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Du même auteur :

Un été trop bleu Presses libres du Québec (1984)

La maison des dunes Hélios / L’Aire (1986)

Boulevard de l’horizon L’Aire (1989)

Passagers du temps L’Aire (1996)

Retour au Québec Neige (2000)

Histoire du Jazz, histoires de Jazz Neige (2001)

Michel Sandoz

Ginkgo éditeur

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© Ginkgo éditeur, 2009

à Jean-Claude Darnal :

« Un pas c’est un pas et ton pas c’est mon pas.Un jour tu verras un gamin qui suivra ton pas et le dépassera. »

à Martial Leiter :

«A son regard complice, à son combat pour que ce monde soit chaque jour un peu autre».

« Un orchestre infernal, tantôt mécanique, tantôt humain, distribuant automatiquement le blues et les fox-trot. »

Pierre Mac OrlanLa Bandera

Devant cette photo, tout m’apparaît :Cette main dans celle de Tom, c’est Fox

Trot, le bonheur, la jeunesse et l’éternité. Je vois Tom et sa mère, Tina, leurs visages

dénués de toute expression semblent être le reflet de la distance, de l’incompréhension qui les sépare.

Cette femme à genoux, c’est Monique qui s’inquiète, qui veille sur Tom, la main sur son épaule, c’est la marraine qui écoute, la présence féminine. C’est aussi le partage, les secrets et l’amour qui les lient.

Tom sur les planches est spectateur de ce huis-clos, mais acteur du rôle de sa vie.

Je ressens l’odeur de poussière et de jasmin d’une antique maison rouge dont le grenier révèle ses souvenirs qui ne meurent jamais.

La pâleur des masques ressemble à celle des fantômes qui peuplent cette demeure.

C’est nous les spectateurs de ce petit monde, dès l’ouverture du rideau sur une mise en scène.

C’est l’espoir d’un monde plus beau. Et c’est aussi l’annonce du début de la représentation…

Charline Brand

Première Partie

la maison rouge

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à l’approche des grands froids, Tom sort son cache-nez d’avant-guerre et saute à pieds joints dans les premières bourrasques. Ses mains nues s’engourdissent au seul souvenir de l’hiver 1956. La France grelotte du côté du Pas-de-Calais, en face des côtes anglaises, devant une mer verte et vivante. Le souffle du vent forme des congères dont certaines sont hautes comme des voiles de mer. Tom les aperçoit depuis la maison rouge, nichée près des dunes. Je viens tout juste de fêter ses quinze ans dans cette bâtisse aux profondes lézardes. Bloqué par les intempéries, Tom en-tend le sifflement des tuiles qui s’envolent au-dessus de sa tête. Il aime cette maison mys-térieuse au cachet frappé XVIIIe siècle sur le porche. On la dit hantée depuis que feu Sta-nislas de la Roquette, le célèbre dramaturge

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l’a acquise. On raconte au pays que son fan-tôme se promène parfois la nuit…

Le rôle de chacun se tire au sort chaque soir. à commencer par la descente aux enfers, les contraintes du chauffage au charbon. Dans la cave, les rats guettent le mouvement. Certains, immobiles, semblent charmés, tendent l’oreille à la résonnante musique de Chopin interprétée au piano par les deux femmes de la maison, Monique, la marraine de Tom et moi, Tina, sa mère.

Ce matin-là, en plein cœur de décembre, je retrouve Tom à l’heure du petit-déjeuner, assis à table sur la scène du théâtre désaf fecté que ce cher Stanislas a jadis fait aménager pour y donner des répétitions. L’ancienne salle regorge d’extraits de journaux, de faits divers, de photos et de livres sur les tueurs en série. Ces documents vaquent, empilés dans le fatras du décor. Une source inépuisable pour mon livre. Mais, étrangement, aucun écrit du dramaturge… à croire que Stanislas ne lisait que des romans policiers.

Tom affiche du coin de l’œil sa méfiance des mauvais jours. Drapée dans ma robe de scène, je m’ingénie à dicter ma loi dès le saut

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du lit et débute ma journée par quelques cigarettes fumées bout à bout.

Un fond de teint appliqué hâtivement, un rouge aux joues qui me donne des allures d’indienne sur le sentier de la guerre. Je prépare machinalement les tartines, le lait, le café.

- On déjeunera plus tard Tom, j’ai mieux à faire, j’écris.

Il me décoche un regard noir, mais reste silencieux. Un rapide coup d’œil circulaire lui permet de remarquer les manteaux au sol et quelques dessous sur les commodes.

Je sais qu’il a visité une à une les pièces de la demeure, constaté aussi que seules trois d’entre elles sont habitables. Les autres ser-vent d’entrepôt aux décors de théâtre du vieux Stanislas. Un vrai capharnaüm. Des vêtements sont même éparpillés dans les es-caliers, de ma chemise de nuit aux robes de soirée. De quoi assouvir mes coquetteries, m’habiller pour sortir. Mais c’est impossible par les intempéries qui courent. Alors je me recroqueville, claquemurée dans la maison rouge…

Tom, encore plongé dans ses pensées, m’adresse un sourire crispé, du coin des lèvres. Un silence forcé nous unit, une

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incompréhension. Peut-être était-ce moi qui après tout ne savais pas communiquer… Mais en avais-je vraiment envie ?

Je rassemble les feuillets écrits la veille, entrebâille la porte, passe une tête puis le corps. Je me sens fière de défendre ma peau de romancière et de l’entretenir de mon prochain roman policier.

D’entrée de jeu, je me donne une pose de comédienne, mon deuxième métier, mais je tremble. Ces derniers temps, j’avale des médicaments pour éviter de boire. Mon port de voix est saccadé, mes gestes maladroits. Décidément, ce foutu livre n’avance pas.

Je bois un verre d’eau, j’ajuste mes gestes et rejoins Tom à table. Nous ne sommes plus deux, mais trois.

Un homme de forte stature s’impose. Il porte des épaulettes de capitaine de police. Je l’interpelle :

- D’où sors-tu ? Je ne t’attendais pas ce matin.

- Les routes sont coupées, mais je suis là.Il se présente à Tom :- Capitaine de police Laframboise, ça ne

s’invente pas !L’homme lui sourit gentiment. Un ange

passe. Je prends mon courage à deux mains

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et lis un extrait de mon roman à haute voix : « L’enquête de l’inspecteur piétinait. Ses soupçons se portaient sur une femme qu’il venait d’entrevoir. Elle était vêtue d’un peignoir ouvert sur une poitrine si parfaite qu’il en oubliait de la questionner. Pauvre inspecteur, la chair le rendait si faible qu’il se montrait bien incapable de poursuivre son enquête. Du moins était-ce ce que je pensais. Je m’efforçais alors de le séduire coûte que coûte. Il était fort bel homme et je sentais déjà ses mains arracher mon peignoir, effleurer mon corps, caresser mon entrecuisse et… »

- C’est fou ce que ton policier me ressemble. Sauf que moi, je suis capitaine, capitaine Laframboise, ne nous mentons pas !

Il se déhanche aussitôt, propose un festival de claquettes à couper le souffle, puis sort un chapeau de sa poche. Tout en saluant ses spectateurs, il ajoute :

- Quelle qualité de plancher ! Idéal pour un danseur comme moi. Enfin, c’est tout dire ! Je m’amuse surtout. Tom, tu viens de rencontrer un policier plutôt frivole, un ami de ta mère…

- En effet, nous nous connaissons trop bien tous les deux… ajoute Tina à son long soupir.

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- Ca n’a pas l’air de te réjouir, Tina. Pourtant, tu es bien contente de le trouver le bon vieux Laframboise quand tu en as besoin ! Tous les faits divers qui nourrissent tes romans, c’est bien lui qui te les révèle, non ? D’ailleurs, il n’est jamais venu à ton esprit de romancière de consulter des documents sur les tueurs en série ? Ce n’est pourtant pas ce qui manque dans cette maison…

Je le fixe dans le blanc des yeux, ne réponds pas. Je me décide à poursuivre ma lecture quand subitement une fenêtre s’ouvre. Un courant d’air traverse la pièce et soulève ma robe sur mes fesses nues. Des feuillets s’échappent de mes mains. Les deux hommes ne perdent pas une miette du spectacle et me regardent glisser sur le parquet, bougonner, fermer le rideau de scène improvisé. Je sors enfin de la pièce, excédée.

Fin de la représentation.

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Le lendemain, mon ami le capitaine a disparu. Je ne m’en étonne pas. Il doit enquêter ailleurs.

Tom se lève et découvre mes cigarettes à moitié consumées dans des cendriers de fortune. Je passe le plus naturellement du monde en chemise de nuit transparente sous son nez sans qu’il me prête attention.

- Mais, qui a osé fermer mon rideau de scène ?

Tom est engoncé sur sa chaise. Sa vue se trouble.

- Tu ne m’écoutes pas Tom ?Il ne bronche pas. Son silence est sa

défense. à qui pouvait-il penser ? à moi Tina ? Assurément une mère pas comme les autres…

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Quelques jours passent. Les lectures sont provisoirement suspendues. Mon inspiration est en cale sèche. Je ne suis plus capitaine du navire.

Monique fait son entrée, avance pieds nus, l’humeur vagabonde. Elle a cet air évanescent qui la rend si légère. Elle dispose les couverts de son cher Stanislas, l’ancêtre de la maison, « son fantôme » comme elle dit.

- J’espère le rencontrer un jour ou l’autre… j’aimerais tant qu’il me parle de sa pièce Les derniers jours d’Héloïse dans la maison rouge.

- Pour être franche Monique, je la trouve indigeste cette pièce aux longues tirades désuètes.

De toute façon elle ne m’écoute pas. Toute son attention se porte sur Tom qu’elle embrasse longuement. Ils ne se quittent pas des yeux. Elle lui dit :

- Tu sais Tom que le Québec m’attend pour mes concerts. Je partirai quand la pluie aura cessé de s’abattre sur l’Atlantique. Mais, avant, je voudrais te présenter des amis, des épouvantails. Ils habitent un champ de blé, à quelques pas de la maison…

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- De quoi parles-tu Monique ? Qui sont ces épouvantails ?

- Je parlais à Tom, Tina.

Je suis à leur table, mais je n’existe déjà plus.

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Les jours suivants, nous éprouvons curieusement du plaisir à nous retrouver, Monique et moi. Comme font les femmes insoumises, nous dansons sur le tempo d’un fox-trot, sa danse préférée. Moi, emportée par le tourbillon des souvenirs, j’évolue fièrement dans la robe de soie noire de mes vingt ans. La même silhouette, quelques rides en plus…

Je me rappelle cette époque où nous nous cachions des hommes, de nous-même pour nous brûler les ailes sur le bûcher de la jeunesse. Parfois, nous avancions nues sous des manteaux de fourrure, offrant nos corps dans des lieux incertains, des lits de hasard pour retrouver les amants d’un soir. Nous nous entraînions l’une et l’autre à l’envers de nos sentiments…

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- Tu te souviens Monique de nos belles escarmouches ? Nous étions libres, si libres…

- Je me souviens surtout du jour où Tom est apparu dans notre vie…

Je reste muette.

à la tombée de la nuit, Tom nous attend en embuscade, guette nos moindres faits et gestes et admire, au passage, la croupe de Monique qui s’élance dans sa robe transparente. Il voit déambuler ses deux favorites, les corps perlant de sueur. Nous lui jetons en pâture des propos impudents. Avions-nous éclaboussé le seuil de ses sentiments?

Monique me prend par la main, m’emmène au rendez-vous de Fréderic, l’amour de sa vie. Chopin nous réunissait toujours pour un quatre mains.

Puis, comme chaque soir, je la quitte, retrouve ma chambre pour écrire. Une fois de plus, les phrases filent entre mes doigts. Mon inspiration fout le camp. Les notes se diluent dans le silence de la nuit. Le vent s’apaise, les bruits de pas cessent, je m’endors.

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Le rituel des matins buissonniers se prolonge. Le rideau de scène ouvert, je scrute à nouveau leurs moindres réactions. Je les vois à tour de rôle, mes petits chéris, glissés dans la peau des personnages de mon livre.

Intriguée par le bruit d’un craquement de plancher, je me retourne et sens la présence réconfortante de mon ami le capitaine de police. Je le sais à l’écoute des pérégrinations de mes personnages : il est l’un d’entre eux. Je poursuis la lecture :

« L’inspecteur semblait surtout intéressé par la plastique de son interlocutrice. Il continuait à la déshabiller des yeux… Le policier maladroit n’avait de cesse de lui marcher sur les pieds… »

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Les feuillets du manuscrit me tombent des mains. Monique et Tom esquissent un sourire. Je me sens nerveuse, mon corps se met à trembler.

Mon désarroi n’échappe pas à Monique.- Tu liras tes extraits un autre jour, Tina.Elle passe une main dans mes cheveux

défaits avant de reconstituer la pile de feuillets égarés. Cette attention éveille ma mauvaise humeur. Le sang bouillonne dans mes veines, je tente de l’écarter, elle s’emporte :

- Le jour où tu auras raté ton roman, il sera trop tard pour regretter de ne pas avoir joué ton rôle de mère. Regarde-le, il est vivant et n’attend que toi. Les autres, ça existe ailleurs que sur papier, tu ne crois pas ?

J’ajuste un sourire ironique, sans conviction.

- Tu as sans doute raison Monique, mais j’aime écrire, un point c’est tout. Tom est à toi tous les jours de la semaine. Tu m’as promis de prendre soin de lui quand son père nous a quitté. Je t’ai désignée marraine, alors à toi de jouer !

Monique semble excédée, elle quitte la pièce en compagnie de Tom qui heurte au passage le capitaine.

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- Et bien Tom, tu es aussi maladroit que ta mère…

Le capitaine lui tapote affectueusement les cheveux et jette un regard confus à Monique. Il semble gêné d’avoir assisté, bien malgré lui, à nos éclats de voix.

Comme pour dissiper son malaise, il improvise sur le champ une démonstration de claquettes. Il joue les Gene Kelly pour épater la galerie ! Monique le rejoint pour un final à couper le souffle. Encore haletante, elle se tourne vers moi et me dit:

- Tu devrais l’inviter plus souvent à la maison Tina. Il est contagieux cet homme-là. Dommage qu’il soit policier…

Et le capitaine de répondre :- Mais pourquoi ma belle ?- Je garde un souvenir peu flatteur de

mon arrière-grand oncle, le meilleur ami de Gaston Leroux…

- Mais que dites-vous ? Leroux ? C’est Rouletabille ! Le détective en personne, la gloire de tous les lecteurs de littérature po-licière, l’auteur du mystère de la chambre jaune.

- Oui, c’est ça. Il s’appelait Archibald… Il était comme vous, un ancien flic. Il s’était reconverti comme tant d’autres dans la

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restauration. Son café se trouvait à deux pas du Palais de Justice d’une ville dont je tairai le nom. Il était à l’affût des faits divers. En somme, il vous ressemblait…

- Vous me navrez ma petite. Premièrement, je ne suis pas un ancien flic, enfin pas tout à fait, bien que cette enquête soit vraisem-blablement ma dernière. Et secondo, je me prépare une retraite bien plus décente. Comme vous l’avez vu, je danse…

Leur discussion m’ennuie. Je m’impa-tiente :

- Et si on se revoyait plus tard ou jamais ? Je suppose qu’une autre enquête t’attend, non ?

Laframboise me salue, virevolte et quitte la pièce. Je ne devais plus le revoir à la maison rouge.

Monique serre le poing, fait mine d’avoir oublié notre escarmouche, mais moi pas. Je rumine, peste. Ma bouche reste ouverte, béante. L’écume sort de mes lèvres. Soudain, je vacille et chute. Monique s’empresse de me relever et me conduit à ma chambre. Je n’y trouve curieusement ni les lainages, ni les écharpes de la veille. Encore moins mes chères bouteilles de whisky. Je fouille

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mes tiroirs, vides. Les derniers feuillets du manuscrit se sont volatilisés… Je tente malgré tout de ne pas me départir pas de mon faux calme olympien:

- Tu sais Monique, je viens de descendre à la cave. De prime abord, les vivres se raréfient, je ne m’en réjouis guère.

- Ah c’est bien dit. Tu parles comme tu écris…

J’acquiesce, embarrassée. Mon esprit est ailleurs. Je n’ose pas lui révéler la disparition des feuillets. J’ajoute :

- Et puis, c’est peut-être un détail pour toi, mais le chauffage est une fois de plus tombé en panne….

Le soir même, Tom doit assurer les pelletées de charbon. Il est condamné à répéter ce geste trois fois par jour. Du moins, le croit-il. Par deux fois, en descendant à la cave, il découvre le charbon rougi et deux pelles encore chaudes placées devant l’âtre. Quelqu’un était passé. Il ne s’en montrait pas étonné, ni Monique d’ailleurs qui n’avait pas tardé à le rejoindre. Je les avais suivis. Nul ne sait mieux que moi se faufiler dans la maison rouge. J’en connais les moindres

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recoins. Je suis là, à deux pas, mais ils ne me voient pas…

Tom décide de regagner sa chambre, Mo-nique l’accompagne. Dans les escaliers, ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Ils res-tent ainsi, souffle contre souffle. Tom caresse la nuque de Monique et dénoue ses cheveux. Sans repousser ses gestes pudiques d’adoles-cent maladroit, elle l’emmène prestement à l’étage, du côté de la bibliothèque. Elle touche ses joues en feu, découvre son désir, baisse les yeux. Un amoncellement de pa-piers rongés par les rats jonche le plancher. On ne les entend plus, ont-ils disparu ?

Plus tard dans la nuit, les pluies sont si violentes qu’on craint de voir la maison céder, balayée par le vent comme un château de cartes. Des bruits de pas martèlent le sol, suivis de chuchotements. Des voix tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent. Monique est allongée sur son lit, nue. Tom la contemple une dernière fois avant de quitter sa chambre. Il me croise sans me voir et se dirige vers le grenier. Les bruits cessent. La musique de Chopin qui résonne dans une pièce voisine le distrait alors. Il s’y rend, pousse la porte. La sonate s’achève aussitôt sans que personne ne figure derrière le piano…

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Le mauvais temps perdure sur l’Atlantique, Monique ne peut toujours pas rega gner le Québec. Elle se décide à rouvrir ses malles, sort ses chapeaux et prend plaisir à se déguiser. Tom profite de tous les instants passés avec elle.

Un soir, je surprends Tom dans l’embra-sure d’une porte. Il avance, un nez rouge de clown blanc sur son visage pâle, et convie Monique à devenir son monsieur Loyal. Elle s’approche et trace à la craie une piste sur le parquet, elle y dispose les rails d’un train électrique, puis les locomotives et les wagons. Le convoi est prêt à être lancé. Je referme la porte, discrètement.

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Le lendemain matin, je me montre tardivement au sortir d’une mauvaise nuit. Ils m’ont certainement entendu monologuer toute la nuit. Je les ai cherchés partout, de la cave au grenier. Mais de grenier justement il n’y en a pas. Je sens comme un flottement dans l’air. Cette maison ne m’inspire plus. Sans doute la connaissent-ils mieux que moi. M’ont-ils faussé compagnie ?

Je remarque une trappe en haut des esca-

liers. J’hésite avant d’entrer, mais la curiosité me dévore. Je cherche à tâtons l’interrupteur. La pièce s’illumine. Des ampoules de ma-nège, rouges, bleues, jaunes. Dans le fond, mon ancien bureau de romancière. Au-des-sus, des feuilles suspendues à une corde par des pinces à linge. Je reconnais mon manus-crit. Monique en prend donc soin, elle l’em-mène jusqu’ici. Je m’en trouve soulagée. Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier gît sur le sol. Je le saisis et lis à haute voix :

« Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrées, sous des vignes vierges, à l’extrémité du bourg ; une cour immense avec préaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail ; sur le côté nord, la route où donnait une

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petite grille et qui menait vers La Gare, à trois kilomètres ; au sud et par-derrière, des champs, des jardins et des prés qui rejoignaient les faubourgs… tel est le plan sommaire de cette demeure où s’écoulèrent les jours les plus tourmentés et les plus chers de ma vie-demeure d’où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures.»

Je pense à Tom. Monique lui dirait que les livres sont les locataires éternels des maisons. Elle passerait la main dans ses cheveux, lui soufflerait à l’oreille que les visiteurs des greniers ont rendez-vous avec leur passé.

Je referme le livre et éprouve un sentiment d’abandon.

Je poursuis mon exploration des lieux. Une photo au fond d’une panière attire mon attention. C’est Max, le mari de Monique, le soir de l’ouverture de l’hôtel. Il voulait y accueillir la terre entière, offrir un toit aux plus démunis. Il y allait de sa poche Max, il avait le sens du partage. Je me rappelle précisément le jour de leur mariage. Monique s’était élancée sur la piste pour danser le fox-trot sur le fameux air Dans la vie faut pas s’en faire… . Max la filmait.

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Monique évoquait souvent ce vrai coup de foudre à deux. Elle racontait comment elle était tombée amoureuse de cet homme, « un broussailleux » qui ressemblait au chien de son enfance ! Il lui avait fait la cour pendant plus d’un an. Max, le seul homme qui aurait pu me réconcilier avec la vie…

Les souvenirs se dissipent, je repose la photo. J’aperçois un cahier ouvert, près de mon bureau. Je m’approche et reconnais l’écriture de Monique : il faut toujours se souvenir des greniers et des souvenirs qui ne dorment que d’un œil.

De quoi s’agit-il ? Je saisis le cahier, les mains tremblantes. Je tourne les pages, l’écriture de Monique se mêle à celle de Tom, un journal à deux voix. Elle parle du Qué-bec, raconte que c’est dans le cœur des gens que ça se passe là-bas. Elle promet à Tom de lui faire découvrir cette Belle province. Lui,n écrit en retour : Là-bas, à Québec, les gens m’accueilleront comme si j’étais seul au monde.

Monique se réclamait toujours du vieux Québec, le Limoilou. Elle disait que le Limoilou, c’était une nostalgie, la nostalgie que chacun devait éprouver tant

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les gens étaient authentiques, bercés par des chansons. On se croyait encore dans les années cinquante…

Je ne distingue bientôt plus qu’une écri-ture d’enfant. Je plonge dans les souvenirs de Tom. Il raconte le pensionnat, où je ne suis jamais allée le voir. Boris, son unique ami, son unique raison de vivre. Boris sans parents. Il m’attendait chaque dimanche, alors que je ne venais pas. Boris tombé subitement malade. Tom l’avait pris dans ses bras la veille de sa mort. Le jour suivant, un drap blanc recouvrait son lit. Il n’en avait parlé à personne. Il dit n’avoir reçu pour toute affection que celle des filles du dortoir d’à côté. Tard dans la nuit, chacune s’ingéniait à rejoindre le rang des garçons, pour certaines, une lampe de poche à la main. Ils restaient longuement enlacés les uns aux autres. La tendresse avait un prix à payer quand ils se quittaient. Les garçons se réveillaient, seuls, dans les draps humides. Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête des enfants perdus au fond d’un lit incertain, dans le pensionnat des punitions ? Tom y est resté six ans, je ne voulais pas qu’il grandisse à mes côtés. Le jour de sa sortie, j’étais une

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fois de plus absente. Monique était rentrée précipitamment de Londres, où elle donnait un concert pour la Reine…

C’est comme si j’avais grandi d’un seul coup avant de rencontrer mon premier amour, Monique. L’amnésie m’a emmené tout au bout du tunnel de la petite mort : le sommeil. Je suis comme plongé dans un cocon éternel. Cette amnésie m’a forgé une mémoire sélective dont j’aime user avec bonheur.

Mais que voulait-il dire exactement ? Mon garçon avait ses zones d’ombres. Je tourne la page, cette fois-ci, c’est Monique qui écrit:

Tom, ta mère n’a pas eu d’enfance, ses parents sont morts très jeunes. Tu la crois insensible, elle est seulement maladroite…

Cette confession me bouleverse… Je res–sens un tel désarroi que je saisis la petite fiole de whisky glissée au fond de ma poche. Une fois de plus, la boisson, le poison fait son ef–fet. Mes pensées se brouillent, mes souvenirs vibrent et se mêlent à l’odeur de poussière et de jasmin. Je n’ai plus le courage de lire la suite. Je tente de me lever. Impossible. Mon regard se pose sur une toile dissimulée

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derrière une panière. Je m’approche. Imaginaire au petit théâtre Stanislas. Une scène de cirque, des trapézistes, des animaux improbables. Soudain, je les vois sortir du cadre, se promener et revenir se figer… Je remonte une boîte à musique. Un clown à ressort s’anime, s’arrête, me regarde avec intensité. Les lumières rouges, bleues, jaunes s’éteignent une à une.

Étrange vision : Monique prend ma place. Elle est avec Tom. Je suis avec eux, dans leur grenier. Je n’ai plus rien à y faire et pourtant je reste.

Il faut toujours se souvenir des greniers, Tom… Des greniers et des souvenirs qui n’y dorment que d’un œil.

La phrase résonne, lancinante. J’aurais voulu être Monique, pénétrer le grenier des souvenirs.

Qui pense à moi dans cette maison? Qui se souvient de Diégo, le père que Tom n’a jamais connu ? Cet homme qui a dévasté ma vie en laissant une page blanche pour lettre d’adieu… Je l’ai pourtant aimé cet homme, le premier amour de Monique.

Les mauvais souvenirs me rongent les entrailles. On n’oublie pas le saccage des

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uns, jamais. La soirée d’adieu remonte à la surface de ma mémoire. Noël, Diego et moi à la maison. Les intempéries qui sévissaient dans la région. Nous allions être coupés du monde et je m’en réjouissais. Un repas arrosé à la vodka qui débutait sous les meilleurs auspices. Puis tout a basculé. Vers minuit, la sonnette retentit. C’était Monique. Diégo semblait ivre de joie. Avant de l’emmener dans sa chambre, il m’avait lancé avec une moue de dégoût « à partir de maintenant, tu n’existes plus!». Je me sentais rongée par la jalousie, Diégo, l’homme que je rêvais de ne pas partager… Je me réfugiai dans l’ivresse, puis soudain m’évanouis. J’étais allongée sur le sofa quand je les entendis redescendre. Ils étaient animés par une dispute sauvage. Diégo vociférait des injures, giflait Monique. Je voulais courir à son secours, mais je titubai. Soudain, Diégo me saisit et d’un revers de main, il écarta les verres vides et les bouteilles qui jonchaient la table. Je n’opposais plus aucune résistance. Il arracha mes vêtements et me viola. Neuf mois plus tard, Tom naissait.

Je me sers une rasade de whisky, puis plusieurs autres, pense à Noël, à ce foutu Noël-là.