Fin de partie - Samuel Beckett - analyse et étude

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    Objet dtude : Littrature contemporaine

    Vronique CHARPENTIER

    Squence 3-FR01

    Fin de partie,

    Samuel Beckett

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    3Squence 3-FR01

    Introduction

    A dition recommande B Objet dtude et objectifs C Comment travailler ? D Testez votre premire lecture E Problmatique densemble

    Chapitre 1 > Contextes

    A Qui tait Samuel Beckett ? B Un nouveau thtre ? C Situation de Fin de partie

    Chapitre 2 > Quelle dramaturgie ?

    A Quelle action ? B Un espace de fin du monde C Le temps D Les didascalies

    Chapitre 3 > Les personnages

    A Lonomastique B Le corps C Le lien D Le rle des objets

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    Chapitre 4 > La parole, plutt que laction

    A Quel dialogue ? B Raconter des histoires C Le problme de la signification

    Chapitre 5 > Quelle thtralit ? A Comique ou tragique ? B La mise en abyme du thtre C Mettre en scne

    Lexique

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    ntroduction

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    A dition recommandeNous nous reporterons dans ce cours ldition de poche :

    Samuel Beckett, Fin de partie, ditions de Minuit, 2009 (ISBN 978-2-7073-0070-6).

    cette dition renverront les indications de pages entre parenthses, incluses dans le corps mme ducours. Toute rfrence des analyses universitaires sera indique en note.

    B Objet dtude et objectifs

    Les Instructions Officielles prescrivent ltude deFin de partieen Littrature contemporaine . Lobjectifest de favoriser votre engagement dans linterprtation personnelle et de vous permettre de mobiliservotre jugement critique en vous confrontant une uvre rcente, remarquable par les questionnementsquelle suscite. Or,Fin de partie, pice cre () le 1eravril 1957 , soit il y a plus de cinquante ans, nedoit plus tout fait vous apparatre contemporaine . Dautant que la pice est dj un classique.

    Quel temps et quelle poque exprime en effet ce thtre qui nous est contemporain? Si nous sommesses contemporains, nous sommes aussi les contemporains dun infini htroclite: terrorisme, problmesdcologie plantaire, explosion des moyens de communication... Sen tenir l serait rduire la contem-poranit une actualit, et la littrature un art de circonstance. La contemporanit inscrit dans notrecorps le sentiment du temps qui passe et de la simultanit des vnements en plusieurs espaces. Mon

    corps et ma mmoire sont contemporains de multiples manires : je puis me sentir contemporain demon sicle, comme du moment prsent. Du coup, je considre ma proprefinitude. Or, Fin de partie, faitde la fin et de la finitude son sujet. Luvre de Samuel Beckett donne ainsi accs aux problmatiquesde la littrature contemporaine et est emblmatique du rapport de lhomme contemporain au langageet au monde.

    C Comment travailler ?

    Premire lecturede luvre : lisez la pice pour le plaisir de vous laisser entraner dans lunivers de

    Beckett. Laissez-vous surprendre. lissue de cette premire lecture, notez vos premires impressions :questions, troubles, plaisirs, dgots, ennui, envies de rire, de sourire, ou de pleurer

    Deuxime lecture: relisez la pice intgralement, mais le crayon la main. Essayez de reprer leretour de certaines rpliques, de certains objets, de certains gestes (notez le numro des pages).Interrogez-vous sur lenjeu et la progression de cette partie .

    Vous tes mr(e) pour tester votre lecture(voir ci-dessous : D).

    Vous pouvez passer ltude du cours :

    Ce cours propose un parcours raisonnde luvre. Il fait alterner lexamen dextraits, prolongementde la lecture analytique que vous avez appris matriser en Premire, desparcoursthmatiquesplussynthtiques qui touchent lensemble de luvre, et des lectures cursivesde documents.

    Ne ngligez pas les questions prparatoires: lpreuve demande moins laccumulation dun savoir,que lexprience dune rflexion personnelle. Suivez les conseils donns dans les prolongements : ilsvous permettront de mettre luvre en perspective.

    Chaque mot du cours suivi dun astrisque est expliqu dans un lexique en fin de cours.N.BN.B

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    D Testez votre premire lecture

    Exercice autocorrectif n1

    Qui sont Nagg et Nell ?

    Dans quel ordre les pisodes suivants sont-ils prsents dans la pice ?

    a) Clov fait de lordre ;

    b) La puce de Clov ;

    c) Lhistoire du tailleur ;

    d) Le mur creux ;

    e) Clov chante ;

    f) La mort de Nell.

    Citez trois histoires contes par les personnages.

    Rsumez le roman de Hamm.Citez quatre objets manipuls par les personnages.

    Pourquoi Clov ne tue-t-il pas Hamm ?

    Qui est la mre Pegg ?

    Que dit dcouvrir Clov la dernire fois quil regarde par la fentre ?

    Clov parvient-il quitter Hamm ?

    Comment comprenez-vous le titre ?

    Corrig de lexercice autocorrectif n1

    1. Nagg et Nellsont les parents de Hamm. Culs-de-jatte depuis un accident de tandem dans lesArdennes (p. 29), ils sont placs dans des poubelles lavant-scne gauche (p. 11).

    2. Ordre des pisodes: 1. Lhistoire du tailleur (p. 33) 2. Le mur creux (p. 40) 3. La puce de Clov(p. 48) 4. Clov fait de lordre (p. 76). 5. La mort de Nell (p. 81). 6. Clov chante (p. 93).

    3. et 4. Les histoires : Lhistoire du tailleur (p. 33) raconte Nell par Nagg pour la drider ; lefou de Hamm (p. 49) ; le conte de Nol ou le roman de Hamm (histoire du mendiant qui vient lui

    confier son fils : p. 69-72, puis p. 78-80). Les passages relatifs au rcit de cette dernire histoire mettenten parallle les commentaires de Hamm crant le style du rcit et le rcit lui-mme ; on reconnat danscelui-ci des faits qui peuvent renvoyer la manire dont Clov a t recueilli par Hamm (cf. p. 54).

    5. Les objets :lescabeau dont se sert Clov pour grimper aux fentres et la lunette employe pourobserver ce qui se passe lextrieur, la poudre anti-puce qui sert aussi tuer Nell, son costume devoyage et sa valise ; la gaffe, le mouchoir, le chien en peluche, les lunettes, le cathter, le fauteuil rou-lant, le tableau retourn contre le mur de Hamm ; les poubelles de Nell et Nagg, le bonnet de dentellede Nell.

    Effectivement prsents et visibles sur scne, ou nexistant que dans les propos des personnages, commele buffet, ces objets meublent la scne de manire drisoire et dnotent linfirmit des personnages, ou comme le chien, le tableau ou la lunette le dsir de voir autre chose, de se distraire de la mort.

    6. et 9.La question est pose par Hamm lui-mme (p. 20), conscient que ses rcriminations et exigencesconstituent pour Clov une torture morale. La rponse de Clov, Je ne connais pas la combinaison du

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    buffet , rvle de manire comique (par la trivialit de la raison invoque et lassociation du buffet un coffre-fort par le terme de combinaison ) le dnuement extrme des personnages, rduits subsister plutt qu vivre, et la cruaut de leurs rapports : linfirmit extrme de Hamm sinversanten puissance de rtorsion privant Clov ou son propre pre, Nagg, de nourriture. Cet change est lun desnombreux qui donnent son unit la pice en montrant linterdpendance troite des personnagesqui ne peuvent se sparer les uns des autres, en dpit du dsir quils expriment. Ainsi, en dpit desmenaces de quitter Hamm ritres tout au long de la pice par Clov, celui-ci revient se poster prs deHamm, en habit de voyage et avec sa valise, alors quil tait prt partir (p. 108).

    7.Clov accuse Hamm davoir laiss mourir la mre Pegg, une petite vieille qui a sans doute t unematresse de Hamm dans sa jeunesse, dobscurit (p. 58 et 96-97), en lui refusant gostement lalumire quelle lui demandait. Pour chacun des personnages, on peut ainsi trouver une sorte de faute introduisant le thme de la culpabilit, sans que le lecteur ou le spectateur soit vraiment convaincude la relation de cause effet entre cette faute et le chtiment que peut sembler constituer ltatmisrable dans lequel se trouvent les personnages. Il sagit plutt de faire sentir le besoin dexplication,le dsir de sens, quprouve lhomme devant lextrme souffrance ici, la fin de vie et limpossibilitde la dterminer de manire consciente.

    8.Clov remplace en quelque sorte les yeux dont Hamm ne peut plus se servir. la demande de Hamm, ilgrimpe rgulirement sur lescabeau pour examiner les alentours, vers la mer, ou vers la terre, dvastset vides. Vers la fin de la pice, Clov dit apercevoir un enfant. Curieusement, cette dcouverte laisse fina-lement Hamm indiffrent. Il y a dailleurs lieu de sinterroger sur la vracit du propos de Clov.

    10.Le titre impose immdiatement deux thmes : le temps et le jeu. Mais les suggestions et ambi-valences sont nombreuses : si la fin dsigne le point darrt dun phnomne dans le temps, ellepeut tre la fois le terme et le but. Quant la partie , le mot venant du verbe partager , ellesuppose lide dun rapport entre plusieurs personnes, ou actants*, tabli plus spcifiquement autourdun divertissement, ou dun combat ou dune lutte.

    On peut imaginer que cette fin de partie renvoie la fin de viedans laquelle sont englus les

    personnages, la fin dun monde ainsi que le suggre le dcor ou encore la fin dun jeu: lavie serait-elle finalement un jeu ? Beckett tait lui-mme un passionn du jeu dchecs. Ou bien faut-ilentendre ainsi le jeu de forces dominant / domin ou bourreau / victime entre Hamm et Clov, etplus largement entre tous les personnages de la pice ? Le thme du jeu ne renvoie-t-il pas non plusaujeu thtrallui-mme : quelle comdie se livrent les personnages ?

    Comment, dautre part, comprendre la structure de la pice partir de son titre, puisque la premirerplique de Clov reprend ce thme de la fin et en fait lemblme de laction : Fini, cest fini, a vafinir, a va peut-tre finir. (p. 13). Ce titre se retrouve dailleurs dans les dernires lignes de la pice : Vieille fin de partie perdue, finir de perdre (p. 108), soupire avec lassitude Hamm dans son derniersoliloque. En dpit de labsence apparente daction, cette rplique incite chercher quel est lenjeu, quiperd, qui gagne, et ce qui est effectivement perdu et gagn.

    Lors de la gense de la pice, le titre est la dernire chose que trouva Beckett : pendant long-temps, elle sintitula Hamm . On peut donc aussi penser que cette fin de partie reprsente pourBeckett lui-mme la fin dun processus dcriture peut-tre la fin dune volution. Le rapport entreles romans crits auparavant et le passage lcriture dramatique sera donc aussi interroger.

    E Problmatique densemble

    Une fin de partie qui commence par la fin : que signifie cette absurdit ? Comment Beckett nous parle-t-ilde lhomme et de sa condition travers des personnages aussi extnus, capables seulement de parler,

    mais en changeant des propos dont la trivialit et la discontinuit ne peuvent que drouter le specta-teur ? Et en quoi consiste encore le spectacle thtral ? Que peut gagner le spectateur ce jeu ?

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    Suggestions bibliographiques

    La lecture de la pice que Beckett a crite avant Fin de partie, En attendant Godot,est absolumentncessaire. Vous y serez renvoy plusieurs reprises dans ce cours pour tablir des parallles.

    Je vous recommande aussi la lecture des premiers romans de Beckett : Molloy, Malone meurt etLInnommable, le premier et le dernier disponibles en poche.

    Vous trouverez dans la suite de ce cours dautres indications de lecture.

    Bon travail et bonnes lectures !

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    A Qui tait Samuel Beckett ?

    N retrait ?

    Samuel Beckett nat dans la banlieue de Dublin en 1906, dans lIrlande catholique. Dune familleprotestante de la petite bourgeoisie aise, il reoit une ducation puritaine, nourrie de lectures de laBible, qui dveloppe chez lui une hantise du pch et de la culpabilit, autant quun dgot profondpour tout ce qui touche le corps.

    Brillant lve, dou pour les langues (il apprend le franais, litalien, lallemand), il dcouvre ds lado-lescence Ptrarque, lArioste, Dante, Descartes, Racine, Corneille, mais aussi des auteurs plus modernes

    comme Jammes, Larbaud, Fargue. Il est aussi passionn de thtre.

    En 1928, il est nomm pour deux ans lecteur danglais lcole normale suprieure de la rue dUlm.Sartre, Nizan, Merleau-Ponty y achevaient alors leurs tudes. Le dpaysement intellectuel est radical : lIrlandene pourra plus dsormais que lui apparatre troite. Son prdcesseur ce poste lui prsente James Joyce,dont il devient lintime. Ulysse avait paru en 1922, Beckett aide Joyce dans la recherche de documentationncessaire pour Work in progress, qui deviendra Finnegans Wake. Il frquente aussi les Surralistes.

    Son sjour lcole normale termin, il est de retour Dublin o il sengage dans une carrire univer-sitaire, mais il dmissionne au bout dun an. Commence alors une vie errante : Paris, puis Londres, puisla maison paternelle jusqu la mort du pre, lAllemagne, et enfin en 1937, de nouveau Paris.

    cette date, qua-t-il crit ? Adolescent, il ne pensait pas devenir crivain 1. Lors de son sjour

    lcole Normale, il a crit des essais sur Dante, Joyce, Proust, des pomes en anglais et en franais, etdes nouvelles dont certaines ont paru dans des revues. En 1935, il a crit en anglais un roman,Murphy(publi Londres en 1938) : lhistoire, pleine dhumour et de drision, dun oisif, qui naime rien tantque se bercer dans son rocking-chair, attentif ce qui implore en lui , parce qu il y a toujours couter en soi, comme le dit Beckett de lui-mme2. Comme Murphy, Beckett semble n retrait 3: Paris, en 1937, il frquente sans doute les peintres Giacometti, les frres Van Velde, Duchamp, maisil fuit toute vie sociale et comme son personnage, peut passer de longs moments allong, dans sachambre, sur les hauteurs dun immeuble du quartier Montparnasse. Toute sa vie, il aimera se retirerainsi du monde, et le fera plus tard dans sa maison en rgion parisienne, crivant, jouant du piano, etvivant dans la plus profonde solitude, loin des bruits du monde, des mondanits du prix Nobel, ou delesprit de srieux des critiques universitaires qui auront tt fait de semparer de son uvre.

    Pour linstant, en cette fin des annes trente, Beckett se sentait perdu, cras, vivait comme uneloque. () Il ne pouvait rien faire. Ne parvenait mme pas lire 4, limage de cette jeune fille dontparle Jung lors dune confrence laquelle il a assist en 1935 : Au fond, elle ntait jamais ne. ,dclare Jung, et Beckett dajouter dans une confidence Charles Juliet, en 1968 : Jai toujours eu lesentiment que moi non plus,je ntais jamais n. 5.

    La nuit rvlatrice de 1946

    La guerre clate. Ds lautomne 40, Beckett sengage dans un rseau de rsistance, ce qui lui vaut demanquer tre arrt par la Gestapo, ainsi que sa compagne, pendant lt 42. Ils sinstallent alors dansle Vaucluse, o Beckett continuera de travailler pour le maquis, tout en achevant la rdaction dunautre roman : Watt.1. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 36.2. Charles Juliet, ibid.,p. 49.3. On trouve cette expression dans Murphy. Elle est cite par larticle de lEncyclopaedia Universalis sur Beckett.4. Charles Juliet, ibid.,p. 14.5. Charles Juliet, ibid.,p. 15.

    Contextes

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    En 1946, il doit se rendre pour des raisons personnelles en Irlande. Il se bat, en vain, pour faire diterWatt. Beckett a transpos dans le soliloque de Krapp, dansLa Dernire bande (1959), la rvlation quelui apporte une promenade nocturne :

    Spirituellement une anne on ne peut plus noire et pauvre jusqu cette mmorable nuit de mars,au bout de la jete, dans la rafale, je noublierai jamais, o tout mest devenu clair. La vision, enfin.() Ce que soudain jai vu alors, ctait que la croyance qui avait guid toute ma vie, () clairpour moi enfin que lobscurit que je mtais toujours acharn refouler est en ralit

    mon meilleur () indestructible association jusquau dernier soupir de la tempte et de la nuitavec la lumire de lentendement et le feu () 6

    Beckett comprend alors que cest cette obscurit , ce magma des penses et paroles intrieures, quiest la source de son inspiration cratrice. Charles Juliet, il confie : Il fallait () trouver le langage quiconvenait , rejeter tous les poisons , cest--dire la dcence intellectuelle, le savoir, les certitudesquon se donne, le besoin de dominer la vie 7; Jusque-l, javais cru que je pouvais faire confiance la connaissance. Que je devais mquiper sur le plan intellectuel. Ce jour-l, tout sest effondr 8.Touteson uvre doit venir de lui-mme, de son fond le plus intime, des souvenirs, du travail incessant delimagination, des ratiocinations9ininterrompues. Il comprend quil ne fera jamais mieux merger ce flotde paroles qu travers le monologue intrieur, sans autre intermdiaire avec le lecteur, et traverslequel napparaissent que subjectivement,dans les dformations dune conscience fivreuse de nepas rpondre la normalit, toutes les coordonnes extrieures(lieu, temps, dcors).

    Cest alors une priode trs prolifique : Beckett commence directement en franaisMolloy et une sriede nouvelles (La fin, LExpuls, Le Calmant, Textes pour rien). Puis ce seront deux autres romans : en1948, Malone meurt, en 1949,Linnommable. Paralllement lcriture romanesque, il explore lcriturethtrale : Eleutheria ds 1946, En attendant Godot en 1948, Fin de partie commenc sans doute ds1950.

    Beckett linconsolable 10? Vers le silence

    Beckett ne cessera plus dcrire. Ne citons ici que les ouvrages les plus clbres : La dernire bandeet Cendres en 1958, Oh les beaux jours (crit dabord en anglais en 1960, puis rcrit en franais en1961), Comdie (1963). Il crit un scnario : Film, en 1964. Le genre de ses textes est de plus en plus

    difficile distinguer : proses susceptibles dtre joues, ou soliloques pouvant tre lus comme romansou nouvelles (Imagination morte imaginez (1965), Le Dpeupleur (1967), Sans (1970), Pas (1974),Compagnie (1980)). Ou bien les indications scniques disparaissent peu peu, ou bien elles constituent elles seules le texte dramatique, rduisant le spectacle une pantomime. Beckett crit pour la scne,la radio, voire la tlvision (Quad en 1980), et participe souvent au travail de mise en scne. Il critses pices dans une langue (anglais ou franais), puis les traduit lui-mme dans lautre. Les drames dudbut deviennent dramaticules ; certains, mis en scne, ne durent que quelques minutes (Quoi one dure quun peu plus dune dizaine de minutes,Va-et-vient, trois minutes trente), mais frappent parleur capacit exprimer ce qui fait lessence de la condition humaine.

    On le met en scne de Paris Sydney, en passant par New York. Les universitaires semparent de sontravail son grand dsarroi. Il reoit le Prix Nobel de littrature en 1969.

    En dpit de ce succs, Beckett reste timide, farouchement attir par de grands moments de retraite.Seuls les premiers textes (de Molloy En attendant Godot) trouvent grce ses yeux 11. CharlesJuliet rapporte qu il considre en effet que les textes ns aprs 1950 ne sont que des tentatives. Quece ne serait peut-tre que dans le thtre quexisteraient des pages un peu suprieures au reste 12. Il aimerait pouvoir dire la vie et la mort en un espace extrmement rduit 13, et il saitque ce quil lui reste dire se restreint de plus en plus 14.

    Luvre de Beckett donne des formes sans cesse renouveles des thmes qui eux ne varient pas : laratiocination intrieure, une mme faon de subir linintelligible 15, la cruaut absurde de lexis-

    6. Samuel Beckett, La Dernire bande, Les ditions de Minuit, Paris, 1990, p. 22-23.7. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 19.8. Charles Juliet, ibid.,p. 39.9. ratiocination : action de se perdre en raisonnements exagrment subtils, ou en considrations interminables.

    10. Charles Juliet, ibid.,p. 25.11. Charles Juliet, ibid.,p. 40.12. Charles Juliet, ibid.,p. 40.13. Charles Juliet, ibid.,p. 41.14. Charles Juliet, ibid.,p. 41.15. Propos de Beckett Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 54.

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    tence vcue comme le chtiment dune faute mystrieuse, la solitude noire et profonde dtrespuiss, bout de vie, impuissants mourir cependant . Plus on avance au fil des annes et queluvre de Beckett se construit, plus les contingences extrieures sestompent jusqu seffacer : on nesait plus o sont les personnages, ni dans quel temps ils voluent. Il ne sagit plus que dune voix. Toutle travail de Beckett, sur le long terme dune vie consacre luvre, autant que dans le court termede la composition du livre, est daller vers le rien, en comprimant son texte toujours davantage 16: Lcriture ma conduit au silence 17, confie-t-il Charles Juliet. Il meurt en 1989.

    Prolongement

    Je vous recommande de consulter le dossier pdagogique que le centre Georges Pompidou a dit loccasion dune exposition sur lcrivain au printemps 2006.http://www.centrepompidou.fr/education/ressources/Ens-beckett/ENS-beckett.html

    Vous pouvez lire La Dernire bande, courte pice crite par Beckett en 1958 (ditions de Minuit), danslaquelle il a su intgrer un certain nombre dexpriences de sa vie.

    B Un nouveau thtre ?

    Jai connu un fou qui croyait que la findu monde tait arrive (p.60) : une poque de crise

    Les premires annes de laprs-guerre sont pleines desprance et sur les scnes parisiennes, onjoue les pices de Giraudoux, Sartre, Camus, Anouilh, Claudel. Ractualisation des mythes antiques,existentialisme, absurde : il sagit toujours dun thtre engag qui redit dune pice lautre, en dpitdes difficults, sa foi en lhomme et ne remet pas fondamentalement en cause les caractres traditionnelsdu thtre classique quil mle de manire divertissante avec quelques traits du thtre de boulevard. En1947, Jean Vilarcre le Festival de thtre dAvignon ; en 1951, on lui donne la direction du T. N. P, leThtre National Populaire : on croit la mission civilisatrice et sociale du thtre, que lon veut populaireet dcentralis, capable daller au devant des proccupations des spectateurs dans des rassemblementssusceptibles de favoriser les changes. Bertolt Brechtcrit en 1948 dans le Petit Organon pour le Thtre,que le thtre doit susciter un regard tranger : lacteur ne doit pas disparatre dans le personnage,susciter lidentification du spectateur et le divertir, mais au contraire jouer le personnage en le montrantau spectateur. Ce thtre pique repose sur la distanciation(de lacteur par rapport son rle, duspectateur par rapport au spectacle) et veut prendre part la lutte des classes en suscitant la rflexion.

    Cependant, les annes 50 rservent bien des dsillusions: ravages de la bombe atomique dHi-roshima, entire dcouverte de lhorreur des camps dextermination nazis, mouvements dindpendance

    dans les colonies des puissances europennes, sgrgation raciale et maccarthysme aux USA, rvlentque toute nation, mme dmocratique, cre sa part dombre mortifre et destructrice. Tandis que lURSSsenferme dans le stalinisme, la guerre froide entretient un climat de suspicion. En France, lhiver 54 rvleque la misre est toujours lamentablement prsente, entretenue par les ingalits sociales, et renduedautant plus criante que naissent la socit de consommation et lengouement pour le modernisme,llectromnager et toujours plus de confort.Les progrs scientifiquessont tels que lhomme peutse croire tout-puissant: acclrateurs de particules qui crent de nouveaux atomes, dcouverte ducarbone 14 qui dvoile les secrets du temps, exploration approfondie comme jamais auparavant desfonds marins et de lespace, diffusion dans les foyers du tourne-disque et du magntophone, de la tl-vision et du transistor, progrs de llectronique et de lintelligence artificielle Pourtant,les guerresfont rage: guerre de Core ds 1950, guerre dAlgrie partir de 1954, progrs et perfectionnementde la menace nuclaire. Le nant guette 18.

    Si les progrs scientifiques sont indniables, ils ne donnent lhomme que lillusion de matriser sa vie :

    16. Charles Juliet, ibid.,p. 55.17. Charles Juliet, ibid.,p. 21.18. Sylvie Chalaye, Quid novi ? , in En attendant Godot, Fin de partie, Ellipses, Paris, 1998, p. 11.

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    il reste vou la dgnrescence, la destruction, la mort, et par consquent linsignifiance. Quelsens donner en effet de pareils progrs qui ne permettent pas lhomme de comprendre davantageson destin intime et qui continuent de le vouer lanantissement quil voudrait pourtant conjurer ? Lesmmes progrs scientifiques semblent pouvoir amliorer la communication entre les hommes. Maislesdcouvertes rcentes de la psychanalyse, et en particulier les travaux de Jacques Lacan, rvlentque le langage reste le prisonnier aveugle des conflits entre conscient et inconscient: les hommes nepeuvent vritablement communiquer, le langage nest gure employ qu masquer en vain le videde leur existence et un isolement irrmdiable.

    Tout a cest creux ! (p.40) : une nouvelle dramaturgie

    Ces temps de crise, ce sentiment de vide, cette faillite des valeurs humaines ne pouvaient plus se dire travers les thmes du thtre de laprs-guerre. Tout en travaillant isolment, les dramaturges du Nouveau thtre vont tenter de donner une forme ce videpour mieux le rvler, d uti-liser la thtralit* pour mieux dnoncer celle de la condition humaine 19.Ionesco, Beckett,Adamov, Genet ont cr leurs uvres sans concertation, mais ils ont tous en commun davoir voulu saperles codes du thtre classique. Ils en gardent quelques conventions, mais vides de leur contenu. Cestpourquoi ce nouveau thtre a parfois t appel antithtre ,ou encore infra-tragdie ,

    autant de dnominations qui rvlent lindpendance des uvres, autant que le sentiment de droutedes spectateurs et des critiques. Lappellation thtre de labsurde fait entendre sa parentavec la philosophie de labsurde , qui, travers les crits de Sartre (par exemple La Nause,ds1938) et de Camus (Le Mythe de Sisyphe, 1942), rvle une prise de conscience de la solitude et de lacontingence de la condition humaine, assortie de lhorreur des gestes mcaniques qui font ressortir lenon-sens de la vie. Cependant, dans cette prise de conscience, les deux philosophes voient les conditionsmme dune nouvelle libert pour Sartre, dune rvolte possible pour Camus.

    Labsurde : du latin absurdusqui signifie sourd, inaudible, qui ne saccorde pas avec la raison, ce qui estdissonant. La notion met donc en jeu lloignement par rapport une norme, autant quelle impliquela question du sens. Ce thtre de labsurde reste cependant classique dans la mesure o il ne sagitquedpurer la dramaturgie* conventionnelle. Ainsi, laction dramatique, avec les pripties

    attendues,disparat: celle-ci, courant au dnouement, nest en effet quun mensonge dans la mesureo la vie nest jamais vcue comme dj acheve en destin. Le thtre de Beckett ne prsente doncque des personnages qui attendent un dnouement qui ne vient pas: rien ne se passe, et lesvnements ne consistent que dans la chute dun objet ou une promenade en rond qui soulignent ledrisoire de toute action humaine. Le temps se perd dans la rptition et use les repres spatiaux.Laprsence des personnagessur scne chappe toute motivation et toute psychologie : elle repro-duit ainsi la contingence de lexistence humaine, labsence de signification mtaphysique de lhommedans un monde sans dieu. Mais le corps, emblme de la finitude et de la dgnrescence, est largementmis en scne, amenuis, amput ou atrocement monstrueux ou dform, comme le rhinocros deIonesco. Les dialogueset la frquence des silencesne donnent entendre que linconsistance et lecaractre mcanique de toute communication, labsurdit et lincohrence des changes.Chez Beckett,les soliloques et les didascalies exhibent la solitude de ltre et les simulacres que reprsentent gestes

    et langage.

    Tous ces procds visent moins rvolutionner les formes thtrales qu crer chez le spectateurun sentiment dangoisse, emblmatique de la conscience de lhomme contemporain, lucide sur leslimites de la condition humaine, quune poque apparemment voue au progrs donnerait lillusiondoublier. Il faut dsolidariser le spectateur du spectacle, empcher toute identification. Ces auteurssavent jouer des ressources conjugues du comique et du tragique, mais un comique ambigu parfois seulement destin mettre un peu langoisse distance pour mieux en prendre conscience,et un tragique qui sapplique ne prsenter que la dgradation des valeurs tragiques traditionnelles.Avant toute chose, ils veulent tous exprimer labsence de sens et le drisoire du monde et dela vie humaine.

    19. Sylvie Chalaye, ibid.,p. 13.

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    Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Linfra-tragdie (1967)

    Jean-Marie Domenach analyse les liens entre le Nouveau Thtre et la socit de consommation.

    Dans Fin de partie, aprs stre inquit un instant lide de signifier quelque chose , Hamm ajoute : Une intelligence revenue sur terre ne serait-elle pas tente de se faire des ides force de nous observer ? ,ce qui laisse supposer que ce lieu infernal est vraiment sur la terre, et que lintelligence est passe de lautre

    ct. Ce huis clos se droule, comme celui de Sartre, dans un autre monde, mais dans un autre mondequi nest pas la mort fictivement vcue par des vivants, mais la vie rellement vcue comme une mort.

    Ainsi, comme au temps des Grecs, lhomme est une proie. Non plus pour les dieux, mais pour une fatalitqui se cre partir des choses et des autres, lesquels nous asservissent mesure quaugmente le besoinque nous avons deux. Car tel est le paradoxe : plus les produits de la technique recouvrent la terre, etmoins lhomme y reconnat son image, le tmoignage de sa prsence au monde. linvestissement duconsommateur par les objets, le thtre de Ionesco et de Beckett rpond par une distanciation trange. () la culture du superflu rpond la rduction au besoin primordial, telle que la pratique Beckett, car, dansun dcor technologique et publicitaire, la faim ou lenvie duriner sont des manifestations irrductibles delhomme : elles apaisent son angoisse dtre l, elles donnent la garantie de linstinct insatiable contre lasaturation des apptits et la dissolution des saveurs dans une manducation indiffrente. Ainsi labondance

    se retourne en misre fondamentale, et la satisfaction revient la simplicit de ses origines. L o a sentla merde, a sent ltre , disait Artaud. Ultime certitude dun monde aseptis. Cette odeur ontologiquentait certes pas celle que dgageait la tragdie classique. Mais cest bien travers elle que la socit deconsommation retrouve le chemin de la tragdie.

    la multiplication parallle des hommes rpond un paradoxe analogue : des personnages solitaires, incom-municables, enferms, qui regardent le monde avec un tlescope, et que lhumanit visite pisodiquement.Plus lespce humaine crot, se resserre, se socialise , et plus grandissent lisolement et lhorreur desautres, la possibilit et lenvie de les anantir tous dun seul coup.

    Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique. Coll. Esprit ditions du Seuil, 1967, coll. Points Essais, 1973.

    Vous pouvez lire galement :

    - Huis clos (1944) de J.-P. Sartre,

    - Le Roi se meurt(1962) dEugne Ionesco.

    Ces pices de thtre offrent une rflexion sur la fin, la vie, la mort, la condition humaine, la consciencede soi, la libert

    C Situation de Fin de partie

    Beckett avant Fin de partieAvant Fin de partie, Beckett crit une trilogie romanesque :Molloy, Malone meurt, LInnommable.Molloyest un vieux vagabond, parti retrouver sa mre, bicyclette dabord, puis sur des bquilles, puis enrampant. Moran est une sorte de dtective lanc sa recherche, mais il connat de profondes transfor-mations au point de ressembler si trangement au personnage quil recherche quon se demande silne sagit pas du mme, ou dune cration de son imaginaire.Maloneattend sa mort prochaine dans unlit do il ne bouge plus. Pour tromper lattente, et comme il possde encore un cahier et un crayon, ilcrit des histoires, et par exemple, laventure de Macmann, dont on se demande sil ne sagit pas dunautre visage de lui-mme. Le corps de lInnommableest incapable du moindre mouvement. Il nestplus quun je , donc innommable, qui touffe de toutes les histoires imagines, celles de Molloy, deMoran, de Malone, de Macmann, en lesquels il sest vu.

    Entre ces deux derniers romans, Beckett a imagin le dialogue de deux autres vagabonds, transposi-tion dramatique des thmes qui sont ceux des romans :En attendant Godot. Dun ct, Vladimir etEstragon, qui parlent du temps, de Dieu, de la condition humaine, et nont plus grignoter que carotte,radis, ou os de poulet, et parler encore, mme pour ne rien dire. De lautre, Pozzo et Lucky, le matre et

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    lesclave, victime et bourreau tour tour, qui fournissent aux deux premiers une distraction drisoire leur vaine attente, car Godot narrive jamais. La pice est reprsente pour la premire fois en 1953 etconstitue un tournant dans lhistoire du thtre, tant elle est dtache des conventions : pas daction,des personnages dshumaniss, des dialogues qui brillent par leur inconsistance Pendant quelquesreprsentations, le public est dsorient. Mais les critiques sont bonnes, et aprs quelques chauffouresavec les tenants du thtre classique20, le succs est prodigieux. Les ditions de Minuit21reoiventbientt des demandes de traduction du monde entier.

    Auparavant, en 1947, alors quil commenait Molloy, Beckett avait crit une premire uvre drama-tique, en trois actes, dont il refusa toujours quelle ft publie : Eleutheria, Libert en grec. Elleproposait deux dcors simultans : un intrieur bourgeois, une chambre misrable, entre lesquels lespersonnages, des bourgeois grotesques jusqu la farce dans le premier, un fils de famille qui refusede vivre comme de mourir, dans le second, ne communiquent pas. Tout se passe comme si dans lespices suivantes, Beckett avait supprim le premier dcor, emblmatique du thtre de boulevard, oudu thtre traditionnel, dont le second est en quelque sorte lenvers.

    On peut reconnatre des filiations avec dautres types de spectacles issus du cirque ou du cinmaburlesque: si Pozzo et Lucky, un peu comme Hamm et Clov, font penser au couple du clown blancet de lAuguste, les chapeaux melon dont sont affubls les vagabonds de En attendant Godotet lecaractre plutt naf dEstragon, oppos celui plutt logique de Vladimir, renvoient lunivers de

    Laurel et Hardy.Enfin, il faut rappeler que Beckett entra en littrature par la traduction.Le bilinguismede Beckett estlui aussi source de cration. Aprs des pomes et des romans crits en anglais, Molloy est la premireuvre crite directement en franais ; suivrontMalone meurt, LInnommable, En attendant Godot, Finde partie. Mais La Dernire bande et Oh les beaux jours, pour ne prendre que ces deux exemples, ontdabord t rdigs en anglais. Il ne sagit pas de choix dicts par les circonstances dditions. Beckett aun rapport potique la langue : il lui faut une langue neuve, qui lui paraisse en consquence trange etlui permette d chapper aux automatismes inhrents lemploi dune langue maternelle 22.Cest ainsi que lui apparat le franais lorsquil commence Molloy, cest ainsi que lui apparatra denouveau langlais, devenu pour lui la langue trangre 23aprs avoir longtemps crit en franais.Ensuite, labeur supplmentaire dont il se passerait bien24, il traduit lui-mme ses propres textes.

    Gense de Fin de partie

    Les premires esquisses de Fin de partie remontent 195025. Alors que En attendant Godotavait trdig, en 1948-49, entre Malone meurt et LInnommable, pratiquement dun seul jet26, la gense de Finde partie est beaucoup plus complexe et tourmente. Aprs la rdaction de LInnommable, Becketta le sentiment dtre dans une impasse. Il existe environ une dizaine de manuscrits de Fin de partie,tals de 1950 1956 (mais tous ne sont pas dats), ce qui atteste les atermoiements de lcrivain etdune cration douloureuse. La premire des esquisses, celle de 1950, dialogue entre deux personnagessimplement nomms A et B, est interrompue par la citation de quelques vers dun sonnet de Ptrarque. Lepote y exprime son sentiment que lexpression ne peut se trouver que lorsque lmotion a t quelquepeu mise distance. Or, Beckett vient de perdre sa mre la suite dune longue et pnible agonie pen-

    dant laquelle il la assiste. Quatre ans plus tard, il assiste aussi son frre pendant une longue maladie,jusqu la mort. Les lettres quil envoie alors attestent linsupportable lenteur que prit pour lui letemps de ces morts annonces, et quil a voulu certainement rendre dans Fin de partie. Mais il luifaudra encore bien dautres reprises, et lamise distance de sa propre motion travers lhumouret lironie avant de pouvoir continuer la composition de Fin de partie.

    20. Jean Anouilh, un des tenants du thtre contre lequel crit Beckett, admire cependant la pice : Pascal jou par les Fratellini (lesFratellini ont consacr leur vie au cirque, sur plusieurs gnrations). Alain Robbe-Grillet, Audiberti ou Armand Salacrou ont aussisoutenu la pice.

    21. Jrme Lindon, directeur des ditions de Minuit, a soutenu Beckett ds quil a eu connaissance de ses premiers textes, et a ditlensemble de son uvre.

    22. Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, P.O.L, Paris, 2007, p. 23.

    23. Charles Juliet, ibid.,p. 69.24. Charles Juliet, ibid.,p. 69.25. Selon ltude de Giuseppina Restivo, La gense deFin de partie de Beckett, daprs un olographe de 1950 , in Lectures de

    Beckett, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1998, p. 131.26. a sorganisait entre la main et la page , dclare Beckett Charles Juliet (Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett,

    P.O.L, Paris, 2007, p. 20)

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    plusieurs reprises, il pense la pice acheve, puis, mcontent de son travail, recommence tout. Il tra-vaille paralllement dautres projets comme la traduction en anglais de LInnommable ou lcriturede la courte pantomime Actes sans paroles(le dbut de Fin de partie tmoigne de limportance queprend, partir de cette poque, la pantomime*pour Beckett).

    Ses lecturesde ces annes-l (la Gense, Baudelaire, Racine) influencent aussi son criture : nest-cepas un passage sur le Dluge dans la Bible qui lui donne lide de cette terre moiti engloutie parles eaux et de cet univers de post-cration qui est celui deFin de partie ? On retrouve dans le dernier

    soliloque de Hamm un vers de Baudelaire ( Turclamaisle soir ; () Il descend: le voici , p. 109,extrait du pome Recueillement , desFleurs du mal de Baudelaire), et sans doute la lecture du thtreracinien, et en particulier de Brnice(o Racine crit notamment dans la prface : Toute linventionconsiste faire quelque chose de rien ), a-t-elle aid Beckett tirer tout le parti possible dumonologue et dune situation pratiquement statique o les personnages vivent dans un monde fermsur lequel le changement na gure prise 27.

    Dun tat lautre de la pice, on peut noter que les relations entre Hamm et Clov taient dabord plusbrutales, plus proches de celles qui existent entre Pozzo et Lucky dansEn attendant Godot, plus troublesaussi puisquune version montre Hamm et Clov dguiss en femmes. La pice comporta dabord deuxactes, et seulement deux personnages : Nagg et Nell ne sont invents que lors dtapes ultrieures.Pratiquement jusqu lachvement, la pice ne fut intitule que Hamm .

    Tout le travail de cration de Beckett, observe Charles Juliet dans Rencontres avec Samuel Beckett,progresse dans le sens de la rduction ; la version finale ne comporte plus quun seul acteet un nombre dobjets nettement rduit par rapport ceux qui taient dabord prsents : tambour,baguette, Bible, seringue, cuillre de baptme Beckett perfectionne les effets de rythme crs grceaux rptitions de gestes ou de phrases, ou aux paralllismes, comme celui entre lhistoire du tailleurraconte par Nagg et celle de Hamm. Cet effort de composition, auquel sajoutent lironie et le refusdu ralisme trop prcis dans les premires versions, contribue la mise distance que le premier jetavait rvle ncessaire pour que la pice trouve son quilibre et sa densit dramatique.

    Rception et postrit de Fin de partie

    Beckett termine lcriture de Fin de partie, dans lurgence, au printemps 1956 : il est question dunepremire lors du festival de Marseille, qui a lieu pendant lt. Mais finalement, cette programmationest annule, et il faut chercher une nouvelle salle, ce qui nest pas simple, Beckett ne bnficiant pas,comme pour En attendant Godot, dune subvention qui aiderait la production. Le directeur du Thtrede luvre accepte dabriter les rptitions, puis finalement revient sur ses engagements. Heureusement,George Devine, le directeur dun thtre londonien, propose Beckett de prsenter la pice Londres loccasion de la Quinzaine franaise. La premire mondialea donc lieu, en franais, le 1eravril1957 au Royal Court Theatre(p. 9), lors dune soire de gala laquelle le Tout-Londres est convi. Lapublicit a t trs importante, et de nombreux critiques franais rejoignent leurs collgues londonienspour voir la pice.

    Roger Blin et Jean Martinjouent les rles de Hamm et de Clov. La pice est ddicace Roger Blin

    qui navait pas mnag ses efforts pour produire et mettre en scne En attendant Godot et y avaitjou les rles de Lucky, puis de Pozzo, Jean Martin ayant repris avec brio celui de Lucky. Roger Blin entait encore au dbut de sa carrire de metteur en scne et avait surtout une notorit dacteur. Beckettlavait crois de temps autre en compagnie dAntonin Artaud ou de Arthur Adamov, et tait sensible sa gentillesse, son amour du thtre, son courage pour soutenir des uvres nouvelles. Lors decette premire mise en scne, Beckett ne connaissait pas encore bien les coulisses du thtre et ntaitque trs peu intervenu. En revanche, il intervient beaucoup plus pour Fin de partie, consent presquespontanment quelques modifications du texte28, mais saffronte rgulirement Blin et Martin,sans pour autant que leur amiti soit remise en cause.

    Maurice Jacquemont, alors directeur de la petite salle du Studio des Champs-lyses, propose demonter la pice. Fin de partie sera ensuite mis en scne, dans la traduction anglaise quen fera Beckett(Endgame29), Londres, puis New York. Beckett participera ensuite sa mise en scne en 1964, Londres, puis lassurera entirement en 1967, Berlin, dans sa version allemande.27. James Knowlson, Beckett, SOLIN Actes Sud, 1999, p. 543.28. En particulier une page et demie vers la fin du texte, lorsque Clov dit apercevoir une silhouette denfant qui approche. (James

    Knowlson, Beckett, SOLIN Actes Sud, 1999, p. 990)29. Vous pouvez trouver le texte de Endgame sur le site :http://www.samuel-beckett.net/endgame.html

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    En dehors de Molloy,En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours (1961), Beckett ne connatraplus jamais de grand succs public. Il peut apparatre comme un auteur canonique du XXesicle, aumme titre que Cline ou Kafka, mais il est redevenu finalement, ds le dbut des annes 60, un auteurquasi confidentiel, au lectorat sans commune mesure avec sa renomme. Cela ntait sans doute pasfait pour lui dplaire. Par ailleurs, il faut reconnatre que ses uvres postrieures proses ou picesthtrales crites pour la radio, le cinma ou la tlvision sont dabord exprimentales.

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    A Quelle action ?

    Quel dbut pour cette fin de partie ?

    Lecture de lincipit : Lisez le passage qui va du dbut (p. 11) jusqu : jai faire (p. 16).

    Pour rflchir

    a) En quoi cette scne rappelle-t-elle et scarte-t-elle des scnes dexposition du thtre de Molire o lonvoit apparatre un matre et son valet (voyez par exemple Dom Juan ou Les Fourberies de Scapin)?

    b) Faites le schma de lespace de la scne, indiquez la position des fentres, de la porte, des poubelles,des personnages. Indiquez par des flches et des numros les diffrents dplacements de Clov.

    c) Commentez lemploi des temps dans la premire phrase de Clov.

    Mise au point

    Cette exposition ne peut manquer de dcevoir le spectateur ou le lecteur : rien de ce que la traditionthtrale requiert (antcdents, prsentation des personnages, enjeu de lintrigue, explications nces-saires la comprhension de la suite) ny est apparemment propos.Cette exposition si droutantesemble moins destine expliquer quforcer le spectateur mettre en question la possibilit mmede signifier.

    Pourtant, Beckett campe un univers quil sagit de lire mme si les questions que lon a lhabitude deposer ne trouvent pas de rponses. Il vous reste observer et interprter ce qui est: mme si cetteexposition ne rpond gure aux critres traditionnels de composition dune exposition,elle expose malgr tout : un dcor, des personnages, des gestesCest partir de l quil faut travailler.

    Le dcor sur lequel souvre la pice est caractris principalement par :- le vide ( Intrieur sans meubles ) ;

    - la lumire gristre qui semble reproduire la vacuit ennuyeuse de ce dcor dcevant le spectateurva aussi au thtre pour le plaisir des dcors et des machineries.

    Il est probable que le regard du spectateur se dirige immdiatement vers les seuls objets de cedcor :- Au centre, recouvert dun vieux drap, assis dans un fauteuil roulettes, Hamm. Immobile ct du

    fauteuil, Clov le regarde (p. 11) ;- deux petites fentres haut perches, rideaux ferms que le spectateur, en raison de leur situation,

    Aux murs de droite et de gauche, vers le fond , ne doit finalement apercevoir que lorsque Clov sedirige ensuite vers elles.

    Cependant, cest au lecteur que le dramaturge dvoile dabord lexistence de ces fentres. Il faudradonc rester attentif ce dcalage entre la lecture et le spectacle.

    Le lecteur en sait plus que le spectateur, mais ne VOIT rien, il ne peut quimaginer ; la vision du spec-tateur, pour tre vritable et plus immdiate, nen est pas pour autant plus complte. Les deux visionssont donc partielles par rapport au rel. Le thtre, quil soit lu ou vu, nen donne quune partie

    Le tableau retourn exhibe lui aussi une vision possible et - la fois - refuse ; de mme, les seulsobjets voir sont tous recouvert(s) dun vieux drap .

    Tout se passe comme si chacun des objets ou des actants*de la pice pour linstant spectateur etlecteur ne peuvent en savoir plus - tait recouvert dun rideau individuel, dont la prsence ne peutquattiser et frustrer la fois la curiosit du spectateur.

    Planter le dcorPlanter le dcor

    Quelle dramaturgie ?

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    Dans ce dcor vide, les dplacements de Clov constituent une vritable pantomime*. Chacun de sesgestes se trouve dcompos : au lieu de regarder directement par la fentre, une fois le rideau tir,Clov a dabord regard la fentre den bas avec son rideau tir, est all chercher lescabeau, est montsur lescabeau pour tirer le rideau, puis est redescendu, puis est remont pour regarder par la fentre.Chaque geste est aussi dupliqu en fonction de lorganisation du dcor : Clov regarde dabord cha-cune des deux fentres, puis va chercher lescabeau, tire le rideau de chacune delles, transportant chaque fois lescabeau, regarde par chacune delles, aprs avoir chaque fois transport lescabeau.Les paralllismes employs pour rpter les expressions ( il descend de lescabeau, linstalle sous lafentre , p. 12), la rigueur de lalternance mnage par les repres gauche , droite , laritration soigneuse des motifs (regard, rire, ter ou soulever un tissu rideau ou drap), la prcisiondu nombre de pas qui semble induire une forme de progression dans la coordination des gestes et desintentions de Clov ( six pas trois pas un pas , p. 12) transforment des actes apparemmentinsignifiants en rigoureuse chorgraphie qui force le lecteur ou le spectateur sinterroger.

    En effet, les gestes de Clov peuvent paratre mystrieux : que regarde Clov qui suscite en lui ce rire bref ? En ralit, le personnage de Clov semble inviter le spectateur et le lecteur se mettre distance et prendre en compte la thtralit*. Lescabeau nest-il pas linstrument ncessaire autravail du dcorateur ? Tirer les rideaux des fentres nest-ce pas ouvrir le rideau de scne du thtre,mais louvrir sur un monde qui se refuse la vue, et dont la contemplation fugace ne produit quun rire bref , cest--dire plus proche du constat amer de la drision, que du plaisir pris un spectacle

    rjouissant ? Le leitmotiv de ces didascalies dcrivant les gestes de Clov est constitu par le retourdes mots regarde et rire : ne sont-ce pas les deux actes cls attendus du spectateur de Fin departie ?

    Semblant poursuivre dans lexhibition de la thtralit*, Clov se place devant le public pour prononcerla premire phrase : Il va la porte, sarrte, se retourne, contemple la scne, se tourne vers la salle .En ralit, cette position met en valeur la solitude du personnage puisquil ne sagit pas de lapart*quelle semblait annoncer : regard fixe, voix blanche (p. 13). Clov ne parle qu lui-mme et sespremires phrases peuvent sembler nigmatiques au spectateur. Hamm ne sexprimera que lorsqueClov sera sorti, mais son soliloque* dira dj la solitude et lincommunicabilit, thmes omniprsentsdans la suite de la pice.

    Si la premire phrase de Clov illustre le titre de la pice ( Fini, cest fini, a va finir, a va peut-tre

    finir p. 13), elle formule en mme temps un paradoxe : la pice commence sur la mention dune finprochaine. Mais au fur et mesure que la phrase se dveloppe, cette fin semble mise en doute : ce quele participe pass dcrivait comme accompli se rvle finalement rejet dans un futur proche ( a vafinir ), et mme dans lhypothtique : a va peut-tre finir . Toute laction de la pice se glisse parconsquent dans linfime brche ouverte par ce peut-tre , dans ce temps du terme imagin, dsiravec soulagement, avant de prendre en compte ce que la ralit ne peut quinfirmer : la fin nest pasencore arrive autant dire que nous nen sommes quau commencement, mme sil ne sagit que decelui de la pice. Pourtant, la phrase suivante, nonce sur le mode aphoristique*, montre que Clov veutcontinuer penser le temps dans son inluctable avance vers un terme : Les grains sajoutent auxgrains, un un, et un jour, soudain, cest un tas, un petit tas, limpossible tas (p. 13-14). La mtaphoredes grains et du tas permet de visualiser en le matrialisant le passage du temps : la pice de Becketttentera de donner une image sensible et matrielle de la vanit de toute chose.

    Alors que Clov introduit le motif de la fin,cest Hamm qui introduit celui de la partie : moi() de jouer . En quoi consiste ce jeu ? Sagit-il l dun indice qui exhibe la thtralit et dunerupture de lillusion thtrale ? Ou bien de lintroduction dun soliloque* qui divertit de lennui, rleque remplissaient dj les alles et venues minutieuses et rptitives de Clov, ainsi que le soin apport ses gestes prcautionneux ( le plie soigneusement et le met sur le bras , rpt deux fois, p. 13).

    Le soliloque de Hamm reprend les mmes thmes que la premire rplique de Clov : fin et incertitude,voire indcision : il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps) Et cependant,jhsite, jhsite finir (p. 15). Mais dautres donnes sont ajoutes lexposition : Hamm dit sasouffrance, parle de ses parents, de son chien, dun refuge (p. 15). Comme Clov, Hamm est portsur les considrations gnrales : est-ce dire que nos souffrances se valent ? (p. 15), mais l aussi

    cette forme de rflexion philosophique, comme chez Clov, voisine avec les gestes et les considrationsles plus triviales : billements, ton familier du Oh l l, quest-ce que je tiens (p. 15).

    La seule action de cet incipit rside finalement dans la sortie et lentre de Clov, rappel par le coup desifflet de Hamm : le spectateur a pu dj identifier entre les deux personnages desrapports matre/valet.

    Prsenter les deuxpersonnages principauxPrsenter les deuxpersonnages principaux

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    Ce coup de sifflet et lordre donn Clov par Hamm ( Prpare-moi, je vais me coucher , p. 16), sesquestions, les gestes de chacun des personnages (par exemple, le maniement de lescabeau par Clov,la position de Hamm, assis sur son fauteuil roulettes au centre de la scne, comme sur un trne, ladocilit de Clov, post ct du fauteuil, ou qui se contente dattendre dans la cuisine, trois mtressur trois mtres sur trois mtres, () que (Hamm) le siffle (p. 14), et son soulagement encore craintifdun chtiment vit ( On ne peut plus me punir , p. 14), la tirade plus longue de Hamm sont autantdlments qui indiquent au spectateur et au lecteur que Hamm occupe par rapport Clov une positionhirarchiquement suprieure.

    Cependant, l aussi, lindcision du spectateur ou du lecteur demeure :si Hamm apparat en positionde matre, de nombreux lments viennent amoindrir sa puissance. Ainsi, le fauteuil roulettes indiquequil est impotent, alors que Clov continue de marcher, mme si cette dmarche semble douloureuse( Dmarche raide et vacillante , p. 11). Tout dans le personnage dit la souffrance et lapproche dela fin de la vie : ses propos ( Peut-il y a (billements) y avoir misre plus plus haute que lamienne ? (p. 15), son dsir de sommeil, et son costume : robe de chambre, calotte en feutre, plaid etchaussettes du malade frileux, lunettes noires de laveugle, et surtout ce mouchoir tach de sang talsur le visage (p. 13), qui introduit une note troublante de cruaut, la couleur du sang tant en outrecurieusement prsente dans le teint trs rouge des deux personnages. Le tutoiement quemploieClov vis--vis de Hamm, sa protestation lorsque Hamm lui demande de le coucher ( Je ne peux paste lever et te coucher toutes les cinq minutes, jai faire , p. 16) rvlent au spectateur dtranges

    rapports o sinversent les rles de bourreau et de victime.Ces premires pages de la pice droutent en paraissant cultiver labsurde. En ralit, leur ensembleexpose lincertitude des personnages, et lennui, le vide, une souffrance qui ne peuvent quvoquerle nant ou sa stylisation, dans la mesure o cette ouverture est aussi remarquable par le nombredlments qui renvoient la thtralit.Cette insistance sur la thtralit induit que la pice ne mon-trera aucune vie, aucune mort vritable.Ce dbut de partie contient dj sa fin, moins parce quil laprogramme, que parce quil la reprsente dans le dni des formes thtrales traditionnelles.

    Le droulement de la partie : structure de la pice

    Aucune indication paratextuelle* nindique un quelconque dcoupage en actes*. Labsence dactestrahit aussi, par dfinition, labsence de nud*, de priptie*, voire de dnouement* : retrouver unestructure ou une progression parat dabord tenir de la gageure. La fin , elle-mme, semble se rduire une rptition du dbut : certes, Clov parat partir, mais finalement il revient (p. 108), pendant queHamm dveloppe un soliloque (p. 107-110), cho celui du dbut (p. 14-15), et replace sur son visagele mouchoir que le spectateur y avait vu au lever du rideau.

    Que sest-il pass entre ces deux moments ? Rien. Ou presque, sinon un change entre deux personnagesqui semblent conjurer leur ennui en parlant pour ne rien dire, et quelques menues aventures que constituentpour des tres aussi dmunis leurs dmls avec leurs souvenirs ou avec quelques objets.

    Malgr tout, toute pice - aussi absurde paraisse-t-elle - est une uvre fabrique, construite. Encela, il demeure ncessaire de reconnatre les matriaux de cette construction. Nous allons tenter

    dutiliser ceux que nous connaissons dj (reprage de scnes en fonction de lentre ou de la sortiede personnages ; reprage dactions, aussi infimes soient-elles ; tude de la progression) pour nousapproprier et mieux comprendre cette forme nouvelle.

    Pour rflchir

    Relisez la pice et :

    a) Tentez de dlimiter des scnes* en relevant les entres ou apparitions, et sorties ou disparitions, depersonnages.

    b) Quels sont les moments ou faits qui vous semblent tenir lieu de pripties* ? Quels en sont lessupports ou les prtextes ?

    c) Relevez les lments de ritration : retour dobjets, rpliques rptes, gestes, etc. Quel effet estainsi cr ?

    d) Relevez les lments qui vous semblent mnager une progression dans la pice.

    e) Sil y a partie et jeu , quel est lenjeu ? quelle fin rvle cette progression ?

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  • 8/14/2019 Fin de partie - Samuel Beckett - analyse et tude

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    20 Squence 3-FR01

    Mise au point

    Le fait quune scne puisse tre dramaturgiquement dfinie partir de la reconnaissance dune unitentre des actions partielles, autant qu partir dune dfinition plus conventionnelle correspondant larrive ou au dpart de personnages, permet de construire le tableau suivant pour prsenter la struc-ture de Fin de partie :

    Tableau : Essai de reprage dune structure dans Fin de partie

    Pagination Personnages Proposition de titrepour la scne ainsi dlimite

    Ce qui peut tenir lieu dactions

    10-20 Hamm

    Clov

    Exposition (prsentation des deuxpersonnages et de leurs rapports,prsentation de lenjeu : finir )

    21-22 HammNagg

    Nagg a faim

    23-27 HammClov(Nagg coute)

    Lattente

    27-37 NaggNell(Hamm)

    Exposition (leurs rapports et lesraisons de leur situation) Histoiredu tailleur

    38-66 HammClov

    Hamm veut retenir Clov Le tour de la chambre (39-41)Regarder au-dehors : la lunette (41-47)La puce de Clov (48-49)Le chien de Hamm (55-57)La mre Pegg (58)La gaffe de Hamm (59-60)Le fou de Hamm (60-61)

    Le rveil de Clov (64-65)66-82 Hamm

    NaggClov

    Raconter des histoires Hamm raconte Nagg son histoire de Nol(68-73)Clov et le rat dans la cuisine (73)Prire de Hamm (74)Nagg comprend le refus de Hamm de lui don-ner la drage promise (74-75)Clov fait de lordre (76-77)Hamm continue le rcit de son histoire Clov(78-81)Mort de Nell (81-82)

    82-108 Hamm

    Clov, qui entre et sort plu-sieurs reprises

    Les derniers moments La fentre : regarder au-dehors (83-86)

    Hamm appelle son pre (86-87)Hamm demande Clov de lembrasser (87-88)Regarder au-dehors : la lunette (94-99)Lenfant (101-103)Chanson de Clov (104-105)Bilan de Clov (105-107), qui sort.Bilan de Hamm (107-110), pendant lequelrevient Clov.

    On pourrait considrer les premires scnes ainsi distingues, jusqu la page 37, comme une vasteexposition :

    - prsentation des quatre personnages ;- orchestration rapide des principaux thmes ou actions : satisfaction des besoins vitaux ;- attente et impatience de la fin ;- recours aux histoires ou aux objets.

    Une pice sansactions ?

    Une pice sansactions ?

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    21Squence 3-FR01

    Les actions frappent par leur caractre drisoire: manier des objets, eux-mmes drisoires, se dplacer,et lorsque cest impossible, tenter de regarder au-dehors, ou raconter le pass. Tout dit le besoin deseprojeter en-dehors de sa situation, et den rester incapable.

    La seule priptie nest reprable qu travers le regard de Clov qui croit apercevoir un mme parla fentre (p. 102). Mais cette priptie napporte paradoxalement aucun changement de situation :Hamm ragit avec flegme et invalide toute action conscutive contre Clov qui veut sortir avec la gaffepour tuer limportun ( Cest fini, Clov, nous avons fini. Je nai plus besoin de toi , p. 103), soit que sa

    situation de mourant lempche dagir davantage, comme semble lindiquer le premier sens du texte,soit quil reconnaisse le caractre imaginaire ou illusoire de cette priptie ( Tu ne me crois pas ? Tucrois que jinvente ? , p. 108).

    Quant aux entres et sorties de Clov, si elles permettent dabord de distinguer les premires scnes, trsvite, elles ne paraissent plus ensuite que strictement utilitaires laccomplissement dactions drisoires,Clov rentrant aussitt aprs tre sorti, pour aller chercher tel ou tel objet sur lordre de Hamm.

    Lennui de la monotonie de la vie suscite limpatience de la fin, ou bien peut-tre est-ce le contraire :

    HAMM. - Alors il ny a pas de raison pour que a change.

    CLOV. a peut finir (p. 17)

    Lnumration des diffrents sujets dchange destins combler cet ennui, dans la colonne de droitedu tableau, tient du coq--lne : on nen finirait pas de relever les lments dincohrence, les rupturesdans le dialogue, plus ou moins ponctues par des moments de silence : Un temps. Cependant,cet absurde apparent est construit sur une esthtique de la ritration. Ainsi, on peut remarquer qucertaines sorties de Clov, Hamm ponctue alors cette fin de partie dun a avance (p. 21, 27, 55,89) : le dpart de Clov rend alors tangible lcoulement du temps. Sa rptition entre en rsonanceavec dautres expressions qui, tout en scandant la progression de la pice, expriment lennui impatientdes deux personnages :

    - HAMM : il est temps que cela finisse (p. 15)

    - HAMM : Alors il ny a pas de raison pour que a change .

    - CLOV. a peut finir (p. 17)

    - HAMM : a ne va pas vite (p. 24)

    - HAMM : a ne va donc jamais finir ! (p. 36)

    - CLOV : Ce nest pas bientt la fin ? (p. 81)

    - CLOV : Cessons de jouer ! (p. 100)

    - HAMM : Alors que a finisse ! (p. 100)

    Le psittacisme30de l action ne conduit quau manque, la disparition et au vide, dont lusage du calmant rvle quils taient douloureux ds le dbut de la pice : Hamm demande son calmant plusieurs reprises, et Clov le lui refuse sous prtexte que ce nest pas lheure (p. 18, 24, 38, 50, 65). la fin de la pice, il rvle que la bote de calmants est vide (p.92).

    Pourtant, la ritration met en vidence lindtermination de la fin , que les deux protagonisteslaissent craintivement bante :

    - HAMM : Mais quest-ce qui se passe, quest-ce qui se passe ? - CLOV : Quelque chose suit soncours (p. 26)

    - HAMM : Quest-ce qui se passe ? - CLOV : Quelque chose suit son cours (p. 47)

    - HAMM : Tu ne penses pas que a a assez dur ? () Ce cette chose (p. 61-62)

    En outre, Hamm semble vouloir conjurer cette impossibilit et cette bance de la fin par la constructiondune histoire : La fin est dans le commencement et cependant on continue. () Je pourrais peut-trecontinuer mon histoire, la finir et en commencer une autre (p. 89).

    30. Le psittacisme consiste rpter mcaniquement, sans les comprendre, des mots ou des phrases entendus. Nous employons ceterme ici, de manire image, pour laction, car celle-ci est rduite, dansFin de partie, un change de rpliques, qui tient plus de larptition vide, que dune communication qui serait susceptible de faire avancer le cours de la fiction.

    La progressionde la partie

    La progressionde la partie

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    22 Squence 3-FR01

    La fin de la pice nclaire pas davantage ce flou puisque si Hamm a le sentiment que : Cest fini,Clov, nous avons fini. Je nai plus besoin de toi. (p. 103), sil esquisse un bilan : Vieille fin de partieperdue, finir de perdre (108), Clov est finalement revenu et la fin de la pice, avant que le rideaune retombe, Hamm replace sur son visage le linge qui sy trouvait au lever du rideau et donne ainsi lesentiment de la possibilit dun cycle. Ainsi, la fin et la progression apparaissent dans les incertitudesdes miroitements de lillusion. Mme la mort de Nell nest pas certaine :

    HAMM. Va voir si elle est morte.

    Clov va la poubelle de Nell, soulve le couvercle, se penche. Un temps.

    CLOV. On dirait que oui. (p. 82)

    Ainsi, si la fin est dans le commencement , cest que les frontires entre vie et mort sont incertaines,impossibles dlimiter : la mort est dans la vie ds la naissance ; natre, cest tre dj vou la mort,cest abriter la mort en soi, et par consquent, cest commencer mourir, commencer finir .

    La fin de partie

    Lecture du dnouement: Lisez le passage qui va de HAMM Cest fini, Clov, nous avons

    fini (p. 103) la fin.

    Pour rflchir

    a) Relevez les points communs avec lincipit, du dbut (p. 11) jusqu : jai faire (p. 16).

    b) En quoi la vieille fin de partie vous semble-t-elle perdue (p. 108) ?

    c) Observez la photo n1 : quels mots du dernier soliloque vous semblent illustrer cette attitude despersonnages ?

    Hamm et Clov. Reprsentation au Thtre Schiller durant le festival de Berlin.Mise en scne de Samuel Beckett ; avec Gudrun Genest, Werner Stock, Ernst Schrder, Horst Bollmann.

    akg-images / Gert Schtz.

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    23Squence 3-FR01

    Mise au point

    Le mot RIDEAU (p. 110) qui signale que le rideau de scne doit se baisser indique la fin duspectacle, mais pas ncessairement la fin de la fiction. La pice sarrte juste avant que Hammn approche (son) mouchoir de son visage (p. 110). Il nest pas dit que Hamm soit mort et que ce vieux linge (p. 110) lui serve de suaire.

    Cet excipit peut mme apparatre comme la fin dun cycle dont on peut prsager quil se renouvellera,que Hamm se rveillera et que Clov sera toujours ses cts. Hamm occupe en effet la position quiloccupait louverture du rideau (p. 13) et, sauf les habits de voyage de Clov, cette fin redouble le com-mencement. On retrouve les mmes indications scniques : Au centre, recouvert dun vieux drap, assisdans un fauteuil roulettes, Hamm. Immobile ct du fauteuil, Clov le regarde (p. 11), Prs dela porte, impassible, les yeux fixs sur Hamm, Clov reste immobile jusqu la fin. (p. 108), et les deuxpassages comportent un soliloque* de Hamm ouvert par ces mots : moi. () De jouer. (p. 14 et108), Vieux linge ! (p. 14 et 110). Dans les deux extraits, Clov exprime la hantise dune mystrieusepunition : On ne peut plus me punir (p. 14), il faut que tu arrives souffrir mieux que a, si tuveux quon se lasse de te punir (p. 106). De lun lautre, on sent la mme impression de vie qui neparvient pas finir, car si Clov, finalement, revt un habit de voyage, il nen revient pas moins au ct

    de Hamm (p. 108).On peut mme se demander partir de quel moment commence la fin de la pice. Nous avons choisi icide dlimiter lextrait aprs la fin de la squence de lenfant (p. 103), dont Hamm refuse quil devienneune priptie : Cest fini, Clov, nous avons fini. (p. 103). Clov le quitte quelques rpliques plus tard,sans que Hamm croie non plus ce dpart dfinitif : Clov ! , appelle-t-il juste avant de ressortir sonmouchoir (p. 110). Et en effet, Clov est revenu quelques instants auparavant, sans que Hamm sen aper-oive. Les personnages attendent la fin ds le dbut de la pice, mais aucune fin dfinitive, susceptibledapporter un sentiment de certitude, narrive.

    La composition de Fin de partie, comme celle de toute uvre dart, relve de la ncessit et des choixdu crateur. Mais cette ncessit est employe rendre la contingence de la vie et lattente fivreuseet inquite du moment incertain o arrive la mort. Le cycle ou la suite que suggre cet excipit disent

    que la frontire entre la vie et la mort reste indcise.Que le rideau sabaisse sur le mouvement de Hamm approch(ant) le mouchoir de son visage rappelleque la mort, trpas, fin suprme, reste irreprsentable. Il sagit dailleurs moins de reprsenter la mortcomme tat, que le finir . Les actions linfinitif envisages par Hamm dans son dernier soliloque( Jeter , Enlever. () Et remettre. , Essuyer. () Et remettre. , p. 108) disent la rptition,autant que linfinie dcomposition des derniers moments dans des gestes destins distraire lattenteou marquer le vide, comme si la pense navait plus le got, lenvie ou la force de se coordonnersyntactiquement : Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et lhis-toire close. (p. 109).

    Du lit de Molloy et de Malone la jarre de lInnommable, Beckett a dj dcrit les affres dexistencesrduites des espaces si troits et des corps si mutils quon se demande comment la vie y est encore

    possible, et cependant, elle lest, au milieu de cette mort. Cest aussi ce que met en scneFin de partie,mais le thtre y ajoute ses propres effets : on y attend que le rideau se lve, mais la scne qui apparatau dbut de Fin de partie est dcevante, et sans doute le spectateur ne peut-il rprimer le dsir duneautre scne. Mais aucune autre scne ne vient se substituer celle-ci : la fentre engloutie ntait quuneerreur dorientation, lenfant na peut-tre jamais exist, et de toutes faons, Hamm ne sest pas risqu cette dcouverte. Aucun ailleurs ne vient consoler de cet enfer. Vivant, on ne peut goter le repos dela mort : aucun nant ne vient calmer les douleurs de la vie. Une fois mort, on ne peut plus en effetgoter ce repos. Lexistence ne peut se dcliner que dans cette attente infiniment diffracte.

    Tresse de cette attente de la mort, de cette anxit du finir ,Fin de partie a donc pour but dereprsenter le mourir , cest--dire lirreprsentable. Donnons au verbe reprsenter son sensthtral : la mort, la vie sont un jeu, le mourir une fin de partie ; si la partie (est) perdue , il

    reste finir de perdre (p. 108). Or, le mourir est par dfinition inaccessible la conscience ; enconsquence, on ne peut que le jouer, et peut-tre jouer (pour sen distraire) et sen jouer (pour senmoquer) en le jouant.

    Pourquoi, par exemple, Hamm redoute-t-il que Clov le quitte (p. 53, 57, 62) ?

    O commence lafin ?

    O commence lafin ?

    Reprsenter lirre-prsentable : le jeu

    Reprsenter lirre-prsentable : le jeu

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    24 Squence 3-FR01

    CLOV. Je te quitte.

    HAMM. Non !

    CLOV. quoi est-ce que je sers ?

    HAMM. me donner la rplique. (p. 77-78)

    Mais, dans les derniers moments de la pice, Hamm dsire apparemment plus que des rpliques, cest--dire des bouts de texte dj crits, uniquement destins mettre en valeur lacteur principal. Et de

    ce point de vue, il nest pas sr que la vieille fin de partie (soit) perdue (p. 108), car Clov se met eneffet parler davantage de lui. Hamm lui demande des paroles consolatrices : quelques mots queje puisse repasser dans mon cur (p. 104), et reprenant le cours du roman ou de lhistoire quilnest pas loin dachever (voir p. 65, 69, 72, 78-81, 90) : Il ne ma jamais parl. Puis, la fin, avant departir, sans que je lui demande rien, il ma parl. Il ma dit (p. 105). Et Clov de se mettre chanterun couplet qui satisfait peu Hamm en raison de son inauthenticit : Joli oiseau, quitte ta cage (p. 105). Cest que tous les mots et les sentiments sont mensongers, et cest sur ce sujet que Clov selivre soudain, de manire irrpressible (anaphore de On ma dit , p. 106), sur ses dsillusions au sujetde lamour, de lamiti, sur son incomprhension de cette mort qui lenvahit peu peu :

    Bon, a ne finira donc jamais, je ne partirai donc jamais. (Un temps.)Puis un jour, soudain,a finit, a change, je ne comprends pas, a meurt, ou cest moi, je ne comprends pas, a

    non plus. Je le demande aux mots qui restent sommeil, rveil, soir, matin. Ils ne savent riendire. (p. 106-107)

    la fin, Clov, de retour sans tre vritablement parti, se tient impassible, les yeux fixs sur Hamm (p. 108), spectateur silencieux du jeu de Hamm, de ses outrances emphatiques ( Une dernire grce ,p. 108), de son rituel (le drap, le mouchoir), de son dsir de conter des histoires ( (Ton du narrateur)Silpouvait avoir son petit avec lui , p. 109) jusquau dernier moment : Puisque a se joue comme a() jouons a comme a () et nen parlons plus () ne parlons plus (p. 110). Sans douteClov nest-il pas parti parce quil se sent trop vieux, et trop loin, pour pouvoir former de nouvelleshabitudes (p. 106), mais aussi peut-tre parce quil na pas t assez sincrement prsent, parce quila jou la comdie : il faut que tu sois l mieux que a, si tu veux quon te laisse partir (p. 106). Il nepeut donc gure croire avoir vritablement gagn() la sortie (p. 107). Le jeu sur gagner rvle

    que le fait de se diriger vers la sortie ne signifie nullement lemporter comme une victoire : les motstant mensongers, vides de sens, Clov sait que ses confidences, aussi sincres soient-elles, ne peuventlui permettre vritablement de quitter cet enfer.

    Cependant, le style de Hamm a chang. Le soliloque final rappelle par son style un autre soliloque tenuen labsence de Clov (p. 89) dans le mme retour lancinant des infinitifs qui suggrent une paressegrandissante dans lexercice de la pense et qui, drisoirement, nexhibent plus que des actions simu-lacres dautres actions dont on aurait vu lefficacit sur le monde : les actions de Hamm (jeter le chien,le sifflet - p. 110) ne font quapprofondir son dnuement, sans pour autant lui permettre de parvenir une indubitable fin. Si la vieille fin de partie est malgr tout perdue, cest en raison de lextrmesolitude dans laquelle se trouve dsormais Hamm : Clov nest plus quun spectateur muet qui se tient distance, qui ne rpond plus mme sil demeure prsent, et Hamm a jet loin de lui chien et sifflet.

    On peut dailleurs penser que la photo n1correspond au moment o Hamm appelle Clov pour ladernire fois : le regard du comdien jouant Clov semble indiquer quil observe Hamm, tout en ne luirpondant pas, alors que le mouvement de Hamm peut traduire quil a peru la prsence de Clov (ceque le texte de la pice ne dit pas) ; la mise en scne mettra dautant en valeur la solitude de Hamm qui Clov ne rpond pas.

    Hamm ne garde que ce mouchoir tach de sang qui fait penser au voile dont Sainte Vronique auraitessuy le visage du Christ sur le chemin de croix, lappel au pre31quelques phrases plus haut invitantle lecteur ou le spectateur plaquer sans doute un peu brutalement sur le texte des visions symboliquesquil nappelle pourtant pas explicitement.

    Le dnouement de Fin de partie se fait aussi dans le dnuement du langage et le glissement de nenparlons plus ne parlons plus . Aprs avoir recr, non sans drision ( Joli a , p. 109), un

    31. On a pu comparer Hamm au Christ dans le jardin des oliviers (Henri Bhar, Harmoniques et sons fondamentaux dans En atten-dant Godot et Fin de partie, in En attendant Godot, Fin de partie, Samuel Beckett, ouvrage dirig par Frank vrard, Ellipses, Paris,1998, p. 29, 33).

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    25Squence 3-FR01

    fragment du pome de Baudelaire, Recueillement 32, aprs en avoir fini avec son histoire-roman (Oh je lai mis devant ses responsabilits ! (Un temps. Ton normal.)Eh bien a y est, jy suis, a suffit. ,p. 109), Hamm choisit (provisoirement ?) le silence. Cest ce silence de la cration verbale qui seul peutparatre pour le lecteur et le spectateur un signe avant-coureur de la mort, et cependant, rien nestmoins certain, le blanc et le silence, en posie, tant aussi ncessaires que les mots. Plutt que thtrede labsurde, on pourrait caractriser le thtre de Beckett de thtre de lincertitude .

    Prolongement

    Voici le texte des deux pomes Recueillement et Le Rve dun curieux 33extraits des Fleurs dumal de Baudelaire : quels clairages vous apporte leur lecture pour comprendre ces dernires pagesde Fin de partie ?

    CLIX. - Recueillement

    Sois sage, ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.Tu rclamais le Soir ; il descend ; le voici :Une atmosphre obscure enveloppe la ville,

    Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

    Pendant que des mortels la multitude vile,Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,Va cueillir des remords dans la fte servile,Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

    Loin deux. Vois se pencher les dfuntes Annes,Sur les balcons du ciel, en robes surannes ;Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

    Le soleil moribond sendormir sous une arche,

    Et, comme un long linceul tranant lOrient,Entends, ma chre, entends la douce Nuit qui marche.

    Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

    CXXV.- Le Rve dun curieux

    F-N-

    Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,Et de toi fais-tu dire : Oh ! Lhomme singulier ! - Jallais mourir. Ctait dans mon me amoureuse,Dsir ml dhorreur, un mal particulier ;

    32. On comprend la drision narquoise de Hamm : le pome Recueillement de Baudelaire fait apparatre la mort comme un repos.Cest plutt le pome Le Rve dun curieux qui voque linspiration de Beckett : Jtais mort sans surprise, et la terrible aurore

    Menveloppait. Eh quoi, nest-ce donc que cela ?

    La toile tait leve et jattendais encore.

    Dans le chapitre dj cit infra, Maurice Blanchot souligne lambigut tragique des limites de la mort avec des mots qui, commentantBaudelaire, pourraient aussi trs bien convenir Beckett :

    Il a le sentiment trs profond que lhorreur de vivre ne peut pas tre console par la mort, quelle ne rencontre pas de vide quilpuise, que cette horreur dexister quest lexistence a pour principale signification le sentiment dun : on ne cesse pas dexister, onne sort pas de lexistence, on existe et on existera toujours, qui est rvl par cette horreur mme. () Il ny a donc pas compter surle nant pour en finir, car, quand on est entr dans lexistence, on est entr dans une situation qui a pour caractre essentiel quavec

    elle on nen finit pas. () Nous navons pas devant nous la mort, mais lexistence qui, si loin que javance, est toujours devant et, sibas que je menfonce, est toujours plus bas et, si irrellement que je maffirme (par exemple dans lart), infeste cette irralit duneabsence de ralit qui est encore lexistence. (La Part du feu, Gallimard, Paris, 2005, p. 147-148).33. Ce rapprochement nous a t suggr par larticle de Carlo Pasi, Le Non-sens de lattente , in Samuel Beckett, Lcriture et lascne, textes runis par Evelyne Grossman et Rgis Salado, SEDES, Paris, 1998, p. 47, qui lui-mme renvoie Maurice Blanchot, Lapart du feu, Lchec de Baudelaire .

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    26 Squence 3-FR01

    Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.Plus allait se vidant le fatal sablier,Plus ma torture tait pre et dlicieuse ;Tout mon cur sarrachait au monde familier.

    Jtais comme lenfant avide du spectacle,Hassant le rideau comme on hait un obstacle...Enfin la vrit froide se rvla :

    Jtais mort sans surprise, et la terrible auroreMenveloppait. Eh quoi ! Nest-ce donc que cela ?La toile tait leve et jattendais encore.

    Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

    B Un espace de fin du monde

    Pour rflchir

    a) Relevez les diffrentes caractristiques qui dfinissent lespace de la scne. Quelle atmosphre estainsi cre ?

    b) Inventoriez les espaces rvs par les diffrents personnages.

    c) Quelles sont les caractristiques du paysage dcrit par Clov lorsquil regarde par la fentre ?

    d) quel hros biblique peuvent faire penser Hamm et Clov, reclus dans leur refuge (p. 15) ?

    Mise au point

    Lespace de la scne : lemblme du rtrcissement de lexistence

    Fin de partie souvre sur une scne en partie vide, Intrieur sans meubles (p. 11), et les draps quirecouvrent Hamm et les poubelles de Nell et Nagg lui donnent un aspect funbre. La porte et les fentres,bien que les rideaux soient tirs, font attendre une transformation, une priptie qui ne viendra pas.Aussi vide soit-il, lespace de la scne est compartiment : les poubelles lavant-scne constituent unautre espace lintrieur du premier. Le lever de rideau offre ainsi limage dun monde vide et limit,mais cest moins lespace qui parat absurde, que la manire dont les personnages linvestissent.

    Cet espace clos et restreint donne une image spatiale du rtrcissement de lexistence des personnages. Clovqui parcourt lespace de la scne dune dmarche raide et vacillante (p. 11), le fauteuil roulettes

    de Hamm, les poubelles de Nagg et de Nell traduisent visuellement le vieillissement et lamenuisement desforces vitales. Du premier aux derniers, les possibilits de dplacement disparaissent, et Hamm choue avance(r) laide de la gaffe (p. 59-60): lespace thtralise un temps fig qui n avance pas.

    Cet intrieur est pourtant aussi refuge (p. 15, 90), le home de Hamm (p. 54) que les personnagesne se rsolvent pas quitter pour lextrieur, lautre enfer (p. 39). Il devient tout leur espace de vie.Les promenades de Hammautour de la pice, pour tuer le temps et se distraire de lattente, donnentune image spatiale du rtrcissement de lexistence et des perspectives offertes, mais ellesdonnentaussilimage dun monde rduit, aux limites illusoires et trompeuses. Fais-moi faire un petit tour. ()Pas trop vite ! () Fais-moi faire le tour du monde ! (p. 39), demande Hamm Clov. Il veut tter lemur qui borde la pice pour prendre conscience de la limite ? se donner une sensation qui voque lacertitude de la fin ? Mais Tout a cest creux ! , constate-t-il avec horreur : des briques creuses (p. 40), qui voquent le caractre tout aussi vain et illusoire dun ailleurs ou dune quelconque certitude.Et il demande Clov de le ramener au centre (p. 41), un centre dont le souci semble aux yeux duspectateur la fois obsessionnel et drisoire, marque de la snilit autant que de labsurde.

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    Lailleurs : lautre enfer (p.39)

    Les fentres, la porte, la cuisine dans laquelle Clov rve de demeurer montrent quun ailleurs existe, neserait-ce que pour donner une forme aux dsirs dvasion des personnages, vasion par rapport cet intrieur () gristre , vasion par rapport la tratrise du temps dont on ne sait sil est bloqu ousil fait glisser vers le nant. Le motif du cycle contenu dans les roues de bicyclette souhaites par Hamm(p. 20 et 39), les roulettes de son fauteuil (p. 11), le tandem avec lequel Nell et Nagg ont eu laccident

    qui leur a cot leurs jambes (p. 29) dit autant le dsir de mouvement et dvasion que son illusion, lemouvement qui tourne et qui n avance pas, le temps qui passe et pourtant, en raison de lennui,de langoisse de lattente, se dmultiplie en temps quil faut combler.

    Pour se distraire de leur enfermement et de cette attente, les personnages voquent dautres espaces.Nagg et Nell se souviennent du lac de Cme (p. 34). Hamm souhaite dormir pour rver : Jirais dansles bois. Je verrais le ciel, la terre (p. 31), Quels rves avec un s ! Ces forts ! (p. 15), ou seplat imaginer ce quil y a derrire la montagne (p. 54), lorsquil ne demande pas Clov de luidcrire ce quil voit par la fentre (p. 41 ou p. 84) :

    Si ctait encore vert ? Hein ? () Flore ! Pomone ! ( Un temps. Avec extase.) Crs ! () Tu nauraispeut-tre pas besoin daller loin .

    Il demande Clov de lui construire un radeau, comme si fuir lintrieur lui permettait de gagner dautrestemps :

    HAMM (avec lan). Allons-nous en tous les deux, vers le sud ! Sur la mer ! () Demain je serai loin. (p. 50)

    Clov ne pense qu partir et quitter Hamm :

    HAMM. Bon, va-ten. (Il renverse la tte contre le dossier du fauteuil, reste immobile. Clov ne bougepas. Il pousse un grand soupir. Hamm se redresse.) Je croyais que je tavais dit de ten aller.

    CLOV. Jessaie. (Il va la porte, sarrte.)Depuis ma naissance. (p. 26)

    L encore, il faut redonner aux mots leur ambivalence. Clov ne dit pas seulement son impuissance quitter Hamm, son angoisse daffronter lextrieur. Il dit aussi son dsir de mourir, puisque la fin est

    dans le commencement (p. 89) : Quand je tomberai je pleurerai de bonheur (p. 107). En attendant,il ne peut que se rfugier dans la cuisine au moindre prtexte : Je men vais dans ma cuisine, troismtres sur trois mtres sur trois mtres, attendre quil me siffle. () Ce sont de jolies dimensions, jemappuierai la table, je regarderai le mur (p. 14), o il peut voir (sa) lumire qui meurt (p. 24),autrement dit, un lieu circonscrit o il peut contempler le passage du temps.

    Tout autour du vieux refuge (p. 90), entre terre et mer (p. 84), lespace apparat comme un universde fin du monde, marqu par le vide, le froid et la strilit,o plus rien ne peut exister, o la possibilitdentendre sonner le tlphone doit faire rire (p. 23). Les graines de Clov nont pu germer (p. 25) ; Nellet Nagg souffrent du froid, Clov sen plaint aussi (p. 86) ; Hamm rclame un plaid (p. 87) et un froidextraordinairement vif baigne latmosphre de ses histoires (p. 69). Hamm aspire la Nature (p. 31), mais celle-ci (les) a oublis : Il ny a plus de nature (p. 23). Et lorsque Clov regarde par

    la fentre, cest un univers fig quil dcrit, o plus rien ne se passe : Zro (il regarde) zro (ilregarde) et zro (). Tout est (). Mortibus (p. 44). Le fanal est dans le canal comme il latoujours t (p. 45), les flots (). Du plomb. () Le soleil (). Nant (p. 46). Il ne semble mmeplus y avoir dhommes : une puce fait craindre Hamm qu partir de l, lhumanit pourrait sereconstituer ! (p. 48). Lailleurs est exactement un autre enfer que celui que le spectateur voit surla scne : tous deux ont la mme couleur : Gris ! GRRIS ! () Noir clair. Dans tout lunivers (p. 46),couleur en mi-teinte, teinte de lincertitude.

    Lailleurs devient ainsi un enjeu entre les deux hommes: Hors dici, cest la mort (p. 21), prtendHamm pour dissuader Clov de le laisser seul, et lorsque la partie a avanc vers sa fin, il menace plusfranchement : Loin de moi, cest la mort (p. 91). Mais pour Clov, qui dsire voir la fin, la menace neporte pas encore vraiment : en ce qui concerne le rat qui sest sauv , il na pas besoin dallerloin (p. 91). En effet, dans cette vie gangrene de mort et de monotonie, aucune vasion nest pos-sible.Le vieux refuge (p. 90) a tout lair dune arche de No au milieu dun univers dvast par unmystrieux cataclysme : Hamm a dsir ardemment, comme une rgnration possible, la venue de lapluie (p. 16) ; et, se trompant de ct en regardant par la fentre, Clov voque un paysage de dluge : Putain ! (La fentre) est sous leau ! (p. 94). Mais il na pourtant pas plu et aucune rgnra-

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    tion nest possible. Mme lenfant qui apparat soudain mystrieusement dans ce paysage dsol neconvainc plus Hamm de sinvestir au-dehors : Sil existe il viendra ici ou il mourra l. Et sil nexistepas ce nest pas la peine (de le tuer) (p. 103). Et Hamm ne prend mme plus la peine de rpondre lindignation de Clov : Tu ne me crois pas ? Tu crois que jinvente ? .

    Lespace et le regard

    Ces deux pisodes, celui de lerreur dorientation dans le choix de la fentre, et celui de lenfant laccit de Hamm ne peut lui permettre de sassurer de son existence, illustrent le caractre phnomno-logique34de cette reprsentation de lespace :lespace, qui reprsente le temps et la condition humaine,nexiste quen fonction du regard qui est port sur lui, et ce regard peut commettre des erreurs, outre dpendant de la vision des autres(Hamm dpend ainsi de Clov, quen retour il martyrise et dontil a peur). Or, cette vision peut elle-mme tre radicalement diffrente de celle que lon pourrait avoirsoi-mme, comme le rvle lanecdote, que raconte Hamm, du fou qui croyait que la fin du mondetait arrive :

    Je laimais bien. Jallais le voir, lasile. Je le prenais par la main et le tranais devant la fentre. Maisregarde ! L ! Tout ce bl qui lve ! Et l ! Regarde ! Les voiles de