Filosofía

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Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

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Nietzsche

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DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS STOCK

Dédicace

1 - Tragédie sans personnages

2 - Double portrait

3 - Apologie de la maladie

4 - Le don Juan de la connaissance

5 - Passion de la sincérité

6 - Marche progressive vers soi-même

7 - Découverte du Sud

8 - Le refuge de la musique

9 - La septième solitude

10 - La danse au-dessus de l'abîme

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11 - L'éducateur de la liberté

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Traduit de l'allemandpar Alzir Hella et Olivier Bournac

Tous droits réservés pour tous pays.© 1930, 1978, 1993, 1996, 1999, 2004, Éditions Stock

pour la traduction française.978-2-234-07510-8

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DU MÊME AUTEURAUX ÉDITIONS STOCK

AmokLa confusion des sentimentsLe joueur d'échecsVingt-quatre heures de la vie d'une femme

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

AmerizoAmour d'Erika EwaldBalzac, Le roman de sa vieBrésil, terre d'avenirBrûlant secretClarissaLe combat avec le démonJournaux 1912-1940Voyages

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Bibliothèque Cosmopolite

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Je fais cas d'un philosophedans la mesure où il est

capable de fournir un exemple.Considérations inactuelles

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Tragédiesans personnages

Récolter la plus grandejouissance de l'existence, c'est

vivre dangereusement.La tragédie de Friedrich Nietzsche est un drame solitaire :

aucun autre personnage n'est présent sur la courte scènede sa vie. Au cours des actes de cette tragédie qui se ruentcomme une avalanche, le lutteur isolé se tient seul sous leciel orageux de son propre destin ; personne auprès de lui,personne pour s'opposer à lui, aucune femme pour adoucirde sa tendre présence l'atmosphère tendue. Toutmouvement provient de lui et il en est le seul témoin : lesrares figures qui se risquent au début dans son ombreaccompagnent seulement d'un geste muet d'effroi et desurprise son héroïque entreprise et s'écartent peu à peudevant lui comme devant un péril. Pas un seul humain n'osese risquer à entrer pleinement dans le cercle intérieur decette destinée ; Nietzsche parle toujours, lutte toujours,souffre toujours pour lui seul. Il n'adresse la parole àpersonne et personne ne lui répond. Bien pire, personne nelui prête attention.

Il n'y a pas d'êtres humains, pas de partenaires, pasd'auditeurs dans la tragédie — d'un héroïsme unique — deFriedrich Nietzsche, mais il n'y a pas non plus de scèneproprement dite, de paysage, de décors, de costumes ; elle

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se joue, pour ainsi dire, dans l'espace vide de l'idée. Bâle,Naumbourg, Sorrente, Sils-Maria, Gênes, ces noms ne sontpas ceux des véritables habitats de Nietzsche, maissimplement des pierres milliaires le long d'un cheminparcouru dans un vol brûlant — simplement de froidescoulisses, des couleurs sans langage ! En vérité, le décorde cette tragédie reste toujours le même : l'isolement, lasolitude, cette atroce solitude sans parole et sans réponseque la pensée nietzschéenne porte autour d'elle et en ellecomme une impénétrable cloche de verre, une solitude sansfleurs ni lumière, sans musique, sans animaux, sanshommes, une solitude privée de Dieu même, la solitudepétrifiée et éteinte d'un monde primitif en dehors du temps.Si le vide et la tristesse font horreur, épouvantent et enmême temps paraissent tellement grotesques, c'est que —ironie incroyable — ce glacier, ce désert de solitude se tientspirituellement au milieu d'un pays américanisé de soixante-dix millions d'habitants, en plein milieu de l'Allemagnenouvelle toute vibrante et retentissante de chemins de feret de télégraphes, de cris et de tumultes, au centre d'uneculture dont, par ailleurs, la curiosité est maladive, qui jettetous les ans dans le monde quarante mille volumes, quiétudie chaque jour mille problèmes dans cent universités,qui, chaque jour, joue la tragédie dans des centaines dethéâtres et qui, cependant, ne sait rien, ne devine rien et nesent rien de ce formidable drame de l'esprit qui se dérouledans sa propre ambiance, dans son cercle le plus intime.

Car, précisément, à ses moments les plus grandioses, latragédie de Friedrich Nietzsche n'a plus un spectateur, unauditeur, un seul témoin dans le monde allemand. Au début,tant qu'il parle du haut de sa chaire de professeur et que la

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lumière de Wagner le met en vue, son discours susciteencore un peu d'attention, mais plus il descend au fond delui-même, plus il plonge dans la profondeur du temps, etmoins il rencontre de résonance. L'un après l'autre, les amis,les étrangers se lèvent, effarouchés, pendant sonmonologue héroïque, effrayés par les transformationstoujours plus sauvages, par les extases toujours plusardentes du philosophe et ils le laissent affreusement seulsur la scène de son destin. Peu à peu l'acteur tragiques'inquiète de parler absolument dans le vide ; il élève la voixtoujours davantage, il crie et gesticule toujours plus pourfaire naître un écho ou tout au moins une contradiction. Ilinvente, pour la marier à sa parole, une musique — unemusique jaillissante, enivrante, dionysiaque —, maispersonne n'écoute plus. Il a recours à des arlequinades, àune gaieté forcée, stridente et perçante ; il fait faire à sesphrases des cabrioles et les garnit de lazzi, simplement pourattirer, par ses amusements artificiels, des auditeurs à sonévangile d'un sérieux terrible, mais aucune main ne bougepour l'applaudir. Enfin il invente une danse, une danse desépées et, meurtri, déchiré, sanglant, il exerce devant lepublic son nouvel art mortel, mais personne ne devine lesens de ses plaisanteries criardes, ni la passion blessée àmort qu'il y a dans cette légèreté affectée. Sans auditeurs etsans écho s'achève devant des bancs vides le drame le plusextraordinaire de l'esprit qui ait été offert à notre siècleagité. Personne ne tourne, même négligemment, son regardvers lui, lorsque la toupie de ses pensées vibrant sur unepointe d'acier bondit pour la dernière fois magnifiquementet tombe enfin, épuisée, sur le sol — « morted'immortalité ».

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Cet état d'isolement avec soi-même, cette façon d'êtreseul en face de soi-même, est le sens le plus profond, ladétresse sacrée et sans exemple de cette tragédie que fut lavie de Friedrich Nietzsche : jamais une plénitude sigrandiose de l'esprit, une orgie si extrême du sentiment nefurent placées en face d'un vide du monde si énorme, enface d'un silence si métalliquement impénétrable. Il n'amême pas eu la faveur de trouver des adversairesimportants ; ainsi la plus puissante volonté de pensée,« renfermée en elle-même et se creusant elle-même », estobligée de chercher une réponse et une résistance dans sapropre poitrine, dans sa propre âme tragique. Ce n'est pasau monde, mais aux lambeaux saignants de sa propre peauque cet esprit rendu furieux par le destin arrache, commeHéraclès, sa tunique de Nessus, cette ardeur dévorante,pour être nu en face de la vérité suprême, en face de lui-même. Mais quel frisson glacial autour de cette nudité, quelsilence autour de ce cri sans précédent de l'esprit, quel cielépouvantable plein de nuages et d'éclairs, au-dessus du« meurtrier de la divinité » qui, maintenant qu'aucunadversaire ne se porte à sa rencontre et que lui-même n'entrouve plus, s'attaque à son propre être — « connaisseurde soi-même, bourreau de soi-même, sans pitié ». Poussépar son démon par-delà le temps et le monde, par-delàmême la limite la plus extrême de son être,

Secoué, hélas ! par des fièvres inconnues,Tremblant devant les flèches acérées et glacées de [lafroidure,Chassé par toi, ô pensée !Indicible ! Sombre ! Effrayant !

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il recule parfois en frissonnant, avec un regardd'épouvante sans nom, lorsqu'il reconnaît à quel point savie l'a précipité par-delà tout ce qui est vivant et tout ce quia été. Mais un élan si puissant ne peut plus reculer : avecune pleine confiance et en même temps dans l'extase la plusextrême de l'enivrement de soi-même, il accomplit ladestinée que son cher Hölderlin a préfigurée pour lui — sadestinée d'Empédocle.

Un héroïque paysage sans ciel, un jeu gigantesque sansspectateurs, le silence, un silence toujours plus intenseautour du cri le plus terrible de la solitude de l'esprit, telleest la tragédie de Friedrich Nietzsche : il faudrait l'abominercomme une des nombreuses cruautés insensées de lanature, s'il ne l'avait pas lui-même acceptée extatiquement ets'il n'en avait pas choisi et aimé la dureté unique, à causemême de ce caractère unique. Car volontairement, en toutelucidité, renonçant à une existence assurée, il s'est construitcette « vie particulière » avec le plus profond instincttragique et il a défié les dieux avec un courage sansexemple, pour « éprouver par lui-même le plus haut degréde péril dans lequel un homme puisse vivre ». « Xαιρετεδαιμονες ! — Salut à vous, démons ! »

C'est en poussant ce cri enjoué de l'hybris qu'une fois,par une joyeuse nuit, à la manière des étudiants, Nietzscheet ses amis philosophes évoquent les Puissances : à l'heureoù rôdent les Esprits, ils versent par la fenêtre le rouge vinde leurs verres pleins dans une rue endormie de la ville deBâle — comme une libation aux Invisibles. Ce n'est làqu'une plaisanterie de l'imagination que taquine unpressentiment plus profond : mais les démons entendentcet appel et poursuivent celui qui les a défiés, jusqu'à ce

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que le jeu d'une nuit devienne la tragédie grandiose d'unedestinée.

Cependant, jamais Nietzsche ne se dérobe aux exigencesmonstrueuses par lesquelles il se sent irrésistiblement saisiet entraîné : plus le marteau le frappe durement, plusrésonne clair le bloc d'airain de sa volonté. Et sur cetteenclume portée au rouge par le feu de la puissance, seforge, toujours plus durement, à chaque coup redoublé, laformule qui cuirasse ensuite de bronze son esprit, la« formule de la grandeur de l'homme », amor fati : ne vouloirchanger aucun fait dans le passé, dans l'avenir,éternellement ; non seulement supporter la nécessité,encore moins la dissimuler, mais l'aimer. Ce chant d'amourfervent adressé aux Puissances couvre comme undithyrambe le cri de sa propre douleur : jeté à terre, vaincupar le silence du monde, dévoré par lui-même, rongé parl'amertume de la souffrance, il ne lève jamais les mains pourdemander au destin de le laisser enfin en paix. Au contraire,il réclame encore une détresse plus grande, une solitudeplus profonde, une souffrance plus complète, l'épreuve laplus rigoureuse pour son endurance ; s'il lève les mains cen'est pas pour se dérober, mais pour lancer la magnifiqueprière du héros : « Ô volonté de mon âme, que j'appelledestin, toi qui es en moi, toi qui es au-dessus de moi,conserve-moi et préserve-moi pour un grand destin. »

Or, celui qui sait prier avec tant de grandeur est toujoursexaucé.

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Double portrait

Le pathos de l'attituden'appartient pas à la

grandeur ; qui a besoind'attitude est faux... Méfions-

nous de tous les hommespittoresques !

Image pathétique du héros. Voici comment le campe lemensonge marmoréen, la légende pittoresque : une têtehéroïque hautainement dressée, un haut front voûté, ravinépar de sombres pensées, la vague des cheveux pesantpuissamment sur une nuque forte et saillante. Sous lespaupières en broussaille luit un regard de faucon ; chaquemuscle de ce visage puissant est tendu de volonté, desanté et de vigueur. La moustache à la Vercingétorixtombant virilement sur une bouche âpre et sur le mentonproéminent montre le guerrier barbare, et involontairementon complète cette tête de lion robustement musclée par uncorps de Viking germanique s'avançant à grands pas, avecle glaive de la victoire, le cor de chasse et la lance. C'estainsi, en faisant de lui arbitrairement un surhommeallemand, une figure antique de Prométhée enchaîné, quenos statuaires et peintres aiment à représenter le solitaire del'esprit, pour le rendre plus accessible à une humanité depeu de foi que le livre de classe et la scène ont rendueincapable de comprendre le tragique autrement que drapé

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théâtralement. Mais le véritable tragique n'est jamaisthéâtral, et c'est pour cela que le vrai portrait de Nietzscheest infiniment moins pittoresque que les bustes et peinturesqu'on a faits de lui.

Portrait de l'homme. La mesquine salle à manger d'unepension à six francs par jour, dans un hôtel des Alpes ousur le rivage de la Ligurie. Des hôtes indifférents, le plussouvent de vieilles dames occupées à bavarder. La cloche asonné trois coups pour appeler les gens à table. Sur le seuilpasse, les épaules affaissées, une silhouette incertaine,légèrement voûtée : comme s'il sortait d'une caverne,Nietzsche, qui est « aveugle aux six septièmes », entretoujours d'un pas mal assuré dans un logis étranger. Il porteun costume sombre, soigneusement brossé ; la face estégalement sombre, avec les cheveux broussailleux, bruns,ondulés. Sombres sont aussi les yeux derrière les épaisseslunettes de malade, extraordinairement bombées.Doucement et même timidement, il s'approche, enveloppéd'un mutisme anormal. On sent là un homme vivant dansl'ombre, au-delà de toute société et de toute conversation,craignant tout bruit avec une anxiété presqueneurasthénique : poliment, avec une courtoisie pleine dedistinction, il salue les autres et poliment, avec une aimableindifférence, les autres rendent son salut au professeurallemand. Avec la précaution d'un myope, il s'avance vers latable ; avec la précaution d'un homme à l'estomac sensible,il examine tous les plats, pour voir, par exemple, si le thén'est pas trop fort, si les mets ne sont pas trop épicés, carles erreurs de nourriture irritent ses intestins fragiles ettoute faute commise dans son alimentation bouleverse desjournées entières ses nerfs frémissants. Pas un verre de vin,

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pas un verre de bière, pas d'alcool, pas de café devant lui,pas de cigare, pas de cigarette après le repas ; rien de ce quistimule, rafraîchit ou détend ; seul un repas bref et maigre,et une petite conversation urbaine, superficielle, à voixbasse avec un voisin d'occasion — il parle comme unhomme qui en a perdu l'habitude depuis des années et quiredoute qu'on ne lui pose trop de questions. Puis il remontedans sa petite chambre garnie, étroite, mesquine,froidement meublée, la table pleine d'innombrables feuilles,notes, écrits et épreuves ; mais pas une fleur, pas unornement, à peine un livre et rarement une lettre. Là-bas,dans le coin, une lourde et grossière malle de bois, sonunique avoir, avec ses deux chemises et un costume derechange (à part cela, rien que des livres et des manuscrits).Sur une étagère, d'innombrables bouteilles, flacons etmixtures : contre les maux de tête qui, pendant des heures,le rendent fou, contre les crampes d'estomac, lesvomissements spasmodiques, la paresse intestinale et,surtout, les terribles médicaments contre l'insomnie —chloral et véronal. Un épouvantable arsenal de poisons etde drogues — les seuls secours qu'il ait dans ce silencevide de chambre étrangère, où il ne trouve d'autre reposqu'un court sommeil obtenu artificiellement.

Engoncé dans son manteau, enveloppé d'un châle delaine (car le poêle misérable fume, sans donner de chaleur),les doigts gourds, ses doubles lunettes raclant le papier, ilforme de sa main hâtive pendant des heures des mots quel'œil trouble peut à peine déchiffrer. Pendant des heures, ilécrit ainsi jusqu'à ce que les yeux lui brûlent et larmoient : siquelque personne secourable a pitié de lui et lui prête samain pour écrire, pendant une heure ou deux, c'est là un des

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rares bonheurs de sa vie. Lorsqu'il fait beau, le solitairesort, toujours seul — toujours seul avec ses pensées :jamais un salut en route, jamais un compagnon, jamais unerencontre. Le temps sombre, qu'il hait, la pluie, la neige, quilui fait mal aux yeux, le retiennent impitoyablementprisonnier dans sa chambre : jamais il ne descend vers lesautres, vers les humains. Le soir, quelques biscuits, unetasse de thé léger et aussitôt de nouveau la longue, l'infiniesolitude avec ses pensées. Pendant des heures et desheures, il veille encore auprès de la lampe à la flammevacillante et fumeuse, sans que ses nerfs ardemmenttendus se relâchent dans une douce lassitude. Alors samain happe le chloral, un soporifique quelconque, et puis,enfin, il obtient ainsi par violence le sommeil fait pour lesautres — pour les gens qui ne pensent pas, que le démonne harcèle pas.

Parfois il reste au lit des jours entiers. Des vomissementset des crampes jusqu'à en perdre connaissance, les tempessciées de douleur, presque aveugle. Et personne à sescôtés, pas une main tendue, personne pour déposer unecompresse sur le front brûlant, personne pour lui faire lalecture, pour causer, pour mêler son rire au sien.

Et cette chambre garnie est partout la même. Les villeschangent souvent de nom, elles s'appellent tantôt Sorrenteet tantôt Turin, tantôt Venise, tantôt Nice, tantôtMarienbad, mais la chambre garnie reste toujours la même,toujours la chambre de location, la chambre étrangère et sesmeubles froids, vieux, délabrés ; et avec la table de travail etle lit de souffrances, l'infinie solitude. Jamais, pendanttoutes ses longues années nomades, un allègre repos dansun milieu gai et amical ; jamais, la nuit, le corps nu et chaud

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d'une femme près du sien, jamais une aurore de gloire aprèsles mille nuits noires et silencieuses de travail. Oh !combien la solitude de Nietzsche est plus vaste, infinimentplus vaste que le pittoresque haut plateau de Sils-Maria, oùles touristes à présent se plaisent entre lunch et dîner àfaire le tour de son domaine : sa solitude recouvre le mondeet dépasse les bornes de sa vie.

De temps en temps, une visite, un étranger, quelqu'un quivient le voir. Mais la croûte déjà durcie protège solidementle noyau sensible, avide de contacts : le solitaire respire,soulagé, lorsque l'étranger le laisse à sa solitude. Au boutde quinze ans, il n'y a plus du tout chez lui de sociabilité.

La conversation fatigue, épuise, irrite celui qui se dévorelui-même et qui, pourtant, n'est affamé que de soi. Parfois,très brièvement, brille un petit rayon de bonheur : ils'appelle « musique » — une représentation de Carmen,dans un mauvais théâtre de Nice, quelques airs dans unconcert, une heure au piano. Mais cela aussi lui fait mal et« l'émeut jusqu'aux larmes ». La privation de bonheur luirend celui-ci à un point étranger qu'il ne peut plus leressentir que comme une souffrance.

Pendant quinze ans se déroule ce « ravin » de la vie deNietzsche — qui reste méconnu, lui seul ayant consciencede son être —, ce passage affreux dans l'obscurité desgrandes villes, dans des garnis tristement meublés, despensions au pauvre couvert, des trains malpropres et denombreuses chambres de malade, cependant qu'au-dehors,à la surface du temps, s'époumone la foire bariolée des artset des sciences. Seule la fuite de Dostoïevski, presque à lamême époque, à travers la même pauvreté et le mêmeabandon, présente cette froide et grise lumière de spectre.

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Ici, comme là, l'œuvre du Titan cache la maigre figure dupauvre Lazare qui meurt journellement de sa détresse et deses infirmités et que seul, quotidiennement, le miraclesauveur de la volonté créatrice tire du fond de sontombeau. Pendant quinze ans, Nietzsche émerge ainsi dutombeau de sa chambre et y redescend, de douleur endouleur, de trépas en trépas, de résurrection enrésurrection, jusqu'à ce que son cerveau éclate, surchauffépar tant d'énergie.

Des inconnus ramassèrent dans la rue l'homme le plusétranger de son époque. Des étrangers le portèrent dans lachambre étrangère de la via Carlo-Alberto, à Turin.Personne n'est témoin de sa mort intellectuelle. Autour desa fin règnent l'obscurité et le saint isolement. Solitaire etinconnu, le plus lucide génie de l'esprit se précipite dans sapropre nuit.

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3

Apologiede la maladie

Ce qui ne me tue pas me rendplus fort.

Innombrables sont les cris de souffrance de ce corpsmartyrisé. C'est un tableau à cent entrées de tous les mauxphysiques, portant en conclusion ce terrible résultat : « Àtous les âges de la vie, l'excès de la douleur a été chez moimonstrueux. » Effectivement, aucun martyre diabolique nemanque dans cet effrayant pandémonium de la maladie :maux de tête, des maux de tête martelants et étourdissants,qui pendant des journées étendent stupidement sur undivan ou sur un lit ce pauvre être en délire ; crampesd'estomac, avec vomissements de sang, migraines, fièvres,manque d'appétit, abattements, hémorroïdes, embarrasintestinaux, frissons de fièvre, sueurs nocturnes — c'est uneffroyable cercle vicieux. Ajoutez à cela les « yeux aux troisquarts plongés dans la nuit » qui se gonflent dès lemoindre effort ou se mettent à pleurer et qui ne luipermettent pas de jouir de la lumière plus d'« une heure etdemie par jour ». Mais Nietzsche méprise cette hygiène ducorps, et il reste dix heures de suite à sa table de travail.Alors le cerveau surchauffé se venge de ses excès par defurieux maux de tête, par une tension nerveuse, car lorsque,le soir, le corps est depuis longtemps fatigué, le cerveau,lui, ne s'arrête pas immédiatement, mais continue à élaborer

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des visions et des pensées, jusqu'à ce qu'il faille dessoporifiques pour l'endormir. Mais il en faut des quantitéstoujours plus grandes (en deux mois, Nietzsche absorbecinquante grammes d'hydrate de chloral, pour se procurerun peu de sommeil). Puis c'est l'estomac qui se révolte àson tour et refuse de payer un tel tribut. C'est alors —circulus vitiosus — que les vomissements spasmodiques,les nouveaux maux de tête nécessitent de nouveauxremèdes. Les organes excédés se mènent une guerreimplacable, insatiable, passionnée, se renvoientmutuellement la balle hérissée d'épines de la souffrancedans un jeu insensé. Jamais de repos à ce jeu ! Aucunehalte satisfaite, pas le plus petit mois de contentement etd'oubli de soi.

En vingt ans, on ne peut pas compter une douzaine delettres où un gémissement ne sorte de quelque ligne. Ettoujours plus furieux, toujours plus violents, deviennent lescris de celui qu'aiguillonnent ses nerfs trop vifs, tropdélicats et déjà trop enflammés : « Rends donc ton sort plusléger ; meurs ! » s'écrie-t-il à lui-même ; ou bien : « Unpistolet est pour moi, maintenant, une source de penséesagréables. » Ou encore : « Le martyre terrible et presqueincessant me fait aspirer à la fin, et, à certains indices, lalibération, la congestion cérébrale, est proche. »

Il est depuis longtemps à court de superlatifs pourexprimer ses souffrances ; déjà, ils semblent monotonesdans leur exaspérante et incessante répétition, ces crisatroces, qui n'ont vraiment plus rien d'humain mais quiretentissent encore vers les hommes, du fond de cette« existence de chien ».

Voici que soudain flamboie (et l'on tressaille d'effroi

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devant une contradiction aussi monstrueuse) dans sonEcce Homo cette profession de foi forte, fière et lapidaire,qui semble taxer de mensonges tous les cris précédents :« Somme toute, j'ai été (il s'agit des quinze dernièresannées) en bonne santé. »

Que faut-il donc croire ? Les mille cris de douleur, ou laparole monumentale ? Les deux à la fois. Le corps deNietzsche était organiquement fort et capable de résistance.Son tronc bien charpenté pouvait supporter le faix le pluslourd. Ses racines s'enfonçaient profondément dans la terresaine d'une lignée de pasteurs allemands. Dans l'ensemble,à la fois dans son tempérament, son organisme, dans lesfondements de sa chair et de son esprit, Nietzsche étaitréellement un homme sain. Seuls, ses nerfs sont tropdélicats pour la violence de ses sensations. Et c'estpourquoi ils sont continuellement agités et révoltés. (Maisc'est là une révolte qui ne pourra jamais ébranler la forced'airain, la force de domination de son esprit.)

Nietzsche lui-même a trouvé l'image la plus heureusepour dépeindre cet état intermédiaire entre le danger et lasécurité, lorsqu'il parle des « petits coups de feu de sessouffrances ». En effet, jamais, dans cette guerre, leretranchement intérieur de son énergie n'est réellementforcé. Comme Gulliver à Lilliput, Nietzsche estperpétuellement assailli par le fourmillement de Pygmées deses douleurs. Ses nerfs sont toujours en alerte, il estcontinuellement en train de veiller et de faire le guet, touteson attention est accaparée par les soins exténuants etabsorbants de sa propre défense. Mais jamais une véritablemaladie ne réussit à le terrasser ou à le vaincre, sauf peut-être uniquement cette maladie qui pendant vingt ans creuse

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ses galeries sous la citadelle de son cerveau et qui ensuitesoudain la fait exploser. Un esprit monumental commeNietzsche ne succombe pas sous une petite fusillade, seuleune explosion peut avoir raison du granit d'un tel cerveau.Ainsi, à une énorme capacité de souffrance s'oppose uneénorme résistance à la souffrance, de même qu'unevéhémence trop grande de la sensibilité s'oppose à unetrop grande délicatesse nerveuse du système moteur.

Car chaque nerf de l'estomac, comme du cœur et dessens, représente chez Nietzsche un manomètre d'uneexactitude extrême, d'une délicatesse de filigraneenregistrant les plus petites modifications et tensions avecun déclenchement monstrueux d'excitations douloureuses.Rien ne reste inconscient pour son corps (comme pour sonesprit). La plus petite fibre qui chez les autres est muette luisignale aussitôt son message par un tressaillement et undéchirement, et cette « irritabilité folle » rompt en milleéclats térébrants, incisifs et dangereux, sa vitaliténaturellement énergique.

De là viennent ensuite des cris atroces, lorsque aumoindre mouvement, au moindre pas qu'il fait dans sa vie, ilheurte soudain un de ses nerfs à vif et tout frémissants.

Cette hypersensibilité fatale et presque démoniaque desnerfs de Nietzsche, que les nuances les plus fugitives, nefranchissant pas chez autrui le seuil de la conscience,ébranlent douloureusement, est la seule racine de sessouffrances et aussi la source de sa géniale capacitéd'appréciation des valeurs. Chez lui, il n'est pas nécessaire,pour que son sang frémisse sous l'effet d'une réactionphysiologique, qu'il y ait quelque chose de tangible ou uneaffection réelle : la simple atmosphère, avec ses

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modifications météorologiques changeant d'heure en heure,est déjà, pour lui, la cause de souffrances infinies. Peut-êtren'a-t-il jamais existé d'intellectuel aussi sensible auxconditions atmosphériques, aussi atrocement accessible àtoutes les tensions et oscillations des phénomènesmétéorologiques, lui qui est dans tout son corps unmanomètre, un véritable mercure, l'irritabilité même : entreson pouls et la pression atmosphérique, entre ses nerfs etle degré d'humidité de la sphère paraissent exister desecrets contacts électriques ; ses nerfs enregistrentaussitôt chaque mètre d'altitude, chaque pression de latempérature, sous forme de douleurs dans les organes, etils réagissent par une rébellion concordante à chaquebouleversement de la nature. La pluie, un ciel assombridépriment sa vitalité : « Un ciel couvert m'abatprofondément. » Il ressent presque dans ses intestinsl'influence d'un ciel chargé de nuages ; la pluie réduit son« potentiel », l'humidité l'affaiblit, la sécheresse l'anime, lesoleil lui rend la vie, l'hiver est pour lui une espèce detétanos et de mort. L'aiguille frémissante du baromètre deses nerfs oscillant comme une température d'avril ne restejamais immobile : ce qu'il lui faut, c'est se rendre au plus vitedans un paysage sans nuage, sur les hauts plateaux del'Engadine que ne trouble aucun vent. Et, tout comme l'effetde la moindre charge et de la moindre pression dans le cielphysique, ses organes inflammables ressentent aussi l'effetde toutes les charges, de tous les troubles et de toutes leslibérations atmosphériques dans le ciel intérieur de l'esprit.Car, chaque fois que frémit en lui une pensée, elle fulgure,comme un éclair, à travers les nœuds tendus de ses nerfs :l'acte de la pensée s'accomplit, chez Nietzsche, avec un

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enivrement extatique, avec un tressaillement électrique telqu'il agit toujours sur son corps à la manière d'un orage et,à chaque explosion de sa sensibilité, il suffit d'un clin d'œil,au sens propre, pour modifier la circulation du sang. Lecorps et l'esprit chez le plus vital de tous les penseurs sontliés si intimement aux choses de l'atmosphère que pourNietzsche les réactions intérieures et extérieures sontidentiques : « Je ne suis ni esprit ni corps, mais une tiercechose. Je souffre pour tout et partout. »

Cette disposition native à discerner avec tant deprécision la moindre excitation a été brutalementdéveloppée par l'atmosphère immobile, confinée, de sa vie,par les dizaines d'années qu'il passa dans la solitude.Comme pendant les trois cent soixante-cinq jours del'année, rien d'autre n'entre corporellement en contact avecson propre corps, ni femme, ni ami, comme il ne peut guères'entretenir, pendant les vingt-quatre heures de la journée,qu'avec son propre sang, il poursuit une sorte de dialogueininterrompu avec ses nerfs.

Continuellement, au milieu de ce monstrueux silence, iltient dans ses mains la boussole de ses sensations et, à lamanière des ermites, des homme seuls, des célibataires etdes originaux, il observe en hypocondriaque jusqu'aux plusminimes modifications qui se produisent dans les fonctionsde son corps. D'autres s'oublient parce que leur attentionest détournée par les conversations et les affaires, par lesjeux et la lassitude, parce qu'ils noient leur sensibilité dansle vin et l'indifférence. Mais un Nietzsche, un tel génie dudiagnostic, éprouve continuellement la tentation de sedonner, jusque dans ses propres souffrances, un plaisircurieux de psychologue en se prenant lui-même pour sujet

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de « sa propre expérimentation ».Continuellement, avec des pinces aiguës (à la fois

médecin et malade), il met à nu ce que ses nerfs ont dedouloureux et par là, comme toutes les natures nerveuses etpleines d'imagination, il ne fait qu'irriter encore davantagesa sensibilité déjà exacerbée. Méfiant à l'égard desmédecins, il devient son propre médecin et « semédicalise » continuellement pendant toute sa vie. Ilessaye tous les moyens et toutes les cures imaginables,massages électriques, mesures diététiques, cures par leseaux et les bains ; tantôt il émousse ses excitations avec dubromure, tantôt il les stimule de nouveau avec d'autresmixtures. Sa sensibilité météorologique le pousse sansinterruption à chercher une atmosphère particulière, unendroit qui soit fait pour lui, « un climat de son âme ».Tantôt il est à Lugano, à cause de l'air du lac et de l'absencede vent, puis à Pfafers et à Sorrente ; puis il s'imagine queles bains de Ragaz pourraient le délivrer de son moidouloureux et que la zone salubre de Saint-Moritz, lessources de Baden-Baden ou de Marienbad pourraient luifaire du bien. Pendant tout un printemps, c'est l'Engadinedont il découvre la parenté avec sa propre nature, par suitede son « air roboratif et ozoné » ; puis ce sera une ville duSud, Nice, avec son air « sec », puis encore Venise ouGênes. Tantôt il voudrait être dans les bois, tantôt au borddes mers, tantôt au bord des lacs, tantôt dans de petitesvilles sereines, « avec une nourriture bonne et légère ».

Dieu sait combien ce fugitivus errans a parcouru demilliers de kilomètres de chemin de fer, uniquement pourdécouvrir ce lieu fabuleux où ses nerfs cesseraient de lebrûler et de le tirailler et où ses organes cesseraient d'être

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éternellement sur le qui-vive. Peu à peu, il distille de sesexpériences pathologiques une sorte de géographiesanitaire à son propre usage, il étudie de gros ouvrages degéologie pour découvrir cet endroit qu'il cherche, commeun anneau d'Aladin, pour conquérir enfin la maîtrise de soncorps et la paix de son âme. Aucun voyage ne serait troplong pour lui : Barcelone est dans ses projets et il songeaussi aux hautes montagnes du Mexique, à l'Argentine etmême au Japon. La position géographique, la diététique duclimat et la nourriture deviennent peu à peu sa deuxièmescience particulière. À chaque endroit il note latempérature, la pression de l'air ; il mesure au millimètre,avec l'hydroscope et les appareils hydrostatiques, lesprécipitations atmosphériques et l'humidité ambiante,tellement son corps est analogue à une cornue ou à lacolonne de mercure d'un baromètre. On retrouve la mêmeexagération dans son régime alimentaire. Là aussi, il y a toutun « registre », toute une tablature médicinale deprécautions. Le thé doit être d'une certaine marque et dosésuivant une certaine force, afin de ne pas lui faire de mal ;une alimentation carnée lui est néfaste, les légumes doiventêtre préparés d'une certaine manière. Peu à peu, cette maniede la médicalisation, du diagnostic devient un traitpathologique et égotiste, une tension, une hyper-attentionà soi-même. Rien n'a autant fait souffrir Nietzsche que cetteéternelle vivisection. Comme toujours, le psychologuesouffre deux fois plus que n'importe qui, parce qu'il ressentdeux fois sa souffrance : d'abord dans la réalité et puis ens'observant lui-même.

Mais Nietzsche est un génie des oppositions violentes.Contrairement à Goethe, qui savait génialement s'écarter

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des dangers, il a une façon extrêmement audacieuse d'allerau-devant d'eux et de prendre le taureau par les cornes.

La psychologie, l'effort spirituel (j'ai essayé de lemontrer) poussent profondément l'homme impressionnablevers la souffrance et jusque dans l'abîme du désespoir ;mais précisément la psychologie, précisément l'esprit, leramènent à la santé. Comme sa maladie, la guérison deNietzsche vient de la connaissance géniale qu'il a de lui-même. La psychologie, d'une manière magique, devient iciune thérapeutique, une application sans pareille de cet « artde l'alchimie » qui se vante d'« extraire une valeur dequelque chose qui n'en a pas ». Après dix ans de tourmentsincessants, il est « au plus bas de sa vitalité » ; déjà on lecroit perdu, anéanti par ses nerfs, par une dépression sansremède, livré au pessimisme, à l'abandon. Alors, soudain,l'attitude spirituelle de Nietzsche se renverse par un de cesrétablissements foudroyants et véritablement inspirés, à lafois reconnaissance et délivrance de soi, qui rendent sidramatique et si intense l'histoire de son esprit.Brusquement il tire à lui la maladie qui mine son sol et lapresse contre son cœur. C'est là un moment tout à faitmystérieux (dont on ne peut pas fixer la date exacte), une deces inspirations fulgurantes au milieu de son œuvre, oùNietzsche « découvre » sa propre maladie ; où — étonné dese trouver encore en vie et de voir qu'au cours desdépressions les plus profondes, aux époques les plusdouloureuses de son existence, sa productivité n'a fait quecroître —, il proclame avec la conviction la plus intime queses souffrances, ses privations font partie, pour lui, « de lacause », de la cause sacrée de son existence, la seule causequi soit sacrée pour lui. Et à partir de ce moment, où son

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esprit n'a plus pitié de son corps, ne prend plus part à sessouffrances, il voit, pour la première fois, sa vie sous unenouvelle perspective et sa maladie selon un sens plusprofond. Les bras ouverts, il l'accepte sciemment, dans sondestin, comme une nécessité, et comme, en tant quefanatique « avocat de la vie », il aime tout dans sonexistence, il lance même à sa souffrance l'hymne àl'affirmation de Zarathoustra, ce joyeux : « Encore une fois !Encore une fois, pour toute l'éternité ! » La simpleconnaissance devient chez lui une reconnaissance et lareconnaissance une gratitude ; car, dans cettecontemplation supérieure qui élève ses regards au-dessusde sa propre souffrance et qui ne voit dans sa propre viequ'un chemin pour aller à lui-même, il découvre (avec cettejoie excessive que lui donne la magie des choses extrêmes)qu'il n'est aussi attaché et ne doit autant à aucunepuissance de la terre qu'à sa maladie, et que précisément ilest redevable au plus cruel bourreau de son bien le plusprécieux : la liberté, la liberté de l'existence extérieure, laliberté de l'esprit ; car, partout où il risquait de se reposer,de se livrer à la paresse, de s'alourdir et de perdre de sonoriginalité en se pétrifiant prématurément dans unefonction, une profession et une forme spirituelle, c'est lamaladie qui l'en a chassé par la violence avec son aiguillon ;c'est à la maladie qu'il doit d'avoir été sauvé du servicemilitaire et rendu à la science, c'est à elle qu'il doit de n'êtrepas resté figé dans cette science et dans la philologie ; ellel'a fait sortir du cercle de l'Université de Bâle pour le faireentrer dans la « retraite » et par là dans le monde, c'est-à-dire pour le ramener vers lui-même. Il doit à ses yeuxmalades d'avoir été « libéré du livre », « le plus grand

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service que je me sois rendu à moi-même ». La souffrancel'a arraché (douloureusement, mais utilement) à toutes lesécorces qui menaçaient de se former autour de lui, à toutesles liaisons qui commençaient à l'encercler. « La maladie melibère pour ainsi dire par sa propre action », dit-il lui-même ;elle a été pour lui l'accoucheuse de l'homme intérieur et lessouffrances qu'elle lui a causées ont été celles del'enfantement. Grâce à elle, la vie est devenue, pour lui, nonpas une routine, mais un renouvellement, une découverte :« J'ai découvert la vie, en quelque sorte, comme unenouveauté, moi-même y compris. »

Car (et c'est ainsi que cet homme torturé exaltemaintenant avec gratitude ses tourments dans son hymnegrandiose à la sainte douleur) seule la souffrance donne lascience. La « santé de l'ours » qui est un simple héritage etqui n'a jamais été ébranlée se satisfait sans appréhension etmanque de lucidité. Elle ne désire rien, elle ne pose aucunequestion, et c'est pourquoi il n'y a pas de psychologie chezles bien portants. Tout savoir provient de la souffrance, « ladouleur cherche toujours à connaître les causes, tandis quele plaisir a tendance à rester où il est et sans regarder enarrière ». On devient « toujours plus fin dans la douleur ».La souffrance, qui toujours fouille et gratte, laboure leterrain de l'âme et c'est le travail douloureux de creusementintérieur qui, comme la charrue, ameublit le sol, pour lanouvelle récolte spirituelle. « La grande douleur est ledernier libérateur de l'esprit ; elle seule nous contraint àdescendre dans nos dernières profondeurs », et justementcelui pour qui elle a été presque mortelle a ensuite le droitde prendre à son compte cette fière parole : « Je connaismieux la vie, parce que j'ai été si souvent sur le point de la

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perdre. »Ce n'est pas par un artifice, par une négation, par des

palliatifs et en idéalisant sa détresse corporelle queNietzsche surmonte toutes ses souffrances, mais bien par laforce primitive de sa nature, par la connaissance : lesouverain « créateur » de valeurs se découvre à lui-même lavaleur de sa maladie. Martyr à rebours, il n'a pas d'abord lafoi, pour laquelle il subit ses tourments ; ce n'est que dansles tourments, dans la torture qu'il puise cette foi.Cependant sa chimie savante ne découvre pas seulement lavaleur de la maladie, mais aussi son pôle opposé : la valeurde la santé ; seule leur union apporte l'accomplissement dela vie, cette tension permanente d'épreuve et d'extase grâceà laquelle l'homme fini se précipite dans l'infini. Toutes lesdeux sont nécessaires : la maladie, comme moyen, et lasanté, comme fin ; la maladie, comme chemin, et la santé,comme but. Car la souffrance, au sens de Nietzsche, n'estque la rive obscure de la maladie ; l'autre rive brille dansune lumière indicible : elle s'appelle guérison et on ne peutl'atteindre que par la rive de la souffrance. Or guérir,recouvrer la santé, signifie plus qu'atteindre simplementl'état de la vie normale ; ce n'est pas seulement unetransformation, mais c'est infiniment plus ; c'est uneascension, une élévation et un accroissement de finesse.On sort de la maladie « avec une peau neuve », plus délicat,avec un goût plus fin du plaisir, avec une langue plusexercée à apprécier toutes les bonnes choses, avec unesensibilité plus heureuse « et une seconde innocence plusdangereuse au milieu de la joie », semblable à un enfant etcent fois plus raffiné qu'on ne l'a jamais été ; et cetteseconde santé qui suit la maladie, cette santé « fruit de la

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conquête et de la souffrance », qui n'est pas un biengratuit, aveuglément reçu, mais un trésor ardemment désiré,recherché avec beaucoup de peine, acheté par cent soupirs,cris et douleurs, est mille fois plus vivante que le bien-êtregrossier de ceux qui se portent toujours bien. Celui qui agoûté une fois à la frémissante douceur, à l'ivressepétillante de cette guérison, brûle d'envie d'éprouvertoujours cette même sensation ; toujours il se jette ànouveau dans le flot de feu et de soufre des tourmentsdévorants, uniquement pour retrouver cette « impressionenchanteresse de la guérison », cet enivrement doré qui,pour Nietzsche, remplace, en les surpassant mille fois, tousles stimulants vulgaires de l'alcool et de la nicotine.

Mais à peine Nietzsche découvre-t-il le sens de sadouleur et la grande volupté de la guérison qu'il veut enfaire un apostolat et y voir le sens de l'univers. Comme tousles possédés du démon, il est l'esclave de sa propre extaseet il ne peut plus se rassasier de cette éblouissantealternance du plaisir et de la douleur ; il veut que lestourments le martyrisent encore plus profondément pourpouvoir s'élancer plus haut dans la sphère suprême etbienheureuse du rétablissement, qui est toute clarté etvigueur. Dans cette étincelante et ardente ivresse, ilconfond peu à peu sa furieuse volonté de guérison avec lachose elle-même, sa fièvre avec la vitalité, et le vertige de sachute avec un accroissement de force. La santé ! La santé !cet homme ivre de lui-même brandit comme une bannière cemot au-dessus de lui : ce doit être là le sens de l'univers, lebut de la vie, le seul étalon de toutes les valeurs. Et celuiqui pendant des dizaines d'années a tâtonné lui-même dansles ténèbres, de tourment en tourment, étouffe maintenant

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ses cris dans un hymne célébrant la vitalité, la force brutaleet ivre d'elle-même. Avec d'ardentes couleurs, il déroulemonstrueusement le drapeau de la volonté de puissance, dela volonté de vivre, de la volonté d'être dur et cruel, et iltend ce drapeau extatiquement à une humanité à venir —sans se douter que la force qui l'anime et qui lui permet detenir si haut cet étendard est la même qui tend l'arc avec laflèche qui va le tuer.

Car cette dernière santé de Nietzsche, qui dans sonexaltation se stimule elle-même jusqu'au dithyrambe, estune autosuggestion, une santé « inventée » ; précisémentau moment où il lève joyeusement les mains au ciel, dansl'enivrement de sa force et où il vante (dans Ecce Homo) sagrande santé et jure qu'il n'a jamais été ni malade nidécadent, la foudre vibre déjà dans son sang. Ce qui chanteet triomphe en lui, ce n'est pas sa vie, mais c'est déjà samort ; ce n'est plus l'esprit fait de science, mais le démonqui saisit sa victime. Ce qu'il prend pour de la lumière, pourla chaleur rouge de son sang, recèle les germes mortels desa maladie, et le regard clinique de chaque médecindiagnostique aujourd'hui clairement dans ce merveilleuxsentiment de bien-être qui s'empare de lui, dans sesdernières heures, ce que nous appelons l'euphorie, cet étatde béatitude typique qui précède la fin. Déjà la clartéargentée qui se répand sur ses dernières heures ne fait queprojeter devant lui la vibration d'une autre sphère, celle dudémon, celle de l'au-delà : mais lui, dans son ivresse, ne lesait plus. Il se sent uniquement illuminé par toute lasplendeur et toutes les grâces de la terre.

Les idées jaillissent en lui comme du feu ; la langue frémitd'une puissance primitive, par tous les pores de son

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discours, et la musique inonde son âme : partout où ilregarde, il voit rayonner la paix. Les hommes de la rue luisourient. Chaque lettre est un message divin et, étincelantde bonheur, il s'écrie dans sa dernière lettre, adressée à sonami Peter Gast : « Chante-moi un nouveau chant. Le mondeest transfiguré et tous les cieux se réjouissent. » C'estprécisément de ce ciel transfiguré que sort le rayon de feuqui l'atteint, confondant la souffrance et la béatitude dansune seule et indissoluble seconde. Les deux extrémités dusentiment pénètrent en même temps sa poitrine haletante, etdans ses tempes frémissantes le sang fait bruire à la fois lavie et la mort en une musique unique et apocalyptique.

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Le don Juande la connaissance

Ce qui importe, c'est l'éternellevivacité et non pas la vie

éternelle.Emmanuel Kant vit avec la connaissance comme avec

une épouse légitime ; pendant quarante ans, il se coucheauprès d'elle dans le même lit spirituel et engendre avec elletoute une lignée allemande de systèmes philosophiques,dont les descendants habitent encore aujourd'hui notremonde bourgeois. Ses rapports avec la vérité sontabsolument monogames, comme tous ceux de ses filsspirituels : Schelling, Fichte, Hegel et Schopenhauer. Ce quiles pousse vers la philosophie, c'est une volonté d'ordre,qui n'a absolument rien de démoniaque, une bonne volontéallemande, objective et professionnelle, tendant àdiscipliner l'esprit et à établir une architectonique ordonnéedu destin. Ils ont l'amour de la vérité, un amour honnête,durable, tout à fait fidèle. Mais cet amour est complètementdépourvu d'érotisme, du désir flamboyant de consumer etde se consumer soi-même ; ils voient dans la vérité, dansleur vérité, une épouse et un bien assuré, dont ils ne seséparent jamais jusqu'à l'heure de la mort et à qui ils ne sontjamais infidèles. C'est pourquoi il y a toujours dans leursrelations avec la vérité quelque chose qui rappelle leménage et les choses domestiques ; et, effectivement,

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chacun d'eux a bâti, pour y loger lit et fiancée, sa propremaison, c'est-à-dire son système philosophique bienassuré. Et ils travaillent de main de maître, avec la herse etla charrue, ce terrain qui est à eux, ce champ de l'esprit qu'ilsont conquis pour l'humanité parmi les fourrés primitifs duchaos. Avec prudence ils reculent toujours plus loin lesbornes de leur connaissance, au sein de la culture de leurtemps, et ils augmentent par leur application et leur sueur larécolte spirituelle.

Au contraire, la passion de la connaissance qu'aNietzsche vient d'un tout autre tempérament, d'un mondedu sentiment situé, pour ainsi dire, aux antipodes. Sonattitude devant la vérité est tout à fait démoniaque ; c'estune passion tremblante, à l'haleine brûlante, avide etnerveuse, qui ne se satisfait et ne s'épuise jamais, qui nes'arrête à aucun résultat et poursuit au-delà de toutes lesréponses son questionnement impatient et rétif. Jamais iln'attire à lui une connaissance d'une manière durable, pouren faire, après avoir prêté serment et lui avoir juré fidélité,sa femme, son « système », sa « doctrine ».

Toutes l'excitent et aucune ne peut le retenir. Dès qu'unproblème a perdu sa virginité, le charme et le secret de lapudeur, il l'abandonne sans pitié et sans jalousie aux autresaprès lui, tout comme don Juan — son propre frère eninstinct — fait pour ses mille e tre, sans plus se soucierd'elles. Car, de même que tout grand séducteur cherche, àtravers toutes les femmes, la femme, de même Nietzschecherche, à travers toutes les connaissances, laconnaissance — la connaissance éternellement irréelle etjamais complètement accessible. Ce qui l'excite jusqu'à lasouffrance, jusqu'au désespoir, ce n'est pas la conquête, ce

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n'est pas la possession ni la jouissance, mais toujoursuniquement l'interrogation, la recherche et la chasse. Sonamour est incertitude et non pas certitude, par conséquent,une volupté « tournée vers la métaphysique » et consistantdans l'« amour-plaisir » de la connaissance, un désirdémoniaque de séduire, de mettre à nu, de pénétrervoluptueusement et de violer chaque sujet spirituel — laconnaissance étant entendue ici au sens de la Bible, danslaquelle l'homme « connaît » la femme et par là lui ôte sonsecret. Il sait, cet éternel relativiste des valeurs, qu'aucunde ces actes de connaissance, aucune de ces prises depossession par un esprit ardent, n'est réellement une« connaissance définitive » et que la vérité, au sens dernierdu mot, ne se laisse pas posséder ; car « celui qui penseêtre en possession de la vérité, combien de choses nelaisse-t-il pas échapper ! » C'est pourquoi Nietzsche ne semet jamais en ménage, en vue d'économiser et de conserver,et il ne bâtit pas de maison spirituelle ; il veut (ou peut-êtrey est-il forcé par l'instinct nomade de sa nature) resteréternellement sans possession, le Nemrod solitaire quiporte ses armes errantes dans toutes les forêts de l'esprit,qui n'a ni toit, ni femme, ni enfant, ni serviteur, mais qui, enrevanche, possède la joie et le plaisir de la chasse ; commedon Juan, il aime non pas la durée du sentiment mais les« moments de grandeur et de ravissement » ; il est attiréuniquement par les aventures de l'esprit, par ces« dangereux peut-être » qui vous font plein d'ardeur etvous stimulent tant qu'on les poursuit, mais qui nerassasient pas dès qu'on les atteint ; il veut non pas uneproie, mais (comme il se décrit lui-même dans le don Juan dela connaissance) simplement l'« esprit, le chatouillement et

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les jouissances de la chasse et des intrigues de laconnaissance — jusqu'à ses plus hautes et plus lointainesétoiles —, jusqu'à ce que finalement il ne lui reste plus rienà chasser que ce qu'il y a dans la connaissance d'infinimentmalfaisant, comme le buveur qui finit par boire de l'absintheet des alcools qui sont de véritables acides ».

Car don Juan, dans l'esprit de Nietzsche, n'est pas unépicurien, un grand jouisseur : pour cela il manque à cetaristocrate, à ce gentilhomme aux nerfs subtils, le lourdcontentement de la digestion, le paresseux bien-être durassasiement, la vantardise qui fait parade de ses triompheset la satisfaction complète. Le chasseur de femmes (commele Nemrod de l'esprit) est lui-même éternellement traqué parun instinct inextinguible ; le séducteur sans scrupules estlui-même séduit par sa curiosité brûlante ; c'est un tentateurqui est tenté de tenter sans cesse toutes les femmes dansleur innocence méconnue, tout comme Nietzsche interrogeuniquement pour interroger, pour l'inextinguible plaisirpsychologique. Pour don Juan, le secret est dans toutes etdans aucune, dans chacune pour une nuit et dans aucunepour toujours : c'est exactement ainsi que, pour lepsychologue, la vérité n'existe, dans tous les problèmes,que pour un moment et il n'y en a pas où elle existe pourtoujours.

C'est pourquoi la vie intellectuelle de Nietzsche n'a pasde point de repos, de surface calme, comme celle d'unmiroir : elle est absolument torrentueuse, changeante,remplie de détours soudains, de volte-face et de courantsviolents. Chez les autres philosophes allemands, l'existences'écoule avec une tranquillité épique ; leur philosophieconsiste à continuer de filer commodément et, en quelque

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sorte, mécaniquement un fil une fois débrouillé ; ilsphilosophent assis dans leur fauteuil, les membresdétendus, et c'est à peine si l'on constate, tandis qu'ilspensent, un accroissement de la pression sanguine dansleur corps, une fièvre dans leur destin. Jamais on n'a chezKant cette impression émouvante d'un esprit saisi par sespensées comme par un vampire et subissantdouloureusement la nécessité épouvantable de créer etd'élaborer des idées ; et Schopenhauer, à partir de satrentième année, dès l'achèvement du Monde commevolonté et représentation, arbore la mine satisfaite d'unemployé qui va prendre sa retraite avec les mille petitesamertumes d'une carrière qui stagne. Tous marchent d'unpas précis, ferme et assuré, dans un chemin choisi par eux,tandis que Nietzsche a l'air toujours traqué et toujourspoussé vers l'inconnu. C'est pourquoi l'histoireintellectuelle de Nietzsche (comme les aventures de donJuan) prend une forme tout à fait dramatique ; c'est unechaîne d'épisodes surprenants et dangereux, une tragédiequi, sans aucun point d'arrêt, avec des transportsincessants, passe d'une péripétie à une autre, encore plusaiguë, pour aboutir finalement à l'inévitable chute et àl'anéantissement dans l'abîme infini. Et c'est précisémentcette absence de repos dans la recherche, cette incessanteobligation de penser, cette contrainte démoniaque à aller del'avant qui donne à cette existence unique un tragique inouïet nous la rend si séduisante comme œuvre d'art (parce qu'iln'y a en elle rien du caractère professionnel ettranquillement bourgeois). Nietzsche est maudit, estcondamné à penser sans cesse, comme le sauvagechasseur de la légende est condamné à chasser

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éternellement ; ce qui était son plaisir est devenu sontourment, son affliction ; et son souffle, son style, a leshalètements, l'ardeur et les battements d'un giber traqué ;son âme a les aspirations et les dépressions de quelqu'unqui n'a jamais de repos et qui n'est jamais satisfait. C'estpourquoi ses plaintes d'Ahasverus sont toujours siémouvantes, ainsi que le cri qu'il pousse à partir du momentoù il voudrait la paix, la jouissance et le repos ; maistoujours l'aiguillon de l'éternelle insatisfaction térèbre sonâme épuisée et lui fait violence : « L'on aime quelque choseet à peine cette chose est-elle devenue un amour profondque le tyran qu'il y a en nous (et que même nous pourrionsnommer notre moi supérieur) dit : c'est précisément cela quetu dois me sacrifier. Et, effectivement, nous le sacrifions,mais non sans être torturé et sans brûler à petit feu. »Toujours ces natures de don Juan doivent abandonnerl'ardente volupté de la connaissance, les rapidesembrassements des femmes, car le démon de l'insatisfactionqui leur étreint la nuque les pousse plus loin (ce démon quitraque Hölderlin et Kleist et tous les fanatiques idolâtres del'infini). Et c'est le hurlement perçant d'un gibier en fuite etatteint par une flèche que pousse Nietzsche, lorsque,traqué par le démon de la connaissance, il s'écrie : « Il y apartout, pour moi, des jardins d'Armide et, par conséquent,un arrachement toujours nouveau et de toujours nouvellesamertumes du cœur. Il faut que je lève le pied, mon piedfatigué et blessé, et c'est parce que je suis obligé de le faireque je jette souvent en arrière un regard mécontent sur lesplus belles choses qui n'ont pas pu me retenir —précisément parce qu'elles n'ont pu me retenir. »

On ne trouve pas de pareils cris intérieurs, de tels

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gémissements irrésistibles, sortis du tréfonds de lasouffrance, dans tout ce qui, en Allemagne, antérieurementà Nietzsche, s'est appelé philosophie ; peut-être unesemblable ardeur éclate-t-elle chez les mystiques du MoyenÂge, les hérétiques, les saints de l'âge gothique (peut-êtred'une manière plus sourde et les dents serrées), à traversles mots aux sombres bures. Pascal, lui aussi, plongé detoute son âme dans le purgatoire du doute, connaît cebouleversement, cet anéantissement de l'âme toujours enquête, mais jamais, ni chez Leibniz, ni chez Kant, Hegel ouSchopenhauer, nous ne sommes ébranlés par ce tonélémentaire. Car, pour aussi loyales que soient ces naturesscientifiques, pour aussi courageuse et résolue que nousapparaisse leur concentration vers le tout, ils ne se jettentpourtant pas de cette manière, avec tout leur être, sanspartage, cœur et entrailles, nerfs et chair, avec tout leurdestin, dans le jeu héroïque de la connaissance. Ils nebrûlent jamais qu'à la manière des bougies, c'est-à-direseulement par le haut, par la tête, par l'esprit. Une partie deleur existence, la partie temporelle, privée et, parconséquent, aussi la plus personnelle, reste toujours à l'abridu destin, tandis que Nietzsche se risque complètement etentièrement, lui qui continuellement aborde le danger, « nonseulement avec les antennes d'une froide pensée », maisavec toutes les voluptés et les tourments de son sang, avectout l'élan de son destin. Ses pensées ne viennent passeulement d'en haut, du destin, mais elles sont le produitfiévreux d'un sang traqué et excité, de nerfs vibrant avecviolence, de sens non rassasiés, de l'embrassement absoludu sentiment vital : c'est pourquoi ses idées, comme cellesde Pascal, se tendent tragiquement, en une histoire

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passionnée de l'âme ; elles sont la suite, poussée jusqu'àl'extrême, d'aventures périlleuses et presque mortelles — undrame vivant qui nous émeut profondément (tandis que lesautres biographies de philosophes n'élargissent pas d'unpouce l'horizon intellectuel). Et pourtant, même dans ladétresse la plus amère il ne voudrait pas échanger sa vie, sa« périlleuse vie », avec la leur, qui est un modèle d'ordre, carjustement ce que les autres cherchent dans laconnaissance, une aequitas animae, un repos stable del'âme, un rempart contre le débordement des sentiments,Nietzsche le hait, parce que cela diminue la vitalité. Pour lui,le tragique, l'homme héroïque, il ne s'agit pas, dans la« misérable lutte pour l'existence », d'une sécurité accrue,d'une protection contre les mouvements émotionnels. Non,pas de sécurité, jamais de rassasiement ni de contentementde ce que l'on a ! « Comment peut-on être placé dans toutecette merveilleuse incertitude et multiplicité de l'existencesans interroger, sans trembler de curiosité et de la voluptéque donne l'interrogation ! » dit-il en raillantorgueilleusement les esprits pot-au-feu, qui sont vitesatisfaits. Qu'ils s'engourdissent dans leurs froidescertitudes, qu'ils s'encapsulent dans les coquilles de noixde leurs systèmes ; ce qui l'attire, lui, c'est uniquement leflot dangereux, l'aventure, la multiplicité séduisante, latentation scintillante, l'éternel ravissement et l'éternelledésillusion. Qu'ils continuent de pratiquer leur philosophiedans la maison chaude de leurs systèmes, comme onpratique un commerce, en accroissant honnêtement et parl'épargne leurs biens ; lui n'est attiré que par le jeu, parl'enjeu de la richesse suprême, de sa propre existence. Car,aventurier qu'il est, il n'a même pas l'envie de posséder sa

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propre vie : ici aussi, il veut encore un héroïque surplus :« C'est l'éternelle vitalité qui importe, et non pas la vieéternelle. »

Avec Nietzsche apparaît pour la première fois sur lesmers de la philosophie allemande le pavillon noir ducorsaire et du pirate : un homme d'une autre espèce, d'uneautre race, une nouvelle sorte d'héroïsme, une philosophiequi ne se présente plus sous la robe des professeurs et dessavants, mais cuirassée et armée pour la lutte. Les autresavant lui, également hardis et héroïques navigateurs del'esprit, avaient découvert des continents et des empires ;mais c'était en quelque sorte dans une intention civilisatriceet utilitaire, afin de les conquérir pour l'humanité, afin decompléter la carte philosophique en pénétrant plus avantdans la terra incognita de la pensée. Ils plantent le drapeaude Dieu ou de l'esprit sur les terres nouvelles qu'ils ontconquises, ils construisent des villes, des temples et denouvelles rues dans la nouveauté de l'inconnu et derrièreeux viennent les gouverneurs et administrateurs, pourlabourer le terrain acquis et pour en tirer une moisson — lescommentateurs et les professeurs, les hommes de la culture.Mais le sens dernier de leurs fatigues était toujours lerepos, la paix et la stabilité : ils veulent augmenter lespossessions du monde, propager des normes et des lois,c'est-à-dire un ordre supérieur. Nietzsche, au contraire, faitirruption dans la philosophie allemande comme lesflibustiers à la fin du XVIe siècle faisaient leur apparitiondans l'empire espagnol — un essaim de desperadossauvages, téméraires, sans frein, sans nation, sanssouverain, sans roi, sans drapeau, sans foyer ni domicile.Comme eux, il ne conquiert rien pour lui ni pour personne

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après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi,mais uniquement pour la joie de la conquête, car il ne veutrien posséder, rien acquérir, rien conquérir. Il ne conclut pasde traité et ne bâtit pas de maison ; il dédaigne les lois de laguerre établies par les philosophes et il ne cherche pas dedisciple ; lui, le passionné trouble-fête de tout « reposbrun », de tout établissement confortable, désireuniquement piller, détruire l'ordre de la propriété, la paixassurée et jouisseuse des hommes ; il désire uniquementpropager par le fer et le feu cette vivacité de l'esprittoujours en éveil qui lui est aussi précieuse que le sommeilmorne et terne l'est aux amis de la paix. Il surgitaudacieusement, renverse les forteresses de la morale, lespalissades de la loi ; il ne fait jamais quartier à personne ;aucune excommunication venue de l'Église ou de laCouronne ne l'arrête. Derrière lui, comme après l'incursiondes flibustiers, on trouve des églises violées, dessanctuaires millénaires profanés, des autels écroulés, dessentiments insultés, des convictions assassinées, desbercails moraux mis à sac, un horizon d'incendie, unmonstrueux fanal de hardiesse et de force. Mais il ne seretourne jamais, ni pour jouir de ce qu'il a acquis, ni pour enfaire sa propriété : l'inconnu, ce qui n'a jamais été encore niconquis ni exploré, est sa zone infinie ; son unique plaisir,c'est d'exercer sa force, de « troubler les endormis ».N'appartenant à aucune croyance, n'ayant prêté serment àaucun pays, ayant à son mât renversé le drapeau noir del'immoraliste et devant lui l'inconnu sacré, l'éternelleincertitude dont il se sent démoniaquement le frère, ilappareille continuellement pour de nouvelles et périlleusestraversées. Le glaive au poing, le tonneau de poudre à ses

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pieds, il éloigne son navire du rivage et, solitaire dans tousles dangers, il se chante à lui-même, pour se glorifier, sonmagnifique chant de pirate, son chant de la flamme, sonchant du destin :

Oui, je sais d'où je proviensToujours à jeun comme la flammeJe m'embrase et je me consume,Ce que j'attrape devient lumière,Et charbon ce que je délaisse,Oui je suis flamme assurément.

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Passionde la sincérité

Il n'y a pour toi qu'un seulcommandement : sois pur.

Friedrich Nietzsche avait de bonne heure projeté d'écrireun livre qui s'appellerait Passio nuova ou Passion de lasincérité. Il n'a jamais écrit ce livre, mais (ce qui est mieux) ill'a vécu. Car une sincérité passionnée et fanatique, unamour de la vérité exalté et poussé jusqu'au tourment jouele rôle de cellule créatrice dans la croissance et ledéveloppement de Nietzsche : c'est là, profondémentaccroché dans sa chair, dans son cerveau et dans ses nerfs,le ressort caché, ressort d'acier qui maintient tendueconstamment sa pensée et qui la dresse avec une forceinstinctive et mortelle contre tous les problèmes de la vie.

Sincérité, droiture, pureté, on est un peu surpris de nerencontrer précisément chez l'« amoraliste » Nietzscheaucun instinct primitif et bizarre, en dehors de ce que lesbourgeois, les épiciers, les marchands et les avocatsappellent, eux aussi, fièrement, leur vertu : l'honnêteté, lasincérité jusqu'au froid tombeau, par conséquent, unevéritable et authentique vertu intellectuelle des pauvresgens, un sentiment tout à fait moyen et conventionnel.Mais dans les sentiments, c'est l'intensité qui fait tout etnon pas le contenu ; et il est donné aux natures possédéesdu démon de reprendre la notion depuis longtemps

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banalisée et tempérée pour la transporter dans un chaoscréateur, dans une sphère de tension infinie. Elles infusentaux éléments, même les plus insignifiants et les plus usésde la convention, la couleur de feu et l'extase del'exaltation : ce que saisit un être en proie au démonredevient toujours chaotique et plein d'une forceindomptée. C'est pourquoi la sincérité d'un Nietzsche n'arien à voir avec l'honnêteté platement correcte des hommesd'ordre ; son amour de la vérité est absolument une flamme,un démon de vérité, un démon de clarté, un fauve sauvageen quête de butin et toujours en chasse, doué des plussubtils instincts du flair et des instincts les plus violentsdes bêtes carnassières. Une sincérité comme celle deNietzsche n'a plus rien de commun avec l'instinct deprudence domestiqué, dompté et tout à fait tempéré desmarchands, pas plus qu'avec la sincérité grossière etbrutale, à la Michel Kohlhaas, de nombre de penseurs (parexemple, Luther) qui, portant à droite et à gauche desœillères, ne se précipitent furieusement que sur la voied'une seule vérité, la leur. Pour aussi violente et rude quepuisse souvent être la passion de la vérité chez Nietzsche,elle est toujours trop nerveuse, trop cultivée pour devenirbornée : jamais elle ne se bute ni ne s'entête, mais elle va deproblème en problème, frémissante comme une flamme,consumant et illuminant chacun d'eux, et jamais rassasiéepar aucun. Cette dualité est magnifique : toujours chezNietzsche la passion et la sincérité se maintiennent. Peut-être que jamais encore un aussi grand génie psychologiquen'a eu en même temps autant de stabilité éthique, autant decaractère.

C'est pourquoi Nietzsche est prédestiné plus qu'aucun

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autre à penser clairement : celui qui comprend et quipratique la psychologie comme une passion se rendsensible à tout son être avec cette volupté que l'onn'accorde d'ordinaire qu'à ce qui est parfait. On savourechez lui comme une musique cette sincérité, cette véracité,cette vertu bourgeoise (j'ai déjà prononcé le mot) qued'habitude on ne considère qu'objectivement, que commeun ferment nécessaire de la vie de l'esprit. Les magnifiquesexaltations, les crescendo en contrepoint qu'il y a dans sonamour de la vérité sont comme une fugue magistrale del'intellectualité, passant, avec les mouvements de latempête, d'un viril andante à un splendide maestoso — serenouvelant constamment et d'une étonnante polyphonie.La clarté devient ici de la magie. Cet homme à demi aveugle,tâtonnant péniblement devant lui et vivant dans l'obscurité,à la manière d'une chouette, avait, en matièrepsychologique, un regard de faucon, ce regard qui en uneseconde, comme un oiseau de proie, se précipite, du hautdu ciel infini de sa pensée, sur la trace la plus subtile, surles nuances les plus incertaines et les moins stables, avecune infaillible sûreté. Devant ce connaisseur inouï, devantce psychologue sans pareil, il n'est pas possible de secacher ou de se dérober : son œil, comme un rayon deRöntgen, perce les vêtements, les poils, la peau et la chair,va jusqu'au tréfonds de chaque problème. Et, tout commeses nerfs réagissent à la pression de l'atmosphère à lamanière d'un appareil de précision, son intellect, pourvu denerfs aussi fins, enregistre avec la même réactionimpeccable chaque nuance du domaine moral. Mais lapsychologie de Nietzsche ne vient pas du tout de sonintelligence dure et claire comme le diamant, elle est au

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contraire immanente à son corps et provient de cetteextraordinaire sensibilité aux valeurs avec laquelle il goûteet il flaire tout ce qui n'est ni très frais ni très pur dans lesaffaires humaines, comme par une fonction naturelle(« Mon génie est dans mes narines »). « Une extrêmeloyauté à l'égard de tous » est, pour lui, non pas un dogmemoral, mais une condition tout à fait primaire, élémentaire etindispensable de l'existence : « Je péris quand je suis dansun milieu impur. » L'absence de clarté, la malpropreté moralele dépriment et l'irritent, tout comme des nuages lourds etbas le font pour ses nerfs et comme des mets trop gras etinsuffisamment cuits le font pour son estomac : il réagitdéjà par le corps, avant de le faire par l'esprit : « Je possèdeune irritabilité tout à fait désagréable de l'instinct de pureté,de sorte que je perçois physiologiquement et que je sens levoisinage ou le fond le plus intime, les entrailles de touteâme. » Il flaire avec une impeccable sûreté tout ce qui estadultéré par le moralisme, par l'encens des églises, lemensonge artificiel, la phrase patriotique ou n'importe quelnarcotique de la conscience ; il a un odorat exacerbé pourtout ce qui est pourri, corrompu et malsain, pour saisir cerelent de pauvreté intellectuelle qu'il y a dans l'esprit ; laclarté, la pureté, la propreté sont donc pour son intellectune condition d'existence aussi nécessaire que, pour soncorps (je l'ai indiqué précédemment), un air pur avec descontours limpides : ici la psychologie est réellement, commeil le demande lui-même, l'« interprétation du corps », leprolongement d'une disposition nerveuse dans le domainecérébral. Tous les autres psychologues, à côté de cettesensibilité divinatrice de Nietzsche, paraissent quelque peulourds et grossiers. Même Stendhal, qui était doué de nerfs

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d'une pareille délicatesse, ne peut pas se comparer à lui,parce qu'il lui manque l'insistance passionnée, lavéhémence de l'élan : il se borne à noter indolemment sesobservations, tandis que Nietzsche se précipite avec toutela fougue de son être sur la moindre connaissance, commel'oiseau de proie se précipite, du haut de son infini, sur lamoindre bestiole. Seul Dostoïevski a des nerfs d'unesemblable lucidité (par suite également d'une hypertension,d'une sensibilité douloureuse et maladive) ; maisDostoïevski est, à son tour, inférieur à Nietzsche pour cequi est de la véracité. Il peut être injuste, il peut exagérer, aubeau milieu de son enquête, tandis que Nietzsche, mêmedans l'extase, ne sacrifie pas un pouce de sa loyauté. C'estpourquoi jamais peut-être personne n'a été aussi prédestinépar la nature et par la naissance à être psychologue ; jamaisun esprit n'a été si bien taillé pour devenir le subtilbaromètre de la météorologie de l'âme ; jamais l'étude desvaleurs n'a possédé un instrument aussi précis et aussisublime.

Mais il ne suffit pas à une psychologie parfaite dedisposer du scalpel le plus fin et le plus tranchant, del'instrument de l'esprit le mieux choisi ; la main dupsychologue, elle aussi, doit être en acier, en un métalsouple et dur ; elle ne doit pas trembler ni reculer au coursde ses opérations, car la psychologie n'est pas épuiséeavec le talent ; elle est aussi, avant tout, une question decaractère, elle exige le courage de « penser tout ce que l'onsait » ; elle est, dans le cas idéal, comme chez Nietzsche,une faculté de connaître jointe à une force virile et primitivede la volonté de connaître. Le psychologue véritable doitvouloir là où il peut ; il ne doit pas regarder à côté, ou

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penser à côté, par suite d'une indulgence sentimentale,d'une timidité ou d'une peur personnelles ; il ne doit pas selaisser endormir par des scrupules ou des sentiments. Chezces loyaux penseurs et gardiens « dont le devoir est lavigilance », il ne doit pas y avoir d'esprit de conciliation, debonhomie, de timidité, de compassion, il ne doit y avoiraucune des faiblesses (ou vertus) du bourgeois, del'homme moyen. Il n'est pas permis à ces guerriers, à cesconquérants de l'esprit de laisser bénévolement échapperune vérité qu'ils saisissent au cours de leurs patrouilleshardies. Dans le domaine de la connaissance, « la cécitén'est pas une faute, mais une lâcheté », et la bonhomie estun crime, car celui qui a peur de la honte ou craint de fairedu mal, celui qui redoute d'entendre crier ceux qu'ildémasque et de voir la laideur de la nudité, celui-là nedécouvrira jamais le suprême secret. Toute vérité quin'atteint pas le point extrême, toute véracité qui n'est pasabsolue, n'a pas de valeur éthique. De là aussi la dureté deNietzsche pour tous ceux qui, par paresse ou lâcheté depensée, négligent le devoir sacré de la résolution ; de là sacolère contre Kant, pour avoir réintroduit dans sonsystème, par une porte secrète, en détournant les yeux, leconcept de la divinité ; de là sa haine pour tous ceux quidans la philosophie ferment ou clignent les yeux, sa hainepour le « diable ou démon de l'obscurité », qui voile ouefface lâchement la connaissance suprême. Il n'y a pas devérités de grand style qui s'obtiennent par flatterie, il n'y apas de secrets obtenus par un bavardage familier etséduisant : ce n'est que par violence, par force et parinflexibilité que la nature se laisse arracher ce qu'elle a deplus précieux ; ce n'est que grâce à la brutalité que peuvent

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s'affirmer, dans une morale « de grand style », l'« atrocité etla majesté des exigences infinies ». Tout ce qui est cachénécessite qu'on ait des mains dures, une intransigeanceimplacable : sans sincérité il n'y a pas de connaissance ;sans résolution, il n'y a pas de sincérité, de « conscience del'esprit ». « Là où ma sincérité disparaît, je suis aveugle ; làoù je veux savoir, je veux aussi être sincère, c'est-à-dire dur,sévère, étroit, cruel et inexorable. »

Le psychologue chez Nietzsche n'a pas reçu en don dudestin ce radicalisme, cette dureté et cette implacabilité,comme il en a reçu son regard de faucon : il les a achetés auprix de toute sa vie, de son repos, de son sommeil, de sonbien-être. À l'origine nature douce, bonne, accessible,plutôt gaie et absolument bien disposée, Nietzsche estobligé d'abord, en recourant à une force de volonté toutespartiate, de se rendre inaccessible et inexorable à l'égardde son propre sentiment : il a passé la moitié de sa vie, pourainsi dire, dans le feu. Il faut regarder profondément en lui-même, pour comprendre tout le caractère douloureux de ceprocessus moral. Car, en même temps que sa « faiblesse »,que sa douceur et sa bonté, Nietzsche brûle aussi toutesles choses humaines qui l'unissent aux hommes ; il perd sesamitiés, ses relations, ses attaches ; et son dernier morceaude vie devient peu à peu si ardent, si intensément rougi parsa propre flamme que tous ceux qui veulent le toucher sebrûlent la main. Tout comme avec la pierre infernale oncautérise une plaie pour éviter les impuretés, Nietzschebrûle violemment son sentiment, pour le conserver pur etsincère ; il se traite lui-même, sans aucun ménagement, avecle fer rouge de sa volonté d'extrême véracité : c'est pourquoisa solitude est aussi le résultat de la contrainte. Mais en

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vrai fanatique, il sacrifie tout ce qu'il aime, même RichardWagner dont l'amitié représentait naguère la rencontre laplus sacrée ; il se fait pauvre, solitaire et haï, il préfèredevenir un malheureux ermite pour être sûr de rester vrai etd'accomplir jusqu'au bout l'apostolat de sa probité. Commepour tous les possédés du démon, sa passion — chez lui,celle de la probité — devient progressivement dominante,monomaniaque et consume dans sa flamme tous les autressecteurs de sa vie ; et comme tous les autres possédés dudémon, il ne connaît à la fin plus rien d'autre que sapassion. C'est pourquoi il faut que l'on renonce enfin, unefois pour toutes, à ces questions de maître d'école : « Quevoulait Nietzsche ? Que pensait Nietzsche ? Vers quelsystème, quelle philosophie tendait-il ? » Nietzsche nevoulait rien : il y a simplement en lui une passion excessivede la vérité — passion qui jouit d'elle-même. Elle ne connaîtaucune finalité ; Nietzsche ne pense pas pour améliorer ouinstruire l'univers, ni pour l'apaiser ou pour s'apaiser lui-même : son extatique ivresse de pensée est une fin en soi,une jouissance qui se suffit à elle-même, une volupté tout àfait personnelle et individuelle, complètement égoïste etélémentaire, comme toute passion démoniaque. Jamais,dans cette énorme dépense de forces, il ne s'agit d'une« doctrine » (il y a longtemps qu'il a dépassé « le nobleenfantillage et les débuts du dogmatisme ») et encoremoins d'une religion (« En moi il n'y a rien d'un fondateur dereligion. Les religions sont des affaires pour le peuple »).Nietzsche pratique la philosophie comme un art et, parconséquent, en tant que véritable artiste il ne cherche pasde résultats, de choses froidement définitives, maissimplement un style, le « grand style de la morale », et il

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éprouve tout à fait en artiste tous les frissons desinspirations soudaines (et il en jouit). C'est pourquoi peut-être, et même probablement, l'on commet une erreur endonnant à Nietzsche le nom de philosophe, c'est-à-dired'ami de la Sophia, la sagesse. Car l'homme passionnémanque toujours de sagesse et rien n'était plus étranger àNietzsche que de parvenir au but accoutumé desphilosophes, à un équilibre du sentiment, à un repos et àune tranquillitas, à une sagesse « brune », repue desatisfaction, au point rigide d'une conviction persistant unefois pour toutes. Il « dépense et consomme » desconvictions successives ; il rejette ce qu'il a acquis et, pourcette raison, il vaudrait mieux l'appeler un « Philalèthe », unfervent passionné de l'Aletheia, la vérité, de cette virginaleet cruelle déesse séductrice, qui sans cesse, commeArtémis, entraîne ses amants dans une chasse éternelle,pour rester, malgré tout, toujours inaccessible, derrière sesvoiles déchirés. C'est que la vérité telle que Nietzsche lacomprend n'est pas une forme rigide et cristalline de lavérité, mais bien la volonté ardente et brûlante d'être vrai etde rester vrai, non pas le terme final d'une équation, maisbien une incessante et démoniaque élévation à unepuissance plus haute et une tension de son propresentiment vital, une exaltation de la vie au sens de la plusentière plénitude : Nietzsche ne veut jamais et en aucun casêtre heureux, mais bien être vrai. Il ne cherche pas le repos(comme les neuf dixièmes des philosophes), mais bien, enqualité d'esclave et de serviteur du démon, le superlatif detoutes les excitations et de tous les mouvements. Or, toutelutte pour l'inaccessible acquiert un caractère d'héroïsme ettout héroïsme aboutit nécessairement, à son tour, à ce qui

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en est la conséquence la plus sacrée, c'est-à-dire la chute.Une exigence de probité poussée à ce degré de

fanatisme, implacable et dangereuse, devait inévitablementmener Nietzsche au conflit avec le monde, un conflitmeurtrier, suicidaire. La nature, qui est faite de milleéléments, repousse nécessairement toute outranceunilatérale. Toute vie est, au fond, établie sur laconciliation, sur l'indulgence (c'est ce que Goethe, lui quidans son être reflétait si sagement l'essence de la nature,reconnut et appliqua de bonne heure). Pour se maintenir enéquilibre, elle a besoin, tout comme les hommes, dessituations moyennes, des concessions, des compromis etdes pactisations. Et celui qui a la prétention tout à faitantinaturelle et absolument anthropomorphe de ne pasparticiper à la superficialité, aux concessions et auxconciliations de ce monde, celui qui veut s'arracher par laviolence aux réseaux de liaisons et de conventions tisséspar les siècles entre, malgré lui, en opposition mortelle avecla société et avec la nature. Plus un individu prétendénergiquement « aspirer à la pureté absolue », plus le tempslui témoigne d'hostilité. Soit qu'il persiste, comme Hölderlin,à vouloir donner une forme uniquement poétique à une vieessentiellement prosaïque, soit qu'il prétende, commeNietzsche, pénétrer l'infinie confusion des vicissitudesterrestres, dans chaque cas ce désir dépourvu de sagesse,mais héroïque, constitue une révolte contre les usages etles règles et engage le téméraire dans un isolementirrémédiable, dans une guerre superbe, mais sans espoir. Ceque Nietzsche appelle la « mentalité tragique », larésolution d'aller jusqu'au bout dans n'importe quelsentiment, passe de l'esprit dans la réalité vivante et crée la

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tragédie. Celui qui veut imposer à la vie, ne fût-ce qu'uneseule loi, celui qui dans le chaos des passions veut faireaboutir une passion unique, la sienne, devient solitaire et,en tant que solitaire, il est anéanti : fou qu'il est dans sarêverie, s'il agit inconsciemment, mais héros, s'il connaît lepéril et, néanmoins, le défie. Nietzsche, si passionné qu'ilsoit dans sa sincérité, est de ceux qui savent. Il connaît ledanger auquel il s'expose ; il sait depuis le premier moment,depuis le premier de ses écrits, que sa pensée tourne autourdu centre périlleux et tragique, qu'il vit une vie dangereuse,mais (en tant que héros de l'esprit au caractèrevéritablement tragique) il n'aime la vie qu'à cause de cedanger qui, précisément, anéantit sa propre vie. « Bâtissezvos maisons au bord du Vésuve », crie-t-il aux philosophespour les aiguillonner vers une conscience plus haute de ladestinée, car « le degré de danger dans lequel un homme vitavec lui-même » est, pour lui, la seule mesure valable detoute grandeur. Seul celui qui joue sublimement le tout pourle tout peut gagner l'infini ; seul celui qui risque sa proprevie peut donner à son étroite forme terrestre la valeur del'infini. « Fiat veritas, pereat vita » ; qu'importe s'il en coûtela vie, pourvu qu'advienne la vérité. La passion est plusque l'existence, le sens de la vie est plus que la vie elle-même. Avec une énorme puissance Nietzsche, dans sonextase, donne peu à peu à cette pensée une formegrandiose et qui dépasse de beaucoup sa propre destinée :« Nous préférons tous la ruine de l'humanité à la ruine de laconnaissance. » Plus son sort devient précaire, plus il serapproche de l'éclair suspendu au-dessus de sa tête dans leciel toujours plus éthéré de l'esprit, plus la soif qu'il a de ceconflit ultime se fait provocante, joyeusement fataliste. « Je

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connais mon sort, dit-il à la veille de la chute ; un jours'attachera à mon nom le souvenir de quelque chosed'extraordinaire, d'une crise comme il n'y en a eu aucuneautre sur la terre, le souvenir de la plus profonde collisionde conscience, d'une résolution conjurée contre tout ce qui,jusqu'alors, était sacré et article de foi » ; mais Nietzscheaime ce suprême abîme de toute connaissance, et tout sonêtre va au-devant de cette résolution mortelle. « Quelledose de vérité l'homme peut-il supporter ? » Telle fut laquestion que se posa ce courageux penseur pendant touteson existence ; mais, pour approfondir complètement lamesure de cette capacité de connaissance, il est obligé defranchir la zone de sécurité et d'atteindre l'échelon oùl'homme ne la supporte plus, où la dernière connaissancedevient mortelle, où la lumière est trop proche et vousaveugle. Et, précisément, ces derniers pas en avant sont lesplus inoubliables et les plus puissants dans la tragédie deson destin : jamais son esprit ne fut plus lucide, son âmeplus passionnée, et sa parole ne contient plus d'allégresseet de musique que lorsqu'il se jette, en pleine connaissanceet de sa pleine volonté, des hauteurs de la vie dans l'abîmedu néant.

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6

Marche progressivevers soi-même

Le serpent qui ne peut pasmuer périt. De même les

esprits que l'on empêche dechanger d'opinions : ils

cessent d'être esprits.Les hommes d'ordre, pour aussi aveugles qu'ils soient

d'habitude devant ce qui est original, ont un instinctinfaillible pour découvrir ce qui leur est hostile ; longtempsavant que Nietzsche ne se révélât l'amoraliste etl'incendiaire de leurs parcs à morale bien clos, ils ont sentien lui un ennemi : leur flair en savait plus long sur soncompte que lui-même. Il les gênait (personne n'a possédé àun plus haut degré the gentle art of making ennemies),comme un type douteux, comme un éternel outsider detoutes les catégories, comme un métis de philosophe, dephilologue, de révolutionnaire, d'artiste, de littérateur et demusicien ; dès la première heure les hommes de métier l'onthaï parce qu'il sortait des frontières. À peine le philologuepublie-t-il son œuvre de début que le maître de la philologie,Wilamowitz (il l'est resté pendant un demi-siècle, tandis queson adversaire allait en grandissant vers l'immortalité),cloue au pilori, devant tous ses collègues, celui qui a oséfranchir les limites professionnelles. Les wagnériens seméfient autant (et combien justement !) du panégyriste

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passionné et les philosophes de ses travaux sur laconnaissance : même avant qu'il ne soit sorti de lachrysalide du philologue, même avant qu'il n'ait des ailes,Nietzsche a déjà contre lui les spécialistes. Seul le génie,connaisseur des changements, seul Richard Wagner aimedans cet esprit, en voie de devenir, son futur ennemi. Maisles autres flairent et sentent aussitôt un danger dans samanière hardie de prendre les choses de loin : ils sentent làquelqu'un qui n'est pas sûr, qui ne restera pas fidèle à sesconvictions, dans cette liberté sans frein que le plus libredes hommes pratique envers toutes choses et, parconséquent, aussi envers soi. Et même aujourd'hui que sonautorité les intimide et les rend réservés, les spécialistesvoudraient bien enfermer de nouveau le « Prince hors laloi » dans un système, une doctrine, une religion ou unmessage. Ils voudraient bien qu'il fût, comme eux-mêmes, liéà des convictions, muré dans une conception de l'univers— précisément ce qu'il craignait le plus. Ils voudraientimposer à cet homme sans défense une position définitive,non contradictoire, et fixer ce nomade (lui qui a conquis lemonde infini de l'esprit) dans une demeure, alors qu'il n'enposséda jamais et n'en désira pas.

Mais Nietzsche ne peut pas être encagé dans unedoctrine ; il ne peut pas être cloué à une conviction (jamaisdans ces pages on n'a essayé d'extraire, à la manière d'unmaître d'école, d'une émouvante tragédie de l'esprit unefroide « théorie de la connaissance »), car jamais cepassionné relativiste de toutes les valeurs ne s'est attachédurablement à aucune parole de ses lèvres, à aucuneconviction de sa conscience, à aucune passion de son âme,et jamais il ne s'est considéré comme lié par elles. « Un

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philosophe utilise et consomme des convictions », répond-il hautainement aux esprits sédentaires qui se vantentfièrement de leur caractère et de leurs convictions. Chacunede ses opinions n'est qu'une transition ; et même sonpropre moi, sa peau, son corps, sa structure intellectuellen'ont jamais été, à ses yeux, qu'une multiplicité, une« maison de société pour de nombreuses âmes » : il aprononcé, littéralement, un jour, la plus hardie de toutes lesparoles : « Il est désavantageux pour le penseur d'être lié àune seule personne. Lorsqu'on s'est trouvé soi-même, ilfaut essayer, de temps en temps, de se perdre — et puis dese retrouver. » Son essence est une continuelletransformation, la connaissance de soi-même par la perte desoi-même, c'est-à-dire un éternel devenir et jamais un êtrerigide et un repos : c'est pourquoi le seul impératif de viequi se rencontre dans tous ses écrits est « deviens qui tues ». C'est ainsi que Goethe, lui aussi, a dit ironiquementqu'il était toujours à Iéna, lorsqu'on le cherchait à Weimar,et l'image favorite de Nietzsche relative à une peau deserpent qu'on dépouille se trouve cent ans plus tôt dansune lettre de Goethe ; mais combien contradictoires sont ledéveloppement réfléchi de Goethe et la transformationéruptive de Nietzsche ! Car Goethe élargit sa vie autourd'un centre fixe, comme un arbre ajoute tous les ans unnouvel anneau à son tronc interne et caché ; et tandis qu'ilse débarrasse de son écorce extérieure, il devient toujoursplus ferme, plus fort, plus haut et voit toujours plus loin.Son développement est dû à la patience, à une coriace etconstante force d'absorption, capable en même temps defavoriser la croissance et de consolider la résistance d'unedéfense du moi, alors que Nietzsche ne connaît que la

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violence, la véhémence chaotique de sa volonté. Goethes'élargit sans jamais sacrifier une partie de soi-même ; il n'ajamais besoin de se retirer pour s'élever ; Nietzsche, aucontraire, l'homme des métamorphoses, est toujours obligéde se détruire, pour se reconstruire en entier. Tous sesgains spirituels et ses nouvelles découvertes résultent dedéchirements meurtriers du moi et de croyances perdues,d'une décomposition ; pour monter plus haut, il esttoujours obligé de rejeter une partie de son moi (tandis queGoethe ne sacrifie rien et se borne à transformerchimiquement et à distiller ses éléments). Nietzsche, pouratteindre une vue plus libre et plus haute, doit toujourspasser par la douleur et le déchirement : « La rupture detout lien individuel est dure, mais une aile me pousse à laplace de chaque lien. » Étant une nature essentiellementdémoniaque, il ne connaît que la plus brutale destransformations, celle qui s'opère par la combustion :comme le phénix doit passer avec tout son corps dans lefeu destructeur pour renaître, en chantant, de sa proprecendre, avec de nouvelles couleurs et un nouvel essor, lefils de l'esprit, dans le sens de Nietzsche, doit passer avectoute sa foi à travers le bûcher de la contradiction, quidévore son moi, pour que l'esprit s'élève sans cesse,renouvelé et libre de toute ancienne conviction.

Dans son tableau changeant de l'univers, rien nedemeure intact, rien ne résiste à la contradiction : c'estpourquoi ses diverses phases ne se suivent pasfraternellement, mais de manière hostile. Il est toujours surle chemin de Damas ; ce n'est pas une seule fois qu'ilchange de croyance ou de sentiment, mais d'innombrablesfois, car chaque nouvel élément spirituel pénètre, chez lui,

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non pas seulement dans son esprit, mais encore jusquedans ses entrailles : les connaissances morales etintellectuelles se transforment chez lui en modifiant lacirculation de son sang, son sentiment et sa pensée.Comme un joueur téméraire, Nietzsche (ainsi que Hölderlinl'exige, un jour, de lui-même) « expose toute son âme à lapuissance destructive de la réalité », et, dès le début,l'expérience et les impressions qu'il ressent prennent laforme d'éruptions violentes et complètement volcaniques.Lorsque, étant jeune étudiant, à Leipzig, il lit Le Mondecomme volonté et représentation de Schopenhauer, il nepeut pas dormir pendant dix jours ; tout son être estbouleversé par un cyclone ; la foi sur laquelle il s'appuies'écroule avec fracas ; et quand son esprit ébloui sort peu àpeu de ce vertige et retrouve son sang-froid, il a devant luiune philosophie complètement changée, une nouvelleconception de la vie. De même sa rencontre avec RichardWagner devient la source d'un amour passionné, qui élargità l'infini l'envergure de sa sensibilité. Lorsqu'il est revenude Triebschen à Bâle, sa vie a pris un nouveau sens : dujour au lendemain le philologue est mort en lui et laperspective du passé, de l'historique, a fait place à celle del'avenir. Et c'est précisément parce que toute son âme étaitpleine de cet ardent amour spirituel qu'ensuite la ruptureavec Wagner ouvre en lui une plaie béante et presquemortelle, qui continuellement coule et suppure, qui jamaisne se fermera ni ne se cicatrisera complètement. Toujours,comme dans un tremblement de terre, à chacun de cesébranlements spirituels, tout l'édifice de ses convictionss'effondre et toujours Nietzsche est obligé de sereconstruire de fond en comble. Rien ne croît en lui

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doucement, silencieusement, organiquement, comme leschoses de la nature ; jamais son être intérieur ne s'étend etne se développe par un travail secret, en élargissant sabase : tout — même ses propres idées — le frappe « commedes coups de foudre » ; toujours un univers doit êtreanéanti en lui, pour que son Cosmos se reforme. Cette forceexplosive de l'idée chez Nietzsche est sans exemple : « Jevoudrais bien, écrit-il un jour, être délivré de l'expansion desentiment que comportent de pareilles productions ; lapensée m'est assez souvent venue que je mourrai soudaind'une chose semblable. » Et, effectivement, il y a toujoursquelque chose qui meurt en lui au milieu de sesrenouvellements spirituels ; toujours, dans son tissuinterne, il y a quelque chose de déchiré, comme si l'on yplongeait un couteau d'acier tranchant toutes les relationsantérieures. Toujours, toute la demeure spirituelle est brûléeet carbonisée, jusqu'à en devenir méconnaissable, par le jetde flamme d'une nouvelle inspiration. Il y a chez Nietzsche,dans chacune de ses transformations, les convulsions de lamort et celles de la naissance. Jamais peut-être un êtrehumain ne s'est développé au milieu de tourments aussiépouvantables, jamais aucun homme ne s'est autant faitsaigner lui-même dans la recherche de son moi. C'estpourquoi tous ses livres ne sont, à proprement parler, queles relations cliniques de ces opérations, que les méthodesemployées dans ses vivisections, qu'une sorted'obstétrique de l'esprit libre. « Mes livres ne parlent quedes victoires remportées sur moi-même. » Ils sont l'histoirede ses transformations, de ses grossesses et de sescouches, de ses morts et de ses résurrections, l'histoire desguerres qu'il a menées sans merci contre son propre moi,

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des châtiments et des exécutions qu'il lui a infligés et,somme toute, une biographie de tous les êtres humains queNietzsche a été et est devenu pendant les vingt ans de savie spirituelle.

Ce qu'il y a d'incomparablement caractéristique dans cestransformations continuelles de Nietzsche, c'est que la lignede sa vie représente, en un certain sens, un mouvementrétrograde. Prenons Goethe (c'est toujours lui que nousrencontrons devant nous, lui qui est le plus symbolique detous les phénomènes humains) comme le prototype d'unenature organique qui se trouve mystérieusement en accordavec la marche de l'univers ; nous voyons que les formesde son développement reflètent symboliquement les diversâges de la vie. Goethe est dans sa jeunesse exubérantcomme le feu ; à l'âge d'homme, il est d'une activité réfléchieet dans sa vieillesse sa pensée est toute lucidité : le rythmede son esprit correspond organiquement à la températurede son sang. Son chaos se trouve au début (comme c'esttoujours le cas chez un jeune homme) ; son ordre se trouveà la fin de sa carrière (comme c'est toujours le cas chez unvieillard) ; il devient conservateur après avoir étérévolutionnaire, homme de science après avoir débuté parl'occultisme et ménager de son moi après avoir commencépar en être prodigue. Nietzsche, lui, fait le contraire deGoethe ; alors que celui-ci aspire à une liaison toujourscomplète de son être, Nietzsche désire ardemment unedésagrégation toujours plus passionnée : comme tous lescaractères démoniaques, il devient toujours plus échauffé,plus impatient, plus véhément, plus révolutionnaire, pluschaotique à mesure qu'il avance en âge. Déjà son attitudeextérieure est en complète opposition avec l'évolution

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habituelle. Nietzsche commence par la vieillesse. À vingt-quatre ans, tandis que ses camarades se livrent encore àdes plaisanteries d'étudiant, accomplissent les joyeux ritesdes beuveries en secouant les larges chopes de bière etdéfilent au pas de l'oie dans les rues, Nietzsche est déjàprofesseur, titulaire de la chaire de philosophie de la célèbreuniversité de Bâle. Ses véritables amis sont alors deshommes de cinquante à soixante ans, les grands savantsgrisonnants, comme Jacob Burckhardt et Ritschl, et sonintime est le premier artiste de son temps, le grave RichardWagner. Une sévérité implacable, une sévérité d'airain, uneobjectivité indéfectible font alors de lui uniquement unsavant, non un artiste, et dans ses livres le ton didactiqueet supérieur de l'homme d'expérience l'emporte sur celui dudébutant. Il réprime avec violence ses énergies poétiques,l'élan de la musique : comme n'importe quel conseilleraulique ossifié par les années, il est là penché sur desmanuscrits, il compose des index et il se contente de réviserdes pandectes empoussiérées. Le regard de Nietzsche, àses débuts, est entièrement tourné vers le passé, versl'histoire, vers ce qui est mort et ce qui a été ; les plaisirs desa vie se murent dans des manies de vieux garçon ; sagaieté et son ardeur se masquent sous la dignitéprofessorale et ses yeux ne quittent pas les livres et lesproblèmes d'érudition. À vingt-sept ans La Naissance de latragédie ouvre une première tranchée secrète dans leprésent : mais l'auteur de ce livre porte encore sur sa figurespirituelle le masque sévère de la philologie et s'il y a danscet ouvrage une première flambée de choses futures, unelueur annonciatrice de l'amour du présent, de la passionpour l'art, elles restent souterraines. À environ trente ans, à

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l'âge où l'homme normal ne fait qu'inaugurer sa carrièrebourgeoise, au moment où Goethe est devenu conseillerd'État, où Kant, de même que Schiller, est professeur,Nietzsche a déjà rejeté derrière lui ses fonctions officielleset il a abandonné, en soupirant d'aise, la chaire dephilologie. C'est là son premier pas vers son véritable moi,son premier mouvement pour pénétrer dans son propreunivers, sa première transformation interne, et cette ruptureconstitue les véritables débuts de l'artiste. Le vrai Nietzschecommence au moment où il fait irruption dans le présent —le Nietzsche tragique, inactuel, dont le regard est dirigé versle futur et qui a la nostalgie de l'homme tout nouveau, decelui qui viendra un jour. Entre-temps il se produitd'incessants bouleversements, semblables à des coups degrisou, des changements radicaux de son être le plus intime— le brusque passage de la philologie à la musique, de lagravité à l'extase, de la patience positive à la danse. Àtrente-six ans Nietzsche est un « en dehors », unamoraliste, un sceptique, un poète et un musicien, « jeuned'une meilleure manière » qu'il ne l'a jamais été dans sajeunesse, libre de tout passé et de sa propre science, libredéjà du présent et tout à fait compagnon de l'homme del'au-delà, de l'homme futur. Par conséquent, au lieu que lesannées de développement, comme chez l'artiste normal,stabilisent sa vie, en l'enracinant davantage et en la rendantplus sérieuse et plus systématique, elles ne font que lelibérer passionnément de tous les liens et de tous lesrapports. Le rythme de ce rajeunissement est monstrueux etsans analogue. À quarante ans la langue de Nietzsche, sespensées, son être ont plus de globules rouges, de fraîcheurde couleur, de témérité, de passion et de musique qu'à dix-

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sept ans, et le solitaire de Sils-Maria va à travers son œuvred'un pas plus léger, plus ailé et plus dansant que l'ancienprofesseur de vingt-quatre ans prématurément vieilli.

Chez Nietzsche, par conséquent, le sentiment de la vies'intensifie, au lieu de s'apaiser : ses métamorphosesdeviennent toujours plus rapides, plus libres, plus ailées,plus variées, plus tendues, plus méchantes, plus cyniques ;il ne trouve plus nulle part de « point d'arrêt » pour sonesprit toujours en mouvement. À peine s'est-il établiquelque part que « sa peau se gerce et se fend » ;finalement, sa propre vie est incapable de suivre latransformation de son esprit et les changements qu'il y a enlui prennent peu à peu un rythme cinématographique, danslequel l'image tremble et bouge continuellement.Précisément ceux qui croient le connaître de plus près, lesamis des périodes révolues de sa vie, qui presque tous sontrivés à leur science, à leur opinion, à leur système, sont deplus en plus surpris chaque fois qu'ils le rencontrent. Ilsdécouvrent avec effroi, dans sa figure intellectuelle quirajeunit toujours davantage, de nouveaux traits qui ne serapportent à rien d'antérieur ; et lui-même, toujours en voiede métamorphose, a l'impression de se trouver devant unfantôme lorsqu'il entend prononcer son propre titre,lorsqu'on le « confond » avec ce « professeur FriedrichNietzsche, de Bâle », le philologue, avec cet hommeprématurément vieilli dans l'érudition que — il ne s'ensouvient plus qu'avec peine — il a été jadis, vingt ansauparavant. Peut-être personne encore n'a-t-il jamais rejetéloin de lui sa vie passée avec autant de rigueur queNietzsche, en écartant tout ce qui reste encore de rudimentset de sentiments d'autrefois : de là vient aussi la terrible

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solitude de ses dernières années. Car il a rompu tous lesliens avec le passé ; et le rythme de ses dernières années,de ses dernières métamorphoses, est trop ardent pour qu'ils'attache à des choses nouvelles. Il ne fait que passer, àtoute vitesse, à côté de tous les hommes et de tous lesphénomènes ; et plus il se rapproche, ou paraît serapprocher, de son moi, plus son désir de s'échapper à lui-même devient brûlant. Toujours plus radicales deviennentles modifications de son être, toujours plus brusques sessauts du blanc au noir, ses commutations électriques descontacts internes : il se consume en se dévorant sans cesselui-même et sa route est une seule traînée de flammes.

Mais dans la mesure où ses transformations s'accélèrent,elles deviennent aussi plus violentes et plus douloureuses.Les premiers « dépouillements » de Nietzsche consistentsimplement à se débarrasser de ses croyances de petitgarçon ou de jeune homme, des opinions toutes faites,apprises ou imposées par l'école ; il les a rejetées facilementderrière lui, comme une vieille peau de serpent desséchée.Mais plus il accentue sa puissance psychologique, plus ildoit plonger le couteau dans les couches profondes de sasubstance interne ; plus ses convictions s'enfoncent danssa chair, chargées d'un flux nerveux et gonflées de sang,plus elles sont formées de son propre plasma, plus sontnécessaires la violence brutale, l'effusion de sang etl'intransigeante fermeté : c'est là une « besogne de bourreaude soi-même », un travail de Shylock, une incision dans sapropre chair. Finalement cette mise à nu de soi-même atteintla zone la plus intime du sentiment et ce sont là dedangereuses opérations ; surtout l'amputation du complexede Wagner est une intervention chirurgicale extrêmement

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périlleuse et presque mortelle dans la partie la plus internede son corps, tout près de la couture du cœur, presque unsuicide, et dans sa cruelle et brusque violence, c'est aussiun crime passionnel, puisque sa sauvage pulsion de véritéviole et étrangle au moment du rapprochement le plusintime, de l'enlacement amoureux, la figure qu'il aime le pluset qui lui est le plus proche. Mais plus il y a de violence,mieux ça va ; plus une de ces « victoires sur lui-même »coûte à Nietzsche de sang, de douleur, de cruauté, plus sonambition jouit voluptueusement de cette épreuve à laquelleil soumet sa propre puissance de volonté ; implacableinquisiteur de soi-même, il sonde implacablement chacunede ses propres convictions et il éprouve une joiesombrement espagnole et sensuellement cruelle àcontempler les innombrables autodafés de ses idéesreconnues hérétiques. Peu à peu l'instinct de destruction desoi-même devient chez Nietzsche une passionintellectuelle : « Je connais la joie de détruire à un degré quiest en harmonie avec ma force de destruction. » De lasimple transformation de soi-même naît le désir de secontredire et d'être son propre adversaire : des passages deses livres s'opposent brusquement l'un à l'autre ; ceprosélyte passionné de ses convictions placeautoritairement un oui à côté de chaque non et un non àcôté de chaque oui ; il se déploie à l'infini, pour tendrejusqu'à l'infini les pôles de son être et pour jouir, comme sic'était là la véritable vie de l'esprit, de la tension électriquequ'il y a entre ces deux extrémités. Toujours se fuir, toujourss'atteindre (« l'âme qui se fuit elle-même et qui cherche à serejoindre dans le cercle le plus vaste »), cela le conduit à lafin à une excitabilité folle, et cette outrance lui devient

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fatale. Car, précisément au moment où la forme de son êtres'étend jusqu'à l'extrême, la tension de son esprit éclate : lenoyau de feu, la puissance primitive et démoniaque faitexplosion et cette force élémentaire anéantit, d'un seul chocvolcanique, la série grandiose des figures que son esprit decréateur plastique avait tirées de son propre sang et de sapropre vie, dans sa poursuite de l'infini.

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Découverte du Sud

Nous avons besoin du Sud àtout prix, d'accents limpides,

innocents, joyeux, heureux etdélicats.

« Nous, aéronautes de l'esprit », disait un jour Nietzsche,fièrement, pour célébrer cette liberté unique de la penséequi trouve ses nouveaux chemins dans l'élément sans limiteet encore vierge. Et, effectivement, l'histoire de ses voyagesspirituels, de ses volte-face et de ses soulèvements, cettepoursuite de l'infini se déroule absolument dans l'espacesupérieur, dans l'espace spirituellement illimité : comme unballon captif qui jette continuellement du lest, Nietzsche serend toujours plus libre par ses allégements et sesdétachements. Avec chaque câble qu'il rompt et chaquedépendance qu'il rejette, il s'élève toujours avec unemagnifique aisance vers un panorama plus large, une vueplus englobante, une perspective propre, intemporelle. Il ya là d'innombrables changements de direction, avant quel'esquif tombe dans la grande tempête qui le brisera : àpeine si on peut les compter et les distinguer. Seul unmoment décisif, particulièrement important, ressortfortement et symboliquement dans la vie de Nietzsche : ils'agit en même temps de l'instant dramatique où le derniercâble est largué et où l'aérostat s'élève de la terre ferme versl'air libre et passe de la pesanteur à l'élément illimité. Cette

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seconde dans la vie de Nietzsche est représentée par le jouroù il quitte son port d'attache, sa patrie, sa chaire deprofesseur, sa profession, pour ne plus revenir enAllemagne que dans un vol rapide et dédaigneux — setrouvant désormais pour l'éternité dans un autre élémentvoué à plus de liberté. Car tout ce qui se produit jusqu'àcette heure-là n'a pas une grande importance pour lapersonnalité essentielle de Nietzsche appartenant àl'histoire universelle : les premiers changements ne sontque des préparatifs pour mieux se connaître. Et sans cetélan décisif vers la liberté, malgré toute sa spiritualité, ilserait resté en état de sujétion ; il aurait été un de cesprofesseurs réduits à une spécialité, un Erwin Rohde, unDilthey, un de ces hommes que nous honorons dans leurmilieu, sans cependant y voir une révélation pour notrepropre univers spirituel. C'est seulement l'apparition de lanature démoniaque, l'épanchement de sa passionintellectuelle, le sentiment de la liberté primitive qui font deNietzsche une figure prophétique et transforment sondestin en mythe. Et puisque, ici, j'essaie de représenter savie, non pas dramatiquement, mais comme une pièce dethéâtre, comme une œuvre d'art et une tragédie de l'esprit,son œuvre véritable pour moi débute seulement au momentoù l'artiste commence en lui et prend conscience de saliberté. Nietzsche dans sa chrysalide philologique est unproblème pour philologues : seul l'homme ailé, l'« aéronautede l'esprit », appartient à la création littéraire.

Cette première décision de Nietzsche sur sa routed'Argonaute à la recherche de soi-même est le Sud et ellerestera la métamorphose de ses métamorphoses. De mêmedans la vie de Goethe le voyage en Italie est une décisive

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césure de ce genre : lui aussi, il se réfugie vers l'Italie pour ychercher son véritable moi, pour passer de l'esclavage à laliberté et de la vie simplement végétative à une vie créatrice.Chez lui aussi, lorsqu'il traverse les Alpes, dans le premieréclat du soleil italien, une métamorphose se produit avec lapuissance d'une éruption : « Il me semble, écrit-il encoredans le Trentin, revenir d'une expédition au Groenland. »Lui aussi, il est « rendu malade par l'hiver » et en Allemagne« souffre du ciel morose » ; lui aussi, nature absolumentportée vers la lumière et vers une haute clarté, dès qu'ilpénètre sur le sol italien, sent en lui se produire unjaillissement élémentaire de la sensibilité la plus intime, uneexpansion et une délivrance, un besoin de liberté nouvelleet plus personnelle. Mais Goethe éprouve trop tard lemiracle du Sud, seulement dans sa quarantième année ; lacroûte est déjà trop dure autour de sa nature, faite, au fond,de méthode et de réflexion : une partie de son être, de sapensée est restée à son foyer, à la cour, avec ses dignités etses fonctions. Il est déjà trop fortement cristallisé en lui-même pour être une fois encore complètement modifié outransformé par n'importe quel élément. Se laisser dominerserait contraire à la règle organique de sa vie : Goethe veuttoujours rester maître de sa destinée et ne prendre deschoses qu'exactement ce qu'il leur permet (alors que, aucontraire, Nietzsche, Hölderlin, Kleist, ces dissipateurs,s'abandonnent toujours tout entiers, de toute leur âme, àchaque impression, heureux d'être de nouveau replongéspar elle dans le flot et le feu du fleuve de la vie). Goethetrouve en Italie ce qu'il y cherche et guère plus : il y cherchedes enchaînements plus profonds (Nietzsche cherche, lui,des libertés plus hautes), les grands souvenirs du passé

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(Nietzsche cherche le grandiose avenir et l'affranchissementde tout ce qui est historique) ; il ne se soucie, à vrai dire,que des choses qui sont sous la terre : de l'art antique, del'esprit romain, des mystères de la plante et de la pierre(tandis que Nietzsche regarde avec enivrement et avec unevive joie les choses qui sont au-dessus de lui : le ciel desaphir, l'horizon clair jusqu'à l'infini, la magie de la lumièreruisselante qui pénètre dans tous ses pores). C'estpourquoi l'expérience de Goethe est d'abord cérébrale etesthétique alors que celle de Nietzsche est vivante : tandisque le premier rapporte d'Italie un style artistique, Nietzschey découvre un style de vie. Goethe est simplement fécondé,tandis que Nietzsche est transplanté et renouvelé. L'hommede Weimar éprouve lui aussi le besoin de se renouveler(« Certes, il vaudrait mieux que je ne revinsse pas, si je nepuis pas revenir avec une vie nouvelle »), mais, commetoute forme déjà à demi figée, il n'a plus que la capacité desubir des « impressions ». Pour une transformation radicaleaussi complète que celle de Nietzsche, le quadragénaire estdéjà trop formé, trop égotiste et surtout trop indocile : lepuissant et solide instinct de conservation de son moi (quidans ses dernières années deviendra toute rigidité etglaciale cuirasse) n'accorde au changement, à côté de lastabilité, qu'un espace limité. Homme sage et de régime, iln'accepte que ce qu'il pense devoir être profitable à sanature (tandis qu'un caractère dionysiaque prend de toutechose avec excès et sans peur du danger). Goethe veutseulement enrichir ses possessions, mais jamais il neconsent à se perdre au fond des choses jusqu'à en êtretransformé. C'est pourquoi sa dernière parole au sujet duSud est un remerciement soigneusement pesé et

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sérieusement mesuré, qui, malgré tout, est d'ordre négatif :« Parmi les choses louables que j'ai apprises au cours de cevoyage, dit-il dans ses derniers mots relatifs à l'Italie, il fautcomprendre aussi le fait qu'en aucune manière je ne puisplus être seul et vivre hors de ma patrie. »

Il suffit de retourner cette formule, aux traits durs commeceux d'une médaille, et l'on aura, en substance, l'effetproduit sur Nietzsche par le Sud. Sa conclusion estabsolument contraire au résultat de Goethe puisquedésormais il ne pourra plus vivre que seul et uniquementhors de sa patrie : tandis que Goethe en quittant l'Italierevient exactement à son point de départ, après avoir fait unvoyage instructif et intéressant, et rapporte dans sesbagages, dans son cœur et dans son cerveau, des chosesprécieuses pour un foyer, pour son foyer, Nietzsche estdéfinitivement expatrié et il a trouvé son véritable moi :« Prince hors la loi », heureux d'être sans patrie, sans foyeret sans possessions, détaché pour toujours des« mesquineries de la patrie », de toute « sujétionpatriotique ». Désormais il n'y a plus pour lui d'autreperspective que la contemplation à vol d'oiseau du « bonEuropéen », de cette « espèce d'homme essentiellementnomade et placé au-dessus des nations » dont il sentatmosphériquement l'inévitable avènement, perspective ausein de laquelle il établit sa seule résidence — dans unroyaume situé dans l'au-delà, dans l'avenir. Pour Nietzsche,l'intellectuel est « chez lui » non pas là où il est né (lanaissance, c'est du passé, de l'« histoire »), mais là où lui-même engendre et met au monde : « Ubi pater sum, ibipatria. — Là où je suis père, où j'engendre, là est mapatrie » ; et non pas où il fut engendré. Le bénéfice

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inestimable et inaltérable qu'il a retiré de son voyage dansle Sud, c'est que désormais le monde entier devient pourNietzsche en même temps un pays étranger et une patrie, etqu'il peut y conserver ce regard à vol d'oiseau, ce regardclair et plongeant d'un rapace planant dans la hauteur, unregard tourné de tous les côtés, vers des horizons partoutlargement ouverts. (Goethe, au contraire, d'après sespropres paroles, mit en péril sa personnalité, mais aussi lapréserva, en « s'entourant d'horizons fermés ».) Une foisque Nietzsche s'est établi dans le Sud, il se trouve pourtoujours au-delà de tout son passé ; il s'est définitivementdégermanisé, comme il s'est définitivement débarrassé de laphilologie, du christianisme et de la morale ; et rien necaractérise autant sa nature excessive et pleine d'allant quece fait : il n'a jamais reculé d'un pas ou jeté ne fût-ce qu'unregard de mélancolie et de regret vers son passé. Lenavigateur du royaume de l'avenir est beaucoup tropheureux de s'être embarqué « sur le navire le plus rapidepour Cosmopolis » pour éprouver encore la nostalgie de sapatrie unilatérale, uniforme et univoque. C'est pourquoitoute tentative de le germaniser à nouveau doit êtrecondamnée comme une erreur (aujourd'hui très courante).Pour cet homme libre par excellence, il n'y a plus moyen derenier la liberté ; depuis qu'il sent au-dessus de lui la clartédu ciel italien, son âme frissonne à la pensée de toute« obscurité », qu'elle vienne des nuages, de l'amphithéâtredes professeurs, de l'Église ou de la caserne ; ses poumons,ses nerfs atmosphériques ne supportent plus aucuneespèce de septentrion, de « germanicité », de lourdeur : ilne peut plus vivre les fenêtres fermées, les portes closes,dans la demi-obscurité, dans un crépuscule et dans des

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brouillards intellectuels. Désormais, pour lui, être vrai, c'estêtre clair, c'est voir largement et tracer jusqu'à l'infini descontours précis ; et, depuis qu'il a divinisé, avec toutel'ivresse de son sang, cette lumière, cette lumièreélémentaire incisive et pénétrante du Sud, il a pour toujoursrenié le « diable proprement allemand, le génie, le démon del'obscurité ». Sa sensibilité presque gastronomique,maintenant qu'il vit dans le Sud, à l'« étranger », voit danstout ce qui est allemand une nourriture trop lourde et troppesante pour son goût raffiné, une sorte d'« indigestion »,une façon de n'en plus finir dans l'étude des problèmes quise posent, une manière de traîner toute sa vie le rouleaucompresseur de l'âme : l'Allemand n'est plus et ne sera plusjamais pour lui assez libre et assez « léger ».

Même les œuvres qu'il a autrefois le plus aimées luicausent maintenant une espèce de pesanteur d'estomacintellectuelle : dans les Maîtres Chanteurs il sent de lalourdeur, du tarabiscotage, du baroque, un effort violentvers la sérénité ; chez Schopenhauer les entraillesdélabrées ; chez Kant l'arrière-goût hypocrite d'unmoralisme d'État ; chez Goethe l'alourdissement provoquépar les fonctions et les dignités, ainsi que les horizonsvolontairement limités. Tout ce qui est allemand est pourlui, désormais, crépuscule, pénombre, obscurité ; celarenferme trop d'ombres passées, trop d'histoire, un faix troplourd pour le moi qu'il a traîné jusqu'alors derrière lui : unequantité de possibilités et, pourtant, rien de clair ; unemanière continuelle d'interroger, de désirer, de soupirer etde chercher, un devenir pénible et douloureux, uneoscillation perpétuelle entre le oui et le non. Mais il n'y apas là seulement un malaise de l'intellectuel devant la

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structure de pensée qui était alors celle de la nouvelle, de latrop nouvelle Allemagne, laquelle avait réellement atteintson point extrême ; ce n'est pas seulement unmécontentement politique causé par l'« Empire » et par tousceux qui ont sacrifié l'idée allemande à l'idéal du canon ; cen'est pas seulement une antipathie esthétique à l'égard del'Allemagne des meubles en peluche et du Berlin desColonnes de la Victoire. La nouvelle doctrine du Sud qui estcelle de Nietzsche réclame maintenant de tous lesproblèmes, et non pas seulement des problèmes nationaux,réclame de toute l'attitude de la vie une netteté et une clartélibrement jaillissantes, comme celles du soleil, « de lalumière, simplement de la lumière, même au-dessus despires choses », la plus haute volupté par la plus hautelimpidité — une gaya scienza et non pas le didactismepédagogique, tragiquement maussade, du « peuple del'écolage », cette érudition patiente, objective, gravementprofessorale des Allemands, qui sent le cabinet de travail etla salle de cours. Son renoncement définitif au Nord, àl'Allemagne, à la patrie ne provient pas de son esprit, del'intellect, mais des nerfs, du cœur, du sentiment et desentrailles ; c'est le cri de libération des poumons quiretrouvent à nouveau l'air libre, la jubilation du prisonnierqui a enfin trouvé le « climat de son âme » : la liberté. De làvient son élan de jubilation intime, son cri de maligneallégresse : « J'ai fait le saut. »

En même temps qu'il l'aide à se dégermaniserdéfinitivement, le Sud l'aide aussi à se déchristianisercomplètement. Tandis que, comme un lézard, il jouit dusoleil et que son âme est embrasée de lumière jusque dansses réseaux nerveux les plus intimes, et qu'il se demande ce

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qui pendant si longtemps a assombri le monde, ce qui l'arendu si inquiet, si anxieux, si abattu, si lâchementconscient du péché, en dépouillant de leur valeur leschoses les plus sereines, les plus naturelles et les plusvigoureuses et en vieillissant ce que l'univers a de plusprécieux, la vie elle-même, il reconnaît dans le christianisme,dans la croyance en l'au-delà, le principe qui jette sonombre sur le monde moderne. Ce « judaïsme malodorant,fait de rabbinisme et de superstition » a ruiné et étouffé lasensualité, la sérénité de l'univers ; il est devenu pourcinquante générations le narcotique le plus dangereux qui aparalysé moralement tout ce qui autrefois avait été unevéritable force. Mais maintenant (et c'est ici qu'il voitbrusquement dans sa vie une mission) la croisade del'avenir contre la Croix doit enfin commencer, la reconquêtedu pays le plus sacré de l'humanité : la vie de ce monde. Le« sentiment exubérant de l'existence » lui a donné un regardpassionné pour tout ce qui est chose de cette terre, véritéanimale et objet immédiat ; c'est seulement depuis cettedécouverte qu'il s'aperçoit que la « vie pourpre et saine »lui a été masquée par l'encens et la morale pendant denombreuses années. Dans le Sud, à cette « grande école deguérison intellectuelle et physique », il a appris à êtrenaturel, à se réjouir sans remords et à connaître la viesereine et joyeuse, sans crainte de l'hiver et sans crainte deDieu ; il a acquis la foi qui dit à soi-même un oui cordial etinnocent. Mais cet optimisme, lui aussi, vient d'en haut, àvrai dire non pas d'un dieu caché, mais du mystère le plusouvert et le plus bienfaisant, du soleil et de la lumière. « ÀSaint-Pétersbourg je serais nihiliste ; ici, comme la plante, jecrois au soleil. » Toute sa philosophie est immédiatement

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issue de son sang délivré : « Restez méridional, ne fût-ceque par la foi », dit-il à un ami. Or, quand la clarté est unremède si actif pour quelqu'un, elle devient sacrée : c'est enson nom qu'il commence la guerre, la plus terrible de sescampagnes contre tout ce qui, sur la terre, menace dedétruire la sérénité, la limpidité, la liberté nue et l'ivresseensoleillée de la vie. « Mon attitude envers le présent estdésormais une guerre au couteau. »

Mais en même temps que cette hardiesse, de l'orgueils'introduit aussi dans cette vie de philologue qui s'estécoulée derrière des fenêtres closes, dans une immobilitémaladive ; la circulation de son sang, qui était jusqu'alorsfigée, est violemment troublée et précipitée : jusqu'auxextrémités les plus profondes des nerfs, sous la filtrantelumière, la forme claire et cristalline des idées se met enmouvement, et dans le style, dans la langue soudainjaillissante et mobile, le soleil fait luire des étincelles dediamant. Tout est écrit dans la « langue du vent du dégel »,comme il le dit lui-même du premier de ses livres composésdans le Sud : il y a un accent de libération violente etd'épanouissement, comme lorsqu'une couche de glace sebrise et que déjà le tendre printemps se répand sur lepaysage avec une volupté caressante et joyeuse. De lalumière jusque dans la profondeur dernière, de la clartéjusque dans le moindre frémissement, de la musique mêmedans chaque silence, et au-dessus de tout cela cet accentalcyonien, ce ciel plein de limpidité ! Quelle différence derythme entre la langue d'autrefois, qui, il est vrai, était bientournée et vigoureusement construite, mais, somme toute,pétrifiée, et cette langue nouvelle, aux élans sonores, cettelangue toute joyeuse, souple et exubérante, qui aime à

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utiliser et à employer tous ses membres, qui, comme lesItaliens, gesticule en faisant toutes sortes de mimiques etqui ne se borne pas, comme l'Allemand, à parler tout enrestant immobile et sans que le corps participe àl'expression ! Ce n'est plus au grave et sonore allemand deshumanistes, vêtu d'un frac noir, que le nouveau Nietzscheconfie ses pensées librement écloses, qui ont pris leuressor au cours de ses promenades, comme des papillons ;ces pensées filles de la liberté veulent une langue de liberté,une langue flexible et bondissante, avec un corps agile etnu, comme un gymnaste, et avec de souples articulations,une langue qui puisse courir, sauter, s'élever en l'air et sebaisser, se tendre et danser toutes les danses, depuis laronde de la mélancolie jusqu'à la tarantella de la folie, unelangue qui puisse tout supporter et tout dire — sans avoirdes épaules de portefaix ou une démarche d'homme accablésous le poids d'un fardeau. Toute la passivité de l'animaldomestique, toute la gravité des choses confortables ontfondu et ont disparu de son style. Il tourbillonne du petitjeu de mots aux plus hautes félicités et conserve malgrétout parfois un pathos analogue au choc retentissant d'unecloche très ancienne. Il déborde de ferments et d'énergie, ilest champagnisé par les petites perles étincelantes desaphorismes et, cependant, il est capable d'écumer avec unsoudain débordement rythmique. Il possède une lumièredorée et solennelle comme le Falerne antique, ainsi qu'unetransparence magique jusque dans ses profondeurs lesplus grandes, et un ensoleillement sans pareil dans soncours joyeux et étincelant. Jamais, peut-être, la langue d'unpoète allemand ne s'est-elle rajeunie aussi vite, aussisoudainement et aussi complètement ; et, à coup sûr, nulle

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autre n'a été à ce point pénétrée de soleil et n'est devenueaussi libre, aussi méridionale, aussi divinement dansante,aussi « capiteuse », aussi païenne. Ce n'est que dansl'élément fraternel de Van Gogh que nous assistons unenouvelle fois au miracle d'une pareille et soudaine irruptiondu soleil chez un homme du Nord : seul le passage ducoloris triste, brun et lourd de ses années hollandaises auxcouleurs violentes, crues, chantantes et d'un blanc ardentde la Provence, seule cette irruption de la folie de la lumièredans un esprit déjà à demi aveuglé peut se comparer àl'illumination que le Sud produit dans l'être de Nietzsche.C'est seulement chez ces deux fanatiques du changementque cet enivrement, cette absorption de la lumière avecl'ardeur d'une passion de vampire sont aussi rapides etaussi inouïs. Seuls les démoniaques connaissent le miracled'un brûlant épanouissement jusque dans la moindre fibrede leur peinture, de leur musique, de leurs paroles.

Mais Nietzsche ne serait pas du sang des démoniaquess'il pouvait se rassasier de n'importe quelle ivresse : c'estpourquoi il cherche toujours un superlatif par rapport auSud, à l'Italie ; il cherche une « surlumière », une« surclarté ». Comme Hölderlin transporte peu à peu sonHellas vers l'« Asia », c'est-à-dire en Orient, dans labarbarie, de même, à la fin, la passion de Nietzsche est toutechargée des étincellements d'une nouvelle extase dutropique, de l'« africain ». Il veut la brûlure du soleil, au lieude sa lumière, une clarté qui morde cruellement, au lieud'entourer simplement les choses d'un trait net ; il veut unspasme de volupté, au lieu de la sérénité : l'infini désiréclate en lui de transformer complètement en ivresse lessubtiles excitations de ses sens, de faire de la danse un vol

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et de porter jusqu'au rouge vif le chaud sentiment del'existence. Et, tandis que ces désirs se gonflent dans sesveines, la langue ne suffit plus à son esprit indompté. Elleaussi devient pour lui trop étroite, trop matérielle, troplourde. Il a besoin d'un nouvel élément pour cette danse deDionysos qui a commencé en lui avec enivrement ; il abesoin d'une liberté plus haute que celle que peut lui offrirl'assujettissement de la parole ; c'est pourquoi il revient àson élément primitif, la musique. La musique du Sud, c'est làsa dernière inspiration, une musique où la clarté devientmélodie et où l'esprit a des ailes. Et il la cherche et lacherche, cette diaphane musique méridionale, dans tous lestemps et dans toutes les zones, sans la trouver — jusqu'àce qu'il se l'invente lui-même.

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Le refugede la musique

Oh ! viens, sérénité dorée !La musique était présente dès la première heure chez

Nietzsche, mais elle était restée latente, compriméeconsciemment par la volonté plus forte d'une justificationspirituelle. Encore enfant, il enthousiasme déjà ses amis pardes improvisations hardies et, dans ses cahiers dejeunesse, on trouve de nombreuses allusions à ses proprescompositions musicales. Mais plus l'étudiant se tournerésolument vers la philologie et ensuite professe laphilosophie, plus il étouffe cette puissance de sa nature quiaspire souterrainement à se donner libre cours. La musiquereste pour le jeune philologue un agréable repos, undivertissement, un plaisir comme le théâtre, la lecture,l'équitation ou l'escrime, une sorte de gymnastiquespirituelle pour les moments de loisir. C'est par suite decette soigneuse canalisation, de cet endiguementconscient, que dans les premières années de Nietzscheaucune goutte ne filtre dans son œuvre pour la féconder :lorsqu'il écrit la Naissance de la tragédie dans l'esprit de lamusique, la musique ne reste pour lui qu'un objet, un thèmespirituel, mais aucune modulation du sentiment musical nes'introduit dans sa langue, dans sa poésie, dans sa pensée.Même les essais lyriques de la jeunesse de Nietzsche sontdépourvus de toute musicalité et, ce qui est encore plus

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étonnant, ses tentatives de composition musicaleparaissent, selon le jugement de Bülow, qui, à coup sûr, nemanque pas de compétence, avoir été une simplethématique, un esprit amorphe, une musique typiquementantimusicale. La musique n'est pour lui pendant longtempsqu'une inclination particulière, à laquelle le jeune savant selivre avec tout le plaisir de l'irresponsabilité, avec la purejoie du dilettantisme, mais toujours au-delà et en dehors detoute « mission ».

L'irruption de la musique dans le monde intérieur deNietzsche ne se produit que lorsque la croûte philologique,l'objectivité érudite qui entourent sa vie se sontdésagrégées, lorsque tout le cosmos a été ébranlé etdéchiré par des secousses volcaniques. Alors les digues serompent et le flot se répand soudainement. La musiquetransporte toujours avec plus de force les hommes en proieà quelque bouleversement, affaiblis, soumis à de violentestensions et déchirés jusqu'au fond d'eux-mêmes parn'importe quelle passion, Tolstoï l'a bien vu et Goethe l'aéprouvé tragiquement. Car même Goethe, qui a pris à l'égardde la musique une attitude prudente, inquiète et réservée(ainsi qu'il l'a fait à l'égard de tout ce qui est démoniaque,car dans chaque métamorphose il reconnaissait letentateur), succombe, lui aussi, à la musique dans lesmoments de relâchement (ou, comme il le dit, dans lesmoments « de dépliement ») où tout son être estbouleversé, aux heures de sa faiblesse, de son accessibilité.Chaque fois (la dernière ce fut auprès d'Ulrike) qu'il est enproie à un sentiment et qu'il n'est plus maître de lui, lamusique franchit la digue même la plus forte, lui arrache deslarmes comme tribut et comme remerciement forcé une

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musique poétique, la plus magnifique de toutes. Lamusique (qui ne l'a pas éprouvé ?) a toujours besoin qu'onsoit en état de réceptivité, dans une sorte d'heureuxlanguissement féminin, pour féconder un sentiment : c'estainsi qu'elle atteint Nietzsche, lui aussi, au moment où leSud lui ouvre d'autres horizons et où il aspire à vivre avecle plus d'ardeur et de passion. Par une coïncidenceremarquable, elle s'introduit en lui précisément à la secondeoù sa vie quitte la tranquillité, la continuité épique pour setourner vers le tragique, par une soudaine catharsis ; ilpensait exprimer la Naissance de la tragédie dans l'esprit dela musique et il éprouve le contraire : la naissance de lamusique dans l'esprit de la tragédie. La puissancedébordante des nouveaux sentiments ne trouve plus às'exprimer dans le discours mesuré ; elle aspire à un élémentplus fort, à une magie plus haute : « Il va falloir que tuchantes, ô mon âme ! »

C'est justement parce que cette source démoniaque deson être, la plus profonde, a été si longtemps obstruée parla philologie, l'érudition et l'indifférence qu'elle jaillitmaintenant avec tant de force et qu'elle pousse avec unetelle pression son rayonnement liquide jusque dans lesfibres nerveuses les plus cachées, jusque dans la dernièreintonation de son style. Comme après une infiltration devitalité nouvelle, la langue, qui jusqu'alors ne cherchait qu'àexprimer les choses, se met tout à coup à respirermusicalement : l'andante maestoso du discours, le lourdstyle parlé de ses anciens écrits a maintenant toutes lessinuosités, les flexions, le caractère « ondulatoire », lemouvement multiple de la musique. Tous les petitsraffinements d'un virtuose y mettent leur étincellement : les

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petits staccati aigus des aphorismes, le sordino lyrique deschants, les pizzicati de la raillerie, les stylisations hardies etles harmonisations de la prose, des maximes et de la poésie.Même les signes de ponctuation, les sous-entendus, lespauses, les traits qui soulignent ont toute la portée designes musicaux : jamais on n'a autant eu dans la langueallemande le sentiment d'une prose instrumentée, d'uneprose faite tantôt par un petit orchestre et tantôt par ungrand. Goûter jusque dans les détails sa polyphonie jamaisatteinte avant Nietzsche est, pour un artiste de la langue,une volupté comme pour un musicien l'étude d'une partitionde maître : combien il y a d'harmonie cachée et déguiséederrière les dissonances les plus crues ! Comme l'espritlimpide de la forme se devine sous cette abondance quisemble d'abord désordonnée ! Car non seulement lesextrémités nerveuses de la langue sont vibrantes demusicalité, mais aussi les œuvres elles-mêmes ressemblent àune symphonie ; elles sont établies non plus d'après unearchitecture purement intellectuelle et froidement objective,mais selon une inspiration directement musicale. Il a dit lui-même du Zarathoustra qu'il était écrit « dans l'esprit de lapremière phrase de la Neuvième Symphonie » ; et quepenser du prélude de l'Ecce Homo, véritablement divin etunique au point de vue de la langue ? Ces phrasesmonumentales ne sont-elles pas comme un prélude d'orguepour une gitantesque cathédrale de l'avenir ? Des poésiescomme le Chant nocturne, le Chant de gondolier ne sont-elles pas le chant primitif de la voix humaine au milieu d'uneinfinie solitude ? Et quand l'ivresse est-elle devenue unemusique aussi dansante, aussi héroïque, aussi grecque quedans le péan de sa dernière allégresse, dans le dithyrambe

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de Dionysos ? Irradiée en surface par toute la clarté du Sud,agitée en profondeur par des remous de musique, la languese fait liquide et mobile comme une vague et, dans cegrandiose élément marin, l'esprit de Nietzsche circulejusqu'au tourbillon final. Or, comme la musique fait irruptionen lui avec tant de violence et d'impétuosité, Nietzsche,avec sa connaissance démoniaque, s'aperçoit aussitôt dudanger : il sent que ce flot pourrait l'entraîner en dehors delui-même. Mais tandis que Goethe évite les périls(« l'attitude prudente de Goethe envers la musique », noteNietzsche une fois), Nietzsche les saisit toujours par lescornes ; des transmutations de valeurs et des volte-facesont son système de défense. Et ainsi (comme pour samaladie) il fait du poison un remède. Et il faut que lamusique devienne pour lui maintenant autre chose que cequ'elle était dans ses années de philologue : il lui demandaitalors une plus haute tension nerveuse, un attendrissement(Wagner !) ; par son enivrement et son exubérance, il fallaitqu'elle fît contrepoids à son existence calme d'érudit etqu'elle fût un stimulant pour l'arracher à l'esprit positif. Maismaintenant que sa pensée elle-même est déjà un excès etune extatique dépense de sentiment, il a besoin de lamusique comme d'une détente, comme d'une sorte debromure moral, comme d'un calmant intérieur. Il ne faut plusqu'elle lui donne l'ivresse (car maintenant tout ce qui estintellectuel devient pour lui sonore enivrement), mais, selonle mot magnifique de Hölderlin, la « sainte sobriété ». Lamusique comme délassement et non comme moyend'excitation. Il veut une musique où il puisse se réfugierlorsqu'il revient blessé à mort et accablé de fatigue de lachasse à ses pensées ; il veut trouver en elle un refuge, un

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bain, un flot cristallin qui rafraîchisse et qui purifie : musicadivina, une musique venue d'en haut, une musique issued'un ciel clair et non pas d'une âme en feu, comprimée etremplie d'une lourde atmosphère. Une musique qui l'aide às'oublier, non pas une musique qui le fasse rentrer en lui-même et qui le ramène à toutes les crises et catastrophes dusentiment ; une musique « qui dit oui et qui fait oui », unemusique du Sud, limpide comme l'eau dans ses harmonies,extrêmement simple et pure, une musique « qu'on puissesiffloter ». Une musique, non pas du chaos (qui couve enlui-même) mais du septième jour de la création, où tout serepose et où seules les sphères célèbrent leur Dieu avecsérénité, une musique comme répit : « Maintenant que jesuis au port, de la musique, de la musique ! »

La légèreté, c'est le dernier amour de Nietzsche, sa plushaute mesure de toutes les choses. Ce qui rend léger et quidonne la santé est bon : dans la nourriture, dans l'esprit,dans l'air, dans le soleil, dans le paysage, dans la musique.Ce qui permet de s'élever, ce qui aide à oublier la lourdeur etl'obscurité de la vie, la laideur de la vérité, cela seul est unesource de grâce. De là vient ce tardif amour de l'art, comme« rendant possible la vie », comme « grand stimulant de lavie ». La musique, une musique limpide, libératrice, légère,devient désormais le plus cher réconfort de cet espritmortellement agité. Dans les convulsions de ses sanglantsaccouchements, il ne peut plus s'en passer comme moyende soulagement. « La vie sans musique est simplement unefatigue, une erreur. » Un homme malade de la fièvre, quitend ses lèvres crevassées et brûlantes vers l'eau, n'a pasun mouvement plus sauvage que celui de Nietzsche aumoment de ses dernières crises, lorsqu'il réclame son

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breuvage argenté. « Un homme a-t-il jamais eu déjà pareillesoif de musique ? » Elle est son dernier salut, pour sesauver de lui-même : de là vient aussi cette haineapocalyptique à l'égard de Wagner, qui a troublé la puretécristalline de la musique avec des narcotiques et desexcitants ; de là les souffrances que Nietzsche ressent « dudestin de la musique, comme d'une plaie ouverte ». Il a, lesolitaire, repoussé tous les dieux ; il n'y a plus que cetteseule chose qu'il veuille conserver, son nectar et sonambroisie, qui rafraîchit l'âme et la rajeunit éternellement.« L'art et rien que l'art : nous avons l'art, pour ne pointmourir de la vérité. » Avec l'énergie désespérée dequelqu'un qui se noie, il s'accroche à l'art, à la seulepuissance de la vie qui ne dépende pas de la pesanteur, afinque l'art le saisisse et qu'il le transporte dans sonbienheureux élément.

Et la musique, elle qui a été conjurée d'une manière siémouvante, s'incline avec bonté vers lui et reçoit le corpsde Nietzsche au moment où il s'écroule. Tout le monde aquitté cet homme en proie à la fièvre ; ses amis sont depuislongtemps partis ; ses pensées sont toujours en route, trèsloin, dans des pérégrinations téméraires : seule la musiquel'accompagne jusque dans sa dernière, sa septièmesolitude. Ce qu'il touche, elle le touche avec lui ; quand ilparle, la voix limpide de la musique retentit également : ellerelève toujours avec véhémence celui qui a défailliprécipitamment. Et, comme enfin il tombe dans l'abîme, elleveille encore sur son âme éteinte ; Overbeck, qui entre dansla chambre de celui qu'enveloppe la cécité de l'esprit, letrouve devant le piano, cherchant encore de ses mainstremblantes de hautes harmonies et, tandis qu'on emporte

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chez lui le pauvre aliéné, il chante, pendant tout le voyage,en touchantes harmonies, son Chant de gondolier. Jusquedans les ténèbres de l'esprit la musique l'accompagne,pénétrant de sa démoniaque présence et sa vie et sa mort.

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9

La septième solitude

Un grand homme est poussé,pressé, martyrisé, jusqu'à ce

qu'il se replie dans sasolitude.

« Ô solitude, solitude, mon pays », tel est le chantmélancolique qui sort du monde glaciaire du silence.Zarathoustra compose son chant du soir, son chant quiprécède la dernière nuit, son chant de l'éternel retour. Car lasolitude n'a-t-elle pas toujours été l'unique demeure duvoyageur, son glacial foyer, son toit de pierre ? Il s'esttrouvé dans des villes innombrables, il a accompli d'infinisvoyages spirituels ; souvent il a essayé de lui échapper ense rendant dans un autre pays ; sans cesse il revient verselle, blessé, épuisé, désillusionné, vers sa « patrie, lasolitude ».

Mais tandis qu'elle a toujours voyagé avec lui, l'hommedes métamorphoses, elle s'est elle-même métamorphosée et,lorsqu'il regarde son visage, il en est tout effrayé. Car elleest devenue si semblable à lui, au cours de cette longuefréquentation ! Elle est devenue plus dure, plus cruelle,plus violente, tout comme lui-même ; elle a appris à fairesouffrir et à grandir dans le péril. Et, s'il l'appelle encoretendrement sa vieille, sa chère et familière solitude, il y alongtemps que ce nom ne lui convient plus : elle estdevenue isolement complet, dernière et septième solitude ;

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cela ne s'appelle plus être seul que d'être ainsi abandonné.Autour du Nietzsche de la dernière période s'est fait unvide terrible, un silence effrayant : aucun ermite, aucunanachorète du désert, aucun stylite n'a été aussiabandonné ; car tous ces fanatiques de leur foi ont encoreleur Dieu, dont l'ombre habite dans leur cabane et tombe duhaut de leur colonne. Mais lui, le « meurtrier de Dieu », n'aplus auprès de lui ni Dieu, ni homme ; plus il se rapprochede son moi, plus il s'éloigne du monde ; plus son voyages'étend, plus « le désert croît autour de lui ». D'habitude leslivres les plus solitaires voient s'accroître lentement etsilencieusement la puissance magnétique qu'ils exercent surles hommes : par une force obscure ils attirent un cercletoujours plus nombreux de gens dans l'orbite de leurprésence encore invisible ; mais l'œuvre de Nietzsche exerceune action répulsive ; elle écarte de lui de plus en plus tousses amis et l'isole avec toujours plus de violence duprésent. Chaque nouveau livre lui coûte un ami, chaqueouvrage une relation. Peu à peu le dernier et faible brind'intérêt qui s'attachait à ses actes s'est gelé : d'abord il aperdu les philologues, puis Wagner et son cercle spirituelet enfin ses compagnons de jeunesse. Il ne trouve plusd'éditeur en Allemagne ; la production de ses vingt années,accumulée sans ordre dans une cave, pèse soixante-quatrequintaux ; il est obligé de recourir à son propre argent, celuiqu'il a difficilement épargné ou celui qu'on lui a donné, pourcontinuer à faire paraître ses livres. Mais non seulementpersonne ne les achète : même lorsqu'il les donne,Nietzsche, à la fin, n'a plus de lecteurs. De la quatrièmepartie de Zarathoustra, imprimée à ses frais, il ne fait tirerque quarante exemplaires et il ne voit, parmi les soixante-dix

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millions d'habitants de l'Allemagne, que sept personnes àqui il puisse l'envoyer, tellement, à l'apogée de son œuvre, ilest devenu étranger, inaccessiblement étranger à sonépoque. Personne ne lui accorde une miette de crédit, ne luisait le moindre gré : au contraire, pour ne pas perdre ledernier de ses amis de jeunesse, Overbeck, il doit s'excuserd'écrire des livres et se les faire pardonner. « Mon vieil ami(on entend son ton d'anxiété, on voit son visage crispé, sesmains tendues, le geste de quelqu'un qu'on a repoussé etqui craint encore un nouveau coup), lis-le ducommencement jusqu'à la fin, ne te laisse pas troubler nirebuter. Concentre toute la force de ta bienveillance pourmoi. Si le livre t'est insupportable, peut-être que cent détailsne le seront pas. » C'est ainsi qu'en 1887 le plus grandesprit du siècle présente à ses contemporains les plusgrands livres de l'époque et il ne trouve rien de plushéroïque à célébrer dans une amitié que ceci : rien n'a pu ladétruire, pas même le Zarathoustra ! Tellement l'activitécréatrice de Nietzsche est devenue pour ses plus prochesune épreuve accablante, une peine intolérable ! Tellement ladistance entre son génie et l'infériorité de son temps estinfranchissable ! L'air devient toujours plus rare autour delui et le silence et le vide se font toujours plus grands.

Ce silence transforme en enfer la dernière, la septièmesolitude de Nietzsche : il se brise le cerveau contre son murmétallique. « Après un appel comme était monZarathoustra, issu du plus intime de l'âme, ne pas entendreun seul mot de réponse, rien, rien, seulement la solitudemuette multipliée — il y a là une inconcevable horreur, et leplus fort peut en périr », gémit-il un jour, tout en ajoutant :« Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je

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suis blessé à mort. Mais il ne réclame pas des approbations,des applaudissements, la gloire — au contraire, rien neconviendrait mieux à son tempérament guerrier que lacolère, l'indignation, le mépris, oui, même la raillerie (« dansl'état de celui qui est comme un arc tendu à se rompre, touteffort est le bienvenu, pourvu qu'il soit violent ») ; ilvoudrait n'importe quelle réponse, brûlante ou glacée, oumême tiède, simplement quelque chose, n'importe quoi quilui donnât une preuve de son existence, de sa viespirituelle. Mais même ses amis laissent anxieusement decôté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent touteopinion, comme quelque chose de pénible. Et c'est là lablessure qui le ronge toujours davantage, qui atteint safierté, enflamme son amour-propre, consume son âme, « lablessure de n'avoir aucune réponse ». Elle seule aempoisonné sa solitude et y a semé la fièvre.

Et voici que cette fièvre, après avoir couvé sourdement,se donne libre cours. Si l'on examine de près les écrits et leslettres des dernières années de Nietzsche, l'on y devine unbattement précipité du sang comme sous une formidablepression de l'air raréfié : le cœur des alpinistes et desaviateurs a ressenti ces martèlements aigus qui viennentdes poumons soumis à une trop rude épreuve ; lesdernières lettres de Kleist trahissent cette tension et cebattement violents, ces dangereuses vibrations et cesbourdonnements d'une machine qui va éclater. Un accèsd'impatience nerveuse se produit dans l'attitude patiente etcalme de Nietzsche : « Le long silence a exaspéré mafierté. » Il veut, il exige maintenant une réponse à tout prix.Il harcèle l'imprimeur de lettres et de dépêches pour quel'impression soit accélérée au plus vite, comme si un retard

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pouvait avoir quelque importance. Il n'attend plus,conformément à son projet, que La Volonté de puissance,son principal ouvrage, soit achevé, mais il en détacheimpatiemment des fragments et il les lance, comme destorches enflammées, au milieu de son époque. L'« accentalcyonien » a disparu ; il y a dans ses dernières œuvrescomme de sourds gémissements de souffrance contenue etdes cris de colère démesurément ironiques arrachés à sonêtre par le fouet de l'impatience, des grognements de mâtinaux lèvres écumantes et aux dents étincelantes. Lui, quiétait indifférent, se met, dans son orgueil « exaspéré », àprovoquer son temps, pour qu'enfin il réagisse à son égardet pousse un cri de rage. Et, pour le défier encoredavantage, il raconte sa vie dans Ecce Homo, avec uncynisme qui entrera dans l'histoire universelle. Jamais livresn'ont été le fruit d'un tel désir, d'une telle soif maladive etd'une telle impatience fiévreuse de réponse que les dernierspamphlets monumentaux de Nietzsche : comme Xerxèsfaisait battre avec des verges la mer insensible et rebelle, ilveut, lui, par une bravade aussi folle, au moyen desscorpions de ses livres, défier l'indifférence morne quil'entoure. Il y a dans ce désir pressant de réponse unedémoniaque inquiétude, une crainte terrible de ne plusvivre assez longtemps pour voir le succès. Et l'on sent que,après chaque coup de fouet qu'il a assené, il s'arrête uneseconde et se penche, hors de lui-même, avec une atroceanxiété, afin d'entendre le cri de ses victimes. Mais rien nebouge. Aucune réponse ne monte dans la solitude« azurée ». Le silence est comme un anneau de fer autourde sa gorge et pas un cri, pas même le plus terrible quel'humanité ait connu, ne pourra plus le briser. Il le sent bien,

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aucun dieu ne le délivrera de la geôle de la solitudesuprême.

Voici que, dans ses dernières heures, une colèreapocalyptique s'empare de son esprit aux abois. CommePolyphème devenu aveugle, il jette en hurlant des blocs derocher autour de lui, sans voir s'ils atteignent le but ; et,comme il n'a personne pour souffrir et pour sentir avec lui, ilse saisit lui-même par son propre cœur frémissant. Il a tuétous les dieux ; aussi il se divinise lui-même ; « ne faut-ilpas que nous devenions nous-mêmes des dieux pourparaître dignes d'une telle action ? » Il a détruit tous lesautels ; c'est pourquoi il se bâtit lui-même son autel : l'EcceHomo, afin de se célébrer lui-même, lui que personne necélèbre, afin de se fêter, lui que personne ne fête. Il entasseles pierres les plus colossales de la langue ; on entendretentir des coups de marteau comme il n'en a jamais retentidans ce siècle ; il entonne avec enthousiasme son chantfunèbre de l'ivresse et de l'exaltation, le péan de ses actes etde ses victoires. C'est tout d'abord une espèce decrépuscule auquel se mêle une grande rumeur, commequand l'orage arrive ; puis l'on entend vibrer un rire violent,méchant, fou, une gaieté de desperado qui vous brisel'âme : c'est le chant de l'Ecce Homo. Mais le chant se faitplus saccadé, des rires de plus en plus aigres coupent lesilence des glaciers et, soudain, il lève les mains, son piedtressaille d'un frisson dithyrambique : c'est la danse quicommence, la danse au-dessus de l'abîme, de l'abîme de sonpropre déclin.

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La danseau-dessus de l'abîme

Si tu regardes longtemps dansun abîme, l'abîme regarde

aussi en toi.Les cinq mois de l'automne 1888, la dernière période

créatrice de Nietzsche, sont uniques dans les annales de laproduction littéraire. Jamais sans doute dans un intervallede temps aussi bref un génie n'a autant pensé d'unemanière aussi intensive, continue, hyperbolique etradicale ; jamais un cerveau terrestre n'a été pareillementenvahi par les idées, aussi rempli d'images et inondé demusique que celui de Nietzsche marqué par le destin.L'histoire intellectuelle de tous les temps, dans sonimmensité, n'offre pas d'autre exemple de cette abondance,de cette extase aux épanchements enivrés, de cette fureurfanatique de création ; c'est seulement peut-être tout prèsde lui, et cette même année, dans la même région, qu'unpeintre « éprouve » une productivité aussi accélérée et quidéjà confine à la folie : dans son jardin d'Arles et dans sonasile d'aliénés, Van Gogh peint avec la même rapidité, avecla même extatique passion de la lumière, avec la mêmeexubérance maniaque de création. À peine a-t-il achevé unde ses tableaux au blanc ardent que déjà son traitimpeccable court sur une nouvelle toile, il n'y a plus làd'hésitation, de plan, de réflexion. Il crée comme sous la

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dictée, avec une lucidité et une rapidité de coup d'œildémoniaques, dans une continuité incessante de visions.Des amis qui ont laissé Van Gogh à son chevalet il y a uneheure s'étonnent, en revenant, de voir qu'il a déjà achevéun deuxième tableau et que, sans s'arrêter, le pinceauhumide et les yeux exaltés, il en commence un troisième : ledémon qui le tient à la gorge ne souffre pas qu'il respire unseul moment, sans s'inquiéter si, cavalier vertigineux, il nedétraque pas le corps haletant et brûlant qu'il a sous lui.C'est exactement de la même manière que Nietzsche créeouvrage sur ouvrage, sans répit, sans reprendre haleine,avec la même clairvoyance et la même rapidité sansanalogue. Dix jours, quinze jours, trois semaines, c'est là ladurée de ses derniers ouvrages : conception, gestation,accouchement, présentation et élaboration définitive, toutcela se confond en fusant comme un éclair. Il n'y a pas là depériode d'incubation, de moments de repos, de recherches,de tâtonnements, de modifications et de corrections, toutest aussitôt parfait, définitif, inchangeable, à la fois brûlantet refroidi. Jamais cerveau n'a porté à une tension électriqueaussi haute et aussi durable les dernières vibrations de saparole ; jamais des associations de mots ne se sont forméesà des vitesses aussi magiques ; la vision est en mêmetemps parole, l'idée est clarté parfaite et, malgré cetteplénitude gigantesque, on ne sent rien de la peine ou del'effort : la création a depuis longtemps cessé d'être un acte,un travail, elle est simplement un laisser-faire, uneintervention des puissances supérieures. Celui en qui vibrel'esprit n'a besoin que de lever les yeux, ces yeux qui voientloin et qui « pensent loin », et il aperçoit (comme Hölderlindans son dernier élan vers la contemplation mythique)

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d'énormes espaces de temps dans le passé et dans l'avenir :mais lui, que possède le démon de la clarté, les voit avecune clarté démoniaque, à sa portée. Il n'a qu'à allonger lamain, sa main ardente et prompte, pour les saisir ; et à peineles a-t-il saisis qu'ils sont déjà tout gonflés d'images,vibrants de musique, vivants et animés. Et cet afflux d'idéeset d'images ne s'interrompt pas une seconde pendant cesjournées véritablement napoléoniennes. L'esprit est icienvahi, il subit une violence élémentaire. « Le Zarathoustram'a assailli » ; c'est toujours une surprise violente et un étatdans lequel il se trouve désarmé devant quelque chose deplus fort que lui dont il parle, comme si quelque part dansson esprit une digue secrète de raison et de défenseorganique avait été emportée par un fleuve, qui maintenantse précipite torrentiellement sur cet être impuissant etsuperbement dépourvu de toute volonté. « Peut-être jamaisune chose n'a-t-elle été produite par un tel débordement deforce », dit Nietzsche extatiquement, en parlant de sesdernières œuvres ; mais jamais il n'ose dire que c'était sapropre force qui agissait en lui et qui le détruisait. Aucontraire, il se sent comme enivré, il sent pieusement qu'ilest seulement « le porte-voix d'impératifs venus de l'au-delà » et qu'il est saintement possédé par un élémentdémoniaquement supérieur.

Mais qui osera décrire ce miracle d'inspiration, les affreset les frissons de cet orage de production qui fait ragependant cinq mois sans aucune interruption, puisque lui-même, dans les transports de sa gratitude, dans la forceilluminée des choses qu'il vient immédiatement de vivre, adécrit l'événement ? On ne peut que recopier cette page deprose, martelée d'éclairs :

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« Est-il, en cette fin du XIXe siècle, quelqu'un qui ait une

idée nette de ce que les poètes des époques fortesappelaient inspiration ? Si ce n'est pas le cas, je m'en vais ledécrire. — Pour peu que l'on conserve un grain desuperstition, on ne saurait qu'à grand-peine repousser laconviction de n'être qu'une incarnation, un porte-voix, lemédium de forces supérieures. La notion de révélation, sil'on entend par là que tout à coup, avec une sûreté et unefinesse indicibles, quelque chose devient visible, audible,quelque chose qui vous ébranle au plus intime de vous-même, vous bouleverse, cette notion décrit tout simplementun état de fait. On entend, on ne cherche pas ; on prendsans demander qui donne ; une pensée vous illuminecomme un éclair, avec une force contraignante, sanshésitation dans la forme — je n'ai jamais eu à choisir. Unravissement dont l'énorme tension se résorbe parfois par untorrent de larmes, où les pas, inconsciemment, tantôt seprécipitent, tantôt ralentissent ; un emportement “hors-de-soi” ; où l'on garde la conscience la plus nette d'unemultitude de frissons ténus irriguant jusqu'aux orteils : uneprofondeur de bonheur où le comble de la douleur et del'obscurité ne fait pas contraste, mais semble voulu,provoqué, mais semble être couleur nécessaire au sein dece débordement de lumière : un instinct des rapportsrythmiques, qui recouvre d'immenses étendues de formes— la durée, le besoin d'un rythme ample, voilà presque lecritère de la puissance de l'inspiration, et qui compense enquelque sorte la pression et la tension qu'elle inflige... Toutse passe en l'absence de toute volonté délibérée, maiscomme dans un tourbillon de sentiments de liberté,

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d'indétermination, de puissance, de divinité... Le plusremarquable est le caractère involontaire de l'image, de lamétaphore : l'on n'a plus aucune idée de ce qu'est uneimage, une métaphore, tout se présente comme l'expressionla plus immédiate, la plus juste, la plus simple. Il semblevraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra, que leschoses viennent s'offrir d'elles-mêmes pour servir d'images(“... voici qu'à ton discours toutes les choses accourent,caressantes, et te flattent : car elles veulent s'envoler surton aile. Avec chaque image, tu voles vers une vérité. Leverbe, les trésors du verbe s'ouvrent à toi pour dire l'‘être’ :tout ‘devenir’ veut se faire verbe pour que tu lui apprennesà parler...”) Telle est mon expérience de l'inspiration : je nedoute pas qu'il faille remonter à des milliers d'années pourtrouver quelqu'un qui soit en droit de me dire : “C'est aussila mienne.” »

Dans un accent vertigineux de béatitude, dans cet hymneadressé à soi-même, je le sais, les médecins voientaujourd'hui l'euphorie, le sentiment de volupté dernière decelui qui va périr, ainsi que le stigmate de la mégalomanie,de cette exaltation du moi qui est typique chez les espritsmalades. Mais, je le demande, quand l'état de l'enivrementcréateur a-t-il jamais été « sculpté » ainsi pour l'éternitéavec une pareille adamantine clarté ? Car c'est là le miracleparticulier et inouï des derniers ouvrages de Nietzsche : undegré suprême de clarté accompagne somnambuliquementle degré suprême de l'enivrement et ils sont subtils commedes serpents, au milieu de leur force presque bestiale debacchanale. D'habitude les exaltés, tous ceux dontDionysos a enivré l'âme, ont la lèvre épaisse et leur parole

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est obscure. Comme dans un rêve, leurs expressions sonttroubles ; tous ceux qui ont regardé dans l'abîme ontl'accent orphique, pythique et mystérieux d'une langue del'au-delà, dont nos sens ont seuls un pressentiment craintif,tandis que notre esprit ne la comprend plus entièrement.Mais Nietzsche, lui, est d'une clarté extraordinaire dansl'exaltation et sa parole reste incorruptible, dure et incisiveau milieu de tous les feux de l'ivresse. Peut-être aucun autrevivant ne s'est-il penché au bord du gouffre de la folie avecautant de sang-froid et de clarté, avec autant de témérité etautant de calme : l'expression de Nietzsche n'est pas(comme chez Hölderlin, comme chez les mystiques et lespythiques) nuancée et assombrie par le mystère ; aucontraire, jamais il n'a été plus vrai que dans ses dernièressecondes, on pourrait même dire qu'il a été illuminé par lemystère. Il est vrai que c'est une lumière dangereuse quibrille là ; elle a l'éclat fantastique et maladif d'un « soleil deminuit » qui s'élève, rouge feu, au-dessus des icebergs ;c'est une lumière septentrionale de l'âme qui, dans songrandiose unique, fait naître le frisson. Elle ne réchauffepas, mais elle effraie : elle n'éblouit pas, elle tue. Nietzschen'est pas entraîné vers l'abîme par le rythme obscur dusentiment, comme Hölderlin, ni par un flot de mélancolie : ilest consumé par sa propre lumière, par une sorte de coupde soleil, d'un soleil suprêmement brûlant et lumineux, parune allégresse flamboyante et intolérable. L'anéantissementde Nietzsche est une sorte de mort par la lumière, unecarbonisation de l'esprit par sa propre flamme.

Il y a déjà longtemps que ces clartés trop fortes fontpalpiter son cœur et l'embrasent ; lui-même, dans saprescience magique, s'effraie souvent de cette abondance

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de lumière venue d'en haut et des sauvages jubilations deson âme. « Les intensités de mon sentiment me fontfrissonner et rire. » Mais rien ne peut plus endiguer cecourant extatique, cet afflux de pensées descendues du cielcomme des faucons et qui bruissent autour de lui, sonoreset cliquetantes, jour et nuit, nuit et jour, heure après heure,jusqu'à ce que le sang fasse presque éclater ses tempes.Pendant la nuit le chloral le soulage, en édifiant un faibletoit protecteur — le sommeil — contre l'invasiontumultueuse des visions. Mais ses nerfs sont comme debrûlants fils métalliques : tout son être devient électricité etlumière, une lumière vibrante, flamboyante et pleine defulgurations.

Faut-il donc s'étonner que dans ce tourbillond'inspirations si rapides, dans ce ruissellement incessant depensées vertigineuses, il perde le contact de la terre fermeet que Nietzsche, tiraillé par tous les démons de l'esprit, nesache plus qui il est et que lui, l'illimité, ne reconnaisse plusses limites ? Depuis longtemps déjà (depuis qu'elle sentqu'elle obéit à la dictée de puissances supérieures et nonplus à son moi), sa main redoute de mettre au bas de seslettres son propre nom : Friedrich Nietzsche. Car le petit-filsdu pasteur protestant de Naumbourg doit sentirobscurément que depuis longtemps ce n'est plus lui qui vitdes choses aussi extraordinaires, mais bien un être qui n'apas encore de nom, une puissance supérieure, un nouveaumartyr de l'humanité. C'est pourquoi il ne signe plus sesderniers messages que par des noms symboliques : « LeMonstre », « Le Crucifié », « L'Antéchrist », « Dionysos »,depuis qu'il sent qu'il ne fait qu'un avec les puissancessupérieures à ce monde et qu'il se considère lui-même non

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plus comme un homme, mais comme une puissance et unemission. « Je ne suis pas un homme, je suis une dynamite. »« Je suis un événement de l'histoire universelle, qui coupeen deux l'histoire de l'humanité », s'écrie-t-il dans un accèsde suprême hybris, au milieu de l'atroce silence. Toutcomme Napoléon dans Moscou qui brûle, avec en face delui l'hiver sans fin de la Russie et autour de lui lesmisérables débris de la plus puissante des armées, publieencore les proclamations les plus grandioses et les plusmenaçantes (grandioses jusqu'à friser le ridicule),Nietzsche, dans le Kremlin en feu de son cerveau, composeimpuissant, avec les débris de ses pensées, les pamphletsles plus épouvantables : il ordonne à l'empereurd'Allemagne de venir à Rome pour l'y faire fusiller ; il inviteles puissances européennes à une action militaire contrel'Allemagne, qu'il veut enfermer dans un carcan de fer.Jamais une fureur plus apocalyptique n'a sévi plussauvagement dans le vide, jamais une hybris aussimagnifique n'a poussé un esprit au-dessus de toutes leschoses terrestres. Ses paroles retentissent comme descoups de marteau contre tout l'édifice mondial : il demandeque le calendrier soit modifié et parte, non plus de lanaissance du Christ, mais de l'apparition de sonAntéchrist ; il place son image au-dessus de toutes lesfigures de tous les temps ; même le délire malade deNietzsche est encore plus grand que celui de tous lesautres dont l'esprit a été aveuglé ; ici aussi, comme partout,règne en lui le plus mortel excès.

Jamais créateur n'a été assailli par un flot d'inspirationcomme celui qui envahit Nietzsche en ce seul automne.« Jamais il n'a été fait de travail littéraire, jamais il n'a été

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senti ni souffert de la sorte : seul un dieu, un Dionysossouffre ainsi » ; ces paroles qu'il prononce au début de safolie sont terriblement vraies. Car cette petite chambre duquatrième étage et la grotte de Sils-Maria hébergent, enmême temps que l'homme malade et en proie à la nervositéqu'est Friedrich Nietzsche, les pensées les plus hardies, lesparoles les plus magnifiques que le siècle ait connues à sondéclin : l'esprit créateur s'est réfugié sous ce toit bas etbrûlé de soleil, et il répand toute sa plénitude sur un pauvrehomme solitaire, sans nom, timide et perdu — infinimentplus qu'un seul humain peut en supporter. Et dans cet étroitespace, étouffé par l'immensité, le pauvre esprit terrestre,tout effrayé, vacille et chancelle sous la puissance deséclairs, des illuminations et révélations qui le fouettent.Tout comme Hölderlin dans son aveuglement spirituel, ilsent qu'un dieu est au-dessus de lui, un dieu de flammedont il est impossible de supporter le regard et dont lesouffle consume... Toujours le pauvre être frissonnant sesoulève pour voir son visage et les pensées s'échappent delui avec une précipitation incohérente... Car lui qui sent,crée littérairement et souffre ces choses ineffables... n'est-ilpas, n'est-il pas lui-même dieu... n'est-il pas un nouveaudieu de l'univers, depuis qu'il a tué l'autre ?... Qui est-il ?...Le Crucifié, le Dieu mort ou le Dieu vivant ?... Le Dieu de sajeunesse, Dionysos... ou bien est-il les deux à la fois, leDionysos crucifié ?... Ses pensées se troublent toujoursdavantage, le flot est trop bruyant par suite de trop delumière... Est-ce encore de la lumière ? N'est-ce pas de lamusique ? La petite chambre du quatrième de la via Albertocommence à résonner, toutes les sphères brillent et vibrent,tous les cieux sont transfigurés... Oh ! quelle musique ! Les

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larmes lui coulent dans sa barbe, chaudes et brûlantes...Oh ! quelle tendresse divine, quel bonheur smaragdin !... Etmaintenant... quelle immense clarté ! Et en bas, dans la rue,tous les gens lui sourient... Comme ils se lèvent pour lesaluer ! Voici que la marchande des quatre-saisons cherchedans sa corbeille les plus belles pommes... Tout s'incline etse courbe devant lui, le meurtrier de Dieu, tout est enjubilation, en jubilation... Pourquoi ?... Oui, il le sait, il le saitbien, c'est parce que l'Antéchrist est arrivé et tous ces genschantent « Hosannah ! Hosannahl »... Tout retentit,l'univers retentit d'allégresse et de musique... Et puissoudain tout est muet... quelque chose est tombé... c'est lui-même, hélas ! qui est tombé devant sa maison... quelqu'unle relève... Maintenant le revoici dans sa chambre... A-t-ildormi longtemps ? Il fait si sombre... Le piano est là ; de lamusique ! de la musique !... Et puis soudain des hommesdans sa chambre... N'est-ce pas Overbeck ?... Pourtant il està Bâle, et lui il est... où donc ?... Il ne le sait plus... Pourquoile regarde-t-il d'une manière aussi étrange, aussiinquiète ?... Ensuite un wagon, un wagon... Comme les railsbruissent, bruissent étrangement ! On dirait qu'ils veulentchanter... Oui... ils chantent son Chant de gondolier et lui lechante avec eux... il le chante dans les ténèbres infinies.

Et puis longtemps, tout ailleurs, dans une chambretoujours obscure, sans jamais plus de soleil. Jamais plus delumière, ni au-dedans ni au-dehors. Quelque part au-dessous de lui des hommes parlent encore. Une femme(n'est-ce pas sa sœur ? Mais elle est loin, très loin, au paysdes Lamas ?) lui dit des livres à haute voix... Des livres ?N'a-t-il pas, lui aussi, écrit des livres ? Quelqu'un lui répondavec douceur. Mais il ne comprend plus ce qu'on lui dit.

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Celui dans l'âme de qui a éclaté un pareil ouragan estdéfinitivement sourd à toutes les paroles humaines. Celuidans l'œil de qui le démon a regardé si profondément estaveugle à jamais.

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L'éducateurde la liberté

Être grand, c'est donner unedirection.

« On me comprendra après la prochaine guerreeuropéenne. » Cette phrase prophétique se trouve au milieudes derniers écrits de Nietzsche. Et, effectivement, on nesaisit le sens véritable des paroles du grand avertisseur, lanécessité historique qu'il exprime que par la situation detension, d'incertitude et de dangers de notre univers autournant du siècle dernier : il semble qu'en ce créateurétonnant, sensible au moindre changement atmosphérique,au moindre pressentiment d'orage, dont la nervosité setransformait alors en génie et le génie en lettresflamboyantes, se soit violemment déchargée toute lapression de lourdeur morale de l'Europe ; et c'est ainsi quenous assistons au plus magnifique ouragan de l'espritprécédant le plus terrible ouragan de l'histoire. Le regardperçant de Nietzsche a vu venir la crise, tandis que lesautres se berçaient de mots, et il s'est rendu compte de sacause : le « prurit nationaliste des cœurs etl'empoisonnement du sang qui font que les peuples enEurope s'isolent maintenant des peuples, comme s'ils semettaient en quarantaine », le « nationalisme de bêtes àcornes » sans plus haute pensée que la pensée égoïstepuisée dans l'histoire, alors que toutes les forces

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poussaient déjà violemment vers une union future et plushaute. Et l'annonce d'une catastrophe sort avec colère de sabouche, lorsqu'il voit les tentatives convulsives faites pour« éterniser en Europe le système des petits États », pourdéfendre une morale ne reposant que sur des intérêts et desaffaires ; « cette situation absurde ne peut plus durerlongtemps », écrit-il en lettres de feu sur la muraille, « laglace qui nous porte est devenue trop mince : noussentons tous le souffle chaud et dangereux du vent dudégel ». Personne n'a senti comme Nietzsche lescraquements de l'édifice européen ; personne, à uneépoque d'optimiste contentement de soi-même, n'a crié àl'Europe, avec autant de désespoir, de fuir, de fuir dansl'honnêteté et la clarté, de se réfugier dans une plus hauteliberté intellectuelle. Personne n'a senti aussi fortementqu'un temps venait de prendre fin et était mort et qu'aumilieu de la crise mortelle quelque chose de nouveau sepréparait de vive force : ce n'est que maintenant que nousle savons avec lui.

Cette crise, il l'a mortellement pressentie et il l'amortellement vécue d'avance : c'est là sa grandeur et sonhéroïsme. Et la formidable tension qui torturait son espritjusqu'à l'extrême et qui, finalement, le mit en pièces,l'unissait à un élément supérieur : ce n'était pas autre choseque la fièvre de notre univers, avant que crevât l'abcès.Toujours des oiseaux annonciateurs de la tempête,messagers de l'esprit, précèdent de leur vol les grandesrévolutions et les grandes catastrophes, et il y a une véritédans l'obscure croyance du peuple qui, avant les guerres etles crises, fait apparaître dans le monde céleste des comètesà la voie sanglante. Nietzsche fut un tel fanal dans ce

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monde, l'éclair qui précède la tempête, le grand tumulte quise déchaîne sur le haut des montagnes avant que l'ouraganne descende dans les vallées ; personne n'a senti d'avanceavec une sûreté aussi météorologique tous les détails nonmoins que la violence du cataclysme qui allait atteindrenotre culture. Mais c'est là l'éternelle tragédie de l'esprit,que sa sphère de clarté et de contemplation supérieures nese communique pas à l'air épais et confiné de son temps,que le présent reste toujours insensible et incompréhensiflorsque au-dessus de lui un signe plane dans le ciel etl'esprit, et que bruissent les ailes de la prophétie. Même leplus lucide génie du siècle n'a pas été assez clair pour queson temps ait pu le comprendre : comme le coureur deMarathon qui, après avoir accompli tout haletant la longuedistance qui le séparait d'Athènes, ne put annoncer ladéfaite des Perses que par un suprême cri d'extase (aprèsquoi il fut pris d'une hémorragie mortelle), Nietzsche sutprédire l'effroyable catastrophe de notre culture mais ne putl'empêcher. Il jeta simplement à son époque un formidable etinoubliable cri d'extase : ensuite l'esprit se brisa en lui.

C'est Jacob Burckhardt, son meilleur lecteur, qui, à monsens, définit le mieux son véritable apport lorsqu'il lui écrivitque ses livres « accroissaient l'indépendance dans lemonde ». Cet homme avisé et de vaste culture a bien écrit :l'indépendance dans le monde et non pas l'indépendancedu monde. Car l'indépendance n'existe toujours que dansl'individu, chez le particulier, et elle ne croît pas avec lenombre : elle n'augmente pas non plus avec les livres et laculture : « Il n'y a pas d'âge héroïque, il n'y a que deshommes héroïques. » Seul l'individu introduit dans lemonde l'indépendance, et toujours uniquement pour lui

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seul. Car tout esprit libre est un Alexandre, il conquiertimpétueusement toutes les provinces et tous les royaumes,mais il n'a pas d'héritiers ; toujours un empire libre devientla proie de Diadoques et d'admirateurs, de commentateurset de scoliastes, qui sont esclaves de la lettre. C'estpourquoi la grandiose indépendance de Nietzsche ne nousapporte pas en don une doctrine (comme le pensent lespédagogues), mais une atmosphère, l'atmosphère infinimentclaire, d'une limpidité supérieure et pénétrée de passion,d'une nature démoniaque, qui se décharge en orages et endestructions. Lorsqu'on prend contact avec ses livres, onsent de l'ozone, un air élémentaire, débarrassé de toutelourdeur, de toute nébulosité et de toute pesanteur ; on voitlibrement dans ce paysage héroïque jusqu'au plus haut descieux et l'on respire un air unique, transparent et vif, un airpour les cœurs robustes et les libres esprits. Toujours laliberté est le sens final de Nietzsche — le sens de sa vie etcelui de sa chute : de même que la nature a besoin destempêtes et des cyclones pour donner carrière à son excèsde force dans une révolte violente contre sa proprestabilité, de même l'esprit a besoin de temps en temps d'unhomme démoniaque, dont la puissance supérieure sedresse contre la communauté de la pensée et la monotoniede la morale. Il a besoin d'un homme qui détruise et qui sedétruise lui-même ; mais ces révoltés héroïques ne sont pasmoins des sculpteurs et des formateurs de l'univers que lescréateurs silencieux. Si les uns montrent la plénitude de lavie, les autres indiquent son inconcevable envergure ; carseules les natures tragiques sont capables de nous fairepercevoir la profondeur du sentiment et seule la démesurepermet à l'humanité de reconnaître sa mesure.

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Table

1. Tragédie sans personnages 92. Double portrait 173. Apologie de la maladie 254. Le don Juan de la connaissance 455. Passion de la sincérité 616. Marche progressive vers soi-même 797. Découverte du Sud 978. Le refuge de la musique 1159. La septième solitude 12510. La danse au-dessus de l'abîme 13311. L'éducateur de la liberté 147

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