FOUCAULT, M. Des Espaces Autres

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Conferência de Michel Foucault. Disponível livremente na rede.

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    Michel Foucault

    [*]

    Cette confrence de Michel Foucault a t prononce le 14 mars 1967 Paris.Jusqu maintenant, Michel Foucault ne dsirait pas publier les textes quil avaitcrits sur le sujet quil dveloppe dans cette confrence : lespace.Peu de temps avant sa mort, il avait accept de dvoiler lun de ses crits pour lunedes expositions qui ouvrent cet automne Berlin : Ide, Processus, Rsultat .Cest grce aux organisateurs de cette exposition que nous reproduisons cetteconfrence qui, plus quun hommage, est la preuve de ltendue des intrts deMichel Foucault.

    1La grande hantise qui a obsd le XIXE sicle a t, on le sait, lhistoire : thmes dudveloppement et de larrt, thmes de la crise et du cycle, thmes de laccumulationdu pass, grande surcharge des morts, refroidissement menaant du monde. Cest dansle second principe de thermo-dynamique que le XIXe sicle a trouv lessentiel de sesressources mythologiques. Lpoque actuelle serait plutt lpoque de lespace. Noussommes lpoque du simultan, nous sommes lpoque de la juxtaposition, lpoque du proche et du lointain, du cte cte, du dispers. Nous sommes unmoment o le monde sprouve, je crois, moins comme une grande vie qui sedvelopperait travers le temps, que comme un rseau qui relie des points et quientrecroise son cheveau. Peut-tre pourrait-on dire que certains des conflitsidologiques qui animent les polmiques daujourdhui se droulent entre les pieuxdescendants du temps et les habitants acharns de lespace. Le structuralisme, ou dumoins ce quon groupe sous ce nom un petit peu gnral, cest leffort pour tablirentre des lments qui peuvent avoir t rpartis travers le temps, un ensemble derelations qui les fait apparatre comme juxtaposs, opposs, impliqus lun par lautre,bref, qui les fait apparatre comme une sorte de configuration, et vrai dire, il ne sagitpas par l de nier le temps : cest une certaine manire de traiter ce quon appelle letemps et ce quon appelle lhistoire.

    2Il faut cependant remarquer que lespace qui apparat aujourdhui lhorizon de nos

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  • soucis, de notre thorie, de nos systmes, nest pas une innovation : lespace lui-mme,dans lexprience occidentale, a une histoire et il nest pas possible de mconnatre cetentrecroisement fatal du temps avec lespace. On pourrait dire, pour retracer trsgrossirement cette histoire de lespace, quil tait au Moyen ge un ensemblehirarchis de lieux : lieux sacrs et lieux profanes, lieux protgs et lieux au contraireouverts et sans dfense, lieux urbains et lieux campagnards (voil pour la vie relle deshommes) ; pour la thorie cosmologique, il y avait les lieux supra-clestes opposs aulieu cleste, et le lieu cleste son tour sopposait au lieu terrestre ; il y avait les lieuxo les choses se trouvaient places parce quelles avaient t dplaces violemment etpuis les lieux, au contraire, o les choses trouvaient leur emplacement et leurs reposnaturels.

    3Ctait toute cette hirarchie, cette opposition, cet entrecroisement de lieux quiconstituaient ce quon pourrait appeler trs grossirement lespace mdival : espacede localisation.

    4Cet espace de localisation sest ouvert avec Galile, car le vrai scandale de luvre deGalile, ce nest pas tellement davoir dcouvert, davoir redcouvert plutt, que laterre tournait autour du soleil, mais davoir constitu un espace infini, et infinimentouvert : de telle sorte que le lieu du Moyen ge sy trouvait en quelque sorte dissout, lelieu dune chose ntait plus quun point dans son mouvement, tout comme le reposdune chose ntait que son mouvement indfiniment ralenti. Autrement dit, partirde Galile, partir du XVIIe sicle, ltendue se substitue la localisation.

    5De nos jours, lemplacement se substitue ltendue qui elle-mme remplaait lalocalisation. Lemplacement est dfini par les relations de voisinage entre points oulments ; formellement, on peut les dcrire comme des sries, des arbres, des treillis.

    6Dautre part, on sait limportance des problmes de lemplacement dans la techniquecontemporaine : stockage de linformation ou des rsultats partiels dun calcul dans lammoire dune machine, circulation dlments discrets, sortie alatoire (commetout simplement les automobiles ou aprs tout les sons sur une ligne tlphonique),reprage dlments, marqus ou cods, lintrieur dun ensemble qui est soit rpartiau hasard, soit class dans un classement univoque, soit class selon un classementplurivoque, etc.

    7Dune manire encore plus concrte, le problme de la place ou de lemplacement sepose pour les hommes en termes de dmographie : et ce dernier problme delemplacement humain, ce nest pas simplement la question de savoir si il y aura assezde place pour lhomme dans le monde problme qui est aprs tout bien important ,cest aussi le problme de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage,de circulation, de reprage, de classement des lments humains, doivent tre retenusde prfrence dans telle ou telle situation pour venir telle ou telle fin.

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  • 8Nous sommes une poque o lespace se donne nous sous la forme de relationsdemplacements.

    9En tout cas, je crois que linquitude daujourdhui concerne fondamentalementlespace, sans doute beaucoup plus que le temps ; le temps napparat probablementque comme lun des jeux de distribution possibles entre les lments qui serpartissent dans lespace.

    10Or, malgr toutes les techniques qui linvestissent, malgr tout le rseau de savoir quipermet de le dterminer, ou de le formaliser, lespace contemporain nest peut-trepas encore entirement dsacralis ( la diffrence sans doute du temps qui, lui, a tdsacralis au XIXe sicle).

    11Certes, il y a bien eu une certaine dsacralisation thorique de lespace (celle laquelleluvre de Galile a donn le signal), mais nous navons peut-tre pas encore accd une dsacralisation pratique de lespace. Et peut-tre notre vie est-elle encorecommande par un certain nombre doppositions auxquelles on ne peut pas toucher,auxquelles linstitution et la pratique nont pas encore os porter atteinte : desoppositions que nous admettons comme toutes donnes : par exemple entre lespacepriv et lespace public, entre lespace de la famille et lespace social, entre lespaceculturel et lespace utile, entre lespace de loisirs et lespace de travail ; toutes sontanimes encore par une sourde sacralisation.

    12Luvre (immense) de Bachelard, les descriptions des phnomnologues nous ontappris que nous ne vivons pas dans un espace homogne et vide, mais au contraire,dans un espace qui est tout charg de qualits, un espace qui aussi peut tre hant defantasme ; lespace de notre perception premire, celui de nos rveries, celui de nospassions, dtiennent en eux-mmes des qualits qui sont comme intrinsques : cestun espace lger, thr, transparent, ou bien cest un espace obscur, rocailleux,encombr ; cest un espace den haut, cest un espace des cimes, ou cest au contraireun espace den bas, un espace de la boue ; cest un espace qui peut tre courant commede leau vive, cest un espace qui peut tre fix, fig comme de la pierre ou comme lecristal.

    13Cependant, ces analyses, bien que fondamentales pour la rflexion contemporaine,concernent surtout lespace du dedans. Cest de lespace du dehors que je voudraisparler maintenant.

    14Lespace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirs hors de nous-mme,dans lequel se droule prcisment lrosion de notre vie, de notre temps et de notrehistoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine, est en lui-mme aussi un espacehtrogne. Autrement dit, nous ne vivons pas dans un espace de vide, lintrieurduquel on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas lintrieurdun vide qui se colorerait de diffrents chatoiements, nous vivons lintrieur dun

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  • ensemble de relations qui dfinissent des emplacements irrductibles les uns auxautres et absolument non superposables.

    15Bien sr, on pourrait sans doute entreprendre la description de ces diffrentsemplacements, en cherchant quel est lensemble de relations par lequel on peut dfinircet emplacement. Par exemple, dcrire lensemble des relations qui dfinissent lesemplacements de passage, les rues, les trains (cest un extraordinaire faisceau derelations quun train puisque cest quelque chose travers quoi on passe, cest quelquechose galement par quoi on peut passer dun point un autre, et puis cest quelquechose galement qui passe). On pourrait dcrire, par le faisceau des relations quipermettent de les dfinir, ces emplacements de halte provisoire que sont les cafs, lescinmas, les plages. On pourrait galement dfinir, par son rseau de relations,lemplacement de repos, ferm ou demi-ferm, que constituent la maison, lachambre, le lit, etc. Mais ce qui mintresse, ce sont, parmi tous ces emplacements,certains dentre eux qui ont la curieuse proprit dtre en rapport avec tous les autresemplacements mais sur un mode tel quils suspendent, neutralisent ou inversent,lensemble des rapports qui se trouvent, par eux, dsigns, reflts ou rflchis. Cesespaces, en quelque sorte, qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisentpourtant tous les autres emplacements, sont de deux grands types.

    16Il y a dabord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu rel. Ce sontles emplacements qui entretiennent avec lespace rel de la socit un rapport gnraldanalogie directe ou inverse. Cest la socit elle-mme perfectionne ou cestlenvers de la socit, mais de toute faon, ces utopies sont des espaces qui sontfondamentalement essentiellement irrels.

    17Il y a galement, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, deslieux rels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessins dans linstitution mme de lasocit, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes dutopies effectivementralises dans lesquelles tous les autres emplacements rels que lon peut trouver lintrieur de la culture sont la fois reprsents, contests et inverss, des sortes delieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivementlocalisables. Ces lieux, parce quils sont absolument autres que tous les emplacementsquils refltent et dont ils parlent, je les appellerai par opposition aux utopies, leshtrotopies ; et je crois quentre les utopies et ces emplacements absolument autres,ces htrotopies, il y aurait sans doute une sorte dexprience mixte, mitoyenne, quiserait le miroir. Le miroir, aprs tout, cest une utopie, puisque cest un lieu sans lieu.Dans le miroir, je me vois l ou je ne suis pas, dans un espace irrel qui souvrevirtuellement derrire la surface ; je suis l-bas, l o je ne suis pas, une sorte dombrequi me donne moi-mme ma propre visibilit, qui me permet de me regarder l o jesuis absent : utopie du miroir. Mais cest galement une htrotopie, dans la mesureo le miroir existe rellement, et o il a, sur la place que joccupe, une sorte deffet enretour : cest partir du miroir que je me dcouvre absent la place o je suis puisque

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  • je me vois l-bas. partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fondde cet espace virtuel qui est de lautre ct de la glace, je reviens vers moi et jerecommence porter mes yeux vers moi-mme et me reconstituer l o je suis ; lemiroir fonctionne comme une htrotopie en ce sens quil rend cette place quejoccupe au moment o je me regarde dans la glace, la fois absolument relle, enliaison avec tout lespace qui lentoure, et absolument irrelle puisquelle est oblige,pour tre perue, de passer par ce point virtuel qui est l-bas.

    18Quant aux htrotopies proprement dites, comment pourrait-on les dcrire ? Quelsens ont-elles ? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que cest un motqui est trop galvaud maintenant, mais une sorte de description systmatique quiaurait pour objet, dans une socit donne, ltude, lanalyse, la description, la lecture comme on aime dire maintenant, de ces espaces diffrents, ces autres lieux,une espce de contestation la fois mythique et relle de lespace o nous vivons : cettedescription pourrait sappeler lhtrotopologie. Premier principe, cest quil ny acertainement pas une seule culture au monde qui ne constitue des htrotopies. Cestl une constante de tout groupe humain. Mais les htrotopies prennent videmmentdes formes qui sont trs varies, et peut-tre est-ce quon ne trouverait pas une seuleforme dhtrotopie qui soit absolument universelle. On peut cependant les classer endeux grands types.

    19Dans les socits dites primitives, il y a une certaine forme dhtrotopie quejappellerais htrotopie de crise, cest--dire quil y a des lieux privilgis, ou sacrs,ou interdits, rservs aux individus qui se trouvent, par rapport la socit et aumilieu humain lintrieur duquel ils vivent, en tat de crise. Les adolescents, lesfemmes lpoque des rgles, les femmes en couches, les vieillards, etc.

    20Dans notre socit, ces htrotopies de crise ne cessent de disparatre, quoiquon entrouve encore quelques restes. Par exemple, le collge, sous sa forme du XIXe sicle, oule service militaire pour les garons, ont jou certainement un tel rle, les premiresmanifestations de la sexualit virile devant avoir lieu prcisment ailleurs que dansla famille. Pour les jeunes filles, il existait, jusquau milieu du XXe sicle, une traditionqui sappelait le voyage de noces : ctait un thme ancestral. La dfloraison de lajeune fille ne pouvait avoir lieu nulle part et ce moment-l, le train, lhtel duvoyage de noces, ctait bien ce lieu de nulle part, cette htrotopie sans represgographiques.

    21Mais ces htrotopies de crise disparaissent aujourdhui et elles sont remplaces, jecrois, par des htrotopies quon pourrait appeler de dviation, celle dans laquelle onplace les individus dont le comportement est dviant par rapport la moyenne ou lanorme exige. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, ce sont bienentendu aussi les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite quisont en quelque sorte la limite de lhtrotopie de crise et de lhtrotopie de

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  • dviation, puisquaprs tout, la vieillesse est une crise, mais galement une dviationpuisque, dans notre socit o le loisir est la rgle, loisivet forme une sorte dedviation.

    22Le second principe de cette description des htrotopies, cest que, au cours delhistoire, une socit peut faire fonctionner dune faon trs diffrente une htrotopiequi existe et qui na pas cess dexister : en effet, chaque htrotopie a unfonctionnement prcis et dtermin lintrieur de la socit, et la mme htrotopiepeut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir unfonctionnement ou un autre.

    23Je prendrais pour exemple la curieuse htrotopie du cimetire. Le cimetire estcertainement un lieu autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, cest unespace qui est pourtant en liaison avec lensemble de tous les emplacements de la cit,ou de la socit, ou du village, etc., puisque chaque individu, chaque famille se trouveavoir des parents au cimetire. Dans la culture occidentale, le cimetire apratiquement toujours exist. Mais il a subi des mutations importantes. Jusqu la findu XVIIIe sicle, le cimetire tait plant au cur mme de la cit, ct de lglise. L,il existait toute une hirarchie de spultures possibles. Vous aviez le charnier danslequel les cadavres perdaient jusqu la dernire trace dindividualit, il y avaitquelques tombes individuelles, et puis il y avait lintrieur de lglise des tombes. Cestombes taient elles-mmes de deux espces. Soit simplement des dalles avec unemarque, soit des mausoles avec statues, etc. Ce cimetire, qui se logeait dans lespacesacr de lglise, a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, etcurieusement, cest lpoque o la civilisation est devenue, comme on dit trsgrossirement, athe que la culture occidentale a inaugur ce quon appelle le cultedes morts.

    24Au fond, il tait bien naturel qu lpoque o lon croyait effectivement larsurrection des corps et limmortalit de lme, on nait pas prt la dpouillemortelle une importance capitale. Au contraire, partir du moment o lon nest plustrs sr davoir une me, que le corps ressuscitera, il faut peut-tre porter beaucoupplus dattention cette dpouille mortelle qui est finalement la seule trace de notreexistence parmi le monde et parmi les mots.

    25En tout cas, cest partir du XIXe sicle que chacun a eu droit sa petite bote pour sapetite dcomposition personnelle ; mais dautre part, cest partir du XIXe sicleseulement que lon a commenc mettre les cimetires la limite extrieure des villes.Corrlativement cette individualisation de la mort et lappropriation bourgeoise ducimetire, est ne une hantise de la mort comme maladie . Ce sont les morts,suppose-t-on, qui apportent les maladies aux vivants, et cest la prsence et laproximit des morts tout ct des maisons, tout ct de lglise, presque au milieude la rue, cest cette proximit-l qui propage la mort elle-mme. Ce grand thme de la

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  • maladie rpandue par la contagion des cimetires a persist la fin du XVIIIe sicle, etcest simplement au cours du XIXe sicle quon a commenc procder auxdplacements des cimetires vers les faubourgs. Les cimetires constituent alors, nonplus le vent sacr et immortel de la cit, mais lautre ville , o chaque famillepossde sa noire demeure.

    26Troisime principe. Lhtrotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu relplusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mmes incompatibles.Cest ainsi que le thtre fait succder sur le rectangle de la scne toute une srie delieux qui sont trangers les uns aux autres ; cest ainsi que le cinma est une trscurieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un cran deux dimensions, onvoit se projeter un espace trois dimensions ; mais peut-tre que lexemple le plusancien de ces htrotopies, en forme demplacements contradictoires, est le jardin. Ilne faut pas oublier que le jardin, tonnante cration maintenant millnaire, avait enOrient des significations trs profondes et comme superposes. Le jardin traditionneldes Persans tait un espace sacr qui devait runir lintrieur de son rectangle quatreparties reprsentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacr encore queles autres, qui tait comme lombilic, le nombril du monde en son milieu (cest lqutaient la vasque et le jet deau) ; et toute la vgtation du jardin devait se rpartirdans cet espace, dans cette sorte de microcosme. Quant aux tapis, ils taient loriginedes reproductions de jardins : (le jardin, cest un tapis o le monde tout entier vientaccomplir sa perfection symbolique, et le tapis, cest une sorte de jardin mobile travers lespace). Le jardin, cest la plus petite parcelle du monde et puis cest la totalitdu monde. Le jardin cest, depuis le fond de lantiquit, une sorte dhtrotopieheureuse et universalisante (de l nos jardins zoologiques).

    27Quatrime principe. Les htrotopies sont lies, le plus souvent, des dcoupages dutemps, cest--dire quelles ouvrent sur ce quon pourrait appeler par pure symtriedes htrochronies. Lhtrotopie se met fonctionner plein lorsque les hommes setrouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel : on voit par lque le cimetire est bien un lieu hautement htrotopique puisque le cimetirecommence avec cette trange htrochronie quest, pour un individu, la perte de la vie,et cette quasi-ternit, o il ne cesse pas de se dissoudre et de seffacer.

    28Dune faon gnrale, dans une socit comme la ntre, htrotopie et htrochroniesorganisent et sarrangent dune faon relativement complexe. Il y a dabord leshtrotopies du temps qui saccumule linfini, par exemple les muses, lesbibliothques : muses et bibliothques sont des htrotopies dans lesquelles le tempsne cesse de samonceler et de se jucher au sommet de lui-mme, alors quau XVIIe

    sicle, jusqu la fin du XVIIe sicle encore, les muses et les bibliothques taientlexpression dun choix individuel. En revanche, lide de tout accumuler, lide deconstituer une sorte darchive gnrale, la volont denfermer dans un lieu tous lestemps, toutes les poques, toutes les formes, tous les gots, lide de constituer un lieu

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  • de tous les temps qui soit lui-mme hors du temps, et inaccessible sa morsure, leprojet dorganiser ainsi une sorte daccumulation perptuelle et indfinie du tempsdans un lieu qui ne bougerait pas et bien, tout cela appartient notre modernit. Lemuse et la bibliothque sont des htrotopies propres la culture occidentale du XIXe

    sicle.

    29En face de ces htrotopies, qui sont lies laccumulation du temps, il y a deshtrotopies qui sont lies, au contraire, au temps dans ce quil a de plus futile, de pluspassager, de plus prcaire et ceci, sur le mode de la fte. Ce sont des htrotopies nonplus ternitaires, mais absolument chroniques. Telles sont les foires, ces merveilleuxemplacements vides au bord des villes, qui se peuplent une ou deux fois par an, debaraques, dtalages, dobjets htroclites, de lutteurs, de femmes-serpents, dediseuses de bonne aventure, etc. Tout rcemment aussi, on a invent une nouvellehtrotopie chronique, ces sont ces villages de vacances ; ces villages polynsiens quioffrent trois petites semaines dune nudit primitive et ternelle aux habitants desvilles ; et vous voyez dailleurs que par les deux formes dhtrotopies se rejoignentcelle de la fte et celle de lternit du temps qui saccumule. Les paillotes de Djerbasont en un sens parentes des bibliothques et des muses, car, en retrouvant la viepolynsienne on abolit le temps, mais cest tout aussi bien le temps qui se retrouve,cest toute lhistoire de lhumanit qui remonte jusqu sa source comme dans unesorte de grand savoir immdiat.

    30Cinquime principe. Les htrotopies supposent toujours un systme douverture etde fermeture qui, la fois, les isole et les rend pntrables. En gnral, on naccde pas un emplacement htrotopique comme dans un moulin. Ou bien on y est contraint,cest le cas de la caserne, le cas de la prison, ou bien il faut se soumettre des rites et des purifications. On ne peut y entrer quavec une certaine permission et une foisquon a accompli un certain nombre de gestes. Il y a mme dailleurs des htrotopiesqui sont entirement consacres ces activits de purification, purificationmi-religieuse mi-hyginique, comme dans les hammams des musulmans, ou bienpurification en apparence purement hyginique comme dans les saunas scandinaves.

    31Il y en a dautres, au contraire, qui ont lair de pures et simples ouvertures, mais qui,en gnral, cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans cesemplacements htrotopiques, mais vrai dire, ce nest quune illusion : on croitpntrer et on est, par le fait mme quon entre, exclu. Je songe par exemple cesfameuses chambres qui existaient dans les grandes fermes du Brsil et, en gnral, delAmrique du Sud. La porte pour y accder ne donnait pas sur la pice centrale ovivait la famille et, tout individu qui passait, tout voyageur, avait le droit de poussercette porte, dentrer dans la chambre et dy dormir une nuit. Or ces chambres taienttelles que lindividu qui y passait naccdait jamais au cur mme de la famille, il taitabsolument lhte de passage, il ntait pas vritablement linvit. Ce typedhtrotopie, qui a pratiquement disparu maintenant dans nos civilisations, on

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  • pourrait peut-tre le retrouver dans les fameuses chambres de motels amricains oon entre avec sa voiture et avec sa matresse, et o la sexualit illgale se trouve lafois absolument abrite et absolument cache, tenue lcart, sans tre cependantlaisse lair libre.

    32Enfin, le dernier trait des htrotopies, cest quelles ont, par rapport lespace restant,une fonction. Celle-ci se dploie entre deux ples extrmes. Ou bien elles ont pour rlede crer un espace dillusion qui dnonce comme plus illusoirement tout lespace rel,tous les emplacements lintrieur desquels la vie humaine est cloisonne peut-treest-ce ce rle quont jou pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on setrouve maintenant priv , ou bien, au contraire, crant un autre espace, un autreespace rel, aussi parfait, aussi mticuleux, aussi bien arrang que le ntre, etdsordonn, mal agenc et brouillon. a serait lhtrotopie non pas dillusion mais decompensation et je me demande si ce nest pas un petit peu de cette manire-l quontfonctionn certaines colonies.

    33Dans certains cas, elles ont jou, au niveau de lorganisation gnrale de lespaceterrestre, le rle dhtrotopie. Je pense, par exemple, au moment de la premirevague de colonisation, au XVIIe sicle, ces socits puritaines que les Anglais avaientfondes en Amrique et qui taient des autres lieux absolument parfaits.

    34Je pense aussi ces extraordinaires colonies de Jsuites qui ont t fondes enAmrique du Sud : colonies merveilleuses, absolument rgles, dans lesquelles laperfection humaine tait effectivement accomplie. Les Jsuites du Paraguay avaienttabli des colonies dans lesquelles lexistence tait rgle en chacun de ses points. Levillage tait rparti selon une disposition rigoureuse autour dune place rectangulaireau fond de laquelle il y avait lglise ; sur un ct, le collge ; de lautre, le cimetire etpuis, en face de lglise, souvrait une avenue quune autre venait croiser angle droit ;les familles avaient chacune leur petite cabane le long de ces deux axes et ainsi seretrouvait exactement reproduit le signe du Christ. La chrtient marquait ainsi de sonsigne fondamental lespace et la gographie du monde amricain.

    35La vie quotidienne des individus tait rgle, non pas au sifflet mais la cloche. Lerveil tait fix pour tout le monde la mme heure ; les repas midi et cinq heures ;puis on se couchait et il y avait ce quon appelait le rveil conjugal, cest--dire que lacloche du couvent sonnant, chacun accomplissait son devoir.

    36Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrmes de lhtrotopie, et si lonsonge, aprs tout, que le bateau, cest un morceau flottant despace, un lieu sans lieu,qui vit par lui-mme, qui est ferm sur soi et qui est livr en mme temps linfini dela mer et qui, de port en port, de borde en borde, de maison close en maison close,va jusquaux colonies chercher ce quelles reclent de plus prcieux en leurs jardins,vous comprenez pourquoi le bateau a t pour notre civilisation, depuis le XVIe siclejusqu nos jours, la fois, non seulement bien sr le plus grand instrument de

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  • dveloppement conomique (ce nest pas de cela que je parle aujourdhui), mais la plusgrande rserve dimagination. Le navire, cest lhtrotopie par excellence. Dans lescivilisations sans bateau, les rves se tarissent, lespionnage y remplace laventure, et lapolice, les corsaires.

    [*] Article publi dans louvrage posthume Dits et crits. Avec laimable autorisation des EditionsGallimard. Gallimard.

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