Fouad Laroui - L'Étrange Affaire Du Pantalon de Dassoukine

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recueil de nouvelles

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  • DU MME AUTEUR

    Aux ditions Julliard

    Les Dents du topographe, roman, 1996 (prix Dcouverte Albert-Camus).De quel amour bless, roman, 1998 (prix Beur FM ; prix Mditerrane des lycens).Mfiez-vous des parachutistes, roman, 1999.Le Maboul, nouvelles, 2001.La Fin tragique de Philomne Tralala, roman, 2003.Tu nas rien compris Hassan II, nouvelles, 2004 (prix de la nouvelle de la Socit des

    gens de lettres).La Femme la plus riche du Yorkshire, roman, 2008.Le Jour o Malika ne sest pas marie, nouvelles, 2009.Une anne chez les Franais, roman, 2010 (prix Jean-Claude Izzo ; prix de lAssociation

    des crivains de langue franaise ; Prix du roman francophone).La Vieille Dame du riad, roman, 2011.

    Aux ditions Robert Laffont

    De lislamisme : une rfutation personnelle du totalitarisme religieux, 2006.

    Chez dautres diteurs

    Chroniques des temps raisonnables, ditions Emina Soleil/Tarik, 2003.

  • LOued et le Consul (et autres nouvelles), Flammarion, 2006.Le Drame linguistique marocain, Le Fennec/Zellige, 2011.Le jour o jai djeun avec le Diable, Zellige, 2012.

  • FOUAD LAROUI

    LTRANGE AFFAIRE DU PANTALONDE DASSOUKINE

    nouvelles

    Julliard24, avenue Marceau

    75008 Paris

  • ditions Julliard, Paris, 2012

    ISBN 978-226-0-02072-1

  • Ltrange affairedu pantalon de Dassoukine

    La Belgique est bien la patrie du surralisme, soupire Dassoukine, les yeux dans levague.

    Je ne rponds rien car une telle phrase me semble constituer un incipit et en prsencedun incipit, que faire ? sinon attendre la suite, rsign. Mon commensal examine sa chopede bire dun air souponneux. On est pourtant dans le pays qui vit natre cette belle enfantblonde, parfois brune dans une abbaye, parat-il. Le serveur nous regarde avec attention.Dans ce superbe endroit sis sur la Grand-Place de Bruxelles, en face de la maison du Cygne,nous formons un trio suspendu cette thse : La Belgique est bien la patrie du surra-lisme. Lincipit flotte encore dans lair quand Dassoukine entreprend dlaborer.

    Ce qui vient de marriver, a dpasse quand mme toutes les bornes.Je me retiens dajouter : Et quand les bornes sont franchies Il embraye : Or donc, jai dbarqu hier du Maroc pour une mission des plus dlicates. Tu sais que

    la rcolte de crales sannonce mal chez nous : il a plu, mais peu. Il nous faut durgencedu bl, mais o le trouver ? LUkraine est partie en flammes, les Russes gardent leurs pis,lAustralie est loin. Une seule solution : lEurope. Le gouvernement me charge de veniracheter du bl Bruxelles. Cest une mission de confiance. Lavenir du pays est en jeu. laroport, Rabat, ils sont tous sur le tarmac, les ministres, droits comme des ifs, me sou-haiter un bon voyage comme si leur sort dpendait de ma petite personne. Enfin, petite Jeles dpasse tous dune tte. Le premier ministre me serre la main pendant que les moteursde lavion rugissent et que ses yeux sembuent :

    Au meilleur prix, mon garon, au meilleur prix ! Le budget de ltat dpend de vostalents de ngociateur.

  • Cest tout juste sil ne me pince pas loreille, genre la patrie compte sur vous, grena-dier . Je monte dans lavion et vogue la galre vers les meules de foin. Place Jourdan, Bruxelles, je prends une chambre dans lhtel o les diplomates de haut vol ont leurs ha-bitudes. Check-in, douche, coup dil la tl le monde existe encore je te passe lesdtails. Je descends prendre un verre au bar. Surprise ! Alors que je suis venu chez Tintinpour acheter du bl, voil que je me retrouve, au premier tage, dans une soire dont lethme est ajustons nos lunettes, penchons-nous sur cette affichette la promotion dela cuisine alsacienne et de ses vins . Curieux. Jaurais cru que la gastronomie des bordsdu Rhin se dfendait toute seule nest-ce pas l quon trouvait autrefois la ligne Magi-not ? Mais bon Je me mle aux invits. Tout le monde a lair ravi et personne ne sembleremarquer ce grand mtque resquilleur qui achtera demain cent mille quintaux de bl.Personne Sauf deux gus.

    Deux gus ? Oui, un plus un. On prononce le s au pluriel ?Dassoukine me regarde, bahi. Je te raconte la msaventure du sicle et tout ce qui tinquite, cest de savoir si on dit

    deux gusssss ou deux gu ? Excuses. Donc, deux gu-u-u-ssssss. Le premier, cest un serveur qui me demande poliment si

    je peux lui donner un coup de main : il a besoin de changer une nappe, je ne sais pourquoi.Nayant, comme tous les serveurs bruxellois, que deux bras, il me tend le plateau quil tient,charg de petits fours, le temps pour lui de procder lopration quil sest mis en tte deraliser. Cest alors quun autre gus (cest donc le deuxime de mon histoire), genre grandchalas maladroit mais parfaitement bien lev, me heurte du coude au moment o je tiensle plateau en quilibre sur ma paume ouverte, comme si je navais rien fait dautre dans mavie, moi qui suis petit-fils de cad et fils de premier ministre.

    Personne ne le conteste. Sauf que le gus deuxime du nom, aprs stre excus davoir (presque) fait chavirer

    mon plateau pourquoi dis-je mon plateau, cest fou comme on sadapte la dchance se confond en excuses multilingues je discerne du hongrois dans son accent anglais etdu letton dans sa maltraitance du franais ; aprs donc stre confondu en excuses commesil avait surpris Sissi nue dans sa ruelle ; aprs, donc, que fait-il ?

    Que fait-il ? Eh bien, il cueille un mini-toast sur mon plateau et me remercie en inclinant lgre-

    ment le buste. Voil effectivement un type poli, ft-il hongrois. Mais la question nest pas l, idiot ! Il me remercie comme si jtais un serveur. Il ny a pas de sot mtier.

  • Dans labsolu, non. Peut-tre. Mais enfin, je suis Bruxelles pour acheter un millionde tonnes de bl !

    Tiens, linflation. Sur les coups de 22 heures, aprs avoir savour les plats prpars par les plus grands

    chefs tant qu faire et avoir apprci, en claquant la langue, des vins dont jignoraismme lexistence, je me dcide regagner ma chambre. Bruxelles est plonge dans la ca-nicule : il fait encore 39 cette heure. Narrivant pas dormir avec cette chaleur, je lisles Mmoires du roi des Belges. Et comme je ne suis pas un fanatique de la clim, je laiarrte, la gueuse, prfrant ouvrir grande la fentre. Ma chambre est au premier tage

    Jai besoin de connatre tous ces dtails ? mais ici les tages sont hauts, cela correspond un deuxime. Sur le coup de mi-

    nuit et demi, jteins les feux et me mets penser froment et emblavures. Jsuis comme a :professionnel jusquau bout de ltamine. Peu aprs, moiti endormi, jentends la fentrecogner et les rideaux bouger, comme dans ces films dhorreur qui neffraient mme pas leschats. Je me dis que lorage attendu arrive enfin Levez-vous vite, orages dsirs et que cela va rafrachir latmosphre. Je macagnarde dans le lit et rve de meules de foin.Quelques minutes plus tard, je suis nouveau rveill, cette fois par des bruits mtalliques.Cling ! Cling ! Que se passe-t-il donc ? Jouvre les yeux et vois avec stupfaction une mainaccroche la rambarde de la fentre ! Je me lve en beuglant (quest-ce que cest que cebinz ?) et saute hors du lit. La main disparat. Linstant est grave. Dois-je me pencher lafentre au risque de me retrouver face face avec Dracula ou M. le Maudit ? Je suis cou-rageux tu me connais mais il y a des limites. Jappelle donc la rception. Le prposdcroche tout de suite on est quand mme dans un htel de standing , je linforme endeux mots de lincident, il me demande si cest le room-service que je rclame, jajoutequelques dtails, il mannonce que oui, ils ont des frites, je lui parle de main baladeuse, ilme rpond mayonnaise, je reprends ds le dbut, en dtachant les mots ; aprs un silenceabasourdi, lhomme revient lui et me dit quil appelle illico la police.

    Aprs avoir repos le combin, je vais quand mme regarder par la fentre, arm du Fi-nancial Times roul en boule, des fois que la couleur saumon effrayerait les zombies. Jene vois rien. Personne dans la nuit belge et sereine ! Ma chambre donne sur la chaussedEtterbeek, il y a quelques arbustes, mais jai beau carquiller les yeux, le monte-en-laira disparu. vue de nez, il y a bien dix mtres entre la fentre de ma chambre et le sol. Lemur est fait de briques, il ny a pas de gouttire, rien qui puisse permettre de saccrocher.Il y a bien un petit rebord au-dessous de ma fentre, mais il est troit. Et puis il faut djlatteindre. Et sy maintenir.

    Vaste programme. La police arrive rapidement et se met au travail. Ils sont quatre, dbonnaires mais

    industrieux, ils arpentent les abords de lhtel avec des lampes de poche, dbusquentquelques chats, dnichent trois araignes, sexclament en bruxellois mais ne trouvent rien

  • dhumain. Ils repartent, non sans avoir enregistr ma dposition. Selon eux, cest commeau cirque, trois ou quatre types montent sur les paules les uns des autres, le dernier atteintla fentre, pntre dans la chambre et fait main basse sur les objets de valeur. Ils dispa-raissent ensuite dans les bosquets avoisinants jolis bosquets, soit dit en passant, je te lesrecommande, a sappelle le parc Lopold. Je me dis que je lai chapp belle, mon micro-ordinateur tant sur la tablette situe juste ct de la fentre. Tous les secrets du Royaume le ntre, pas ui des Belges resteront secrets. Je me recouche, assez perplexe.

    Et les bruits mtalliques ? Oublis ! Et puis javais autre chose faire qu minterroger sur la rumeur du monde.

    Le lendemain matin, toilette, douche, rasage, after-shave, le rituel du ministre en mission,quoi. Je mapprte mhabiller, et l, stupeur et tremblements, comme dirait un auteur lo-cal : plus de pantalon ! Nada, niente ! Je lavais laiss, pli, plat sur la valise, prs de lafentre. Et ctheure, il brille par son absence ! En un clair, je comprends tout : le voleura tir mon pantalon, dans lequel se trouvait un tas de pices de monnaie. Et ce sont celles-ci, en tombant des poches, qui mont rveill !

    Voil un mystre clairci. Sacr coup de chance, me dis-je in petto. En gnral, je vide les poches de mon panta-

    lon avant de le plier, le soir. L, va savoir pourquoi, je ne lai pas fait. Le bruit ma rveillet le larron est parti sans mon ordinateur, qui contient les plans des missiles nuclairesplanqus sous Djemaa el-Fna. Par contre, javais aussi laiss les billets, et pour le coup,ce sont trois cent vingt euros qui ont disparu. Bah, plaie dargent nest pas mortelle Leproblme dirai-je le drame ? la catastrophe ? , cest que je nai pas dautre pantalon.Pour un voyage de deux jours, je ne pars quavec le saroual que je porte. Pourquoi fairecompliqu ? Deux chemises, oui, mais un seul futal : je ne suis pas Patino le roi du cuivre,ni un milord anglais. Donc, nix pantalon et lEurope mattend neuf heures zro minute.Je descends en pyjama la rception. Le directeur sy trouve, tir quatre pingles. Il estdj au courant de ma msaventure. Hlas, me dit-il, tous les magasins sont encore clos, cte heure matutinale. Le front soucieux, il explore quelques possibilits. Il pourrait al-ler chez lui et mapporter un de ses pantalons, il pourrait demander ses employs, maistoutes ces suggestions ptries de cette bonne volont dont on fait les Belges se brisent surlirrfragable ralit : je suis plus grand que tous ces Samaritains. Jaurais lair de Nixonsauv des eaux ! Dans le hall de lhtel, nous nous regardons, penauds, et les secondespassent.

    Jose peine vous le suggrer, me dit-il en ajustant ses lunettes dun air extrme-ment distingu.

    Dites, dites ! Tout plutt qu poil ou ceint dun tonneau ! Il y a deux minutes dici, au coin de la rue de ltang, une boutique Oxfam Solida-

    rit qui vend des vtements usags. Mais elle sera ferme !

  • Cest ma tante qui la gre, appelons-la, elle nous ouvrira. Elle habite deux pas.Dassoukine avale une gorge de caf et prend un air tragique. Qui na jamais travers la place Jourdan en pyjama, le cheveu en bataille, la re-

    cherche dune uvre de charit alors quil est petit-fils de cad, ne conoit pas labsurde.Jenvahis la boutique o nous attend une vieille dame au sourire anglique.

    Mon Dieu, vous tes un gant, ppie-t-elle, affole. Pour vous servir, madame. Tout ce que nous avons votre taille, se reprend-elle, cest cela.Elle dcroche une loque et me la tend. Funrailles ! Cest un pantalon de golf, luvre

    dun tailleur fou, le harnachement dun clown. La chose a vcu, et mme plusieurs vies,et des dures. Les couleurs qui la composaient lorigine sont maintenant fanes mais ondevine quelles ont d jurer dru quand le monde tait jeune. On croit deviner sur le tissu,sur la toile devrais-je dire, du jaune, du caca doie, du vert vanescent, de la terre dombrebrle, des losanges rouges en surimpression Mais naccablons pas lpave car elle pr-sente un avantage incontestable : elle est exactement ma taille. Je jette cinq euros sur lecomptoir, joublie mon pyjama et je me prcipite vers la salle de runion : cest deux pas,au bout de la rue Froissart. Le planton tique en avisant le futal mais mes papiers sont enrgle et il me laisse entrer en dplorant voix basse la fin de la civilisation europenne.Jentre dans la salle, o mon irruption fait sensation. Le comit, qui est dj l, sur une sortedestrade, sexorbite me regarder en dessous de la ceinture, comme si je me rduisais deux jambes.

    On est peu de chose. Je massois sur la chaise qui fait face ces messieurs-dames de lEurope et je me

    dispose prsenter ma plaidoirie. Je plante mon regard dans les yeux du comit, si josedire et cest l que je manque tomber de ma chaise. Car qui prside le comit ? Je te ledonne en mille.

    Euh Le Hongrois ! Attila le Hun ? Non, crtin ! Le Hongrois dhier, courtois jusquau trognon, petit-fils de larchiduc

    et des Bourbons runis. Il me regarde en fronant le sourcil ( Je connais cette tte ),puis sa bouche be ( Non, pas lui, pas le loufiat dhier ! ), et cest ensuite lallgorie hon-groise de la stupfaction et de la commisration que jai devant moi ( Cest bien lui ! )et le voil qui se penche vers ses confrres, perdu, et se met leur parler voix basse. Ila oubli de dbrancher son micro, linterprte continue donc, imperturbable, de traduire cest son boulot et cest ainsi que jentre par effraction dans une discussion o il sagitde moi, et surtout de mon pantalon. Monsieur Hongre raconte la rception de la veille etque jy faisais le serveur et que jy promenais avec une grande dextrit un plateau chargde petits fours que jai dailleurs failli lui dverser dessus ; mais, ajoute-t-il avec ce sens

  • de lquit o je reconnais bien le fils de grande tente, ft-elle celle des Habsbourg, il fautreconnatre que je lai servi avec un grand professionnalisme. Lexpos de larchiduc si-dre ses pairs. Puis lEurope, comme dhabitude, se divise. Le Slovaque estime que jaijou les extras au buffet parce que je navais pas dargent, mais lAnglaise rtorque que jesuis venu en avion et non en tapis volant : cest donc que javais de quoi, que je ntais pascompltement skint. LItalien se tapote le menton, souponnant une combinazione, maisquelle ? LEspagnol grommelle quelque chose propos des Moros qui nen feront ja-mais dautre. Peut-tre ai-je mis en scne cette mystification, pour dobscures raisons ? LeFranais, cartsien jusquaux sourcils, exprime ses doutes : connaissant bien le Maroc, ilimagine mal un ministre de Sa Majest arriver fauch (comme les bls) Bruxelles ; et silsagissait dun sosie ?

    Sosie ? interrompt lAllemand. Ach so Mais lequel ? Le Kellner dhier ou ce type,l, sur la sellette ?

    Le comit, comme un seul homme, se redresse et mexamine dun air souponneux.Suis-je bien moi-mme ? Ou un clown imposteur ? Ou un laquais qui se pousse du col ?

    LAnglaise toussote puis grince dans ma direction : Exckiousez-moi This is highly unusual, but Pieuvons-nous vour vos papiers

    didentity ?Cest lincident diplomatique. Je me redresse, droit dans mes braies multicolores, et

    je joue la grande scne de lindignation tiers-mondiste face larrogance de lOccident.Quest-ce que cest ? Quoi ? Je rve ! Demanderiez-vous ses papiers un ministre tatsu-nique ou russe ? Ou mme albanais ? Dois-je exhiber, tant quon y est, ma fiche anthro-pomtrique ? Mon casier judiciaire ? Mes vaccinations contre la dengue et le cholra ? LeHongrois, tout en mimiques dapaisement, me fait signe de me rasseoir et rabroue lAlbionperfide qui grommelle des menaces.

    Je me remets disserter sur le bl, dont nous tions autrefois exportateurs verslEmpire romain , mais personne ne mcoute, on se fiche bien de la Rome antique. Puisle Hongrois fait un geste imprieux et suspend la sance. Ces messieurs-dames vont aviser.On me prie dattendre dans une pice attenante, o lon me sert du caf et des pralines tiens, croque, cest du belge. Au bout dune demi-heure, un huissier vient me chercher : lecomit a pris une dcision.

    Et alors ? Alors, jai eu le bl pour rien. Ils se sont souvenus fort propos quil y avait une sorte

    de stock durgence destin aux cas dsesprs, genre la Somalie, le Tchad et les pays dontles ministres portent des loques. Des quintaux de crales gratuitement ! On me prpare cesoir une rception grandiose laroport de Rabat. Lhomme qui a fait gagner cent mil-lions deuros son pays. Cest plutt mon pantalon quon devrait honorer.

    Il regarde au-dehors, lair songeur. Les faades de la Grand-Place scintillent. Dassoukinesoupire.

  • La plus belle place du monde, disent-ils. Et ils ont raison. Mais moi, je ne me sou-viendrai que de la place Jourdan, qui ma vu me dguiser en clown et en domestique pourmieux servir mon pays. Qui le croira jamais ?

  • Dislocation

    Que serait, se demanda-t-il, un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, un mondeo tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna, un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courtisanesparisiennes ?) , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courtisanesparisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises) , un monde o tout serait tran-ger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courtisanesparisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toiqui nes mme pas franais, toi qui es marocain ) , un monde o tout serait tranger ?

  • Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courti-sanes parisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain. Il avait essay un jour de lui expli-quer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte Ellelui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro domo) ,un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courti-sanes parisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain. Il avait essay un jour de lui expli-quer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte Ellelui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro domo. Maisici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que sil stait install Nantes ou Montpellier ?) , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courti-sanes parisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain. Il avait essay un jour de lui expli-quer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte Ellelui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro domo. Maisici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que sil stait install Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom familier, les arbres etles animaux et les articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eu besoin, l-bas, deconsulter un dictionnaire pour acheter une serpillire) , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courti-sanes parisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain. Il avait essay un jour de lui ex-pliquer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte Elle lui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro do-mo. Mais ici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que silstait install Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom fami-

  • lier, les arbres et les animaux et les articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eubesoin, l-bas, de consulter un dictionnaire pour acheter une serpillire une serpillire,grands dieux ! Il en tait l, lui qui avait rv de transformer le monde ctait quoi,cette citation de Marx quil rptait avec exaltation, avec une sorte de fiert par antici-pation comme un programme, comme un projet ah oui : Les philosophes nont faitquinterprter le monde ; il sagit aujourdhui de le changer ! Il ajoutait autrefois, un peucuistre, mais cuistre conqurant : cest la onzime thse sur Feuerbach , oui, oui : ilsagit aujourdhui de le changer ! ) , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement en direction de sa maison, olattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna, quil avait fini par pouser, pourfaire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courti-sanes parisiennes ? Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain. Il avait essay un jour de lui expli-quer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte Ellelui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro domo. Maisici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que sil stait install Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom familier, les arbres etles animaux et les articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eu besoin, l-bas, deconsulter un dictionnaire pour aller acheter une serpillire une serpillire, grands dieux !Il en tait l, lui qui avait rv de transformer le monde ctait quoi, cette citationde Marx quil rptait avec exaltation, avec une sorte de fiert par anticipation commeun programme, comme un projet ah oui : Les philosophes nont fait quinterprter lemonde ; il sagit aujourdhui de le changer ! Il ajoutait autrefois, un peu cuistre, maiscuistre conqurant : cest la onzime thse sur Feuerbach , oui, oui : il sagit aujourdhuide le changer ! Mais aujourdhui ? Les vicissitudes de la vie Le voici immigr dans unmonde dont il ne connat pas les codes, ou alors trs vaguement, un monde dont il lui fautchaque jour dcouvrir les codes ce coup de coude discret dAnna, ce coup de coude dansles ctes ce soir o il avait plong avec entrain sa cuillre dans le bol de soupe, ce soiro ses parents elle taient en visite eh, il fallait attendre la petite prire rendant grces Dieu pour la nourriture dispose sur la table son pre ( elle) ntait-il pas pasteur delglise rforme des Pays-Bas ?) , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement de plus en plus lentement, commesil tait peu press darriver en direction de sa maison, o lattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna mais douce, mais gentille, parce que lui-mme ne la contra-riait jamais, ayant dcid une fois pour toutes que ctait lui qui stait install aux Pays-Bas, quon avait bien voulu de lui, et quil ntait pas question, par consquent, dimporterquoi que ce soit des murs, des us, des attitudes de son Maroc natal dans ce pays o ilrefaisait sa vie, non : o il continuait sa vie , Anna quil avait fini par pouser, pour faire

  • une fin (nest-ce pas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courtisanes pa-risiennes ? (Proust utilise-t-il quelque part cette expression ?) Oh Maati, toi et tes rf-rences franaises et parfois, elle ajoutait : Toi qui nes mme pas franais, toi qui esmarocain. (Ce ntait pas mchant, juste un peu moqueur Anna ntablissait aucunehirarchie entre Marocains et Franais de cela, dont il avait fini par se convaincre avectonnement, il lui tait profondment reconnaissant.) Il avait essay un jour de lui expli-quer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte (Il sesouvenait du titre du roman-essai de Gnter Grass, Les Enfants par la tte.) Elle lui avait riau nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro domo. (Il sirritait vitequand Anna le contredisait, et encore plus quand il devait reconnatre quelle avait raison,au moins partiellement mais il nen laissait rien paratre, fidle sa ligne de conduite : Je ne suis pas ici chez moi, je suis une sorte dinvit dans ce pays. ). Mais ici, nom deDieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que sil stait install Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom familier, les arbres et les animaux etles articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eu besoin, l-bas, de consulter un dic-tionnaire pour acheter une serpillire une serpillire, grands dieux ! Il en tait l, lui quiavait rv de transformer le monde ctait quoi, cette citation de Marx quil rptaitavec exaltation (dans sa jeunesse, car maintenant les occasions de citer Marx se faisaientrares), avec une sorte de fiert par anticipation comme un programme, comme un pro-jet ah oui : Les philosophes nont fait quinterprter le monde ; il sagit aujourdhuide le changer ! Il ajoutait autrefois, un peu cuistre, mais cuistre conqurant : cest laonzime thse sur Feuerbach , oui, oui : il sagit aujourdhui de le changer ! Mais au-jourdhui ? Les vicissitudes de la vie Le voici immigr dans un monde dont il ne connatpas les codes, ou alors trs vaguement, un monde dont il lui faut chaque jour dcouvrir lescodes ce coup de coude discret dAnna, ce coup de coude dans les ctes ce soir o il avaitplong avec entrain sa cuillre dans le bol de soupe, ce soir o ses parents elle taient envisite eh, il fallait attendre la petite prire rendant grces Dieu pour la nourriture dispo-se sur la table son pre ( elle) ntait-il pas pasteur de lglise rforme des Pays-Bas ?Reposant prcipitamment la cuillre ct du bol, il avait joint ses mains avec onction etinclin la tte on nattendait pas de lui quil ft la petite prire (comment disait-on ? ac-tion de grce ?) mais au moins quil donnt limpression de se recueillir avec eux, quilsoit un peu de leur monde , un monde o tout serait tranger ?

    Que serait se demanda-t-il en marchant lentement de plus en plus lentement, commesil tait peu press darriver en direction de sa maison (leur maison), o lattendait safemme Anna la douce, la gentille Anna mais douce, mais gentille, parce que lui-mmene la contrariait jamais, ayant dcid une fois pour toutes que ctait lui qui stait instal-l aux Pays-Bas, quon avait bien voulu de lui (on lui avait mme donn un passeport), etquil ntait pas question, par consquent, dimporter quoi que ce soit des murs, des us,

  • des attitudes de son Maroc natal dans ce pays o il refaisait sa vie, non : o il continuaitsa vie la douce, la gentille Anna quil avait fini par pouser, pour faire une fin (nest-cepas comme cela quon disait, autrefois, dans le monde des courtisanes parisiennes ? (Proustutilise-t-il quelque part cette expression ? propos dOdette, peut-tre ?) Oh Maati, toiet tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait, avec un sourire : Toi qui nes mmepas franais, toi qui es marocain ! (Ce ntait pas mchant, juste un peu moqueur Annantablissait aucune hirarchie entre Marocains et Franais de cela, dont il avait fini parse convaincre avec tonnement, il lui tait profondment reconnaissant ctait tellementnouveau, un pays o il tait exactement aussi bien vu, ou mal vu (ctait selon), que lesFranais. Toujours a de pris, dans lexil.) Il avait essay un jour, de lui expliquer quil taitmarocain par le corps, par la naissance, mais franais par la tte (Il se souvenait dutitre du roman-essai de Gnter Grass, Les Enfants par la tte. Aujourdhui, il pouvait le lireen allemand, dans le texte : Kopfgeburten oder die Deutschen sterben aus. Apprenant lenerlandais, il avait appris lallemand dans la foule. Toujours a de pris, dans lexil (bis).Jai froid, se disait-il parfois avec une ironie amre, jai froid et je mange des choses sansgot, mais au moins jai appris lallemand, langue des philosophes, et je sais maintenanttrs exactement ce que veut dire aufheben, ils nous impressionnaient bien, les Althusser etconsorts, les Derrida, les Glucksmann, Paris, quand ils nous sortaient des mots commecelui-l, sans les traduire, comme sils se servaient dun abracadabra dont ils avaient seulslusage.) Elle lui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyerpro domo. (Il sirritait vite quand Anna le contredisait, et encore plus quand il devait re-connatre quelle avait raison, au moins partiellement mais il nen laissait rien paratre,fidle sa ligne de conduite : Je ne suis pas ici chez moi, je suis une sorte dinvit dans cepays. ). Mais ici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que silstait install Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom familier,les arbres et les animaux et les articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eu besoin,l-bas, de consulter un dictionnaire pour acheter une serpillire une serpillire, grandsdieux ! Il en tait l, lui qui avait rv de transformer le monde ctait quoi, cette cita-tion de Marx quil rptait avec exaltation (dans sa jeunesse, car maintenant les occasionsde citer Marx se faisaient rares luniversit, il stait aperu quon pouvait soutenir desthses en conomie, en sociologie, sans savoir ce qutaient la plus-value ou la baisse ten-dancielle du taux de profit moyen), quil rptait avec une sorte de fiert par anticipation comme un programme, comme un projet, une raison de vivre ah oui : Les philosophesnont fait quinterprter le monde ; il sagit aujourdhui de le changer ! Il ajoutait autre-fois, un peu cuistre, mais cuistre conqurant : cest la onzime thse sur Feuerbach , ladernire, celle qui fait le lien avec la praxis, oui, oui : il sagit aujourdhui de le changer !Mais aujourdhui ? Les vicissitudes de la vie Le voici immigr dans un monde dont ilne connat pas (tous) les codes, ou alors trs vaguement, un monde dont il lui faut chaquejour dcouvrir certains codes misre ! ce coup de coude discret dAnna, ce coup de coude

  • dans les ctes, ce soir o il avait plong avec entrain sa cuillre dans le bol de soupe, ce soiro ses parents elle taient en visite eh, il fallait attendre la petite prire rendant grces Dieu pour la nourriture dispose sur la table son pre ( elle) ntait-il pas pasteur delglise rforme des Pays-Bas ? Navait-il pas accept, ce pre svre (mais pas trop), bar-bu comme Jhovah (mais pas trop), amateur de Bach (sans modration), que sa fille pouseun tranger ? Ne fallait-il pas lui en savoir gr ? Mme si on pouvait lire toute cette his-toire autrement, et le voir lui, ltranger, comme le perdant de laffaire ; et pour illustrer letout, passer dun Allemand lautre, de Marx Nietzsche : Tel sen fut comme un hrosen qute de victoires et neut finalement pour tout butin quun petit mensonge bien attif :cest ce quil nomme son mariage. Mensonge bien attif (si doux, si gentil) qui venaitde lui bourrer les ctes Reposant prcipitamment la cuillre ct du bol, il avait jointses mains (lui qui navait jamais fait cela, dans son pays, qui jamais navait pri, ni mmentait entr dans une mosque) et inclin la tte on nattendait pas de lui quil ft la petiteprire (comment disait-on ? action de grce ?) mais au moins quil donnt limpressionde se recueillir avec eux, quil ft un peu de leur monde) , un monde o tout serait tran-ger ?

    Que serait, se demanda-t-il en marchant lentement

    de plus en plus lentement, il finit par sarrter tout fait langle de la rue du Trans-vaal

    comme sil tait peu press darriver en direction de sa maison (leur maison),

    cest quoi, une maison ? House ou home ? Juste un cube, un grand cube, un dcou-page de lespace que le cadastre lui attribuait Il y regardait la tlvision, y dormait, yregardait du coin de lil une jolie jeune femme blonde assise sur le sofa, ct de lui, etdont il oubliait parfois qui elle tait

    ah oui, cest ma femme (ma femme ? Que signifie ce possessif ? Je possde quoi,exactement ? Ne suis-je pas plutt la chose possde, lanimal apprivois il doit bien yavoir un tigre ou un lion, au zoo dAmsterdam, qui simagine possder quelque chose, quicroit dambuler chez lui et que ce bout de bois en forme darbre est lui, gare qui vien-drait sy frotter ce sont eux, la conspiration des Blancs-Blonds amateurs de Bach qui mepossdent de la plus subtile des manires je suis dans leurs rets les rets, cest les fers laissez-les faire, je finirai dans la cave, dans la cale du navire battu par les flots, en routevers la plantation, vers le zoo)

    o lattendait sa femme Anna la douce, la gentille Anna mais douce, mais gentille,parce que lui-mme ne la contrariait jamais

    il tait devenu un renonant, un sdhu ( Vous tes srs que vous tes maris, vousdeux ? [Cest une voisine qui parle, loquace, complice] Vous ne vous disputez jamais. )

  • Exact, aurait-il pu lui rpondre maintenant : jai renonc au monde de la discorde jeme suis abstrait du monde, je suis une abstraction dailleurs, on me prsente comme telle.Maati ? Quel nom curieux Vous tes quoi ? (Quoi.) Ah, marocain Arrivent alors lesadjectifs en rang serr, labstraction se prcise : musulman, probablement macho, ama-teur de trucs compliqus, tam-tam, et nest-ce pas chez vous quon trouve un grand d-sert ? (Chez moi ? Jhabite rue du Transvaal, Utrecht.) Non, je veux dire : chez vous.

    ayant dcid une fois pour toutes que ctait lui qui stait install aux Pays-Bas,quon avait bien voulu de lui (on lui avait mme donn un passeport)

    Qui lui avait donn un passeport ? Ltat, le plus froid des monstres froids Pasla voisine : elle aurait sans doute hsit. Vous, mon compatriote ? Mais avez-vous, commemoi, trente corps sans vie dans un caveau, ce sont mes anctres, allongs, raides, ilsmontent la garde, en procession perptuelle, quoique fige ; et ce cimetire, o courent lescureuils, jy vais fleurir des tombes, vous mavez plutt la tte de qui viendrait crachersur les spultures je nai jamais vu des gens comme vous trottiner la Toussaint dans lebel alignement des marbres

    et quil ntait pas question, par consquent, dimporter quoi que ce soit des murs,des us, des attitudes de son Maroc natal

    quest-ce quil en connaissait dabord ?

    dans ce pays o il refaisait sa vie, non : o il continuait sa vie la douce, la gentilleAnna quil avait fini par pouser, pour faire une fin (nest-ce pas comme cela quon disait,autrefois, dans le monde des courtisanes parisiennes ? (Proust utilise-t-il quelque part cetteexpression ? propos dOdette, peut-tre ?)

    a faisait des annes quil ne lisait plus Proust. Il nen avait plus lusage. Ni le par-tage. Simenon, parfois mme pas le journal la page des sports la tlvision

    Oh Maati, toi et tes rfrences franaises et parfois, elle ajoutait, avec un sourire : Toi qui nes mme pas franais, toi qui es marocain !

    a sonne comme un reproche. langle de la rue du Transvaal, o cent maisons ab-solument identiques tracent une ligne de fuite vers le nant, tout semble tre un actedaccusation que le greffier, on le pressent, finira par rsumer par cette question articulesur un ton glacial : Quest-ce que vous faites ici ?

    (Ce ntait pas mchant, juste un peu moqueur Anna ntablissait aucune hirarchieentre Marocains et Franais)

    ni dailleurs entre Chinois et Pruviens, ni entre quiconque et personne, en bonne pe-tite protestante

  • de cela, dont il avait fini par se convaincre avec tonnement, il lui tait profond-ment reconnaissant

    jusqu cet instant, cette dislocation, rue du Transvaal ; il ntait plus reconnaissantde rien, il ne reconnaissait plus rien, non plus ; il aurait prfr quelle le traitt de Chi-nois, plutt que de lui dire : Tu es autre, mais a ne fait rien, on te pardonne, et tu eslgal de tous les autres comme au zoo, le tigre semble tre lgal du porc-pic, on lesnourrit pareillement, on les aime tout uniment et le cartouche devant lenclos, qui les d-signe trs scientifiquement, qui les situe (il y a une mappemonde et du rouge pour marquerle territoire o ils svissent), eh bien, quoi, le cartouche ? Eh bien, il est le mme pour tous,tigre, porc-pic ou bonobo mais, Anna, tu es en dehors de lenclos, cest ton pre, plusjeune, la barbe moins blanche, qui te montre le bonobo du doigt et te lit haute voix ladescription que lui offre le cartouche

    ctait tellement nouveau, un pays o il tait exactement aussi bien vu, ou mal vu(ctait selon), que les Franais. Toujours a de pris, dans lexil.) Il avait essay un jourde lui expliquer quil tait marocain par le corps, par la naissance, mais franais par latte

    a veut dire quoi, a ? Cest absurde cest puisant mon Dieu, tout est en train def le camp Cest ma tte, justement, qui se liqufie la France, ton jus fout le camp ! et que restera-t-il, que reste-t-il de nos amours, si la tte f le camp, rien quun corps,un grand corps malade, la renverse, plus grand mort que vivant

    (Il se souvenait du titre du roman-essai de Gnter Grass, Les Enfants par la tte. Au-jourdhui, il pouvait le lire en allemand, dans le texte : Kopfgeburten oder die Deutschensterben aus

    grand bien te fasse ! Grand bien me fasse ! Qui parle ? Qui mapostrophe ? Quelssont ces serpents

    Apprenant le nerlandais, il avait appris lallemand dans la foule. Toujours a de pris,dans lexil (bis). Jai froid, se disait-il parfois avec une ironie amre, jai froid et je mangedes choses sans got, mais au moins jai appris lallemand, langue des philosophes, et jesais maintenant trs exactement ce que veut dire aufheben, ils nous impressionnaient bien,les Althusser et consorts, les Derrida, les Glucksmann, Paris, quand ils nous sortaient desmots comme celui-l, sans les traduire, comme sils se servaient dun abracadabra dont ilsavaient seuls lusage.)

    Ils seraient ici, dans cette rue, je leur jetterais une grosse pierre la tte, une pierre quilme faudrait dabord soulever, aufheben, mais qui donc, mais quoi donc en moi samuse faire de mauvais jeux de mots bilingues ? Qui-donc-quoi-donc force ma bouche dans un

  • rictus allons, ce nest pas tellement drle ! alors que je suis en train de me disloquer, langle de cette rue

    Elle lui avait ri au nez, et lui-mme ntait pas trs convaincu par son plaidoyer pro do-mo. (Il sirritait vite quand Anna le contredisait, et encore plus quand il devait reconnatrequelle avait raison, au moins partiellement mais il nen laissait rien paratre, fidle saligne de conduite : Je ne suis pas ici chez moi, je suis une sorte dinvit dans ce pays. )

    comme si on tait jamais chez soi une petite poussire dans un univers illimit. Lesilence ternel de ces espaces infinis meffraie Ou est-ce le silence infini de ces espacesternels meffraie ? Et les uns sy croient chez eux, dans ce petit grain de poussire, dansun petit coin du grain, et les autres y seraient invits

    Mais ici, nom de Dieu ! ici, Utrecht, ntait-il pas dix fois plus tranger que sil staitinstall Nantes ou Montpellier ? L-bas, les arbres auraient eu un nom familier, lesarbres et les animaux et les articles mnagers, au supermarch ; il naurait pas eu besoin,l-bas, de consulter un dictionnaire pour acheter une serpillire une serpillire, grandsdieux ! Il en tait l, lui qui avait rv de transformer le monde ctait quoi, cette cita-tion de Marx quil rptait avec exaltation (dans sa jeunesse, car maintenant les occasionsde citer Marx se faisaient rare luniversit, il stait aperu quon pouvait soutenir desthses en conomie, en sociologie, sans savoir ce qutaient la plus-value ou la baisse ten-dancielle du taux de profit moyen)

    mais m ! Cest fini, cest dpass, tout a quoi a te sert, ici ? Tout Marx dansla Pliade Un jour, quelquun jettera a dans une benne, ny comprenant rien ( Cestdu franais ) Trs distinctement, il voit la scne et une vague dinfinie tristesse le sub-merge. Des hommes jeunes, rigolards, parlant de football, jetteront une une ses Pliadedans une benne ordures et ces millions de mots, ces millions doiseaux morts, iront pour-rir dans un coin du polder

    avec une sorte de fiert par anticipation comme un programme, comme un projet,une raison de vivre ah oui : Les philosophes nont fait quinterprter le monde ; il sagitaujourdhui de le changer !

    Il bredouille, les larmes aux yeux : Die Philosophen haben die Welt nur verschieden in-terpretiert ; es kmmt drauf an, sie zu verndern. a finit comme un sanglot : verndern !Note bien ceci, Deus absconditus : un soir dhiver, rue du Transvaal, dans une petite villede Hollande, un Marocain en pleine dislocation a cit haute voix, en allemand, la on-zime thse sur Feuerbach. Pas un brin dherbe na trembl, not a mouse stirring. (Quandun chne sabat au cur de la fort inhabite, cela fait-il du bruit ? Il vient enfin davoir larponse, mais cest trop tard.)

  • Il ajoutait autrefois, un peu cuistre, mais cuistre conqurant : cest la onzime thse surFeuerbach , la dernire, celle qui fait le lien avec la praxis, oui, oui : il sagit aujourdhuide le changer ! Mais aujourdhui ? Les vicissitudes de la vie

    Accusons la vie, elle ne se dfendra pas. Life is a bitch, mais au moins elle se tait, elle.(Oh tu ne vas tout de mme pas reprocher la douce, la gentille Anna son babil nest-ce pas cela qui tenchantait le plus en elle, autrefois ce gazouillement incessant quand elle navait rien dire, elle chantonnait Oui, ce qui enchante les premiers jours,les premiers mois, peut parfaitement devenir une raison dassassiner, dix ans plus tard)

    Le voici immigr dans un monde dont il ne connat pas (tous) les codes, ou alors trs va-guement, un monde dont il lui faut chaque jour dcouvrir certains codes misre ! ce coupde coude discret dAnna, ce coup de coude dans les ctes

    Il se tte les ctes, l, rue du Transvaal, il a limpression de sentir encore le coup, plu-sieurs mois aprs lincident. Toujours intact aux yeux du monde / Il sent crotre et pleurertout bas / Sa blessure fine et profonde / Il est bris, ny touchez pas.

    ce soir o il avait plong avec entrain sa cuillre dans le bol de soupe, ce soir oses parents elle taient en visite eh, il fallait attendre la petite prire rendant grces Dieu pour la nourriture dispose sur la table son pre ( elle) ntait-il pas pasteur delglise rforme des Pays-Bas ? Navait-il pas accept, ce pre svre (mais pas trop), bar-bu comme Jhovah (mais pas trop), amateur de Bach (sans modration)

    Le long de cette ligne de fuite vers le nant, cet instant mme, dans lune ou lautre deces maisons absolument identiques rsonne peut-tre une cantate de Bach Cest ici, dansce pays, dans cette ville, quil a dcouvert la Grande Consolation sil pouvait mergerde cette dislocation, reprendre son chemin, se traner jusquau salon et glisser dans le lec-teur de CD la Passion Mais de quelle passion sagit-il ? ( Nous y voil, il se prend pourJsus. Et cest encore dans sa tte en bullition que cette phrase trempe dironie sestforme, trs claire. Mais qui parle, la fin ? Il se retourne brusquement mais non, il estseul dans le crpuscule embaum.) Reprenons. Passion . Nest-ce pas lui qui a pti decette grande translation qui la amen vers ces rivages ? Nest-ce pas lui le patient, dansce drglement irraisonn ? Pourquoi lhomme sloigne-t-il de son foyer ? Pourquoi sefait-il tranger ?

    que sa fille pouse un tranger ?

    Et elle, nest-elle pas une trangre ? Vis--vis du reste du monde ? Du vaste monde ?Des espaces infinis ?

  • Ne fallait-il pas lui en savoir gr ? Mme si on pouvait lire toute cette histoire autrement,et le voir lui, ltranger, comme le perdant de laffaire ; et pour illustrer le tout, passer dunAllemand lautre, de Marx Nietzsche :

    Nest-ce pas lui qui un jour, Turin, se disloqua comme ici je me dcompose ? Ilseffondre il croise une voiture dont le cocher fouette violemment le cheval enlace sonencolure et clate en sanglots Rien, ici, rue du Transvaal, ne trahit une prsence ani-male sauf moi, tigre, porc-pic, bonobo, qui redevient animal mesure que tout perd sasignification peut-tre un chat va-t-il apparatre les chats, lautre consolation et je leprendrais sous mon aile, laile de lanimal que donc je suis, jinterdirais quiconque delapprocher Oui, je serais assez fou pour pleurer auprs dun animal. Mon semblable,mon frre.

    Tel sen fut comme un hros en qute de victoires et neut finalement pour tout butinquun petit mensonge bien attif : cest ce quil nomme son mariage. Mensonge bien at-tif (si doux, si gentil) qui venait de lui bourrer les ctes Reposant prcipitamment lacuillre ct du bol, il avait joint ses mains (lui qui navait jamais fait cela, dans son pays,qui jamais navait pri, ni mme ntait entr dans une mosque)

    trop tard, maintenant : Les jeux sont faits. Il nentrerait plus, nulle part. Entre ici,avec ton cortge de mtques, de main-duvre immigre Tiens, je suis un immigr. Unebonne guerre, une bonne Occupation, et je pourrais choisir lignominie, ou lindiffrence,ou lhrosme et alors, je finirais sur une affiche rouge, et je ferais peur aux passants,parce qu prononcer mon nom est difficile

    et inclin la tte on nattendait pas de lui quil ft la petite prire (comment disait-on ? action de grce ?) mais au moins quil donnt limpression de se recueillir aveceux, quil ft un peu de leur monde) , un monde o tout serait tranger ?

    Il sappuya de tout son corps contre un arbre dont il naurait su dire le nom mais lesarbres ont-il des noms ? Il ferma les yeux. Sa chemise lui collait au corps, il baignait dansune sueur froide qui le faisait frissonner. Il ferma les yeux et vit se drouler le reste duTemps, sans lui, sans lhomme qui stait abstrait dun monde o tout tait devenu tranger.Il vit lextrait du journal du lendemain, quelques lignes qui lui donnaient des nouvelles delui-mme : Drame dans la rue du Transvaal. Maati S. sest pendu hier soir. pouse plo-re, voisins abasourdis ( un homme si tranquille, si courtois, etc. )

    Non. Dans la lutte froce que le monde te livre, ne prends jamais le parti du monde. Ilsortit un mouchoir de sa poche et spongea le visage. Puis il ramassa son cartable et setourna lentement jusqu faire face jusqu se trouver exactement dans laxe de la rue oil habitait depuis des annes maintenant, avec sa femme Anna. Je suis Maati S., ingnieur,employ la mairie dUtrecht, chelle 11, temps plein, 38 heures par semaine. Je viens

  • dprouver un sentiment qui me noie, rgulirement, date fixe. (Peut-tre la lune a-t-ellequelque chose voir avec cela.) Je le nomme, faute de mieux, dislocation . Commentdire Le faucon reste sourd, on ne sait pourquoi, aux appels du fauconnier. Il tourne et iltourne et il tourne dans un ciel dment qui amplifie sa giration. Mille images de moi mul-tiplient ma terreur. Zbrures, fulgurations, langues de feu Tout seffondre, il ny a plusde centre, au milieu dune nuit soudain tombe. Il ny a plus de raison. Il ny a plus rien.Qui dit quoi ? Qui dit ? Rien. Rien. Puis, cest incomprhensible, cest une sorte de pointdu jour, cest une petite note de clarinette qui vient de loin, un roulement de tambour, in-sistant, enttant, et la dislocation sestompe. Ces quelques bruits annoncent un geste, ungeste que fera ma femme, tout lheure, un geste trs banal mais qui a toute limportanceque je ne saurais donner au monde. Cest trs curieux, le monde coagule, je refais surface.Je peux mme reprendre ma marche. Il suffit de mettre un pas devant lautre. Allons ! sagrande surprise, sa jambe gauche obit. Cest un automate puis qui marche, le cartable la main, en direction de sa maison. Cest une main tremblante qui se dresse vers le boutonde la sonnette, un doigt hsitant qui leffleure. Des bruits de pas Qui vive ? Est-ce toi,Anna ?

    Mon pauvre Maati, tu as lair puis.

    Le voici assis sur le sofa (effondr, plutt), il ne sait comment il a chou l, il vientpourtant tout juste de sonner la porte. Elle se penche en chantonnant, sagenouille, lui en-lve avec prcaution les souliers qui lui martyrisent les pieds. Il ferme les yeux et se laisseglisser un peu plus sur le sofa. Il prouve des sentiments quil ne peut dfinir. Soulage-ment ? Gratitude ? Affection ? Amour ? Cette jeune femme qui lui enlve avec prcautionses souliers, en chantonnant

    Cest pour ce geste, se dit-il, tonn, que je vis.

  • N nulle part

    Dans un caf de P*, capitale de la F*, un jeune Marocain, mayant civilement abord( Vous tes bien Machin, le gazetier ? ), maffirme de manire vhmente que je dois en-tendre son histoire il semble nen avoir quune, comme beaucoup de gens.

    Ma premire raction est de fuir.Mais : analysons la situation. Octobre. Samedi. Dbut de soire. Le ciel bas et lourd, au-

    dehors, pse comme un couvercle / et dcourage les promenades. Alors : autant rester bienau chaud, dans ce troquet, en face de lglise S* G* des P* our ce que le jeune homme a dire. des annes-lumire du Caf de lUnivers (comme cest loin, tout a), des lieuesdautres lieux, X (cest son nom) me narre ceci :

    Il y a quelques mois, voulant faire tablir mon passeport pour venir tudier en France,jai d remettre aux autorits concernes, Rabat, un extrait dacte de naissance, que javaismoi-mme reu du moqaddem du coin, contre un beau billet tout neuf de dix dirhams. Leditextrait, une fois entre mes mains, je lai transmis, sans mme y jeter un coup dil, aux ser-vices de la prfecture ce sont eux, ce sont elles, les fameuses autorits concernes .

    Sans mme y jeter un coup dil, dites-vous ? Sans. Alors, mon cher ami, on peut dj vous prdire les pires catastrophes. Il faut toujours

    tout lire, quand on a affaire ladministration. Au mot prs, la virgule. Et mme entre leslignes.

    Peut-tre. Mais moi, je nai prt aucune attention aux informations que portait le do-cument parce que je croyais (navement) que ces informations, je les connaissais dj.

    Un temps. Je sais quand mme qui je suis, non ?

  • Ceci fut profr sur un ton de dfi, la mche de cheveux en bataille, lil sombre. Moi,prudemment :

    On dit a, et puis un jourIl me coupa la parole, vhment : Eh bien, non ! Grossire erreur ! On ne sait pas qui on est, monsieur ! On ne sait rien,

    monsieur, quoi quen puissent dire Aristote et toute la philosophie ! Quand je reus macarte didentit, je vis avec stupfaction quaprs lieu de naissance venait lindication : Khzazna , alors que je croyais me souvenir vaguement tre n Rabat.

    Vous vous souvenez de votre lieu de naissance ? Vous tes prcoce.Il haussa les paules. Je veux dire que jai toujours plus ou moins su que jtais n Rabat. Do sortait

    donc cette trange Khzazna ? Ce ntait pas une srie de fautes de frappe, les lettres de Rabat et de Khzazna ntant pas proches sur le clavier. Jai vrifi mme un singedactylographe, mme un ivrogne cacochyme ne pourrait obtenir Khzazna en voulanttaper Rabat . Ou alors, il faudrait que a parte dans tous les sens

    Il se pencha vers moi, le doigt lev. Jai calcul la probabilit dobtenir Khzazna en essayant de taper Rabat : une

    chance sur cent mille milliards. lchelle humaine, monsieur, cest une impossibilit ! Excellemment dit. Tout cela tait bizarre. Sur le moment, je ne pus rien faire, occup comme je ltais

    par mon dpart pour la France, lequel constitue, comme vous le savez, un vritable par-cours du combattant, avec ses prinscriptions, ses inscriptions, ses mille certificats Maisje restai intrigu par cette histoire.

    Pourquoi ne pas loublier ? Oublier ? Cela tourna bientt lobsession ! Ayant rsolu mille problmes en rapport

    avec mon installation en France, jabordai une priode plus calme de ma vie ; et pour toutdire, plus heureuse. Nous sommes quand mme dans lune des belles villes du monde ?

    Mmm. Lune des plus intressantes ? Hrmblmmmn. Mais : tous mes petits camarades, la Cit internationale o javais pos ma valise,

    tous mes petits camarades taient ns dans des endroits prestigieux, comme Fs ou Rabatou Marrakech, ou au moins dignes dintrt, comme Azrou ou Azemmour. Mais Khzazna ?Qus aco ? Je rasais les murs, ployant sous le poids de mon secret honteux. Et si on allaitme demander o javais vu le jour ? Allais-je pouvoir mentir ?

    Un serveur se matrialisa au-dessus de notre table, en noir et blanc, hautain, qui nousenjoignit de commander quelque chose ( ou alors, disparaissez , semblait dire sa lippe).Nous prmes deux cafs et il sen alla, plein de ddain. Le jeune homme reprit le fil de sonhistoire.

  • Parfois, ctait linverse, jtais pris dune bouffe dexaltation et je me voyais ducou au moins marquis, seigneur dune terre peut-tre gorge dhistoire, et jtais de Kh-zazna comme dautres sont de La Rochefoucauld . Mais lexaltation retombait vite etje croupissais de nouveau dans laffre de ne pas savoir qui jtais, ntant n nulle part. Ilfallait en avoir le cur net ! Aprs une recherche digne des meilleurs explorateurs, meneau Centre Pompidou et la BN de la rue Richelieu, aprs avoir puis mainte carte rou-tire, jai russi localiser cet endroit o jtais n, du moins aux yeux de la loi. Le Guidebleu davant-guerre, dnich chez un bouquiniste, tait catgorique : Khzazna existait belet bien !

    Voil qui a d vous rassurer. Ctait un point sur une carte ! Cest mieux que rien. Mmmmouais. Un Guide bleu datant du Protectorat, autant dire de la Prhistoire

    Alors, il y a quelques mois, loccasion des vacances dt, et tant rentr au Maroc, jevoulus en avoir le cur net. Sans rien dire personne, jai pris lautobus Rabat et jy suisall voir. Jai vu. En fait, Khzazna ne correspond aucune ville, ni un village, ni unhameau.

    Une ruine, alors ? Un rve de pote ? Au moins un puits ? Non. Cest une belle contre quatre-vingts kilomtres lest de Rabat, une cam-

    pagne fort sympathique o le temps sest arrt il y a trs longtemps lpoque du Guidebleu peut-tre. Elle grouille de vaches, de moutons, de poules et de lapins.

    Jusque-l, rien dextraordinaire. Rien dextraordinaire, certes ; mais quelle na t ma surprise en apprenant, ayant

    abord un gnome local et lui ayant pos quelques questions, quil ny avait pas lombredun hpital ni dune maternit dans ce lieu-dit. Tout juste y a-t-il un dispensaire dans lepetit village d ct, construit il y a deux ans. Je suis quand mme plus vieux que a.

    Il se recula sur sa chaise. Son front tait soucieux. La question que vous devez vous poser maintenant et que je me suis pose longtemps

    avant vous est la suivante : o suis-je n exactement ? Entre deux arbres ? Sur un monti-cule ? L, prs du ruisseau ?

    Dans une grange, comme Jsus ? Il ny avait pas la moindre grange dans le coin. (Vous permettez ? Cest mon histoire.)

    De retour la maison, en proie une grande angoisse existentielle je me suis prcipit dans la cuisine et jai somm ma mre dclairer ma lanterne.

    Elle ptrissait je ne sais quoi, dans la pnombre. Elle ne cessa point de ptrir. Une bonneminute passa sans que rien ne se passt. Puis elle me rpondit sans smouvoir que jtaisn la maternit de Rabat, comme tout le monde

    mais

  • mais que mon grand-pre maternel avait suppli mes parents dinscrire le mot Khzazna sur le carnet de famille, dans la case idoine.

    Cest toujours le grand-pre qui a fait le coup. Certes, mais pourquoi ? Pourquoi ? Je vous le donne en mille. Je donne sans tarder ma langue au chat.Le serveur apparut et dposa sur notre table, dun geste brusque, deux tasses de caf

    (choques, elle tintinnabulrent) ; puis sen alla, plein de morgue. Le jeune homme se pen-cha de nouveau vers moi, comme sil allait me rvler le troisime secret de Fatima.

    Tout simplement parce quil avait lhabitude, lpoque, de se prsenter aux lectionscommunales dans la circonscription de Khzazna ! Des lections quil gagnait parfois, maisavec une toute petite avance : une voix, une seule, pouvait faire la diffrence.

    Pour le coup, jentrai vraiment dans la discussion, la voix vibrante dincrdulit (80 %)et dindignation (20 %).

    Vous voulez me faire croire que dans cette contre o il ny a, selon vous, que desvaches, des moutons, des poules et des lapins, on vote, on lit des reprsentants du peupledans de vraies assembles ? On y trouve des dputs ? Des diles ? Des chevins peut-tre ?

    Il but une petite gorge de caf puis abattit son poing sur la table (des ! foisonsensuivirent).

    Tout fait, monsieur ! On y trouve tout cela et peut-tre mme autre chose ! Moquez-vous tant que vous voulez !

    Mais pourquoi ? Les premiers gouvernements daprs lIndpendance lavaient voulu ainsi, probable-

    ment pour quilibrer le poids de Rabat, ce nid de gauchistes qui votait comme un seulhomme pour Abdallah Ibrahim et ses amis. Comme je viens de vous le dire, il y avait si peude votants Khzazna quune seule voix pouvait faire la diffrence. Pour mon grand-pre,je reprsentais donc non pas son petit-fils frachement dbarqu sur terre (you-you-you !ululaient les femmes), mais un lecteur potentiel qui voterait pour lui sa majorit, vingt etun ans plus tard.

    Jen restai saisi. Vingt et un ans plus tard ? Parfaitement ! Et on dit que les Marocains ne savent pas planifier long terme ? Belle nerie ! Quils ne vivent que dans linstant ? Sottise !mus, nous nous regardmes jusquau trfonds, fiers de faire partie dun peuple si sou-

    cieux de lavenir, et nous commandmes un jus de grenadine pour le boire la sant desplans triennaux, et mme des quinquennaux.

  • Le serveur nous demanda insolemment si nous avions vraiment lintention de siroter dela grenadine aprs avoir bu du caf. Il semblait impliquer que nous pchions ainsi contrelesprit des lieux, contre lus p*sien, contre toutes les traditions. Nous lenvoymes bouler,ce quil fit dun pas majestueux.

    Cependant, le jeune homme tait soucieux. Il reprit, sur un ton mlancolique : Cette histoire ma plong dans un tat proche de la dpression nerveuse. (Si ! Si !)

    Apprendre dabord quon nest pas ce quon a toujours cru tre, cest--dire un Rbati ;saccoutumer sa nouvelle identit de citoyen de Khzazna ; puis dcouvrir que cetteidentit-l, quon avait fini par accepter, est elle-mme une fiction ; et que cette fiction estune manipulation politique ourdie dans sa propre famille

    On nest jamais trahi que par les siens.Il saua dun doigt distrait le fond de grenadine qui se morfondait dans son verre ; puis

    il sua le doigt, lair de plus en plus abattu. Eh bien, je ntais pas au bout de mes tracas. Le soir mme, alors que je confiais

    mon oncle Brahim la dcouverte de mon tat prcaire dapatride, que me rpondit mononcle ? Des paroles rconfortantes, un hadith idoine, des encouragements ? Pas du tout ! Ilmenfona davantage dans le dsarroi en me rvlant un fait encore plus bizarre et qui meconcernait galement.

    Il couina : Mon propre oncle ! La famille, jvous jure Mais que vous a-t-il dit au juste ? Ceci : Mon cher neveu, non seulement tu nes n nulle part mais, dune certaine fa-

    on, tu nes mme jamais n. Tel que ! Permettez que je note cette phrase dans mon calepin. Mon cher neveu, non seulement tu nes n nulle part mais, dune certaine faon, tu

    nes jamais n. Et de me narrer un dtail que tout le monde avait oubli sauf lui. Les oncles, a noublie rien. Il faut savoir que je suis n (si on peut appeler a natre) vers la fin du mois de d-

    cembre 1973. Mon pre se convoqua en concile et se dit ce qui se suit : Mon cher Abdel-moula vous ai-je dit que mon pre sappelait Abdelmoula ? , si tu dclares aujourdhuiou mme demain la naissance de ton fils, celui-ci tranera toute sa vie une anne rduite quelques jours. On croira quil a huit ans, par exemple, quand en fait il naura que sept anset cinq jours. Autant attendre le dbut de lanne suivante et ensuite seulement aller dran-ger lofficier dtat civil.

    a se conoit. Pendant prs dune semaine, et alors que je gigotais, innocent, dans mes langes, il ne

    se passa rien. Je veux dire officiellement. Dans la pratique, la famille gorgea sans doutequelque blier, ou au moins un coq, et offrit des plats de couscous aux pauvres, prs de lamosque ; mais je nexistais pas encore sur le papier. Dans les langes, oui ; sur le papier,

  • non. Puis, vers le 2 ou le 3 janvier, mon pre alla triomphalement annoncer aux autoritsma naissance. Les autorits, qui ont lhabitude les imbciles de croire sur parole lescitoyens, notrent donc quun certain X*, fils de Abdelmoula Y*, tait n Khzazna le2 janvier 1974.

    Faux lieu de naissance, fausse anne ! Bravo ! Il ne vous manque rien. La rvlation avunculaire massomma. Je sortis dans la nuit en titubant et allai errer

    dans les ruelles de Rabat. Il faisait un temps splendide Laissons cela. La question que je me posai, cette nuit-l, en titubant dans les rues, hagard, la question

    que je me pose toujours, est : suis-je vraiment moi-mme si je suis n ailleurs et landavant ?

    Colossale nigme !Nous reprmes un jus de fruits pour mieux mditer sur les incertitudes de la vie. Le

    jeune homme semblait stre calm, comme sil avait vid son cur des rancurs passes,comme si la confidence faite Machin lavait apais.

    Il jeta un coup dil sur le parvis de lglise S* G* des P*. Un car de tourisme venait dedverser quelques dizaines de touristes nippons qui sexclamaient en silence. Un Comorienvendait des marrons chauds pendant que deux Tamouls semblaient le surveiller du coin delil. Un clochard, assis sur les marches de lglise, tendait une sbile en direction des fi-dles qui entraient dans la maison de Dieu.

    Mon compagnon dun soir reprit la parole. Quelle ville superbe, quand mme ! Je crois bien que je vais finir par devenir citoyen

    de P*. a prendra le temps que a prendra. Au moins, a, cest une identit.Il se leva et prit cong, tout aussi civilement quil mavait abord, aprs avoir jet un

    billet de banque froiss sur la table. Je restai seul sur ma banquette.Pas pour longtemps : le fameux Samir J*, qui passait par l, maperut travers la vitre,

    entra dans le caf et vint se joindre moi, dans lespoir que jallais lui payer un verre.

    Aprs avoir pass commande, je mempressai de lui raconter lhistoire que je venaisdentendre. J* rflchit un peu puis il scria en tapant du poing sur la table, comme lavaitfait avant lui le citoyen de Khzazna :

    Cette histoire prouve ce que jai toujours subodor. Les problmes didentit, anexiste pas. Cest nous-mmes qui les fabriquons ! Qui suis-je ? O vais-je ? quoisers-je ?

    Dans quel tat jerre ? Questions oiseuses ! Ce jeune homme ne se rend pas compte quel point il a de la

    chance. Cest facile de se dire : ouh l l, je ne suis n nulle part, pas dheure, bouh houhou, quest-ce que je suis malheureux !

    Il avala une gorge de bire et continua.

  • Mais le pire, cest de savoir prcisment o on est n, et quand, la seconde prs ; etmalgr cela avoir un doute. Un doute bas sur la certitude, cest a le pire !

    Un doute bas sur la certitude . Je ny comprends rien mais a me parat tout faitplausible. Permets que je note dans mon calepin.

    Moi, je suis n Paris, Baudelocque. Sil le fallait, je pourrais retrouver la salle, lelit, lendroit exact, la tache dans le plafond. Quant au jour, on le connat parfaitement. lheure prs, au mtre prs, tout est connu, archiv, fix pour les sicles venir. Et alors ?

    Il approcha son visage du mien, les dents serres. Eh bien, je ne sais pas plus qui je suis que ce gandin de Kaza Naza ! Khzazna. Mais au moins, lui, il peut imaginer quune identit est possible. Il peut croire que

    si on rectifiait quelque chose, deux ou trois broutilles administratives, un chiffre, un nom,tout rentrerait dans lordre. Sil tait vraiment n l o ltat civil le dit, le jour o ltatcivil le dit, alors il naurait aucun problme. Donc il peut croire que, potentiellement, il napas de problme ! Donc, au fond, il na pas de problme !

    Bravo ! Je nai rien compris.J* hurla (cest un tic, chez lui) : Pourtant, cest simple, ce que je dis : les problmes didentit, tout le monde en a !

    Mais ils sont bien plus profonds quon ne le croit ! Mais tout lheure, tu braillais le contraire : Les problmes didentit, a nexiste

    pas ! Cest la mme chose ! Tu te contredis. Jamais ! Et de toute faon, je men fous !Je mcriai encore plus fort : Tout fait daccord, vieux brigand !Cest alors quune jeune femme brunalunettes que javais croise deux ou trois fois la

    Cit internationale sapprocha de nous. Elle nous apostropha. Messieurs, vous faites du bruit, constata-t-elle. Vous vous faites remarquer. Les ttes

    se tournent et les tsss tsss rsonnent dans les visons. Et comme vous mlangez le franaiset le marocain, vous faites honte au Maroc tout entier. Et moi, par consquent. Car je suismarocaine

    Elle sempara dune chaise et sassit ct de nous. bien que ne au Vietnam dun pre russe. Dailleurs, suis-je vraiment une femme ?Ce fut ce moment prcis que nous nous levmes dun bond, Samir J* et moi, et dispa-

    rmes pouvants dans la nuit p*ienne.Nous courons toujours, ctheure, fuyant la mare immense des problmes didentit

    qui semblent vouloir submerger le monde et ses inhabitants, et dont nous souponnons for-

  • tement, tout en galopant, quils ne sont pas plus rels, ces problmes, que celui du citoyennnatif de Khzazna.

  • Khouribga ou les lois de lunivers

    Un jour, nous confia Ali Attends, on va dabord passer commande.(Quest-ce que tu prends ? Jsais pas Et toi ?, etc.)Cinq minutes plus tard : Un jour, nous confia Ali ou plutt uuuuune nuit, chantonna Hamid. Mais arrte, laisse-le parler ! Misre, si on ne peut plus fredonner Oui mais attends, tu ne fredonnes pas innocemment, cest rien que pour lembter. Moi ? Tu me traites de provocateur ?, etc.Cinq minutes plus tard : Ctait lan dernier, je faisais des piges pour La Tribune de Casablanca il faut bien

    payer ses tudes Ouais mais attends, tu devais tre pistonn. On ne devient pas comme a pigiste de La

    Tribune. Moi, pistonn ? Tu me traites de bourgeois ?, etc.Cinq minutes plus tard : Un jour, et cest l o je voulais en venir, un jour, je me suis retrouv Khouribga, la

    recherche (tenez-vous bien) des hommes qui comptent . Bizarre, non ? (Notez aussi queje parle des hommes, pas des femmes on nenvoie pas le pigiste la recherche des griesou des muses

    a serait pas mal, comme titre de film : Pas dgrie pour le pigiste. ni non plus des kolkhoziennes de choc, encore moins des Cloptre ou des Kahina,

    comme si ces gueuses navaient pas dquivalent dans lEmpire chrifien sous Hassan II.

  • Mais bon.) Vous me dites : essplique. Eh bien, avait t une lubie soudaine du directeurde La Tribune. Les pouces passs dans les trous de son gilet (il navait pas les moyens de sepayer des entournures, vous connaissez la pauvret de nos gazettes), donc les doigts dansles trous, une Casa sport mal allume pendant sa lippe ddaigneuse, les bsicles sur lefront (genre patron de presse ), il mavait lanc, laube : Vous mferez un papier surles hommes qui comptent toux intempestive Khouribga. Je navais pas oslui demander ce quil entendait par l. (Un pigiste, a se tait ou a sen va.) Je ne mtaispas davantage inquit de ltranget de cette enqute : pourquoi diable La Tribune de Ca-sablanca sintressait-elle ce qui se passait quelques centaines de kilomtres lest, enaltitude, sur ce plateau aride o ne poussent que lalfa et les ennuis ? Moi, jsuis pigiste, jene rentre pas dans ces considrations. Je mtais donc illico ru sur la gare routire, javaisarraisonn un car datant davant lDluge genre qui ne tient que par la peinture, un bou-lon et des prires et, aprs un priple dont mieux vaut que vous nen sachiez rien (on mamme vomi dessus, un bb), javais dbarqu vers midi Khouribga, bourgade poussi-reuse

    et qui entend bien le rester o un mien cousin rdait autour de lOffice des bitumes du Tadla depuis des mois.

    Jeus vite fait de lui tomber sulpaletot, vu quil passait toutes ses journes dans un caf,esprant une embauche qui ne venait pas, qui ne viendrait jamais, mais qui lui permettait devivre dans lesprance. Embrassades mues, tapes dans le dos, a va, mon frre, hamdoul-lah, et ta mre, hamdoullah, et ta sur, hamdoullah, a va, a va, grce Dieu, et la petitNarjis, a pousse, hamdoullah, et le vieux Allal, Dieu ait son me, ah bon ? ma challahet le voisin Untel, on la pendu, et le chat, etc. Cinq minutes se sont coules quand je mesouviens fort propos de lobjet de mon expdition.

    Hamou, lui-dis-je. Il sappelait Hamou ?Ali ignore la sotte interruption. Hamou, lui dis-je, je cherche les hommes qui comptent dans cette ville ! Il hoche

    la tte, se verse un verre de th, sirote le breuvage brlant, le sourcil fronc, lil mi-clos,perdu dans des penses profondes comme le lac de la petite Martine (vous vous souvenez,au lyce ?), des penses si profondes quon peut craindre quil nen revienne jamais, gardans le monde des Ides (vous vous souvenez, le cours de philo ?). Puis il sbroue

    a veut dire quoi, il sbroue ? il sbroue comme un cheval et frappe du plat de la main sur la table, lair mle et

    rsolu. Ali, massne-t-il, je les connais tous ! Sensation autour de la table. Heureux temps o lon pouvait connatre tous les hommes qui comptent Khourib-

    ga ! Aujourdhui, la population a explos dans tous les sens. On en retrouve en Italie !

  • On ne connat pas son voisin, monsieur ! On ne sait mme plus o on habite !Nous nous tmes enfin et considrmes dun il mu lami qui nous racontait avec

    tant de dtails cette inoue aventure. Pendant lexplosion de commentaires qui venaitdinterrompre sa narration, il stait mis ronger son frein, mtaphoriquement parlant, touten caressant le chat ; lequel chat lui soumettait son derrire, selon lus des flins, tout enronronnant paisiblement. Le silence qui venait de sabattre sur lUnivers invita Ali re-prendre son expos.

    Donc Hamou men signale plusieurs, des hommes qui comptent ; il pousse mmelobligeance me les prsenter classs par catgorie il est mthodique, mon cousin,comme tous les Soussis. Je note in petto ce quil me dvoile, le remercie, rgle laddition(un th languissant, un caf insoluble) et me plante sur le trottoir. Vous ai-je prcis quilfaisait chaud ? On se croirait, comme dit le pote, sous les torrents dun soleil tropical .

    Quel pote ? Mais on sen fiche, cest juste une expression. Donc, le soleil tropical qui rpand

    sa chaleur sur nos gurets . Que faire ? comme disait le vieux Vladimir. Commenons parles entrepreneurs, me rponds-je en consultant mentalement ma liste, y a peut-tre un d-jeuner gagner. Je dbute donc ma tourne par Tijani, businessman en vue, propritairedune Bentley doccasion rachete une vieille folle tangroise. Je soudoie le chaouch quimonte la garde lentre de limmeuble, il dtourne opportunment le regard vers la routequi poudroie pendant que je monte un raide escalier ; me voil parlementer avec une se-crtaire affole dans une espce dantichambre ma parole, on dirait quelle na jamaisvu un journaliste, cette donzelle, encore moins un pigiste la limite, elle na jamais vudhomme, tant elle bille, bouche be je tente de lblouir en lui montrant ma fausse cartede presse mais sait-elle seulement lire ? Bon, elle finit par comprendre que je nen veux pas sa virginit, ni son porte-monnaie, elle file grattouiller une porte, y passe la tte, p-pie Bref, Tijani me reoit dans un bureau flambant neuf, minimaliste, dans les tons grisanthracite avec, dans un coin, une plante verte qui semble monter la garde. Tijani a fait sonlyce Casablanca, une vague cole dingnieurs en France puis a obtenu un MBA dansune universit amricaine sans trop se fatiguer dailleurs : japprendrai plus tard quil esthypermnsique et totalement idiot. Il est rentr au pays, on se demande bien pourquoi, pourfaire plaisir sa mre peut-tre, ou alors il avait fait des btises dans les US (on le calom-niera une autre fois), donc il est rentr au pays et y a cr son entreprise, baptise Tijaniand Co., ce qui ressemble dailleurs une vanterie car il est seul dans son bureau, avec laplante verte et la secrtaire aux abois : M. Co. brille surtout par son absence. Quoi quilen soit, je congratule Tijani sur sa russite. Bravo ! Il me montre, pas peu fier deux, desplans, des courbes, des schmas, des hyperboles et mme une parabole puis me propose,pour les besoins de mon article, de rencontrer son DF, son DRH ou mme son XYZ (tousbonshommes que je souponne de nexister que dans sa tte car je nai vu personne dans les

  • couloirs de Tijani and Co., part, faut-il le rappeler, sa secrtaire pouvante et sa plantealtire comme un hidalgo). Je souponne le mythomane, voire lescroc de haute vole, maisil fait trop chaud pour tirer laffaire au clair ; et au fond, hein, du moment quil ne mangepas mon biscuit ni ne lutine ma femme, que me chaut que Tijani soit un homme daffairesou un cornifleur ? Jai juste le temps de lui poser une question : Dis-moi, Tijani

    Tu le tutoyais ? lpoque, on se tutoyait tous. Qui a, on ? Tous ceux qui savaient lire et crire. Et qui sexprimaient en marocain. Tu te fous de nous, etc.Cinq minutes plus tard : Je lui demande donc : Dis-moi, Tijani, comment tu fais pour suivre les volutions

    de la demande, les besoins des consommateurs, les prvisions, tout a ? Il carquille lesyeux. Ou bien cest ton DF qui sen occupe ? Ou peut-tre ton XYZ ? Il carquille lesyeux. moins quil ny ait ici une feuille confidentielle qui surveille le march ? Ilcarquille les yeux. Mais je vais voir Bouazza, bien sr ! scrie-t-il. Nom de Dieu ! Il ne peut men dire plus, il doit sclipser pour un important djeuner daffaires auquelil oublie de minviter, le sagouin. Me voici sur le trottoir, sur lequel le soleil dgouline deshauteurs du ciel bleu. Qu calor ! comme disent les Colombiens. On se croirait dans unhammam lheure de pointe. Je messuie le front avec la manche de ma chemise. Mon pro-chain rendez-vous est avec le gouverneur, Si Ahmed, un de ces technocrates brillants r-cemment nomms par le roi la tte des villes importantes. Je vais pied la prfecture :cest au bout de lavenue. Le chaouch qui monte la garde devant limposante btisse com-mence par me chasser comme un malpropre, du moins est-ce son intention, la fourche le-ve, lil assassin, quand il comprend que je prtends, moi, simple citoyen, monter voirle gouverneur ; mais halte-l ! je brandis prestement ma fausse carte de presse, o les cou-leurs du drapeau national stalent, comminatoires, et me fais passer pour un envoy sp-cial de Basri tant qu mentir. Vous vous souvenez de Driss Basri, qui tait ministre delIntrieur lpoque ? Ouh l Le seul nonc de son nom faisait les hommes se pisserparmi ; la seule perception de son visage, au loin, faisait les femmes svanouir de peur ; etles chaouch tombaient comme des mouches quand ses missaires se prsentaient au pont-levis.

    Nous interrompons Ali. On a tous connu cette poque. Les jeunes ne veulent pas nous croire, aujourdhui. Ils

    minimisent, les petits salopiauds ; allons, allons, disent-ils, ltait pas si terrible, votre Bas-ri.

    Notre Basri ? Ah, les chiens !Ali commence snerver. Je peux continuer ?

  • Fais, fais. Donc le chaouch, avant dexpirer deffroi, mouvre lhuis et me voici / me voil dans

    le bureau de Si Ahmed. LExcellence, qui ne dteste pas quon parle de lui, reoit le jour-naleux, mme pigiste mais quen sait-il ? , avec amabilit. Il est accueillant, certes, cour-tois mme ; mais cest aussi un visionnaire volubile qui dploie, ma stupfaction, descartes en relief, on dirait Vauban, sur une grande table de runion. Ses mains volettent au-dessus : il mindique ceci, montre cela, souligne, dsigne, efface, construit, rgnre. Cestle dmiurge, ma parole ! Il me montre ensuite des photos ariennes prises par des drones delUS Air Force, qui nexistaient peut-tre mme pas lpoque ; il me parle de projets pha-ramineux, phantasmatiques, peut-tre mme pharaoniques, en tout cas, il y a un ph quelquepart. Il schauffe, il transpire, svapore, de plus en plus loquent. La mondialisation estun jeu pour lui, lunit de compte le milliard de dollars, il a rencontr Bill Gates et gifl unChinois. Je finis quand mme par linterrompre : Si Ahmed, tout cela est bien beau, maiscomment faites-vous

    ui-l, tu ltutoies pas ? Ouais, passconcause en franais, pas en marocain. Bizarre, etc.Cinq minutes plus tard : Si Ahmed, tout cela est bien beau, mais comment faites-vous pour vous tenir au

    courant de ce qui se passe dans vot wilaya ? Je veux dire, au niveau du citoyen de base ?Le pkin ? Il carquille les yeux. Ou peut-tre sont-ce les RG qui sen occupent ? Ilcarquille les yeux. Ou alors, vous vous baladez incognito dans votre ville, comme autre-fois Haroun Arachide dans Bagdad ? Le gouverneur lve les bras au ciel, constern parmon ignorance. Mais quoi, les RG ? Mais qu, Arachide ? Pour tout savoir, je consulteBouazza, pardi !

    Encore Bouazza ? Tel que ! Je nai pas le temps de marquer mon tonnement, Si Ahmed se lve, dploie

    son mtre quatre-vingt-dix, me broie la dextre et sexcuse : il doit recevoir Darryl F. Za-nuck pour le convaincre de transfrer Hollywood Khouribga ou, au moins, den faireune succursale. Un taxi antique, genre qui tient par la vitesse acquise mme quand il a per-du ses roues, memporte vitement vers la maison des Syndicats o je dois rencontrer le l-gendaire Kafouyi

    Kafouyi himself ? Kafouyi qui dirige dune main de fer la fdration des syndicats locaux, Kafouyi

    qui fait trembler Les Bitumes du Tadla quand il se lve du pied gauche, quand il menacealors de dclencher

    la foudre, comme Zeus ? la fameuse grve gnrale qui va mettre bas le capitalisme mondial en commen-

    ant par Khouribga ce nest quun dbut, continuons le combat ! Lhomme, que jai pr-

  • venu par tlphone de chez Si Ahmed, mattend de pied ferme devant la btisse qui abritele Syndicat tremblez, patrons ! Poigne de main militante, bourrade virile, lhomme mereoit comme si on avait pris ensemble le Palais dHiver. Jy vais de ma petite provoca-tion

    Tas os provoquer le fameux Kafouyi, toi ? Jai. Et tas survivu ? Jai. Ben, mon colon, etc.Cinq minutes plus tard : Donc, je nhsite pas provoquer le bon vieux Kafouyi des smalas : Monsieur le

    secrtaire gnral, vous tes au pouvoir depuis le dpart des Franais, depuis la mort daumoins trois papes, depuis le passage de la comte, cest un peu long, nest-il pas ? On mur-mure que vous vous tes coup des masses laborieuses, on susurre que la Maison des syn-dicats est comme le palais de la Belle au bois dormant on clame que rien ny a chan-g depuis lanne du Typhus. Alors (je mclaircis la voix) comment savez-vous quel estltat desprit de vos adhrents ? Il carquille les yeux. Comment dcidez-vous quandil faut dclencher la grve et quand il faut larrter ? Il carquille les yeux. Commentestimez-vous la combativit de vos troupes ? Il fronce le sourcil, irrit par mon inso-lence : Je sais trs bien ce que pensent les ouvriers, monsieur, frmit-il. Il me suffit denparler avec Bouazza ! Enfer et damnation ! Encore Bouazza ? Who he ? Le grand Ka-fouyi me met la porte sans mnagement, comme un vulgaire rformiste, comme le der-nier des mencheviks, et surtout sans me laisser le temps de lui demander qui est, la findes fins !, ce fameux Bouazza. Attendant un taxi improbable sur le trottoir, liqufi par lesoleil qui spand sur la ville comme une nappe de magma, je me fais la rflexion que cestvidemment ce Bouazza que je devrais interviewer au lieu de perdre mon temps avec desseconds couteaux fussent-ils PDG improbable, gouverneur mgalomane ou roi des syndi-cats. Cest lui qui est, sans aucun doute, lhomme qui compte Khouribga, celui qui faitbouger les choses, un des movers and shakers, comme on dit en bon franais. Mais avantde me mettre en chasse, jai besoin de me rafrachir (il fait 40 C) et de me faire couperles cheveux. Je joue le smaphore dsespr et une Peugeot rescape de la bande Bonnotsarrte ma hauteur. My engouffre. Meffondre. Le chauffeur de taxi me renseigne aima-blement.

    Un bon coiffeur ? Mais vous navez pas le choix, il ny a en a quun dans la ville.Cest Bouazza.

    Consternation au Caf de lUnivers. Quoi ? Un coiffeur ? Ah misre, la dception ! On tombe de haut ! On croyait au moins LOrchestre rouge

  • le comte de Saint-Germain un espion bionique Je suis au comble de ltonnement. Je dirais mme : de la sidration. Le taxi me d-

    pose devant lchoppe du merlan. Jy entre, un peu inquiet, mais il ny a vraiment pas dequoi. Lendroit ressemble cent autres, le patron, ledit Bouazza, ne ressemble rien. Falot,gris sur gris, moustache de mulot Il me tend une main molle, je suis son premier client delaprs-midi, mapprend-il ; et de me dsigner dautor le sige sur lequel je dois me jucher.Coup dil circulaire : quelques plerins sont assis sur des chaises mais, vue dil, cene sont pas des clients, plutt des amis, des voisins, des curieux. Pas dapprenti en vue,ni dassoci. Ce Bouazza me semble tout faire dans son antre, shampoui-neur, pouilleur,coiffeur pour dames, coiffeur pour hommes, coloriste si daventure, permanentiste pour lafemme du dentiste polonais chou l on ne sait comment ; Bouazza, cest le figaro poly-valent le genre, tu demandes nimporte quoi, il te rpond : je peux !

    On en connat, des comme a. Lhomme aux mains agiles commence me courir sur le haricot, du moins sont-ce

    ses doigts qui furtent dans ma chevelure, cherchant lpi rebelle ; et moi, je lentreprendssur le rle central quil semble jouer dans la capitale des bitumes. Je ny vais pas en tratre,je joue cartes sur table : jannonce Tijani, je coupe avec le gouverneur, jabats Kafouyi.Lui, lartiste capillaire, il opine, allant lamble dans mes cheveux ; ne dit mot mais opine ;et quand jai eu fini, comme dit le prosateur, il reste un instant silencieux, contemplant sonuvre inverse dans le miroir : il ma fait une sorte de tonsure de moine trs la mode,alamoude, prtend-il disons, celle du temps des cathdrales puis rpond enfin unequestion que je lui ai pose. Cest exact, me dit-il ; cest exact : toutes ces personnalitssont ses clients.

    Et cest vous, os-je, qui les renseignez sur ce qui se passe dans leur bonne ville ?Il sessuie les mains sur un chiffon qui date de lanne de la Licorne. Les trois ou quatre

    pquenots assis le long du mur nont pas encore ouvert la bouche on dirait une brochettedabrutis attendant dtre dvors par un gant. Puis il esquisse un vague sourire, disons unrictus qui se croit ; et enfin il murmure :

    Moi ? Mais jen sais quoi, de ce qui se passe ici Je ne quitte jamais cette choppeque jai hrite de M. Ceccaldi, qui tait coiffeur lpoque des Franais. Jtais son ap-prenti.

    Et voil que la brochette dabrutis reprend en chur : Bouazza ne quitte jamais cette choppe. Il la hrite de M. Ceccaldi, qui tait coif-

    feur lpoque des Franais. Il tait son apprenti. Deffroi, mon cur manque une marche, ou peut-tre de surprise. Quest-ce que cest

    que ce cinma ou plutt ce thtre antique, avec chur et coryphe ? Je me reprends,fourre quelques billets froisss dans la main de lartisan, qui vrifie le montant dun coupdil lil du matre puis les empoche sans mot dire. Je ne sais pourquoi, jprouve

  • une forte envie de le gifler mais je me retiens, car ces vnements me dpassent et je nenvois pas la fin. Bon, cest dcid, je quitte cette ville incomprhensible aprs tout, monarticle est crit. Je cours, jarrte sur la grandroute un vieux car Strindberg et je maffaledans un sige dfonc. La route qui mne Casablanca serpente sur le plateau qui brille demille feux, etc. (je le dcrirai une autre fois). Jai le temps de rflchir, entre deux cahots.Et cest alors que je comprends.

    Tu comprends le cahot ? Non. Je comprends cette histoire de Bouazza le coiffeur, qui a lair, comme a, dun

    crtin de lAtlas ; qui en est trs certainement un ; et un beau ; et pourtant, cest dans sonantre que sattnuent les conflits, cest dans ce lieu insignifiant, quasiment vide

    a me rappelle le tao : Les rayons de la roue convergent au moyeu. Ils convergentvers le vide. Et cest grce au vide que le char avance.

    Ah ouais, ouais, y en a un autre : Le vase est fait dargile mais cest le vide qui le faitvase

    Donc, je reprends : cest dans ce lieu insignifiant, quasiment vide, que se ngocie lamarche du monde : entre les autorits, le vain peuple, Kafouyi, les hommes daffaires, etc.La guerre, le chaos

    Revoil le cahot. Non, jai dit : le chaos, le ka-osssss. Excuses. La guerre, le chaos, le combat de tous contre un, ou mme : de tous contre tous, tout

    a, a se rgle chez le merlan. Chacun vient y dposer, comme a, sans lair dy toucher, sesobservations, ses exigences, ses remontrances, ses conditions, ses chiffres, ses statistiques.Le chur ces bouseux qui nont rien dautre faire, entre deux rcoltes, que de peuplerla caverne de Bouazza , le chur enregistre et en fait un refrain. Le gouverneur, lhommedaffaires, le syndicaliste, le journaliste sassoient tour tour dans le fauteuil et cela fait,en fin de compte, une ngociation permanente. Et cest ainsi que nous sommes une nation.Parce que nous acceptons tous cette palabre incessante chez Bouazza.

    Cest pas Renan qua crit un truc genre Quest-ce quune nation ? Nous, on a la rponse depuis longtemps. On est une nation parce que, malgr nos di-

    vergences, on se retrouve tous chez Bouazza. On est plus forts que Renan. Dautre part, cest pas lui qui aurait pu me faire une tonsure de moine Surtout pas lui lamoude.Et dans cette belle aprs-midi ( mordore , chatoiement , etc.) ; dans cette belle

    aprs-midi o le temps semble hsiter, o il attend son heure dirait-on, comme on prtendque le soleil sarrte dans sa course ( lai-je bien parcourue ? ) quelques instants, justeavant de plonger derrire les horizons ( bleutres , lointains , etc.), laissant lhomme

  • orphelin de sa lumire et incertain du lendemain ; donc, dans cette belle aprs-midi ca-sablancaise, au milieu de la foule ( bigarre , presse ) qui envahissait les alles duParc, nous nous regardmes, mus ; et dun mme geste, dun mme allant, dans ce Cafde lUnivers o, force de divaguer, nous en dcouvrions certaines lois ( les Lois delUnivers ), nous levmes nos tasses creuses la mmoire dErnest et celle (future) deBouazza, la prennit et la vitalit de notre belle nation et, surtout, surtout, au videparfait en son milieu, vide tellement beau quon se prend parfois denvie de se courber etde lui embrasser les mains mme la pluie, mme lautomne, nen ont pas de si dlicates ;vide si opportun, si violent et si efficace, que cest grce lui, et seulement lui, que le char(de ltat) avance que nos vaches sont bien gardes et que notre bannire claque auvent, fire, hautaine et parfaitement inutile.

  • Ce qui ne sest pas dit Bruxelles

    Bruxelles, murmura John

    et quelque chose en lui susurra : Drle dendroit pour une rencontre. Ctait irritant,ces phrases toutes faites qui surgissaient au fil de ses penses. En loccurrence, il savait biendo venait cette expression. Dun film, bien sr. Un film franais, avec Deneuve et Depar-dieu. Mais le plus souvent, ces fragments pars, il ne savait pas do ils venaient mais ilstaient bien l, soudain, noncs clairement, surnageant dans le monologue intime qui ac-compagnait John du matin au soir, flot de mots dont il ne pouvait se dprendre quen fer-mant les yeux et en coutant une sonate ( Encore ton Bach ! soupirait Annie). Dans le