta aussitôt.

 Alors le bâtiment se remit en route, toujours escorté du petitcutter, qui voguait bord à bord avec lui, menaçant son flanc dela bouche de ses six canons tandis que la barque suivait dans lesillage du navire, faible point près de l’énorme masse.

Pendant l’examen que l’officier avait fait de Milady, Milady,comme on le pense bien, l’avait de son côté dévoré du regard.

Mais, quelque habitude que cette femme aux yeux de flammeeût de lire dans le cœur de ceux dont elle avait besoin de devi-ner les secrets, elle trouva cette fois un visage d’une impassibi-lité telle qu’aucune découverte ne suivit son investigation. L’of-ficier qui s’était arrêté devant elle et qui l’avait silencieuse-ment étudiée avec tant de soin pouvait être âgé de vingt-cinq à

 vingt-six ans, était blanc de visage avec des yeux bleu clair unpeu enfoncés ; sa bouche, fine et bien dessinée, demeurait im-mobile dans ses lignes correctes ; son menton, vigoureusement

accusé, dénotait cette force de volonté qui, dans le type vul-gaire britannique, n’est ordinairement que de l’entêtement ; unfront un peu fuyant, comme il convient aux poètes, aux enthou-siastes et aux soldats, était à peine ombragé d’une chevelurecourte et clairsemée, qui, comme la barbe qui couvrait le basde son visage, était d’une belle couleur châtain foncé.

Lorsqu’on entra dans le port, il faisait déjà nuit. La brumeépaississait encore l’obscurité et formait autour des fanaux etdes lanternes des jetées un cercle pareil à celui qui entoure lalune quand le temps menace de devenir pluvieux. L’air qu’onrespirait était triste, humide et froid.

Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgréelle.

L’officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter sonbagage dans le canot ; et lorsque cette opération fut faite, ill’invita à y descendre elle-même en lui tendant sa main.

Milady regarda cet homme et hésita.

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« Qui êtes-vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bontéde vous occuper si particulièrement de moi ?

– Vous devez le voir, madame, à mon uniforme ; je suis offi-cier de la marine anglaise, répondit le jeune homme.

– Mais enfin, est-ce l’habitude que les officiers de la marineanglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu’ilsabordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent lagalanterie jusqu’à les conduire à terre ?

– Oui, Milady, c’est l’habitude, non point par galanterie, maispar prudence, qu’en temps de guerre les étrangers soientconduits à une hôtellerie désignée, afin que jusqu’à parfaite in-formation sur eux ils restent sous la surveillance dugouvernement. »

Ces mots furent prononcés avec la politesse la plus exacte etle calme le plus parfait. Cependant ils n’eurent point le don deconvaincre Milady.

« Mais je ne suis pas étrangère, monsieur, dit-elle avec l’ac-cent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth à Man-chester, je me nomme Lady Clarick, et cette mesure…

– Cette mesure est générale, Milady, et vous tenteriez inutile-ment de vous y soustraire.

– Je vous suivrai donc, monsieur. »

Et acceptant la main de l’officier, elle commença de des-cendre l’échelle au bas de laquelle l’attendait le canot. L’offi-cier la suivit ; un grand manteau était étendu à la poupe, l’offi-cier la fit asseoir sur le manteau et s’assit près d’elle.

« Nagez », dit-il aux matelots.Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu’un

seul bruit, ne frappant qu’un seul coup, et le canot sembla vo-ler sur la surface de l’eau.

 Au bout de cinq minutes on touchait à terre.L’officier sauta sur le quai et offrit la main à Milady.Une voiture attendait.« Cette voiture est-elle pour nous ? demanda Milady.– Oui, madame, répondit l’officier.– L’hôtellerie est donc bien loin ?– À l’autre bout de la ville.– Allons », dit Milady.Et elle monta résolument dans la voiture.

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L’officier veilla à ce que les paquets fussent soigneusementattachés derrière la caisse, et cette opération terminée, prit saplace près de Milady et referma la portière.

 Aussitôt, sans qu’aucun ordre fût donné et sans qu’on eût be-

soin de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop ets’enfonça dans les rues de la ville.Une réception si étrange devait être pour Milady une ample

matière à réflexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne pa-raissait nullement disposé à lier conversation, elle s’accoudadans un angle de la voiture et passa les unes après les autresen revue toutes les suppositions qui se présentaient à sonesprit.

Cependant, au bout d’un quart d’heure, étonnée de la lon-

gueur du chemin, elle se pencha vers la portière pour voir oùon la conduisait. On n’apercevait plus de maisons ; des arbresapparaissaient dans les ténèbres comme de grands fantômesnoirs courant les uns après les autres.

Milady frissonna.« Mais nous ne sommes plus dans la ville, monsieur », dit-

elle.Le jeune officier garda le silence.« Je n’irai pas plus loin, si vous ne me dites pas où vous me

conduisez ; je vous en préviens, monsieur ! »Cette menace n’obtint aucune réponse.« Oh ! c’est trop fort ! s’écria Milady, au secours ! au

secours ! »Pas une voix ne répondit à la sienne, la voiture continua de

rouler avec rapidité ; l’officier semblait une statue.Milady regarda l’officier avec une de ces expressions ter-

ribles, particulières à son visage et qui manquaient si rarementleur effet ; la colère faisait étinceler ses yeux dans l’ombre.

Le jeune homme resta impassible.Milady voulut ouvrir la portière et se précipiter.« Prenez garde, madame, dit froidement le jeune homme,

 vous vous tuerez en sautant. »Milady se rassit écumante ; l’officier se pencha, la regarda à

son tour et parut surpris de voir cette figure, si belle naguère,bouleversée par la rage et devenue presque hideuse. L’astu-cieuse créature comprit qu’elle se perdait en laissant voir ainsi

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dans son âme ; elle rasséréna ses traits, et d’une voixgémissante :

« Au nom du Ciel, monsieur ! dites-moi si c’est à vous, si c’està votre gouvernement, si c’est à un ennemi que je dois attri-

buer la violence que l’on me fait ?– On ne vous fait aucune violence, madame, et ce qui vous ar-rive est le résultat d’une mesure toute simple que noussommes forcés de prendre avec tous ceux qui débarquent en

 Angleterre.– Alors vous ne me connaissez pas, monsieur ?– C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir.– Et, sur votre honneur, vous n’avez aucun sujet de haine

contre moi ?

– Aucun, je vous le jure. »II y avait tant de sérénité, de sang-froid, de douceur même

dans la voix du jeune homme, que Milady fut rassurée.Enfin, après une heure de marche à peu près, la voiture s’ar-

rêta devant une grille de fer qui fermait un chemin creuxconduisant à un château sévère de forme, massif et isolé.

 Alors, comme les roues tournaient sur un sable fin, Milady en-tendit un vaste mugissement, qu’elle reconnut pour le bruit dela mer qui vient se briser sur une côte escarpée.

La voiture passa sous deux voûtes, et enfin s’arrêta dans unecour sombre et carrée ; presque aussitôt la portière de la voi-ture s’ouvrit, le jeune homme sauta légèrement à terre et pré-senta sa main à Milady, qui s’appuya dessus, et descendit à sontour avec assez de calme.

« Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d’elle et enramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieuxsourire, que je suis prisonnière ; mais ce ne sera pas pour long-temps, j’en suis sûre, ajouta-t-elle, ma conscience et votre poli-tesse, monsieur, m’en sont garants. »

Si flatteur que fût le compliment, l’officier ne répondit rien ;mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d’argent pareil à ce-lui dont se servent les contremaîtres sur les bâtiments deguerre, il siffla trois fois, sur trois modulations différentes :alors plusieurs hommes parurent, dételèrent les chevaux fu-mants et emmenèrent la voiture sous une remise.

Puis l’officier, toujours avec la même politesse calme, invitasa prisonnière à entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec

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son même visage souriant, lui prit le bras, et entra avec luisous une porte basse et cintrée qui, par une voûte éclairéeseulement au fond, conduisait à un escalier de pierre tournantautour d’une arête de pierre ; puis on s’arrêta devant une

porte massive qui, après l’introduction dans la serrure d’uneclef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement surses gonds et donna ouverture à la chambre destinée à Milady.

D’un seul regard, la prisonnière embrassa l’appartementdans ses moindres détails.

C’était une chambre dont l’ameublement était à la fois bienpropre pour une prison et bien sévère pour une habitationd’homme libre ; cependant, des barreaux aux fenêtres et des

 verrous extérieurs à la porte décidaient le procès en faveur de

la prison.Un instant toute la force d’âme de cette créature, trempée

cependant aux sources les plus vigoureuses, l’abandonna ; elletomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant la tête, ets’attendant à chaque instant à voir entrer un juge pourl’interroger.

Mais personne n’entra, que deux ou trois soldats de marinequi apportèrent les malles et les caisses, les déposèrent dansun coin et se retirèrent sans rien dire.

L’officier présidait à tous ces détails avec le même calme queMilady lui avait constamment vu, ne prononçant pas une parolelui-même, et se faisant obéir d’un geste de sa main ou d’uncoup de son sifflet.

On eût dit qu’entre cet homme et ses inférieurs la langueparlée n’existait pas ou devenait inutile.

Enfin Milady n’y put tenir plus longtemps, elle rompit lesilence :

« Au nom du Ciel, monsieur ! s’écria-t-elle, que veut dire toutce qui se passe ? Fixez mes irrésolutions ; j’ai du courage pourtout danger que je prévois, pour tout malheur que je com-prends. Où suis-je et que suis-je ici ? suis-je libre, pourquoi cesbarreaux et ces portes ? suis-je prisonnière, quel crime ai-jecommis ?

– Vous êtes ici dans l’appartement qui vous est destiné, ma-dame. J’ai reçu l’ordre d’aller vous prendre en mer et de vousconduire en ce château : cet ordre, je l’ai accompli, je crois,avec toute la rigidité d’un soldat, mais aussi avec toute la

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courtoisie d’un gentilhomme. Là se termine, du moins jusqu’àprésent, la charge que j’avais à remplir près de vous, le resteregarde une autre personne.

– Et cette autre personne, quelle est-elle ? demanda Milady ;

ne pouvez-vous me dire son nom ?… »En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruitd’éperons ; quelques voix passèrent et s’éteignirent, et le bruitd’un pas isolé se rapprocha de la porte.

« Cette personne, la voici, madame », dit l’officier en démas-quant le passage, et en se rangeant dans l’attitude du respectet de la soumission.

En même temps, la porte s’ouvrit ; un homme parut sur leseuil.

Il était sans chapeau, portait l’épée au côté, et froissait unmouchoir entre ses doigts.

Milady crut reconnaître cette ombre dans l’ombre, elle s’ap-puya d’une main sur le bras de son fauteuil, et avança la têtecomme pour aller au-devant d’une certitude.

 Alors l’étranger s’avança lentement ; et, à mesure qu’ils’avançait en entrant dans le cercle de lumière projeté par lalampe, Milady se reculait involontairement.

Puis, lorsqu’elle n’eut plus aucun doute :

« Eh quoi ! mon frère ! s’écria-t-elle au comble de la stupeur,c’est vous vous ?

– Oui, belle dame ! répondit Lord de Winter en faisant un sa-lut moitié courtois, moitié ironique, moi-même.

– Mais alors, ce château ?– Est à moi.– Cette chambre ?– C’est la vôtre.– Je suis donc votre prisonnière ?– À peu près.– Mais c’est un affreux abus de la force !– Pas de grands mots ; asseyons-nous, et causons tranquille-

ment, comme il convient de faire entre un frère et une sœur. »Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune offi-

cier attendait ses derniers ordres :« C’est bien, dit-il, je vous remercie ; maintenant, laissez-

nous, monsieur Felton. »

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Chapitre

50Causerie d'un frère avec sa soeur 

Pendant le temps que Lord de Winter mit à fermer la porte, àpousser un volet et à approcher un siège du fauteuil de sabelle-sœur, Milady, rêveuse, plongea son regard dans les pro-

fondeurs de la possibilité, et découvrit toute la trame qu’ellen’avait pas même pu entrevoir, tant qu’elle ignorait en quellesmains elle était tombée. Elle connaissait son beau-frère pourun bon gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrépide, entre-prenant près des femmes, mais d’une force inférieure à lasienne à l’endroit de l’intrigue. Comment avait-il pu découvrirson arrivée ? la faire saisir ? Pourquoi la retenait-il ?

 Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que laconversation qu’elle avait eue avec le cardinal était tombée

dans des oreilles étrangères ; mais elle ne pouvait admettrequ’il eût pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie.

Elle craignit bien plutôt que ses précédentes opérations en Angleterre n’eussent été découvertes. Buckingham pouvaitavoir deviné que c’était elle qui avait coupé les deux ferrets, etse venger de cette petite trahison ; mais Buckingham était in-capable de se porter à aucun excès contre une femme, surtoutsi cette femme était censée avoir agi par un sentiment de

 jalousie.

Cette supposition lui parut la plus probable ; il lui semblaqu’on voulait se venger du passé, et non aller au-devant del’avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s’applaudit d’être tom-bée entre les mains de son beau-frère, dont elle comptait avoirbon marché, plutôt qu’entre celles d’un ennemi direct etintelligent.

« Oui, causons, mon frère, dit-elle avec une espèce d’enjoue-ment, décidée qu’elle était à tirer de la conversation, malgrétoute la dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter,

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les éclaircissements dont elle avait besoin pour régler saconduite à venir.

– Vous vous êtes donc décidée à revenir en Angleterre, ditLord de Winter, malgré la résolution que vous m’aviez si sou-

 vent manifestée à Paris de ne jamais remettre les pieds sur leterritoire de la Grande-Bretagne ? »Milady répondit à une question par une autre question.« Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous

m’avez fait guetter assez sévèrement pour être d’avance préve-nu non seulement de mon arrivée, mais encore du jour, del’heure et du port où j’arrivais. »

Lord de Winter adopta la même tactique que Milady, pensantque, puisque sa belle-sœur l’employait, ce devait être la bonne.

« Mais, dites-moi vous-même, ma chère sœur, reprit-il, ceque vous venez faire en Angleterre.

– Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combienelle aggravait, par cette réponse, les soupçons qu’avait faitnaître dans l’esprit de son beau-frère la lettre de d’Artagnan,et voulant seulement capter la bienveillance de son auditeurpar un mensonge.

– Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter.– Sans doute, vous voir. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

– Et vous n’avez pas, en venant en Angleterre, d’autre butque de me voir ?

– Non.– Ainsi, c’est pour moi seul que vous vous êtes donne la peine

de traverser la Manche ?– Pour vous seul.– Peste ! quelle tendresse, ma sœur !– Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda

Milady du ton de la plus touchante naïveté.– Et même ma seule héritière, n’est-ce pas ? » dit à son tour

Lord de Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady.Quelque puissance qu’elle eût sur elle-même, Milady ne put

s’empêcher de tressaillir, et comme, en prononçant les der-nières paroles qu’il avait dites, Lord de Winter avait posé lamain sur le bras de sa sœur, ce tressaillement ne lui échappapoint.

En effet, le coup était direct et profond. La première idée qui vint à l’esprit de Milady fut qu’elle avait été trahie par Ketty, et

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que celle-ci avait raconté au baron cette aversion intéresséedont elle avait imprudemment laissé échapper des marques de-

 vant sa suivante ; elle se rappela aussi la sortie furieuse et im-prudente qu’elle avait faite contre d’Artagnan, lorsqu’il avait

sauvé la vie de son beau-frère.« Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du tempset faire parler son adversaire. Que voulez-vous dire ? et y a-t-ilquelque sens inconnu caché sous vos paroles ?

– Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparentebonhomie ; vous avez le désir de me voir, et vous venez en An-gleterre. J’apprends ce désir, ou plutôt je me doute que vousl’éprouvez, et afin de vous épargner tous les ennuis d’une arri-

 vée nocturne dans un port, toutes les fatigues d’un débarque-

ment, j’envoie un de mes officiers au-devant de vous ; je metsune voiture à ses ordres, et il vous amène ici dans ce château,dont je suis gouverneur, où je viens tous les jours, et où, pourque notre double désir de nous voir soit satisfait, je vous faispréparer une chambre. Qu’y a-t-il dans tout ce que je dis là deplus étonnant que dans ce que vous m’avez dit ?

– Non, ce que je trouve d’étonnant, c’est que vous ayez étéprévenu de mon arrivée.

– C’est cependant la chose la plus simple, ma chère sœur :

n’avez-vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtimentavait, en entrant dans la rade, envoyé en avant et afin d’obtenirson entrée dans le port, un petit canot porteur de son livre deloch et de son registre d’équipage ? Je suis commandant duport, on m’a apporté ce livre, j’y ai reconnu votre nom. Moncœur m’a dit ce que vient de me confier votre bouche, c’est-à-dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d’une mer sipérilleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment, et j’aienvoyé mon cutter au-devant de vous. Vous savez le reste. »

Milady comprit que Lord de Winter mentait et n’en fut queplus effrayée.

« Mon frère, continua-t-elle, n’est-ce pas Milord Buckinghamque je vis sur la jetée, le soir, en arrivant ?

– Lui-même. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappée,reprit Lord de Winter : vous venez d’un pays où l’on doit beau-coup s’occuper de lui, et je sais que ses armements contre laFrance préoccupent fort votre ami le cardinal.

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– Mon ami le cardinal ! s’écria Milady, voyant que, sur cepoint comme sur l’autre, Lord de Winter paraissait instruit detout.

– N’est-il donc point votre ami ? reprit négligemment le ba-

ron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons à Milordduc plus tard, ne nous écartons point du tour sentimental quela conversation avait pris : vous veniez, disiez-vous, pour me

 voir ?– Oui.– Eh bien, je vous ai répondu que vous seriez servie à souhait

et que nous nous verrions tous les jours.– Dois-je donc demeurer éternellement ici ? demanda Milady

avec un certain effroi.

– Vous trouveriez-vous mal logée, ma sœur ? demandez cequi vous manque, et je m’empresserai de vous le faire donner.

– Mais je n’ai ni mes femmes ni mes gens…– Vous aurez tout cela, madame ; dites-moi sur quel pied

 votre premier mari avait monté votre maison ; quoique je nesois que votre beau-frère, je vous la monterai sur un piedpareil.

– Mon premier mari ! s’écria Milady en regardant Lord deWinter avec des yeux effarés.

– Oui, votre mari français ; je ne parle pas de mon frère. Aureste, si vous l’avez oublié, comme il vit encore, je pourrais luiécrire et il me ferait passer des renseignements à ce sujet. »

Une sueur froide perla sur le front de Milady.« Vous raillez, dit-elle d’une voix sourde.– En ai-je l’air ? demanda le baron en se relevant et en fai-

sant un pas en arrière.– Ou plutôt vous m’insultez, continua-t-elle en pressant de

ses mains crispées les deux bras du fauteuil et en se soulevantsur ses poignets.

– Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mépris ; en vé-rité, madame, croyez-vous que ce soit possible ?

– En vérité, monsieur, dit Milady, vous êtes ou ivre ou insen-sé ; sortez et envoyez-moi une femme.

– Des femmes sont bien indiscrètes, ma sœur ! ne pourrais-jepas vous servir de suivante ? de cette façon tous nos secretsresteraient en famille.

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– Insolent ! s’écria Milady, et, comme mue par un ressort,elle bondit sur le baron, qui l’attendait avec impassibilité, maisune main cependant sur la garde de son épée.

– Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l’habitude d’assassiner

les gens, mais je me défendrai, moi, je vous en préviens, fût-cecontre vous.– Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l’effet

d’être assez lâche pour porter la main sur une femme.– Peut-être que oui, d’ailleurs j’aurais mon excuse : ma main

ne serait pas la première main d’homme qui se serait posée sur vous, j’imagine. »

Et le baron indiqua d’un geste lent et accusateur l’épaulegauche de Milady, qu’il toucha presque du doigt.

Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusquedans l’angle de la chambre, comme une panthère qui veut s’ac-culer pour s’élancer.

« Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s’écria Lord de Win-ter, mais n’essayez pas de mordre, car, je vous en préviens, lachose tournerait à votre préjudice : il n’y a pas ici de procu-reurs qui règlent d’avance les successions, il n’y a pas de che-

 valier errant qui vienne me chercher querelle pour la belledame que je retiens prisonnière ; mais je tiens tout prêts des

 juges qui disposeront d’une femme assez éhontée pour venir seglisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon frère aîné,et ces juges, je vous en préviens, vous enverront à un bourreauqui vous fera les deux épaules pareilles. »

Les yeux de Milady lançaient de tels éclairs, que quoiqu’il fûthomme et armé devant une femme désarmée il sentit le froidde la peur se glisser jusqu’au fond de son âme ; il n’en continuapas moins, mais avec une fureur croissante :

« Oui, je comprends, après avoir hérité de mon frère, il vouseût été doux d’hériter de moi ; mais, sachez-le d’avance, vouspouvez me tuer ou me faire tuer, mes précautions sont prises,pas un penny de ce que je possède ne passera dans vos mains.N’êtes-vous pas déjà assez riche, vous qui possédez près d’unmillion, et ne pouviez-vous vous arrêter dans votre route fatale,si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et su-prême de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la mémoire demon frère ne m’était sacrée, vous iriez pourrir dans un cachotd’État ou rassasier à Tyburn la curiosité des matelots ; je me

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tairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivité ;dans quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l’ar-mée ; mais la veille de mon départ, un vaisseau viendra vousprendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos co-

lonies du Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un com-pagnon qui vous brûlera la cervelle à la première tentative que vous risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent.»

Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeuxenflammés.

« Oui, mais à cette heure, continua Lord de Winter, vous de-meurerez dans ce château : les murailles en sont épaisses, lesportes en sont fortes, les barreaux en sont solides ; d’ailleurs

 votre fenêtre donne à pic sur la mer : les hommes de mon équi-page, qui me sont dévoués à la vie et à la mort, montent lagarde autour de cet appartement, et surveillent tous les pas-sages qui conduisent à la cour ; puis arrivée à la cour, il vousresterait encore trois grilles à traverser. La consigne est pré-cise : un pas, un geste, un mot qui simule une évasion, et l’onfait feu sur vous ; si l’on vous tue, la justice anglaise m’aura, jel’espère, quelque obligation de lui avoir épargné de la besogne.

 Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage retrouve son

assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d’ici là, j’ai l’esprit inventif, il me viendra quelque idée ; j’ai l’esprit in-fernal, et je trouverai quelque victime. D’ici à quinze jours,

 vous dites-vous, je serai hors d’ici. Ah ! ah ! essayez ! »Milady se voyant devinée s’enfonça les ongles dans la chair

pour dompter tout mouvement qui eût pu donner à sa physio-nomie une signification quelconque, autre que celle del’angoisse.

Lord de Winter continua :« L’officier qui commande seul ici en mon absence, vous

l’avez vu, donc vous le connaissez déjà, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car vous n’êtes pas, je vousconnais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le faireparler. Qu’en dites-vous ? une statue de marbre eût-elle étéplus impassible et plus muette ? Vous avez déjà essayé le pou-

 voir de vos séductions sur bien des hommes, et malheureuse-ment vous avez toujours réussi ; mais essayez sur celui-là,

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pardieu ! si vous en venez à bout, je vous déclare le démon lui-même. »

Il alla vers la porte et l’ouvrit brusquement.« Qu’on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant,

et je vais vous recommander à lui. »Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange, pen-dant lequel on entendit le bruit d’un pas lent et régulier qui serapprochait ; bientôt, dans l’ombre du corridor, on vit se dessi-ner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nousavons déjà fait connaissance s’arrêta sur le seuil, attendant lesordres du baron.

« Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermezla porte. »

Le jeune officier entra.« Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est

 jeune, elle est belle, elle a toutes les séductions de la terre, ehbien, c’est un monstre qui, à vingt-cinq ans, s’est rendu cou-pable d’autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dansles archives de nos tribunaux ; sa voix prévient en sa faveur, sabeauté sert d’appât aux victimes, son corps même paye cequ’elle a promis, c’est une justice à lui rendre ; elle essayerade vous séduire, peut-être même essayera-t-elle de vous tuer.

 Je vous ai tiré de la misère, Felton, je vous ai fait nommer lieu-tenant, je vous ai sauvé la vie une fois, vous savez à quelle oc-casion ; je suis pour vous non seulement un protecteur, maisun ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un père ; cettefemme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma

 vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; eh bien, je vous faisappeler et vous dis : Ami Felton, John, mon enfant, garde-moiet surtout garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de laconserver pour le châtiment qu’elle a mérité. John Felton, jeme fie à ta parole ; John Felton, je crois à ta loyauté.

– Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur detoute la haine qu’il put trouver dans son cœur, Milord, je vous

 jure qu’il sera fait comme vous désirez. »Milady reçut ce regard en victime résignée : il était impos-

sible de voir une expression plus soumise et plus douce quecelle qui régnait alors sur son beau visage. À peine si Lord deWinter lui-même reconnut la tigresse qu’un instant auparavantil s’apprêtait à combattre.

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Chapitre

51Officier 

Cependant le cardinal attendait des nouvelles d’Angleterre,mais aucune nouvelle n’arrivait, si ce n’est fâcheuse etmenaçante.

Si bien que La Rochelle fût investie, si certain que pût pa-raître le succès, grâce aux précautions prises et surtout à ladigue qui ne laissait plus pénétrer aucune barque dans la villeassiégée, cependant le blocus pouvait durer longtemps en-core ; et c’était un grand affront pour les armes du roi et unegrande gêne pour M. le cardinal, qui n’avait plus, il est vrai, àbrouiller Louis XIII avec Anne d’Autriche, la chose était faite,mais à raccommoder M. de Bassompierre, qui était brouilléavec le duc d’Angoulême.

Quant à Monsieur, qui avait commencé le siège, il laissait aucardinal le soin de l’achever.

La ville, malgré l’incroyable persévérance de son maire, avaittenté une espèce de mutinerie pour se rendre ; le maire avaitfait pendre les émeutiers. Cette exécution calma les plus mau-

 vaises têtes, qui se décidèrent alors à se laisser mourir de faim.Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins sûre quele trépas par strangulation.

De leur côté, de temps en temps, les assiégeants prenaient

des messagers que les Rochelois envoyaient à Buckingham oudes espions que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l’unet l’autre cas le procès était vite fait. M. le cardinal disait ceseul mot : Pendu ! On invitait le roi à venir voir la pendaison.Le roi venait languissamment, se mettait en bonne place pour

 voir l’opération dans tous ses détails : cela le distrayait tou- jours un peu et lui faisait prendre le siège en patience, mais ce-la ne l’empêchait pas de s’ennuyer fort, de parler à tout mo-ment de retourner à Paris ; de sorte que si les messagers et les

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espions eussent fait défaut, Son Éminence, malgré toute sonimagination, se fût trouvée fort embarrassée.

Néanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaientpas : le dernier espion que l’on avait pris était porteur d’une

lettre. Cette lettre disait bien à Buckingham que la ville était àtoute extrémité ; mais, au lieu d’ajouter : « Si votre secoursn’arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons », elleajoutait tout simplement : « Si votre secours n’arrive pas avantquinze jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera.»

Les Rochelois n’avaient donc espoir qu’en Buckingham. Bu-ckingham était leur Messie. Il était évident que si un jour ilsapprenaient d’une manière certaine qu’il ne fallait plus comp-

ter sur Buckingham, avec l’espoir leur courage tomberait.Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nou-

 velles d’Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.

La question d’emporter la ville de vive force, débattue sou- vent dans le conseil du roi, avait toujours été écartée ; d’abordLa Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu’ileût dit, savait bien que l’horreur du sang répandu en cette ren-contre, où Français devaient combattre contre Français, était

un mouvement rétrograde de soixante ans imprimé à la poli-tique, et le cardinal était, à cette époque, ce qu’on appelle au-

 jourd’hui un homme de progrès. En effet, le sac de La Ro-chelle, l’assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui sefussent fait tuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre dela Saint-Barthélémy, en 1572 ; et puis, par-dessus tout cela, cemoyen extrême, auquel le roi, bon catholique, ne répugnait au-cunement, venait toujours échouer contre cet argument desgénéraux assiégeants : La Rochelle est imprenable autrementque par la famine.

Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte où le jetait sa terrible émissaire, car il avait compris, lui aussi, lesproportions étranges de cette femme, tantôt serpent, tantôtlion. L’avait-elle trahi ? était-elle morte ? Il la connaissait as-sez, en tout cas, pour savoir qu’en agissant pour lui ou contrelui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans degrands empêchements. C’était ce qu’il ne pouvait savoir.

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 Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait devi-né dans le passé de cette femme de ces choses terribles queson manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pourune cause ou pour une autre, cette femme lui était acquise, ne

pouvant trouver qu’en lui un appui supérieur au danger qui lamenaçait.Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de n’attendre

tout succès étranger que comme on attend une chance heu-reuse. Il continua de faire élever la fameuse digue qui devaitaffamer La Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cettemalheureuse ville, qui renfermait tant de misère profonde ettant d’héroïques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, sonprédécesseur politique, comme lui-même était le prédécesseur

de Robespierre, il murmura cette maxime du compère de Tris-tan : « Diviser pour régner. »

Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-dessus les mu-railles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petitsbillets par lesquels il représentait aux Rochelois combien laconduite de leurs chefs était injuste, égoïste et barbare ; ceschefs avaient du blé en abondance, et ne le partageaient pas ;ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient desmaximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les

 vieillards mourussent, pourvu que les hommes qui devaient dé-fendre leurs murailles restassent forts et bien portants. Jusque-là, soit dévouement, soit impuissance de réagir contre elle,cette maxime, sans être généralement adoptée, était cepen-dant passée de la théorie à la pratique ; mais les billets vinrent

 y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que cesenfants, ces femmes, ces vieillards qu’on laissait mourir étaientleurs fils, leurs épouses et leurs pères ; qu’il serait plus justeque chacun fût réduit à la misère commune, afin qu’une mêmeposition fit prendre des résolutions unanimes.

Ces billets firent tout l’effet qu’en pouvait attendre celui quiles avait écrits, en ce qu’ils déterminèrent un grand nombred’habitants à ouvrir des négociations particulières avec l’ar-mée royale.

Mais au moment où le cardinal voyait déjà fructifier sonmoyen et s’applaudissait de l’avoir mis en usage, un habitantde La Rochelle, qui avait pu passer à travers les lignes royales,Dieu sait comment, tant était grande la surveillance de

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Bassompierre, de Schomberg et du duc d’Angoulême,surveillés eux-mêmes par le cardinal, un habitant de LaRochelle, disons-nous, entra dans la ville, venant de Ports-mouth et disant qu’il avait vu une flotte magnifique prête à

mettre à la voile avant huit jours. De plus, Buckingham annon-çait au maire qu’enfin la grande ligue contre la France allait sedéclarer, et que le royaume allait être envahi à la fois par lesarmées anglaises, impériales et espagnoles. Cette lettre fut luepubliquement sur toutes les places, on en afficha des copiesaux angles des rues, et ceux-là mêmes qui avaient commencéd’ouvrir des négociations les interrompirent, résolus d’attendrece secours si pompeusement annoncé.

Cette circonstance inattendue rendit à Richelieu ses inquié-

tudes premières, et le força malgré lui à tourner de nouveaules yeux de l’autre côté de la mer.

Pendant ce temps, exempte des inquiétudes de son seul et véritable chef, l’armée royale menait joyeuse vie ; les vivres nemanquaient pas au camp, ni l’argent non plus ; tous les corpsrivalisaient d’audace et de gaieté. Prendre des espions et lespendre, faire des expéditions hasardeuses sur la digue ou surla mer, imaginer des folies, les exécuter froidement, tel était lepasse-temps qui faisait trouver courts à l’armée ces jours si

longs, non seulement pour les Rochelois, rongés par la famineet l’anxiété, mais encore pour le cardinal qui les bloquait si

 vivement.Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme

le dernier gendarme de l’armée, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents au gré de son désir, qu’élevaient sousson ordre les ingénieurs qu’il faisait venir de tous les coins duroyaume de France, s’il rencontrait un mousquetaire de lacompagnie de Tréville, il s’approchait de lui, le regardait d’unefaçon singulière, et ne le reconnaissant pas pour un de nosquatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profondet sa vaste pensée.

Un jour où, rongé d’un mortel ennui, sans espérance dans lesnégociations avec la ville, sans nouvelles d’Angleterre, le cardi-nal était sorti sans autre but que de sortir, accompagné seule-ment de Cahusac et de La Houdinière, longeant les grèves etmêlant l’immensité de ses rêves à l’immensité de l’océan, il ar-riva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de

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laquelle il aperçut derrière une haie, couchés sur le sable etprenant au passage un de ces rayons de soleil si rares à cetteépoque de l’année, sept hommes entourés de bouteilles vides.Quatre de ces hommes étaient nos mousquetaires s’apprêtant

à écouter la lecture d’une lettre que l’un d’eux venait de rece- voir. Cette lettre était si importante, qu’elle avait fait abandon-ner sur un tambour des cartes et des dés.

Les trois autres s’occupaient à décoiffer une énorme dame- jeanne de vin de Collioure ; c’étaient les laquais de cesmessieurs.

Le cardinal, comme nous l’avons dit, était de sombre hu-meur, et rien, quand il était dans cette situation d’esprit, ne re-doublait sa maussaderie comme la gaieté des autres.

D’ailleurs, il avait une préoccupation étrange, c’était de croiretoujours que les causes mêmes de sa tristesse excitaient lagaieté des étrangers. Faisant signe à La Houdinière et à Cahu-sac de s’arrêter, il descendit de cheval et s’approcha de cesrieurs suspects, espérant qu’à l’aide du sable qui assourdissaitses pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendrequelques mots de cette conversation qui lui paraissait si inté-ressante ; à dix pas de la haie seulement il reconnut le babilgascon de d’Artagnan, et comme il savait déjà que ces hommes

étaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autresne fussent ceux qu’on appelait les inséparables, c’est-à-dire

 Athos, Porthos et Aramis.On juge si son désir d’entendre la conversation s’augmenta

de cette découverte ; ses yeux prirent une expression étrange,et d’un pas de chat-tigre il s’avança vers la haie ; mais il n’avaitpu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun senspositif, lorsqu’un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira l’at-tention des mousquetaires.

« Officier ! cria Grimaud.– Vous parlez, je crois, drôle », dit Athos se soulevant sur un

coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant. Aussi Grimaud n’ajouta-t-il point une parole, se contentant de

tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et dénon-çant par ce geste le cardinal et son escorte.

D’un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied etsaluèrent avec respect.

Le cardinal semblait furieux.

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« Il paraît qu’on se fait garder chez messieurs lesmousquetaires ! dit-il. Est-ce que l’Anglais vient par terre, ouserait-ce que les mousquetaires se regardent comme des offi-ciers supérieurs ?

– Monseigneur, répondit Athos, car au milieu de l’effroi géné-ral lui seul avait conservé ce calme et ce sang-froid de grandseigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mous-quetaires, lorsqu’ils ne sont pas de service, ou que leur serviceest fini, boivent et jouent aux dés, et ils sont des officiers trèssupérieurs pour leurs laquais.

– Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont laconsigne d’avertir leurs maîtres quand passe quelqu’un, ce nesont point des laquais, ce sont des sentinelles.

– Son Éminence voit bien cependant que si nous n’avionspoint pris cette précaution, nous étions exposés à la laisserpasser sans lui présenter nos respects et lui offrir nos remer-ciements pour la grâce qu’elle nous a faite de nous réunir.D’Artagnan, continua Athos, vous qui tout à l’heure demandiezcette occasion d’exprimer votre reconnaissance à Monsei-gneur, la voici venue, profitez-en.

Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable quidistinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive

politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plusmajestueux que les rois de naissance.

D’Artagnan s’approcha et balbutia quelques paroles de re-merciements, qui bientôt expirèrent sous le regard assombridu cardinal.

« N’importe, messieurs, continua le cardinal sans paraître lemoins du monde détourné de son intention première par l’inci-dent qu’Athos avait soulevé ; n’importe, messieurs, je n’aimepas que de simples soldats, parce qu’ils ont l’avantage de ser-

 vir dans un corps privilégié, fassent ainsi les grands seigneurs,et la discipline est la même pour eux que pour tout le monde. »

 Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase et,s’inclinant en signe d’assentiment, il reprit à son tour :

« La discipline, Monseigneur, n’a en aucune façon, je l’es-père, été oubliée par nous. Nous ne sommes pas de service, etnous avons cru que, n’étant pas de service, nous pouvions dis-poser de notre temps comme bon nous semblait. Si noussommes assez heureux pour que Son Éminence ait quelque

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ordre particulier à nous donner, nous sommes prêts à lui obéir.Monseigneur voit, continua Athos en fronçant le sourcil, carcette espèce d’interrogatoire commençait à l’impatienter, que,pour être prêts à la moindre alerte, nous sommes sortis avec

nos armes. »Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets enfaisceau près du tambour sur lequel étaient les cartes et lesdés.

« Que Votre Éminence veuille croire, ajouta d’Artagnan, quenous nous serions portés au-devant d’elle si nous eussions pusupposer que c’était elle qui venait vers nous en si petitecompagnie. »

Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lèvres.

« Savez-vous de quoi vous avez l’air, toujours ensemble,comme vous voilà, armés comme vous êtes, et gardés par voslaquais ? dit le cardinal, vous avez l’air de quatreconspirateurs.

– Oh ! quant à ceci, Monseigneur, c’est vrai, dit Athos, etnous conspirons, comme Votre Éminence a pu le voir l’autrematin, seulement c’est contre les Rochelois.

– Eh ! messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronçantle sourcil à son tour, on trouverait peut-être dans vos cervelles

le secret de bien des choses qui sont ignorées, si on pouvait ylire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cachéequand vous m’avez vu venir. »

Le rouge monta à la figure d’Athos, il fit un pas vers SonÉminence.

« On dirait que vous nous soupçonnez réellement, Monsei-gneur, et que nous subissons un véritable interrogatoire ; s’ilen est ainsi, que Votre Éminence daigne s’expliquer, et noussaurons du moins à quoi nous en tenir.

– Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal,d’autres que vous en ont subi, monsieur Athos, et y ontrépondu.

– Aussi, Monseigneur, ai-je dit à Votre Éminence qu’ellen’avait qu’à questionner, et que nous étions prêts à répondre.

– Quelle était cette lettre que vous alliez lire, monsieur Ara-mis, et que vous avez cachée ?

– Une lettre de femme, Monseigneur.

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« Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d’Artagnan.– Moi, dit Aramis de sa voix la plus flûtée, j’étais décidé : s’il

avait exigé que la lettre lui fût remise, je lui présentais la lettred’une main, et de l’autre je lui passais mon épée au travers du

corps.– Je m’y attendais bien, dit Athos ; voilà pourquoi je me suis jeté entre vous et lui. En vérité, cet homme est bien imprudentde parler ainsi à d’autres hommes ; on dirait qu’il n’a jamais euaffaire qu’à des femmes et à des enfants.

– Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je vous admire, mais ce-pendant nous étions dans notre tort, après tout.

– Comment, dans notre tort ! reprit Athos. À qui donc cet airque nous respirons ? à qui cet océan sur lequel s’étendent nos

regards ? à qui ce sable sur lequel nous étions couchés ? à quicette lettre de votre maîtresse ? Est-ce au cardinal ? Sur monhonneur, cet homme se figure que le monde lui appartient :

 vous étiez là, balbutiant, stupéfait, anéanti ; on eût dit que laBastille se dressait devant vous et que la gigantesque Méduse

 vous changeait en pierre. Est-ce que c’est conspirer, voyons,que d’être amoureux ? Vous êtes amoureux d’une femme quele cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des mains ducardinal ; c’est une partie que vous jouez avec Son Éminence :

cette lettre c’est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeuà votre adversaire ? cela ne se fait pas. Qu’il le devine, à labonne heure ! nous devinons bien le sien, nous !

– Au fait, dit d’Artagnan, c’est plein de sens, ce que vousdites là, Athos.

– En ce cas, qu’il ne soit plus question de ce qui vient de sepasser, et qu’Aramis reprenne la lettre de sa cousine où M. lecardinal l’a interrompue. »

 Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rappro-chèrent de lui, et les trois laquais se groupèrent de nouveauauprès de la dame-jeanne.

« Vous n’aviez lu qu’une ligne ou deux, dit d’Artagnan, repre-nez donc la lettre à partir du commencement.

« Volontiers », dit Aramis.« Mon cher cousin, je crois bien que je me déciderai à partir

pour Stenay, où ma sœur a fait entrer notre petite servantedans le couvent des Carmélites ; cette pauvre enfant s’est rési-gnée, elle sait qu’elle ne peut vivre autre part sans que le salut

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de son âme soit en danger. Cependant, si les affaires de notrefamille s’arrangent comme nous le désirons, je crois qu’ellecourra le risque de se damner, et qu’elle reviendra près deceux qu’elle regrette, d’autant plus qu’elle sait qu’on pense

toujours à elle. En attendant, elle n’est pas trop malheureuse :tout ce qu’elle désire c’est une lettre de son prétendu. Je saisbien que ces sortes de denrées passent difficilement par lesgrilles ; mais, après tout, comme je vous en ai donné despreuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et jeme chargerai de cette commission. Ma sœur vous remercie de

 votre bon et éternel souvenir. Elle a eu un instant de grande in-quiétude ; mais enfin elle est quelque peu rassurée mainte-nant, ayant envoyé son commis là-bas afin qu’il ne s’y passe

rien d’imprévu.« Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le

plus souvent que vous pourrez, c’est-à-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le faire sûrement. Je vous embrasse.

« Marie Michon. »« Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s’écria d’Artagnan.

Chère Constance ! j’ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elleest en sûreté dans un couvent, elle est à Stenay ! Où prenez-

 vous Stenay, Athos ?

– Mais à quelques lieues des frontières ; une fois le siège le- vé, nous pourrons aller faire un tour de ce côté.

– Et ce ne sera pas long, il faut l’espérer, dit Porthos, car ona, ce matin, pendu un espion, lequel a déclaré que les Roche-lois en étaient aux cuirs de leurs souliers. En supposantqu’après avoir mangé le cuir ils mangent la semelle, je ne voispas trop ce qui leur restera après, à moins de se manger lesuns les autres.

– Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d’excellent vinde Bordeaux, qui, sans avoir à cette époque la réputation qu’ila aujourd’hui, ne la méritait pas moins ; pauvres sots ! commesi la religion catholique n’était pas la plus avantageuse et laplus agréable des religions ! C’est égal, reprit-il après avoir faitclaquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens.Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua Athos ;

 vous serrez cette lettre dans votre poche ?

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– Oui, dit d’Artagnan, Athos a raison, il faut la brûler ; en-core, qui sait si M. le cardinal n’a pas un secret pour interrogerles cendres ?

– Il doit en avoir un, dit Athos.

– Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demandaPorthos.– Venez ici, Grimaud », dit Athos.Grimaud se leva et obéit.« Pour vous punir d’avoir parlé sans permission, mon ami,

 vous allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous ré-compenser du service que vous nous aurez rendu, vous boirezensuite ce verre de vin ; voici la lettre d’abord, mâchez avecénergie. »

Grimaud sourit, et, les yeux fixés sur le verre qu’Athos venaitde remplir bord à bord, il broya le papier et l’avala.

« Bravo, maître Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenezceci ; bien, je vous dispense de dire merci. »

Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux,mais ses yeux levés au ciel parlaient, pendant tout le tempsque dura cette douce occupation, un langage qui, pour êtremuet, n’en était pas moins expressif.

« Et maintenant, dit Athos, à moins que M. le cardinal n’ait

l’ingénieuse idée de faire ouvrir le ventre à Grimaud, je croisque nous pouvons être à peu près tranquilles. »

Pendant ce temps, Son Éminence continuait sa promenademélancolique en murmurant entre ses moustaches :

« Décidément, il faut que ces quatre hommes soient à moi. »

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Chapitre

52Première journée de captivité

Revenons à Milady, qu’un regard jeté sur les côtes de Francenous a fait perdre de vue un instant.

Nous la retrouverons dans la position désespérée où nous

l’avons laissée, se creusant un abîme de sombres réflexions,sombre enfer à la porte duquel elle a presque laissé l’espé-rance : car pour la première fois elle doute, pour la premièrefois elle craint.

Dans deux occasions sa fortune lui a manqué, dans deux oc-casions elle s’est vue découverte et trahie, et dans ces deux oc-casions, c’est contre le génie fatal envoyé sans doute par leSeigneur pour la combattre qu’elle a échoué : d’Artagnan l’a

 vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.

Il l’a abusée dans son amour, humiliée dans son orgueil,trompée dans son ambition, et maintenant voilà qu’il la perddans sa fortune, qu’il l’atteint dans sa liberté, qu’il la menacemême dans sa vie. Bien plus, il a levé un coin de son masque,cette égide dont elle se couvre et qui la rend si forte.

D’Artagnan a détourné de Buckingham, qu’elle hait, commeelle hait tout ce qu’elle a aimé, la tempête dont le menaçait Ri-chelieu dans la personne de la reine. D’Artagnan s’est fait pas-ser pour de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fantaisies

de tigresse, indomptables comme en ont les femmes de ce ca-ractère. D’Artagnan connaît ce terrible secret qu’elle a juréque nul ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au moment où elle

 vient d’obtenir un blanc-seing à l’aide duquel elle va se vengerde son ennemi, le blanc-seing lui est arraché des mains, etc’est d’Artagnan qui la tient prisonnière et qui va l’envoyerdans quelque immonde Botany-Bay, dans quelque Tyburn in-fâme de l’océan Indien.

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Car tout cela lui vient de d’Artagnan sans doute ; de qui vien-draient tant de hontes amassées sur sa tête, sinon de lui ? Luiseul a pu transmettre à Lord de Winter tous ces affreux se-crets, qu’il a découverts les uns après les autres par une sorte

de fatalité. Il connaît son beau-frère, il lui aura écrit.Que de haine elle distille ! Là, immobile, et les yeux ardentset fixes dans son appartement désert, comme les éclats de sesrugissements sourds, qui parfois s’échappent avec sa respira-tion du fond de sa poitrine, accompagnent bien le bruit de lahoule qui monte, gronde, mugit et vient se briser, comme undésespoir éternel et impuissant, contre les rochers sur lesquelsest bâti ce château sombre et orgueilleux ! Comme, à la lueurdes éclairs que sa colère orageuse fait briller dans son esprit,

elle conçoit contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et sur-tout contre d’Artagnan, de magnifiques projets de vengeance,perdus dans les lointains de l’avenir !

Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour être libre,quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller desbarreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que peut me-ner à bout un homme patient et fort mais devant lesquellesdoivent échouer les irritations fébriles d’une femme. D’ailleurs,pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des années,

et elle… elle a dix ou douze jours, à ce que lui a dit Lord deWinter, son fraternel et terrible geôlier.

Et cependant, si elle était un homme, elle tenterait tout cela,et peut-être réussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s’est-il ainsitrompé, en mettant cette âme virile dans ce corps frêle etdélicat !

 Aussi les premiers moments de la captivité ont été terribles :quelques convulsions de rage qu’elle n’a pu vaincre ont payésa dette de faiblesse féminine à la nature. Mais peu à peu elle asurmonté les éclats de sa folle colère, les frémissements ner-

 veux qui ont agité son corps ont disparu, et maintenant elles’est repliée sur elle-même comme un serpent fatigué qui serepose.

« Allons, allons ; j’étais folle de m’emporter ainsi, dit-elle enplongeant dans la glace, qui reflète dans ses yeux son regardbrûlant, par lequel elle semble s’interroger elle-même. Pas de

 violence, la violence est une preuve de faiblesse. D’abord jen’ai jamais réussi par ce moyen : peut-être, si j’usais de ma

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force contre des femmes, aurais-je chance de les trouver plusfaibles encore que moi, et par conséquent de les vaincre ; maisc’est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu’unefemme pour eux. Luttons en femme, ma force est dans ma

faiblesse. » Alors, comme pour se rendre compte à elle-même des chan-gements qu’elle pouvait imposer à sa physionomie si expres-sive et si mobile, elle lui fit prendre à la fois toutes les expres-sions, depuis celle de la colère qui crispait ses traits, jusqu’àcelle du plus doux, du plus affectueux et du plus séduisant sou-rire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses mainssavantes les ondulations qu’elle crut pouvoir aider auxcharmes de son visage. Enfin elle murmura, satisfaite d’elle-

même :« Allons, rien n’est perdu. Je suis toujours belle »Il était huit heures du soir à peu près. Milady aperçut un lit ;

elle pensa qu’un repos de quelques heures rafraîchirait nonseulement sa tête et ses idées, mais encore son teint. Cepen-dant, avant de se coucher, une idée meilleure lui vint. Elleavait entendu parler de souper. Déjà elle était depuis uneheure dans cette chambre, on ne pouvait tarder à lui apporterson repas. La prisonnière ne voulut pas perdre de temps, et

elle résolut de faire, dès cette même soirée, quelque tentativepour sonder le terrain, en étudiant le caractère des gens aux-quels sa garde était confiée.

Une lumière apparut sous la porte ; cette lumière annonçaitle retour de ses geôliers. Milady, qui s’était levée, se rejeta vi-

 vement sur son fauteuil, la tête renversée en arrière, ses beauxcheveux dénoués et épars, sa gorge demi-nue sous ses den-telles froissées, une main sur son cœur et l’autre pendante.

On ouvrit les verrous, la porte grinça sur ses gonds, des pasretentirent dans la chambre et s’approchèrent.

« Posez là cette table », dit une voix que la prisonnière re-connut pour celle de Felton.

L’ordre fut exécuté.« Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la senti-

nelle », continua Felton.Ce double ordre que donna aux mêmes individus le jeune

lieutenant prouva à Milady que ses serviteurs étaient lesmêmes hommes que ses gardiens, c’est-à-dire des soldats.

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Les ordres de Felton étaient, au reste, exécutés avec une si-lencieuse rapidité qui donnait une bonne idée de l’état floris-sant dans lequel il maintenait la discipline.

Enfin, Felton, qui n’avait pas encore regardé Milady, se re-

tourna vers elle.« Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c’est bien : à son réveil ellesoupera. »

Et il fit quelques pas pour sortir.« Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoïque que son

chef, et qui s’était approché de Milady, cette femme ne dortpas.

– Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc,alors ?

– Elle est évanouie ; son visage est très pâle, et j’ai beauécouter, je n’entends pas sa respiration.

– Vous avez raison, dit Felton après avoir regardé Milady dela place où il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez pré-

 venir Lord de Winter que sa prisonnière est évanouie, car je nesais que faire, le cas n’ayant pas été prévu. »

Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier ; Feltons’assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard près de laporte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste. Mi-

lady possédait ce grand art, tant étudié par les femmes, de voirà travers ses longs cils sans avoir l’air d’ouvrir les paupières :elle aperçut Felton qui lui tournait le dos, elle continua de leregarder pendant dix minutes à peu près, et pendant ces dixminutes, l’impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.

Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre,par sa présence, une nouvelle force à son geôlier : sa premièreépreuve était perdue, elle en prit son parti en femme quicompte sur ses ressources ; en conséquence elle leva la tête,ouvrit les yeux et soupira faiblement.

 À ce soupir, Felton se retourna enfin.« Ah ! vous voici réveillée, madame ! dit-il, je n’ai donc plus

affaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vousappellerez.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j’ai souffert ! » murmuraMilady avec cette voix harmonieuse qui, pareille à celle des en-chanteresses antiques, charmait tous ceux qu’elle voulaitperdre.

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Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une positionplus gracieuse et plus abandonnée encore que celle qu’elleavait lorsqu’elle était couchée.

Felton se leva.

« Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il :le matin à neuf heures, dans la journée à une heure, et le soir àhuit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer

 vos heures au lieu de celles que je vous propose, et, sur cepoint, on se conformera à vos désirs.

– Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande ettriste chambre ? demanda Milady.

– Une femme des environs a été prévenue, elle sera demainau château, et viendra toutes les fois que vous désirerez sa

présence.– Je vous rends grâce, monsieur », répondit humblement la

prisonnière.Felton fit un léger salut et se dirigea vers la porte. Au mo-

ment où il allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dansle corridor, suivi du soldat qui était allé lui porter la nouvellede l’évanouissement de Milady. Il tenait à la main un flacon desels. « Eh bien ! qu’est-ce ? et que se passe-t-il donc ici ? dit-ild’une voix railleuse en voyant sa prisonnière debout et Felton

prêt à sortir. Cette morte est-elle donc déjà ressuscitée ? Par-dieu, Felton, mon enfant, tu n’as donc pas vu qu’on te prenaitpour un novice et qu’on te jouait le premier acte d’une comédiedont nous aurons sans doute le plaisir de suivre tous lesdéveloppements ?

– Je l’ai bien pensé, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme laprisonnière est femme, après tout, j’ai voulu avoir les égardsque tout homme bien né doit à une femme, sinon pour elle, dumoins pour lui-même. »

Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Feltonpassaient comme une glace par toutes ses veines.

« Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savam-ment étalés, cette peau blanche et ce langoureux regard net’ont pas encore séduit, cœur de pierre ?

– Non, Milord, répondit l’impassible jeune homme, et croyez-moi bien, il faut plus que des manèges et des coquetteries defemme pour me corrompre.

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– En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercherautre chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l’imagi-nation féconde et le second acte de la comédie ne tardera pas àsuivre le premier. »

Et à ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui deFelton et l’emmena en riant.« Oh ! je trouverai bien ce qu’il te faut, murmura Milady

entre ses dents ; sois tranquille, pauvre moine manqué, pauvresoldat converti qui t’es taillé ton uniforme dans un froc. »

« À propos, reprit de Winter en s’arrêtant sur le seuil de laporte, il ne faut pas, Milady, que cet échec vous ôte l’appétit.Tâtez de ce poulet et de ces poissons que je n’ai pas fait empoi-sonner, sur l’honneur. Je m’accommode assez de mon cuisinier,

et comme il ne doit pas hériter de moi, j’ai en lui pleine et en-tière confiance. Faites comme moi. Adieu, chère sœur ! à votreprochain évanouissement. »

C’était tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains secrispèrent sur son fauteuil, ses dents grincèrent sourdement,ses yeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait der-rière Lord de Winter et Felton ; et, lorsqu’elle se vit seule, unenouvelle crise de désespoir la prit ; elle jeta les yeux sur latable, vit briller un couteau, s’élança et le saisit ; mais son

désappointement fut cruel : la lame en était ronde et d’argentflexible.

Un éclat de rire retentit derrière la porte mal fermée, et laporte se rouvrit.

« Ah ! ah ! s’écria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois-tu bien, monbrave Felton, vois-tu ce que je t’avais dit : ce couteau, c’étaitpour toi ; mon enfant, elle t’aurait tué ; vois-tu, c’est un de sestravers, de se débarrasser ainsi, d’une façon ou de l’autre, desgens qui la gênent. Si je t’eusse écouté, le couteau eût étépointu et d’acier : alors plus de Felton, elle t’aurait égorgé et,après toi, tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait bientenir son couteau. »

En effet, Milady tenait encore l’arme offensive dans sa maincrispée, mais ces derniers mots, cette suprême insulte, déten-dirent ses mains, ses forces et jusqu’à sa volonté.

Le couteau tomba par terre.

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« Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de pro-fond dégoût qui retentit jusqu’au fond du cœur de Milady, vousavez raison et c’est moi qui avais tort. »

Et tous deux sortirent de nouveau.

Mais cette fois, Milady prêta une oreille plus attentive que lapremière fois, et elle entendit leurs pas s’éloigner et s’éteindredans le fond du corridor.

« Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilà au pouvoir de genssur lesquels je n’aurai pas plus de prise que sur des statues debronze ou de granit ; ils me savent par cœur et sont cuirasséscontre toutes mes armes.

« Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l’ontdécidé. »

En effet, comme l’indiquait cette dernière réflexion, ce re-tour instinctif à l’espérance, dans cette âme profonde la crainteet les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Mila-dy se mit à table, mangea de plusieurs mets, but un peu de vind’Espagne, et sentit revenir toute sa résolution.

 Avant de se coucher elle avait déjà commenté, analysé, re-tourné sur toutes leurs faces, examiné sous tous les points, lesparoles, les pas, les gestes, les signes et jusqu’au silence de sesgeôliers, et de cette étude profonde, habile et savante, il était

résulté que Felton était, à tout prendre, le plus vulnérable deses deux persécuteurs.

Un mot surtout revenait à l’esprit de la prisonnière :« Si je t’eusse écouté », avait dit Lord de Winter à Felton.Donc Felton avait parlé en sa faveur, puisque Lord de Winter

n’avait pas voulu écouter Felton.« Faible ou forte, répétait Milady, cet homme a donc une

lueur de pitié dans son âme ; de cette lueur je ferai un incendiequi le dévorera.

« Quant à l’autre, il me connaît, il me craint et sait ce qu’il aà attendre de moi si jamais je m’échappe de ses mains, il estdonc inutile de rien tenter sur lui. Mais Felton, c’est autrechose ; c’est un jeune homme naïf, pur et qui semble vertueux ;celui-là, il y a moyen de le perdre. »

Et Milady se coucha et s’endormit le sourire sur les lèvres ;quelqu’un qui l’eût vue dormant eût dit une jeune fille rêvant àla couronne de fleurs qu’elle devait mettre sur son front à laprochaine fête.

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Chapitre

53Douxième journée de captivité

Milady rêvait qu’elle tenait enfin d’Artagnan, qu’elle assistait àson supplice, et c’était la vue de son sang odieux, coulant sousla hache du bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les

lèvres.Elle dormait comme dort un prisonnier bercé par sa pre-mière espérance.

Le lendemain, lorsqu’on entra dans sa chambre, elle était en-core au lit. Felton était dans le corridor : il amenait la femmedont il avait parlé la veille, et qui venait d’arriver ; cette femmeentra et s’approcha du lit de Milady en lui offrant ses services.

Milady était habituellement pâle ; son teint pouvait donctromper une personne qui la voyait pour la première fois.

« J’ai la fièvre, dit-elle ; je n’ai pas dormi un seul instant pen-dant toute cette longue nuit, je souffre horriblement : serez-

 vous plus humaine qu’on ne l’a été hier avec moi ? Tout ce que je demande, au reste, c’est la permission de rester couchée.

– Voulez-vous qu’on appelle un médecin ? » dit la femme.Felton écoutait ce dialogue sans dire une parole.Milady réfléchissait que plus on l’entourerait de monde, plus

elle aurait de monde à apitoyer, et plus la surveillance de Lordde Winter redoublerait ; d’ailleurs le médecin pourrait déclarer

que la maladie était feinte, et Milady après avoir perdu la pre-mière partie ne voulait pas perdre la seconde.

« Aller chercher un médecin, dit-elle, à quoi bon ? ces mes-sieurs ont déclaré hier que mon mal était une comédie, il en se-rait sans doute de même aujourd’hui ; car depuis hier soir, on aeu le temps de prévenir le docteur.

– Alors, dit Felton impatienté, dites vous-même, madame,quel traitement vous voulez suivre.

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– Eh ! le sais-je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre, voilàtout, que l’on me donne ce que l’on voudra, peu m’importe.

– Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatigué de cesplaintes éternelles.

– Oh ! non, non ! s’écria Milady, non, monsieur, ne l’appelezpas, je vous en conjure, je suis bien, je n’ai besoin de rien, nel’appelez pas. »

Elle mit une véhémence si prodigieuse, une éloquence si en-traînante dans cette exclamation, que Felton, entraîné, fitquelques pas dans la chambre.

« Il est ému », pensa Milady.« Cependant, madame, dit Felton, si vous souffrez réelle-

ment, on enverra chercher un médecin, et si vous nous trom-

pez, eh bien, ce sera tant pis pour vous, mais du moins, denotre côté, nous n’aurons rien à nous reprocher. »

Milady ne répondit point ; mais renversant sa belle tête surson oreiller, elle fondit en larmes et éclata en sanglots.

Felton la regarda un instant avec son impassibilité ordinaire ;puis voyant que la crise menaçait de se prolonger, il sortit ; lafemme le suivit. Lord de Winter ne parut pas.

« Je crois que je commence à voir clair », murmura Miladyavec une joie sauvage, en s’ensevelissant sous les draps pour

cacher à tous ceux qui pourraient l’épier cet élan de satisfac-tion intérieure.

Deux heures s’écoulèrent.« Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle :

levons-nous et obtenons quelque succès dès aujourd’hui ; jen’ai que dix jours, et ce soir il y en aura deux d’écoulés.

En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avaitapporté son déjeuner ; or elle avait pensé qu’on ne tarderaitpas à venir enlever la table, et qu’en ce moment elle reverraitFelton.

Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire at-tention si Milady avait ou non touché au repas, fit un signepour qu’on emportât hors de la chambre la table, que l’on ap-portait ordinairement toute servie.

Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main.Milady, couchée dans un fauteuil près de la cheminée, belle,

pâle et résignée, ressemblait à une vierge sainte attendant lemartyre.

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Felton s’approcha d’elle et dit :« Lord de Winter, qui est catholique comme vous, madame, a

pensé que la privation des rites et des cérémonies de votre reli-gion peut vous être pénible : il consent donc à ce que vous li-

siez chaque jour l’ordinaire de votre messe, et voici un livre quien contient le rituel. » À l’air dont Felton déposa ce livre sur la petite table près de

laquelle était Milady, au ton dont il prononça ces deux mots, votre messe, au sourire dédaigneux dont il les accompagna,Milady leva la tête et regarda plus attentivement l’officier.

 Alors, à cette coiffure sévère, à ce costume d’une simplicitéexagérée, à ce front poli comme le marbre, mais dur et impé-nétrable comme lui, elle reconnut un de ces sombres puritains

qu’elle avait rencontrés si souvent tant à la cour du roi Jacquesqu’à celle du roi de France, où, malgré le souvenir de la Saint-Barthélémy, ils venaient parfois chercher un refuge.

Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les gensde génie seuls en reçoivent dans les grandes crises, dans lesmoments suprêmes qui doivent décider de leur fortune ou deleur vie.

Ces deux mots, votre messe, et un simple coup d’œil jeté surFelton, lui avaient en effet révélé toute l’importance de la ré-

ponse qu’elle allait faire.Mais avec cette rapidité d’intelligence qui lui était particu-

lière, cette réponse toute formulée se présenta sur ses lèvres :« Moi ! dit-elle avec un accent de dédain monté à l’unisson

de celui qu’elle avait remarqué dans la voix du jeune officier,moi, monsieur, ma messe ! Lord de Winter, le catholique cor-rompu, sait bien que je ne suis pas de sa religion, et c’est unpiège qu’il veut me tendre !

– Et de quelle religion êtes-vous donc, madame ? demandaFelton avec un étonnement que, malgré son empire sur lui-même, il ne put cacher entièrement.

– Je le dirai, s’écria Milady avec une exaltation feinte, le jouroù j’aurai assez souffert pour ma foi. »

Le regard de Felton découvrit à Milady toute l’étendue del’espace qu’elle venait de s’ouvrir par cette seule parole.

Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, sonregard seul avait parlé.

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« Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec ceton d’enthousiasme qu’elle savait familier aux puritains ; ehbien, que mon Dieu me sauve ou que je périsse pour monDieu ! voilà la réponse que je vous prie de faire à Lord de Win-

ter. Et quant à ce livre, ajouta-t-elle en montrant le rituel dubout du doigt, mais sans le toucher, comme si elle eût dû êtresouillée par cet attouchement, vous pouvez le remporter et

 vous en servir pour vous-même, car sans doute vous êtes dou-blement complice de Lord de Winter, complice dans sa persé-cution, complice dans son hérésie. »

Felton ne répondit rien, prit le livre avec le même sentimentde répugnance qu’il avait déjà manifesté et se retira pensif.Lord de Winter vint vers les cinq heures du soir ; Milady avait

eu le temps pendant toute la journée de se tracer son plan deconduite ; elle le reçut en femme qui a déjà repris tous sesavantages.

« Il paraît, dit le baron en s’asseyant dans un fauteuil en facede celui qu’occupait Milady et en étendant nonchalamment sespieds sur le foyer, il paraît que nous avons fait une petiteapostasie !

– Que voulez-vous dire, monsieur ?– Je veux dire que depuis la dernière fois que nous nous

sommes vus, nous avons changé de religion ; auriez-vous épou-sé un troisième mari protestant, par hasard ?

– Expliquez-vous, Milord, reprit la prisonnière avec majesté,car je vous déclare que j’entends vos paroles, mais que je neles comprends pas.

– Alors, c’est que vous n’avez pas de religion du tout ; j’aimemieux cela, reprit en ricanant Lord de Winter.

– Il est certain que cela est plus selon vos principes, repritfroidement Milady.

– Oh ! je vous avoue que cela m’est parfaitement égal.– Oh ! vous n’avoueriez pas cette indifférence religieuse, Mi-

lord, que vos débauches et vos crimes en feraient foi.– Hein ! vous parlez de débauches, madame Messaline, vous

parlez de crimes, Lady Macbeth ! Ou j’ai mal entendu, ou vousêtes, pardieu, bien impudente.

– Vous parlez ainsi parce que vous savez qu’on nous écoute,monsieur, répondit froidement Milady, et que vous voulez inté-resser vos geôliers et vos bourreaux contre moi.

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– Mes geôliers ! mes bourreaux ! Ouais, madame, vous leprenez sur un ton poétique, et la comédie d’hier tourne ce soirà la tragédie. Au reste, dans huit jours vous serez où vous de-

 vez être et ma tâche sera achevée.

– Tâche infâme ! tâche impie ! reprit Milady avec l’exaltationde la victime qui provoque son juge.– Je crois, ma parole d’honneur, dit de Winter en se levant,

que la drôlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, ma-dame la puritaine, ou je vous fais mettre au cachot. Pardieu !c’est mon vin d’Espagne qui vous monte à la tête, n’est-cepas ? mais, soyez tranquille, cette ivresse-là n’est pas dange-reuse et n’aura pas de suites. »

Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui à cette époque

était une habitude toute cavalière.Felton était en effet derrière la porte et n’avait pas perdu un

mot de toute cette scène.Milady avait deviné juste.« Oui, va ! va ! dit-elle à son frère, les suites approchent, au

contraire, mais tu ne les verras, imbécile, que lorsqu’il ne seraplus temps de les éviter. »

Le silence se rétablit, deux heures s’écoulèrent ; on apportale souper, et l’on trouva Milady occupée à faire tout haut ses

prières, prières qu’elle avait apprises d’un vieux serviteur deson second mari, puritain des plus austères. Elle semblait enextase et ne parut pas même faire attention à ce qui se passaitautour d’elle. Felton fit signe qu’on ne la dérangeât point, etlorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec les soldats.

Milady savait qu’elle pouvait être épiée, elle continua doncses prières jusqu’à la fin, et il lui sembla que le soldat qui étaitde sentinelle à sa porte ne marchait plus du même pas et pa-raissait écouter.

Pour le moment, elle n’en voulait pas davantage, elle se rele- va, se mit à table, mangea peu et ne but que de l’eau.

Une heure après on vint enlever la table, mais Milady remar-qua que cette fois Felton n’accompagnait point les soldats.

Il craignait donc de la voir trop souvent.Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait dans

ce sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourirel’eût dénoncée.

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Elle laissa encore s’écouler une demi-heure, et comme en cemoment tout faisait silence dans le vieux château, comme onn’entendait que l’éternel murmure de la houle, cette respira-tion immense de l’océan, de sa voix pure, harmonieuse et vi-

brante, elle commença le premier couplet de ce psaume alorsen entière faveur près des puritains :Seigneur, si tu nous abandonnes,C’est pour voir si nous sommes forts ;Mais ensuite c’est toi qui donnesDe ta céleste main la palme à nos efforts.Ces vers n’étaient pas excellents, il s’en fallait même de

beaucoup ; mais, comme on le sait, les protestants ne se pi-quaient pas de poésie.

Tout en chantant, Milady écoutait : le soldat de garde à saporte s’était arrêté comme s’il eût été changé en pierre. Miladyput donc juger de l’effet qu’elle avait produit.

 Alors elle continua son chant avec une ferveur et un senti-ment inexprimables ; il lui sembla que les sons se répandaientau loin sous les voûtes et allaient comme un charme magiqueadoucir le cœur de ses geôliers. Cependant il paraît que le sol-dat en sentinelle, zélé catholique sans doute, secoua le charme,car à travers la porte :

« Taisez-vous donc madame, dit-il, votre chanson est tristecomme un De profondis, et si, outre l’agrément d’être en garni-son ici, il faut encore y entendre de pareilles choses, ce sera àn’y point tenir.

– Silence ! dit alors une voix grave, que Milady reconnut pourcelle de Felton ; de quoi vous mêlez-vous, drôle ? Vous a-t-onordonné d’empêcher cette femme de chanter ? Non. On vous adit de la garder, de tirer sur elle si elle essayait de fuir.Gardez-la ; si elle fuit, tuez-la, mais ne changez rien à laconsigne. »

Une expression de joie indicible illumina le visage de Milady,mais cette expression fut fugitive comme le reflet d’un éclair,et, sans paraître avoir entendu le dialogue dont elle n’avait pasperdu un mot, elle reprit en donnant à sa voix tout le charme,toute l’étendue et toute la séduction que le démon y avait mis :

Pour tant de pleurs et de misère,Pour mon exil et pour mes fers,

 J’ai ma jeunesse, ma prière,

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Et Dieu, qui comptera les maux que j’ai soufferts.Cette voix, d’une étendue inouïe et d’une passion sublime,

donnait à la poésie rude et inculte de ces psaumes une magieet une expression que les puritains les plus exaltés trouvaient

rarement dans les chants de leurs frères et qu’ils étaient forcésd’orner de toutes les ressources de leur imagination : Feltoncrut entendre chanter l’ange qui consolait les trois Hébreuxdans la fournaise.

Milady continua :Mais le jour de la délivrance

 Viendra pour nous, Dieu juste et fort ;Et s’il trompe notre espérance,Il nous reste toujours le martyre et la mort.

Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s’efforça demettre toute son âme, acheva de porter le désordre dans lecœur du jeune officier : il ouvrit brusquement la porte, et Mila-dy le vit apparaître pâle comme toujours, mais les yeux ardentset presque égarés.

« Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix ?

– Pardon, monsieur, dit Milady avec douceur, j’oubliais quemes chants ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous ai

sans doute offensé dans vos croyances ; mais c’était sans le vouloir, je vous jure ; pardonnez-moi donc une faute qui estpeut-être grande, mais qui certainement est involontaire. »

Milady était si belle dans ce moment, l’extase religieuse danslaquelle elle semblait plongée donnait une telle expression à saphysionomie, que Felton, ébloui, crut voir l’ange que tout àl’heure il croyait seulement entendre.

« Oui, oui, répondit-il, oui : vous troublez, vous agitez lesgens qui habitent ce château. »

Et le pauvre insensé ne s’apercevait pas lui-même de l’inco-hérence de ses discours, tandis que Milady plongeait son œilde lynx au plus profond de son cœur.

« Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute ladouceur qu’elle put donner à sa voix, avec toute la résignationqu’elle put imprimer à son maintien.

– Non, non, madame, dit Felton ; seulement, chantez moinshaut, la nuit surtout. »

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Et à ces mots, Felton, sentant qu’il ne pourrait pas conserverlongtemps sa sévérité à l’égard de la prisonnière, s’élança horsde son appartement.

« Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ; ces chants

bouleversent l’âme ; cependant on finit par s’y accoutumer : sa voix est si belle ! »

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Chapitre

54Troisième journée de captivité

Felton était venu ; mais il y avait encore un pas à faire : il fal-lait le retenir, ou plutôt il fallait qu’il restât tout seul ; et Mila-dy ne voyait encore qu’obscurément le moyen qui devait la

conduire à ce résultat.Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui par-ler aussi : car, Milady le savait bien, sa plus grande séductionétait dans sa voix, qui parcourait si habilement toute la gammedes tons, depuis la parole humaine jusqu’au langage céleste.

Et cependant, malgré toute cette séduction, Milady pouvaitéchouer, car Felton était prévenu, et cela contre le moindre ha-sard. Dès lors, elle surveilla toutes ses actions, toutes ses pa-roles, jusqu’au plus simple regard de ses yeux, jusqu’à son

geste, jusqu’à sa respiration, qu’on pouvait interpréter commeun soupir. Enfin, elle étudia tout comme fait un habile comé-dien à qui l’on vient de donner un rôle nouveau dans un emploiqu’il n’a pas l’habitude de tenir.

 Vis-à-vis de Lord de Winter sa conduite était plus facile ;aussi avait-elle été arrêtée dès la veille. Rester muette et digneen sa présence, de temps en temps l’irriter par un dédain affec-té, par un mot méprisant, le pousser à des menaces et à des

 violences qui faisaient un contraste avec sa résignation à elle,

tel était son projet. Felton verrait : peut-être ne dirait-il rien ;mais il verrait.

Le matin, Felton vint comme d’habitude ; mais Milady le lais-sa présider à tous les apprêts du déjeuner sans lui adresser laparole. Aussi, au moment où il allait se retirer, eut-elle unelueur d’espoir ; car elle crut que c’était lui qui allait parler ;mais ses lèvres remuèrent sans qu’aucun son sortît de sabouche, et, faisant un effort sur lui-même, il renferma dans soncœur les paroles qui allaient s’échapper de ses lèvres, et sortit.

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 Vers midi, Lord de Winter entra.Il faisait une assez belle journée d’hiver, et un rayon de ce

pâle soleil d’Angleterre qui éclaire, mais qui n’échauffe pas,passait à travers les barreaux de la prison.

Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant de ne pas en-tendre la porte qui s’ouvrait.« Ah ! ah ! dit Lord de Winter, après avoir fait de la comédie,

après avoir fait de la tragédie, voilà que nous faisons de lamélancolie. »

La prisonnière ne répondit pas.« Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ; vous vou-

driez bien être en liberté sur ce rivage ; vous voudriez bien, surun bon navire, fendre les flots de cette mer verte comme de

l’émeraude ; vous voudriez bien, soit sur terre, soit sur l’océan,me dresser une de ces bonnes petites embuscades comme voussavez si bien les combiner. Patience ! patience ! Dans quatre

 jours, le rivage vous sera permis, la mer vous sera ouverte,plus ouverte que vous ne le voudrez, car dans quatre joursl’Angleterre sera débarrassée de vous. »

Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel:

« Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angélique suavité de

geste et d’intonation, pardonnez à cet homme, comme je luipardonne moi-même.

– Oui, prie, maudite, s’écria le baron, ta prière est d’autantplus généreuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d’un hommequi ne pardonnera pas. »

Et il sortit. Au moment où il sortait, un regard perçant glissa par la porte

entrebâillée, et elle aperçut Felton qui se rangeait rapidementpour n’être pas vu d’elle.

 Alors elle se jeta à genoux et se mit à prier.« Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, vous savez pour quelle

sainte cause je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir. »La porte s’ouvrit doucement ; la belle suppliante fit semblant

de n’avoir pas entendu, et d’une voix pleine de larmes, ellecontinua :

« Dieu vengeur ! Dieu de bonté ! laisserez-vous s’accomplirles affreux projets de cet homme ! »

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 Alors, seulement, elle feignit d’entendre le bruit des pas deFelton et, se relevant rapide comme la pensée, elle rougitcomme si elle eût été honteuse d’avoir été surprise à genoux.

« Je n’aime point à déranger ceux qui prient, madame, dit

gravement Felton ; ne vous dérangez donc pas pour moi, je vous en conjure.– Comment savez-vous que je priais, monsieur ? dit Milady

d’une voix suffoquée par les sanglots ; vous vous trompiez,monsieur, je ne priais pas.

– Pensez-vous donc, madame, répondit Felton de sa même voix grave, quoique avec un accent plus doux, que je me croiele droit d’empêcher une créature de se prosterner devant sonCréateur ? À Dieu ne plaise ! D’ailleurs le repentir sied bien

aux coupables ; quelque crime qu’il ait commis, un coupablem’est sacré aux pieds de Dieu.

– Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eût désarmél’ange du jugement dernier. Coupable ! mon Dieu, tu sais si jele suis ! Dites que je suis condamnée, monsieur, à la bonneheure ; mais vous le savez, Dieu qui aime les martyrs, permetque l’on condamne quelquefois les innocents.

– Fussiez-vous condamnée, fussiez-vous martyre, réponditFelton, raison de plus pour prier, et moi-même je vous aiderai

de mes prières.– Oh ! vous êtes un juste, vous, s’écria Milady en se précipi-

tant à ses pieds ; tenez, je n’y puis tenir plus longtemps, car jecrains de manquer de force au moment où il me faudra soute-nir la lutte et confesser ma foi, écoutez donc la supplicationd’une femme au désespoir. On vous abuse, monsieur, mais iln’est pas question de cela, je ne vous demande qu’une grâce,et, si vous me l’accordez, je vous bénirai dans ce monde etdans l’autre.

– Parlez au maître, madame, dit Felton ; je ne suis heureuse-ment chargé, moi, ni de pardonner ni de punir, et c’est à plushaut que moi que Dieu a remis cette responsabilité.

– À vous, non, à vous seul. Écoutez-moi, plutôt que de contri-buer à ma perte, plutôt que de contribuer à mon ignominie.

– Si vous avez mérité cette honte, madame, si vous avez en-couru cette ignominie, il faut la subir en l’offrant à Dieu.

– Que dites-vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand jeparle d’ignominie, vous croyez que je parle d’un châtiment

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quelconque, de la prison ou de la mort ! Plût au Ciel ! quem’importent, à moi, la mort ou la prison !

– C’est moi qui ne vous comprends plus, madame.– Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, mon-

sieur, répondit la prisonnière avec un sourire de doute.– Non, madame, sur l’honneur d’un soldat, sur la foi d’unchrétien !

– Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter surmoi.

– Je les ignore.– Impossible, vous son confident !– Je ne mens jamais, madame.– Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu’on ne les de-

 vine pas.– Je ne cherche à rien deviner, madame ; j’attends qu’on me

confie, et à part ce qu’il m’a dit devant vous, Lord de Winter nem’a rien confié.

– Mais, s’écria Milady avec un incroyable accent de vérité, vous n’êtes donc pas son complice, vous ne savez donc pasqu’il me destine à une honte que tous les châtiments de laterre ne sauraient égaler en horreur ?

– Vous vous trompez, madame, dit Felton en rougissant, Lord

de Winter n’est pas capable d’un tel crime. »« Bon, dit Milady en elle-même, sans savoir ce que c’est, il

appelle cela un crime ! »Puis tout haut :« L’ami de l’infâme est capable de tout.– Qui appelez-vous l’infâme ? demanda Felton.– Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à qui un sem-

blable nom puisse convenir ?– Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont les

regards s’enflammèrent.– Que les païens, les gentils et les infidèles appellent duc de

Buckingham, reprit Milady ; je n’aurais pas cru qu’il y aurait euun Anglais dans toute l’Angleterre qui eût eu besoin d’une silongue explication pour reconnaître celui dont je voulaisparler !

– La main du Seigneur est étendue sur lui, dit Felton, iln’échappera pas au châtiment qu’il mérite. »

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Felton ne faisait qu’exprimer à l’égard du duc le sentimentd’exécration que tous les Anglais avaient voué à celui que lescatholiques eux-mêmes appelaient l’exacteur, le concussion-naire, le débauché, et que les puritains appelaient tout simple-

ment Satan.« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Milady, quand je voussupplie d’envoyer à cet homme le châtiment qui lui est dû, voussavez que ce n’est pas ma propre vengeance que je poursuis,mais la délivrance de tout un peuple que j’implore.

– Le connaissez-vous donc ? » demanda Felton.« Enfin, il m’interroge », se dit en elle-même Milady au

comble de la joie d’en être arrivée si vite à un si grand résultat.« Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon

malheur éternel. »Et Milady se tordit les bras comme arrivée au paroxysme de

la douleur. Felton sentit sans doute en lui-même que sa forcel’abandonnait, et il fit quelques pas vers la porte ; la prison-nière, qui ne le perdait pas de vue, bondit à sa poursuite etl’arrêta.

« Monsieur ! s’écria-t-elle, soyez bon, soyez clément, écoutezma prière : ce couteau que la fatale prudence du baron m’a en-levé, parce qu’il sait l’usage que j’en veux faire ; oh ! écoutez-

moi jusqu’au bout ! ce couteau, rendez-le moi une minuteseulement, par grâce, par pitié ! J’embrasse vos genoux ;

 voyez, vous fermerez la porte, ce n’est pas à vous que j’en veux: Dieu ! vous en vouloir, à vous, le seul être juste, bon et com-patissant que j’aie rencontré ! à vous, mon sauveur peut-être !une minute, ce couteau, une minute, une seule, et je vous lerends par le guichet de la porte ; rien qu’une minute, monsieurFelton, et vous m’aurez sauvé l’honneur !

– Vous tuer ! s’écria Felton avec terreur, oubliant de retirerses mains des mains de la prisonnière ; vous tuer !

– J’ai dit, monsieur, murmura Milady en baissant la voix et ense laissant tomber affaissée sur le parquet, j’ai dit mon secret !il sait tout ! mon Dieu, je suis perdue ! »

Felton demeurait debout, immobile et indécis.« Il doute encore, pensa Milady, je n’ai pas été assez vraie. »On entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le

pas de Lord de Winter. Felton le reconnut aussi et s’avança vers la porte.

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Milady s’élança.« Oh ! pas un mot, dit-elle d’une voix concentrée, pas un mot

de tout ce que je vous ai dit à cet homme, ou je suis perdue, etc’est vous, vous… »

Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peurqu’on n’entendit sa voix, appuyant avec un geste de terreur in-finie sa belle main sur la bouche de Felton. Felton repoussadoucement Milady, qui alla tomber sur une chaise longue.

Lord de Winter passa devant la porte sans s’arrêter, et l’onentendit le bruit des pas qui s’éloignaient.

Felton, pâle comme la mort, resta quelques instants l’oreilletendue et écoutant, puis quand le bruit se fut éteint tout à fait,il respira comme un homme qui sort d’un songe, et s’élança

hors de l’appartement.« Ah ! dit Milady en écoutant à son tour le bruit des pas de

Felton, qui s’éloignaient dans la direction opposée à ceux deLord de Winter, enfin tu es donc à moi ! »

Puis son front se rembrunit.« S’il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui

sait bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un cou-teau entre les mains, et il verra bien que tout ce grand déses-poir n’était qu’un jeu. »

Elle alla se placer devant sa glace et se regarda ; jamais ellen’avait été si belle.

« Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. »Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.– Monsieur, lui dit Milady, votre présence est-elle un acces-

soire obligé de ma captivité, et ne pourriez-vous pas m’épar-gner ce surcroît de tortures que me causent vos visites ?

– Comment donc, chère sœur ! dit de Winter, ne m’avez-vouspas sentimentalement annoncé, de cette jolie bouche si cruellepour moi aujourd’hui, que vous veniez en Angleterre à cetteseule fin de me voir tout à votre aise, jouissance dont, medisiez-vous, vous ressentiez si vivement la privation, que vousavez tout risqué pour cela, mal de mer, tempête, captivité ! ehbien, me voilà, soyez satisfaite ; d’ailleurs, cette fois ma visite aun motif. »

Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlé ; jamais desa vie, peut-être, cette femme, qui avait éprouvé tant

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d’émotions puissantes et opposées, n’avait senti battre soncœur si violemment.

Elle était assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira à soncôté et s’assit auprès d’elle, puis prenant dans sa poche un pa-

pier qu’il déploya lentement :« Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espèce depasseport que j’ai rédigé moi-même et qui vous servira désor-mais de numéro d’ordre dans la vie que je consens à vouslaisser. »

Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :« Ordre de conduire à… » Le nom est en blanc, interrompit

de Winter : si vous avez quelque préférence, vous me l’indique-rez ; et pour peu que ce soit à un millier de lieues de Londres,

il sera fait droit à votre requête. Je reprends donc : « Ordre deconduire à… la nommée Charlotte Backson, flétrie par la jus-tice du royaume de France, mais libérée après châtiment ; elledemeurera dans cette résidence, sans jamais s’en écarter deplus de trois lieues. En cas de tentative d’évasion, la peine demort lui sera appliquée. Elle touchera cinq shillings par jourpour son logement et sa nourriture. »

« Cet ordre ne me concerne pas, répondit froidement Milady,puisqu’un autre nom que le mien y est porté.

– Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?– J’ai celui de votre frère.– Vous vous trompez, mon frère n’est que votre second mari,

et le premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai enplace du nom de Charlotte Backson. Non ?… vous ne voulezpas ?… vous gardez le silence ? C’est bien ! vous serez écrouéesous le nom de Charlotte Backson. »

Milady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce n’étaitplus par affectation, mais par terreur : elle crut l’ordre prêt àêtre exécuté : elle pensa que Lord de Winter avait avancé sondépart ; elle crut qu’elle était condamnée à partir le soir même.Tout dans son esprit fut donc perdu pendant un instant, quandtout à coup elle s’aperçut que l’ordre n’était revêtu d’aucunesignature.

La joie qu’elle ressentit de cette découverte fut si grande,qu’elle ne put la cacher.

« Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s’aperçut de ce qui se pas-sait en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites :

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tout n’est pas perdu, puisque cet acte n’est pas signé ; on me lemontre pour m’effrayer, voilà tout. Vous vous trompez : demaincet ordre sera envoyé à Lord Buckingham ; après-demain il re-

 viendra signé de sa main et revêtu de son sceau, et vingt-

quatre heures après, c’est moi qui vous en réponds, il recevrason commencement d’exécution. Adieu, madame, voilà tout ceque j’avais à vous dire.

– Et moi je vous répondrai, monsieur, que cet abus de pou- voir, que cet exil sous un nom supposé sont une infamie.

– Aimez-vous mieux être pendue sous votre vrai nom, Mila-dy ? Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur l’abusque l’on fait du mariage ; expliquez-vous franchement :quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère se trouve mê-

lé dans tout cela, je risquerai le scandale d’un procès publicpour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous. »

Milady ne répondit pas, mais devint pâle comme un cadavre.« Oh ! je vois que vous aimez mieux la pérégrination. À mer-

 veille, madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les voyages forment la jeunesse. Ma foi ! vous n’avez pas tort,après tout, et la vie est bonne. C’est pour cela que je ne mesoucie pas que vous me l’ôtiez. Reste donc à régler l’affaire descinq shillings ; je me montre un peu parcimonieux, n’est-ce

pas ? cela tient à ce que je ne me soucie pas que vous corrom-piez vos gardiens. D’ailleurs il vous restera toujours voscharmes pour les séduire. Usez-en si votre échec avec Feltonne vous a pas dégoûtée des tentatives de ce genre. »

« Felton n’a point parlé, se dit Milady à elle-même, rien n’estperdu alors. »

« Et maintenant, madame, à vous revoir. Demain je viendrai vous annoncer le départ de mon messager. »

Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.Milady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ;

quatre jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton.Une idée terrible lui vint alors, c’est que Lord de Winter

enverrait peut-être Felton lui-même pour faire signer l’ordre àBuckingham ; de cette façon Felton lui échappait, et pour quela prisonnière réussît il fallait la magie d’une séductioncontinue.

Cependant, comme nous l’avons dit, une chose la rassurait :Felton n’avait pas parlé.

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Elle ne voulut point paraître émue par les menaces de Lordde Winter, elle se mit à table et mangea.

Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit à genoux, etrépéta tout haut ses prières. Comme la veille, le soldat cessa

de marcher et s’arrêta pour l’écouter.Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux de la senti-nelle qui venaient du fond du corridor et qui s’arrêtaient de-

 vant sa porte.« C’est lui », dit-elle.Et elle commença le même chant religieux qui la veille avait

si violemment exalté Felton.Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eût vibré plus

harmonieuse et plus déchirante que jamais, la porte resta

close. Il parut bien à Milady, dans un des regards furtifs qu’ellelançait sur le petit guichet, apercevoir à travers le grillage ser-ré les yeux ardents du jeune homme mais, que ce fût une réali-té ou une vision, cette fois il eut sur lui-même la puissance dene pas entrer.

Seulement, quelques instants après qu’elle eût fini son chantreligieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis lesmêmes pas qu’elle avait entendus s’approcher s’éloignèrentlentement et comme à regret.

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Chapitre

55Quatrième journée de captivité

Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva de-bout, montée sur un fauteuil, tenant entre ses mains une cordetissée à l’aide de quelques mouchoirs de batiste déchirés en la-

nières tressées les unes avec les autres et attachées bout àbout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte, Milady sautalégèrement à bas de son fauteuil, et essaya de cacher derrièreelle cette corde improvisée, qu’elle tenait à la main.

Le jeune homme était plus pâle encore que d’habitude, et ses yeux rougis par l’insomnie indiquaient qu’il avait passé unenuit fiévreuse.

Cependant son front était armé d’une sérénité plus austèreque jamais.

Il s’avança lentement vers Milady, qui s’était assise, et pre-nant un bout de la tresse meurtrière que par mégarde ou àdessein peut-être elle avait laissée passer :

« Qu’est-ce que cela, madame ? demanda-t-il froidement.– Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression

douloureuse qu’elle savait si bien donner à son sourire, l’ennuiest l’ennemi mortel des prisonniers, je m’ennuyais et je me suisamusée à tresser cette corde. »

Felton porta les yeux vers le point du mur de l’appartement

devant lequel il avait trouvé Milady debout sur le fauteuil oùelle était assise maintenant, et au-dessus de sa tête il aperçutun crampon doré, scellé dans le mur, et qui servait à accrochersoit des hardes, soit des armes.

Il tressaillit, et la prisonnière vit ce tressaillement ; car, quoi-qu’elle eût les yeux baissés, rien ne lui échappait.

« Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.– Que vous importe ? répondit Milady.– Mais, reprit Felton, je désire le savoir.

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– Ne m’interrogez pas, dit la prisonnière, vous savez bienqu’à nous autres, véritables chrétiens, il nous est défendu dementir.

– Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez,

ou plutôt ce que vous alliez faire, vous alliez achever l’œuvrefatale que vous nourrissez dans votre esprit : songez-y, ma-dame, si notre Dieu défend le mensonge, il défend bien plus sé-

 vèrement encore le suicide.– Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée injuste-

ment, placée entre le suicide et le déshonneur, croyez-moi,monsieur, répondit Milady d’un ton de profonde conviction,Dieu lui pardonne le suicide : car, alors, le suicide c’est lemartyre.

– Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, madame, au nom duCiel, expliquez-vous.

– Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les trai-tiez de fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous al-liez les dénoncer à mon persécuteur : non, monsieur ;d’ailleurs, que vous importe la vie ou la mort d’une malheu-reuse condamnée ? vous ne répondez que de mon corps, n’est-ce pas ? et pourvu que vous représentiez un cadavre, qu’il soitreconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas davan-

tage, et peut-être, même, aurez-vous double récompense.– Moi, madame, moi ! s’écria Felton, supposer que j’accepte-

rais jamais le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites.

– Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady ens’exaltant, tout soldat doit être ambitieux, n’est-ce pas ? vousêtes lieutenant, eh bien, vous suivrez mon convoi avec le gradede capitaine.

– Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton ébranlé, pour que vous me chargiez d’une pareille responsabilité devant leshommes et devant Dieu ? Dans quelques jours vous allez êtreloin d’ici, madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et,ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous

 voudrez.– Ainsi, s’écria Milady comme si elle ne pouvait résister à une

sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l’on ap-pelle un juste, vous ne demandez qu’une chose : c’est de n’êtrepoint inculpé, inquiété pour ma mort !

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– Je dois veiller sur votre vie, madame, et j’y veillerai.– Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ?

cruelle déjà si j’étais coupable, quel nom lui donnerez-vous,quel nom le Seigneur lui donnera-t-il, si je suis innocente ?

– Je suis soldat, madame, et j’accomplis les ordres que j’aireçus.– Croyez-vous qu’au jour du jugement dernier Dieu séparera

les bourreaux aveugles des juges iniques ? vous ne voulez pasque je tue mon corps, et vous vous faites l’agent de celui qui

 veut tuer mon âme !– Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé, aucun danger

ne vous menace, et je réponds de Lord de Winter comme demoi-même.

– Insensé ! s’écria Milady, pauvre insensé, qui ose répondred’un autre homme quand les plus sages, quand les plus grandsselon Dieu hésitent à répondre d’eux-mêmes, et qui se rangedu parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plusfaible et la plus malheureuse !

– Impossible, madame, impossible, murmura Felton, qui sen-tait au fond du cœur la justesse de cet argument : prisonnière,

 vous ne recouvrerez pas par moi la liberté, vivante, vous neperdrez pas par moi la vie.

– Oui, s’écria Milady, mais je perdrai ce qui m’est bien pluscher que la vie, je perdrai l’honneur, Felton ; et c’est vous,

 vous que je ferai responsable devant Dieu et devant leshommes de ma honte et de mon infamie. »

Cette fois Felton, tout impassible qu’il était ou qu’il faisaitsemblant d’être, ne put résister à l’influence secrète qui s’étaitdéjà emparée de lui : voir cette femme si belle, blanche commela plus candide vision, la voir tour à tour éplorée et menaçante,subir à la fois l’ascendant de la douleur et de la beauté, c’étaittrop pour un visionnaire, c’était trop pour un cerveau miné parles rêves ardents de la foi extatique, c’était trop pour un cœurcorrodé à la fois par l’amour du Ciel qui brûle, par la haine deshommes qui dévore.

Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme despassions opposées qui brûlaient avec le sang dans les veinesdu jeune fanatique ; et, pareille à un général habile qui, voyantl’ennemi prêt à reculer, marche sur lui en poussant un cri de

 victoire, elle se leva, belle comme une prêtresse antique,

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inspirée comme une vierge chrétienne et, le bras étendu, le coldécouvert, les cheveux épars retenant d’une main sa robe pudi-quement ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de ce feuqui avait déjà porté le désordre dans les sens du jeune puritain,

elle marcha vers lui, s’écriant sur un air véhément, de sa voixsi douce, à laquelle, dans l’occasion, elle donnait un accentterrible :

Livre à Baal sa victime. Jette aux lions le martyr :Dieu te fera repentir !…

 Je crie à lui de l’abîme.Felton s’arrêta sous cette étrange apostrophe, et comme

pétrifié.

« Qui êtes-vous, qui êtes-vous ? s’écria-t-il en joignant lesmains ; êtes-vous une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministredes enfers, êtes-vous ange ou démon, vous appelez-vous Eloaou Astarté ?

– Ne m’as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis ni un ange, niun démon, je suis une fille de la terre, je suis une sœur de tacroyance, voilà tout.

– Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant jecrois.

– Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant deBélial qu’on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant tume laisses aux mains de mes ennemis, de l’ennemi de l’Angle-terre, de l’ennemi de Dieu ? Tu crois, et cependant tu me livresà celui qui remplit et souille le monde de ses hérésies et de sesdébauches, à cet infâme Sardanapale que les aveuglesnomment le duc de Buckingham et que les croyants appellentl’Antéchrist.

– Moi, vous livrer à Buckingham ! moi ! que dites-vous là ?– Ils ont des yeux, s’écria Milady, et ils ne verront pas ; ils

ont des oreilles, et ils n’entendront point.– Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front cou-

 vert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la voix qui me parle dans mes rêves ; oui, je recon-nais les traits de l’ange qui m’apparaît chaque nuit, criant àmon âme qui ne peut dormir : “Frappe, sauve l’Angleterre,sauve-toi, car tu mourras sans avoir désarmé Dieu !” Parlez,parlez ! s’écria Felton, je puis vous comprendre à présent. »

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Un éclair de joie terrible, mais rapide comme la pensée, jaillit des yeux de Milady.

Si fugitive qu’eût été cette lueur homicide, Felton la vit ettressaillit comme si cette lueur eût éclairé les abîmes du cœur

de cette femme.Felton se rappela tout à coup les avertissements de Lord deWinter, les séductions de Milady, ses premières tentatives lorsde son arrivée ; il recula d’un pas et baissa la tête, mais sanscesser de la regarder : comme si, fasciné par cette étrangecréature, ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux.

Milady n’était point femme à se méprendre au sens de cettehésitation. Sous ses émotions apparentes, son sang-froid glacéne l’abandonnait point. Avant que Felton lui eût répondu et

qu’elle fût forcée de reprendre cette conversation si difficile àsoutenir sur le même accent d’exaltation, elle laissa retomberses mains, et, comme si la faiblesse de la femme reprenait ledessus sur l’enthousiasme de l’inspirée :

« Mais, non, dit-elle, ce n’est pas à moi d’être la Judith quidélivrera Béthulie de cet Holopherne. Le glaive de l’éternel esttrop lourd pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le déshonneurpar la mort, laissez-moi me réfugier dans le martyre. Je ne vousdemande ni la liberté, comme ferait une coupable, ni la ven-

geance, comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir, voilàtout. Je vous supplie, je vous implore à genoux ; laissez-moimourir, et mon dernier soupir sera une bénédiction pour monsauveur. »

 À cette voix douce et suppliante, à ce regard timide et abat-tu, Felton se rapprocha. Peu à peu l’enchanteresse avait revêtucette parure magique qu’elle reprenait et quittait à volonté,c’est-à-dire la beauté, la douceur, les larmes et surtout l’irrésis-tible attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des

 voluptés.« Hélas ! dit Felton, je ne puis qu’une chose, vous plaindre si

 vous me prouvez que vous êtes une victime ! Mais Lord deWinter a de cruels griefs contre vous. Vous êtes chrétienne,

 vous êtes ma sœur en religion ; je me sens entraîné vers vous,moi qui n’ai aimé que mon bienfaiteur, moi qui n’ai trouvé dansla vie que des traîtres et des impies. Mais vous, madame, voussi belle en réalité, vous si pure en apparence, pour que Lord de

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Winter vous poursuive ainsi, vous avez donc commis desiniquités ?

– Ils ont des yeux, répéta Milady avec un accent d’indicibledouleur, et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n’en-

tendront point.– Mais, alors, s’écria le jeune officier, parlez, parlez donc !– Vous confier ma honte ! s’écria Milady avec le rouge de la

pudeur au visage, car souvent le crime de l’un est la honte del’autre ; vous confier ma honte, à vous homme, moi femme !Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur sesbeaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !

– À moi, à un frère ! » s’écria Felton.Milady le regarda longtemps avec une expression que le

 jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n’était quede l’observation et surtout la volonté de fasciner.

Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.« Eh bien, dit Milady, je me fie à mon frère, j’oserai ! »En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais,

cette fois le terrible beau-frère de Milady ne se contenta point,comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et des’éloigner, il s’arrêta, échangea deux mots avec la sentinelle,puis la porte s’ouvrit et il parut.

Pendant ces deux mots échangés, Felton s’était reculé vive-ment, et lorsque Lord de Winter entra, il était à quelques pasde la prisonnière.

Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur dela prisonnière au jeune officier :

« Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous êtes ici ; cettefemme vous a-t-elle raconté ses crimes ? alors je comprends ladurée de l’entretien. »

Felton tressaillit, et Milady sentit qu’elle était perdue si ellene venait au secours du puritain décontenancé.

« Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne vous échappe !dit-elle, eh bien, demandez à votre digne geôlier quelle grâce,à l’instant même, je sollicitais de lui.

– Vous demandiez une grâce ? dit le baron soupçonneux.– Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.– Et quelle grâce, voyons ? demanda Lord de Winter.– Un couteau qu’elle me rendra par le guichet, une minute

après l’avoir reçu, répondit Felton.

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– Il y a donc quelqu’un de caché ici que cette gracieuse per-sonne veuille égorger ? reprit Lord de Winter de sa voixrailleuse et méprisante.

– Il y a moi, répondit Milady.

– Je vous ai donné le choix entre l’Amérique et Tyburn, repritLord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est,croyez-moi, encore plus sûre que le couteau. »

Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant qu’au momentoù il était entré, Milady tenait une corde.

« Vous avez raison, dit celle-ci, et j’y avais déjà pensé ; puiselle ajouta d’une voix sourde : j’y penserai encore. »

Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de sesos ; probablement Lord de Winter aperçut ce mouvement.

« Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposé surtoi, prends garde ! Je t’ai prévenu ! D’ailleurs, aie bon courage,mon enfant, dans trois jours nous serons délivrés de cette créa-ture, et où je l’envoie, elle ne nuira plus à personne.

– Vous l’entendez ! » s’écria Milady avec éclat, de façon quele baron crût qu’elle s’adressait au Ciel et que Felton comprîtque c’était à lui.

Felton baissa la tête et rêva.Le baron prit l’officier par le bras en tournant la tête sur son

épaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu’à ce qu’il fûtsorti.

« Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la porte se fut re-fermée, je ne suis pas encore si avancée que je le croyais. Win-ter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ;ce que c’est que le désir de la vengeance, et comme ce désirforme l’homme ! Quant à Felton, il hésite. Ah ! ce n’est pas unhomme comme ce d’Artagnan maudit. Un puritain n’adore queles vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousque-taire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras. »

Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se dou-tait bien que la journée ne se passerait pas sans qu’elle revitFelton. Enfin, une heure après la scène que nous venons de ra-conter, elle entendit que l’on parlait bas à la porte, puis bientôtla porte s’ouvrit, et elle reconnut Felton.

Le jeune homme s’avança rapidement dans la chambre enlaissant la porte ouverte derrière lui et en faisant signe à Mila-dy de se taire ; il avait le visage bouleversé.

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« Que me voulez-vous ? dit-elle.– Écoutez, répondit Felton à voix basse, je viens d’éloigner la

sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu’on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu’on puisse entendre ce que je

 vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable.»Milady prit son sourire de victime résignée, et secoua la tête.« Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le baron, mon

bienfaiteur, mon père, est un monstre. Je vous connais depuisquatre jours, je l’aime depuis dix ans, lui ; je puis donc hésiterentre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que je vous dis,

 j’ai besoin d’être convaincu. Cette nuit, après minuit, je vien-drai vous voir, vous me convaincrez.

– Non, Felton, non, mon frère, dit-elle, le sacrifice est tropgrand, et je sens qu’il vous coûte. Non, je suis perdue, ne vousperdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus éloquente que ma

 vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux queles paroles de la prisonnière.

– Taisez-vous, madame, s’écria Felton, et ne me parlez pasainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l’honneur,pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacré,que vous n’attenterez pas à votre vie.

– Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus quemoi n’a le respect du serment, et, si je promettais, il me fau-drait tenir.

– Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu’au mo-ment où vous m’aurez revu. Si, lorsque vous m’aurez revu,

 vous persistez encore, eh bien, alors, vous serez libre, et moi-même je vous donnerai l’arme que vous m’avez demandée.

– Eh bien, dit Milady, pour vous j’attendrai.– Jurez-le.– Je le jure par notre Dieu. Êtes-vous content ?– Bien, dit Felton, à cette nuit ! »Et il s’élança hors de l’appartement, referma la porte, et at-

tendit en dehors, la demi-pique du soldat à la main, comme s’ileût monté la garde à sa place.

Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme. Alors, à travers le guichet dont elle s’était rapprochée, Mila-

dy vit le jeune homme se signer avec une ferveur délirante ets’en aller par le corridor avec un transport de joie.

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Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire de sauvage mé-pris sur les lèvres, et elle répéta en blasphémant ce nom ter-rible de Dieu, par lequel elle avait juré sans jamais avoir apprisà le connaître.

« Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensé ! mon Dieu ! c’estmoi, moi et celui qui m’aidera à me venger. »

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Chapitre

56Cinquième journée de captivité

Cependant Milady en était arrivée à un demi-triomphe, et lesuccès obtenu doublait ses forces.

Il n’était pas difficile de vaincre, ainsi qu’elle l’avait fait

 jusque-là, des hommes prompts à se laisser séduire, et quel’éducation galante de la cour entraînait vite dans le piège ; Mi-lady était assez belle pour ne pas trouver de résistance de lapart de la chair, et elle était assez adroite pour l’emporter surtous les obstacles de l’esprit.

Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une nature sauvage,concentrée, insensible à force d’austérité ; la religion et la pé-nitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux sé-ductions ordinaires. Il roulait dans cette tête exaltée des plans

tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu’il n’yrestait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de ma-tière, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la cor-ruption. Milady avait donc fait brèche, avec sa fausse vertu,dans l’opinion d’un homme prévenu horriblement contre elle,et par sa beauté, dans le cœur et les sens d’un homme chasteet pur. Enfin, elle s’était donné la mesure de ses moyens, in-connus d’elle-même jusqu’alors, par cette expérience faite surle sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent sou-

mettre à son étude.Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle avait désespé-

ré du sort et d’elle-même ; elle n’invoquait pas Dieu, nous lesavons, mais elle avait foi dans le génie du mal, cette immensesouveraineté qui règne dans tous les détails de la vie humaine,et à laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenadesuffit pour reconstruire un monde perdu.

Milady, bien préparée à recevoir Felton, put dresser ses bat-teries pour le lendemain. Elle savait qu’il ne lui restait plus que

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deux jours, qu’une fois l’ordre signé par Buckingham (et Bu-ckingham le signerait d’autant plus facilement, que cet ordreportait un faux nom, et qu’il ne pourrait reconnaître la femmedont il était question), une fois cet ordre signé, disons-nous, le

baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussique les femmes condamnées à la déportation usent d’armesbien moins puissantes dans leurs séductions que les préten-dues femmes vertueuses dont le soleil du monde éclaire labeauté, dont la voix de la mode vante l’esprit et qu’un refletd’aristocratie dore de ses lueurs enchantées. Être une femmecondamnée à une peine misérable et infamante n’est pas unempêchement à être belle, mais c’est un obstacle à jamais re-devenir puissante. Comme tous les gens d’un mérite réel, Mila-

dy connaissait le milieu qui convenait à sa nature, à sesmoyens. La pauvreté lui répugnait, l’abjection la diminuait desdeux tiers de sa grandeur. Milady n’était reine que parmi lesreines ; il fallait à sa domination le plaisir de l’orgueil satisfait.Commander aux êtres inférieurs était plutôt une humiliationqu’un plaisir pour elle.

Certes, elle fût revenue de son exil, elle n’en doutait pas unseul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ?Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Mila-

dy, les jours qu’on n’occupe point à monter sont des jours né-fastes ; qu’on trouve donc le mot dont on doive nommer les

 jours qu’on emploie à descendre ! Perdre un an, deux ans, troisans, c’est-à-dire une éternité ; revenir quand d’Artagnan, heu-reux et triomphant, aurait, lui et ses amis, reçu de la reine larécompense qui leur était bien acquise pour les services qu’ilslui avaient rendus, c’étaient là de ces idées dévorantes qu’unefemme comme Milady ne pouvait supporter. Au reste, l’oragequi grondait en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater lesmurs de sa prison, si son corps eût pu prendre un seul instantles proportions de son esprit.

Puis ce qui l’aiguillonnait encore au milieu de tout cela,c’était le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devaitdire de son silence le cardinal défiant, inquiet, soupçonneux, lecardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, sonseul protecteur dans le présent, mais encore le principal ins-trument de sa fortune et de sa vengeance à venir ? Elle leconnaissait, elle savait qu’à son retour, après un voyage

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inutile, elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beauexalter les souffrances subies, le cardinal répondrait avec cecalme railleur du sceptique puissant à la fois par la force et parle génie : « Il ne fallait pas vous laisser prendre ! »

 Alors Milady réunissait toute son énergie, murmurant aufond de sa pensée le nom de Felton, la seule lueur de jour quipénétrât jusqu’à elle au fond de l’enfer où elle était tombée ; etcomme un serpent qui roule et déroule ses anneaux pour serendre compte à lui-même de sa force, elle enveloppaitd’avance Felton dans les mille replis de son inventiveimagination.

Cependant le temps s’écoulait, les heures les unes après lesautres semblaient réveiller la cloche en passant, et chaque

coup du battant d’airain retentissait sur le cœur de la prison-nière. À neuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutumée,regarda la fenêtre et les barreaux, sonda le parquet et lesmurs, visita la cheminée et les portes, sans que, pendant cettelongue et minutieuse visite, ni lui ni Milady prononçassent uneseule parole.

Sans doute que tous deux comprenaient que la situation étaitdevenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et encolère sans effet.

« Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sau- verez pas encore cette nuit ! »

 À dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady re-connut son pas. Elle le devinait maintenant comme une maî-tresse devine celui de l’amant de son cœur, et cependant Mila-dy détestait et méprisait à la fois ce faible fanatique.

Ce n’était point l’heure convenue, Felton n’entra point.Deux heures après et comme minuit sonnait, la sentinelle fut

relevée.Cette fois c’était l’heure : aussi, à partir de ce moment,

Milady attendit-elle avec impatience.La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le

corridor. Au bout de dix minutes Felton vint.Milady prêta l’oreille.« Écoutez, dit le jeune homme à la sentinelle, sous aucun

prétexte ne t’éloigne de cette porte, car tu sais que la nuit der-nière un soldat a été puni par Milord pour avoir quitté son

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poste un instant, et cependant c’est moi qui, pendant sa courteabsence, avais veillé à sa place.

– Oui, je le sais, dit le soldat.– Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi,

ajouta-t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois lachambre de cette femme, qui a, j’en ai peur, de sinistres pro- jets sur elle-même et que j’ai reçu l’ordre de surveiller. »

« Bon, murmura Milady, voilà l’austère puritain qui ment ! »Quant au soldat, il se contenta de sourire.« Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n’êtes pas malheureux

d’être chargé de commissions pareilles, surtout si Milord vousa autorisé à regarder jusque dans son lit. »

Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eut répriman-

dé le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais saconscience murmurait trop haut pour que sa bouche osâtparler.

« Si j’appelle, dit-il, viens ; de même que si l’on vient,appelle-moi.

– Oui, mon lieutenant », dit le soldat.Felton entra chez Milady. Milady se leva.« Vous voilà ? dit-elle.– Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.

– Vous m’avez promis autre chose encore.– Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgré son

empire sur lui-même, sentait ses genoux trembler et la sueurpoindre sur son front.

– Vous avez promis de m’apporter un couteau, et de me lelaisser après notre entretien.

– Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n’y a pas desituation, si terrible qu’elle soit, qui autorise une créature deDieu à se donner la mort. J’ai réfléchi que jamais je ne devaisme rendre coupable d’un pareil péché.

– Ah ! vous avez réfléchi ! dit la prisonnière en s’asseyant surson fauteuil avec un sourire de dédain ; et moi aussi j’airéfléchi.

– À quoi ?– Que je n’avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas sa

parole.– O mon Dieu ! murmura Felton.– Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.

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– Voilà le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l’arme que,selon sa promesse, il avait apportée, mais qu’il hésitait à re-mettre à sa prisonnière.

– Voyons-le, dit Milady.

– Pour quoi faire ?– Sur l’honneur, je vous le rends à l’instant même ; vous leposerez sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi.

Felton tendit l’arme à Milady, qui en examina attentivementla trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.

« Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est en bel et bon acier ; vous êtes un fidèle ami, Felton. »

Felton reprit l’arme et la posa sur la table comme il venaitd’être convenu avec sa prisonnière.

Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.« Maintenant, dit-elle, écoutez-moi. »La recommandation était inutile : le jeune officier se tenait

debout devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.« Felton, dit Milady avec une solennité pleine de mélancolie,

Felton, si votre sœur, la fille de votre père, vous disait : « Jeuneencore, assez belle par malheur, on m’a fait tomber dans unpiège, j’ai résisté ; on a multiplié autour de moi les embûches,les violences, j’ai résisté ; on a blasphémé la religion que je

sers, le Dieu que j’adore, parce que j’appelais à mon secours ceDieu et cette religion, j’ai résisté ; alors on m’a prodigué lesoutrages, et comme on ne pouvait perdre mon âme, on a vouluà tout jamais flétrir mon corps ; enfin… »

Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.« Enfin, dit Felton, enfin qu’a-t-on fait ?– Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette résistance

qu’on ne pouvait vaincre : un soir, on mêla à mon eau un nar-cotique puissant ; à peine eus-je achevé mon repas, que je mesentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue. Quoique

 je fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et j’essayaide lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir à lafenêtre, appeler au secours, mais mes jambes refusèrent de meporter ; il me semblait que le plafond s’abaissait sur ma tête etm’écrasait de son poids ; je tendis les bras, j’essayai de parler,

 je ne pus que pousser des sons inarticulés ; un engourdisse-ment irrésistible s’emparait de moi, je me retins à un fauteuil,sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet appui fut

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insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur un genou, puissur les deux ; je voulus crier, ma langue était glacée ; Dieu neme vit ni ne m’entendit sans doute, et je glissai sur le parquet,en proie à un sommeil qui ressemblait à la mort.

« De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps quis’écoula pendant sa durée, je n’eus aucun souvenir ; la seulechose que je me rappelle, c’est que je me réveillai couchéedans une chambre ronde, dont l’ameublement était somptueux,et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture auplafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée :on eût dit une magnifique prison.

« Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où jeme trouvais et de tous les détails que je rapporte, mon esprit

semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes ténèbresde ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher ; j’avais desperceptions vagues d’un espace parcouru, du roulement d’une

 voiture, d’un rêve horrible dans lequel mes forces se seraientépuisées ; mais tout cela était si sombre et si indistinct dansma pensée, que ces événements semblaient appartenir à uneautre vie que la mienne et cependant mêlée à la mienne parune fantastique dualité.

« Quelque temps, l’état dans lequel je me trouvais me sembla

si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je me levai chan-celante, mes habits étaient près de moi, sur une chaise : je neme rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée. Alors peu àpeu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques terreurs : jen’étais plus dans la maison que j’habitais ; autant que j’en pou-

 vais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà aux deuxtiers écoulé ! c’était la veille au soir que je m’étais endormie ;mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre heures.Que s’était-il passé pendant ce long sommeil ?

« Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut possible. Tousmes mouvements lents et engourdis attestaient que l’influencedu narcotique n’était point encore entièrement dissipée. Aureste, cette chambre était meublée pour recevoir une femme ;et la coquette la plus achevée n’eût pas eu un souhait à former,qu’en promenant son regard autour de l’appartement elle n’eût

 vu son souhait accompli.

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« Certes, je n’étais pas la première captive qui s’était vue en-fermée dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez,Felton, plus la prison était belle, plus je m’épouvantais.

« Oui, c’était une prison, car j’essayai vainement d’en sortir.

 Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout lesmurs rendirent un son plein et mat.« Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre, cher-

chant une issue quelconque ; il n’y en avait pas : je tombaiécrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.

« Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuitmes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester où

 j’étais assise ; il me semblait que j’étais entourée de dangersinconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque pas. Quoique

 je n’eusse rien mangé depuis la veille, mes craintes m’empê-chaient de ressentir la faim.

« Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le temps,ne venait jusqu’à moi ; je présumai seulement qu’il pouvait êtresept ou huit heures du soir ; car nous étions au mois d’octobre,et il faisait nuit entière.

« Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur ses gonds mefit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l’ouverture

 vitrée du plafond, jetant une vive lumière dans ma chambre, et

 je m’aperçus avec terreur qu’un homme était debout àquelques pas de moi.

« Une table à deux couverts, supportant un souper tout pré-paré, s’était dressée comme par magie au milieu del’appartement.

« Cet homme était celui qui me poursuivait depuis un an, quiavait juré mon déshonneur, et qui, aux premiers mots qui sor-tirent de sa bouche, me fit comprendre qu’il l’avait accompli lanuit précédente.

– L’infâme ! murmura Felton.– Oh ! oui, l’infâme ! s’écria Milady, voyant l’intérêt que le

 jeune officier, dont l’âme semblait suspendue à ses lèvres, pre-nait à cet étrange récit ; oh ! oui, l’infâme ! il avait cru qu’il luisuffisait d’avoir triomphé de moi dans mon sommeil, pour quetout fût dit ; il venait, espérant que j’accepterais ma honte,puisque ma honte était consommée ; il venait m’offrir sa for-tune en échange de mon amour.

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« Tout ce que le cœur d’une femme peut contenir de superbemépris et de paroles dédaigneuses, je le versai sur cet homme ;sans doute, il était habitué à de pareils reproches ; car ilm’écouta calme, souriant, et les bras croisés sur la poitrine ;

puis, lorsqu’il crut que j’avais tout dit, il s’avança vers moi ; jebondis vers la table, je saisis un couteau, je l’appuyai sur mapoitrine.

« Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon déshonneur, vous aurez encore ma mort à vous reprocher. »

« Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, danstoute ma personne, cette vérité de geste, de pose et d’accent,qui porte la conviction dans les âmes les plus perverses, car ils’arrêta.

« Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous êtes une trop char-mante maîtresse pour que je consente à vous perdre ainsi,après avoir eu le bonheur de vous posséder une seule foisseulement. Adieu, ma toute belle ! j’attendrai, pour revenir

 vous faire ma visite, que vous soyez dans de meilleuresdispositions. »

« À ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flammequi éclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvaidans l’obscurité. Le même bruit d’une porte qui s’ouvre et se

referme se reproduisit un instant après, le globe flamboyantdescendit de nouveau, et je me retrouvai seule.

« Ce moment fut affreux ; si j’avais encore quelques doutessur mon malheur, ces doutes s’étaient évanouis dans unedésespérante réalité : j’étais au pouvoir d’un homme que nonseulement je détestais, mais que je méprisais ; d’un homme ca-pable de tout, et qui m’avait déjà donné une preuve fatale dece qu’il pouvait oser.

– Mais quel était donc cet homme ? demanda Felton.– Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre

bruit, car à minuit à peu près, la lampe s’était éteinte, et jem’étais retrouvée dans l’obscurité. Mais la nuit se passa sansnouvelle tentative de mon persécuteur ; le jour vint : la tableavait disparu ; seulement, j’avais encore le couteau à la main.

« Ce couteau c’était tout mon espoir.« J’étais écrasée de fatigue ; l’insomnie brûlait mes yeux ; je

n’avais pas osé dormir un seul instant : le jour me rassura,

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 j’allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libérateurque je cachai sous mon oreiller.

« Quand je me réveillai, une nouvelle table était servie.« Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de mes angoisses,

une faim dévorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huitheures que je n’avais pris aucune nourriture : je mangeai dupain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique mêléà l’eau que j’avais bue, je ne touchai point à celle qui était surla table, et j’allai remplir mon verre à une fontaine de marbrescellée dans le mur, au-dessus de ma toilette.

« Cependant, malgré cette précaution, je ne demeurai pasmoins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; maismes craintes, cette fois, n’étaient pas fondées : je passai la

 journée sans rien éprouver qui ressemblât à ce que jeredoutais.

« J’avais eu la précaution de vider à demi la carafe, pourqu’on ne s’aperçût point de ma défiance.

« Le soir vint, et avec lui l’obscurité ; cependant, si profondequ’elle fût, mes yeux commençaient à s’y habituer ; je vis, aumilieu des ténèbres, la table s’enfoncer dans le plancher ; unquart d’heure après, elle reparut portant mon souper ; un ins-tant après, grâce à la même lampe, ma chambre s’éclaira de

nouveau.« J’étais résolue à ne manger que des objets auxquels il était

impossible de mêler aucun somnifère : deux œufs et quelquesfruits composèrent mon repas ; puis, j’allai puiser un verred’eau à ma fontaine protectrice, et je le bus.

« Aux premières gorgées, il me sembla qu’elle n’avait plus lemême goût que le matin : un soupçon rapide me prit, je m’arrê-tai ; mais j’en avais déjà avalé un demi-verre.

« Je jetai le reste avec horreur, et j’attendis, la sueur del’épouvante au front.

« Sans doute quelque invisible témoin m’avait vue prendrede l’eau à cette fontaine, et avait profité de ma confiancemême pour mieux assurer ma perte si froidement résolue, sicruellement poursuivie.

« Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que les mêmessymptômes se produisirent ; seulement, comme cette fois jen’avais bu qu’un demi-verre d’eau, je luttai plus longtemps, et,au lieu de m’endormir tout à fait, je tombai dans un état de

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somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passaitautour de moi, tout en m’ôtant la force ou de me défendre oude fuir.

« Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la seule défense

qui me restât, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu’au chevet : je tombai à genoux, les mains cramponnées àl’une des colonnes du pied ; alors, je compris que j’étaisperdue. »

Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut partout son corps.

« Et ce qu’il y avait de plus affreux, continua Milady, la voixaltérée comme si elle eût encore éprouvé la même angoissequ’en ce moment terrible, c’est que, cette fois, j’avais la

conscience du danger qui me menaçait ; c’est que mon âme, jepuis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c’est que je

 voyais, c’est que j’entendais : il est vrai que tout cela étaitcomme dans un rêve ; mais ce n’en était que plus effrayant.

« Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissaitdans l’obscurité ; puis j’entendis le cri si bien connu de cetteporte, quoique cette porte ne se fût ouverte que deux fois.

« Je sentis instinctivement qu’on s’approchait de moi : on ditque le malheureux perdu dans les déserts de l’Amérique sent

ainsi l’approche du serpent.« Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une in-

croyable énergie de volonté je me relevai même, mais pour re-tomber aussitôt… et retomber dans les bras de monpersécuteur.

– Dites-moi donc quel était cet homme ? » s’écria le jeuneofficier.

Milady vit d’un seul regard tout ce qu’elle inspirait de souf-france à Felton, en pesant sur chaque détail de son récit ; maiselle ne voulait lui faire grâce d’aucune torture. Plus profondé-ment elle lui briserait le cœur, plus sûrement il la vengerait.Elle continua donc comme si elle n’eût point entendu son ex-clamation, ou comme si elle eût pensé que le moment n’étaitpas encore venu d’y répondre.

« Seulement, cette fois, ce n’était plus à une espèce de ca-davre inerte, sans aucun sentiment, que l’infâme avait affaire.

 Je vous l’ai dit : sans pouvoir parvenir à retrouver l’exercicecomplet de mes facultés, il me restait le sentiment de mon

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danger : je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j’op-posai, tout affaiblie que j’étais, une longue résistance, car jel’entendis s’écrier :

« “Ces misérables puritaines ! je savais bien qu’elles las-

saient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contreleurs séducteurs.” »« Hélas ! cette résistance désespérée ne pouvait durer long-

temps, je sentis mes forces qui s’épuisaient, et cette fois ce nefut pas de mon sommeil que le lâche profita, ce fut de monévanouissement. »

Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu’une es-pèce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait surson front de marbre, et sa main cachée sous son habit déchirait

sa poitrine.« Mon premier mouvement, en revenant à moi, fui de cher-

cher sous mon oreiller ce couteau que je n’avais pu atteindre ;s’il n’avait point servi à la défense, il pouvait au moins servir àl’expiation.

« Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée terrible me vint. J’ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous aipromis la vérité, je la dirai, dût-elle me perdre.

– L’idée vous vint de vous venger de cet homme, n’est-ce

pas ? s’écria Felton.– Eh bien, oui ! dit Milady : cette idée n’était pas d’une chré-

tienne, je le sais ; sans doute cet éternel ennemi de notre âme,ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait à monesprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton ? continua Milady du tond’une femme qui s’accuse d’un crime, cette idée me vint et neme quitta plus sans doute. C’est de cette pensée homicide que

 je porte aujourd’hui la punition.– Continuez, continuez, dit Felton, j’ai hâte de vous voir arri-

 ver à la vengeance.– Oh ! je résolus qu’elle aurait lieu le plus tôt possible, je ne

doutais pas qu’il ne revînt la nuit suivante. Dans le jour jen’avais rien à craindre.

« Aussi, quand vint l’heure du déjeuner, je n’hésitai pas àmanger et à boire : j’étais résolue à faire semblant de souper,mais à ne rien prendre : je devais donc par la nourriture dumatin combattre le jeûne du soir.

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« Seulement je cachai un verre d’eau soustraite à mon déjeu-ner, la soif ayant été ce qui m’avait le plus fait souffrir quand

 j’étais demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.« La journée s’écoula sans avoir d’autre influence sur moi

que de m’affermir dans la résolution prise : seulement j’eussoin que mon visage ne trahît en rien la pensée de mon cœur,car je ne doutais pas que je ne fusse observée ; plusieurs foismême je sentis un sourire sur mes lèvres. Felton, je n’ose pas

 vous dire à quelle idée je souriais, vous me prendriez enhorreur…

– Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j’écoute et que j’ai hâte d’arriver.

– Le soir vint, les événements ordinaires s’accomplirent ;

pendant l’obscurité, comme d’habitude, mon souper fut servi,puis la lampe s’alluma, et je me mis à table.

« Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant deme verser de l’eau de la carafe, mais je ne bus que celle que

 j’avais conservée dans mon verre, la substitution, au reste, futfaite assez adroitement pour que mes espions, si j’en avais, neconçussent aucun soupçon.

« Après le souper, je donnai les mêmes marques d’engourdis-sement que la veille ; mais cette fois, comme si je succombais à

la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je metraînai vers mon lit, et je fis semblant de m’endormir.

« Cette fois, j’avais retrouvé mon couteau sous l’oreiller, ettout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement lapoignée.

« Deux heures s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nou- veau : cette fois, ô mon Dieu ! qui m’eût dit cela la veille ? jecommençais à craindre qu’il ne vînt pas.

« Enfin, je vis la lampe s’élever doucement et disparaîtredans les profondeurs du plafond ; ma chambre s’emplit de té-nèbres, mais je fis un effort pour percer du regard l’obscurité.

« Dix minutes à peu près se passèrent. Je n’entendais d’autrebruit que celui du battement de mon cœur.

« J’implorais le Ciel pour qu’il vînt.« Enfin j’entendis le bruit si connu de la porte qui s’ouvrait et

se refermait ; j’entendis, malgré l’épaisseur du tapis, un pasqui faisait crier le parquet ; je vis, malgré l’obscurité, uneombre qui approchait de mon lit.

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– Hâtez-vous, hâtez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas quechacune de vos paroles me brûle comme du plomb fondu !

– Alors, continua Milady, alors je réunis toutes mes forces, jeme rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la jus-

tice avait sonné ; je me regardai comme une autre Judith ; jeme ramassai sur moi-même, mon couteau à la main, et quand je le vis près de moi, étendant les bras pour chercher sa vic-time, alors, avec le dernier cri de la douleur et du désespoir, jele frappai au milieu de la poitrine.

« Le misérable ! il avait tout prévu : sa poitrine était couverted’une cotte de mailles ; le couteau s’émoussa.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il en me saisissant le bras et en m’arra-chant l’arme qui m’avait si mal servie, vous en voulez à ma vie,

ma belle puritaine ! mais c’est plus que de la haine, cela, c’estde l’ingratitude ! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant !

 j’avais cru que vous étiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyransqui gardent les femmes de force : vous ne m’aimez pas, j’endoutais avec ma fatuité ordinaire ; maintenant j’en suisconvaincu. Demain, vous serez libre. »

« Je n’avais qu’un désir, c’était qu’il me tuât.« Prenez garde ! lui dis-je, car ma liberté c’est votre déshon-

neur. Oui, car, à peine sortie d’ici, je dirai tout, je dirai la vio-

lence dont vous avez usé envers moi, je dirai ma captivité. Jedénoncerai ce palais d’infamie ; vous êtes bien haut placé, Mi-lord, mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessusdu roi il y a Dieu. »

« Si maître qu’il parût de lui, mon persécuteur laissa échap-per un mouvement de colère. Je ne pouvais voir l’expression deson visage, mais j’avais senti frémir son bras sur lequel étaitposée ma main.

« – Alors, vous ne sortirez pas d’ici, dit-il.« – Bien, bien ! m’écriai-je, alors le lieu de mon supplice sera

aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous ver-rez si un fantôme qui accuse n’est pas plus terrible encorequ’un vivant qui menace !

« – On ne vous laissera aucune arme.« – Il y en a une que le désespoir a mise à la portée de toute

créature qui a le courage de s’en servir. Je me laisserai mourirde faim.

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« – Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas mieuxqu’une pareille guerre ? Je vous rends la liberté à l’instantmême, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lu-crèce de l’Angleterre.

« – Et moi je dis que vous en êtes le Sextus, moi je vous dé-nonce aux hommes comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu ; ets’il faut que, comme Lucrèce, je signe mon accusation de monsang, je la signerai.

« – Ah ! ah ! dit mon ennemi d’un ton railleur, alors c’estautre chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rienne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim ce se-ra de votre faute. »

« À ces mots, il se retira, j’entendis s’ouvrir et se refermer la

porte, et je restai abîmée, moins encore, je l’avoue, dans madouleur, que dans la honte de ne m’être pas vengée.

« Il me tint parole. Toute la journée, toute la nuit du lende-main s’écoulèrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je luitins parole, et je ne mangeai ni ne bus ; j’étais, comme je le luiavais dit, résolue à me laisser mourir de faim.

« Je passai le jour et la nuit en prière, car j’espérais que Dieume pardonnerait mon suicide.

« La seconde nuit la porte s’ouvrit ; j’étais couchée à terre

sur le parquet, les forces commençaient à m’abandonner.« Au bruit je me relevai sur une main.« Eh bien, me dit une voix qui vibrait d’une façon trop ter-

rible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas, eh bien !sommes-nous un peu adoucie et paierons nous notre libertéd’une seule promesse de silence ?

« Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique jen’aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu’aux puri-taines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit ser-ment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage.

« – Sur la croix ! m’écriai-je en me relevant, car à cette voixabhorrée j’avais retrouvé toutes mes forces ; sur la croix ! je

 jure que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fer-mera la bouche ; sur la croix ! je jure de vous dénoncer partoutcomme un meurtrier, comme un larron d’honneur, comme unlâche ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens à sortir d’ici,de demander vengeance contre vous au genre humain entier.

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« – Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n’avais pas encore entendu, j’ai un moyen suprême, que jen’emploierai qu’à la dernière extrémité, de vous fermer labouche ou du moins d’empêcher qu’on ne croie à un seul mot

de ce que vous direz. »« Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un éclatde rire.

« Il vit que c’était entre nous désormais une guerre éternelle,une guerre à mort.

« Écoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuitet la journée de demain ; réfléchissez : promettez de vous taire,la richesse, la considération, les honneurs mêmes vous entou-reront ; menacez de parler, et je vous condamne à l’infamie.

« – Vous ! m’écriai-je, vous !« – À l’infamie éternelle, ineffaçable !« – Vous ! » répétai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais

insensé !« Oui, moi ! reprit-il.« – Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas

qu’à vos yeux je me brise la tête contre la muraille !« – C’est bien, reprit-il, vous le voulez, à demain soir !« – À demain soir, répondis-je en me laissant tomber et en

mordant le tapis de rage… »Felton s’appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une

 joie de démon que la force lui manquerait peut-être avant la findu récit.

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Chapitre

57Un moyen de tragédie classique

 Après un moment de silence employé par Milady à observer le jeune homme qui l’écoutait, elle continua son récit :

« Il y avait près de trois jours que je n’avais ni bu ni mangé,

 je souffrais des tortures atroces : parfois il me passait commedes nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux :c’était le délire.

« Le soir vint ; j’étais si faible, qu’à chaque instant je m’éva-nouissais et à chaque fois que je m’évanouissais je remerciaisDieu, car je croyais que j’allais mourir.

« Au milieu de l’un de ces évanouissements, j’entendis laporte s’ouvrir ; la terreur me rappela à moi.

« Mon persécuteur entra suivi d’un homme masqué, il était

masqué lui-même ; mais je reconnus son pas, je reconnus cetair imposant que l’enfer a donné à sa personne pour le malheurde l’humanité.

« Eh bien, me dit-il, êtes-vous décidée à me faire le sermentque je vous ai demandé ?

« Vous l’avez dit, les puritains n’ont qu’une parole : lamienne, vous l’avez entendue, c’est de vous poursuivre sur laterre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !

« Ainsi, vous persistez ?

« Je le jure devant ce Dieu qui m’entend : je prendrai lemonde entier à témoin de votre crime, et cela jusqu’à ce que

 j’aie trouvé un vengeur.« Vous êtes une prostituée, dit-il d’une voix tonnante, et vous

subirez le supplice des prostituées ! Flétrie aux yeux du mondeque vous invoquerez, tâchez de prouver à ce monde que vousn’êtes ni coupable ni folle ! »

« Puis s’adressant à l’homme qui l’accompagnait :« Bourreau, dit-il, fais ton devoir. »

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– Oh ! son nom, son nom ! s’écria Felton ; son nom, dites-le-moi !

– Alors, malgré mes cris, malgré ma résistance, car je com-mençais à comprendre qu’il s’agissait pour moi de quelque

chose de pire que la mort, le bourreau me saisit, me renversasur le parquet, me meurtrit de ses étreintes, et suffoquée parles sanglots, presque sans connaissance invoquant Dieu, qui nem’écoutait pas, je poussai tout à coup un effroyable cri de dou-leur et de honte ; un fer brûlant, un fer rouge, le fer du bour-reau, s’était imprimé sur mon épaule. »

Felton poussa un rugissement.« Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majesté de

reine, – tenez, Felton, voyez comment on a inventé un nouveau

martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la bru-talité d’un scélérat. Apprenez à connaître le cœur des hommes,et désormais faites-vous moins facilement l’instrument de leursinjustes vengeances. »

Milady d’un geste rapide ouvrit sa robe, déchira la batistequi couvrait son sein, et, rouge d’une feinte colère et d’unehonte jouée, montra au jeune homme l’empreinte ineffaçablequi déshonorait cette épaule si belle.

« Mais, s’écria Felton, c’est une fleur de lis que je vois là !

– Et voilà justement où est l’infamie, répondit Milady. La flé-trissure d’Angleterre !… il fallait prouver quel tribunal mel’avait imposée, et j’aurais fait un appel public à tous les tribu-naux du royaume ; mais la flétrissure de France… oh ! par elle,

 j’étais bien réellement flétrie. »C’en était trop pour Felton.Pâle, immobile, écrasé par cette révélation effroyable, ébloui

par la beauté surhumaine de cette femme qui se dévoilait à luiavec une impudeur qu’il trouva sublime, il finit par tomber àgenoux devant elle comme faisaient les premiers chrétiens de-

 vant ces pures et saintes martyres que la persécution des em-pereurs livrait dans le cirque à la sanguinaire lubricité des po-pulaces. La flétrissure disparut, la beauté seule resta.

« Pardon, pardon ! s’écria Felton, oh ! pardon ! »Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.« Pardon de quoi ? demanda-t-elle.– Pardon de m’être joint à vos persécuteurs. »Milady lui tendit la main.

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« Si belle, si jeune ! » s’écria Felton en couvrant cette mainde baisers.

Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d’un es-clave font un roi.

Felton était puritain : il quitta la main de cette femme pourbaiser ses pieds.Il ne l’aimait déjà plus, il l’adorait.Quand cette crise fut passée, quand Milady parut avoir re-

couvré son sang-froid, qu’elle n’avait jamais perdu ; lorsqueFelton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté ces tré-sors d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les lui fairedésirer plus ardemment :

« Ah ! maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une chose à vous de-

mander, c’est le nom de votre véritable bourreau ; car pourmoi il n’y en a qu’un ; l’autre était l’instrument, voilà tout.

– Eh quoi, frère ! s’écria Milady, il faut encore que je te lenomme, et tu ne l’as pas deviné ?

– Quoi ! reprit Felton, lui !… encore lui !… toujours lui !…Quoi ! le vrai coupable…

– Le vrai coupable, dit Milady, c’est le ravageur de l’Angle-terre, le persécuteur des vrais croyants, le lâche ravisseur del’honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son

cœur corrompu va faire verser tant de sang à deux royaumes,qui protège les protestants aujourd’hui et qui les trahirademain…

– Buckingham ! c’est donc Buckingham ! » s’écria Feltonexaspéré.

Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n’eûtpu supporter la honte que lui rappelait ce nom.

« Buckingham, le bourreau de cette angélique créature !s’écria Felton. Et tu ne l’as pas foudroyé, mon Dieu ! et tu l’aslaissé noble, honoré, puissant pour notre perte à tous !

– Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même, dit Milady.– Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé

aux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justicecéleste !

– Les hommes le craignent et l’épargnent.– Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l’épargnerai

pas !… »

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Milady sentit son âme baignée d’une joie infernale.« Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon père,

demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela ?– Écoutez, Felton, reprit Milady, car à côté des hommes

lâches et méprisables, il est encore des natures grandes et gé-néreuses. J’avais un fiancé, un homme que j’aimais et qui m’ai-mait ; un cœur comme le vôtre, Felton, un homme comme

 vous. Je vins à lui et je lui racontai tout, il me connaissait,celui-là, et ne douta point un instant. C’était un grand sei-gneur, c’était un homme en tout point l’égal de Buckingham. Ilne dit rien, il ceignit seulement son épée, s’enveloppa de sonmanteau et se rendit à Buckingham Palace.

– Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils

hommes ce ne soit pas l’épée qu’il faille employer, mais lepoignard.

– Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme am-bassadeur en Espagne, où il allait demander la main de l’in-fante pour le roi Charles Ier, qui n’était alors que prince deGalles. Mon fiancé revint.

« Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment,par conséquent, il échappe à ma vengeance ; mais en attendantsoyons unis, comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-en

à Lord de Winter pour soutenir son honneur et celui de safemme. »

– Lord de Winter ! s’écria Felton.– Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez

tout comprendre, n’est-ce pas ? Buckingham resta plus d’un anabsent. Huit jours avant son arrivée, Lord de Winter mourutsubitement, me laissant sa seule héritière. D’où venait lecoup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n’accusepersonne…

– Oh ! quel abîme, quel abîme ! s’écria Felton.– Lord de Winter était mort sans rien dire à son frère. Le se-

cret terrible devait être caché à tous, jusqu’à ce qu’il éclatâtcomme la foudre sur la tête du coupable. Votre protecteuravait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une

 jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendred’un homme trompé dans ses espérances d’héritage aucun ap-pui. Je passai en France résolue à y demeurer pendant tout lereste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les

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communications fermées par la guerre, tout me manqua : forcefut alors d’y revenir ; il y a six jours j’abordais à Portsmouth.

– Eh bien ? dit Felton.– Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en

parla à Lord de Winter, déjà prévenu contre moi, et lui dit quesa belle-sœur était une prostituée, une femme flétrie. La voixpure et noble de mon mari n’était plus là pour me défendre.Lord de Winter crut tout ce qu’on lui dit, avec d’autant plus defacilité qu’il avait intérêt à le croire. Il me fit arrêter, meconduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste :après-demain il me bannit, il me déporte ; après-demain il merelègue parmi les infâmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez !le complot est habile et mon honneur n’y survivra pas. Vous

 voyez bien qu’il faut que je meure, Felton ; Felton, donnez-moice couteau ! »

Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées,Milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du

 jeune officier, qui, ivre d’amour, de colère et de voluptés incon-nues, la reçut avec transport, la serra contre son cœur, toutfrissonnant à l’haleine de cette bouche si belle, tout éperdu aucontact de ce sein si palpitant.

« Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorée et pure, tu vivras

pour triompher de tes ennemis. »Milady le repoussa lentement de la main en l’attirant du re-

gard ; mais Felton, à son tour, s’empara d’elle, l’implorantcomme une Divinité.

« Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses pau-pières, oh ! la mort plutôt que la honte ; Felton, mon frère, monami, je t’en conjure !

– Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengée !– Felton, je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! Felton,

abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !– Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! » s’écria-t-il en

appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois, Milady le

repoussa réellement.« Écoutez, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c’en est

fait, nous sommes perdus !– Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me prévient seule-

ment qu’une ronde arrive.

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– Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même. »Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa pensée, toute

son âme.Il se trouva en face d’un sergent commandant une patrouille

de surveillance.« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.– Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si j’entendais crier au se-

cours, dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser laclef ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous di-siez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée en dedans,alors j’ai appelé le sergent.

– Et me voilà », dit le sergent.Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.

Milady comprit que c’était à elle de s’emparer de la situation,elle courut à la table et prit le couteau qu’y avait déposé Felton:

« Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de mourir ? dit-elle.

– Grand Dieu ! » s’écria Felton en voyant le couteau luire àsa main.

En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans lecorridor.

Le baron, attiré par le bruit, en robe de chambre, son épéesous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.

« Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragédie ; vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j’avais indiquées ; mais soyez tranquille, le sang ne coulerapas. »

Milady comprit qu’elle était perdue si elle ne donnait pas àFelton une preuve immédiate et terrible de son courage.

« Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse cesang retomber sur ceux qui le font couler ! »

Felton jeta un cri et se précipita vers elle ; il était trop tard :Milady s’était frappée. Mais le couteau avait rencontré, heu-reusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui,à cette époque, défendait comme une cuirasse la poitrine desfemmes ; il avait glissé en déchirant la robe, et avait pénétréde biais entre la chair et les côtes.

La robe de Milady n’en fut pas moins tachée de sang en uneseconde.

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Milady était tombée à la renverse et semblait évanouie.Felton arracha le couteau.« Voyez, Milord, dit-il d’un air sombre, voici une femme qui

était sous ma garde et qui s’est tuée !

– Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n’est pasmorte, les démons ne meurent pas si facilement, soyez tran-quille et allez m’attendre chez moi.

– Mais, Milord…– Allez, je vous l’ordonne. »

 À cette injonction de son supérieur, Felton obéit ; mais, ensortant, il mit le couteau dans sa poitrine.

Quant à Lord de Winter, il se contenta d’appeler la femmequi servait Milady et, lorsqu’elle fut venue, lui recommandant

la prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule avec elle.Cependant, comme à tout prendre, malgré ses soupçons, la

blessure pouvait être grave, il envoya, à l’instant même, unhomme à cheval chercher un médecin.

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Chapitre

58Evasion

Comme l’avait pensé Lord de Winter, la blessure de Miladyn’était pas dangereuse ; aussi dès qu’elle se trouva seule avecla femme que le baron avait fait appeler et qui se hâtait de la

déshabiller, rouvrit-elle les yeux.Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; cen’étaient pas choses difficiles pour une comédienne comme Mi-lady ; aussi la pauvre femme fut-elle si complètement dupe desa prisonnière, que, malgré ses instances, elle s’obstina à la

 veiller toute la nuit.Mais la présence de cette femme n’empêchait pas Milady de

songer.Il n’y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton était

à elle : un ange apparût-il au jeune homme pour accuser Mila-dy, il le prendrait certainement, dans la disposition d’esprit oùil se trouvait, pour un envoyé du démon.

Milady souriait à cette pensée, car Felton, c’était désormaissa seule espérance, son seul moyen de salut.

Mais Lord de Winter pouvait l’avoir soupçonné, mais Feltonmaintenant pouvait être surveillé lui-même.

 Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva ; mais de-puis le temps où Milady s’était frappée, la blessure s’était déjà

refermée : le médecin ne put donc en mesurer ni la direction,ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la maladeque le cas n’était point grave.

Le matin, Milady, sous prétexte qu’elle n’avait pas dormi dela nuit et qu’elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui

 veillait près d’elle.Elle avait une espérance, c’est que Felton arriverait à l’heure

du déjeuner, mais Felton ne vint pas.

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Ses craintes s’étaient-elles réalisées ? Felton, soupçonné parle baron, allait-il lui manquer au moment décisif ? Elle n’avaitplus qu’un jour : Lord de Winter lui avait annoncé son embar-quement pour le 23 et l’on était arrivé au matin du 22.

Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu’àl’heure du dîner.Quoiqu’elle n’eût pas mangé le matin, le dîner fut apporté à

l’heure habituelle ; Milady s’aperçut alors avec effroi que l’uni-forme des soldats qui la gardaient était changé.

 Alors elle se hasarda à demander ce qu’était devenu Felton.On lui répondit que Felton était monté à cheval il y avait uneheure, et était parti.

Elle s’informa si le baron était toujours au château ; le soldat

répondit que oui, et qu’il avait ordre de le prévenir si la prison-nière désirait lui parler.

Milady répondit qu’elle était trop faible pour le moment, etque son seul désir était de demeurer seule.

Le soldat sortit, laissant le dîner servi.Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés, on

se défiait donc de Felton.C’était le dernier coup porté à la prisonnière.Restée seule, elle se leva ; ce lit où elle se tenait par pru-

dence et pour qu’on la crût gravement blessée, la brûlaitcomme un brasier ardent. Elle jeta un coup d’œil sur la porte :le baron avait fait clouer une planche sur le guichet ; il crai-gnait sans doute que, par cette ouverture, elle ne parvint en-core, par quelque moyen diabolique, à séduire les gardes.

Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer à ses trans-ports sans être observée : elle parcourait la chambre avecl’exaltation d’une folle furieuse ou d’une tigresse enferméedans une cage de fer. Certes, si le couteau lui fût resté, elle eûtsongé, non plus à se tuer elle-même, mais, cette fois, à tuer lebaron.

 À six heures, Lord de Winter entra ; il était armé jusqu’auxdents. Cet homme, dans lequel, jusque-là, Milady n’avait vuqu’un gentleman assez niais, était devenu un admirable geôlier: il semblait tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.

Un seul regard jeté sur Milady lui apprit ce qui se passaitdans son âme.

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« Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore au- jourd’hui ; vous n’avez plus d’armes, et d’ailleurs je suis surmes gardes. Vous aviez commencé à pervertir mon pauvre Fel-ton : il subissait déjà votre infernale influence, mais je veux le

sauver, il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez voshardes, demain vous partirez. J’avais fixé l’embarquement au24, mais j’ai pensé que plus la chose serait rapprochée, pluselle serait sûre. Demain à midi j’aurai l’ordre de votre exil, si-gné Buckingham. Si vous dites un seul mot à qui que ce soitavant d’être sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cer-

 velle, et il en a l’ordre ; si, sur le navire, vous dites un mot àqui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le capi-taine vous fait jeter à la mer, c’est convenu. Au revoir, voilà ce

que pour aujourd’hui j’avais à vous dire. Demain je vous rever-rai pour vous faire mes adieux ! »

Et sur ces paroles le baron sortit.Milady avait écouté toute cette menaçante tirade le sourire

du dédain sur les lèvres, mais la rage dans le cœur.On servit le souper ; Milady sentit qu’elle avait besoin de

forces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendantcette nuit qui s’approchait menaçante, car de gros nuages rou-laient au ciel, et des éclairs lointains annonçaient un orage.

L’orage éclata vers les dix heures du soir : Milady sentait uneconsolation à voir la nature partager le désordre de son cœur ;la foudre grondait dans l’air comme la colère dans sa pensée, illui semblait que la rafale, en passant, échevelait son frontcomme les arbres dont elle courbait les branches et enlevaitles feuilles ; elle hurlait comme l’ouragan, et sa voix se perdaitdans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait gémiret se désespérer.

Tout à coup elle entendit frapper à une vitre, et, à la lueurd’un éclair, elle vit le visage d’un homme apparaître derrièreles barreaux.

Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit.« Felton ! s’écria-t-elle, je suis sauvée !– Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps

de scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu’ils ne vous voient par le guichet.

– Oh ! c’est une preuve que le Seigneur est pour nous, Fel-ton, reprit Milady, ils ont fermé le guichet avec une planche.

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– C’est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit Felton.– Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.– Rien, rien ; refermez la fenêtre seulement. Couchez-vous,

ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillée ; quand

 j’aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous mesuivre ?– Oh ! oui.– Votre blessure ?– Me fait souffrir, mais ne m’empêche pas de marcher.– Tenez-vous donc prête au premier signal. »Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe, et alla, comme

le lui avait recommandé Felton, se blottir dans son lit. Au mi-lieu des plaintes de l’orage, elle entendait le grincement de la

lime contre les barreaux, et, à la lueur de chaque éclair, elleapercevait l’ombre de Felton derrière les vitres.

Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur lefront, et le cœur serré par une épouvantable angoisse à chaquemouvement qu’elle entendait dans le corridor.

Il y a des heures qui durent une année. Au bout d’une heure, Felton frappa de nouveau.Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de

moins formaient une ouverture à passer un homme.

« Êtes-vous prête ? demanda Felton.– Oui. Faut-il que j’emporte quelque chose ?– De l’or, si vous en avez.– Oui, heureusement on m’a laissé ce que j’en avais.– Tant mieux, car j’ai usé tout le mien pour fréter une

barque.– Prenez », dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac

plein d’or.Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.« Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?– Me voici. »Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son

corps par la fenêtre : elle vit le jeune officier suspendu au-des-sus de l’abîme par une échelle de corde.

Pour la première fois, un mouvement de terreur lui rappelaqu’elle était femme.

Le vide l’épouvantait.« Je m’en étais douté, dit Felton.

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– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Milady, je descendrai les yeux fermés.

– Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.– Vous le demandez ?

– Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c’est bien. »Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le mouchoir, avec une corde.

« Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.– Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.– Mais je vous ferai perdre l’équilibre, et nous nous briserons

tous les deux.– Soyez tranquille, je suis marin. »Il n’y avait pas une seconde à perdre ; Milady passa ses deux

bras autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de lafenêtre.

Felton se mit à descendre les échelons lentement et un à un.Malgré la pesanteur des deux corps, le souffle de l’ouragan lesbalançait dans l’air.

Tout à coup Felton s’arrêta.« Qu’y a-t-il ? demanda Milady.– Silence, dit Felton, j’entends des pas.– Nous sommes découverts ! »

Il se fit un silence de quelques instants.« Non, dit Felton, ce n’est rien.– Mais enfin quel est ce bruit ?– Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.– Où est le chemin de ronde ?– Juste au-dessous de nous.– Elle va nous découvrir.– Non, s’il ne fait pas d’éclairs.– Elle heurtera le bas de l’échelle.– Heureusement elle est trop courte de six pieds.– Les voilà, mon Dieu !– Silence ! »Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle, à

 vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant.

Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui s’éloi-

gnait, et le murmure des voix qui allait s’affaiblissant.

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« Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés. »Milady poussa un soupir et s’évanouit.Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l’échelle, et

lorsqu’il ne sentit plus d’appui pour ses pieds, il se cramponna

avec ses mains ; enfin, arrivé au dernier échelon il se laissapendre à la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa,ramassa le sac d’or et le prit entre ses dents.

Puis il souleva Milady dans ses bras, et s’éloigna vivement ducôté opposé à celui qu’avait pris la patrouille. Bientôt il quittale chemin de ronde, descendit à travers les rochers, et, arrivéau bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.

Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes après, il vit ap-paraître une barque montée par quatre hommes.

La barque s’approcha aussi près qu’elle put du rivage, mais iln’y avait pas assez de fond pour qu’elle pût toucher le bord ;Felton se mit à l’eau jusqu’à la ceinture, ne voulant confier àpersonne son précieux fardeau.

Heureusement la tempête commençait à se calmer, et cepen-dant la mer était encore violente ; la petite barque bondissaitsur les vagues comme une coquille de noix.

« Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. »Les quatre hommes se mirent à la rame ; mais la mer était

trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus.Toutefois on s’éloignait du château ; c’était le principal. La

nuit était profondément ténébreuse, et il était déjà presque im-possible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte rai-son n’eût-on pas pu distinguer la barque du rivage.

Un point noir se balançait sur la mer.C’était le sloop.Pendant que la barque s’avançait de son côté de toute la

force de ses quatre rameurs, Felton déliait la corde, puis lemouchoir qui liait les mains de Milady.

Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit de l’eau de lamer et la lui jeta au visage.

Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.« Où suis-je ? dit-elle.– Sauvée, répondit le jeune officier.– Oh ! sauvée ! sauvée ! s’écria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici

la mer ! Cet air que je respire, c’est celui de la liberté. Ah !…merci, Felton, merci ! »

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Le jeune homme la pressa contre son cœur.« Mais qu’ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me

semble qu’on m’a brisé les poignets dans un étau. »En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets

meurtris.« Hélas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en se-couant doucement la tête.

– Oh ! ce n’est rien, ce n’est rien ! s’écria Milady : mainte-nant je me rappelle ! »

Milady chercha des yeux autour d’elle.« Il est là », dit Felton en poussant du pied le sac d’or.On s’approchait du sloop. Le marin de quart héla la barque,

la barque répondit.

« Quel est ce bâtiment ? demanda Milady.– Celui que j’ai frété pour vous.– Où va-t-il me conduire ?– Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez à

Portsmouth.– Qu’allez-vous faire à Portsmouth ? demanda Milady.– Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un

sombre sourire.– Quels ordres ? demanda Milady.

– Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton.– Non ; expliquez-vous, je vous en prie.– Comme il se défiait de moi, il a voulu vous garder lui-même,

et m’a envoyé à sa place faire signer à Buckingham l’ordre de votre déportation.

– Mais s’il se défiait de vous, comment vous a-t-il confié cetordre ?

– Étais-je censé savoir ce que je portais ?– C’est juste. Et vous allez à Portsmouth ?– Je n’ai pas de temps à perdre : c’est demain le 23, et Bu-

ckingham part demain avec la flotte.– Il part demain, pour où part-il ?– Pour La Rochelle.– Il ne faut pas qu’il parte ! s’écria Milady, oubliant sa pré-

sence d’esprit accoutumée.– Soyez tranquille, répondit Felton, il ne partira pas. »

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Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profonddu cœur du jeune homme : la mort de Buckingham y étaitécrite en toutes lettres.

« Felton…, dit-elle, vous êtes grand comme Judas Maccha-

bée ! Si vous mourez, je meurs avec vous : voilà tout ce que jepuis vous dire.– Silence ! dit Felton, nous sommes arrivés. »En effet, on touchait au sloop.Felton monta le premier à l’échelle et donna la main à Mila-

dy, tandis que les matelots la soutenaient, car la mer était en-core fort agitée.

Un instant après ils étaient sur le pont.« Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai par-

lé, et qu’il faut conduire saine et sauve en France.– Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.– Je vous en ai donné cinq cents.– C’est juste, dit le capitaine.– Et voilà les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la

main au sac d’or.– Non, dit le capitaine, je n’ai qu’une parole, et je l’ai donnée

à ce jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sontdues qu’en arrivant à Boulogne.

– Et nous y arriverons ?– Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m’appelle

 Jack Buttler.– Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n’est pas

cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.– Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et

puisse Dieu m’envoyer souvent des pratiques comme VotreSeigneurie !

– En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baiede Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu’il estconvenu que vous nous conduirez là. »

Le capitaine répondit en commandant la manœuvre néces-saire, et vers les sept heures du matin le petit bâtiment jetaitl’ancre dans la baie désignée.

Pendant cette traversée, Felton avait tout raconté à Milady :comment, au lieu d’aller à Londres, il avait frété le petit bâti-ment, comment il était revenu, comment il avait escaladé lamuraille en plaçant dans les interstices des pierres, à mesure

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qu’il montait, des crampons, pour assurer ses pieds, et com-ment enfin, arrivé aux barreaux, il avait attaché l’échelle, Mila-dy savait le reste.

De son côté, Milady essaya d’encourager Felton dans son

projet, mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, elle vit bien que le jeune fanatique avait plutôt besoin d’être modé-ré que d’être affermi.

Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu’à dixheures ; si à dix heures il n’était pas de retour, elle partirait.

 Alors, en supposant qu’il fût libre, il la rejoindrait en France,au couvent des Carmélites de Béthune.

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Chapitre

59Ce qui se passait à Portsmouth le 23 Août1628

Felton prit congé de Milady comme un frère qui va faire unesimple promenade prend congé de sa sœur en lui baisant la

main.Toute sa personne paraissait dans son état de calme ordi-

naire : seulement une lueur inaccoutumée brillait dans ses yeux, pareille à un reflet de fièvre ; son front était plus pâle en-core que de coutume ; ses dents étaient serrées, et sa paroleavait un accent bref et saccadé qui indiquait que quelquechose de sombre s’agitait en lui.

Tant qu’il resta sur la barque qui le conduisait à terre, il de-meura le visage tourné du côté de Milady, qui, debout sur lepont, le suivait des yeux. Tous deux étaient assez rassurés surla crainte d’être poursuivis : on n’entrait jamais dans lachambre de Milady avant neuf heures ; et il fallait trois heurespour venir du château à Londres.

Felton mit pied à terre, gravit la petite crête qui conduisaitau haut de la falaise, salua Milady une dernière fois, et prit sacourse vers la ville.

 Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, ilne pouvait plus voir que le mât du sloop.

Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait en face de lui, à un demi-mille à peu près, se dessinerdans la brume du matin les tours et les maisons.

 Au-delà de Portsmouth, la mer était couverte de vaisseauxdont on voyait les mâts, pareils à une forêt de peupliers dé-pouillés par l’hiver, se balancer sous le souffle du vent.

Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix annéesde méditations ascétiques et un long séjour au milieu des

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puritains lui avaient fourni d’accusations vraies ou faussescontre le favori de Jacques VI et de Charles Ier.

Lorsqu’il comparait les crimes publics de ce ministre, crimeséclatants, crimes européens, si on pouvait le dire, avec les

crimes privés et inconnus dont l’avait chargé Milady, Feltontrouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermaitBuckingham était celui dont le public ne connaissait pas la vie.C’est que son amour si étrange, si nouveau, si ardent, lui fai-sait voir les accusations infâmes et imaginaires de Lady deWinter, comme on voit au travers d’un verre grossissant, àl’état de monstres effroyables, des atomes imperceptibles enréalité auprès d’une fourmi.

La rapidité de sa course allumait encore son sang : l’idée

qu’il laissait derrière lui, exposée à une vengeance effroyable,la femme qu’il aimait ou plutôt qu’il adorait comme une sainte,I’émotion passée, sa fatigue présente, tout exaltait encore sonâme au-dessus des sentiments humains.

Il entra à Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute lapopulation était sur pied ; le tambour battait dans les rues etsur le port ; les troupes d’embarquement descendaient vers lamer.

Felton arriva au palais de l’Amirauté, couvert de poussière et

ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement si pâle, étaitpourpre de chaleur et de colère. La sentinelle voulut le repous-ser ; mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa pochela lettre dont il était porteur :

« Message pressé de la part de Lord de Winter », dit-il. Au nom de Lord de Winter, qu’on savait l’un des plus intimes

de Sa Grâce, le chef de poste donna l’ordre de laisser passerFelton, qui, du reste, portait lui-même l’uniforme d’officier demarine.

Felton s’élança dans le palais. Au moment où il entrait dans le vestibule un homme entrait

aussi, poudreux, hors d’haleine, laissant à la porte un cheval deposte qui en arrivant tomba sur les deux genoux.

Felton et lui s’adressèrent en même temps à Patrick, le valetde chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron deWinter, l’inconnu ne voulut nommer personne, et prétendit quec’était au duc seul qu’il pouvait se faire connaître. Tous deuxinsistaient pour passer l’un avant l’autre.

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Patrick, qui savait que Lord de Winter était en affaires deservice et en relations d’amitié avec le duc, donna la préfé-rence à celui qui venait en son nom. L’autre fut forcé d’at-tendre, et il fut facile de voir combien il maudissait ce retard.

Le valet de chambre fit traverser à Felton une grande salledans laquelle attendaient les députés de La Rochelle conduitspar le prince de Soubise, et l’introduisit dans un cabinet où Bu-ckingham, sortant du bain, achevait sa toilette, à laquelle, cettefois comme toujours, il accordait une attention extraordinaire.

« Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord deWinter.

– De la part de Lord de Winter ! répéta Buckingham, faitesentrer. »

Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapéune riche robe de chambre brochée d’or, pour endosser unpourpoint de velours bleu tout brodé de perles.

« Pourquoi le baron n’est-il pas venu lui-même ? demandaBuckingham, je l’attendais ce matin.

– Il m’a chargé de dire à Votre Grâce, répondit Felton, qu’ilregrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu’il en étaitempêché par la garde qu’il est obligé de faire au château.

– Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonnière.

– C’est justement de cette prisonnière que je voulais parler à Votre Grâce, reprit Felton.

– Eh bien, parlez.– Ce que j’ai à vous dire ne peut être entendu que de vous,

Milord.– Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous à

portée de la sonnette ; je vous appellerai tout à l’heure. »Patrick sortit.« Nous sommes seuls, monsieur, dit Buckingham, parlez.– Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a écrit l’autre

 jour pour vous prier de signer un ordre d’embarquement relatif à une jeune femme nommée Charlotte Backson.

– Oui, monsieur, et je lui ai répondu de m’apporter ou dem’envoyer cet ordre et que je le signerais.

– Le voici, Milord.– Donnez », dit le duc.Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un

coup d’œil rapide. Alors, s’apercevant que c’était bien celui qui

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lui était annoncé, il le posa sur la table, prit une plume et s’ap-prêta à signer.

« Pardon, Milord, dit Felton arrêtant le duc, mais VotreGrâce sait-elle que le nom de Charlotte Backson n’est pas le

 véritable nom de cette jeune femme ?– Oui, monsieur, je le sais, répondit le duc en trempant laplume dans l’encrier.

– Alors, Votre Grâce connaît son véritable nom ? demandaFelton d’une voix brève.

– Je le connais. »Le duc approcha la plume du papier.« Et, connaissant ce véritable nom, reprit Felton, Monsei-

gneur signera tout de même ?

– Sans doute, dit Buckingham, et plutôt deux fois qu’une.– Je ne puis croire, continua Felton d’une voix qui devenait

de plus en plus brève et saccadée, que Sa Grâce sache qu’ils’agit de Lady de Winter…

– Je le sais parfaitement, quoique je sois étonné que vous lesachiez, vous !

– Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords ? »Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.« Ah çà, monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me

faites là d’étranges questions, et que je suis bien simple d’yrépondre ?

– Répondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plusgrave que vous ne le croyez peut-être. »

Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part deLord de Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.

« Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi queMilady de Winter est une grande coupable, et que c’estpresque lui faire grâce que de borner sa peine à l’extradition. »

Le duc posa sa plume sur le papier.« Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Felton en fai-

sant un pas vers le duc.– Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi ?– Parce que vous descendrez en vous-même, et que vous ren-

drez justice à Milady.– On lui rendra justice en l’envoyant à Tyburn, dit Buckin-

gham ; Milady est une infâme.

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– Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous demande sa liberté.

– Ah çà, dit Buckingham, êtes-vous fou de me parler ainsi ?– Milord, excusez-moi ! je parle comme je puis ; je me

contiens. Cependant, Milord, songez à ce que vous allez faire,et craignez d’outrepasser la mesure !– Plaît-il ?… Dieu me pardonne ! s’écria Buckingham, mais je

crois qu’il me menace !– Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte

d’eau suffit pour faire déborder le vase plein, une faute légèrepeut attirer le châtiment sur la tête épargnée malgré tant decrimes.

– Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d’ici et

 vous rendre aux arrêts sur-le-champ.– Vous allez m’écouter jusqu’au bout, Milord. Vous avez sé-

duit cette jeune fille, vous l’avez outragée, souillée ; réparez vos crimes envers elle, laissez-la partir librement, et je n’exige-rai pas autre chose de vous.

– Vous n’exigerez pas ? dit Buckingham regardant Feltonavec étonnement et appuyant sur chacune des syllabes destrois mots qu’il venait de prononcer.

– Milord, continua Felton s’exaltant à mesure qu’il parlait,

Milord, prenez garde, toute l’Angleterre est lasse de vos iniqui-tés ; Milord, vous avez abusé de la puissance royale que vousavez presque usurpée ; Milord, vous êtes en horreur auxhommes et à Dieu ; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je

 vous punirai aujourd’hui.– Ah ! ceci est trop fort ! » cria Buckingham en faisant un pas

 vers la porte.Felton lui barra le passage.« Je vous le demande humblement, dit-il, signez l’ordre de

mise en liberté de Lady de Winter ; songez que c’est la femmeque vous avez déshonorée.

– Retirez-vous, monsieur, dit Buckingham, ou j’appelle et vous fais mettre aux fers.

– Vous n’appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le ducet la sonnette placée sur un guéridon incrusté d’argent ; pre-nez garde, Milord, vous voilà entre les mains de Dieu.

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– Dans les mains du diable, vous voulez dire, s’écria Buckin-gham en élevant la voix pour attirer du monde, sans cependantappeler directement.

– Signez, Milord, signez la liberté de Lady de Winter, dit Fel-

ton en poussant un papier vers le duc.– De force ! vous moquez-vous ? holà, Patrick !– Signez, Milord !– Jamais !– Jamais !– À moi », cria le duc, et en même temps il sauta sur son

épée.Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait

tout ouvert et caché dans son pourpoint le couteau dont s’était

frappée Milady ; d’un bond il fut sur le duc.En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :« Milord, une lettre de France !– De France ! » s’écria Buckingham, oubliant tout en pensant

de qui lui venait cette lettre.Felton profita du moment et lui enfonça dans le flanc le cou-

teau jusqu’au manche.« Ah ! traître ! cria Buckingham, tu m’as tué…– Au meurtre ! » hurla Patrick.

Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant laporte libre, s’élança dans la chambre voisine, qui était celle oùattendaient, comme nous l’avons dit, les députés de La Ro-chelle, la traversa tout en courant et se précipita versl’escalier ; mais, sur la première marche, il rencontra Lord deWinter, qui, le voyant pâle, égaré, livide, taché de sang à lamain et à la figure, lui sauta au cou en s’écriant :

« Je le savais, je l’avais deviné et j’arrive trop tard d’une mi-nute ! oh ! malheureux que je suis ! »

Felton ne fit aucune résistance ; Lord de Winter le remit auxmains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nou-

 veaux ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et ils’élança dans le cabinet de Buckingham.

 Au cri poussé par le duc, à l’appel de Patrick, l’homme queFelton avait rencontré dans l’antichambre se précipita dans lecabinet.

Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa blessure danssa main crispée.

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« La Porte, dit le duc d’une voix mourante, La Porte, viens-tude sa part ?

– Oui, Monseigneur, répondit le fidèle serviteur d’Anne d’Au-triche, mais trop tard peut-être.

– Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, nelaissez entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu’elle me faitdire ! mon Dieu, je me meurs ! »

Et le duc s’évanouit.Cependant, Lord de Winter, les députés, les chefs de l’expé-

dition, les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait ir-ruption dans sa chambre ; partout des cris de désespoir reten-tissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et degémissements en déborda bientôt partout et se répandit par la

 ville.Un coup de canon annonça qu’il venait de se passer quelque

chose de nouveau et d’inattendu.Lord de Winter s’arrachait les cheveux.« Trop tard d’une minute ! s’écriait-il, trop tard d’une mi-

nute ! oh ! mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! »En effet, on était venu lui dire à sept heures du matin qu’une

échelle de corde flottait à une des fenêtres du château ; il avaitcouru aussitôt à la chambre de Milady, avait trouvé la chambre

 vide et la fenêtre ouverte, les barreaux sciés, il s’était rappeléla recommandation verbale que lui avait fait transmettre d’Ar-tagnan par son messager, il avait tremblé pour le duc, et, cou-rant à l’écurie, sans prendre le temps de faire seller son che-

 val, avait sauté sur le premier venu, était accouru ventre àterre, et sautant à bas dans la cour, avait monté précipitam-ment l’escalier, et, sur le premier degré, avait, comme nousl’avons dit, rencontré Felton.

Cependant le duc n’était pas mort : il revint à lui, rouvrit les yeux, et l’espoir rentra dans tous les cœurs.

« Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.« Ah ! c’est vous, de Winter ! vous m’avez envoyé ce matin

un singulier fou, voyez l’état dans lequel il m’a mis !– Oh ! Milord ! s’écria le baron, je ne m’en consolerai jamais.– Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en

lui tendant la main, je ne connais pas d’homme qui mérited’être regretté pendant toute la vie d’un autre homme ; maislaisse-nous, je t’en prie. »

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Le baron sortit en sanglotant.Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé, La Porte et

Patrick.On cherchait un médecin, qu’on ne pouvait trouver.

« Vous vivrez, Milord, vous vivrez, répétait, à genoux devantle sofa du duc, le messager d’Anne d’Autriche.– Que m’écrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruis-

selant de sang et domptant, pour parler de celle qu’il aimait,d’atroces douleurs, que m’écrivait-elle ? Lis-moi sa lettre.

– Oh ! Milord ! fit La Porte.– Obéis, La Porte ; ne vois-tu pas que je n’ai pas de temps à

perdre ? »La Porte rompit le cachet et plaça le parchemin sous les yeux

du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distinguerl’écriture.

« Lis donc, dit-il, lis donc, je n’y vois plus ; lis donc ! carbientôt peut-être je n’entendrai plus, et je mourrai sans savoirce qu’elle m’a écrit. »

La Porte ne fit plus de difficulté, et lut :« Milord,« Par ce que j’ai, depuis que je vous connais, souffert par

 vous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon

repos, d’interrompre les grands armements que vous faitescontre la France et de cesser une guerre dont on dit tout hautque la religion est la cause visible, et tout bas que votre amourpour moi est la cause cachée. Cette guerre peut non seulementamener pour la France et pour l’Angleterre de grandes catas-trophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont jene me consolerais pas.

« Veillez sur votre vie, que l’on menace et qui me sera chèredu moment où je ne serai pas obligée de voir en vous unennemi.

« Votre affectionnée,« Anne. »Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter

cette lecture ; puis, lorsqu’elle fut finie, comme s’il eût trouvédans cette lettre un amer désappointement :

« N’avez-vous donc pas autre chose à me dire de vive voix,La Porte ? demanda-t-il.

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– Si fait, Monseigneur : la reine m’avait chargé de vous direde veiller sur vous, car elle avait eu avis qu’on voulait vousassassiner.

– Et c’est tout, c’est tout ? reprit Buckingham avec

impatience.– Elle m’avait encore chargé de vous dire qu’elle vous aimaittoujours.

– Ah ! fit Buckingham, Dieu soit loué ! ma mort ne sera doncpas pour elle la mort d’un étranger !… »

La Porte fondit en larmes.« Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret où étaient les

ferrets de diamants. »Patrick apporta l’objet demandé, que La Porte reconnut pour

avoir appartenu à la reine.« Maintenant le sachet de satin blanc, où son chiffre est bro-

dé en perles. »Patrick obéit encore.« Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que

 j’eusse à elle, ce coffret d’argent, et ces deux lettres. Vous lesrendrez à Sa Majesté ; et pour dernier souvenir… (il cherchaautour de lui quelque objet précieux)… vous y joindrez… »

Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort ne

rencontrèrent que le couteau tombé des mains de Felton, et fu-mant encore du sang vermeil étendu sur la lame.

« Et vous y joindrez ce couteau », dit le duc en serrant lamain de La Porte.

Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d’argent, ylaissa tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu’il nepouvait plus parler ; puis, dans une dernière convulsion, quecette fois il n’avait plus la force de combattre, il glissa du sofasur le parquet.

Patrick poussa un grand cri.Buckingham voulut sourire une dernière fois ; mais la mort

arrêta sa pensée, qui resta gravée sur son front comme un der-nier baiser d’amour.

En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré ; il étaitdéjà à bord du vaisseau amiral, on avait été obligé d’aller lechercher là.

Il s’approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans lasienne, et la laissa retomber.

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« Tout est inutile, dit-il, il est mort.– Mort, mort ! » s’écria Patrick.

 À ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce nefut que consternation et que tumulte.

 Aussitôt que Lord de Winter vit Buckingham expiré, il courutà Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse dupalais.

« Misérable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort deBuckingham, avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui nedevaient plus l’abandonner ; misérable ! qu’as-tu fait ?

– Je me suis vengé, dit-il.– Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d’instrument à cette

femme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier

crime.– Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement

Felton, et j’ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j’ai tué M.de Buckingham parce qu’il a refusé deux fois à vous-même deme nommer capitaine : je l’ai puni de son injustice, voilà tout. »

De Winter, stupéfait, regardait les gens qui liaient Felton, etne savait que penser d’une pareille insensibilité.

Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front purde Felton. À chaque bruit qu’il entendait, le naïf puritain

croyait reconnaître les pas et la voix de Milady venant se jeterdans ses bras pour s’accuser et se perdre avec lui.

Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de lamer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait tout en-tière ; avec ce regard d’aigle du marin, il avait reconnu, là oùun autre n’aurait vu qu’un goéland se balançant sur les flots, la

 voile du sloop qui se dirigeait vers les côtes de France.Il pâlit, porta la main à son cœur, qui se brisait, et comprit

toute la trahison.« Une dernière grâce, Milord ! dit-il au baron.– Laquelle ? demanda celui-ci.– Quelle heure est-il ? »Le baron tira sa montre.« Neuf heures moins dix minutes », dit-il.Milady avait avancé son départ d’une heure et demie dès

qu’elle avait entendu le coup de canon qui annonçait le fatalévénement, elle avait donné l’ordre de lever l’ancre.

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La barque voguait sous un ciel bleu à une grande distance dela côte.

« Dieu l’a voulu », dit Felton avec la résignation du fana-tique, mais cependant sans pouvoir détacher les yeux de cet

esquif à bord duquel il croyait sans doute distinguer le blancfantôme de celle à qui sa vie allait être sacrifiée.De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devi-

na tout.« Sois puni seul d’abord, misérable, dit Lord de Winter à Fel-

ton, qui se laissait entraîner les yeux tournés vers la mer ; mais je te jure, sur la mémoire de mon frère que j’aimais tant, que tacomplice n’est pas sauvée. »

Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.

Quant à de Winter, il descendit rapidement l’escalier et serendit au port.

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Chapitre

60En France

La première crainte du roi d’Angleterre, Charles Ier, en appre-nant cette mort, fut qu’une si terrible nouvelle ne décourageâtles Rochelois ; il essaya, dit Richelieu dans ses Mémoires, de la

leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les portspar tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu’au-cun vaisseau ne sortit jusqu’à ce que l’armée que Buckinghamapprêtait fût partie, se chargeant, à défaut de Buckingham, desurveiller lui-même le départ.

Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu’à retenir en Angleterre l’ambassadeur de Danemark, qui avait pris congé,et l’ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramenerdans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles

Ier avait fait restituer aux Provinces-Unies.Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures

après l’événement, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi,deux navires étaient déjà sortis du port : l’un emmenant,comme nous le savons, Milady, laquelle, se doutant déjà del’événement, fut encore confirmée dans cette croyance en

 voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral.Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il por-

tait et comment il partit.

Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de LaRochelle ; seulement le roi, qui s’ennuyait fort, comme tou-

 jours, mais peut-être encore un peu plus au camp qu’ailleurs,résolut d’aller incognito passer les fêtes de Saint-Louis à Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire préparer une es-corte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l’en-nui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir cecongé à son royal lieutenant, lequel promit d’être de retour

 vers le 15 septembre.

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M. de Tréville, prévenu par Son Éminence, fit son porteman-teau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif désir etmême l’impérieux besoin que ses amis avaient de revenir à Pa-ris, il va sans dire qu’il les désigna pour faire partie de

l’escorte.Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d’heureaprès M. de Tréville, car ils furent les premiers à qui il la com-muniqua. Ce fut alors que d’Artagnan apprécia la faveur quelui avait accordée le cardinal en le faisant enfin passer auxmousquetaires ; sans cette circonstance, il était forcé de resterau camp tandis que ses compagnons partaient.

On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Pa-ris avait pour cause le danger que devait courir Mme Bona-

cieux en se rencontrant au couvent de Béthune avec Milady,son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l’avons dit, Aramisavait écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère deTours qui avait de si belles connaissances, pour qu’elle obtîntque la reine donnât l’autorisation à Mme Bonacieux de sortirdu couvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique.La réponse ne s’était pas fait attendre, et, huit ou dix joursaprès, Aramis avait reçu cette lettre :

« Mon cher cousin,

« Voici l’autorisation de ma sœur à retirer notre petite ser- vante du couvent de Béthune, dont vous pensez que l’air estmauvais pour elle. Ma sœur vous envoie cette autorisationavec grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, à la-quelle elle se réserve d’être utile plus tard.

« Je vous embrasse.« Marie Michon. »

 À cette lettre était jointe une autorisation ainsi conçue :« La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains

de la personne qui lui remettra ce billet la novice qui était en-trée dans son couvent sous ma recommandation et sous monpatronage.

« Au Louvre, le 10 août 1628.« Anne. »On comprend combien ces relations de parenté entre Aramis

et une lingère qui appelait la reine sa sœur avaient égayé la verve des jeunes gens ; mais Aramis, après avoir rougi deux outrois fois jusqu’au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de

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Porthos, avait prié ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, dé-clarant que s’il lui en était dit encore un seul mot, il n’emploie-rait plus sa cousine comme intermédiaire dans ces sortesd’affaires.

Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatremousquetaires, qui d’ailleurs avaient ce qu’ils voulaient :l’ordre de tirer Mme Bonacieux du couvent des carmélites deBéthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas à grand-chose tant qu’ils seraient au camp de La Rochelle, c’est-à-direà l’autre bout de la France ; aussi d’Artagnan allait-il demanderun congé à M. de Tréville, en lui confiant tout bonnement l’im-portance de son départ, lorsque cette nouvelle lui fut trans-mise, ainsi qu’à ses trois compagnons, que le roi allait partir

pour Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu’ilsfaisaient partie de l’escorte.

La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les ba-gages, et l’on partit le 16 au matin.

Le cardinal reconduisit Sa Majesté de Surgères à Mauzé, etlà, le roi et son ministre prirent congé l’un de l’autre avec degrandes démonstrations d’amitié.

Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en che-minant le plus vite qu’il lui était possible, car il désirait être ar-

rivé à Paris pour le 23, s’arrêtait de temps en temps pour volerla pie, passe-temps dont le goût lui avait autrefois été inspirépar de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservé unegrande prédilection. Sur les vingt mousquetaires, seize,lorsque la chose arrivait, se réjouissaient fort de ce bon temps ;mais quatre maugréaient de leur mieux. D’Artagnan surtoutavait des bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce quePorthos expliquait ainsi :

« Une très grande dame m’a appris que cela veut dire quel’on parle de vous quelque part. »

Enfin l’escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi re-mercia M. de Tréville, et lui permit de distribuer des congéspour quatre jours, à la condition que pas un des favorisés neparaîtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille.

Les quatre premiers congés accordés, comme on le pensebien, furent à nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M.de Tréville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces six

 jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, à cinq heures

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du soir, et par complaisance encore, M. de Tréville postdata lecongé du 25 au matin.

« Eh, mon Dieu, disait d’Artagnan, qui, comme on le sait, nedoutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de

l’embarras pour une chose bien simple : en deux jours, et encrevant deux ou trois chevaux (peu m’importe : j’ai del’argent), je suis à Béthune, je remets la lettre de la reine à lasupérieure, et je ramène le cher trésor que je vais chercher,non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais à Paris, où ilsera mieux caché, surtout tant que M. le cardinal sera à La Ro-chelle. Puis, une fois de retour de la campagne, eh bien, moitiépar la protection de sa cousine, moitié en faveur de ce quenous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de

la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous épuisezpas de fatigue inutilement ; moi et Planchet, c’est tout ce qu’ilfaut pour une expédition aussi simple. »

 À ceci Athos répondit tranquillement :« Nous aussi, nous avons de l’argent ; car je n’ai pas encore

bu tout à fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l’ontpas tout à fait mangé. Nous crèverons donc aussi bien quatrechevaux qu’un. Mais songez, d’Artagnan, ajouta-t-il d’une voixsi sombre que son accent donna le frisson au jeune homme,

songez que Béthune est une ville où le cardinal a donnérendez-vous à une femme qui, partout où elle va, mène le mal-heur après elle. Si vous n’aviez affaire qu’à quatre hommes,d’Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire àcette femme, allons-y quatre, et plaise à Dieu qu’avec nosquatre valets nous soyons en nombre suffisant !

– Vous m’épouvantez, Athos, s’écria d’Artagnan ; quecraignez-vous donc, mon Dieu ?

– Tout ! » répondit Athos.D’Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui,

comme celui d’Athos, portaient l’empreinte d’une inquiétudeprofonde, et l’on continua la route au plus grand pas des che-

 vaux, mais sans ajouter une seule parole.Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme d’Arta-

gnan venait de mettre pied à terre à l’auberge de la Herse d’Orpour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de laposte, où il venait de relayer, prenant au grand galop, et avecun cheval frais, le chemin de Paris. Au moment où il passait de

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la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dontil était enveloppé, quoiqu’on fût au mois d’août, et enleva sonchapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment où ilavait déjà quitté sa tête, et l’enfonça vivement sur ses yeux.

D’Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devintfort pâle et laissa tomber son verre.« Qu’avez-vous, monsieur ? dit Planchet… Oh ! là, accourez,

messieurs, voilà mon maître qui se trouve mal ! »Les trois amis accoururent et trouvèrent d’Artagnan qui, au

lieu de se trouver mal, courait à son cheval. Ils l’arrêtèrent surle seuil de la porte.

« Eh bien, où diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.– C’est lui ! s’écria d’Artagnan, pâle de colère et la sueur sur

le front, c’est lui ! laissez-moi le rejoindre !– Mais qui, lui ? demanda Athos.– Lui, cet homme !– Quel homme ?– Cet homme maudit, mon mauvais génie, que j’ai toujours vu

lorsque j’étais menacé de quelque malheur : celui qui accompa-gnait l’horrible femme lorsque je la rencontrai pour la pre-mière fois, celui que je cherchais quand j’ai provoqué Athos,celui que j’ai vu le matin du jour où Mme Bonacieux a été enle-

 vée ! l’homme de Meung enfin ! je l’ai vu, c’est lui ! Je l’ai re-connu quand le vent a entrouvert son manteau.

– Diable ! dit Athos rêveur.– En selle, messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le

rattraperons.– Mon cher, dit Aramis, songez qu’il va du côté opposé à ce-

lui où nous allons ; qu’il a un cheval frais et que nos chevauxsont fatigués ; que par conséquent nous crèverons nos chevauxsans même avoir la chance de le rejoindre. Laissons l’homme,d’Artagnan, sauvons la femme.

– Eh ! monsieur ! s’écria un garçon d’écurie courant aprèsl’inconnu, eh ! monsieur, voilà un papier qui s’est échappé de

 votre chapeau ! Eh ! monsieur ! eh !– Mon ami, dit d’Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !– Ma foi, monsieur, avec grand plaisir ! le voici !Le garçon d’écurie, enchanté de la bonne journée qu’il avait

faite, rentra dans la cour de l’hôtel : d’Artagnan déplia lepapier.

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« Eh bien ? demandèrent ses amis en l’entourant.– Rien qu’un mot ! dit d’Artagnan.– Oui, dit Aramis, mais ce nom est un nom de ville ou de

 village.

– « Armentières », lut Porthos. Armentières, je ne connaispas cela !– Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main !

s’écria Athos.– Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit

d’Artagnan, peut-être n’ai-je pas perdu ma dernière pistole. À cheval, mes amis, à cheval ! »

Et les quatre compagnons s’élancèrent au galop sur la routede Béthune.

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Chapitre

61Le couvent des Carmélites de Béthune

Les grands criminels portent avec eux une espèce de prédesti-nation qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les faitéchapper à tous les dangers, jusqu’au moment que la Provi-

dence, lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune impie.Il en était ainsi de Milady : elle passa au travers des croi-seurs des deux nations, et arriva à Boulogne sans aucunaccident.

En débarquant à Portsmouth, Milady était une Anglaise queles persécutions de la France chassaient de La Rochelle ; dé-barquée à Boulogne, après deux jours de traversée, elle se fitpasser pour une Française que les Anglais inquiétaient à Ports-mouth, dans la haine qu’ils avaient conçue contre la France.

Milady avait d’ailleurs le plus efficace des passeports : sabeauté, sa grande mine et la générosité avec laquelle elle ré-pandait les pistoles. Affranchie des formalités d’usage par lesourire affable et les manières galantes d’un vieux gouverneurdu port, qui lui baisa la main, elle ne resta à Boulogne que letemps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue :

« À Son Éminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, enson camp devant La Rochelle.

« Monseigneur, que Votre Éminence se rassure, Sa Grâce le

duc de Buckingham ne partira point pour la France.« Boulogne, 25 au soir.« Milady de ***« P. -S. – Selon les désirs de Votre Éminence, je me rends au

couvent des carmélites de Béthune où j’attendrai ses ordres. »Effectivement, le même soir, Milady se mit en route ; la nuit

la prit : elle s’arrêta et coucha dans une auberge ; puis, le len-demain, à cinq heures du matin, elle partit, et trois heuresaprès, elle entra à Béthune.

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Elle se fit indiquer le couvent des carmélites et y entraaussitôt.

La supérieure vint au-devant d’elle ; Milady lui montral’ordre du cardinal, l’abbesse lui fit donner une chambre et ser-

 vir à déjeuner.Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de cette femme, et,le regard fixé vers l’avenir, elle ne voyait que la haute fortuneque lui réservait le cardinal, qu’elle avait si heureusement ser-

 vi, sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette sanglanteaffaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaientdonnaient à sa vie l’apparence de ces nuages qui volent dans leciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaquede la tempête, et qui ne laissent d’autres traces sur la terre

que la dévastation et la mort. Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu

de distraction au cloître, et la bonne supérieure avait hâte defaire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.

Milady voulait plaire à l’abbesse ; or, c’était chose facile àcette femme si réellement supérieure ; elle essaya d’être ai-mable : elle fut charmante et séduisit la bonne supérieure parsa conversation si variée et par les grâces répandues danstoute sa personne.

L’abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout leshistoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu’aux extré-mités du royaume et qui, surtout, ont tant de peine à franchirles murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer lesbruits du monde.

Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les in-trigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou sixans, elle avait constamment vécu, elle se mit donc à entretenirla bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour deFrance, mêlées aux dévotions outrées du roi, elle lui fit la chro-nique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, quel’abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha légèrementles amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucouppour qu’on parlât un peu.

Mais l’abbesse se contenta d’écouter et de sourire, le toutsans répondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre derécit l’amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber laconversation sur le cardinal.

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Mais elle était fort embarrassée ; elle ignorait si l’abbesseétait royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu pru-dent ; mais l’abbesse, de son côté, se tint dans une réserve plusprudente encore, se contentant de faire une profonde inclina-

tion de tête toutes les fois que la voyageuse prononçait le nomde Son Éminence.Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait fort dans le

couvent ; elle résolut donc de risquer quelque chose pour sa- voir de suite à quoi s’en tenir. Voulant voir jusqu’où irait la dis-crétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal, trèsdissimulé d’abord, puis très circonstancié du cardinal, racon-tant les amours du ministre avec Mme d’Aiguillon, avec Marionde Lorme et avec quelques autres femmes galantes.

L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima peu à peu etsourit.

« Bon, dit Milady, elle prend goût à mon discours ; si elle estcardinaliste, elle n’y met pas de fanatisme au moins. »

 Alors elle passa aux persécutions exercées par le cardinal surses ennemis. L’abbesse se contenta de se signer, sans approu-

 ver ni désapprouver.Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse était

plutôt royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchéris-

sant de plus en plus.« Je suis fort ignorante de toutes ces matières-là, dit enfin

l’abbesse, mais tout éloignées que nous sommes de la cour,tout en dehors des intérêts du monde où nous nous trouvonsplacées, nous avons des exemples fort tristes de ce que vousnous racontez là ; et l’une de nos pensionnaires a bien souffertdes vengeances et des persécutions de M. le cardinal.

– Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu !pauvre femme, je la plains alors.

– Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre : prison,menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, aprèstout, reprit l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des motifsplausibles pour agir ainsi, et quoiqu’elle ait l’air d’un ange, ilne faut pas toujours juger les gens sur la mine. »

« Bon ! dit Milady à elle-même, qui sait ! je vais peut-être dé-couvrir quelque chose ici, je suis en veine. »

Et elle s’appliqua à donner à son visage une expression decandeur parfaite.

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« Hélas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu’il ne faut pascroire aux physionomies ; mais à quoi croira-t-on cependant, sice n’est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant à moi, je se-rai trompée toute ma vie peut-être ; mais je me fierai toujours

à une personne dont le visage m’inspirera de la sympathie.– Vous seriez donc tentée de croire, dit l’abbesse, que cette jeune femme est innocente ?

– M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y acertaines vertus qu’il poursuit plus sévèrement que certainsforfaits.

– Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise, ditl’abbesse.

– Et sur quoi ? demanda Milady avec naïveté.

– Mais sur le langage que vous tenez.– Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage ? demanda en

souriant Milady.– Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous envoie ici, et

cependant…– Et cependant j’en dis du mal, reprit Milady, achevant la

pensée de la supérieure.– Au moins n’en dites-vous pas de bien.– C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant,

mais sa victime.– Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recom-

mande à moi ?…– Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de prison

dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites.– Mais pourquoi n’avez-vous pas fui ?– Où irais-je ? croyez-vous qu’il y ait un endroit de la terre où

ne puisse atteindre le cardinal, s’il veut se donner la peine detendre la main ? Si j’étais un homme, à la rigueur cela seraitpossible encore ; mais une femme, que voulez-vous que fasseune femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elleessayé de fuir, elle ?

– Non, c’est vrai ; mais elle, c’est autre chose, je la crois rete-nue en France par quelque amour.

– Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n’est pastout à fait malheureuse.

– Ainsi, dit l’abbesse en regardant Milady avec un intérêtcroissant, c’est encore une pauvre persécutée que je vois ?

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– Hélas, oui, dit Milady.L’abbesse regarda un instant Milady avec inquiétude, comme

si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.« Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en

balbutiant.– Moi, s’écria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j’atteste leDieu qui nous entend que je suis au contraire ferventecatholique.

– Alors, madame, dit l’abbesse en souriant, rassurez-vous ; lamaison où vous êtes ne sera pas une prison bien dure, et nousferons tout ce qu’il faudra pour vous faire chérir la captivité. Il

 y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persécutée sansdoute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable,

gracieuse.– Comment la nommez-vous ?– Elle m’a été recommandée par quelqu’un de très haut pla-

cé, sous le nom de Ketty. Je n’ai pas cherché à savoir son autrenom.

– Ketty ! s’écria Milady ; quoi ! vous êtes sûre ?…– Qu’elle se fait appeler ainsi ? Oui, madame, la connaîtriez-

 vous ? »Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui était venue que

cette jeune femme pouvait être son ancienne camérière. Il semêlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colère, etun désir de vengeance avait bouleversé les traits de Milady,qui reprirent au reste presque aussitôt l’expression calme etbienveillante que cette femme aux cent visages leur avait mo-mentanément fait perdre.

« Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle jeme sens déjà une si grande sympathie ? demanda Milady.

– Mais, ce soir, dit l’abbesse, dans la journée même. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m’avez-vous dit vous-même ;ce matin vous vous êtes levée à cinq heures, vous devez avoirbesoin de repos. Couchez-vous et dormez, à l’heure du dînernous vous réveillerons. »

Quoique Milady eût très bien pu se passer de sommeil, soute-nue qu’elle était par toutes les excitations qu’une aventurenouvelle faisait éprouver à son cœur avide d’intrigues, ellen’en accepta pas moins l’offre de la supérieure : depuis douzeou quinze jours elle avait passé par tant d’émotions diverses

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que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, sonâme avait besoin de repos.

Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha, doucementbercée par les idées de vengeance auxquelles l’avait tout natu-

rellement ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette pro-messe presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elleréussissait dans son entreprise. Elle avait réussi, elle pourraitdonc se venger de d’Artagnan.

Une seule chose épouvantait Milady, c’était le souvenir deson mari ! le comte de La Fère, qu’elle avait cru mort ou dumoins expatrié, et qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleurami de d’Artagnan.

Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il avait dû lui prêter

assistance dans toutes les menées à l’aide desquelles la reineavait déjoué les projets de Son Éminence ; s’il était l’ami ded’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal ; et sans doute elleparviendrait à l’envelopper dans la vengeance aux replis de la-quelle elle comptait étouffer le jeune mousquetaire.

Toutes ces espérances étaient de douces pensées pour Mila-dy ; aussi, bercée par elles, s’endormit-elle bientôt.

Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied deson lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l’abbesse accompagnée d’une

 jeune femme aux cheveux blonds, au teint délicat, qui fixait surelle un regard plein d’une bienveillante curiosité.

La figure de cette jeune femme lui était complètement incon-nue ; toutes deux s’examinèrent avec une scrupuleuse atten-tion, tout en échangeant les compliments d’usage : toutes deuxétaient fort belles, mais de beautés tout à fait différentes. Ce-pendant Milady sourit en reconnaissant qu’elle l’emportait debeaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons aristo-cratiques. Il est vrai que l’habit de novice que portait la jeunefemme n’était pas très avantageux pour soutenir une lutte dece genre.

L’abbesse les présenta l’une à l’autre ; puis, lorsque cetteformalité fut remplie, comme ses devoirs l’appelaient à l’église,elle laissa les deux jeunes femmes seules.

La novice, voyant Milady couchée, voulait suivre la supé-rieure, mais Milady la retint.

« Comment, madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je aperçueet vous voulez déjà me priver de votre présence, sur laquelle je

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comptais cependant un peu, je vous l’avoue, pour le temps que j’ai à passer ici ?

– Non, madame, répondit la novice, seulement je craignaisd’avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous êtes

fatiguée.– Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens quidorment ? un bon réveil. Ce réveil, vous me l’avez donné ;laissez-moi en jouir tout à mon aise. »

Et lui prenant la main, elle l’attira sur un fauteuil qui étaitprès de son lit.

La novice s’assit.« Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilà six mois

que je suis ici, sans l’ombre d’une distraction, vous arrivez,

 votre présence allait être pour moi une compagnie charmante,et voilà que, selon toute probabilité, d’un moment à l’autre je

 vais quitter le couvent !– Comment ! dit Milady, vous sortez bientôt ?– Du moins je l’espère, dit la novice avec une expression de

 joie qu’elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.– Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du

cardinal, continua Milady ; c’eût été un motif de plus de sympa-thie entre nous.

– Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la vérité, que vous étiez aussi une victime de ce méchant cardinal ?

– Chut ! dit Milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui ;tous mes malheurs viennent d’avoir dit à peu près ce que vous

 venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie etqui m’a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’unetrahison ?

– Non, dit la novice, mais de mon dévouement à une femmeque j’aimais, pour qui j’eusse donné ma vie, pour qui je la don-nerais encore.

– Et qui vous a abandonnée, c’est cela !– J’ai été assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou

trois jours j’ai acquis la preuve du contraire, et j’en remercieDieu ; il m’aurait coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais

 vous, madame, continua la novice, il me semble que vous êteslibre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu’à vous.

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– Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans argent, dans unepartie de la France que je ne connais pas, où je ne suis jamais

 venue ?…– Oh ! s’écria la novice, quant à des amis, vous en aurez par-

tout où vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vousêtes si belle !– Cela n’empêche pas, reprit Milady en adoucissant son sou-

rire de manière à lui donner une expression angélique, que jesuis seule et persécutée.

– Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel, voyez-vous ; il vient toujours un moment où le bien que l’on afait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-être est-ceun bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis,

que vous m’ayez rencontrée : car, si je sors d’ici, eh bien, j’au-rai quelques amis puissants, qui, après s’être mis en campagnepour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.

– Oh ! quand j’ai dit que j’étais seule, dit Milady, espérantfaire parler la novice en parlant d’elle-même, ce n’est pas fauted’avoir aussi quelques connaissances haut placées ; mais cesconnaissances tremblent elles-mêmes devant le cardinal : lareine elle-même n’ose pas soutenir contre le terrible ministre ;

 j’ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur, a

plus d’une fois été obligée d’abandonner à la colère de SonÉminence les personnes qui l’avaient servie.

– Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l’air d’avoir aban-donné ces personnes-là ; mais il ne faut pas en croire l’appa-rence : plus elles sont persécutées, plus elle pense à elles, etsouvent, au moment où elles y pensent le moins, elles ont lapreuve d’un bon souvenir.

– Hélas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.– Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que

 vous parlez d’elle ainsi ! s’écria la novice avec enthousiasme.– C’est-à-dire, reprit Milady, poussée dans ses retranche-

ments, qu’elle, personnellement, je n’ai pas l’honneur de laconnaître ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus in-times : je connais M. de Putange ; j’ai connu en Angleterre M.Dujart ; je connais M. de Tréville.

– M. de Tréville ! s’écria la novice, vous connaissez M. deTréville ?

– Oui, parfaitement, beaucoup même.

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– Le capitaine des mousquetaires du roi ?– Le capitaine des mousquetaires du roi.– Oh ! mais vous allez voir, s’écria la novice, que tout à

l’heure nous allons être des connaissances achevées, presque

des amies ; si vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû al-ler chez lui ?– Souvent ! dit Milady, qui, entrée dans cette voie, et s’aper-

cevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser jusqu’aubout.

– Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de sesmousquetaires ?

– Tous ceux qu’il reçoit habituellement ! répondit Milady,pour laquelle cette conversation commençait à prendre un in-

térêt réel.– Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et

 vous verrez qu’ils seront de mes amis.– Mais, dit Milady embarrassée, je connais M. de Louvigny,

M. de Courtivron, M. de Férussac. »La novice la laissa dire ; puis, voyant qu’elle s’arrêtait :« Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé

 Athos ? »Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle était

couchée, et, si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, ne put s’em-pêcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocu-trice et en la dévorant du regard.

« Quoi ! qu’avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cettepauvre femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous aitblessée ?

– Non, mais ce nom m’a frappée, parce que, moi aussi j’aiconnu ce gentilhomme, et qu’il me paraît étrange de trouverquelqu’un qui le connaisse beaucoup.

– Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, maisencore ses amis : MM. Porthos et Aramis !

– En vérité ! eux aussi je les connais ! s’écria Milady, qui sen-tit le froid pénétrer jusqu’à son cœur.

– Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu’ilssont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous àeux, si vous avez besoin d’appui ?

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– C’est-à-dire, balbutia Milady, je ne suis liée réellement avecaucun d’eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entenduparler par un de leurs amis, M. d’Artagnan.

– Vous connaissez M. d’Artagnan ! » s’écria la novice à son

tour, en saisissant la main de Milady et en la dévorant des yeux.Puis, remarquant l’étrange expression du regard de Milady :« Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre ?– Mais, reprit Milady embarrassée, mais à titre d’ami.– Vous me trompez, madame, dit la novice ; vous avez été sa

maîtresse.– C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria Milady à son

tour.

– Moi ! dit la novice.– Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous êtes madame

Bonacieux. »La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.« Oh ! ne niez pas ! répondez, reprit Milady.– Eh bien, oui, madame ! je l’aime, dit la novice ; sommes-

nous rivales ? »La figure de Milady s’illumina d’un feu tellement sauvage

que, dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fût en-

fuie d’épouvante ; mais elle était toute à sa jalousie.« Voyons, dites, madame, reprit Mme Bonacieux avec une

énergie dont on l’eût crue incapable, avez-vous été ou êtes- vous sa maîtresse ?

– Oh ! non ! s’écria Milady avec un accent qui n’admettaitpas le doute sur sa vérité, jamais ! jamais !

– Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi doncalors vous êtes-vous écriée ainsi ?

– Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui était dé- jà remise de son trouble, et qui avait retrouvé toute sa pré-sence d’esprit.

– Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.– Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan étant mon ami,

il m’avait prise pour confidente ?– Vraiment !– Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlèvement

de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui deses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment ! Et

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comment ne voulez-vous pas que je m’en étonne, quand, sansm’en douter, je me trouve en face de vous, de vous dont nousavons parlé si souvent ensemble, de vous qu’il aime de toute laforce de son âme, de vous qu’il m’avait fait aimer avant que je

 vous eusse vue ? Ah ! chère Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! »Et Milady tendit ses bras à Mme Bonacieux, qui, convaincue

par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme,qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amiesincère et dévouée.

« Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s’écria-t-elle en selaissant aller sur son épaule, je l’aime tant ! »

Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si

les forces de Milady eussent été à la hauteur de sa haine, MmeBonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement. Mais,ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.

« O chère belle ! chère bonne petite ! dit Milady, que je suisheureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et, en di-sant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui,c’est bien vous. Ah ! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnaisà cette heure, je vous reconnais parfaitement. »

La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se

passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce frontpur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’inté-rêt et de la compassion.

« Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit Mme Bonacieux,puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait ; mais souffrir pour lui,c’est du bonheur. »

Milady reprit machinalement :« Oui, c’est du bonheur. »Elle pensait à autre chose.« Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche à

son terme ; demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors lepassé n’existera plus.

– Ce soir ? demain ? s’écria Milady tirée de sa rêverie par cesparoles, que voulez-vous dire ? attendez-vous quelque nouvellede lui ?

– Je l’attends lui-même.– Lui-même ; d’Artagnan, ici !– Lui-même.

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– Mais, c’est impossible ! il est au siège de La Rochelle avecle cardinal ; il ne reviendra à Paris qu’après la prise de la ville.

– Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a quelque chosed’impossible à mon d’Artagnan, le noble et loyal gentilhomme !

– Oh ! je ne puis vous croire !– Eh bien, lisez donc ! » dit, dans l’excès de son orgueil et desa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre àMilady.

« L’écriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-même Mi-lady. Ah ! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de cecôté-là ! »

Et elle lut avidement ces quelques lignes :« Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre ami vous verra

bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prisonoù votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée : préparez-

 vous donc au départ et ne désespérez jamais de nous.« Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle

comme toujours, dites-lui qu’on lui est bien reconnaissantquelque part de l’avis qu’il a donné. »

« Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est précise. Savez-vousquel est cet avis ?

– Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine de

quelque nouvelle machination du cardinal.– Oui, c’est cela sans doute ! » dit Milady en rendant la lettre

à Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sursa poitrine.

En ce moment on entendit le galop d’un cheval.« Oh ! s’écria Mme Bonacieux en s’élançant à la fenêtre,

serait-ce déjà lui ? »Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise ;

tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup, que pourla première fois la tête lui manquait.

« Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? »Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.« Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c’est un homme que je ne

connais pas, et qui cependant a l’air de venir ici ; oui, il ralentitsa course, il s’arrête à la porte, il sonne.

Milady sauta hors de son lit.« Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui ? dit-elle.– Oh ! oui, bien sûre !

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– Vous avez peut-être mal vu.– Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son man-

teau, que je le reconnaîtrais, lui !Milady s’habillait toujours.

« N’importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?– Oui, il est entré.– C’est ou pour vous ou pour moi.– Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitée !– Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains tout du

cardinal.– Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! »Effectivement, la porte s’ouvrit, et la supérieure entra.« Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle à

Milady.– Oui, c’est moi, répondit celle-ci, et, tâchant de ressaisir son

sang-froid, qui me demande ?– Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de

la part du cardinal.– Et qui veut me parler ? demanda Milady.– Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.– Alors faites entrer, madame, je vous prie.– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce

quelque mauvaise nouvelle ?– J’en ai peur.– Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ,

si vous le permettez, je reviendrai.– Comment donc ! je vous en prie. »La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte ; un instant

après on entendit le bruit d’éperons qui retentissaient sur lesescaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit,et un homme parut.

Milady jeta un cri de joie : cet homme c’était le comte de Ro-chefort, l’âme damnée de Son Éminence.

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Chapitre

62Deux variétés de démons

« Ah ! s’écrièrent ensemble Rochefort et Milady, c’est vous !– Oui, c’est moi.– Et vous arrivez…? demanda Milady.

– De La Rochelle, et vous ?– D’Angleterre.– Buckingham ?– Mort ou blessé dangereusement ; comme je partais sans

avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l’assassiner.– Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien heu-

reux ! et qui satisfera Son Éminence ! L’avez-vous prévenue ?– Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici ?– Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre recherche.

– Je suis arrivée d’hier seulement.– Et qu’avez-vous fait depuis hier ?– Je n’ai pas perdu mon temps.– Oh ! je m’en doute bien !– Savez-vous qui j’ai rencontré ici ?– Non.– Devinez.– Comment voulez-vous ?…– Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.

– La maîtresse du petit d’Artagnan ?– Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.– Eh bien, dit Rochefort, voilà encore un hasard qui peut aller

de pair avec l’autre, M. le cardinal est en vérité un hommeprivilégié.

– Comprenez-vous mon étonnement, continua Milady, quand je me suis trouvée face à face avec cette femme ?

– Vous connaît-elle ?– Non.

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– Alors elle vous regarde comme une étrangère ? »Milady sourit.« Je suis sa meilleure amie !– Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que vous, ma chère

comtesse, pour faire de ces miracles-là.– Et bien m’en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous cequi se passe ?

– Non.– On va la venir chercher demain ou après-demain avec un

ordre de la reine.– Vraiment ? et qui cela ?– D’Artagnan et ses amis.– En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de les

envoyer à la Bastille.– Pourquoi n’est-ce point déjà fait ?– Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces

hommes une faiblesse que je ne comprends pas.– Vraiment ?– Oui.– Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre

conversation à l’auberge du Colombier-Rouge a été entenduepar ces quatre hommes ; dites-lui qu’après son départ l’un

d’eux est monté et m’a arraché par violence le sauf-conduitqu’il m’avait donné ; dites-lui qu’ils avaient fait prévenir Lordde Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois en-core, ils ont failli faire échouer ma mission, comme ils ont faitéchouer celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces quatrehommes, deux seulement sont à craindre, d’Artagnan et Athos ;dites-lui que le troisième, Aramis, est l’amant de Mme de Che-

 vreuse : il faut laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peutêtre utile ; quant au quatrième, Porthos, c’est un sot, un fat etun niais, qu’il ne s’en occupe même pas.

– Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure ausiège de La Rochelle.

– Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bona-cieux a reçue de Mme de Chevreuse, et qu’elle a eu l’impru-dence de me communiquer, me porte à croire que ces quatrehommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever.

– Diable ! comment faire ?– Que vous a dit le cardinal à mon égard ?

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– De prendre vos dépêches écrites ou verbales, de revenir enposte, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera à ceque vous devez faire.

– Je dois donc rester ici ? demanda Milady.

– Ici ou dans les environs.– Vous ne pouvez m’emmener avec vous ?– Non, l’ordre est formel : aux environs du camp, vous pour-

riez être reconnue, et votre présence, vous le comprenez, com-promettrait Son Éminence, surtout après ce qui vient de sepasser là-bas. Seulement, dites-moi d’avance où vous attendrezdes nouvelles du cardinal, que je sache toujours où vousretrouver.

– Écoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.

– Pourquoi ?– Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d’un mo-

ment à l’autre.– C’est vrai ; mais alors cette petite femme va échapper à

Son Éminence ?– Bah ! dit Milady avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle,

 vous oubliez que je suis sa meilleure amie.– Ah ! c’est vrai ! je puis donc dire au cardinal, à l’endroit de

cette femme…

– Qu’il soit tranquille.– Voilà tout ?– Il saura ce que cela veut dire.– Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?– Repartir à l’instant même ; il me semble que les nouvelles

que vous reportez valent bien la peine que l’on fasse diligence.– Ma chaise s’est cassée en entrant à Lillers.– À merveille !– Comment, à merveille ?– Oui, j’ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.– Et comment partirai-je, alors ?– À franc étrier.– Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts lieues.– Qu’est-ce que cela ?– On les fera. Après ?– Après : en passant à Lillers, vous me renvoyez la chaise

avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition.– Bien.

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– Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?– J’ai mon plein pouvoir.– Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites qu’on viendra me

chercher, soit aujourd’hui, soit demain, et que j’aurai à suivre

la personne qui se présentera en votre nom.– Très bien !– N’oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à

l’abbesse.– À quoi bon ?– Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j’inspire de

la confiance à cette pauvre petite Mme Bonacieux.– C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de

tout ce qui est arrivé ?

– Mais je vous ai raconté les événements, vous avez bonnemémoire, répétez les choses comme je vous les ai dites, un pa-pier se perd.

– Vous avez raison ; seulement que je sache où vous retrou- ver, que je n’aille pas courir inutilement dans les environs.

– C’est juste, attendez.– Voulez-vous une carte ?– Oh ! je connais ce pays à merveille.– Vous ? quand donc y êtes-vous venue ?

– J’y ai été élevée.– Vraiment ?– C’est bon à quelque chose, vous le voyez, que d’avoir été

élevée quelque part.– Vous m’attendrez donc…?– Laissez-moi réfléchir un instant ; eh ! tenez, à Armentières.– Qu’est-ce que cela, Armentières ?– Une petite ville sur la Lys ! je n’aurai qu’à traverser la ri-

 vière et je suis en pays étranger.– À merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverse-

rez la rivière qu’en cas de danger.– C’est bien entendu.– Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes ?– Vous n’avez pas besoin de votre laquais ?– Non.– C’est un homme sûr ?– À l’épreuve.

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– Donnez-le-moi ; personne ne le connaît, je le laisse à l’en-droit que je quitte, et il vous conduit où je suis.

– Et vous dites que vous m’attendez à Argentières ?– À Armentières, répondit Milady.

– Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de peurque je l’oublie ; ce n’est pas compromettant, un nom de ville,n’est-ce pas ?

– Eh, qui sait ? N’importe, dit Milady en écrivant le nom surune demi-feuille de papier, je me compromets.

– Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le pa-pier, qu’il plia et qu’il enfonça dans la coiffe de son feutre ;d’ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et,dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le long

de la route. Maintenant est-ce tout ?– Je le crois.– Cherchons bien : Buckingham mort ou grièvement blessé ;

 votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousque-taires ; Lord de Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth ;d’Artagnan et Athos à la Bastille ; Aramis l’amant de Mme deChevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux retrouvée ; vousenvoyer la chaise le plus tôt possible ; mettre mon laquais à

 votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour

que l’abbesse ne prenne aucun soupçon ; Armentières sur lesbords de la Lys. Est-ce cela ?

– En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de mé-moire. À propos, ajoutez une chose…

– Laquelle ?– J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin du

couvent, dites qu’il m’est permis de me promener dans cesbois ; qui sait ? j’aurai peut-être besoin de sortir par une portede derrière.

– Vous pensez à tout.– Et vous, vous oubliez une chose…– Laquelle ?– C’est de me demander si j’ai besoin d’argent.– C’est juste, combien voulez-vous ?– Tout ce que vous aurez d’or.– J’ai cinq cents pistoles à peu près.– J’en ai autant : avec mille pistoles on fait face à tout ; videz

 vos poches.

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– Voilà, comtesse.– Bien, mon cher comte ! et vous partez…?– Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant

lequel j’enverrai chercher un cheval de poste.

– À merveille ! Adieu, chevalier !– Adieu, comtesse !– Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.– Recommandez-moi à Satan », répliqua Rochefort.Milady et Rochefort échangèrent un sourire et se séparèrent.Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son che-

 val ; cinq heures après il passait à Arras.Nos lecteurs savent déjà comment il avait été reconnu par

d’Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des

craintes aux quatre mousquetaires, avait donné une nouvelleactivité à leur voyage.

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Chapitre

63Une goutte d'eau

 À peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elletrouva Milady le visage riant.

« Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc

arrivé ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?– Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.– Je l’ai entendu de la bouche même du messager.– Venez vous asseoir ici près de moi, dit Milady.– Me voici.– Attendez que je m’assure si personne ne nous écoute.– Pourquoi toutes ces précautions ?– Vous allez le savoir. »Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit, regarda dans le cor-

ridor, et revint se rasseoir près de Mme Bonacieux.« Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.– Qui cela ?– Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme l’envoyé du

cardinal.– C’était donc un rôle qu’il jouait ?– Oui, mon enfant.– Cet homme n’est donc pas…– Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c’est mon frère.

– Votre frère ! s’écria Mme Bonacieux.– Eh bien, il n’y a que vous qui sachiez ce secret, mon en-

fant ; si vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai per-due, et vous aussi peut-être.

– Oh ! mon Dieu !– Écoutez, voici ce qui se passe : mon frère, qui venait à mon

secours pour m’enlever ici de force, s’il le fallait, a rencontrél’émissaire du cardinal qui venait me chercher ; il l’a suivi. Ar-rivé à un endroit du chemin solitaire et écarté, il a mis l’épée à

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la main en sommant le messager de lui remettre les papiersdont il était porteur ; le messager a voulu se défendre, monfrère l’a tué.

– Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.

– C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon frère a résolu desubstituer la ruse à la force : il a pris les papiers, il s’est pré-senté ici comme l’émissaire du cardinal lui-même, et dans uneheure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part deSon Éminence.

– Je comprends ; cette voiture, c’est votre frère qui vousl’envoie.

– Justement ; mais ce n’est pas tout : cette lettre que vousavez reçue, et que vous croyez de Mme Chevreuse…

– Eh bien ?– Elle est fausse.– Comment cela ?– Oui, fausse : c’est un piège pour que vous ne fassiez pas de

résistance quand on viendra vous chercher.– Mais c’est d’Artagnan qui viendra.– Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis sont retenus au

siège de La Rochelle.– Comment savez-vous cela ?

– Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en habitsde mousquetaires. On vous aurait appelée à la porte, vous au-riez cru avoir affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ra-menait à Paris.

– Oh ! mon Dieu ! ma tête se perd au milieu de ce chaos d’ini-quités. Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux enportant ses mains à son front, je deviendrais folle !

– Attendez…– Quoi ?– J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de mon frère qui re-

part ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. »Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à Mme Bonacieux de l’y

rejoindre. La jeune femme y alla.Rochefort passait au galop.« Adieu, frère », s’écria Milady.Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et, tout

courant, fit à Milady un signe amical de la main.

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– Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune ce domes-tique de mon frère, à qui, je vous l’ai dit, nous pouvons nousfier ; il prend un déguisement et se loge en face du couvent : sice sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge

pas ; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il les amène où noussommes.– Il les connaît donc ?– Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan chez moi !– Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est

pour le mieux ; mais ne nous éloignons pas d’ici.– À sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la

frontière par exemple, et à la première alerte, nous sortons deFrance.

– Et d’ici là, que faire ?– Attendre.– Mais s’ils arrivent ?– La voiture de mon frère arrivera avant eux.– Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; à dî-

ner ou à souper, par exemple ?– Faites une chose.– Laquelle ?– Dites à votre bonne supérieure que, pour nous quitter le

moins possible, vous lui demanderez la permission de partagermon repas.

– Le permettra-t-elle ?– Quel inconvénient y a-t-il à cela ?– Oh ! très bien, de cette façon nous ne nous quitterons pas

un instant !– Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande !

 je me sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.– Allez, et où vous retrouverai-je ?– Ici dans une heure.– Ici dans une heure ; oh ! vous êtes bonne et je vous

remercie.– Comment ne m’intéresserais-je pas à vous ? Quand vous ne

seriez pas belle et charmante, n’êtes-vous pas l’amie d’un demes meilleurs amis !

– Cher d’Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !– Je l’espère bien. Allons ! tout est convenu, descendons.– Vous allez au jardin ?

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– Oui.– Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.– À merveille ! merci. »Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant

sourire.Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde ; car sesprojets mal classés s’y heurtaient comme dans un chaos. Elleavait besoin d’être seule pour mettre un peu d’ordre dans sespensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir ; mais il lui fallaitun peu de silence et de quiétude pour donner à toutes sesidées, encore confuses, une forme distincte, un plan arrêté.

Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était d’enlever Mme Bona-cieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant, de

s’en faire un otage. Milady commençait à redouter l’issue de ceduel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérancequ’elle mettait, elle, d’acharnement.

D’ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, quecette issue était proche et ne pouvait manquer d’être terrible.

Le principal pour elle, comme nous l’avons dit, était donc detenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c’étaitla vie de d’Artagnan ; c’était plus que sa vie, c’était celle de lafemme qu’il aimait ; c’était, en cas de mauvaise fortune, un

moyen de traiter et d’obtenir sûrement de bonnes conditions.Or, ce point était arrêté : Mme Bonacieux, sans défiance, la

suivait ; une fois cachée avec elle à Armentières, il était facilede lui faire croire que d’Artagnan n’était pas venu à Béthune.Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendantces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait à ce qu’elle aurait àfaire pour se venger des quatre amis. Elle ne s’ennuierait pas,Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que lesévénements pussent accorder à une femme de son caractère :une bonne vengeance à perfectionner.

Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d’elle et classaitdans sa tête la topographie du jardin. Milady était comme unbon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite,et qui est tout près, selon les chances de la bataille, à marcheren avant ou à battre en retraite.

 Au bout d’une heure, elle entendit une douce voix qui l’appe-lait ; c’était celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait

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naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles al-laient souper ensemble.

En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d’une voi-ture qui s’arrêtait a la porte.

« Entendez-vous ? dit-elle.– Oui, le roulement d’une voiture.– C’est celle que mon frère nous envoie.– Oh ! mon Dieu !– Voyons, du courage ! »On sonna à la porte du couvent, Milady ne s’était pas

trompée.« Montez dans votre chambre, dit-elle à Mme Bonacieux,

 vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.

– J’ai ses lettres, dit-elle.– Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi,

nous souperons à la hâte, peut-être voyagerons-nous une partiede la nuit, il faut prendre des forces.

– Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sapoitrine, le cœur m’étouffe, je ne puis marcher.

– Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quartd’heure vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allezfaire, c’est pour lui que vous le faites.

– Oh ! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu mon courage parun seul mot ; allez, je vous rejoins. »

Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais deRochefort, et lui donna ses instructions.

Il devait attendre à la porte ; si par hasard les mousquetairesparaissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour ducouvent, et allait attendre Milady à un petit village qui était si-tué de l’autre côté du bois. Dans ce cas, Milady traversait le

 jardin et gagnait le village à pied ; nous l’avons dit déjà, Miladyconnaissait à merveille cette partie de la France.

Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaientcomme il était convenu : Mme Bonacieux montait dans la voi-ture sous prétexte de lui dire adieu et Milady enlevait MmeBonacieux.

Mme Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon si elle enavait, Milady répéta devant elle au laquais toute la dernièrepartie de ses instructions.

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Milady fit quelques questions sur la voiture : c’était unechaise attelée de trois chevaux, conduite par un postillon ; lelaquais de Rochefort devait la précéder en courrier.

C’était à tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n’eût

des soupçons : la pauvre jeune femme était trop pure poursoupçonner dans une autre femme une telle perfidie ; d’ailleursle nom de la comtesse de Winter, qu’elle avait entendu pronon-cer par l’abbesse, lui était parfaitement inconnu, et elle igno-rait même qu’une femme eût eu une part si grande et si fataleaux malheurs de sa vie.

« Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, toutest prêt. L’abbesse ne se doute de rien et croit qu’on me vientchercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les der-

niers ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vinet partons.

– Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. »Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un petit

 verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.« Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit

qui vient ; au point du jour nous serons arrivées dans notre re-traite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons, ducourage, prenez quelque chose. »

Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchéeset trempa ses lèvres dans son verre.

« Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien à seslèvres, faites comme moi. »

Mais au moment où elle l’approchait de sa bouche, sa mainresta suspendue : elle venait d’entendre sur la route comme leroulement lointain d’un galop qui allait s’approchant ; puis,presque en même temps, il lui sembla entendre des hennisse-ments de chevaux.

Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d’orage réveille aumilieu d’un beau rêve ; elle pâlit et courut à la fenêtre, tandisque Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait sursa chaise pour ne point tomber.

On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop quiallait toujours se rapprochant.

« Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu’est-ce que ce bruit ?– Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son

sang-froid terrible ; restez où vous êtes, je vais vous le dire. »

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Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pâlecomme une statue.

Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas êtreà plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point en-

core, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit de- venait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le bruitsaccadé de leurs fers.

Milady regardait de toute la puissance de son attention ; ilfaisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui

 venaient.Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des cha-

peaux galonnés et flotter des plumes ; elle compta deux, puiscinq puis huit cavaliers ; l’un d’eux précédait tous les autres de

deux longueurs de cheval.Milady poussa un rugissement étouffé. Dans celui qui tenait

la tête elle reconnut d’Artagnan.« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme Bonacieux, qu’y a-

t-il donc ?– C’est l’uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un ins-

tant à perdre ! s’écria Milady. Fuyons, fuyons !– Oui, oui, fuyons », répéta Mme Bonacieux, mais sans pou-

 voir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la terreur.

On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.« Venez donc ! mais venez donc ! s’écriait Milady en es-

sayant de traîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin,nous pouvons fuir encore, j’ai la clef, mais hâtons-nous, danscinq minutes il serait trop tard. »

Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba surses genoux.

Milady essaya de la soulever et de l’emporter, mais elle neput en venir à bout.

En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatrecoups de feu retentirent.

« Une dernière fois, voulez-vous venir ? s’écria Milady.– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces

me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyezseule.

– Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais », s’écriaMilady.

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Tout à coup, un éclair livide jaillit de ses yeux ; d’un bond,éperdue, elle courut à la table, versa dans le verre de Mme Bo-nacieux le contenu d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avecune promptitude singulière.

C’était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.Puis, prenant le verre d’une main ferme :« Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. »Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme qui

but machinalement.« Ah ! ce n’est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady

en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais,ma foi ! on fait ce qu’on peut. »

Et elle s’élança hors de l’appartement.

Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elleétait comme ces gens qui rêvent qu’on les poursuit et qui es-sayent vainement de marcher.

Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissaità la porte ; à chaque instant Mme Bonacieux s’attendait à voirreparaître Milady, qui ne reparaissait pas.

Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide àson front brûlant.

Enfin elle entendit le grincement des grilles qu’on ouvrait, le

bruit des bottes et des éperons retentit par les escaliers ; il sefaisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant,et au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer sonnom.

Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et s’élança vers laporte, elle avait reconnu la voix de d’Artagnan.

« D’Artagnan ! d’Artagnan ! s’écria-t-elle, est-ce vous ? Parici, par ici.

– Constance ! Constance ! répondit le jeune homme, où êtes- vous ? mon Dieu ! »

 Au même moment, la porte de la cellule céda au choc plutôtqu’elle ne s’ouvrit ; plusieurs hommes se précipitèrent dans lachambre ; Mme Bonacieux était tombée dans un fauteuil sanspouvoir faire un mouvement.

D’Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu’il tenait à lamain, et tomba à genoux devant sa maîtresse, Athos repassa lesien à sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs épéesnues, les remirent au fourreau.

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« Oh ! d’Artagnan ! mon bien-aimé d’Artagnan ! tu viensdonc enfin, tu ne m’avais pas trompée, c’est bien toi !

– Oui, oui, Constance ! réunis !– Oh !elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j’espérais

sourdement ; je n’ai pas voulu fuir ; oh ! comme j’ai bien fait,comme je suis heureuse ! » À ce mot, elle, Athos, qui s’était assis tranquillement, se leva

tout à coup.« Elle ! qui, elle ? demanda d’Artagnan.– Mais ma compagne ; celle qui, par amitié pour moi, voulait

me soustraire à mes persécuteurs ; celle qui, vous prenantpour des gardes du cardinal, vient de s’enfuir.

– Votre compagne, s’écria d’Artagnan, devenant plus pâle

que le voile blanc de sa maîtresse, de quelle compagne voulez- vous donc parler ?

– De celle dont la voiture était à la porte, d’une femme qui sedit votre amie, d’Artagnan ; d’une femme à qui vous avez toutraconté.

– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan ; mon Dieu ! nesavez-vous donc pas son nom ?

– Si fait, on l’a prononcé devant moi, attendez… mais c’estétrange… oh ! mon Dieu ! ma tête se trouble, je n’y vois plus.

– À moi, mes amis, à moi ! ses mains sont glacées, s’écriad’Artagnan, elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perdconnaissance ! »

Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissancede sa voix, Aramis courut à la table pour prendre un verred’eau ; mais il s’arrêta en voyant l’horrible altération du visaged’Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hérissés, les

 yeux glacés de stupeur, regardait l’un des verres et semblaiten proie au doute le plus horrible.

« Oh ! disait Athos, oh ! non, c’est impossible ! Dieu ne per-mettrait pas un pareil crime.

– De l’eau, de l’eau, criait d’Artagnan, de l’eau !« Pauvre femme, pauvre femme ! » murmurait Athos d’une

 voix brisée.Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de

d’Artagnan.« Elle revient à elle ! s’écria le jeune homme. Oh ! mon Dieu,

mon Dieu ! je te remercie !

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– Madame, dit Athos, madame, au nom du Ciel ! à qui ce verre vide ?

– À moi, monsieur…, répondit la jeune femme d’une voixmourante.

– Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre ?– Elle.– Mais, qui donc, elle ?– Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de

Winter… »Les quatre amis poussèrent un seul et même cri, mais celui

d’Athos domina tous les autres.En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide,

une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les

bras de Porthos et d’Aramis.D’Artagnan saisit les mains d’Athos avec une angoisse diffi-

cile à décrire.« Et quoi ! dit-il, tu crois… »Sa voix s’éteignit dans un sanglot.« Je crois tout, dit Athos en se mordant les lèvres jusqu’au

sang.– D’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria Mme Bonacieux, où es-tu ?

ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. »

D’Artagnan lâcha les mains d’Athos, qu’il tenait encore entreses mains crispées, et courut à elle.

Son visage si beau était tout bouleversé, ses yeux vitreuxn’avaient déjà plus de regard, un tremblement convulsif agitaitson corps, la sueur coulait sur son front.

« Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis deman-dez du secours !

– Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu’elle verse il n’y a pasde contrepoison.

– Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bona-cieux ; du secours ! »

Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tête du jeunehomme entre ses deux mains, le regarda un instant comme sitoute son âme était passée dans son regard, et, avec un cri san-glotant, elle appuya ses lèvres sur les siennes.

« Constance ! Constance ! » s’écria d’Artagnan.

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Un soupir s’échappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleu-rant celle de d’Artagnan ; ce soupir, c’était cette âme si chasteet si aimante qui remontait au ciel.

D’Artagnan ne serrait plus qu’un cadavre entre ses bras.

Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maî-tresse, aussi pâle et aussi glacé qu’elle.Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le

signe de la croix.En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi

pâle que ceux qui étaient dans la chambre, et regarda tout au-tour de lui, vit Mme Bonacieux morte et d’Artagnan évanoui.

Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit lesgrandes catastrophes.

« Je ne m’étais pas trompé, dit-il, voilà M. d’Artagnan, et vous êtes ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. »

Ceux dont les noms venaient d’être prononcés regardaientl’étranger avec étonnement, il leur semblait à tous trois lereconnaître.

« Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi àla recherche d’une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire ter-rible, a dû passer par ici, car j’y vois un cadavre ! »

Les trois amis restèrent muets ; seulement la voix comme le

 visage leur rappelait un homme qu’ils avaient déjà vu ; cepen-dant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.

« Messieurs, continua l’étranger, puisque vous ne voulez pasreconnaître un homme qui probablement vous doit la vie deuxfois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, lebeau-frère de cette femme. »

Les trois amis jetèrent un cri de surprise. Athos se leva et lui tendit la main.« Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous êtes des nôtres.– Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth, dit Lord

de Winter, je suis arrivé trois heures après elle à Boulogne, jel’ai manquée de vingt minutes à Saint-Omer ; enfin, à Lillers,

 j’ai perdu sa trace. J’allais au hasard, m’informant à tout lemonde, quand je vous ai vus passer au galop ; j’ai reconnu M.d’Artagnan. Je vous ai appelés, vous ne m’avez pas répondu ;

 j’ai voulu vous suivre, mais mon cheval était trop fatigué pouraller du même train que les vôtres. Et cependant il paraît que

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malgré la diligence que vous avez faite, vous êtes encore arri- vés trop tard !

– Vous voyez, dit Athos en montrant à Lord de Winter MmeBonacieux morte et d’Artagnan que Porthos et Aramis es-

sayaient de rappeler à la vie.– Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lordde Winter.

– Non, heureusement, répondit Athos, M. d’Artagnan n’estqu’évanoui.

– Ah ! tant mieux ! » dit Lord de Winter.En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les yeux.Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et se jeta comme

un insensé sur le corps de sa maîtresse.

 Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas lent et solennel,l’embrassa tendrement, et, comme il éclatait en sanglots, il luidit de sa voix si noble et si persuasive :

« Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, leshommes les vengent !

– Oh ! oui, dit d’Artagnan, oui ! si c’est pour la venger, je suisprêt à te suivre ! »

 Athos profita de ce moment de force que l’espoir de la ven-geance rendait à son malheureux ami pour faire signe à Por-

thos et à Aramis d’aller chercher la supérieure.Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor, encore toute

troublée et tout éperdue de tant d’événements ; elle appelaquelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monas-tiques, se trouvèrent en présence de cinq hommes.

« Madame, dit Athos en passant le bras de d’Artagnan sousle sien, nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cettemalheureuse femme. Ce fut un ange sur la terre avant d’êtreun ange au ciel. Traitez-la comme une de vos sœurs ; nous re-

 viendrons un jour prier sur sa tombe. »D’Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d’Athos et éclata

en sanglots.« Pleure, dit Athos, pleure, cœur plein d’amour, de jeunesse

et de vie ! Hélas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi !»

Et il entraîna son ami, affectueux comme un père, consolantcomme un prêtre, grand comme l’homme qui a beaucoupsouffert.

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Chapitre

64L'homme au manteau rouge

Le désespoir d’Athos avait fait place à une douleur concentrée,qui rendait plus lucides encore les brillantes facultés d’espritde cet homme.

Tout entier à une seule pensée, celle de la promesse qu’ilavait faite et de la responsabilité qu’il avait prise, il se retira ledernier dans sa chambre, pria l’hôte de lui procurer une cartede la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracées,reconnut que quatre chemins différents se rendaient de Bé-thune à Armentières, et fit appeler les valets.

Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se présentèrent etreçurent les ordres clairs, ponctuels et graves d’Athos.

Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se

rendre à Armentières, chacun par une route différente. Plan-chet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par la-quelle avait disparu la voiture sur laquelle les quatre amisavaient tiré, et qui était accompagnée, on se le rappelle, du do-mestique de Rochefort.

 Athos mit les valets en campagne d’abord, parce que, depuisque ces hommes étaient à son service et à celui de ses amis, ilavait reconnu en chacun d’eux des qualités différentes etessentielles.

Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moinsde défiance que leurs maîtres, et trouvent plus de sympathiechez ceux auxquels ils s’adressent.

Enfin, Milady connaissait les maîtres, tandis qu’elle neconnaissait pas les valets ; au contraire, les valets connais-saient parfaitement Milady.

Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain à onzeheures à l’endroit indiqué ; s’ils avaient découvert la retraitede Milady, trois resteraient à la garder, le quatrième

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reviendrait à Béthune pour prévenir Athos et servir de guideaux quatre amis.

Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour. Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son épée, s’envelop-

pa dans son manteau et sortit de l’hôtel ; il était dix heures àpeu près. À dix heures du soir, on le sait, en province les ruessont peu fréquentées. Athos cependant cherchait visiblementquelqu’un à qui il pût adresser une question. Enfin il rencontraun passant attardé, s’approcha de lui, lui dit quelques paroles ;l’homme auquel il s’adressait recula avec terreur, cependant ilrépondit aux paroles du mousquetaire par une indication.

 Athos offrit à cet homme une demi-pistole pour l’accompagner,mais l’homme refusa.

 Athos s’enfonça dans la rue que l’indicateur avait désignéedu doigt ; mais, arrivé à un carrefour, il s’arrêta de nouveau,

 visiblement embarrassé. Cependant, comme, plus qu’aucunautre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quel-qu’un, il s’y arrêta. En effet, au bout d’un instant, un veilleurde nuit passa. Athos lui répéta la même question qu’il avait dé-

 jà faite à la première personne qu’il avait rencontrée, le veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa à sontour d’accompagner Athos, et lui montra de la main le chemin

qu’il devait suivre. Athos marcha dans la direction indiquée et atteignit le fau-

bourg situé à l’extrémité de la ville opposée à celle par laquellelui et ses compagnons étaient entrés. Là il parut de nouveau in-quiet et embarrassé, et s’arrêta pour la troisième fois.

Heureusement un mendiant passa, qui s’approcha d’Athospour lui demander l’aumône. Athos lui proposa un écu pourl’accompagner où il allait. Le mendiant hésita un instant, maisà la vue de la pièce d’argent qui brillait dans l’obscurité, il sedécida et marcha devant Athos.

 Arrivé à l’angle d’une rue, il lui montra de loin une petitemaison isolée, solitaire, triste ; Athos s’en approcha, tandis quele mendiant, qui avait reçu son salaire, s’en éloignait à toutes

 jambes. Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de

la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte ; aucune lu-mière ne paraissait à travers les gerçures des contrevents,

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aucun bruit ne pouvait faire supposer qu’elle fût habitée, elleétait sombre et muette comme un tombeau.

Trois fois Athos frappa sans qu’on lui répondît. Au troisièmecoup cependant des pas intérieurs se rapprochèrent ; enfin la

porte s’entrebâilla, et un homme de haute taille, au teint pâle,aux cheveux et à la barbe noire, parut. Athos et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis

l’homme à la haute taille fit signe au mousquetaire qu’il pou- vait entrer. Athos profita à l’instant même de la permission, etla porte se referma derrière lui.

L’homme qu’Athos était venu chercher si loin et qu’il avaittrouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, oùil était occupé à retenir avec des fils de fer les os cliquetants

d’un squelette. Tout le corps était déjà rajusté : la tête seuleétait posée sur une table.

Tout le reste de l’ameublement indiquait que celui chez le-quel on se trouvait s’occupait de sciences naturelles : il y avaitdes bocaux pleins de serpents, étiquetés selon les espèces ; deslézards desséchés reluisaient comme des émeraudes tailléesdans de grands cadres de bois noir ; enfin, des bottes d’herbessauvages, odoriférantes et sans doute douées de vertus incon-nues au vulgaire des hommes, étaient attachées au plafond et

descendaient dans les angles de l’appartement.Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l’homme à la

haute taille habitait seul cette maison. Athos jeta un coup d’œil froid et indifférent sur tous les ob-

 jets que nous venons de décrire, et, sur l’invitation de celuiqu’il venait chercher, il s’assit près de lui.

 Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu’il ré-clamait de lui ; mais à peine eut-il exposé sa demande, que l’in-connu, qui était resté debout devant le mousquetaire, recula deterreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papiersur lequel étaient écrites deux lignes accompagnées d’une si-gnature et d’un sceau, et le présenta à celui qui donnait tropprématurément ces signes de répugnance. L’homme à lagrande taille eut à peine lu ces deux lignes, vu la signature etreconnu le sceau, qu’il s’inclina en signe qu’il n’avait plus au-cune objection à faire, et qu’il était prêt à obéir.

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 Athos n’en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit,reprit en s’en allant le chemin qu’il avait suivi pour venir, ren-tra dans l’hôtel et s’enferma chez lui.

 Au point du jour, d’Artagnan entra dans sa chambre et de-

manda ce qu’il fallait faire.« Attendre », répondit Athos.Quelques instants après, la supérieure du couvent fit préve-

nir les mousquetaires que l’enterrement de la victime de Mila-dy aurait lieu à midi. Quant à l’empoisonneuse, on n’en avaitpas eu de nouvelles ; seulement elle avait dû fuir par le jardin,sur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et donton avait retrouvé la porte fermée ; quant à la clé, elle avaitdisparu.

 À l’heure indiquée, Lord de Winter et les quatre amis se ren-dirent au couvent : les cloches sonnaient à toute volée, la cha-pelle était ouverte, la grille du chœur était fermée. Au milieudu chœur, le corps de la victime, revêtue de ses habits de no-

 vice, était exposé. De chaque côté du chœur et derrière desgrilles s’ouvrant sur le couvent était toute la communauté descarmélites, qui écoutait de là le service divin et mêlait sonchant au chant des prêtres, sans voir les profanes et sans être

 vue d’eux.

 À la porte de la chapelle, d’Artagnan sentit son courage quifuyait de nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais

 Athos avait disparu.Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s’était fait conduire

au jardin ; et là, sur le sable, suivant les pas légers de cettefemme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle avaitpassé, il s’avança jusqu’à la porte qui donnait sur le bois, se lafit ouvrir, et s’enfonça dans la forêt.

 Alors tous ses doutes se confirmèrent : le chemin par lequella voiture avait disparu contournait la forêt. Athos suivit le che-min quelque temps les yeux fixés sur le sol ; de légères tachesde sang, qui provenaient d’une blessure faite ou à l’homme quiaccompagnait la voiture en courrier, ou à l’un des chevaux, pi-quetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue à peuprès, à cinquante pas de Festubert, une tache de sang pluslarge apparaissait ; le sol était piétiné par les chevaux. Entre laforêt et cet endroit dénonciateur, un peu en arrière de la terre

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écorchée, on retrouvait la même trace de petits pas que dansle jardin ; la voiture s’était arrêtée.

En cet endroit, Milady était sortie du bois et était montéedans la voiture.

Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses soup-çons, Athos revint à l’hôtel et trouva Planchet qui l’attendaitavec impatience.

Tout était comme l’avait prévu Athos.Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarqué

les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l’endroit oùles chevaux s’étaient arrêtés ; mais il avait poussé plus loinqu’Athos, de sorte qu’au village de Festubert, en buvant dansune auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, ap-

pris que la veille, à huit heures et demie du soir, un hommeblessé, qui accompagnait une dame qui voyageait dans unechaise de poste, avait été obligé de s’arrêter, ne pouvant allerplus loin. L’accident avait été mis sur le compte de voleurs quiauraient arrêté la chaise dans le bois. L’homme était restédans le village, la femme avait relayé et continué son chemin.

Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit lachaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu’à Fro-melles, et de Fromelles elle était partie pour Armentières.

Planchet prit la traverse, et à sept heures du matin il était à Armentières.

Il n’y avait qu’un seul hôtel, celui de la Poste. Planchet allas’y présenter comme un laquais sans place qui cherchait unecondition. Il n’avait pas causé dix minutes avec les gens del’auberge, qu’il savait qu’une femme seule était arrivée à onzeheures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir lemaître d’hôtel et lui avait dit qu’elle désirerait demeurerquelque temps dans les environs.

Planchet n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Il courutau rendez-vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, lesplaça en sentinelles à toutes les issues de l’hôtel, et vint trou-

 ver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Plan-chet, lorsque ses amis rentrèrent.

Tous les visages étaient sombres et crispés, même le doux vi-sage d’Aramis.

« Que faut-il faire ? demanda d’Artagnan.– Attendre », répondit Athos.

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Chacun se retira chez soi. À huit heures du soir, Athos donna l’ordre de seller les che-

 vaux, et fit prévenir Lord de Winter et ses amis qu’ils eussent àse préparer pour l’expédition.

En un instant tous cinq furent prêts. Chacun visita ses armeset les mit en état. Athos descendit le premier et trouva d’Arta-gnan déjà à cheval et s’impatientant.

« Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu’un. »Les quatre cavaliers regardèrent autour d’eux avec étonne-

ment, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel étaitce quelqu’un qui pouvait leur manquer.

En ce moment Planchet amena le cheval d’Athos, le mous-quetaire sauta légèrement en selle.

« Attendez-moi, dit-il, je reviens. »Et il partit au galop.Un quart d’heure après, il revint effectivement accompagné

d’un homme masqué et enveloppé d’un grand manteau rouge.Lord de Winter et les trois mousquetaires s’interrogèrent du

regard. Nul d’entre eux ne put renseigner les autres, car tousignoraient ce qu’était cet homme. Cependant ils pensèrent quecela devait être ainsi, puisque la chose se faisait par l’ordred’Athos.

 À neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade semit en route, prenant le chemin qu’avait suivi la voiture.

C’était un triste aspect que celui de ces six hommes couranten silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes comme ledésespoir, sombres comme le châtiment.

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Chapitre

65Le jugement

C’était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraientau ciel, voilant la clarté des étoiles ; la lune ne devait se leverqu’à minuit.

Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à l’horizon, on aper-cevait la route qui se déroulait blanche et solitaire ; puis,l’éclair éteint, tout rentrait dans l’obscurité.

 À chaque instant, Athos invitait d’Artagnan, toujours à la têtede la petite troupe, à reprendre son rang qu’au bout d’un ins-tant il abandonnait de nouveau ; il n’avait qu’une pensée,c’était d’aller en avant, et il allait.

On traversa en silence le village de Festubert, où était restéle domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg ; ar-

rivés à Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prità gauche.

Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis,avaient essayé d’adresser la parole à l’homme au manteaurouge ; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite, ils’était incliné sans répondre. Les voyageurs avaient alors com-pris qu’il y avait quelque raison pour que l’inconnu gardât le si-lence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole.

D’ailleurs, l’orage grossissait, les éclairs se succédaient rapi-

dement, le tonnerre commençait à gronder, et le vent, précur-seur de l’ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les plumes descavaliers.

La cavalcade prit le grand trot.Un peu au-delà de Fromelles, l’orage éclata ; on déploya les

manteaux ; il restait encore trois lieues à faire : on les fit sousdes torrents de pluie.

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D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas mis son man-teau ; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l’eau sur son frontbrûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux.

 Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et allait

arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détachadu tronc avec lequel il était resté confondu dans l’obscurité, ets’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son doigt sur seslèvres.

 Athos reconnut Grimaud.« Qu’y a-t-il donc ? s’écria d’Artagnan, aurait-elle quitté

 Armentières ? »Grimaud fit de sa tête un signe affirmatif. D’Artagnan grinça

des dents.

« Silence, d’Artagnan ! dit Athos, c’est moi qui me suis char-gé de tout, c’est donc à moi d’interroger Grimaud.

– Où est-elle ? » demanda Athos.Grimaud étendit la main dans la direction de la Lys.« Loin d’ici ? » demanda Athos.Grimaud présenta à son maître son index plié.« Seule ? » demanda Athos.Grimaud fit signe que oui.« Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue d’ici,

dans la direction de la rivière.– C’est bien, dit d’Artagnan, conduis-nous, Grimaud. »Grimaud prit à travers champs, et servit de guide à la

cavalcade. Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva un ruisseau,

que l’on traversa à gué. À la lueur d’un éclair, on aperçut le village d’Erquinghem.« Est-ce là ? » demanda d’Artagnan.Grimaud secoua la tête en signe de négation.« Silence donc ! » dit Athos.Et la troupe continua son chemin.Un autre éclair brilla ; Grimaud étendit le bras, et à la lueur

bleuâtre du serpent de feu on distingua une petite maison iso-lée, au bord de la rivière, à cent pas d’un bac. Une fenêtre étaitéclairée.

« Nous y sommes », dit Athos.En ce moment, un homme couché dans le fossé se leva,

c’était Mousqueton ; il montra du doigt la fenêtre éclairée.

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« Elle est là, dit-il.– Et Bazin ? demanda Athos.– Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.– Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs. » Athos

sauta à bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains deGrimaud, et s’avança vers la fenêtre après avoir fait signe aureste de la troupe de tourner du côté de la porte.

La petite maison était entourée d’une haie vive, de deux outrois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu’à la fe-nêtre privée de contrevents, mais dont les demi-rideaux étaientexactement tirés.

Il monta sur le rebord de pierre, afin que son œil pût dépas-ser la hauteur des rideaux.

 À la lueur d’une lampe, il vit une femme enveloppée d’unemante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d’unfeu mourant : ses coudes étaient posés sur une mauvaise table,et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches commel’ivoire.

On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistrepassa sur les lèvres d’Athos, il n’y avait pas à s’y tromper,c’était bien celle qu’il cherchait.

En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tête, vit,

collé à la vitre, le visage pâle d’Athos, et poussa un cri. Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la fenêtre du genou

et de la main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la

chambre.Milady courut à la porte et l’ouvrit ; plus pâle et plus mena-

çant encore qu’Athos, d’Artagnan était sur le seuil.Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan, croyant qu’elle

avait quelque moyen de fuir et craignant qu’elle ne leur échap-pât, tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main.

« Remets cette arme à sa place, d’Artagnan, dit-il, il importeque cette femme soit jugée et non assassinée. Attends encoreun instant, d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs.»

D’Artagnan obéit, car Athos avait la voix solennelle et legeste puissant d’un juge envoyé par le Seigneur lui-même. Aus-si, derrière d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, Lord deWinter et l’homme au manteau rouge.

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Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.Milady était tombée sur sa chaise les mains étendues,

comme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevantson beau-frère, elle jeta un cri terrible.

« Que demandez-vous ? s’écria Milady.– Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s’estappelée d’abord la comtesse de La Fère, puis Lady de Winter,baronne de Sheffield.

– C’est moi, c’est moi ! murmura-t-elle au comble de la ter-reur, que me voulez-vous ?

– Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vousserez libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez.Monsieur d’Artagnan, à vous d’accuser le premier. »

D’Artagnan s’avança.« Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette

femme d’avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hiersoir. »

Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.« Nous attestons », dirent d’un seul mouvement les deux

mousquetaires.D’Artagnan continua.« Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme

d’avoir voulu m’empoisonner moi-même, dans du vin qu’ellem’avait envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le

 vin venait de mes amis ; Dieu m’a sauvé ; mais un homme estmort à ma place, qui s’appelait Brisemont.

– Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.– Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme de

m’avoir poussé au meurtre du baron de Wardes ; et, commepersonne n’est là pour attester la vérité de cette accusation, jel’atteste, moi.

« J’ai dit. »Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la chambre avec Por-

thos et Aramis.« À vous, Milord ! » dit Athos.Le baron s’approcha à son tour.« Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette

femme d’avoir fait assassiner le duc de Buckingham.– Le duc de Buckingham assassiné ? s’écrièrent d’un seul cri

tous les assistants.

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– Oui, dit le baron, assassiné ! Sur la lettre d’avis que vousm’aviez écrite, j’avais fait arrêter cette femme, et je l’avaisdonnée en garde à un loyal serviteur ; elle a corrompu cethomme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait

tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton paie de sa têtele crime de cette furie. »Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de

ces crimes encore inconnus.« Ce n’est pas tout, reprit Lord de Winter, mon frère, qui

 vous avait faite son héritière, est mort en trois heures d’uneétrange maladie qui laisse des taches livides sur tout le corps.Ma sœur, comment votre mari est-il mort ?

– Horreur ! s’écrièrent Porthos et Aramis.

– Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin demon frère, je demande justice contre vous, et je déclare que sion ne me la fait pas, je me la ferai. »

Et Lord de Winter alla se ranger près de d’Artagnan, laissantla place libre à un autre accusateur.

Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essayade rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.

« À mon tour, dit Athos, tremblant lui-même comme le liontremble à l’aspect du serpent, à mon tour. J’épousai cette

femme quand elle était jeune fille, je l’épousai malgré toute mafamille ; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un

 jour je m’aperçus que cette femme était flétrie : cette femmeétait marquée d’une fleur de lis sur l’épaule gauche.

– Oh ! dit Milady en se levant, je défie de retrouver le tribu-nal qui a prononcé sur moi cette sentence infâme. Je défie deretrouver celui qui l’a exécutée.

– Silence, dit une voix.– À ceci, c’est à moi de répondre ! »Et l’homme au manteau rouge s’approcha à son tour.« Quel est cet homme, quel est cet homme ? » s’écria Milady

suffoquée par la terreur et dont les cheveux se dénouèrent etse dressèrent sur sa tête livide comme s’ils eussent été vivants.

Tous les yeux se tournèrent sur cet homme, car à tous, ex-cepté à Athos, il était inconnu.

Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction queles autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mêlé

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en quelque chose à l’horrible drame qui se dénouait en cemoment.

 Après s’être approché de Milady, d’un pas lent et solennel,de manière que la table seule le séparât d’elle, l’inconnu ôta

son masque.Milady regarda quelque temps avec une terreur croissantece visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont laseule expression était une impassibilité glacée, puis tout àcoup :

« Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu’aumur ; non, non, c’est une apparition infernale ! ce n’est paslui ! à moi ! à moi ! » s’écria-t-elle d’une voix rauque en se re-tournant vers la muraille, comme si elle eût pu s’y ouvrir un

passage avec ses mains.« Mais qui êtes-vous donc ? s’écrièrent tous les témoins de

cette scène.– Demandez-le à cette femme, dit l’homme au manteau

rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a reconnu, elle.– Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! » s’écria Milady

en proie à une terreur insensée et se cramponnant des mains àla muraille pour ne pas tomber.

Tout le monde s’écarta, et l’homme au manteau rouge resta

seul debout au milieu de la salle.« Oh ! grâce ! grâce ! pardon ! » s’écria la misérable en tom-

bant à genoux.L’inconnu laissa le silence se rétablir.« Je vous le disais bien qu’elle m’avait reconnu ! reprit-il.

Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici monhistoire. »

Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendaitles paroles avec une avide anxiété.

« Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi bellequ’elle est belle aujourd’hui. Elle était religieuse au couventdes bénédictines de Templemar. Un jeune prêtre au cœursimple et croyant desservait l’église de ce couvent ; elle entre-prit de le séduire et y réussit, elle eût séduit un saint.

« Leurs vœux à tous deux étaient sacrés, irrévocables ; leurliaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux.Elle obtint de lui qu’ils quitteraient le pays ; mais pour quitterle pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la

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France, où ils pussent vivre tranquilles parce qu’ils seraient in-connus, il fallait de l’argent ; ni l’un ni l’autre n’en avait. Leprêtre vola les vases sacrés, les vendit ; mais comme ils s’ap-prêtaient à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux.

« Huit jours après, elle avait séduit le fils du geôlier et s’étaitsauvée. Le jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à laflétrissure. J’étais le bourreau de la ville de Lille, comme ditcette femme. Je fus obligé de marquer le coupable, et le cou-pable, messieurs, c’était mon frère !

« Je jurai alors que cette femme qui l’avait perdu, qui étaitplus que sa complice, puisqu’elle l’avait poussé au crime, par-tagerait au moins le châtiment. Je me doutai du lieu où elleétait cachée, je la poursuivis, je l’atteignis, je la garrottai et lui

imprimai la même flétrissure que j’avais imprimée à mon frère.« Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère parvint à

s’échapper à son tour, on m’accusa de complicité, et l’on mecondamna à rester en prison à sa place tant qu’il ne se seraitpas constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce juge-ment ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensembledans le Berry ; et là, il avait obtenu une petite cure. Cettefemme passait pour sa sœur.

« Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du

curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amou-reux au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quittacelui qu’elle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et de-

 vint la comtesse de La Fère… »Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véri-

table nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit lebourreau était vrai.

« Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarras-ser d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur etbonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et apprenant l’arrêtqui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier et sependit le même soir au soupirail de son cachot.

« Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaientcondamné me tinrent parole. À peine l’identité du cadavre fut-elle constatée qu’on me rendit ma liberté.

« Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la cause pour laquelle je l’ai marquée.

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– Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme ?

– La peine de mort, répondit d’Artagnan.– Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que

 vous réclamez contre cette femme ?– La peine de mort, reprit Lord de Winter.– Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes

ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cettefemme ?

– La peine de mort », répondirent d’une voix sourde les deuxmousquetaires.

Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas versses juges en se traînant sur ses genoux.

 Athos étendit la main vers elle.« Anne de Breuil, comtesse de La Fère, Milady de Winter,

dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dansle ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car vous êtescondamnée et vous allez mourir. »

 À ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady sereleva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces luimanquèrent ; elle sentit qu’une main puissante et implacable lasaisissait par les cheveux et l’entraînait aussi irrévocablement

que la fatalité entraîne l’homme : elle ne tenta donc pas mêmede faire résistance et sortit de la chaumière.

Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sor-tirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres et lachambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverteet sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.

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Chapitre

66L'exécution

Il était minuit à peu près ; la lune, échancrée par sa décrois-sance et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, selevait derrière la petite ville d’Armentières, qui détachait sur

sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et lesquelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lysroulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu ; tandisque sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se pro-filer sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés quifaisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. À gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immo-biles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre soncri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à

droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège,apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaientdes nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cetteheure sinistre.

De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon danstoute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire desarbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel etl’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dansl’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la na-

ture ; le sol était humide et glissant de la pluie qui venait detomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plusd’énergie.

Deux valets traînaient Milady, qu’ils tenaient chacun par unbras ; le bourreau marchait derrière, et Lord de Winter, d’Arta-gnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière lebourreau.

Planchet et Bazin venaient les derniers.

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Les deux valets conduisaient Milady du côté de la rivière. Sabouche était muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inexpri-mable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elleregardait.

Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets :« Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite ;

mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeursqui vous feront payer cher ma mort. »

Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous sesmembres.

 Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s’approcha vive-ment, Lord de Winter en fit autant.

« Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plussûrs. »

On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaudet de Mousqueton.

 Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de Milady etlui lia les pieds et les mains.

 Alors elle rompit le silence pour s’écrier :« Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins,

 vous vous mettez à dix pour égorger une femme ; prenez

garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée.– Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous

n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démonéchappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.

– Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites at-tention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à sontour un assassin.

– Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, ma-dame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa largeépée ; c’est le dernier juge, voilà tout : Nachrichter, commedisent nos voisins les Allemands. »

Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussadeux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre etétrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans lesprofondeurs du bois.

« Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont vousm’accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal,

 vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.

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– Je vous avais proposé Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoin’avez-vous pas voulu ?

– Parce que je ne veux pas mourir ! s’écria Milady en se dé-battant, parce que je suis trop jeune pour mourir !

– La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte,dit d’Artagnan.

– J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit Milady.– Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes

sortie pour perdre mon frère. »Milady poussa un cri d’effroi, et tomba sur ses genoux.Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter

 vers le bateau.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous doncme noyer ! »

Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Arta-gnan, qui d’abord était le plus acharné à la poursuite de Mila-dy, se laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bou-chant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant,malgré cela, il l’entendait encore menacer et crier.

D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœurlui manqua.

« Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puisconsentir à ce que cette femme meure ainsi ! »

Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était re-prise à une lueur d’espérance.

« D’Artagnan ! d’Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que jet’ai aimé ! »

Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit sur son

chemin.« Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous croi-

serons le fer ensemble.D’Artagnan tomba à genoux et pria.« Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.– Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que

 je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accom-plissant ma fonction sur cette femme.

– C’est bien. » Athos fit un pas vers Milady.

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« Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, monamour souillé et mon salut à jamais compromis par le déses-poir où vous m’avez jeté. Mourez en paix. »

Lord de Winter s’avança à son tour.« Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère,I’assassinat de Sa Grâce Lord Buckingham ; je vous pardonnela mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives surma personne. Mourez en paix.

– Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir,par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votrecolère ; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de mapauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous par-

donne et je pleure sur vous. Mourez en paix.– I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. »

 Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un deces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.

Elle ne vit rien.Elle écouta et n’entendit rien.Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.« Où vais-je mourir ? dit-elle.– Sur l’autre rive », répondit le bourreau.

 Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait ymettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.

« Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution ; que l’on voie bienque nous agissons en juges.

– C’est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, à son tour,cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier, maismon devoir. »

Et il jeta l’argent dans la rivière.Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant

la coupable et l’exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur larive droite, où ils étaient tombés à genoux.

Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sousle reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.

On le vit aborder sur l’autre rive ; les personnages se dessi-naient en noir sur l’horizon rougeâtre.

Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la cordequi liait ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta légère-ment à terre et prit la fuite.

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Mais le sol était humide ; en arrivant au haut du talus, elleglissa et tomba sur ses genoux.

Une idée superstitieuse la frappa sans doute ; elle compritque le Ciel lui refusait son secours et resta dans l’attitude où

elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes. Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement sesdeux bras, un rayon de lune se refléta sur la lame de sa largeépée, les deux bras retombèrent ; on entendit le sifflement ducimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquée s’af-faissa sous le coup.

 Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit àterre, y coucha le corps, y jeta la tête, le noua par les quatrecoins, le chargea sur son épaule et remonta dans le bateau.

 Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendantson fardeau au-dessus de la rivière :

« Laissez passer la justice de Dieu ! » cria-t-il à haute voix.Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui se

referma sur lui.Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Pa-

ris ; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et lemême soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. deTréville.

« Eh bien, messieurs, leur demanda le brave capitaine, vousêtes-vous bien amusés dans votre excursion ?

– Prodigieusement », répondit Athos, les dents serrées.

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Chapitre

67Conclusion

Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu’il avait faiteau cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle, sortitde sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui venait de

s’y répandre que Buckingham venait d’être assassiné.Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait tant aimé cou-rait un danger, la reine, lorsqu’on lui annonça cette mort, ne

 voulut pas la croire ; il lui arriva même de s’écrierimprudemment :

« C’est faux ! il vient de m’écrire. »Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale nou-

 velle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre parles ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et fu-

nèbre présent que Buckingham envoyait à la reine.La joie du roi avait été très vive ; il ne se donna pas la peine

de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation devantla reine. Louis XIII, comme tous les cœurs faibles, manquait degénérosité.

Mais bientôt le roi redevint sombre et mal portant : son frontn’était pas de ceux qui s’éclaircissent pour longtemps ; il sen-tait qu’en retournant au camp il allait reprendre son esclavage,et cependant il y retournait.

Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur et il était, lui,l’oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir luiéchapper.

 Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste.Nos quatre amis surtout faisaient l’étonnement de leurs cama-rades ; ils voyageaient ensemble, côte à côte, l’œil sombre et latête baissée. Athos relevait seul de temps en temps son largefront ; un éclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait

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sur ses lèvres, puis, pareil à ses camarades, il se laissait denouveau aller à ses rêveries.

 Aussitôt l’arrivée de l’escorte dans une ville, dès qu’ilsavaient conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient

ou chez eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaientni ne buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en regar-dant avec attention si nul ne les écoutait.

Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler lapie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu desuivre la chasse, s’étaient arrêtés dans un cabaret sur lagrande route, un homme, qui venait de La Rochelle à francétrier, s’arrêta à la porte pour boire un verre de vin, et plongeason regard dans l’intérieur de la chambre où étaient attablés

les quatre mousquetaires.« Holà ! monsieur d’Artagnan ! dit-il, n’est-ce point vous que

 je vois là-bas ? »D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme

qu’il appelait son fantôme, c’était son inconnu de Meung, de larue des Fossoyeurs et d’Arras.

D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la porte.Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu s’élança à bas de

son cheval, et s’avança à la rencontre de d’Artagnan.

« Ah ! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc en-fin ; cette fois vous ne m’échapperez pas.

– Ce n’est pas mon intention non plus, monsieur, car cettefois je vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrête et dis que

 vous ayez à me rendre votre épée, monsieur, et cela sans résis-tance ; il y va de la tête, je vous en avertis.

– Qui êtes-vous donc ? demanda d’Artagnan en baissant sonépée, mais sans la rendre encore.

– Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l’inconnu,l’écuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j’ai ordre de vous ra-mener à Son Éminence.

– Nous retournons auprès de Son Éminence, monsieur le che- valier, dit Athos en s’avançant, et vous accepterez bien la pa-role de M. d’Artagnan, qu’il va se rendre en droite ligne à LaRochelle.

– Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramè-neront au camp.

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– Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de gen-tilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi,ajouta Athos en fronçant le sourcil, M. d’Artagnan ne nousquittera pas. »

Le chevalier de Rochefort jeta un coup d’œil en arrière et vitque Porthos et Aramis s’étaient placés entre lui et la porte ; ilcomprit qu’il était complètement à la merci de ces quatrehommes.

« Messieurs, dit-il, si M. d’Artagnan veut me rendre sonépée, et joindre sa parole à la vôtre, je me contenterai de votrepromesse de conduire M. d’Artagnan au quartier de Mgr lecardinal.

– Vous avez ma parole, monsieur, dit d’Artagnan, et voici

mon épée.– Cela me va d’autant mieux, ajouta Rochefort, qu’il faut que

 je continue mon voyage.– Si c’est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c’est

inutile, vous ne la retrouverez pas.– Qu’est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.– Revenez au camp et vous le saurez. »Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n’était

plus qu’à une journée de Surgères, jusqu’où le cardinal devait

 venir au-devant du roi, il résolut de suivre le conseil d’Athos etde revenir avec eux.

D’ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c’était desurveiller lui-même son prisonnier.

On se remit en route.Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, on arriva à Sur-

gères. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi yéchangèrent force caresses, se félicitèrent de l’heureux hasardqui débarrassait la France de l’ennemi acharné qui ameutaitl’Europe contre elle. Après quoi, le cardinal, qui avait été pré-

 venu par Rochefort que d’Artagnan était arrêté, et qui avaithâte de le voir, prit congé du roi en l’invitant à venir voir lelendemain les travaux de la digue qui étaient achevés.

En revenant le soir à son quartier du pont de La Pierre, lecardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu’il habi-tait, d’Artagnan sans épée et les trois mousquetaires armés.

Cette fois, comme il était en force, il les regarda sévèrement,et fit signe de l’œil et de la main à d’Artagnan de le suivre.

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D’Artagnan obéit.« Nous t’attendrons, d’Artagnan », dit Athos assez haut pour

que le cardinal l’entendit.Son Éminence fronça le sourcil, s’arrêta un instant, puis

continua son chemin sans prononcer une seule parole.D’Artagnan entra derrière le cardinal, et Rochefort derrièred’Artagnan ; la porte fut gardée.

Son Éminence se rendit dans la chambre qui lui servait decabinet, et fit signe à Rochefort d’introduire le jeunemousquetaire.

Rochefort obéit et se retira.D’Artagnan resta seul en face du cardinal ; c’était sa seconde

entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu’il avait été bien

convaincu que ce serait la dernière.Richelieu resta debout, appuyé contre la cheminée, une table

était dressée entre lui et d’Artagnan.« Monsieur, dit le cardinal, vous avez été arrêté par mes

ordres.– On me l’a dit, Monseigneur.– Savez-vous pourquoi ?– Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je

pourrais être arrêté est encore inconnue de Son Éminence. »

Richelieu regarda fixement le jeune homme.« Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?– Si Monseigneur veut m’apprendre d’abord les crimes qu’on

m’impute, je lui dirai ensuite les faits que j’ai accomplis.– On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes plus

hautes que la vôtre, monsieur ! dit le cardinal.– Lesquels, Monseigneur ? demanda d’Artagnan avec un

calme qui étonna le cardinal lui-même.– On vous impute d’avoir correspondu avec les ennemis du

royaume, on vous impute d’avoir surpris les secrets de l’État,on vous impute d’avoir essayé de faire avorter les plans de

 votre général.– Et qui m’impute cela, Monseigneur ? dit d’Artagnan, qui se

doutait que l’accusation venait de Milady : une femme flétriepar la justice du pays, une femme qui a épousé un homme enFrance et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonnéson second mari et qui a tenté de m’empoisonner moi-même !

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– Que dites-vous donc là ? Monsieur, s’écria le cardinal éton-né, et de quelle femme parlez-vous ainsi ?

– De Milady de Winter, répondit d’Artagnan ; oui, de Miladyde Winter, dont, sans doute, Votre Éminence ignorait tous les

crimes lorsqu’elle l’a honorée de sa confiance.– Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis lescrimes que vous dites, elle sera punie.

– Elle l’est, Monseigneur.– Et qui l’a punie ?– Nous.– Elle est en prison ?– Elle est morte.– Morte ! répéta le cardinal, qui ne pouvait croire à ce qu’il

entendait : morte ! n’avez-vous pas dit qu’elle était morte ?– Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais par-

donné, mais elle a tué la femme que j’aimais. Alors, mes amiset moi, nous l’avons prise, jugée et condamnée. »

D’Artagnan alors raconta l’empoisonnement de Mme Bona-cieux dans le couvent des Carmélites de Béthune, le jugementde la maison isolée, l’exécution sur les bords de la Lys.

Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cepen-dant ne frissonnait pas facilement.

Mais tout à coup, comme subissant l’influence d’une penséemuette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu’alors,s’éclaircit peu à peu et arriva à la plus parfaite sérénité.

« Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avecla sévérité de ses paroles, vous vous êtes constitués juges, sanspenser que ceux qui n’ont pas mission de punir et qui pu-nissent sont des assassins !

– Monseigneur, je vous jure que je n’ai pas eu un instant l’in-tention de défendre ma tête contre vous. Je subirai le châti-ment que Votre Éminence voudra bien m’infliger. Je ne tienspas assez à la vie pour craindre la mort.

– Oui, je le sais, vous êtes un homme de cœur, monsieur, ditle cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc

 vous dire d’avance que vous serez jugé, condamné même.– Un autre pourrait répondre à Votre Éminence qu’il a sa

grâce dans sa poche ; moi je me contenterai de vous dire : «Ordonnez, Monseigneur, je suis prêt. »

– Votre grâce ? dit Richelieu surpris.

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– Oui, Monseigneur, dit d’Artagnan.– Et signée de qui ? du roi ? »Et le cardinal prononça ces mots avec une singulière expres-

sion de mépris.

« Non, de Votre Éminence.– De moi ? vous êtes fou, monsieur ?– Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture. »Et d’Artagnan présenta au cardinal le précieux papier

qu’Athos avait arraché à Milady, et qu’il avait donné à d’Arta-gnan pour lui servir de sauvegarde.

Son Éminence prit le papier et lut d’une voix lente et en ap-puyant sur chaque syllabe :

« C’est par mon ordre et pour le bien de État que le porteur

du présent a fait ce qu’il a fait.« Au camp devant La Rochelle, ce 5 août 1628.« Richelieu. »Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes, tomba dans une

rêverie profonde, mais il ne rendit pas le papier à d’Artagnan.« Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit

tout bas d’Artagnan ; eh bien, ma foi ! il verra comment meurtun gentilhomme. »

Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour

trépasser héroïquement.Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait le papier dans

ses mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard d’aigle sur cettephysionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visagesillonné de larmes toutes les souffrances qu’il avait enduréesdepuis un mois, et songea pour la troisième ou quatrième foiscombien cet enfant de vingt et un ans avait d’avenir, et quellesressources son activité, son courage et son esprit pouvaient of-frir à un bon maître.

D’un autre côté, les crimes, la puissance, le génie infernal deMilady l’avaient plus d’une fois épouvanté. Il sentait commeune joie secrète d’être à jamais débarrassé de ce complicedangereux.

Il déchira lentement le papier que d’Artagnan lui avait si gé-néreusement remis.

« Je suis perdu », dit en lui-même d’Artagnan.Et il s’inclina profondément devant le cardinal en homme qui

dit : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! »

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Le cardinal s’approcha de la table, et, sans s’asseoir, écrivitquelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaientdéjà remplis et y apposa son sceau.

« Ceci est ma condamnation, dit d’Artagnan ; il m’épargne

l’ennui de la Bastille et les lenteurs d’un jugement. C’est en-core fort aimable à lui. »« Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai

pris un blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nommanque sur ce brevet : vous l’écrirez vous-même. »

D’Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux dessus.C’était une lieutenance dans les mousquetaires.D’Artagnan tomba aux pieds du cardinal.« Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous ; disposez-en désor-

mais ; mais cette faveur que vous m’accordez, je ne la méritepas : j’ai trois amis qui sont plus méritants et plus dignes…

– Vous êtes un brave garçon, d’Artagnan, interrompit le car-dinal en lui frappant familièrement sur l’épaule, charmé qu’ilétait d’avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet cequ’il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nomsoit en blanc, c’est à vous que je le donne.

– Je ne l’oublierai jamais, répondit d’Artagnan. Votre Émi-nence peut en être certaine. »

Le cardinal se retourna et dit à haute voix :« Rochefort ! »Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte entra

aussitôt.« Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d’Artagnan ; je le

reçois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l’on s’embrasseet que l’on soit sage si l’on tient à conserver sa tête.

Rochefort et d’Artagnan s’embrassèrent du bout des lèvres ;mais le cardinal était là, qui les observait de son œil vigilant.

Ils sortirent de la chambre en même temps.« Nous nous retrouverons, n’est-ce pas, monsieur ?– Quand il vous plaira, fit d’Artagnan.– L’occasion viendra, répondit Rochefort.– Hein ? » fit Richelieu en ouvrant la porte.Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la main et sa-

luèrent Son Éminence.« Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.

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– Me voilà, mes amis ! répondit d’Artagnan, non seulementlibre, mais en faveur.

– Vous nous conterez cela ?– Dès ce soir. »

En effet, dès le soir même d’Artagnan se rendit au logisd’Athos, qu’il trouva en train de vider sa bouteille de vin d’Es-pagne, occupation qu’il accomplissait religieusement tous lessoirs.

Il lui raconta ce qui s’était passé entre le cardinal et lui, et ti-rant le brevet de sa poche :

« Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui vous revient toutnaturellement. »

 Athos sourit de son doux et charmant sourire.

« Amis, dit-il, pour Athos c’est trop ; pour le comte de LaFère, c’est trop peu. Gardez ce brevet, il est à vous ; hélas,mon Dieu ! vous l’avez acheté assez cher. »

D’Artagnan sortit de la chambre d’Athos, et entra dans cellede Porthos.

Il le trouva vêtu d’un magnifique habit, couvert de broderiessplendides, et se mirant dans une glace.

« Ah ! ah ! dit Porthos, c’est vous, cher ami ! commenttrouvez-vous que ce vêtement me va ?

– À merveille, dit d’Artagnan, mais je viens vous proposer unhabit qui vous ira mieux encore.

– Lequel ? demanda Porthos.– Celui de lieutenant aux mousquetaires.D’Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal,

et tirant le brevet de sa poche :« Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom là-dessus, et

soyez bon chef pour moi.Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit à d’Artagnan,

au grand étonnement du jeune homme.« Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n’aurais pas

assez longtemps à jouir de cette faveur. Pendant notre expédi-tion de Béthune, le mari de ma duchesse est mort ; de sorteque, mon cher, le coffre du défunt me tendant les bras,

 j’épouse la veuve. Tenez, j’essayais mon habit de noce ; gardezla lieutenance, mon cher, gardez. »

Et il rendit le brevet à d’Artagnan.Le jeune homme entra chez Aramis.

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Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le front appuyécontre son livre d’heures ouvert.

Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour latroisième fois son brevet de sa poche :

« Vous, notre ami, notre lumière, notre protecteur invisible,dit-il, acceptez ce brevet ; vous l’avez mérité plus que per-sonne, par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de siheureux résultats.

– Hélas, cher ami ! dit Aramis, nos dernières aventures m’ontdégoûté tout à fait de la vie d’homme d’épée. Cette fois, monparti est pris irrévocablement, après le siège j’entre chez leslazaristes. Gardez ce brevet, d’Artagnan, le métier des armes

 vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine. »

D’Artagnan, l’œil humide de reconnaissance et brillant de joie, revint à Athos, qu’il trouva toujours attablé et mirant sondernier verre de malaga à la lueur de la lampe.

« Eh bien, dit-il, eux aussi m’ont refusé.– C’est que personne, cher ami, n’en était plus digne que

 vous. »Il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom de d’Artagnan,

et le lui remit.« Je n’aurai donc plus d’amis, dit le jeune homme, hélas !

plus rien, que d’amers souvenirs… »Et il laissa tomber sa tête entre ses deux mains, tandis que

deux larmes roulaient le long de ses joues.« Vous êtes jeune, vous, répondit Athos, et vos souvenirs

amers ont le temps de se changer en doux souvenirs ! »

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Chapitre

68Epilogue

La Rochelle, privée du secours de la flotte anglaise et de la di- vision promise par Buckingham, se rendit après un siège d’unan. Le 28 octobre 1628, on signa la capitulation.

Le roi fit son entrée à Paris le 23 décembre de la même an-née. On lui fit un triomphe comme s’il revenait de vaincre l’en-nemi et non des Français. Il entra par le faubourg Saint-

 Jacques sous des arcs de verdure.D’Artagnan prit possession de son grade. Porthos quitta le

service et épousa, dans le courant de l’année suivante, MmeCoquenard, le coffre tant convoité contenait huit cent millelivres.

Mousqueton eut une livrée magnifique, et de plus la satisfac-

tion, qu’il avait ambitionnée toute sa vie, de monter derrière uncarrosse doré.

 Aramis, après un voyage en Lorraine, disparut tout à coup etcessa d’écrire à ses amis. On apprit plus tard, par Mme deChevreuse, qui le dit à deux ou trois de ses amants, qu’il avaitpris l’habit dans un couvent de Nancy.

Bazin devint frère lai. Athos resta mousquetaire sous les ordres de d’Artagnan jus-

qu’en 1633, époque à laquelle, à la suite d’un voyage qu’il fit

en Touraine, il quitta aussi le service sous prétexte qu’il venaitde recueillir un petit héritage en Roussillon.

Grimaud suivit Athos.D’Artagnan se battit trois fois avec Rochefort et le blessa

trois fois.« Je vous tuerai probablement à la quatrième, lui dit-il en lui

tendant la main pour le relever.– Il vaut donc mieux pour vous et pour moi que nous en res-