Macroéconomie Semestre 2 SciencesPo. Menton Année 2007-2008.
Figures et formes de la normalité...étudiants du Cours « Sémiotique du discours social et...
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Figures et formes de la normalité
Sous la direction de Juan ALONSO et Denis BERTRAND
SOMMAIRE
Juan ALONSO et Denis BERTRAND
Du corps normalisé aux normalités sociales
PREMIERE PARTIE
NORMALITES DES CORPS
Marine PELLAN
Normalité ou normativité ? Maigres modèles
Elsa VASSEUR
Norme et transgression. The Crying Game (1992) et Ace Ventura Pet Detective (1994)
DEUXIEME PARTIE
NORMALITES DU SENSIBLE
Guillemette DENIS
Normalisation et neutralisation de l’écoute : la musique d’ambiance
Christelle PALLY
L’inquiétante normalité du simulacre : la photographie digitale
TROISIEME PARTIE
NORMALITES DU SOCIAL
Bérengère FORGET
Construction des discours normatifs : du droit au politiquement correct
Hélène SIFRE
De la norme d’exception à la norme commune. The Queen et Le Discours d’un Roi
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Juan ALONSO et Denis BERTRAND
Introduction
Du corps normalisé aux normalités sociales
Selon Erwing Goffman1, les « situations normales » sont celles dont les conditions permettent
aux sujets sociaux de se consacrer à leurs activités quotidiennes sans qu’ils aient à prêter attention
à ce qui se passe autour d’eux. Ce sont les situations dont la stabilité assure un degré de
prévisibilité élevé concernant les événements à venir ; elles s’accompagnent d’une quiétude
émotionnelle due à l’absence d’un quelconque signal d’alarme, de menace ou de pressentiment de
l’inattendu. N’ayant pas à dissiper leurs actions ni à consacrer leurs forces à des tâches extérieures
à celles qu’ils ont programmées, les sujets appréhendent la normalité comme une économie
pragmatique. Cette normalité peut donc être comprise, d’un point de vue sémiotique, comme
synonyme des formes de programmation narrative, cognitive et passionnelle qui rendent le
monde social stable, intelligible et rassurant. L’opération de normalisation procède d’une sorte
d’effacement de tous les traits phénoménologiquement « saillants » : l’état qui en résulte se
définirait alors moins comme un type particulier d’action sociale, que comme le « ton » ou le
« tempo » de l’action, ce « tempo » visant à produire un effet général d’atténuation des formes
sémantiques et syntaxiques. Une telle opération chercherait donc à gommer les discontinuités et
les « angles aigus » du discours, au profit d’une continuité qui interdirait les brusques
surgissements de signifiants imprévus. Elle est liée à une impersonnalisation de l’énonciation, où
s’estompent les marques de singularité de la subjectivité dans les pratiques et dans les discours
sociaux. Triomphe du « on » sur le « je », la normalité agit comme un phénomène de
neutralisation qui ne se manifesterait pas par un trait particulier du discours ou par une forme
narrative définie, mais plutôt par la production d’une atmosphère d’insouciance partagée – car
tout étant programmé et assumé par le collectif social, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Or, par un
glissement déontique générant les modalités de l’obligatoire et de l’interdit, le normal finit par
s’imposer comme une norme : immergé dans la normalité, l’individu qui pense qu’il ne lui arrivera
rien qu’il n’ait prévu en vient à considérer qu’il a le droit d’espérer, voire d’exiger, que rien ne lui
arrive en dehors de ce cadre. Ainsi la normalité se transforme en normativité, l’usage figé se mue
en prescription et les habitudes deviennent loi.
1 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. Vol. 2. Les relations en public, Paris, Minuit, 1973.
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Les textes que nous présentons ici sont issus d’une sélection des travaux réalisés par les
étudiants du Cours « Sémiotique du discours social et communication », en seconde année de
l’École de la Communication de SciencesPo - Paris au cours de l’année 2012-2013. Ces travaux
avaient pour objectif commun d’explorer la problématique de la « normalité » à travers différents
types de discours. Le choix d’une telle problématique était naturellement inspiré par la place que
le qualificatif « normal » avait occupée lors de la campagne pour l’élection présidentielle française
en 2012. Cette notion, autour de laquelle s’était cristallisée une bonne partie du débat sur les
personnalités des deux principaux candidats, avait par ailleurs donné lieu dans la presse à diverses
réflexions sur son sens et sur les relations qu’elle pouvait entretenir avec l’exercice du pouvoir.
Mais au-delà des raisons liées à l’actualité politique et aux questions spécifiques que la normalité
pouvait faire émerger dans ce contexte, notre projet visait à explorer d’autres univers discursifs
où, dans la vie sociale et culturelle, cette notion de « normalité » contribuait de manière essentielle
à la construction de leur sens. L’objectif était alors de dégager les structures qui sous-tendent
l’univers sémantique de ce concept et d’en analyser les dimensions socio-sémiotiques.
Les différentes contributions de ce dossier développent l’analyse des questions qui surgissent
ainsi de la normalité à travers des objets et des registres discursifs différents, mais selon des
perspectives théoriques et méthodologiques qui, quoique multiples, restent complémentaires.
Toutes prennent appui en effet sur la théorie sémiotique de la signification pour appréhender et
décrire la construction discursive de cette notion. L’ensemble des travaux montre que la
normalité, en dépit d’un contenu qui paraît à première vue simple et univoque, se révèle en
définitive complexe, polysémique et difficile à définir. Depuis la problématisation du concept de
normalité dans ses manifestations corporelles jusqu’aux analyses de sa dimension sociale dans les
formes de la normativité linguistique et juridique, en passant par l’étude des discours esthétiques
et médiatiques qui le prennent en charge, les six contributions de ce recueil ouvrent un vaste
champ d’analyse. Elles explorent le domaine sémantique de la « normalité » à partir de l’univers
lexical où elle s’inscrit – norme, déviation, exception, transgression, anormalité, etc. Elles
soulignent l’importance des champs modaux qu’elle investit – véridictoire, déontique,
épistémique. Elles développent enfin la description des processus et des parcours syntaxiques –
d’ordre narratif, passionnel ou sensoriel – qui se nouent autour de la normalité.
Les deux premiers chapitres, centrés sur la « normalité des corps », mettent en évidence que la
définition du normal se construit par opposition et n’existe donc qu’« en négatif », comme ce qui
se distingue et prend forme à partir de la transgression éprouvée. Par ailleurs, ils montrent aussi
comment le normal somatique, défini d’un point de vue descriptif par la dimension statistique qui
impose une donnée majoritaire, devient un normal prescriptif et normatif. Ces deux études
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déploient ainsi le parcours modal qui va d’une normalité définie par le pouvoir-être à une normalité
marquée par le devoir-être, donc par la règle.
Les deux chapitres suivants s’attachent à la codification du sensible à travers les discours
esthétiques. La première étude de cette section, consacrée à la musique d’ambiance, s’intéresse
aux propriétés de la signification auditive dans ce contexte particulier. Elle fait la découverte fort
intéressante du parallélisme entre normalité et neutralité par la suspension des données figuratives
et conflictuelles du discours. Cette musique curieusement faite pour ne pas être écoutée, affirme
sa « normalité », donc son absence de « relevance », par son effacement ou par sa non pertinence
perceptive, ce qui laisse le sujet – qui entend sans écouter – libre de disposer de son attention à
son gré. La seconde étude, consacrée à la photographie, pointe, à travers de l’analyse des notions
de simulacre et d’hyperréalisme, une question qui hante la normalité : sa dimension véridictoire,
c’est-à-dire son statut au regard de la vérité. L’étude met en évidence les difficultés et les limites
des stratégies de la normalité fondées sur l’idée de transparence, dans la mesure où elles peuvent
aussi être perçues comme le degré ultime de la manipulation.
Concernant enfin les « normalités sociales », la première étude aborde la question de la
transformation des normalités sociales, produits incertains de l’usage, en normalités juridiques,
codifiant et prescrivant les conduites. Elle porte sur le devenir du langage politiquement correct
qui se transforme en sur-norme linguistique. Elle examine par conséquent le parcours, déjà
exploré dans d’autres perspectives, qui va d’une normalité aléthique relevant du pouvoir-être, à une
modalité déontique institutionnalisée, marquée par le devoir-être et donc obligatoire et
contraignante. Dans les deux cas, ce travail montre que le langage verbal constitue l’instrument
par excellence de la normalisation des comportements sociaux. La dernière étude du dossier
souligne la force de dramatisation liée à cette normalité sociale. Elle prend appui sur un oxymore :
la « normalité d’exception », qu’induit le comportement des monarques anglais. A partir d’une
analyse de deux films récents, elle fait ainsi état du caractère dynamique de la normalité. L’étude
montre comment, à côté d’une définition paradigmatique et systémique de la normalité, il en
existe une autre qui dépend de son parcours syntagmatique et qui rend compte de ses
transformations sociales et historiques. Elle met par conséquent en évidence – ce qui est au fond
une des conclusions générales qu’on peut tirer de l’ensemble des travaux ici réunis – l’instabilité,
la malléabilité et la variabilité de la notion de normalité.
Mais au-delà des transformations des habitudes en normes, et donc des formes
d’« impersonnalisation » et de standardisation de nos sociétés qu’elles impliquent, la normalité
pose aussi un problème majeur sur sa nature, dont la solution est difficile : simple stratégie ou au
contraire forme de vie et vision du monde ? La normalité peut en effet être entendue comme la
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manifestation figurative – le paraître des apparences – et narrative – les conduites et
comportements – d’un « être » caché, secret, dont on veut que la véritable identité reste
clandestine pour des raisons purement « tactiques ». Le sens et la fonction de cette « normalité de
camouflage » sont clairs : échapper au contrôle et à la surveillance. L’agent secret, le policier
infiltré et le résistant qui se fondent avec le milieu où ils évoluent sont les exemples parfaits de
cette normalité stratégique. Les « indignés » de Wall Street revêtus en touristes anonymes l’ont
récemment illustrée. Mais parallèlement, il existe une autre normalité dont la visée n’est pas
uniquement « pratique » ou « utilitaire » mais plus profondément « existentielle », voire
« ontologique » : elle ne fait que donner une forme à une sorte de pur désir d’inexistence. La
normalité alors pourrait être envisagée comme une visée d’utopie dans sa version « activée » –
une manière de « résister » comme celle de Bartleby, le personnage de Melville –, ou au contraire,
dans sa version « passive », « désabusée », comme un idéal accommodateur d’indifférence, un
espace de confort dans le choix du non-choix. Il reste maintenant à l’analyse de vérifier dans les
différents discours et comportements sociaux quelles sont les formes et la nature des normalités
que notre société actualise à chaque moment et à quelle fin.
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PREMIERE PARTIE
NORMALITES DES CORPS
Marine PELLAN
Normalité ou normativité ? Maigres modèles
« Il n’y a pas de beauté sans quelque chose d’étrange dans les proportions. »
Pour répondre à une question qui lui était posée en janvier 2005 sur la maigreur des
mannequins défilant pour les maisons de haute couture, le créateur Karl Lagerfeld faisait appel à
C. Marlowe, citant cette phrase introductive1. Ce choix traduit la reconnaissance, voire la
revendication, d’une certaine étrangeté, d’une bizarrerie, d’une anomalie dans les corps des
mannequins. Ces physiques, a priori anormaux, établissent pourtant progressivement une norme
corporelle. Il convient donc de s’interroger à la fois sur l’éventuel caractère normal de ces corps
et de leurs représentations, ainsi que sur leur potentiel pouvoir normatif.
Avant toute chose, quelques éléments de définition sont nécessaires, en raison notamment du
double sens de la notion de norme. La norme est la règle s’appliquant dans un domaine donné.
Elle peut être descriptive (description d’un état de fait : « la norme en la matière ») ou prescriptive
(définition d’une norme à respecter, qui détermine le devoir être et le devoir faire). De ces deux
acceptions découlent deux notions (fig. 1) : normalité (caractère descriptif) et normativité
(caractère prescriptif).
1 « Des bras et des jambes interminables et une très petite tête », interview de Karl Lagerfeld par Françoise-Marie Santucci et Olivier Wicker, Next Libération (blog), 28 janvier 2005 - Lien vers l'article
7
Figure 1
Caractère descriptif de la norme : la normalité
Dans la catégorie descriptive (fig. 2, en bleu), la normalité se définit comme le caractère de ce
qui est normal, au sens de fréquent, habituel, généralisé. Etant l’antonyme de la rareté, le normal
est donc l’ordinaire. L’anormalité sera quant à elle établie par référence à un groupe déterminé et
à une moyenne préalablement définie. La normalité est aussi définie comme l’absence d’anomalie,
de morbidité, de pathologie.
Figure 2
Se rapprochant de la normalité, l’individu tend vers la conformité à la norme ; se rapprochant
de l’anormalité, il tend vers la déviance.
Caractère prescriptif de la norme : la normativité
La normativité renvoie au pouvoir normatif, c’est-à-dire à ce qui a les caractères d’une règle.
Le normatif fixe et prescrit une norme, sur la base de jugements de valeur. La normativité
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instaure donc l’obligation : elle relève de la modalité du « devoir ». Son opposé, qui relève du non-
normatif (ce qui n’a pas le pouvoir de fixer la norme), est l’exceptionnalité.
Figure 3
Concernant l’exceptionnalité (caractère exceptionnel, hors de la règle générale ou commune,
donc hors de la norme), elle constitue une éventualité ; c’est la modalité du « pouvoir ». Quant à
la particularité, qui relève de l’individu, elle s’oppose à la dimension collective, générale, de la
normativité. Cela illustre le rapport entre individu et société, les normes de la société s’imposant à
l’individu, mais pouvant aussi provenir de lui (les mannequins, individus, créent une norme du
corps). Sur cet axe de la normativité, les modalités du devoir et du pouvoir se trouvent opposés.
Plusieurs degrés d’intensité existent entre ces deux pôles (possibilité, suggestion, incitation,
obligation).
Sur la base de ces deux univers (descriptif et prescriptif), il s’agira ici de savoir où se situent
ces « maigres modèles » : normaux ou anormaux ? Exceptionnels et particuliers, ou normatifs ?
Nous nous demanderons donc comment un corps a-normal peut fonder une norme, mais aussi
quel discours cette nouvelle norme sert et quel sens se trouve donc derrière les signes que
constituent ces corps.
Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux maigres modèles : que sont ces corps
maigres ? Comment sont-ils présentés, représentés, mis en scène ? Dans un second temps, nous
verrons quelle norme ils établissent. Enfin, nous étudierons le nouvel idéal corporel ainsi
construit, qui propose une réinterprétation de la place de l’esprit et du rapport entre corporel et
spirituel.
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Du corps maigre anormal…
Il s’agit avant tout de délimiter ce que l’on entend par « maigre », et en quoi cette maigreur ne
relève pas de la normalité. Nous retiendrons deux critères de détermination de la maigreur : un
critère d’ordre physiologique et médical, presque empirique (l’IMC ou Indice de Masse
Corporelle), et un critère sensible, subjectif.
Qu’est-ce que le corps maigre?
L’IMC est une norme internationale adoptée avant tout pour mesurer l’excès de poids et
l’obésité, de façon à pouvoir évaluer les risques pour la santé qui leur sont associés. Cet indice
estime donc le degré d’obésité mais, se présentant sous la forme d’une échelle ouverte, permet
aussi de déterminer la normalité pondérale ou la maigreur. L’IMC se calcule en divisant le poids
(kg) par la taille au carré (m2). Sur cette échelle, la normalité pondérale se situe entre 18 et 25
kg/m2. En dessous, on parle de maigreur (entre 15 et 18) voire de famine (en dessous de 15). Au-
dessus de 25, on trouve plusieurs catégories graduelles : surpoids, obésité modérée, obésité sévère
et enfin obésité morbide. Sur la base de ce critère, les corps des mannequins ne se situent pas
dans la catégorie normale : plus grandes et moins grosses que la moyenne, le résultat ne peut que
baisser. A part quelques très rares exceptions, les mannequins des maisons de haute couture ont
un IMC compris entre 15 et 18, voire souvent en dessous.
Le second critère existant est un critère subjectif. Le maigre est défini comme ce qui contient
peu de graisse, peu de matière grasse. Dès lors, on peut en déduire visuellement le caractère
maigre d’un corps en l’absence de gras, lorsque la structure squelettique est visible (membres plus
fins que les articulations, côtes visibles, etc.). C’est une approche esthétique et subjective qui reste
un repère pour distinguer et ordonner les « types » de corps (maigre, normal, gros). Le maigre est
aussi, par opposition, ce qui n’est pas gros. Se pose alors la question de ce qui est gros. Il s’avère
que, si le critère dit « objectif » (IMC) définit une normalité médicale, le critère esthétique a des
limites plus vagues. Les représentations les plus courantes (les plus habituelles, donc « normales »)
montrant de plus en plus de corps anormalement maigres, la notion de « gros » s’élargit, par
contraste, incluant de plus en plus de corps dans les catégories du rond, du dodu, du « bien en
chair », et excluant de plus en plus de corps de cette normalité factice offerte dans les
représentations.
Comparés aux corps ordinaires, fréquents, répandus, les corps maigres sont anormaux. « La
jeune fille de la rue serait plus menacée par une surcharge pondérale que par une maigreur excessive », écrit Cécile
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Daumas1. Ainsi, dans le cas où la norme (au sens de fréquence) sortirait de la norme (au sens
médical), le corps tendrait plutôt vers l’excès que la carence.
En 2009, lorsque Karl Lagerfeld répond une nouvelle fois à la polémique sur la maigreur des
mannequins2, il indique que « personne ne veut voir de femmes rondes » dans les défilés. Mais l’on
s’aperçoit que ce qu’il décrit ensuite (pratiques, modes de vie) est en réalité un mode de vie
normal, fréquent, répandu. Il accole l’adjectif « gros » à cette normalité, renvoyant dos à dos le
monde des mannequins minces à la réalité des « grosses bonnes femmes » : « de grosses bonnes
femmes assises avec leur paquet de chips devant la télévision qui disent que les mannequins minces sont hideux ».
D’un côté, l’univers de « la mode », de « la haute couture », monde de « rêves et d’illusions », avec
ses « mannequins minces », en mouvement dans le défilé. De l’autre, la normalité et sa
« télévision », ses « chips », ses « femmes assises ». A cette normalité objective peu réjouissante, il
préfère l’anormalité revendiquée du monde de la mode. Cela est encore renforcé dans une autre
de ses citations3 : « Le corps ‘mode’ aujourd’hui, c’est une silhouette faite au moule, d’une
étroitesse incroyable, avec des bras et des jambes interminables, un cou très long et une très petite
tête. Il ne faut pas avoir d’os trop larges. Il y a des choses qu’on ne peut pas raboter ».
Figurativisation : comment le corps est-il mis en scène et représenté ?
Le monde normal est donc un monde assis, passif, qui regarde à la télévision les mannequins
agir, des corps debout, en mouvement permanent sur le « catwalk » (fig. 4) ou lors des séances
photo (fig. 5). Le monde des mannequins et de la mode évolue donc dans le registre actif : les
corps, longilignes, verticaux, linéaires, avancent, sont en mouvement. Ils répètent chacun leur
tour le même parcours, les mêmes rythmes, les mêmes pauses / poses. Ils s’agitent, tandis que le
monde normal, passivé, les regarde.
1 Cécile Daumas, « Le corps du délit », Next Libération (blog), 29 septembre 2006 - Lien vers l'article 2 « Runde Frauen will da niemand sehen », Karl Lagerfeld, Focus, 11 octobre 2009 - Lien vers l'article 3 Cécile Daumas, « Le corps du délit », op. cit.
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Figure 4 Figure 5
Quant à l’espace dans lequel ces corps évoluent, ce sont des lieux exceptionnels, non
ordinaires : opulents, spectaculaires, très éclairés (fig. 6) ou, au contraire, anormalement
dépouillés, neutres (arrières plans dans les studios, fig. 7).
Figure 6 Figure 7
On distingue trois types d’acteurs, mêlés dans le corps et le mouvement : l’objet vêtement, le
sujet créateur et enfin le corps (entre les deux natures objet / sujet). Le créateur dessine le vêtement,
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selon les contraintes fixées par la maison de couture pour laquelle il travaille (histoire, style,
matières, contraintes économiques, etc.). Son art s’exprimera dans le cadre de ces contraintes.
Karl Lagerfeld estime à ce sujet que « les dessins de mode n’ont jamais vraiment ressemblé à une
réalité terrienne »1. Le créateur ne reproduit donc pas ce qu’il voit : il imagine, il invente. Il fait
acte de création. Ce qui défile ensuite (le duo mannequin – vêtement) est le résultat de cet acte :
c’est le reflet du processus de création (le croquis de mode montre surtout la ligne du vêtement et
son mouvement) et de la création elle-même (l’idée derrière). Ainsi, même absent de la scène, le
créateur est présent dans son œuvre, porteuse du propos artistique. Le mannequin, longiligne, en
mouvement, rappelle le croquis de mode
Le vêtement, second acteur, est porté par un corps maigre effacé, en retrait, parfois comparé
à un cintre (« silhouettes portemanteaux qui s’oublient sous le vêtement »2). Ainsi, le vêtement est
mis en avant, valorisé. Il est acteur car porteur du propos du créateur, transmettant le message et
le parti pris créatif. L’objet vêtement est activé ; il devient sujet.
Troisième acteur, le mannequin a pour métier de poser ou de s’exposer pour valoriser les
produits de l’industrie de la mode (promotion de l’habillement, des accessoires de mode et des
produits de beauté). Les mannequins sont les faire-valoir de la création. Sans possibilité de
s’exprimer, se succédant les uns aux autres, rendus identiques (coiffures, maquillage, sélection
selon les mensurations, démarches) (fig. 8), les sujets « mannequins » deviennent des objets
« corps » : comme l’explique le créateur Moritz Rogosky, ce sont « des corps exagérés qui
correspondent à la démarche esthétique actuelle de chercher toujours plus d’extrême […] Il faut
donc des corps disproportionnés, des corps plus vraiment humains3 ». Le corps s’efface, il n’est
plus le porteur du message, ce n’est pas lui qui parle, mais le vêtement. En effet, alors que les
corps se ressemblent tous, les vêtements changent. Ils se suivent mais ne se ressemblent pas. Ils
portent le sens, l’histoire que le créateur veut transmettre. Ils sont l’objet de toutes les attentions,
puisqu’ils seront le sujet des articles sur le défilé – et non les mannequins.
On assiste bien à une inversion : le sujet mannequin est passivé, et l’objet vêtement est activé.
On appelle d’ailleurs l’ensemble « la silhouette » : sur le site Internet de Dior, plutôt que de
proposer de retrouver le vêtement grâce aux noms des mannequins, on les retrouve par
silhouette, sorte d’hybride issu de la fusion entre le vêtement porteur de sens et le corps en
mouvement.
1 « Des bras et des jambes interminables et une très petite tête », interview, op. cit. p. 3 2 Cécile Daumas, « Le corps du délit », op. cit., p. 6 3 Cécile Daumas, « Le corps du délit », op. cit., p. 6
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Figure 8
La figurativisation, tant spatiale qu’actantielle, sert le point de vue selon lequel « la mode est là
pour faire rêver, créer un univers d’exception, loin, dans un premier temps, des exigences de la
rue 1 ». Un univers exceptionnel est ici aussi un univers a-normal. C’est également un univers qui
exclue l’ordinaire, le commun, l’attendu. D’un point de vue éthique, ce discours valorise l’action,
le mouvement, mais aussi la création, la liberté, par opposition à un monde normal décrit comme
passif, attentiste, impuissant. L’univers de la haute couture donne à voir, suggère, incite,
ordonne : il prescrit les comportements et les modes. Ces nouvelles normes induisent une
réaction d’intériorisation chez le destinataire.
Ainsi, selon nos définitions de la normalité, le corps maigre est un corps anormal puisqu’il ne
correspond pas à la norme, à la moyenne, en termes de mensurations, de poids, de silhouette.
Cette anormalité du corps est encore renforcée par sa mise en scène dans des environnements
exceptionnels.
1 Cécile Daumas, « Le corps du délit », op. cit., p. 6.
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… à la norme du corps maigre
Le corps maigre évolue dans le registre de l’action. Le destinataire de ses représentations (le
spectateur « normal ») évolue dans un registre passif, réactif au mieux. Le corps maigre fixe une
norme ; il prescrit une apparence. Il devient modèle.
Le modèle
Le modèle est défini comme ce qui possède les qualités idéales. D’un point de vue aspectuel,
le modèle est par excellence le parfait, l’accompli. Il est à la fois perfection et injonction. Servant
de base à l’imitation, il est en effet normatif et fixe un idéal corporel, en réalité inatteignable,
puisque l’idéal est aussi ce qui n’existe pas réellement. Il est ce que nous souhaitons atteindre et
qui nous donnerait entière satisfaction. La notion d’idéal comporte donc une dimension
utopique.
Les critères et les outils de la norme
Dès lors, des critères et outils de mesure viennent renforcer la norme, en la délimitant et en
déterminant ce qui lui est conforme et ce qui ne l’est pas. Les critères sont notamment les
mensurations (taille moyenne, tour de poitrine, tour de hanche, tour de taille), auxquelles s’associe
un outil de mesure : les tailles des vêtements (taille 32 ou 34 en France, taille zéro et double zéro
aux Etats-Unis). Véritables révélateurs, il est impossible d’échapper à leur verdict : soit le corps
rentre dans le vêtement, soit il ne rentre pas. Libre au créateur de réduire ou d’agrandir les tailles
pour inclure ou exclure certains physiques.
D’autres outils permettent d’ajuster les corps au fur et à mesure pour qu’ils soient conformes
à la norme. Ces outils peuvent intervenir avant (séances sportives pour mettre les corps en
condition), pendant (éclairage) ou encore après (corrections sur Photoshop). En dernier ressort,
ces retouches permettent d’approcher le corps encore un peu plus de l’idéal, le rendant irréel. Les
quatre visuels suivants (Ralph Lauren) permettent de comparer les corps réels, existants (fig. 9a et
10a) et leurs versions transformées, irréelles, qui ne pourraient exister (disproportion entre la tête
et l’ossature générale sur la fig. 9b, disproportion entre la largeur des épaules et celle des hanches
sur la fig. 10b).
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Figure 9a Figure 9b Figure 10a Figure 10b
Ces images permettent d’illustrer les deux dynamiques simultanées à l’œuvre sur le corps du
mannequin : l’essentialisation et l’effacement. Tout d’abord, le corps est réduit à sa plus simple
expression : la ligne. Alors que le normal ou le rond est courbe, le corps maigre est un corps
droit, qui va à l’essentiel, sans détour (ligne droite d’une articulation à l’autre, qui suit le chemin
de l’os, sans courbes ni rondeurs ni superflu). Cela est particulièrement visible sur la figure 9b.
La dynamique de l’effacement est plus visible sur la figure 10b : progressivement, le corps se
réduit, il diminue, il disparaît. Il prend de moins en moins de place dans les vêtements, dans
l’espace. Il se met au service du vêtement, de l’idée, de la création. Ce n’est pas lui qui est valorisé
ou mis en avant. Au contraire, il est minimisé.
Schéma esthésique : corps et esprit
Ces critères et outils servent donc à délimiter la norme et à contrôler la conformité à celle-ci.
Une autre mécanique est également en jeu, celle de l’esthésie. La mise en scène du maigre entraîne
notamment des émotions comme le désir, qui peuvent elles-mêmes enclencher une dynamique
d’imitation (imiter le beau, tendre à son tour vers l’idéal présenté).
Le schéma esthésique suit ainsi la logique suivante :
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Figure 11
Face aux défilés spectaculaires, aux silhouettes qui se suivent, au rythme particulier de
l’événement, la sensation est celle du beau. Le beau peut être défini comme la caractéristique
d’une chose qui, au travers d’une expérience sensorielle (vision, ouïe), procure une sensation de
plaisir ou de satisfaction. Le lexique de l’art et de sa beauté revient très souvent dans les
descriptions des défilés et des collections présentées. L’indice de cette sensation du beau est le
désir ressenti : cette beauté exceptionnelle, exclusive, est désirable car elle est à la fois belle et rare,
difficilement accessible (prix, quantités limitées, listes d’attente pour les commandes, tailles des
vêtements). Le désir se porte sur la vision d’ensemble, à savoir la silhouette, fusion entre le
vêtement et le corps. Cette silhouette longiligne, en mouvement, gracieuse, est une icône. Elle est
la rencontre entre sujet et objet, au service de l’idée créative. Cette silhouette est le symbole d’une
dualité réconciliée : celle de l’abstrait (l’idée, l’esprit) et du concret (la réalisation, le corps). Ce
schéma esthésique s’auto-entretient : la dimension symbolique alimente la sensation du beau.
Cette mécanique accroit l’adhésion à la norme nouvelle, à l’idéal représenté.
Ainsi, en tant que modèle, le corps maigre est créateur de norme. Il s’appuie sur des critères
pour définir ce qui lui est conforme ou non. Des outils multiples permettent d’assurer le respect
de cette norme dans les représentations. L’idéal ainsi créé célèbre la fusion du sujet et de l’objet,
du corps et de l’esprit (via la création). A son tour, cette vision idéale provoque la sensation du
beau et renforce encore la norme nouvelle.
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Un idéal corporel aux formes nouvelles, au service d’un idéal spirituel renouvelé
Comme tout idéal, le modèle incarné par le corps maigre ne peut en réalité être atteint. Il reste
ce à quoi l’on aspire, ce vers quoi l’on tend désespérément. Le parallèle avec le monde du sacré
est intéressant (représentations religieuses chrétiennes en particulier). On y retrouve cette tension
vers un idéal, qui passe par un éloignement, une distanciation d’avec le corps, pour mieux se
rapprocher de l’idée, de l’abstrait. Nous avons vu que le corps du mannequin était en retrait pour
valoriser le vêtement, véritable porteur du sens et donc du contenu spirituel.
Négation et abnégation, narcissisme et altruisme
Cependant, dans ce cas précis, la disparition du corps est le fruit de la volonté : à la fois
volonté du créateur, dans le but de valoriser son œuvre (nier le corps d’un autre pour mieux
montrer sa création, le vêtement), et volonté du mannequin, support de l’œuvre, qui adapte son
alimentation et son activité physique afin de correspondre à ce qui est attendu de lui. Ici,
l’effacement, voire la négation du corps, laisse par défaut plus de place à l’idée, produit de l’esprit,
qui dirige et contraint les corps.
Dans les représentations religieuses, les êtres présentés sont naturellement bons : ils sont
saints. La dimension spirituelle prévaut dès le départ sur les corps, qui sont secondaires, donc en
retrait, cachés, dissimulés (vêtements). Ce sont les bons sentiments qui sont mis en exergue (le
regard de la Vierge sur son enfant, son dévouement, son abnégation) (fig. 12 et 13). Ici, la
négation du corps se fait dans le cadre d’une relation, et non dans une dynamique de contrôle ou
de maîtrise de soi (pour le mannequin) ou de l’autre (pour le créateur). Ici, un autre existe, et son
existence est pleinement reconnue, prise en compte, célébrée. La disparition du corps du
mannequin est solitaire, narcissique : elle ne répond pas au besoin d’un autre, elle n’est pas un
sacrifice altruiste, mais le résultat d’une exigence à laquelle le corps doit se conformer.
18
Figure 12 Figure 13
Ainsi le corps dissimulé de la Vierge est dévoué à l’enfant, tandis que le corps exhibé, mais
menu, du mannequin n’a qu’une fonction individuelle. Les représentations le montrent comme
un être seul, volontaire et mobile, exhibé, objet du fantasme, et non comme un être de relation,
immobile et protecteur, n’attirant l’attention que par sa bienveillance pour un autre (fig. 14 et 15).
Figure 14 Figure 15
On oppose donc l’autocélébration de l’individu, de sa volonté, de sa puissance (le corps
maigre, exhibant la puissance créatrice d’un autre) à la dévotion (corps sacré, altruiste et
19
protecteur). Le corps maigre relève du faire (volonté), tandis que le corps religieux, sacré, relève
de l’être.
Les modalités de l’action : être et devoir
Reprenons notre distinction de départ entre dimension descriptive et dimension prescriptive
de la norme. La dimension descriptive implique donc l’être, tandis que la dimension prescriptive
implique le devoir (ou le devoir être) (fig. 16). Dans le premier cas, on se situe au niveau de
l’individu ; dans le second, à celui de la communauté, de la société. Sur l’axe de l’être, on peut être
ou ne pas être conforme à la norme (conformité vs. déviance, désobéissance). C’est une approche
descriptive objective de l’individu. A l’inverse, sur l’axe du devoir, qui fixe l’intensité de la
contrainte exercée par la norme (de la société vers l’individu), devoir implique une obligation tandis
que ne pas devoir implique par défaut la liberté (absence d’obligation).
Figure 16
Dès lors, deux questions simultanées se posent pour l’individu pris dans ce schéma : dois-je
respecter cette norme ? Si oui, y suis-je déjà conforme ? Cela déterminera la nécessité de
l’action (passage à la conformité) : faut-il se conformer à cette norme, et si oui, quelle distance
sépare l’être actuel de l’être à atteindre ?
Le ressort de l’action se situe dans la relation entre deux autres modalités : le pouvoir et le
vouloir. En effet, si le constat précédent indique qu’il faut changer pour se conformer à la norme,
il faut alors établir si cette transformation est possible (capacités et possibilités physiques :
plasticité et résistance des corps, santé, génétique etc.). La modalité du pouvoir relève du corps.
L’autre modalité est le vouloir, c’est-à-dire la volonté – qui ne relève pas que du corps mais aussi
d’une certaine force mentale – de se conformer à cette norme. Cette dialectique pouvoir / vouloir
20
déterminera les modalités de l’évolution vers la conformité. Cela déclenche la dynamique de
tension vers l’idéal corporel et spirituel.
Disparition du corps au service de l’idée
Dans ces représentations idéales (maigreur et sacré), le corps est absent ; en effet, il n’est pas
l’objet du propos. Dans le cas du corps maigre, qui donne la priorité à l’idée, au produit de l’esprit
(création), sur le corps, la pureté revient à ne pas se perdre dans la chair, qu’il s’agisse du « péché
de chair » (la sexualité, le désir, qui ferait du corps l’objet de l’attention et du désir des spectateurs,
et occulterait le travail du créateur) ou de la chair à proprement parler (le gras, le flasque, le
courbe, le volumineux) (fig. 23 et 24).
Figure 23 Figure 24
Le corps maigre se réduit donc à son expression minimale, la plus schématique : l’ossature
(structure), les articulations (mouvement), la peau. Cette recherche d’essentialisation éloigne les
préoccupations « terrestres » et corporelles telles que l’alimentation ou la sexualité, permettant
d’accéder à une forme de béatitude, rendue possible par la tension vers l’idéal (« ce que nous
souhaitons atteindre et qui nous donnerait entière satisfaction »).
Cet idéal du corps maigre reprend les codes du sacré : son vocabulaire (« créateur »,
« création »), la logique de ses représentations (disparition du corps au profit de l’idée, du
spirituel), et l’on peut ainsi construire une analogie : le sacré associe des êtres exceptionnels à des
destinées exceptionnelles, et la haute couture associe des êtres exceptionnels à un environnement
21
exceptionnel, spectaculaire. On en revient aux « corps disproportionnés, plus vraiment humains »
évoqués plus tôt. Le monde de la création de mode requiert des corps anormaux puisque que,
comme nous l’avons vu, « les dessins de mode n’ont jamais vraiment ressemblé à une réalité
terrienne 1». Cette idée que l’être humain est au service d’un dessein plus grand se retrouve bien
dans le sacré. Néanmoins, si des ressemblances existent, les idéaux du sacré et de la maigreur ne
célèbrent pas une conception identique de l’être et ne lui attribuent pas la même fonction.
Ainsi, l’idéal sacré célèbre la vie : il met en avant l’Enfant, la procréation. A l’inverse, la norme
de la maigreur célèbre l’individu, seul (le créateur, le mannequin), défini avant tout en tant que
personne, acteur auto-suffisant et autotélique – parfois même incapable de procréer en raison de
cette trop grande maigreur –, et non comme l’élément d’une communauté, voire d’un tout. Cette
célébration narcissique et individualiste transforme la définition du corps, sa représentation, sa
fonction : il ne porte plus la vie mais l’idée.
Conclusion
Pour conclure, nous pouvons dire que les corps maigres sont anormaux mais qu’en tant que
modèles, ils établissent une norme (pouvoir normatif et prescriptif). Cette norme propose un
idéal d’individu, corporel et spirituel. Si certaines ressemblances existent avec l’idéal sacré, l’idéal
prôné ici est tourné vers l’individu, vers son identité, sa volonté, et non vers le collectif ou vers
l’autre. Ainsi, ces représentations corporelles nouvelles et les idéaux qu’elles sous-tendent
traduisent aussi les évolutions des conceptions quant à la place de l’individu dans le collectif. Le
sens nouveau (les conceptions) transforme donc le signe (le corps). De la même façon, ce signe
nouveau (le corps maigre) alimente et légitime les conceptions tournées vers l’individu, créant une
cohérence entre conceptions spirituelles et représentations du corps.
Corpus (illustrations)
Figures 4, 14, 15, 23 et 24 : photographies de mannequins défilant (période 2004-2012)
Figures 5 et 7 : série de photographies « Body by Kloss », Vogue Italia, Déc. 2011 – Lien 1
1 « Des bras et des jambes interminables et une très petite tête », Interview, op. cit. p. 3.
22
Figure 6 : photographie d’un défilé Chanel au Grand Palais, 2010
Figure 8 : site Internet Dior, Décembre 2012 – Lien 2
Figures 9a, 9b, 10a et 10b : visuels publicitaires Ralph Lauren, Oct. 2009 – Lien 3, Lien 4
Figure 12 : Tableau de Raphaël, La Madone Pasadena, 1503
Figure 13 : Tableau de Raphaël, La Vierge de l’Impannata, 1513-1514
Figures 17, 18 et 19 : série de photographies « Festin », Vogue France, Sept. 2010 – Lien 5
Figure 20 : Tableau de Nicolas Poussin, Jupiter et Antiope (Venus et Satyre), 1854
Figure 21 : Détail d’un tableau de Gustave Courbet, La Femme au perroquet, 1866
Figure 22 : Tableau d’Artemisia Gentileschi, La Vénus endormie, 1625-1630
Bibliographie
GUERCI Antonio, « Normalité, norme, normativité. Anthropologie physique des corps-autres »,
in Gilles Boëtsch et al., Corps normalisé, corps stigmatisé, corps racialisé, Bruxelles, De Boeck Supérieur,
« Hors collection », 2007 pp. 57-75.
23
Elsa VASSEUR
Norme et transgression
The Crying Game (1992) et Ace Ventura Pet Detective (1994)
Approche préliminaire
Définitions et concepts
Étudier la transsexualité comme phénomène sémiotique nécessite au préalable de définir de
manière rigoureuse les termes employés, et ce d’autant plus qu’un certain flou sémantique entoure
la notion de transsexualité ainsi que celles qui lui sont associées.
En premier lieu, la notion de transsexualité fait intervenir les notions essentielles de sexe et
de genre. Le sexe anatomique se définit par la possession d’organes sexuels apparents (externes et
internes) et des caractères sexuels secondaires (seins, pilosité, tessiture de la voix…) qui lui sont
associés. Le genre se définit quant à lui comme la conscience du sujet d’appartenir au sexe qui est
le sien. La binarité des sexes homme et femme détermine la binarité des genres et des sexualités
qui lui sont traditionnellement associés – le masculin et de le féminin, l’hétérosexualité et
l’homosexualité.
Ensuite, une catégorie ne se définissant qu’en relation avec d’autres catégories, mais aussi et
surtout en opposition avec elles, il importe de comprendre ce que la transsexualité n’est pas. La
transsexualité n’est pas un travestisme, qui consiste à porter des vêtements et accessoires
traditionnellement associés au genre opposé. Contrairement au transsexuel, un travesti ne ressent
pas nécessairement l’envie de changer de sexe. La transsexualité ne doit pas non plus être
confondue avec l’hermaphrodisme, c’est à dire le fait d’être né biologiquement avec les deux sexes :
les transsexuels, s’ils ont la volonté d’en changer, ont sans ambigüité un sexe biologique donné.
Enfin la transsexualité n’est pas synonyme d’homosexualité : un individu transsexuel peut être attiré
par des hommes ou par des femmes, indépendamment du genre auquel il se sent appartenir.
24
Après avoir défini ce que la transsexualité n’est pas, on peut aboutir à la formulation
suivante : la transsexualité peut se définir comme une non-conformité ressentie par l’individu entre
son sexe physique anatomique et son genre. Un transsexuel, dans cette acception, est un individu
qui identifie son genre avec celui du genre opposé. La transsexualité s’oppose ainsi à la cissexualité,
terme issu des gender studies anglo-saxonnes, décrivant l’identification non-problématique d’un
individu entre son sexe et son genre. Dès lors, la transsexualité remet en cause une certaine
modalité déontique du corps genré, selon laquelle sexe et genre concorderaient nécessairement.
On voit que la dichotomie cissexualité/transsexualité recouvre une autre relation oppositive :
celle de norme et transgression.
Par opposition au corps cissexuel qui s’inscrit dans une normalité définie comme normative,
c’est-à-dire prescriptive de comportements, le corps transsexuel s’inscrit dans la transgression,
c’est-à-dire la violation de la norme. Cette trans-gression est entérinée par la désignation même du
phénomène : le suffixe trans signifie à coté, au-delà, par opposition à cis qui signifie dedans, en
deçà. La transsexualité nie les limites du genre binaire, masculin-féminin, hétérosexuel-
homosexuel, pour proposer d’autres gradations conceptuelles du genre et de la sexualité.
Enfin, la transsexualité s’insère au sein d’un réseau de significations plus large et ne peut se
comprendre qu’au regard d’autres phénomènes : la dysphorie de genre, qui désigne la souffrance liée
au sentiment d’appartenir à un autre sexe que son sexe biologique ; et la transphobie, qui désigne
l’ensemble des marques de rejet à l’égard des personnes transsexuelles, et dont les interactions
avec la norme feront l’objet du présent essai.
Re-présentation filmique et approche interactionnelle
La transsexualité est un phénomène difficile à appréhender, car ce concept, dont l’essence
réside dans l’acte du passage d’un sexe à un autre, d’un genre à un autre, se laisse difficilement
enfermer au sein d’une catégorie. Or le regard cinématographique nous permet de contourner cet
écueil : toute mise en re-présentation s’appuyant sur « une activité de mise en constitution, dirigée par
une in-tension affective ou mise en tension affective »1, le regard cinématographique nous livre
une construction intentionnelle du concept de la transsexualité, à travers laquelle se lit le social.
En d’autres termes, c’est derrière la représentation fictionnelle de la transgression, que se
dévoile la réalité de la norme. Le sens naissant de la différence, nous nous intéresserons à la
confrontation du je et de l’autre, du corps normatif et du corps transgressif : c’est donc dans
1 Fabienne Martin-Juchat, « Représentations visuelles des corps en interaction : quels modèles de l’interprétation ? », Proceedings of the International Society of Interacting Bodies, 2006.
Disponible en ligne : http://gesture-lyon2005.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=242
25
l’interaction entre les corps que nous lirons la mise en récit de la transgression, et par jeu de
miroirs, celle de la norme.
Dans cette perspective interactionnelle, notre étude s’appuiera sur deux films, le premier
tragique, l’autre comique : The Crying Game (1992), et Ace Ventura Pet Detective (1994). Plus
précisément, nous fonderons notre analyse sur la mise en parallèle des scènes de « révélation » de
la transsexualité, et des réactions de rejet qui l’accompagnent. La signification de cette
transphobie, et la relation qu’elle entretient avec la normativité, feront l’objet de notre étude, qui
nous permettra de répondre à la problématique suivante : par quel mécanisme l’expérience de la
transphobie fait-elle advenir la norme ?
La transphobie en acte
Un acte passionnel : le vomissement
Le dévoilement de la transsexualité d’un personnage constitue un ressort dramatique efficace,
pouvant donner lieu à de véritables coups de théâtre. Dans The Crying Game, lorsque Fergus, sur
le point de coucher avec Dil, découvre que celle-ci n’est pas une femme mais un transsexuel
homme devenu femme, il court à la salle de bains pour vomir, laissant la jeune femme
désemparée.
Fergus vomit dans le lavabo… …laissant Dil désemparée sur le canapé
De même, dans Ace Ventura, pet detective, Ace Ventura se rend compte, horrifié, que la femme
qu’il a embrassée auparavant, Lois Einhorn, est en réalité un transsexuel. Si le registre est cette
fois celui du comique, la réaction d’Ace est en revanche similaire à celle de Fergus, puisqu’il court
aux toilettes pour vomir.
26
Ace réalise qu’il a embrassé un transsexuel… …et court vomir dans les toilettes.
Ces deux scènes illustrent de manière exemplaire l’irruption du passionnel dans le champ de
l’action. Prenons le cas de The Crying Game. Fergus, dans un état de trouble romantique et
d’excitation sexuelle, est prédisposé à devenir un sujet passionnel. Le dévoilement du corps
transsexuel de Lois active cette prédisposition et enclenche le processus : Fergus se met à vomir,
en proie à une réaction épidermique de transphobie. La fin de la séquence passionnelle, lorsque
Fergus sort de la salle de bains, est marquée par la moralisation, avec le retour à un
comportement normé de politesse : il fait ses excuses à Dil. Sur le plan narratif, cette irruption de
la dimension passionnelle dans le schéma de l’action se traduit par la rupture du tempo, qui
culmine dans le spasme du vomissement. Ce vomissement constitue le moment émotionnel
crucial du parcours : c’est le corps qui s’exprime. Le rejet actif par la bouche du contenu de
l’estomac constitue la manifestation somatique de la passion.
Abjection du corps transsexuel
Quelle est la signification passionnelle qui surgit par le biais du vomissement ? Il s’agit de
l’abjection, comprise comme l’action d’un rejet hors de soi. Julia Kristeva définit ainsi l’abject de la
manière suivante :
« …une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît
venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du
pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui
pourtant ne se laisse pas séduire. »1
Il existe ainsi une tension entre le sujet qui rejette et l’objet rejeté, que seule peut rompre une
réaction épidermique du corps rejetant : ce sont les « spasmes et vomissements qui me protègent.
1 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980, Chapitre premier : Approche de l’abjection.
27
Répulsion, haut-le-cœur qui m’écarte et me détourne de la souillure, du cloaque, de l’immonde. »1
L’acte du vomissement est une action protectrice de l’organisme, qui détourne le sujet de l’objet
abject. L’abjection se conçoit ainsi comme une passion de la disjonction, qui traduit la tentative du
sujet de se disjoindre de l’objet abject qui le modalise. C’est pour rompre le pouvoir de
fascination qu’exerce l’objet détest-able, mépris-able, haïss-able, qu’intervient le sentiment de
répulsion, et donc le vomissement.
Ambiguïté et contagion
Mais la particularité de l’abjection est son ambiguïté. En effet, « tout en démarquant, elle ne
détache pas radicalement le sujet de ce qui le menace – au contraire, elle l’avoue en perpétuel danger. »2
L’abjection floute ainsi les frontières entre le Je et l’Autre, le Dedans et le Dehors.
L’abjection, en perméabilisant les frontières entre le je et l’autre, manifeste le désaveu du lien
entre le sujet et l’objet abject, dans le même temps qu’elle reconnaît l’existence de ce lien. En
d’autres termes, la particularité de l’objet abject est qu’il ne peut être complètement rejeté hors de
soi : son expulsion institue l’unité du sujet rejetant, dans le même temps qu’il met en lumière la
fragilité de sa position de sujet, qui rejette l’abject et est rendu abject dans le même temps. Dès
lors, l’abjection constitue une menace : celle d’une contagion du sens, c’est-à-dire d’une
transmission esthésique et pathémique du sentiment d’abjection. Cette menace est
particulièrement soulignée dans Ace Ventura, pet detective : après s’être « vidé les tripes » dans les
toilettes, Ace brûle ses vêtements et se jette sous la douche, avant de se récurer la bouche avec…
la pompe des toilettes.
1 Ibid. 2 Ibid.
28
Au-delà de la trivialité de la scène, le geste d’Ace est éloquent : l’abjection est une menace si
forte qu’elle est même supérieure au risque de contamination microbienne !
L’abjection garante de la norme
La transgression de la norme
Admettons l’hypothèse, exprimée plus haut, selon laquelle l’acte de vomissement serait la
traduction corporelle de l’abjection générée par le dévoilement du corps transsexuel. Comment
interpréter cette dimension passionnelle de rejet face au corps transsexuel ? Si l’on va plus loin
dans la définition de l’abjection, « ce n’est pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject,
mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les
règles.»1 C’est parce qu’il perturbe la norme que le corps transsexuel est rejeté comme abject, dans
une réaction passionnelle du corps cissexuel qui se protège de la transgression. Par conséquent, si
le corps de Dil est abject, c’est parce qu’en associant des éléments masculins et féminins a priori
incompatibles, il rompt la syntaxe du corps féminin, comprise comme l’ensemble des règles qui
ordonnent les séquences correctes des éléments du corps féminin. C’est parce qu’il incarne
visuellement la rupture de la norme exigeant la concordance entre le sexe anatomique et le genre,
que le corps de Dil déclenche l’abjection.
Cependant, cette explication n’est pas suffisante pour comprendre la nature de la
transphobie : en effet, cette approche n’explique pas pourquoi Ace Ventura a une réaction de
rejet similaire à Fergus, alors même qu’il ne se trouve pas en présence de l’objet de l’abjection. En
outre, elle ne rend pas compte du caractère contagieux de ce phénomène. De fait, cette
interprétation est partielle, puisqu’elle ignore le redoublement de la rupture de la norme : le corps
transsexuel, par son dévoilement, ne se contente pas de remettre en cause la binarité du genre ; il
questionne également celle de la sexualité. Dans cette perspective, ce qui est en jeu dans le
phénomène d’abjection n’est pas tant le corps transsexuel que le désir qu’il suscite ou a suscité. Si
l’abjection menace l’unité du sujet rejetant, c’est parce qu’elle induit une remise en cause de son
identité sexuelle : l’individu hétérosexuel ayant éprouvé du désir pour un corps transsexuel, c’est
l’ensemble de son système de valeurs qui se trouve affecté.
1 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Chapitre premier : Approche de l’abjection, op. cit.
29
Intentionnalité du corps transsexuel
Dès lors, comment penser l’attirance de l’individu hétérosexuel pour l’individu transsexuel,
tout en ménageant le schéma normatif de la sexualité ? A cette épineuse question, les deux films
de notre corpus apportent une réponse univoque : si Fergus/Ace a été amené à désirer Dil/Lois,
c’est uniquement parce qu’il a été trompé sur la « vraie » nature du corps désiré. Dil/Lois a
volontairement dissimulé la réalité de son sexe biologique, afin d’attirer sa cible dans une situation
érotique ou romantique. Le corps transsexuel, dans une acception très merleau-pontyenne de la
vision, est ainsi défini comme un objet vu responsable de sa visibilité. A partir du moment où le
transsexuel se donne à voir, il est coupable de la confusion qu’il génère, son être et son paraître
n’étant pas en conformité. Le corps transsexuel, vu comme intentionnel, est donc jugé seul
responsable du désir qu’il a suscité. Le carré de la véridiction d’A. J. Greimas nous aide à penser
la représentation du transsexuel-dissimulateur comme appartenant au registre du mensonge. Le
corps transsexuel devient l’énoncé délibéré d’un fait contraire à la vérité : contre le discours « vrai »
du corps biologiquement « normal », le corps transsexuel, biologiquement transgressif, incarne
un discours mensonger.
VRAI/NORMAL/CISSEXUEL
Etre Paraître
SECRET MENSONGER
TRANSGRESSIF TRANSSEXUEL
Non-Paraître Non-Etre
FAUX
Abjection et semi-symbolisme
Le corps transsexuel se faisant le support physique de la transgression symbolique, le corps
cissexuel, par jeu de miroirs, apparaît comme le support de transmission de la norme. Tout comme
l’acte de transgression consiste en une échappée du corps social, l’acte de vomissement consiste
en une échappée du corps biologique : la norme mise à mal, le corps s’effondre. L’affectation
physique du corps biologique reflète l’affectation symbolique du corps social.
30
On peut dès lors établir une corrélation entre le plan du signifiant et du signifié, l’acte de
vomissement représentant le rejet par le corps social de la transsexualité. Le corps vomissant
entretient donc une relation semi-symbolique avec la société normative, le vomissement
intervenant comme la stigmatisation du comportement transgressif par la société normative.
L’abjection constitue ainsi le lien affectif qui permet de penser la relation entre la norme et la
transgression, ainsi que l’articulation entre le plan de l’expression et le plan du contenu.
Abjection
Norme Transgression
Dans cette perspective, le corps vomissant devient le support physique de transmission de la
norme et la transphobie, en faisant faire au sujet passionnel l’expérience de la transgression sous
la forme de l’abjection, permet de faire advenir cette norme.
Si cette expérience de la perméabilité des barrières – entre le je et l’autre, le dedans et le
dehors, mais aussi le masculin et le féminin, l’hétérosexualité et l’homosexualité – est difficilement
supportable, c’est parce qu’elle remet en cause une fiction nécessaire à la construction de
l’identité, celle de l’unité de l’être. Dans cette perspective, la transphobie remplit une double
fonction d’instinct de conservation du corps sensible, et de garde-fou socio-culturel des valeurs
binaires du genre et de la sexualité.
Effet performatif et prescriptif sur le spectateur
Toute relation à un espace de représentation impliquant nécessairement « une expérience
d’identification affective »1, le média cinématographique joue un rôle majeur dans l’avènement de
la norme. En effet, c’est à partir de ce processus d’identification « que se construit l’acte de mise
en représentation symbolique. »2 Le spectateur, en faisant sienne l’expérience d’abjection, intègre
le rejet de la transgression.
La représentation d’Ace/Fergus comme corps vomissant a un effet performatif : en donnant
corps à l’abjection liée à la transgression, elle fait être l’abjection. Cet effet performatif devient
1 Fabienne Martin-Juchat, « Représentations visuelles des corps en interaction : quels modèles de l’interprétation ? », Proceedings of the International Society of Interacting Bodies, 2006, op. cit. 2 Ibid.
31
également prescriptif, puisqu’il conforte le système de valeurs qui identifie transsexualité et
abjection.
En d’autres termes, le corps transsexuel étant re-présenté comme abject, il devient abject dans
l’imaginaire social. La figure du transsexuel abject permet ainsi de réaffirmer la supériorité du
modèle cissexuel et hétérosexuel, en rejetant comme transgressif ce qui perturbe la norme.
Conclusion
Comme nous l’avons vu au cours de cet essai, la représentation du corps transsexuel comme
corps abject nous en dit davantage sur la structure normative du genre et de la sexualité, que sur
la réalité de l’expérience transsexuelle. Cependant, l’abjection est un concept extrêmement
porteur, qui nous permet de penser le lien affectif qu’entretient la société normative avec ceux qui
la transgressent. Dans cette perspective, la transphobie apparaît comme un objet sémiotique
mettant en relation des catégories oppositives riches de sens, comme la norme et la transgression, la
cissexualité et la transsexualité, mais aussi le je et l’autre, le dedans et le dehors. De même que la
transsexualité constitue un acte de passage d’un état à un autre, la transphobie se construit
comme une opération de transformation de la transgression à la norme, via le lien affectif de
l’abjection.
Bibliographie
CROMWELL, Jason. Queering the Binaries : Transituated Identities, Bodies and Sexualities. Routledge,
The Transgender Studies Reader, 2006.
KRISTEVA, Julia. Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980.
MACE, Eric. « Ce que les normes de genre font aux corps / Ce que les corps trans font aux
normes de genre », Sociologie [En ligne], N°4, vol. 1 | 2010.
MARTIN-JUCHAT, Fabienne. « Représentations visuelles des corps en interaction : quels
modèles de l’interprétation ? », in Proceedings of the International Society of Interacting Bodies, 2006.
RYAN, Joelle Ruby. « Reel Gender : Examining the Politics of Trans Images in Film and Media
», Thèse, août 2009. http://rave.ohiolink.edu/etdc/view?acc_num=bgsu1245709749
32
Corpus filmique
JORDAN, Neil. The Crying Game, Miramax Films, 1992.
SHADYAC, Tom. Ace Ventura, Pet Detective, Morgan Creek Productions, 1994.
33
DEUXIEME PARTIE
NORMALITES DU SENSIBLE
Guillemette DENIS
Normalisation et neutralisation de l’écoute : la musique
d’ambiance
“All the clouds turn to words
All the words float in sequence
No one knows what they mean
Everyone just ignores them.”
Sky Saw, Brian Eno.
Morceau tiré de l’album
Another Green World, 1975.
Introduction
La musique d’ambiance fait partie intégrante de notre quotidien. Diffusée dans de nombreux
lieux publics et privés, elle est le fond sonore de notre existence, la bande son de nos expériences
de vie. Ascenseurs, aéroports, centre commerciaux, salles d’attente autant de lieux musicalisés qui
diffusent des morceaux variés.
Ce type de musique est apparu avec la volonté de musicaliser certains lieux aux Etats-Unis.
C’est la société Muzak qui l’a commercialisé et développé dans les années 1920. Par
généralisation, la Muzak devient progressivement le nom commun utilisé pour qualifier tout type
de musique d’ambiance.
34
La Muzak est créée dans un objectif commercial et diffusée le plus souvent dans des espaces
marchands. Ce type de démarche à contribué à développer le marketing sensoriel qui s’attache à
identifier et élaborer des univers sensoriels particuliers afin d’agir sur le comportement des
consommateurs. Dans le cadre de ce sujet nous avons choisi de ne pas nous pencher sur l’étude
des musiques diffusées pour stimuler l’acte d’achat, musiques qui sont le plus souvent associées à
la promotion d’une marque. Ces stratégies sont significativement différentes d’une marque à
l’autre, elles s’adressent à des cibles précises et variables, et revêtent ainsi des formes trop
multiples pour en faire un objet d’analyse consistant.
Cette étude se focalisera sur les musiques dites « neutres », diffusées dans des lieux au sein
desquels aucune marque n’est présente. Nous pensons notamment aux ascenseurs, aux aéroports,
aux galeries des centres commerciaux. Ainsi, nous préférerons les termes de musique d’ambiance,
musique neutre ou musique diffusée plutôt que celui de Muzak, trop spécifique. Nous nous
intéresserons donc à la musique d’ambiance dont la particularité est d’être « diffusée pour ne pas
attirer l’attention »1. Gilles Tremblay en donne la définition suivante, elle n’est « pas trop forte ni
trop faible, lisse, sans aspérité, sans trop de modulations, ni trop lente ni trop rapide, en un mot
très homogénéisée »2. Une musique qui semble neutre, comme si elle pouvait être sans parti pris
musical ni esthétique.
Nous avons choisi pour cette étude un corpus composé de deux pistes différentes, la
première de Brian Eno, Music for Airports, la seconde de Ress, Muzak Mix Tape3.
Quelles sont les composantes de cette musique d’ambiance dite neutre ? Quel effet produit-
elle sur le récepteur ? Quelles sont les relations entre la musique neutre et le normal ? Dans cet
article nous tenterons de vérifier dans quelle mesure la musique neutre est un instrument de
normalisation des lieux et comment ces lieux normalisent l’écoute de l’individu.
Nous commencerons par réfléchir au cadre de diffusion de cette musique et à l’atmosphère
de ces lieux pour nous pencher sur les spécificités de la production de cette atmosphère via la
musique neutre. Il sera intéressant d’aborder ensuite la musique neutre du point de vue de la
réception. Nous finirons par nous questionner sur les tensions entre la musique neutre et la
normalité.
1 Vincent Rouze, « Musicaliser le quotidien : analyse et enjeux de mises en scène particulières », Volume !. Numéro 4/2, 2005. 2 Gilles Tremblay. « Bruit, son, silence: le bruit. Prospective négative et prospective positive », Circuit : Musiques contemporaines. Numéro 5/1, 1994. 3 Les deux morceaux sont disponibles sur YouTube. Brian Eno, Music for Airports, http://www.youtube.com/watch?v=RfKcu_ze-60 Ress, Muzak Mix Tape, http://www.youtube.com/watch?v=KqpEuUUa70Y
35
Précisions sur le cadre d’étude : quels lieux et quelle atmosphère ?
Nous avons choisi de nous focaliser sur des lieux qui cherchent à produire une atmosphère
neutre en utilisant la musique comme une composante de cette « atmosphérisation ». Pour
comprendre la production et la réception de ces musiques, il convient de réfléchir tout d’abord
sur la nature de ces lieux et l’atmosphère qui y règne.
Spécificités des non-lieux
Penchons-nous en premier lieu sur le cadre de diffusion. Qu’il s’agisse d’une galerie
marchande, d’un hall d’aéroport ou d’un ascenseur, ces lieux ont pour point commun de n’être
que des espaces de passage. On n’y reste ni par choix ni par plaisir, mais plus par nécessité, celle
de consommer ou de se rendre d’un point à un autre. Ces lieux se rapprochent de la définition
des « non-lieux » donné par Marc Augé1. En termes anthropologiques, ils ne constituent pas des
espaces identitaires, ou historiques, ni même des espaces relationnels, et c’est pour cette raison
que l’ethnologue les qualifie de « non-lieux ». Ils peuvent être des espaces standardisés réduits à
leur simple fonction de commerce ou de transit (aéroport, gares, ascenseurs). Sans discuter la
théorie de Marc Augé, nous retiendrons que ces lieux sont parcourus plus que vécus et qu’ils
placent l’individu dans une courte parenthèse en dehors de la socialisation.
Les pistes musicales sont choisies pour être adaptées à ces lieux spécifiques qu’un grand
nombre de personnes traverse. C’est une spécificité de la musique d’ambiance : c’est elle qui
s’adapte au lieu et non l’inverse. Traditionnellement, depuis l’Opéra jusqu’aux salles de concerts,
le lieu est choisi pour que la musique soit diffusée dans les meilleures conditions d’écoute. Son
architecture ou son acoustique sont des éléments déterminants pour être en adéquation avec le
type de musique et pour que les conditions de son écoute soient optimales. Or, dans le cas de la
musique d’ambiance, il n’y a aucun lien direct entre le lieu et les musiques qui y sont diffusées. Il
s’agit de lieux qui ne sont nullement parcourus dans le but d’y écouter de la musique. L’individu
de passage ne s’y trouve donc pas dans une disposition d’écoute.
Ces paramètres nous permettront de comprendre plus aisément la façon dont est conçue
cette musique et comment elle est perçue.
1 Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992, 149 p.
36
L’atmosphère d’un lieu confiné
Nous venons de voir quelles étaient les spécificités de ces lieux dans lesquels sont diffusées
les musiques d’ambiance. Il est intéressant de mieux comprendre l’atmosphère particulière qui y
règne. Ces espaces sont clos, coupés de l’extérieur, extraits de l’ambiance de la ville. Ce
cloisonnement permet la constitution et le contrôle d’une atmosphère grâce à divers composants
comme l’architecture, la lumière, les senteurs ou la musique. Selon l’étymologie grecque le mot
atmosphère signifie « sphère de vapeur ». Au sens physique, l’atmosphère est la couche de gaz qui
conditionne la vie sur Terre1. On retrouve cette notion de conditionnement dans la définition du
CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, du CNRS), l’atmosphère y est
définie comme la « qualité du milieu (matériel, intellectuel, moral) qui environne et conditionne la
vie quotidienne d’une personne, d’une collectivité ». L’atmosphère relève donc d’une perception,
non figurative, enveloppant la personne qui s’y trouve plongée, conditionnant sa réception et son
état « thymique » (le ressenti, le bien-être ou le mal-être).
Quelle atmosphère est créée dans les lieux qui nous intéressent ? Comment et quelle musique
participe à la création de cette atmosphère ?
Production d’une musique dite neutre
Après avoir détaillé le cadre dans lequel évolue l’objet de notre étude, intéressons-nous à la
production de ce flux sonore : sa diffusion et sa composition.
Diffusion de la musique d’ambiance : le choix de la neutralité
Les non-lieux dans lesquels sont diffusées les musiques d’ambiance sont des espaces de
passage. L’individu qui les traverse n’attend rien d’autre de ce lieu que ce que peut lui apporter sa
fonction. Ils traversent les atmosphères que l’on peut qualifier de neutres sans en être conscients,
ne ressentant pas d’émotion particulière au contact du lieu.
La diffusion de la musique joue un rôle important dans la production d’une atmosphère
neutre. Dans les lieux qui nous intéressent, l’intentionnalité du diffuseur est de faire en sorte que
la musique ne soit pas une composante remarquée de l’atmosphère. Qu’elle en soit un élément
constitutif sans pour autant être écoutée. La musique, lorsqu’elle déclenche une émotion, a cet
1 Entrée « Atmosphère », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 7/12/12.
37
attribut de pouvoir transporter les individus mentalement hors du lieu où il se trouve. Or ici,
inversement, les diffuseurs cherchent à éviter ces associations émotionnelles et mémorielles, ils ne
veulent pas mobiliser l’écoute. Comme l’affirme une publicité pour la société Muzak en 1969, la
Muzak a « la caractéristique particulière de ne jamais exiger la participation consciente de son
auditoire ».
La musique neutre est donc diffusée de sorte qu’elle ne soit pas remarquée. Le terme neutre est
ici envisagé d’après son étymologie. En effet, le mot neutre vient du latin neuter et signifie « ni
l’un, ni l’autre ». En première instance il s’agit pour le diffuseur de n’opter ni pour le silence ni
pour une musique engageante ; il lui faut alors choisir une musique qui ne soit ni agréable, ni
désagréable. Nous nous situons ici dans la première acception proposée par Roland Barthes à
propos du neutre. Il s’agit de ne pas prendre parti, d’adopter une position de non-usage,
d’employer le neutre comme « déprise ». En effet, le neutre se situe en dehors de l’espace de
signification car il est en dehors de l’opposition qui produit du sens : « on a défini comme
relevant du Neutre toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique,
oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du
discours »1
Le neutre esquive le paradigme issu de l’opposition de deux termes générateur de sens. Il est
donc perçu comme une suspension qui permet de ne pas prendre position. C’est une définition
qui semble se rapprocher de l’intentionnalité du diffuseur qui n’opte ni pour le silence, ni pour
une musique marquée.
Les composantes de la musique neutre
Demandons-nous à présent ce qui fait justement la différence entre une musique marquée,
caractéristique d’une œuvre singulière au sein d’un genre précis, et une musique qui ne le serait
pas et que l’on pourrait qualifier de neutre.
Nous avons choisi pour corpus deux morceaux : le premier est de Brian Eno, Music for
Airports, sensiblement plus lent que le second, de Ress, Muzak Mix Tape. Nous nous appuierons
ici sur les outils proposés par Pierre Schaeffer pour considérer ce qu’il qualifie d’« objet sonore »2.
Ce concept lui permet de prendre le recul nécessaire pour isoler les composantes musicales et
étudier chaque son en se situant en deçà et au delà de la notion traditionnelle de note. Il établit
ainsi un vocabulaire pour décrire les phénomènes musicaux.
1 Roland Barthes, Quatrième de couverture, Le Neutre. Cours du Collège de France, 1977-78, Paris, Seuil, Imec, 2002. 2 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, p. 436.
38
Il décrit l’objet sonore sur la base de critères morphologiques (la masse, le timbre harmonique,
le grain), temporels (la dynamique et l’allure) et structurels (le profil mélodique et le profil de
masse). Ces outils vont nous permettre de distinguer des éléments remarquables à partir des deux
morceaux de musique d’ambiance du corpus.
Les sons des deux morceaux sont organisés de façon répétitive. Ils se constituent d’une forme
de base uniforme, un profil mélodique (l’évolution globale du spectre du son) constant. Le
morceau Music for Airports répète une mélodie de base, dont le timbre reste similaire tout au long
de la piste. Cependant quelques variations mélodiques empêchent l’auditeur de deviner, ou de
retenir la mélodie. Le timbre harmonique (la couleur du son) et la masse (l’organisation du son)
évoluent peu mais les variations de tonalité créent une discontinuité. Interprétée de façon
sémantique on pourrait affirmer que ces discontinuités ne donnent pas l’impression d’une rupture
mais plutôt celle d’une hésitation. Ces discontinuités ne se soldent pas par un parti pris, c’est
comme si la musique était continuellement en train de pencher pour une direction ou une autre
sans jamais prendre parti. Le tout, donne une impression d’immobilité dans un déséquilibre
constant. On retrouve la notion de neutralité selon Barthes évoquée précédemment : le morceau
ne prend parti ni pour une direction ni pour une autre.
Le morceau de Ress déploie un processus répétitif différent. La formule de base est très
répétitive, mécanique et d’une fréquence rapide qui créée une pulsation. En cela la dynamique,
l’intensité de la composante fondamentale du morceau (la pulsation), est élevée. A cette
composante fondamentale s’ajoute quelques harmoniques qui ne viennent pas modifier la
morphologie du morceau. De la même façon que le morceau précédemment décrit, il n’y a pas de
sensation de rupture, donc très peu surprise pour l’auditeur.
Les deux morceaux ont des rythmes et des tempos différents. Mais les deux ont en commun
des accentuations très faibles, ce qui crée un profil mélodique unifié, où il est difficile de
percevoir des phases marquées. Egalement, ce manque de rupture décisive affaiblit la dimension
narrative des morceaux. Il n’y a pas de programme narratif avec un début, un développement, des
péripéties et une fin. Au contraire ce sont des musiques cycliques, les temps ne sont pas marqués
mais plutôt suspendus. On peut supposer ainsi que la neutralité vient de cette absence de parti
pris dans les variations. Le peu de variations et le programme cyclique des morceaux engendrent
une composition non marquée, neutre, que Barthes qualifierait d’amodale.
Comment cette musique neutre est-elle perçue du point de vue du récepteur ?
39
La musique neutre : quelle réception ?
Après avoir étudié la diffusion et la composition de la musique d’ambiance grâce au concept
du neutre, penchons-nous sur la façon dont l’individu reçoit cette musique.
La musique neutre : un objet que l’individu ne peut pas se figurer ?
Rappelons que ces musiques ont pour particularité d’être diffusées pour ne pas être écoutées,
ne pas être remarquées dans l’atmosphère du lieu dont elles sont cependant un élément
constitutif. Pour le récepteur, tout se passe comme si elles n’atteignaient pas le niveau figuratif de
la signification. La musique existe bien en tant qu’objet concret, une masse d’air déplacée selon
un mouvement vibratoire qui entre en résonance dans un autre corps. Pourtant, pour que l’objet
existe en tant qu’objet sonore, c’est-à-dire pour qu’il ne soit pas seulement un phénomène
physique, il faut qu’il soit représenté. Comme le souligne Pierre Schaeffer, « l’objet sonore est à la
rencontre d’une action acoustique et d’une intention d’écoute »1. En d’autres termes, pour que se
forme cognitivement l’idée de son et que la simple sensation soit remplacée par la simulation, il
faut qu’il y ait l’action d’un signe. L’action du signe au sens de Charles Sanders Pierce créé une
médiation entre l’objet et le sujet. Le sujet grâce à un representamen peut alors déclencher
l’interprétation. N’est-ce pas aussi ce qu’Edmund Husserl nomme le moment figuratif ? Un moment
qui permet de donner sens à l’objet, de composer les esquisses pour qu’alors l’objet prenne sens et
forme. Ainsi la perception et l’interprétation permettent à l’auditeur de passer du simple niveau
de l’ouïe à celui de l’écoute, de la représentation et de la compréhension.
Or, dans le cas de la musique d’ambiance, il n’y a pas d’intention d’écoute chez l’auditeur. Il
perçoit des sons qu’il n’interprète pas et dont, de plus, l’énonciateur est masqué. Il n’y a donc pas
de représentation associée à cette musique, elle reste un flux sonore. Peut-on dire alors que cette
musique neutre est privée de sens ? Le Neutre implique-t-il un renoncement au sens ?
La musique neutre : un objet « intelligible » qui ne « veut rien dire » ?
L’expression d’objet « intelligible » mais « qui ne veut rien dire » est utilisée par Roland
Barthes dans l’Empire des signes pour parler de la forme poétique japonaise : le haïku. La
comparaison de la musique neutre avec cette forme poétique analysée par Barthes nous permettra
de considérer la réception de la musique neutre comme un flux sonore dénué de sens affiché et
assumé.
1 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, op. cit., p. 271.
40
Revenons sur la question du renoncement au sens pour le Neutre qui a été posée par Roland
Barthes. Parce qu’il se place en deçà ou au delà des contraires qui forment les paradigmes, le
Neutre est une renonciation au sens affiché. Comme le précise Francesco Marsciani, le neutre se
place en dehors de la contradiction, la double négation (ni… ni…) le place hors de l’axe
sémantique1. Une position paradoxale puisque justement le neutre ne peut se définir que par
rapport à la relation de contradiction avec l’axe des contraires (ou bien… ou bien…). La musique
d’ambiance du point de vue de l’auditeur serait donc un « rien » sémiotique, qui n’est pas le rien
nié (le rien au sens de négation se définit par rapport à un terme relatif dont il définit la relation,
ce n’est pas le cas du Neutre qui, lui, s’affranchit des contraires). La musique neutre serait une
« privation sémiotique du sens posé » ou encore comme le conçoit Roland Barthes, un
renoncement au sens déclaratif.
Roland Barthes évoque la neutralité stylistique du haïku. La neutralité stylistique, proche de ce
qu’il qualifie d’ « écriture blanche » empêche la diffusion du sens parce qu’elle ne donne pas de
matière à l’interprétation mais se donne à lire comme telle. C’est une forme qu’il est intéressant ici
de rapprocher de la musique d’ambiance. L’énoncé du haiku est simple, il est transparent, comme
la succession de notes de musique qui sont audibles distinctivement. En revanche, le sens du
poème reste opaque, il n’appelle aucun développement supplémentaire. De la même façon, la
musique neutre n’appelle pas l’interprétation, elle s’entend comme une succession de notes, un
flux sonore, mais son enchaînement ne produit pas de sens global, pas de tension narrative. Le
haïku, comme la musique neutre, est une œuvre transparente et opaque à la fois, ce que Roland
Barthes qualifie de mat. Il affirme que ce qui est « posé ne doit se développer ni dans le discours
ni dans la fin du discours ; ce qui est posé est mat, et tout ce que l’on peut en faire, c’est le
ressasser »2. Cette notion de « matité » évoque celle d’immobilité de la lumière, comme si
métaphoriquement le sens qui pourrait être produit par le lecteur (ou l’auditeur) était figé, au
premier abord3. Il ajoute « ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne se
décroche pas, ne divague pas dans l’infini des métaphores, dans les sphères du symbole »4. Une
pensée qui pourrait s’appliquer à la musique neutre, laquelle n’induit pas d’interprétation et ne
donne lieu à aucune projection symbolique de la part de l’auditeur.
1 Francesco Marsciani, entrée « Neutre (terme) », in Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (dirs.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage II, Paris, Hachette, p. 152. 2 Roland Barthes, L'Empire des signes, in Œuvres Complètes, III, Paris, Seuil, 2002, p. 408. 3 Marie-Jeanne Zenetti, « Transparence, opacité, matité dans l'œuvre de Roland Barthes, du Degré zéro de l'écriture à L'Empire des signes », Revue Appareil [En ligne], Numéros, Revue Appareil - n° 7 – 2011. 4 Roland Barthes, L’Empire des signes, op. cit., p. 408-409.
41
On peut alors se demander quelle incidence a cette musique qui n’autorise pas
l’interprétation ? Dans quelle disposition va se trouver l’auditeur ?
La disposition passionnelle de l’auditeur
La comparaison précédente nous a permis d’établir l’hypothèse suivante : la personne qui
parcours le lieu est en mesure de percevoir la musique comme un flux sonore, mais non d’en
former une représentation cognitive. Quel effet cette musique neutre qu’il n’interprète pas
produit-elle sur l’auditeur ?
Utilisons ici le concept de thymie pour comprendre la relation que l’auditeur va entretenir
avec son environnement. On pourrait envisager que la personne qui traverse le lieu de la musique
diffusée sera dans une disposition a-phorique. La musique neutre justement neutraliserait sa
disposition passionnelle, il ne serait ni dans l’euphorie, ni dans la dysphorie mais dans un état a-
phorique d’indifférence. On peut rapprocher cette disposition de celle de l’écoute flottante
évoquée en psychanalyse par Sigmund Freud. L’auditeur se place dans une écoute neutre,
flottante c’est-à-dire qu’il perçoit les signifiants (le flux sonore, l’enchaînement des notes) sans en
déduire le signifié. Il est donc dans une posture d’indifférence au sens.
Musique neutre et normalité : quelles tensions ?
Au terme de ces deux derniers axes nous avons dégagé deux hypothèses. Tout d’abord, le
diffuseur choisit de faire entendre une musique neutre, il est dans l’esquive et le non-choix, il
n’opte ni pour le silence, ni pour une musique marquée. Il crée ainsi, via la musique, une
atmosphère neutre, ni agréable ni désagréable. En ce sens la musique conditionne l’atmosphère
du lieu. Nous avons ensuite supposé que l’auditeur entend le flux sonore sans pouvoir le
représenter cognitivement, il se trouve dans une a-phorie et son écoute est flottante.
Quelles déductions pouvons-nous faire, sur la base de ces hypothèses, à propos de la normalité
de ces lieux et de l’écoute ?
La musique neutre normalise le lieu
La musique d’ambiance dite neutre normalise le lieu selon deux acceptions de la notion de
normalité. D’une part, elle définit un style musical supposé normal, qui correspond à la norme
42
d’un plus grand nombre. D’autre part elle donne au lieu son identité, son conditionnement, ce
qu’il doit être, sa norme.
La musique neutre définit un style lisse, sans aspérité, a-modal. Elle se rapporte à la normalité
en tant qu’ « état habituel, régulier, conforme à la majorité des cas »1. Parce qu’elle n’accepte pas
d’interprétation, elle limite les variations dans les représentations d’un individu à l’autre. On
pourrait considérer qu’elle forme le socle commun, le plus petit dénominateur commun d’une
musique qui aurait le même effet sur un maximum de personnes (en l’espèce l’aphorie). La
musique neutre constituerait en ce sens la norme en tant qu’applicable au plus grand nombre et
perçu de la même façon par la majorité. La diffusion de cette musique normale conditionne alors la
normalité du lieu.
Nous pouvons évoquer une deuxième acception de la normalité du lieu, une acception
prescriptive de la normalité, en tant que norme à respecter. Cette modalité du devoir-être se
rapproche de la pensée du fait social par Emile Durkheim, une norme de conduite extérieure qui
s’impose aux individus, engendrée par une conscience collective. La diffusion de la musique neutre
devient la norme, c’est ce qui doit être diffusé. Nous pouvons le démontrer par contraste. En effet,
imaginons-nous dans un centre commercial où aucune musique neutre n’est diffusée. Dans un
premier cas, si une musique marquée, non-neutre, était diffusée, elle serait remarquée parce
qu’elle ne correspond pas aux standards habituels. Dans un deuxième cas, si l’absence de musique
laisse place au silence, ce dernier aussi serait remarqué. Le silence n’est pas neutre, ce serait dans
ce cas une manifestation de sens. On pourrait l’interpréter comme une absence de vie. Un silence
embarrassant qui pourrait susciter une dysphorie en nous renvoyant vers une association liée à
l’habitus : le silence et la mort.
Dans ces différents cas, une dissonance se crée, le son ou son absence est un événement que
l’on remarque parce qu’il n’est pas la manifestation sonore à laquelle on s’attendait, qui est
communément admise par une conscience collective. Autrement dit, on peut supposer que la
norme acoustique, en termes de modalité déontique – ce qui doit être diffusé, ce qui est imposé
par la société et l’habitude dans les lieux évoqués –, c’est la présence d’une musique de fond qui
soit neutre.
1 Entrée « norme » dans le Dictionnaire Lexicographique du Centre Nationale de ressources Textuelles et Lexicales. En ligne : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/norme
43
Le lieu normalise notre écoute
Non seulement la musique neutre normalise les lieux mais encore, ces mêmes lieux vont
normaliser l’écoute de l’individu qui traverse le lieu. Parce que l’auditeur est dans ce lieu, parce
qu’il est habitué à la présence de ce type de musique, il se met automatiquement dans une
disposition a-phorique d’indifférence par rapport à la musique. Le comportement normal,
attendu, presque conditionné par le lieu, est l’indifférence. La norme ici est considérée comme
l’état « régulier, le plus conforme à l’étalon posé comme naturel, et par rapport auquel tout ce qui
dévie est considéré comme anormal »1. On trouverait en effet anormal qu’une personne reste
dans un ascenseur, bien qu’étant arrivée à destination, simplement pour y écouter la musique.
L’étalon qui a été posé c’est d’être dans l’indifférence par rapport à la musique diffusée, c’est
d’être en écoute flottante.
Sortir la musique de son contexte pour retrouver du sens ?
L’objet « musique neutre » serait-il condamné à être seul l’instrument de normalisation des
lieux ? Ces musiques ne seraient elles rien de plus qu’un flux sonore qui s’entend mais ne s’écoute
pas ? Si, comme nous l’avons proposé, on considère que la musique normalise le lieu et qu’en
retour le lieu normalise l’écoute de cette même musique, qu’en est-il si l’on extrait la musique de
son contexte ? L’action normative qu’exerce la musique sur le lieu et le lieu sur l’écoute pourrait
être compromise.
Revenons ici brièvement sur la pensée du neutre selon Roland Barthes. Il considère le neutre
et l’écriture blanche comme privés de sens déclaratif mais il n’exclut pas l’émergence d’un sens
d’une nature différente grâce à cette forme même de neutre. Il interprète finalement la rétention
du sens apparent (dans le haïku par exemple) comme une promesse de sens. Selon lui, le but de
l’écriture neutre est de lever la « marque intolérable du sens affiché, du sens oppressif »2 pour
trouver un « bruissement » de sens en dehors des codes. Si l’on poursuit l’analogie avec notre
objet d’étude, alors paradoxalement la musique neutre permettrait de s’extraire des normes pour
trouver un sens plus pur, moins immédiat.
Pour que le sens refasse surface, cela implique que l’on puisse extraire la musique du lieu pour
lequel elle a été conçue. Une écoute qui ne serait pas conditionnée par le lieu donnerait à
l’auditeur la possibilité d’écouter la musique, voire de l’apprécier dans ses spécificités. Brian Eno a
écrit à propos de son album Music for Airports « I was trying to make a piece that could be listened
1 Entrée « norme » dans le Dictionnaire Lexicographique du Centre Nationale de ressources Textuelles et Lexicales. En ligne : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/norme 2 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 128.
44
to and yet ignored »1. Il insiste sur la nécessité de créer des musiques neutres qui soient faciles à
ignorer mais intéressantes à écouter. Ainsi donc la musique neutre présente des potentialités
d’écoute, elle peut faire sens et avoir un intérêt pour l’auditeur s’il fait le choix de l’écoute, en
dehors d’un contexte qui le conditionne.
Conclusion
Cette étude nous a permis d’appréhender l’objet « musique d’ambiance ». Du point de vue de
la production, l’objectif du diffuseur est de ne pas prendre de parti, de ne choisir ni une musique
marquée, ni l’absence de musique. Il diffuse donc une musique neutre, qui est composée de façon
cyclique et répétitive sans trame narrative. Au niveau de la réception, nous avons fait l’hypothèse
que l’auditeur ne se figure pas cette musique, elle reste un flux sonore non interprété qui ne
possède pas de sens déclaratif. L’étude de ces conditions de production et de réception nous a
amenée à supposer que la musique d’ambiance normalise les lieux et que les lieux normalisent
notre écoute. Ces déductions nous ont conduit à envisager la musique d’ambiance en dehors de la
norme, en dehors des lieux pour lesquels elle est créée et dans lesquels elle est diffusée. Il nous est
apparu que l’émergence d’un sens est possible au travers de cette musique neutre, si l’auditeur
s’extrait du lieu qui normalise son écoute.
Bibliographie
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librairie du XXIe siècle », 1992.
BARTHES, Roland, Le Neutre. Cours du Collège de France, 1977-78, Paris, Seuil, Imec, 2002.
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Christelle PALLY
L’inquiétante normalité du simulacre : la photographie
digitale
Source : http://www.youtube.com/watch?v=tN6jFuuQFVY&feature=player_embedded
Michel Houellebecq écrit que « la carte est plus intéressante que le territoire »1. Jean
Baudrillard va plus loin, dans une démarche certes critique, en expliquant que « la carte précède le
territoire ». Aux antipodes de la pensée platonicienne dénonçant les simulacres et l’ignorance des
hommes qui les tiennent pour vrais, notre société contemporaine paraît accorder un intérêt tout
particulier aux « ombres de la caverne ». Les images et la réalité sont désormais imbriquées, voire
indifférenciées.
De nombreux langages se sont développés pour représenter ou capter le réel : l’écriture, le
dessin, la peinture, la photographie et la vidéo. Chacun de ces langages a constitué une mini
1 Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010.
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révolution quant à la manière dont les individus se sont appropriés la réalité. C’est tout le rapport
entre conscience et réalité qui se trouve modifié par le développement successif de ces media.
Comme l’explique Christian Caujolle, « quand Kodak arrête sa production, c’est la couleur du
monde qui change : ça n’est pas juste une pellicule qui s’arrête. (…) Car la couleur du monde que
nous avons intégrée est celle du Kodak (…) »1. Le terme même de medium exprime qu’il y aurait
d’un côté un réel, et de l’autre la représentation de cette réalité, plus ou moins réaliste selon les
époques et les courants artistiques. Le mouvement artistique de l’hyperréalisme propose par
exemple des reproductions à l’identique de la réalité, si bien qu’on ne sait parfois plus si c’est une
peinture ou une photographie. Tandis que l’abstrait ne fait qu’évoquer la réalité par des formes
très éloignées de celle-ci. Dans les deux cas, il existe des signifiants (les images produites) qui ont
pour référent un signifié (le monde sensible). Des artistes contemporains tels que Leandro Erlich
proposent une réflexion intéressante autour de ce lien entre réalité et ses représentations, en
jouant par exemple avec l’effet de miroir.
Source : Leandro Erlich, Bâtiment (2004)
1http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-1ere-partie-quelle-place-pour-le-noir-et-blanc-aujourd-hui-2013-07-02, consultée le 03-07-13.
48
Avec le digital, la frontière entre réalité et imaginaire a été modifiée en profondeur. L’imaginaire
a désormais une existence propre, qui lui est intrinsèque. A en croire des auteurs comme
Baudrillard, le monde contemporain reposerait sur des simulacres autoréférentiels qui sont
devenus la réalité. Le monde postmoderne serait hyperréel, c’est-à-dire encore plus réel que le réel.
Nous assisterions au « meurtre » du réel par une réalité virtuelle devenue toute puissante.
Phénomène exacerbé par l’émergence des technologies du numérique, le mur vétuste qui
maintenait réel et imaginaire chacun de leur côté est en train de s’écrouler.
Le but de cet essai sera donc d’interroger les concepts de simulacre et celui d’hyperréalité.
Nous verrons comment le digital a contribué à créer un monde empli d’images-simulacres
dominé par l’hyperréalité. Plus précisément, nous aborderons la question de la normalisation de
ce phénomène due au développement du digital et à la massification de ses pratiques.
Le simulacre ou le faux-semblant
Pistes de ski à Dubaï, Ski Dubai.
Le simulacre, des philosophes grecs aux penseurs postmodernes
49
Avant que des penseurs postmodernes s’intéressent au concept de simulacre, celui-ci avait dès
l’Antiquité occupé de nombreux philosophes, tel Lucrèce. Il concevait le simulacre comme une
image, en tant que composante fondamentale de l’imaginaire et des rêves.
« De tous les objets, il existe ce que nous appelons les simulacres : sortes de membranes
légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les airs. Dans la
veille comme dans le rêve, [...] nous apercevons des figures étranges ou les ombres des
mortels ravis à la lumière (…). (Lucr., IV, 33-45)
Il est intéressant de retenir de cette description proposée par Lucrèce que les simulacres
appartiennent au monde de l’imaginaire et des sensations. Ils sont détachés de la réalité tangible.
Platon distinguait lui aussi la « Forme pure », considérée comme le modèle parfait des images qui
lui sont associées. Plus précisément, il faisait une différence entre deux types d’images : les
bonnes images, les icônes, et les mauvaises images, les simulacres. Pour le dire rapidement, ce qui
distingue une bonne image du simulacre est la ressemblance de celle-ci avec son modèle. L’icône
est la vraie représentation de l’Idée originelle, à l’inverse de l’idole.1 Craignant que le modèle et la
copie finissent par se confondre et que le monde devienne une contrefaçon de la vérité, la pensée
platonicienne se fonde sur la volonté de libérer les hommes de cette profusion de simulacres.
Les images, entre être et paraître
La trahison des images, Magritte (1929)
1Joël Thomas, « Icône et idole. Les avatars de la copie, de Platon à notre monde contemporain. », http://phantasma.ro/wp/?p=4068 consultée le 12 décembre 2012.
50
La typologie proposée par Jean Baudrillard se fonde également sur une dichotomie entre
« bonne image » et « mauvaise image » par rapport à une réalité profonde (concept qui n’est pas
très clairement explicité dans son œuvre). Sa pensée repose également sur la crainte d’une
disparition du réel due à une profusion de signes-simulacres. Dans son ouvrage Simulacres et
simulation, il propose de distinguer quatre types d’images :
Image qui est le reflet d’une réalité profonde : l’image est une apparence / représentation de
l’ordre du sacrement.
Image qui masque et dénature une réalité profonde : l’image est une mauvaise apparence / de
l’ordre du maléfice.
Image qui masque l’absence d’une réalité profonde / simulation.
Image qui est sans rapport à quelque réalité que ce soit : l’image est son propre simulacre
pur. Le simulacre nie le signe comme valeur opérante.
Nous l’avons vu, les penseurs qui ont réfléchi à la notion de « simulacre » se sont tous
appuyés sur des principes de véridiction pour juger ce qui était une « bonne image » et « une
mauvaise image » en faisant référence à un « être » (une Idée, une vérité, une réalité, etc.). De ce
fait, le carré sémiotique de la véridiction peut nous être utile pour théoriser plus en détail ces
rapports. Et nous allons essayer de préciser ce modèle avec la typologie proposée par Baudrillard.
51
Dans notre cas, il est difficile de remplir le carré sémiotique en entier. En effet, une image
n’est-elle pas par nature une apparence, une représentation ? Une image qui serait définie par la
modalité du « non-paraître » est-elle encore une image ? Certes, on peut imaginer des exemples
comme les images subliminales. Dans ces cas de figure, les images « sont » mais « ne paraissent
pas être ». Mais c’est principalement l’articulation entre les modalités être, paraître et non-être qui va
nous intéresser au sein de ce travail. Plus précisément, c’est la tension entre être et non-être qui est
centrale pour notre questionnement. Considérons pour l’instant la modalité paraître comme une
quasi constante étant donné la nature de l’objet qui nous intéresse : l’image.
1) Etre + paraître : le vrai
Quand un objet a une apparence qui est conforme à son être, alors on peut le qualifier de vrai.
Platon appelait ces images, les icônes et Baudrillard, la bonne apparence qui est le reflet d’une réalité
profonde.
2) Paraître + non-être : la mauvaise apparence, la simulation et le simulacre
Lorsqu’un objet a une apparence qui est n’est pas conforme à son être, alors il s’agit d’une
« mauvaise apparence ». Quand une image se donne à voir pour masquer l’absence d’un « être »,
c’est une simulation. Et quand une image est sans référence à quelque « être » que ce soit, elle est
alors son propre « simulacre ».
Le domaine de la publicité est bien connu pour créer l’envie à travers des images qui, sinon
mensongères, sont en tout cas trompeuses. Nous sommes dans le cas des simulacres. La marque
Dove a largement ouvert le débat avec sa campagne de 2004, « Campaign for real beauty ». Ce qui
52
est spécifique à la simulation et au simulacre, chez Baudrillard, est leur « haut degré » de non-être.
Pour l’auteur, l’image est tellement éloignée d’une réalité absolue, qu’elle incarne une sorte de
nouvel « être » et quitte le « paraître ». Pour reprendre la métaphore du déguisement, si quelqu’un
veut ressembler à un ramoneur et porte un haut chapeau noir, alors il sera plus proche de son
« être » véritable que de son « non-être », bien qu’il « paraisse être » un ramoneur en portant ce
signe distinctif. Toutefois, si une personne se déguise tellement bien en ramoneur, en adoptant
tous les signes d’un « vrai » ramoneur, alors elle risque même de devenir un ramoneur encore plus
vrai qu’un vrai ramoneur. Il est « plus vrai que nature ». Cette personne aux yeux des autres ne
« paraît » plus, elle « est ». C’est paradoxalement son très haut niveau de « non-être » qui lui
permet d’ « être ». Umberto Eco parlait d’ailleurs de « faux-authentique » dans son ouvrage la
Guerre du faux (1985) : « le complètement réel se confond avec le complètement faux ». Ce sont les
exemples des pistes de ski créées à Dubai ou encore des plages artificielles au Japon.
Pour Baudrillard toujours, une image qui est fidèle à une réalité absolue est par exemple la
photo argentique. Celle-ci permet de capter le réel, en est le reflet « pur ». Tandis que la photo
numérique, et plus encore lorsqu’elle est retouchée à l’aide d’un logiciel photo, est un pur
simulacre. Elle dénature cette réalité référent (souvent, en prétendant être vraie) et devient une
réalité nouvelle, sans référentiel.
Plus haut, nous disions qu’une image était par nature une apparence. Et de ce fait, que les
types d’images gravitaient autour du pôle « paraître » du carré sémiotique de la véridiction.
53
Toutefois, Umberto Eco parle des simulacres en tant que « faux ». C’est-à-dire qu’ils seraient la
résultante d’un « non-paraître » et d’un « non-être ». De plus, le fait que les images-simulacres
deviennent des réalités en soi ne signifie-t-il pas qu’elles quittent dès lors leur fonction première
d’image ? Ont-elles toujours pour but de représenter quelque chose ou au contraire d’exister par
elles-mêmes et pour elles-mêmes ? Si tel est le cas, les images-simulacres ne sont même plus des
images. Baudrillard paraît le dire : « Dans le flux visuel qui nous submerge, l’image n’a même plus
le temps de devenir image ».
N’est-il pas plus pertinent alors de placer la simulation et le simulacre du côté du faux,
davantage que du côté du mensonge ? Des simulacres qui allient « non-paraître », puisqu’ils ne sont
plus des images, et « non-être », puisqu’ils sont sans référence à une réalité effective.
Ne pouvons-nous pas aller plus loin encore en considérant que ces images-simulacres,
devenant une nouvelle forme « d’être » et chassant la question des référents, ont inversé les
rapports entre vrai et faux ? N’est-ce pas le réel lui-même qui a disparu ? Baudrillard écrit que « La
simulation est maîtresse, et nous n’avons plus droit qu’au rétro, à la réhabilitation fantomatique,
parodique de tous les référentiels perdus. »1
1 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p.70
54
Le rapport entre réalité et simulacre est alors inversé. Le texte de Baudrillard commence sur
cette idée : « The simulacrum is never what hides the truth - it is truth that hides the fact that there is none. The
simulacrum is true. » Plus loin dans son texte, l’auteur explique que « L’imaginaire était l’alibi du réel,
dans un monde dominé par le principe de réalité. Aujourd’hui, c’est le réel qui est devenu l’alibi
du modèle, dans un univers régi par le principe de simulation. Et c’est paradoxalement le réel qui
est devenu notre véritable utopie – mais une utopie qui n’est plus de l’ordre du possible, celle
dont on ne peut plus que rêver comme d’un objet perdu. »1
L’hyperréalité, le bal des simulacres
Les images simulacres ont la capacité de voler le statut d’ « être » au réel. Si l’on en croit
Baudrillard, ce que craignait Platon s’est bel et bien passé. Les « mauvaises images » sont
devenues la réalité et les « Idées » ont disparu. Si tel est le cas, c’est tout le rapport entre signifiant
et signifié qui est à repenser. Le simulacre qui existe par et pour lui-même est en même temps
signifié et signifiant. Il est le sens et le signe. Cet « univers régi par le principe de simulation »,
Baudrillard et d’autres penseurs postmodernes le nomment hyperréalité. Ce terme désigne une
réalité qui est encore plus réelle que le réel et signifie par là même la disparition du réel2.
1 Ibid., p. 179. 2 Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu, Paris, l’Herne, 2008.
55
D’autres auteurs comme Umberto Eco parlent de l’hyperréalité comme étant source d’une
grande confusion entre le « vrai » et le « faux »1. Un exemple célèbre d’hyperréalité est donné par
Baudrillard au sujet de la pornographie. Il explique que la pornographie (et par là, la médiatisation
de la sexualité) est encore plus sexuelle que le sexe lui-même. Nous allons dès lors voir si, et si oui
comment, le digital est créateur d’hyperréalité. Nous verrons que le langage du digital, au sens du
numérique, repose en grande partie sur la simulation et les simulacres. On parle d’ailleurs du
virtuel, en opposition au réel, pour évoquer la digitalisation grandissante de notre monde. Plus
qu’une copie du réel, le digital représente désormais un véritable monde en soi. La confusion
entre réalité et fiction existe plus que jamais. Enfin, nous nous interrogerons sur la question de la
normalisation de l’hyperréalité au sein de ce cet espace virtuel. Si le langage du digital est porteur
d’hyperréalité, c’est la massification de ses pratiques qui a permis une normalisation du principe
d’hyperréalité.
Digital, simulacres et hyperréalité
Nous partons de l’hypothèse que le digital a permis aux images de devenir des images-
simulacres et de quitter de ce fait leur statut d’image pour devenir des réalités en soi. Pour
comprendre le lien fort qui existe entre digital et hyperréalité, nous allons partir du triangle
proposé précédemment et essayer de comprendre la flèche qui va de « non-être » à « être » :
1 Umberto Eco, La guerre du faux, Paris, Le livre de poche, 1987.
56
Nous le disions, c’est un fort degré de non-être qui permet, de manière paradoxale, aux
images de devenir « plus qu’une image », un véritable être en soi.
De la « mimésis » au faux-semblant
Prenons l’exemple de la photographie. Le digital a permis à la photographie de se « libérer »
du réel. Autrefois, avec la photographie argentique, les images étaient la plupart du temps un
reflet de la réalité. C’était l’art de la « mimesis », soit l’imitation de la vision oculaire. L’appareil
photo était un medium, au sens de moyen pour saisir la réalité. Mais rapidement est venu le temps
de la manipulation par les images. Bien avant l’arrivée de Photoshop et d’autres logiciels de
retouche, certains ont compris que « celui qui contrôlait les images contrôlait les esprits » (Bill
Gates). En 1860 déjà, une photographie d’Abraham Lincoln avait été truquée en plaçant sa tête
sur le corps d’un autre homme politique.
Et les pratiques de manipulation de l’image sont devenues extrêmement fréquentes sous les
règnes des grands dictateurs comme Staline, Mao Tsé-Tung ou Hitler.
57
Images-simulacres ou mauvaises apparences qui dénaturent une réalité ? Nous sommes très
certainement déjà du côté de la simulation et du simulacre puisqu’il y a là une volonté de tromper.
Il n’a donc pas fallu attendre l’âge du digital pour que ce genre de pratique de mise en scène
existe. Toutefois, ce que le numérique a permis est la massification, et la normalisation, de la
retouche photo. Détenteur d’un appareil photo numérique, tout un chacun a désormais la
possibilité de se mettre en scène. Si on modifiait auparavant une image existante par des
techniques de collage et qu’il restait de ce fait une preuve matérielle de la réalité, aujourd’hui avec
le digital, la photographie est déjà « irréelle » au moment de sa prise : la possibilité de créer des
effets, de modifier les couleurs, d’accentuer le sourire etc. La notion de réalité a disparu et de ce
fait, l’image-simulacre existe désormais par elle-même.
Le monde de la photographie digitale est décomplexé à l’égard de ce genre de pratiques. La
retouche photo est devenue normale. Les termes utilisés sur le site internet d’Adobe Photoshop pour
promouvoir ses produits le prouvent : « des résultats époustouflants », « magie d’une imagerie de
pointe », etc.
Presque plus personne ne s’insurgera contre une photo modifiée (on parlera plus
généralement de retouche), à la condition que l’intention ne soit pas celle de tromper. Certains
dénoncent les images-simulacres quand elles sont considérées comme malintentionnées. Par
exemple, quand des mannequins sont retouchés sur des couvertures de magazine pour apparaître
plus grandes, plus maigres, etc. (cf. ici même, l’étude de Marine Pellan, « Maigres modèles »). La
photographie documentaire, pour qui la question de l’authenticité est centrale, est évidemment
58
très touchée par la question du faux-semblant et du simulacre. Avec le digital, il existe une
profusion d’images qui circulent sur l’Internet et pour lesquelles il est extrêmement difficile de
définir s’il s’agit d’une vraie photographie ou d’une photographie truquée pour répondre aux
besoins des médias afin de créer du spectaculaire. Mirko Martin questionne ces faux-semblants
avec la série L. A. Crash (2009) qui mixe des clichés de véritables rues avec des vues de studios de
production cinématographique.
La normalisation des images-simulacres
Les images-simulacres, pourchassées par de nombreux philosophes depuis des siècles,
paraissent aujourd’hui avoir la vie belle sur le web. Les médias sociaux sont des plateformes où
les images retouchées jouissent d’une viralité sans commune mesure.
Un exemple saisissant de l’acceptation sociale des « images-simulacres » est le succès de
l’application Instagram et plus précisément l’engouement pour les filtres rétro que le service
propose.
59
Depuis sa création et celle de nombreuses autres applications autour des filtres, on assiste à
une profusion de photos au style rétro sur Internet. Ce qui est très intéressant pour notre
question puisque ces images prétendent être celles d’un temps passé (avec des filtres qui créent
l’effet d’une pellicule des années 1969, etc.), et pourtant elles sont acceptées comme étant une
réalité en soi. Le principe de réalité est oublié et laisse place à une image-simulacre qui vit
désormais sans référentiel. Elle existe par et pour elle-même.
60
Instagram ne s’en cache pas. Sur la première page de son site Internet, il est expliqué que les
utilisateurs peuvent prendre une photo et en changer l’apparence grâce aux filtres. C’est donc un
objectif d’amélioration de la réalité, voire de création d’une nouvelle réalité, qui est mis en avant.
Le service Instagram est un exemple parfait où l’imaginaire et le virtuel ont désormais remplacé
la réalité, considérée comme fade et pas assez digne d’intérêt, justifiant ainsi le besoin de la dénaturer à
l’aide de filtres. Pour revenir à la question de la normalisation des images-simulacres, il est
intéressant de noter qu’une application comme Instagram compte plus de 5 millions d’utilisateurs à
travers le monde et que les photos créées bénéficient d’une immense visibilité grâce à leur viralité
au sein des réseaux sociaux notamment. Une pratique qui est devenue tellement normalisée que
cette hyperréalité est devenue une nouvelle réalité.
Une nouvelle réalité extrêmement convoitée par les différents acteurs du digital qui se livrent
une véritable guerre autour des filtres. Chacun veut devenir créateur d’images-simulacres
appliquant à la lettre la célèbre phrase de Bill Gates que nous avons déjà citée, « celui qui contrôle
les images contrôle les esprits ». Facebook a récemment racheté Instagram et Twitter vient tout juste
de lancer ses propres filtres.
61
Nous voyons à travers ces exemples que les photographies retouchées sont devenues un lieu
commun à l’heure du digital. Parfois pourchassés lorsqu’il s’agit de photographies mensongères,
les faux-semblants « inoffensifs » telles que les photographies prises avec l’application Instagram
sont monnaie courante sur le web. Utilisées par des millions d’internautes et partagées sur les
réseaux sociaux, ces images-simulacres construisent petit à petit une nouvelle réalité
autoréférentielle. Comme le disait Christian Caujolle à propos des films Kodak, Instagram nous
permet de regarder le monde à travers les couleurs du monde que l’on se choisit. Nous voulons
faire de notre soirée d’été 2013 un événement aux couleurs de 1969 ? Les faux-semblants sont là
pour nous permettre de réaliser tous les possibles. C’est bien cela qui se cache après tout derrière
le terme de réalité virtuelle.
Bibliographie
BAUDRILLARD, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.
BAUDRILLARD, Jean, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu , Paris, l’Herne, 2008.
ECO, Umberto, La guerre du faux, Paris, Le Livre de Poche, 1987.
Sitographie
http://www.influencia.net/fr/actualites1/innovations,tron-hyper-realite,41,1325.html
http://www.liberation.fr/medias/01012316654-bienvenue-dans-l-hyperrealite
http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre29306-chapitre149129.html
http://www.ceaq-sorbonne.org/node.php?id=97&elementid=900
62
TROISIEME PARTIE
NORMALITES DU SOCIAL
Bérengère FORGET
Construction des discours normatifs : du droit au
politiquement correct
Introduction
La norme fait partie inhérente de nos sociétés : sans le savoir, sans même nous en rendre
compte, nous nous y conformons et souhaitons nous y conformer. Nos comportements sont
régis par cette norme : ils répondent à l’exigence de la mode, du conformisme, du droit et en
d’autres termes du groupe social auquel nous voulons appartenir. Appartenir à une norme, c’est
appartenir à un ensemble qui se reconnaît grâce à ses codes normés qui définissent ce qu’il faut
être ou ne pas être.
Cependant, cette norme inhérente à la société ne vient pas de nulle part. Elle est prescrite par
certains discours qui tendent à la diffuser dans les mentalités et les comportements. Elle n’est
alors plus seulement norme, mais elle devient une normalité normative, c’est-à-dire une normalité
qui vise à être prescrite et à s’imposer comme loi des comportements.
Quels sont ces discours qui participent à la construction de cette normalité normative ? Ils
sont extrêmement divers, allant de codes vestimentaires inhérents à une fonction ou à une
identité, aux affiches publicitaires qui prescrivent une norme physique en passant par les discours
médiatiques qui jouent sans cesse de cette ambivalence de la norme.
Cette étude s’attachera donc à l’analyse de deux formes de discours normatifs : le droit,
discours juridique qui fait la loi et qui ainsi inscrit et définit des normes de comportement, et le
politiquement correct, discours sociétal qui inscrit dans le langage lui-même ce qui doit être dit ou
non afin de diffuser une pensée dite « normale ». Il est vrai que ces deux discours ne peuvent pas
63
être mis sur le même plan, car le second n’a pas le pouvoir de législation dévolu au premier. Il
sera cependant intéressant de voir selon quels modèles ces différents discours se construisent et
comment ils aboutissent à des réalités effectives différentes. En effet, ayant tous les deux pour
but de construire une norme, ils aboutissent cependant à une application de cette différente
normativité. Il s’agit donc d’étudier ici ce qui relève de la logique des normes ou de la logique
déontique, c’est-à-dire une logique qui ordonne et qui prescrit.
Quels sont les fondements de cette logique ? Et quelle place tient le langage dans sa
construction ? A travers les deux formes de discours étudiés, il apparaîtra que le langage tient
dans ce parcours de construction de la norme normative un rôle de premier plan. De fait le
contrôle du connotatif joue ici un rôle essentiel : est-il au profit du simple dénotatif ? Ou vise-t-il
l’utopie d’une langue pure ? La réintroduction de la connotation n’est-elle pas inévitable ?
Ce parcours constructif de la norme est en fait un parcours modal du véridictoire à
l’aléthique. La première étape, le véridictoire, regroupe ce qui relève de la relation entre les sujets
quant au savoir. Le parcours se poursuit par l’accès à l’épistémique, qui correspond à une
subjectivité du savoir, exprimant le degré de certitude ou d’incertitude qu’entretient un sujet avec
ses objets de connaissance. Enfin, l’aléthique est atteint, lorsqu’il y a une forme d’objectivité du
savoir, centrée sur l’objet, indépendamment de tout sujet. Et en effet, l’objet normatif passe de
fait du véridictoire, ce qui pourrait correspondre à une forme de débat sur la norme, à l’aléthique,
la norme instaurée, celle qui doit être, afin de s’inscrire véritablement en tant que normalité
pouvant régir des comportements ou même une pensée. Une fois légitimée, voire entérinée par la
loi, la norme devient alors le moteur de l’appartenance au groupe social. La normalité prescrite est
donc essentielle pour la vie en société. Essentielle, elle peut être utilisée. En ce sens, elle porte
aussi en elle un certain nombre de dangers.
Il convient donc en premier lieu de revenir sur le parcours de légitimation de la norme, allant
du véridictoire à l’aléthique en passant par l’épistémique. Au sein de ce parcours, nous étudierons
le fonctionnement du langage normatif et l’importance de la connotation dans la construction de
la normalité normative. Enfin, il s’agira d’aborder les opportunités et les dangers contenus dans
l’idée de normalité normative et ses implications dans nos sociétés.
64
Le parcours de légitimation de la normalité normative
Du véridictoire à l’aléthique. Le droit, « discours des normes, discours sur la
norme »1
Dans le parcours de légitimation de la norme, et donc dans sa construction en tant que
normalité normative, le droit tient une place essentielle. Régisseur de comportements par
excellence et créateurs de lois à qui tous doivent se soumettre, son rapport à la normativité est
pourtant particulièrement ambigu. De fait, le droit peut à la fois : entériner une norme
préexistante dans la société et l’instaurer en tant que loi, et répondre ainsi à la norme au sens
majoritaire du terme (le normal est ce que fait ou dit la majorité de mes connaissances) ; créer une
loi qui deviendra une norme de comportement, et répondre ainsi à la norme au sens de ce qui
doit être (une forme d’idéal à atteindre) ou encore, répondre à une exigence de normalisation de
certains comportements en la traduisant dans le droit, et répondre ainsi à l’exigence d’égalité face
à la norme pour être intégré au groupe social (mon voisin est considéré comme normal et est
donc intégré, je veux également être considéré comme normal). Cette confusion de la définition
du mot « norme » est essentielle ici. De fait, le normal devient légal quand la norme est entérinée
par la loi. Mais la loi prise en elle-même définit également un comportement qui devient ensuite
la norme sociale. Ainsi, la condamnation du meurtre, un des principes du droit les plus anciens,
issu des Dix commandements bibliques, « Tu ne tueras point », est un principe moral apparu bien
avant un droit institutionnalisé. Il est certainement un des premiers faits sociaux à recevoir une
condamnation, sans doute morale au commencement. Et le droit a repris cette norme sociale,
afin d’en faire une loi. Au contraire, les débats actuels sur le mariage homosexuel visent à inscrire
dans la norme, une pratique jusqu’à présent considérée comme anormale. Le droit participe alors
à une normalisation de pratiques sociales préexistantes et le légal s’assimile au normal.
En ce sens, le droit participe au parcours de construction de la normalité normative. Du
véridictoire, la présence de la norme à l’état de pratique sociale, il l’amène à l’épistémique,
moment où cette norme fait débat et commence à être institutionnalisée et reconnue comme
pratique légitime, puis à l’aléthique, où la norme est entérinée par la loi et devient alors plus que
normale : légale voire obligatoire. C’est ce que montre Durkheim dans Les Règles de la méthode
sociologique. Il distingue les normes sociales et les normes juridiques. Les premières recouvrent
l’ensemble des règles implicites pour bien vivre en société, telles que les formules de politesse, les
règles de comportement, etc. Les secondes recouvrent à l’inverse ce qui est institué par le droit et
dont la transgression peut donc être punie, alors que la transgression des normes sociales ne
1 Georges Vignaux, « Argumentation et discours de la norme » in « Le Discours juridique, analyses et méthodes », Langages, n° 53, Paris, Larousse, 1979.
65
donne pas lieu à des sanctions de l’Etat. Et il montre bien que les normes sociales influencent les
normes juridiques et inversement. Le droit est donc partie prenante de la légitimation de la
norme. En tant que « couverture discursive du monde » comme dirait A. J. Greimas, le droit
devient le garant de la normalité : parole légitime, il définit les comportements normaux. L’ordre
social correspondrait non pas à un abandon des intérêts particuliers, mais à une normalité de
comportements induite par la légalisation d’une norme préalable.
Le droit est donc à la fois un instrument normatif et un discours sur la norme. En ce sens, si
le droit est en rapport avec la normalité, ce n’est pas seulement parce qu’il édicte des normes,
mais c’est surtout parce qu’il participe de manière active à la construction de la norme du
véridictoire à l’aléthique. De fait, il perpétue et diffuse une certaine idée de ce qui est normal et de
ce qui ne l’est pas et il modèle des comportements conformes à ces critères de normalité, à la fois
en formalisant des faits existants dans la société, en imposant des normes sur lesquelles se
modèlent les conduites et en créant et en entérinant des normes dans le même geste créateur.
Le politiquement correct, la langue du « bon usage »1
Un retour à l’histoire du politiquement correct s’impose. De fait, pour bien comprendre le
politiquement correct et la normativité qui en découle, il convient de comprendre ses origines. Le
politiquement correct est né aux Etats-Unis où on l’a appelé « politically correct » ou « political
correctness ». Or, aux Etats-Unis tout au long des XIXe et XXe siècles, ce terme s’employait, dans
des contextes juridiques et politiques, pour désigner ce qui était correct selon les règles de la
grammaire, d’abord, et selon les règles du droit, ensuite. Il est d’ores et déjà intéressant de voir
qu’à ses origines, le politiquement correct était un terme à désignation juridique. Si, comme on l’a
vu, le droit participe à la création de la normativité, il est essentiel de voir quel langage
institutionnalisé lui a été, même dans un temps révolu, associé.
Le politiquement correct ne reçoit la définition que nous lui connaissons que dans les années
1980. Il désigne alors ce qui doit être dit pour ne choquer ni les mœurs, ni les minorités ni
quelqu’autre domaine de l’ordre social. A cette époque, il a cependant un sens péjoratif : il est en
effet utilisé d’abord par la gauche américaine pour se moquer des discours de leur propre camp
visant à ne dénigrer ni offenser aucune minorité. A la fin des années 80 et au début des années
90, le politiquement correct s’étend aux Etats-Unis et sa connotation par trop péjorative
s’amoindrit. Le politiquement correct s’institutionnalise afin que chaque expression utilisée ne
1 Vaugelas, Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, 1647.
66
fasse pas offense aux minorités concernées. Et c’est à ce moment qu’il apparaît en tant que tel en
France, dans le même but.
En France cependant, le politiquement correct n’est pas directement hérité des Etats-Unis. Il
puise son héritage bien plus loin dans l’histoire langagière purement française : le courant des
Précieuses. Le mouvement culturel de la préciosité naît en France au XVIIe siècle. Il consiste à
rendre sa pureté au langage par l’exclusion de mots jugés désagréables à l’oreille et la création de
nouveaux mots jugés plus nobles et propres au « bon usage » de Vaugelas. Le courant des
Précieuses est à l’origine d’une simplification de l’orthographe, dont l’essentiel des composants a
ensuite été accepté par l’Académie française. Mais ce qui a été retenu dans l’imaginaire collectif
(sans doute à cause des nombreuses critiques qui lui ont été portées, entre autres par Molière),
c’est l’usage des figures de style tout particulièrement l’hyperbole et la périphrase. D’après le
Dictionnaire des Précieuses d’Antoine Baudeau de Somaize, le miroir devient alors le « conseiller des
grâces », le fessier devient le « rusé inférieur », la grossesse, « le mal d’amour permis », le verre
d’eau, « le bain intérieur » et les larmes, « les perles d’Iris » ou « les filles de la douleur et de la
joie »1.
Or, c’est dans cette lignée de refonte du langage pour le rendre plus digne des mœurs que le
politiquement correct s’inscrit. De fait, Robert Hughes, dans La Culture gnangnan. L’Invasion du
politiquement correct définit le politiquement correct comme « la quête d’une dignité verbale
introuvable qui masque un dénuement réel, l’usage systématique de l’euphémisme, une certaine
manière de débaptiser les êtres et les lieux pour échapper au plus infime soupçon de connotation
péjorative. »2 On est bien ici dans une recherche langagière qui vise à purifier le langage de ce qui
ne serait pas « correct », à savoir ici les connotations péjoratives essentiellement. Le politiquement
correct vise donc de manière très claire une normalisation de la langue épurée de tous les mots
qui pourraient être considérés comme vulgaires, insultants ou trop bruts. La normalité n’est pas
ici un résultat de ce qui serait latent dans la société. Elle est imposée par les discours politiques ou
par les médias, voire parfois entérinée par le droit lui-même, qui joue ici son rôle de discours
normatif. Dans ce parcours du politiquement correct, on se rend compte encore une fois que la
norme passe du véridictoire à l’aléthique. Les mots jugés par certains groupes comme insultants
vont être peu à peu supprimés de leur vocabulaire jusqu’à ce qu’on vienne à formuler cette
interdiction dans les médias. On passe alors à l’épistémique. Enfin, le stade aléthique sera atteint
1 Antoine Baudeau de Somaize, Dictionnaire des Précieuses, éd. par Ch.-L. Livet, Elibron Classics, 1857. 2 Robert Hughes, La Culture gnangnan. L’Invasion du politiquement correct, Paris, Arléa, 1994
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quand le mot sera complètement banni du langage et considéré par tous comme insultant et
quand son utilisation pourra même être condamnée par le droit lui-même.
Le rapport de la norme est là aussi subtil. En effet, la norme peut apparaître comme le garant
du langage, dans le sens où un langage normé est un langage évolué qui a su établir des règles de
grammaire et dépassé ainsi les dialectes. Le langage normé est celui qui est parlé par une société
qui se reconnaît par cet usage de la même langue. Jean-Pierre Léonardi, dans Sauve qui peut la
langue, explique que « les structures de la langue sont normatives et conditionnent la manière dont
nous réfléchissons »1. Le politiquement correct s’introduit alors dans cette normalité déjà
existante afin d’établir ce qu’on pourrait appeler une surnorme, définie par Juliette Garmadi dans
La Sociolinguistique comme « un système d’instructions définissant ce qui doit être choisi si on veut
se conformer à l’idéal esthétique ou socioculturel d’un milieu détenant prestige et autorité, et
l’existence de ce système d’instructions implique celles d’usages prohibés. »
Bien plus qu’une simple norme, c’est donc une surnorme que le politiquement correct
instaure. En ce sens, le politiquement correct est bien un discours normatif, car il vise à définir ce
qui doit être dit ou non. Même si ses jugements ne sont pas comme dans le cas du droit,
institutionnalisés, la surnorme pèse sur la société non pas comme un droit, mais comme un
devoir. Quand le droit pose les limites de ce qui est légal et peut donc être considéré comme
normal, et de ce qui ne l’est plus, et peut donc être considéré comme déviant, le politiquement
correct fonctionne par l’interdit et le tabou. Il instaure dans la langue même une censure de
certains mots et privilégient alors une certaine morale à l’idée, tout comme la Novlangue de
Georges Orwell. Mettant la morale au-dessus du discours, il s’impose alors comme le langage du
« bon usage ». Ce terme « bon usage » issu de la Préciosité est ici fondamental : par l’adjectif
« bon », il met bien en valeur cet aspect moral qui surplombe le discours politiquement correct.
Ne rien faire qui choque cette nouvelle morale laïque devient alors l’enjeu du discours.
Il est également intéressant de voir que, dans ce contexte, l’enjeu de normativité devient la
prescription d’une nouvelle morale qui se substituerait à la morale chrétienne jusqu’à présent à
l’œuvre dans nos sociétés. Une morale qui ne jugerait plus sur les actes, mais d’abord sur les mots
employés, dans un idéal toujours présent de tolérance, d’accueil de l’autre, d’intégration. La
croyance ne serait alors plus celle en un Dieu garant de cette morale, mais une croyance en un
langage normalisé qui prendrait pour lui ce rôle de garant.
1 Jean-Pierre Léonardi, Sauve qui peut la langue, Paris, L’Archipel, 1994.
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Le politiquement correct, dans le parcours de construction de la normalité normative, joue
donc un rôle essentiel : quand le droit n’entraîne finalement qu’une coïncidence de principe entre
une norme établie comme légale et des comportements, le politiquement correct fait, lui, naître
dans le langage une exigence de surnorme qui s’ajouterait aux normes inhérentes du langage, afin
de définir une nouvelle morale qui se traduit en comportements sociaux. Si le langage est le
fondement de la société et de son fonctionnement, le politiquement correct y trouve alors les
moyens d’instaurer dans la société de nouveaux principes moraux, définissant de nouveaux
schèmes de pensée et de comportements.
La normativité, résultat d’une lutte de pouvoir
Lorsque Durkheim définit les normes juridiques et les normes sociales, il montre que ces
normes s’influencent mutuellement. Comme on l’a vu à travers l’étude du droit, la norme
juridique influence la norme sociale et inversement. Et c’est dans ce processus et ce jeu
d’influences que la norme devient normativité. On pourrait presque dire que la normativité est le
résultat d’incessantes luttes de pouvoir. De fait, la norme en elle-même n’a aucune efficacité
propre. Chacun peut s’y soumettre ou non. Cependant, c’est à partir du moment où un usage en
est fait ou qu’une volonté propre l’instrumentalise que la norme devient normative. Car chacun
est amené à se positionner autour de cet usage et en ce sens, chacun accepte la norme comme
devenue normativité en puissance ou en acte. Lorsqu’en 1975, les opposants à l’avortement
manifestaient contre le projet de loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse, il s’agissait pour
eux de lutter contre la banalisation de l’acte plus que contre l’acte lui-même. Ils se positionnaient
par rapport à la normalisation de l’acte que prescrivait la loi. Et il en va de même pour le mariage
homosexuel aujourd’hui : il ne s’agit pas, pour les antis, de condamner la pratique, mais de
condamner la normalisation de la pratique. Il s’agit donc de lutter contre l’inscription dans le droit
d’une pratique qui serait, à partir de ce moment, considérée comme normale. Le politiquement
correct résulte lui aussi d’une lutte de pouvoir : définir ce qui doit être dit et ce qui ne doit pas
l’être. La normativité de la normalité est donc avant tout le résultat d’un positionnement
individuel par rapport à une proposition ou à un élément social, créant ainsi des luttes pour
imposer ou non cette normalité.
On voit bien qu’il faut alors que la norme passe par une subjectivation, définie ici par
l’appropriation par certains individus ou groupes sociaux de propositions à caractère normal,
avant de passer à l’assujettissement. Il existe donc bien un parcours de la norme allant du
véridictoire, ce qui relève de la polémicité du savoir entre le paraître et l’être, à l’aléthique, ce qui
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relève du devoir être. Dans ce parcours du véridictoire à l’aléthique, la place du langage est
essentielle.
Le rôle du langage dans le parcours normatif
Les mots choisis dans la législation et dans les expressions dites politiquement correctes sont
essentiels dans le parcours de création de la normalité normative. De fait, dans les deux cas, le
choix de certains mots plutôt que d’autres visent le même but : gommer certaines connotations
péjoratives associées à certains mots. S’en suit l’utilisation de diverses figures de styles, afin de
nommer différemment la même réalité. Nous allons ici étudier différents cas, afin de mieux
comprendre les tenants et les aboutissants d’un tel phénomène.
De l’importance des connotations
Lorsqu’en 1975 a lieu le débat vigoureux sur la loi Veil, le terme jusqu’alors employé pour
désigner le fait d’interrompre, avant son terme, sa grossesse était le terme « avortement ». Or, le
droit lui a préféré le terme « IVG – Interruption Volontaire de Grossesse ». Il est intéressant de
voir ce qui est inclus dans le sigle IVG et dans les mots qu’il recouvre.
Il faut savoir que le terme « avortement » était jusqu’alors largement considéré comme
extrêmement péjoratif. Associé à un meurtre pour certains ou à la pratique des « faiseuses
d’anges », il recouvrait une réalité qu’on qualifiait facilement d’ « horrible » ou d’ « inhumaine ».
Or choisir d’y substituer l’expression « Interruption Volontaire de Grossesse » est lourd de sens.
Tout d’abord, l’emploi d’un sigle, IVG, permet de cacher derrière trois lettres ce que recouvre
l’expression et d’atténuer ainsi le lien direct entre avortement et IVG. Mais surtout, c’est
l’apparition du terme « volontaire » qui est ici essentiel. Il s’agit là d’une reconnaissance explicite
que cet acte peut être entièrement volontaire et relever dès lors de la liberté individuelle. Dans les
mots eux-mêmes, l’avortement est déjà reconnu comme un choix libre et non comme une
situation imposée par le mari ou la société. Toute connotation péjorative est ainsi gommée.
Ce passage du mot « avortement » à l’expression « Interruption Volontaire de Grossesse » est
essentiel dans le parcours de la normalisation de l’avortement. En effet, la lexicalisation change la
modalité : en effaçant toute connotation péjorative et en changeant le mot, on fait passer la
norme au stade épistémique. Le changement de termes permet de sortir des passions présentes au
sein du terme « avortement » et ouvre ainsi la voie à l’aléthique. Or, l’enjeu ici est bien de faire
passer une pratique jusqu’à présent considérée comme exceptionnelle parce qu’illégale, dans la
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norme. Et c’est d’ailleurs bien plus contre la banalisation du geste que contre le geste lui-même
que les opposants à l’avortement se battaient.
Il en va de même aujourd’hui pour le mariage homosexuel auquel on substitue l’expression
« mariage pour tous ». L’enjeu est là encore d’effacer les associations d’idées incluses dans
l’expression « mariage homosexuel ». Et, de la même manière, l’expression « mariage pour tous »
fait déjà passer un message : le mariage est un droit qui doit appartenir à tous et non à un groupe
prédéfini. Il s’agit d’un enjeu d’égalité et non de savoir si une pratique peut être considérée
comme « bonne » ou comme « morale ». C’est donc par les mots pour désigner une même réalité
que passe la normalisation. Or, le langage servant de cadre à la pensée, il n’y a qu’un pas pour
que, acceptée dans le langage, l’expression et ce qu’elle sous-tend soient acceptés dans la pensée
puis dans le droit.
De la même manière que dans le droit, la normalité du politiquement correct passe du
véridictoire à l’épistémique. Cependant, les ressorts langagiers du politiquement correct ne sont
pas les mêmes que dans le droit : quand le droit renomme afin de substituer une réalité à une
autre (le mariage homosexuel n’est plus mariage contre-nature, mais mariage pour tous, c’est-à-
dire revendication d’égalité ; l’avortement n’est plus meurtre, mais Interruption Volontaire de
Grossesse, c’est-à-dire libre choix d’avoir un enfant), le politiquement correct fait usage de figures
de style, tout particulièrement l’euphémisme et la périphrase.
De l’importance des figures
Le politiquement correct fait en effet usage d’un grand nombre de périphrases afin de diluer
dans d’autres mots une même réalité perçue comme péjorative. Le balayeur de rue sera donc
renommé « technicien de surface », l’aveugle deviendra le « non-voyant », la caissière, « l’hôtesse
de caisse », voire, pour les exemples les plus extrêmes : « verticalement défié » pour petit ou
« personne non vivante différemment proportionnée » pour obèse défunt, d’après un article du
Time.1
La première figure de style et la plus utilisée par le discours politiquement correct est la
paraphrase. Cette dernière s’attache à rendre le sens par des équivalents pour mieux le faire
comprendre. Il s’agit donc de reformuler une expression afin d’éclaircir ou de développer certains
points. Ainsi, lorsque le politiquement correct préfère utiliser l’expression « personne en
surcharge pondérale » alors que le mot habituellement utilisé serait « gros » ou « obèse », il s’agit
bien de reformuler dans le but d’expliquer ce qui se cacherait derrière le mot « gros ».
1 Vous trouverez une liste non-exhaustive de différentes expressions politiquement correctes en annexe.
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Cependant, au-delà de la paraphrase, c’est la périphrase qui est le plus souvent employée. La
périphrase ne doit pas se confondre avec la paraphrase : l’une consiste à dire en plusieurs mots ce
qu’on pourrait dire en un seul terme afin de signifier plus ou moins la même chose, tandis que
l’autre vise à expliquer en développant. La périphrase remplit dès lors à merveille la fonction de
reformulation propre au politiquement correct. Ainsi, lorsque le « jardinier » devient l’« animateur
d’espaces verts », il s’agit là de reformuler non pas pour expliquer mais bien de remplacer le terme
« jardinier » par un nouveau groupe de mots. De même, l’euphémisme qui consiste à atténuer ou
modérer une idée déplaisante, consiste lui aussi à reformuler une idée. Les connotations
péjoratives sont ici contrôlées, mais la connotation n’est pas pour autant effacée du langage. Elle
est réintroduite, mais devient positive. Ainsi, lorsque « chômeur » devient « demandeur
d’emploi », on peut avoir l’idée, dans le premier cas, de quelqu’un qui profite de la société en ne
travaillant pas, alors que dans l’autre cas, l’image est, au contraire, celle de quelqu’un de volontaire
recherchant activement du travail.
En cherchant sans cesse à reformuler certains mots, le politiquement correct vise la
suppression de certains mots de la langue, afin de forcer à cette même reformulation. Cependant,
le politiquement correct reste bloqué aux stades véridictoires et épistémiques et ne parvient pas à
atteindre l’aléthique, contrairement au droit. En effet, les mots que tente d’éliminer le
politiquement correct ne sont pas pour autant disparus de la langue, tout comme les Précieuses
n’ont pas réussi à faire adopter l’ensemble de leurs expressions et ont été très vite caricaturées. Le
politiquement correct se limite dès lors à la tentative de reformulation mais il ne parvient pas à
l’inscrire définitivement dans le langage et surtout, il ne parvient pas à induire une norme de
comportement. En ce sens, le politiquement correct reste bloqué au seuil de l’aléthique. Le
politiquement correct ne parvient donc pas à normaliser autant qu’il le voudrait la langue. Il
parvient seulement à mettre en place ce qu’on a appelé précédemment une « surnorme » qui
surplombe la langue et à laquelle il faut se conformer si on veut appartenir à l’idéal prescrit.
Cependant, il ne parvient pas à refonder en profondeur le langage. Il est une puissance
surplombante de la langue.
La parole performative
La grande différence entre le droit et le politiquement correct dans leur capacité à faire
adopter une norme jusqu’à l’introduire dans les comportements réside dans la performativité du
langage. La grande force de la langue du droit est d’être une parole performative. Lorsque la loi
est écrite et votée, elle existe dans les faits au même moment. Le droit fait en même temps qu’il
dit. Ce pouvoir de la langue est ici essentiel dans la construction du discours normatif qu’est le
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droit. En effet, la normalité, instituée par le légal, devient en cet instant précis entièrement
normative : elle est prescrite et il devient obligatoire de s’y soumettre ou au moins de la
reconnaître. Le caractère performatif du droit permet de fixer la norme dans la modalité
aléthique.
Dans son objectif de « langue-pouvoir », le politiquement correct ne parvient cependant pas à
se faire entièrement accepter, car son pouvoir performatif est limité. Ce n’est pas en répétant et
répétant de nouvelles expressions qu’on fait disparaître les mots qu’elles recouvrent. Et même si
le politiquement correct tient aujourd’hui une place essentielle dans les médias et la politique, il ne
s’agit pas pour autant d’une langue universelle, adoptée par tous.
Mais d’un côté comme de l’autre, ce qui est essentiel ici, c’est l’importance du langage dans le
processus de normativité. Le langage est un instrument normatif fondamental, car il permet
d’abord de faire accepter, par de nouveaux termes, la réalité que ces derniers recouvrent. Il donne
alors à la pensée une nouvelle manière de voir une même réalité. Et il permet ensuite la diffusion
de cette pensée et la compréhension intersubjective. La normalité normative instruite par le
langage a alors des impacts sur la société en termes de comportements et de manière de penser.
De la positivité à la négativité de la normalité normative
La norme et l’appartenance au groupe social
Si la normalité peut être prescrite, c’est avant tout parce qu’elle détient un rôle social
fondamental. Or, pour reprendre Foucault, dans Surveiller et Punir, une personne se voit qualifiée
de « normale » si elle intériorise les règles couramment admises. La norme devient donc la loi qui
régit les comportements. Nous voulons nous y conformer dans un seul but : appartenir au groupe
social. Celui qui est considéré comme « anormal » voire comme « hors-norme » sera difficilement
admis et ne pourra pas avoir la même place dans la société. Pensons à ces débats revenant
régulièrement sur le retour possible de l’uniforme à l’école. Il s’agit ici d’un simple retour à une
normalisation, qui par le retour à l’uniformité permet le gommage des différences sociales, et
surtout l’appartenance au même groupe en dehors de toute considération de richesse ou de
pauvreté, au risque de mettre à mal la liberté individuelle.
Ainsi, la norme prescrite par le droit a un rôle pédagogique. Certains actes jusqu’alors rejetés
par la société peuvent désormais être intégrés au système social. Le droit crée autour de ces actes
73
de nouvelles images et un nouveau système de valeurs afin de les faire entrer dans la normalité.
Une fois que la norme juridique a atteint le stade aléthique, elle devient moteur de lien social.
Il est vrai que la normalité normative permet la reconnaissance de l’appartenance au même
groupe social. Celui qui suit les exigences du droit appartient au groupe social régi par la loi du
pays. Celui qui décide d’enfreindre les règles du droit se met alors hors-la-loi, c’est-à-dire hors des
règles régissant le groupe social. Il s’exclut alors de la société. L’appartenance au groupe se définit
par la reconnaissance et l’adoption des normes qui définissent ce même groupe. En ce sens, la
normalité normative est essentielle dans la construction d’une société.
La normalité normative et la construction de victimes
Cependant, la normalité normative dans son processus de légitimation vise avant tout à
construire des victimes. Comme le signale Robert Hughes, dans nos sociétés actuelles, le statut de
victimes fait des envieux. La femme est présentée comme victime de l’homme, l’enfant est
présenté comme victime de ses parents, l’homosexuel est victime de la société qui ne lui reconnaît
pas les mêmes droits qu’aux autres.
« De même que nos aïeux du XVe siècle étaient obsédés par la création de saints et nos
ancêtres du XIXe siècle, par la production de héros, nous le sommes par la reconnaissance, la
louange et, au besoin, la fabrication de victimes, dont le trait commun est qu’on leur a refusé
l’égalité avec le Beau Blond à l’eau de rose, le mâle blanc hétérosexuel et petit bourgeois. »1.
Le politiquement correct se fait alors l’artisan de la victimisation de certaines catégories de
population. En cherchant à normer le langage, il le juge discriminatoire et fait apparaître à la
lumière du jour la victime de ces discriminations langagières. Et il permet ainsi de justifier la
normativité de ce qu’il dit, car elle lutte contre des inégalités. Le politiquement correct se présente
dès lors comme une recherche d’égalité et une lutte contre les discriminations, ce qui lui donne
un statut légitime voire indiscutable. Dans ce processus, les victimes désignées deviennent peu à
peu des héros : héros d’une lutte sociale, héros d’une lutte politique et enfin, héros d’une lutte
langagière qui atteint son apogée dans le politiquement correct. La normalité normative du
politiquement correct prend alors un nouveau sens : bien plus qu’une norme de langage, elle
devient une norme de pensée organisée entre ceux qui ont été victimes de l’ordre dominant et
ceux qui sont responsables de la victimisation ou du moins, même s’ils ne sont pas responsables,
ont pu y participer ne serait-ce que par leur statut privilégié.
1 Robert Hughes, La Culture gnangnan. L’Invasion du politiquement correct, op. cit.
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Cependant, l’échec du politiquement correct réside bien dans le fait qu’il ne parvient pas à
faire passer ces normes de langage dans l’aléthique : il renomme le problème, mais ne le résout
pas. Le politiquement correct ne mène que peu à l’action. Il répond seulement à la reconnaissance
d’un statut de victime.
Normalité normative et dangers
Comme nous l’avons vu, la norme permet la reconnaissance et l’appartenance au groupe
social. Cependant, il est vite intéressant de voir que la normalité normative en prescrivant et
permettant cette appartenance au groupe social nie du même coup l’individualisme de chacun en
cherchant à mettre chaque individu dans une catégorie. Ainsi, un homosexuel sera
automatiquement représenté par la communauté « gay » (Il est par ailleurs intéressant de voir
aujourd’hui l’apparition dans les médias d’homosexuels opposés au mariage homosexuel, comme
s’il s’agissait justement d’une « anormalité »). Si la normalité normative prescrite par le droit
répond aux exigences démocratiques de l’Etat, aux exigences de liberté, d’égalité et de fraternité,
la norme prescrite par le politiquement correct tend à diffuser, comme dit précédemment, une
nouvelle morale surplombant et se substituant à la morale existante. Pour imposer cette morale, il
instaure un contrôle des mots et des mœurs au risque de s’opposer à la liberté d’expression.
Garant de la normalité, il opère un contrôle du langage et un contrôle de ses locuteurs.
C’est donc une censure de la pensée qui se met en place afin de contrôler le langage et par là
même les opinions. Quand Roland Barthes, lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France a
prononcé une phrase malencontreuse qu’il regrettera par la suite : « La langue, comme
performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement
fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire »1 , il voulait avant
tout souligner que le langage, généralement associé à l’idée de liberté, obéit par sa structure et son
découpage du monde à des règles impérieuses : il prescrit toujours. Le politiquement correct se
situe dans cette lignée. Un métalangage apparaît qui a pour but de gommer les difficultés voire de
nier les faits. En désignant ce qu’il juge anormal dans la langue, le politiquement correct y
substitue sa surnorme morale et cherche ainsi à atteindre l’aléthique de la normalité normative
pour s’y fixer en refusant le débat véridictoire et l’évaluation épistémique. Mais qui veut imposer
sa norme sans débat se verra sans doute tôt ou tard refuser l’accès à la tribune démocratique.
1 Roland Barthes, La leçon. Leçon inaugurale au Collège de France, 1977.
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Conclusion
Ainsi, la normalité normative est le résultat d’un parcours du véridictoire à l’aléthique. Quand
le droit parvient à faire passer la norme d’étapes en étapes jusqu’à la fixer dans l’aléthique, le
politiquement correct, lui, reste bloquer au seuil de l’aléthique. Et quand il vise l’aléthique en
refusant le parcours qui passe d’abord du véridictoire à l’épistémique, il est critiqué comme
censure de la pensée. La surnorme qu’il crée reste au-dessus, comme puissance surplombante de
ce qu’elle veut contrôler, sans réellement parvenir à son but. On voit donc que la normalité
normative ne peut se détacher de son parcours fondateur si elle veut être acceptée par la société à
qui elle veut s’imposer. C’est à partir de cette acceptation qu’elle deviendra un moteur de lien
social.
Dans ce parcours créateur de la normativité, le langage tient une place essentielle. Cadre de la
pensée, il est celui par lequel la normativité évolue du stade véridictoire au stade aléthique. Sans le
langage, la normalité ne peut pas s’inscrire dans la société. Cependant, il apparaît que contrôler ce
langage est une tâche bien ardue. Pourtant, le droit et le politiquement correct sont fondés sur
une morale commune faite d’idéaux de tolérance et d’intégration. Et tant que l’homme vivra en
société, il devra répondre à ces règles qui s’appliquent également dans le langage. C’est ainsi que la
normalité normative prescrite par et dans le langage redéfinit ce dernier. Le langage n’est plus
universel mais il correspond à une norme différente dans chaque langue : on retrouve ainsi
l’arbitraire du signe. L’inadéquation entre le mot et la chose définie par la normalité normative
appauvrit le langage et le vide de sa substance.
C’est en ce sens que la normalité normative, créatrice de liens sociaux, peut aussi aboutir à
une certaine privation de liberté de penser et à une forme de censure de la pensée. Tout normer,
c’est oublier l’individualisme et la liberté propre à chacun. Vouloir tout normer, c’est aussi tenter
de se fixer dans l’aléthique en effaçant le débat véridictoire et l’évaluation épistémique. Or, la
normalité normative pour aboutir à un changement dans les comportements ne peut se détacher
de ce parcours de légitimation. Vouloir s’en détacher, vouloir le distordre, c’est laisser s’immiscer
le danger d’aboutir à un totalitarisme.
Bibliographie
BOURDIEU, Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
DURKHEIM, Emile, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1986.
76
FOUCAULT, Michel, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1993.
GIRARD, René, Le Bouc-Emissaire, Paris, Le Livre de Poche, 1986.
HUGHES, Robert, La Culture gnangnan. L’Invasion du politiquement correct, Paris, Arlea, 1993.
LOCHAK, Danièle, « Droit, Normalité et normalisation », in Le droit en procès, CURAPP-PUF,
Paris, 1983
MACHEREY, Pierre, « Pour une Histoire naturelle des normes », in Michel Foucault philosophe,
Paris, Seuil, 1989.
VIGNAUX, Georges, « Argumentation et Discours de la norme », in Langages, n° 53, 1979.
Sites web :
Mémoire de Julie Masmejean, « De la Manœuvre des mœurs et du silence des mots dans le
lexique français. Itinéraire d’une Bienséance langagière inédite : le Politiquement correct, entre
splendeur et trahison. » Faculté des Chênes, Cergy-Pontoise - DEA Lettres et Sciences du
langage 2006
http://www.freelang.com/publications/memoires/julie_masmejean/Le_politiquement_correct.h
tm
Annexes. Les mots du politiquement correct :
Politiquement correct Expression usuelle
Ajustement des effectifs Licenciements
Animateur d’espaces verts Jardinier
Chargé de clientèle VRP
Chercheur d’emploi ou Demandeur d’emploi Chômeur
Déficient auditif ou Malentendant Sourd
Dommage collatéral Bavure
Entrée de gamme Bas de gamme
Élève en situation d’échec scolaire Cancre
77
Exploitant agricole Paysan
Gardien d’immeuble Concierge
Hôtesse de caisse Caissière
Issu de la diversité ou Minorité visible Noir, Arabe, Asiatique, Métis
Mentalement déficient Fou
Non-voyant Aveugle
Personne à mobilité réduite Handicapé
Personne de petite taille Nain
Personne en surcharge pondérale Gros ou obèse
Réajustement des prix Augmentation des prix
Technicien(ne) de surface Balayeur de rue ou Femme de ménage
78
Hélène SIFRE
De la norme d’exception à la norme commune.
The Queen (2004) et Le Discours d’un Roi (2011)
Aujourd’hui, en France, plus personne n’oserait restaurer la monarchie. Ce régime archaïque
nous semble dépassé, cette société des privilèges révolue, et la séparation qu’elle impliquait entre
le peuple et l’élite, anormale, injuste et contraire au principe de démocratie. « Je veux être un
Président normal », disait François Hollande. Il aurait pu ajouter, « je veux être un Président du
peuple ». Car en France, il n’existe apparemment qu’une normalité, celle du plus grand nombre,
celle des citoyens égaux en droits, celle du peuple. De l’autre côté de la Manche, en revanche, la
situation se complique. Dans cet État où se maintient encore une des plus vieilles monarchies
d’Europe, il n’existe pas une normalité mais des normalités : celle du peuple, bien sûr ; mais aussi
celle des rois, cette espèce à part soumise à d’autres règles, à d’autres normes, à d’autres enjeux
que le commun des mortels. Si le Royaume-Uni est aujourd’hui une démocratie égalitaire comme
la France, l’Allemagne ou les États-Unis, cette séparation entre une norme d’exception et une
norme commune y est plus visible qu’ailleurs par l’institutionnalisation du clivage entre la Reine et
son peuple.
Pourtant, malgré les textes, malgré les pratiques et le protocole, un double régime de
normalité régit-il toujours la société britannique ? Cette séparation apparente ne cache-t-elle pas
des évolutions et des ressorts plus complexes impliquant une certaine relativité du normal, là-bas
comme ailleurs ? Et au fond, le Royaume-Uni n’est-il pas soumis au même régime de normalité
qu’en France, c’est-à-dire à une normalité dynamique, variable en fonction du contexte, du
moment, comme de si nombreuses faces de notre société post-moderne ?
Pour répondre à ces questions, nous allons nous appuyer sur le discours de deux œuvres
cinématographiques, The Queen, réalisé par Stephen Frears en 2004, et Le Discours d’un Roi, de
Tom Hooper (2011). Le cinéma, art populaire et élitiste sous certaines formes, est un excellent
reflet des tendances et des questions animant notre culture. Ainsi, plutôt que de peindre le
portrait d’une monarchie puissante, heureuse et fidèle à son image, les derniers films portant sur
la Couronne d’Angleterre nous révèlent des conflits de normes, des êtres ballotés entre deux
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mondes, celui dans lequel ils sont nés, et celui dans lequel ils auraient aimé évoluer. C’est le cas
des deux films de Shekhar Kapur sur Elizabeth I, Elizabeth et L’Âge d’Or, dans lesquels la vie
d’une jeune femme tranquille est bouleversée quand on lui apprend qu’elle sera reine, un jour, et
qu’elle devra rompre avec son amour d’enfance. C’est aussi le cas de Victoria – Les jeunes années
d’une reine (Jean-Marc Vallée, 2009), qui décrit la vie privée de la jeune reine et son amour
impossible avec le Prince Albert. Et bien sûr, du récent film danois Royal Affair, de Nikolaj Arcel,
qui nous raconte comment une reine malheureuse tombe secrètement amoureuse de son médecin
et déclenche avec lui une révolution.
Pourquoi limiter cependant notre corpus à The Queen et au Discours d’un Roi ? Parce que
contrairement aux autres, ces deux films traitent du vrai problème qui se cache derrière ce conflit
de normalité. Ces deux films enquêtent longuement sur son origine et sur ses conséquences :
l’irruption des médias de masse dans chacune des deux sphères, et la manière dont le lien établi
entre elles a bouleversé le concept de normalité. The Queen, c’est l’histoire d’une reine qui, prise
dans le feu d’une crise médiatique, va devoir s’humaniser. Le Discours d’un Roi, c’est l’histoire d’un
homme qui, confronté à l’invention d’un nouveau média, la radio, va devoir devenir roi. A priori
opposables, ces deux films aboutissent pourtant à la même conclusion, qu’il n’y a pas une mais
des normalités, dynamiques, variables, relatives.
D’une normalité prescriptive à une normalité phénoménologique
Les deux sphères de la normalité
Pendant longtemps, nos sociétés se sont organisées au sein de sphères clairement définies et
distinctes l’une de l’autre. En France, on opposait nobles et roturiers. En Angleterre, on faisait
référence aux Lords, à la gentry et enfin au common people. Cette séparation entre « classes » régissait
l’organisation politique, économique et sociale de nos États. C’est aussi elle qui déterminait nos us
et coutumes. Selon que vous étiez né fils de duc ou fille de charpentier, votre comportement,
votre place et votre rôle n’étaient pas les mêmes.
Cette séparation est très nette dans les deux films que nous allons étudier. En effet, dans The
Queen, les premières images insistent sur l’écran qui se dresse entre la reine et ses sujets. On
découvre d’abord à la télévision, un reportage d’actualité sur la campagne de Tony Blair en 1997,
le jour du scrutin. CUT. Le réalisateur nous montre alors la reine, légèrement de profil, avec tous
ses attributs royaux. CUT. C’est ensuite au tour du peintre en train de réaliser le portrait de la
reine. Jusque-là, chacun de ces trois plans serrés n’incluait qu’un personnage : Blair, la reine, le
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peintre. Ce n’est qu’au quatrième plan que le réalisateur nous révèle la scénographie globale et la
place respective des trois sujets. Grâce à ce montage, Stephen Frears place immédiatement une
distance entre les trois personnages, distance que souligne également la conversation entre
Elizabeth II et son peintre :
- Je vous envie de pouvoir voter. Non point tant le dépôt du bulletin, encore que, ce serait une
expérience amusante. Mais la pure jouissance d’être de parti pris.
- Certes, on oublie qu’étant souveraine, vous n’avez pas le droit de vote. Mais je n’aurais garde de vous
en plaindre. Car si vous ne pouvez voter, Majesté, c’est néanmoins votre gouvernement.
- J’imagine que c’est une consolation.
Au Royaume-Uni, la Reine est toute puissante, mais n’a aucun pouvoir. Ce paradoxe semble
accepté par les deux sphères et ne pose plus de vrai problème. Ce n’est pas ce qui préoccupe
Frears dans ce film. Ce qui l’intéresse, c’est l’autre paradoxe de cette nation : comment une reine,
que tout sépare de son peuple, peut-elle encore prétendre régner, c’est-à-dire représenter son
pays, le diriger spirituellement dans les moments difficiles, sans connaître ses sujets, sans leur
ressembler ?
Le Discours d’un Roi établit la même séparation entre les deux sphères mais pose le problème
différemment. Là où Elizabeth II était filmée en contre-plongée, en tenue d’apparat, afin de
mettre en valeur son autorité, on découvre Bertie (alias le futur George VI) en « civil » et en
plongée, de sorte qu’il nous apparaît complètement dominé par la situation : en deuxième ligne
pour hériter de la couronne, il s’apprête à faire un discours diffusé à la radio dans tout le pays, à
l’occasion de l’Exposition impériale de 1925. Malheureusement, Bertie est bègue et ne peut
articuler trois mots en public. Ce qui le sépare de la foule et de tous les regards, ce n’est pas qu’un
écran ou une fonction sociale, mais cet appareil si nouveau et si redouté par le prince : le
microphone. Cette invention technologique symbolise dans un premier temps la distance entre le
roi et son peuple : c’est le roi qui parle et le peuple qui écoute. Et même si, en l’occurrence, le
prince est incapable de parler, sa position sur la tribune maintient de fait cette distance.
Plus profondément, ces deux sphères ne définissent pas seulement des « modes de vie » mais
des droits et des devoirs et par là-même des régimes de normalité.
Une normalité du devoir vs une normalité de la tolérance
Chacune des sphères dispose de son propre régime de normalité : ce que nous appellerons la
« normalité commune » régit la sphère du peuple ; quant à celle des rois, elle fonctionne selon une
« normalité d’exception ». Les différences entre ces deux sphères ne reposent pas simplement sur
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des pratiques, des habitudes ou des goûts spécifiques mais plus fondamentalement sur des
principes opposables.
La sphère d’exception est paradoxalement régie par une normalité prescriptive, celle du
normal défini par la norme. Bien que le roi soit roi, il ne peut faire ce qu’il veut et doit se
conformer à un certain nombre de règles, de normes que la loi, la religion ou le protocole lui
imposent. Un roi « normal » est un roi qui « fait son devoir », c’est-à-dire qui se conforme à ces
normes. Par conséquent, les normes de la sphère d’exception échappent à un éprouvé
authentique et sont indépendantes du sujet. Elles sont ainsi parfois plus difficiles à respecter car
elles se passent de justifications personnelles, mais la force et la légitimité du monarque
proviennent justement de sa capacité à se plier à ces règles. Cela est très clairement établi dans les
deux films. Dans The Queen, à la suite de la mort de la Princesse Diana, le conflit entre la reine et
son peuple naît du fait qu’elle préfère respecter le protocole et les règles de pudeur que son
éducation lui a prescrites, quels qu’en soient le fondement, plutôt que de révéler ses sentiments,
de s’effondrer devant ses sujets, ce qu’ils attendent pourtant d’elle en ce moment tragique. De
même, lors d’une scène très émouvante du Discours du Roi, Bertie se confie à son nouveau
médecin, Lionel Logue, et lui révèle toutes les « corrections » qu’il a subies lors de son enfance.
Bertie devait collectionner des timbres pour se conformer au modèle paternel. Il lui était interdit
de faire des maquettes. Il devait marcher avec les genoux droits. Il a donc dû porter des attelles
très douloureuses pendant plusieurs années. Il ne devait pas jurer. Il ne devait pas pleurer. La
sphère d’exception est donc bien celle du prescrit, du devoir faire et du devoir ne pas faire.
La sphère du commun, elle, est gouvernée par une normalité phénoménologique, celle du
normal défini par le juste-milieu, par la « tolérance ». Bien que dans son rôle social, le peuple soit
soumis à des règles, celles établies par le pouvoir et la loi, dans sa vie privée, ce ne sont pas des
normes qui régissent sa normalité. Car le peuple n’est pas censé être assez fort moralement et
physiquement pour se soumettre à une normalité prescriptive. On lui pardonne ses faiblesses. On
lui tolère ses différences, ses écarts. Ce sont le permis et le facultatif qui régissent cette sphère, le
« ne pas devoir ne pas faire » et le « ne pas devoir faire ». Ainsi, quand il se retrouve dans
l’intimité du cabinet de Lionel, un homme du peuple, Bertie (qui se fait d’ailleurs appeler par son
surnom privé et non pas par son nom officiel) est encouragé à transgresser toutes les normes
qu’on lui a imposées. Il lui est permis de chanter, de jurer, de s’énerver, de jouer avec des
maquettes et même de se confier à l’homme ordinaire. Si ce ne sont pas des normes qui régissent
la normalité du peuple, alors comment se définit-elle ? A travers un juste milieu entre le trop et le
trop peu, entre l’excès et le manque, et à travers une sensibilité partagée. C’est le bon sens
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commun, le vivre ensemble qui définit ce juste milieu comme normal. Dans The Queen, cette
normalité du peuple est incarnée par Tony Blair : premier ministre certes, mais père de famille
avant tout, homme simple, qui préfère sa maison chaotique au 10 Downing Street, porte des
maillots de Manchester United et fait la vaisselle pendant que sa femme regarde les informations
à la télévision. Ce n’est pas un héros, ce n’est pas un anti-héros non plus, c’est un homme
« normal », comme il y en a tant d’autres.
Deux sphères, deux normalités aux modalités différentes, l’une prescriptive, l’autre
phénoménologique : c’est l’organisation du normal qui a longtemps dominé nos sociétés
occidentales. Pourtant, à l’aube du XXème siècle, deux phénomènes sont venus fragiliser cette
organisation, en brouillant les catégories et en substituant ce double régime de normalité par un
régime commun à tous, bouleversant ainsi tout l’ordre social car si la normalité du monarque ne
se définit plus par des normes mais par un juste milieu, à l’instar du peuple, qu’est-ce qui le
différencie désormais de ce dernier et sur quelle légitimité appuie-t-il son pouvoir ?
L’explosion des sphères et l’aliénation du normal
Les médias comme lien inédit entre les deux sphères
On parle souvent du rôle qu’a pu jouer Facebook lors des dernières révolutions arabes. Cette
plateforme, et par extension Internet, sont parfois présentés comme un vecteur de liberté, de
démocratisation des sociétés. Pourquoi ? Parce qu’ils permettent de connaître l’ailleurs, l’autre, de
s’en rapprocher, de le comprendre et d’y aspirer. Ce phénomène n’est pas nouveau. C’est un des
effets des médias de masse qui ont pour vocation première de toucher l’intégralité de la société.
D’abord un peu avec la presse, mais surtout à travers l’invention de la radio et enfin le
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développement de la télévision, ce sont des barrières entre les sphères qui sont tombées et avec
elles, les référents de la normalité.
Le premier bouleversement des régimes de normalité est venu de la radio. Développée dans
l’entre-deux guerres, ce nouveau média s’est installé peu à peu dans tous les foyers et lieux
publics, que ce soit Buckingham Palace ou une modeste taverne. Le Discours du Roi, comme son
nom l’indique, se concentre sur cette évolution majeure dans la communication d’État. Fini le
temps des discours écrits ou retranscrits dans la presse quotidienne. Finies les photos en tenue
d’apparats. Les rois, et toutes les autres figures publiques, doivent désormais parler, en direct. Et
cela, George V, le père de Bertie, l’avait très bien compris. Alors qu’il s’apprête à enseigner à son
fils bègue comment parler à la radio, il donne lui-même un discours très éloquent à ce sujet : « Ce
satané engin va tout changer, attention. Jadis, un roi se contentait de paraître en uniforme et de
tenir sur son cheval. Maintenant, nous pénétrons chez les gens pour gagner leurs faveurs. Notre
famille est rabaissée au rang de viles créatures, nous devenons des acteurs ».
L’invention de la radio ne bouleverse pas tant la normalité des rois ou du peuple en créant un
lien direct entre eux, mais en s’immisçant dans le quotidien de chacun. Ce lien, elle le crée au sein
de la vie privée des uns et des autres. Auparavant, la sphère d’exception et la sphère commune ne
se rencontraient qu’à des occasions publiques très précises, comme par exemple, lors des scrutins.
Désormais, elles se rencontrent dans un cadre privé. Quand chaque famille se réunit autour du
poste de radio pour entendre le discours du roi annonçant que le Royaume-Uni entre en guerre,
toutes les barrières de la vie privée s’effondrent. Dans la vie publique, le roi reste le commandant
en chef. Mais dans la vie privée, il devient alors un père de famille comme les autres, inquiet de la
survie de sa famille et de ses compatriotes. Derrière le discours de Bertie, un montage alterné
nous montre que c’est la société, toutes classes confondues, qui écoute : sa mère, sa femme, sa
fille, son frère, mais aussi des passants devant Buckingham Palace, des domestiques, des soldats,
des ouvriers, et bien sûr, la famille de Lionel.
Ainsi, avec les médias, la distance entre la sphère d’exception et la sphère commune
s’amenuise et laisse place à une nouvelle opposition, entre sphère privée et sphère publique.
Une médiation en faveur d’un privé commun à tous
La télévision, en donnant des images aux paroles, brise encore un peu plus les barrières car
elle permet de visualiser clairement le mode de vie de chacun. En 1969, la famille royale voulait
d’ailleurs profiter de ce média pour se faire davantage apprécier par ses sujets. Elle commandait
un documentaire qui devait révéler sa vie privée, ses habitudes, ses coutumes et ses pratiques.
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L’objectif était de montrer que la famille royale était, malgré tout, une famille comme les autres.
Le documentaire a obtenu l’effet escompté et la Reine est redevenue une icône nationale.
Quelques années plus tard malheureusement, sa cote de popularité s’est de nouveau effondrée.
Pourquoi ? Parce que, une fois de plus, la famille royale semblait trop éloignée des aspirations du
peuple.
Cette crise de popularité, véhiculée par les médias, a connu son apogée lors des événements
décrits par Stephen Frears dans The Queen. Tout d’abord, même si ce n’est guère le sujet du film,
le réalisateur ne peut s’empêcher de souligner comment l’obsession des médias pour la vie
publique et privée de la Princesse Diana a pu causer sa mort. En cherchant une figure médiatique
incarnant ce lien entre les deux sphères, les médias ont réussi à détruire, d’une certaine manière, la
signification, les limites de ces deux mondes jusque-là séparés, afin de se concentrer sur une
nouvelle dichotomie dans laquelle le peuple et les élites pourraient mieux se reconnaître,
ensemble. The Queen est parsemé de reportages télévisés qui montrent Diana lors d’occasions à la
fois privées et publiques, mais en lui faisant tenir le même discours, en lui attribuant la même
personnalité, la même normalité. Diana se dore au soleil sur un yacht avec son amant, elle
intervient dans des galas caritatifs, sort de son hôtel sous le feu des photographes. Des extraits
d’interview la présentent avant tout comme une mère et une femme, plutôt que comme une
princesse, quelle que soit l’occasion. C’est bien son rôle privé qui l’emporte sur sa fonction
publique. C’est ce qui la rapproche du peuple et c’est pour cela qu’elle est idolâtrée. Car, depuis
l’ère des médias de masse, on n’attend plus d’un roi de se comporter comme tel, mais de se
comporter comme tout le monde.
Après l’accident mortel de Diana, la Reine et Tony Blair apprennent ensemble, au même
moment, la terrible nouvelle. Et si quelques différences persistent dans la manière dont la
nouvelle est annoncée (la Reine est réveillée discrètement par une domestique qui lui passe le
téléphone alors que c’est la sonnerie du téléphone qui réveille directement le Premier Ministre),
elles se dissipent très vite. Une fois la nouvelle annoncée, la famille royale comme celle du
Premier Ministre et toutes les autres familles britanniques se retrouvent devant leur poste de
télévision pour obtenir le plus d’informations possible.
A l’occasion de la tragédie du Japon, en mars 2010, tous les médias ressassaient cette phrase :
« nous sommes tous Japonais ». Par conséquent, face au drame, que ce soit une déclaration de
guerre ou la mort d’une princesse bien aimée, les médias de masse ont noué un lien jusque-là
inédit entre les élites et le peuple et ont brisé par là-même toutes les frontières entre ces deux
mondes. Sans rien qui les sépare, qu’est-il alors advenu de la double normalité de nos sociétés ?
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Vers une normalité commune ambiguë
En mettant en mouvement la double normalisation de nos sociétés et en la déplaçant vers
une dichotomie privé-public, les médias ont dans un premier temps rétabli une normalité
temporaire : celle du peuple. En effet, s’immiscer dans le quotidien des deux sphères, détruire les
barrières entre elles et faire triompher le privé sur le public, implique en réalité de consacrer
l’ancienne normalité commune comme seule et unique normalité. Avant les médias de masse, la
hiérarchisation entre les deux sphères voulait que le roi trouve sa raison d’être dans sa fonction
publique tandis que l’homme du peuple trouvait la sienne dans son rôle privé. Il n’est donc pas si
étonnant qu’à mesure que les médias se sont emparés de la vie privée de chacun, ils aient imposé
une vision de l’idéal familial conforme à celle de l’homme du peuple. De plus, la démocratisation
des sociétés, la domination de la loi du plus grand nombre ont poussé les médias de masse à
adopter une vision elle aussi partagée par le plus grand nombre. La radio d’abord, puis la
télévision, n’ont donc pas procédé à une médiation neutre mais ont favorisé la suprématie de la
normalité commune.
C’est d’ailleurs comme cela qu’est présentée Diana, certes comme une mère de famille dans
un cadre privée, mais surtout comme quelqu’un se pliant à l’ancienne normalité commune, c’est-
à-dire à une normalité phénoménologique. Lors de ses interviews, elle s’exprime en ces termes :
« Je ne me conforme pas aux règles. C’est mon cœur qui dirige, pas ma tête. Ça m’a attiré des
ennuis dans mon action. » La spécificité de Diana était qu’elle refusait de se plier aux normes
qu’on lui imposait. Dans l’entre-deux guerres, elle aurait été considérée comme « anormale », à
l’image d’Edward VIII. En 1997, en revanche, elle paraît plus normale que toutes les autres
figures royales. Au contraire, la Reine, son mari et le Prince de Galles, qui osent encore respecter
les normes de l’ancienne ère, sont traités de dégénérés dans ce nouveau règne de la normalité
commune. La femme de Tony Blair affirme qu’ils ne sont qu’une « bande de parasites infantiles,
de demis-fous ». Toute la sphère d’exception, tous ceux qui se soumettent encore aux anciennes
normes, rejoignent le rang des anormaux aux yeux des nouveaux juges-référents : le peuple.
Mais paradoxalement, cette nouvelle domination de la normalité commune
phénoménologique va se teinter de certaines caractéristiques de l’ancienne normalité d’exception.
En effet, la normalité commune va devenir norme commune et se doter d’une dimension
prescriptive. Peuple et élites devront désormais observer des normes issues des pratiques
anciennement éprouvées collectivement par le peuple. Le toléré va faire place à l’interdit, le
facultatif à l’obligatoire. Le règne de la normalité commune ne signifie donc pas la fin des normes
mais le remplacement des normes d’exception par l’institutionnalisation de nouvelles normes
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communes. Cela se traduit par une série de changements que la Reine est obligée de respecter si
elle veut garder sa couronne. Tout d’abord, puisque les fleurs déposées devant le palais royal
bloquent la relève de la garde, plutôt que de retirer les fleurs pour maintenir cette tradition
ancestrale, il faut changer le chemin de la relève. Ensuite, il faut hisser le drapeau britannique au-
dessus de Buckingham Palace, quand bien même celui-ci ne devait être hissé qu’en présence de la
famille royale et que celle-ci se trouve alors à Balmoral, en Ecosse. Enfin, bien que la Princesse
Diana ne fasse plus officiellement partie de la famille royale, il faut organiser un enterrement
majestueux, inspiré des préparatifs de l’enterrement de la Reine-Mère.
Par conséquent, après avoir brisé le régime de double-normalisation qui a régné pendant tant
d’années, les médias de masse ont mis en place un nouveau régime de normalisation commune au
peuple et aux élites, à la fois phénoménologique et prescriptif. Cependant, cette norme unique et
commune à tous était porteuse de trop de conflits et c’est pourquoi cet équilibre précaire a évolué
une nouvelle fois jusqu’à aboutir au régime dynamique de normalité que l’on connaît aujourd’hui.
Vers une dynamisation du normal
Une crise de la normalité
La mise en place d’un régime de normalisation commune a provoqué une crise plus profonde
qu’auparavant. Face à cette crise, il a fallu redéfinir les référents d’une signification de la normalité
plus complexe et plus fonctionnelle. La force du régime britannique est d’avoir révélé des
contradictions internes à son organisation politique et sociale et d’avoir su les dépasser, même
provisoirement, là où la France a préféré les dénier. D’un point de vue institutionnel, il n’existe
certes plus de roi en France, mais notre Président est doté de plus de pouvoirs que tout autre
Président, ou chef de l’État, dans n’importe quel autre pays démocratique. On parle bien d’un
régime semi-présidentiel, empruntant les pouvoirs à la fois régaliens du Président américain, par
exemple, mais aussi législatifs du Premier Ministre britannique. Il en résulte une position
constitutionnellement extrêmement forte, dont la puissance dépend principalement de la
personne qui l’occupe. Nicolas Sarkozy était un président régalien à bien des égards. François
Hollande paraît à première vue un président plus législatif. S’ensuit une confusion dans l’esprit
des citoyens sur la normalité du chef de l’État en France : doit-il répondre aux anciennes normes
d’exception et à une acception régalienne de sa fonction et de son comportement ? Ou doit-il au
contraire être le président du juste milieu, de la norme commune, à l’image du peuple ? Cette
question est moins problématique au Royaume-Uni puisque les fonctions régaliennes et
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législatives sont en partie divisées entre deux personnes : la Reine et le Premier Ministre. Même si
la Reine ne jouit d’aucun pouvoir, c’est elle qui incarne l’esprit régalien dans le cœur de ses sujets.
Le Premier Ministre, soumis au Parlement et à la Reine, d’une certaine manière, puisqu’elle le
nomme, n’est jamais accusé de se comporter comme un roi.
Ainsi, on comprend pourquoi la suprématie de la norme commune sur toutes les autres
normes ne pouvait perdurer au Royaume-Uni car cela aurait, à terme, mis à bas toute la puissance
régalienne de l’État. Sans pour autant être totalitaire ou dictatorial, et même dans une démocratie,
une figure d’autorité, d’une certaine manière supérieure à un simple citoyen, est absolument
nécessaire. Cette figure est capable d’assumer des choix difficiles, de se sacrifier. Elle incarne le
bien commun, supérieur aux intérêts individuels. La norme commune ne peut donc régir
systématiquement les actions d’un monarque, ou de toute figure politique. Dans The Queen, c’est
ce qu’explique la Reine Mère à sa fille, Elizabeth II, qui se retrouve perdue dans la crise à laquelle
elle est confrontée :
• Il s’est passé quelque chose. Un changement. Un bouleversement des valeurs. Quand on
ne comprend plus ses sujets, il est temps de passer la main.
• Il faut montrer votre force. Réaffirmez votre autorité. Votre trône est l’un des plus
puissants d’Europe. Vous êtes chef d’une lignée qui a plus de mille ans. Croyez-vous qu’un
de vos prédécesseurs aurait tout lâché pour se précipiter à Londres parce qu’une bande
d’hystériques armée de bougies avait besoin de soutien dans son deuil.
Par conséquent, il faut sortir de cette impasse et définir un régime de normalité qui permette
à la fois d’établir une distinction entre chefs et peuples, entre représentants et représentés, sans
toutefois maintenir une trop grande distance entre les deux.
Vers une normalité dynamique
Sans que cette dernière évolution ait été très limpide, il est possible de discerner dans les deux
films et dans les faits une tensivité de la normalité. D’un système de catégories discontinues et
opposables, la signification de la normalité s’est déplacée au sein de modulations sous-jacentes,
continues et complémentaires. En d’autres termes, sous-couvert de régime fixe apparent de
double-normalisation, la normalité s’est dynamisée.
Désormais, il y a bien de nouveau deux normalités, celle de l’exception du monarque et celle
commune au peuple, mais l’appartenance à l’une ou l’autre des sphères ne se fait plus, une fois
pour toutes à la naissance, mais en fonction d’une multiplicité de critères. Ainsi, en fonction de la
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situation, de son comportement, du rôle que l’on attend de lui, etc. le monarque devra se
conformer tantôt à la norme commune et tantôt à la norme d’exception. De la même manière, il
sera jugé tantôt selon l’une et tantôt selon l’autre. Par exemple, quand Elizabeth II accepte
finalement de retourner à Buckingham Palace pour rendre hommage publiquement à la Princesse
Diana, elle se comporte d’abord selon la norme commune : elle se mêle pour la première fois
depuis des décennies aux hommes et femmes du peuple venus déposer des fleurs devant le Palais.
Rien ne les sépare. Mais à mesure qu’elle marche le long des grilles, le regard des observateurs
change et c’est la norme d’exception qui prend le dessus sur la norme commune. Les hommes
retirent leur chapeau devant son passage, une petite fille lui offre des fleurs et les femmes lui font
la révérence : la reine est de nouveau reine.
Il n’y a donc plus deux sphères mais deux pôles d’une même sphère. Un cercle se forme entre
les deux pôles et la position du normal se meut le long du cercle. Cette position est bien sûr
soumise à l’opinion publique, manipulée par les médias. À une situation exceptionnelle, il faut
réagir de manière exceptionnelle et réajuster sa conception de la normalité. Le film de Stephen
Frears se clôt sur une conversation entre la Reine et Tony Blair, plusieurs semaines après la crise.
La Reine lui confie qu’elle « ne comprendra jamais ce qui s’est passé cet été ». Tony Blair affirme
que « les circonstances étaient exceptionnelles [et qu’elle a] fait preuve de beaucoup de force, de
courage et d’humilité ». Paradoxalement, alors qu’on demandait à la Reine de se conformer aux
normes communes, en montrant ses émotions et en se laissant aller, ce sont des caractéristiques
de la norme d’exception qu’elle a révélées, comme le courage et la force. Et c’est exactement cela
qu’on réclame d’un monarque, ou d’un chef de l’État, cette capacité à dynamiser lui-même sa
normalité afin de s’adapter à la situation, en fonction des attentes de l’opinion publique.
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Vers une normalité relativement subjective
La normalité est donc relative, non pas simplement en fonction du référent, du juge, comme
on le croit souvent, mais en fonction de l’état même du sujet. Bien que ce soit sous la pression
des médias et du peuple, c’est le chef de l’État ou le monarque qui décide lui-même d’adapter sa
normalité, de la placer plutôt du côté de la norme d’exception ou plutôt du côté de la norme
commune. Par conséquent, la normalité est triplement relative : relative par rapport au référent-
juge, relative par rapport à la situation, et relative par rapport au sujet. Les deux premiers critères
de sa relativité en font une normalité objective. Le dernier, en revanche, la rend « relativement
subjective ».
En effet, ce qui va déterminer avant tout le choix du type de norme, commune ou
d’exception, n’est pas tant la pression médiatique mais l’état dans lequel se trouve, ou doit se
trouver le sujet. Pour une crise passive, d’ordre passionnel, le monarque devra réagir en tant
qu’homme, d’après des critères de normalité commune ; pour une crise active, d’ordre actionnel,
on attendra de lui de réagir en tant que monarque, en tant que surhomme, d’après des critères de
normalité d’exception. Par exemple, dans Le Discours du Roi, face à cette crise diplomatique et en
vue de la guerre imminente, le roi doit se comporter en héros, faire fi de ses faiblesses en tant
qu’homme et se surpasser pour mener le Royaume à la victoire. En revanche, dans The Queen, la
crise étant avant tout humaine, déclenchée par la perte d’un être cher à tout le pays, la Reine doit
laisser transparaître son empathie et se mettre dans un état passif. Comme elle le dit :
« Aujourd’hui, on veut des paillettes, des sanglots, du spectaculaire. J’en suis peu capable, je
ne l’ai jamais été. Je préfère garder mes sentiments pour moi. Je croyais sottement que cela
convient à une reine. Fuir le tapage, ne pas porter son cœur en écharpe. Faire son devoir sans
penser à soi. C’est l’éducation que j’ai reçue. Je ne connais rien d’autre. […] Mais je vois que
le monde a changé et qu’on doit se moderniser. »
Les critères qui déterminent la qualité du normal sont donc externes et objectifs, prescriptifs
ou phénoménologiques. En revanche, le choix du type de normalité est interne et subjectif.
D’une certaine manière, on pourrait même aller jusqu’à dire que la normalité est devenue si
subjective qu’elle se définit désormais par rapport à la « conscience de chacun ». Si c’est l’état du
sujet qui détermine le choix du référent, alors ne pourrait-on pas considérer que c’est aussi lui qui
détermine aussi les qualités du référent ? Ainsi, dans Le Discours d’un Roi, Lionel provoque Bertie
en s’asseyant sur le trône de St Edward et en dénigrant la solennité de ce trône. Pour lui, ce n’est
qu’un « siège avec des noms gravés dessus, lesté d’un gros caillou et sur lequel tous les culs royaux
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se sont posés ». Bertie s’indigne et lui demande de se lever mais Lionel ne le laisse pas parler.
Bertie lui ordonne de l’écouter mais Lionel refuse. De quel droit devrait-il l’écouter ? Bertie
rétorque qu’il est roi de droit divin mais cela ne suffit pas. Ce n’est que quand il hurle, sans
bégayer, qu’il a « une voix » que Lionel accepte enfin de l’écouter. Ainsi, ce n’est ni le regard des
autres, ni des normes externes ou objectives, ni sa bénédiction divine qui déterminent son droit
de parole et surtout sa capacité à parler sans bégayer, c’est-à-dire, enfin, sa normalité. C’est
simplement sa voix. « J’ai une voix », c’est la mise en avant du pouvoir normatif, décisionnaire du
« je », sujet de la normalité. De la même manière, à la fin du discours du Roi, Lionel taquine
Bertie en lui reprochant d’avoir buté une ou deux fois. Bertie lui rétorque : « Il fallait bien que je
trébuche pour qu’ils me reconnaissent ». C’est donc bien son pouvoir normatif personnel,
subjectif, qui détermine la nouvelle normalité, non pas d’un roi, mais du roi, le roi bègue.
De nos jours, à travers la multiplicité des tendances et la rapidité avec laquelle elles évoluent,
on pourrait donc presque affirmer qu’il n’y a plus vraiment de normes objectives mais une infinité
de normes personnelles qui, en se recoupant, en se ressemblant entre elles de la même manière
que nous nous ressemblons entre nous, forment un simulacre de normalité dynamique, objective,
mais secrètement subjective.
D’une conception impersonnelle et objective, fixée au sein de deux sphères distinctes et
opposables, la sphère d’exception et la sphère commune, la normalité s’est déplacée, à travers la
médiation des médias de masse, d’abord vers une conception commune et confuse d’une
normalité à la fois prescriptive et phénoménologique, puis a évolué vers sa forme contemporaine,
vers un système dynamique, modulable, au sein d’une sphère et de deux pôles complémentaires et
continus. La normalité s’est dynamisée, relativisée, voire subjectivisée.
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Car, au fond, dans la nature, il n’existe pas de normalité. Ce concept inventé par l’homme est
finalement affaire de perception, d’observation et de jugement moral. Or, aucune perception ne
peut être exactement la même car aucun système de vision n’est physiquement le même.
L’intégralité de notre système sensible est subjectif et il en va de même pour notre système
d’interprétation. Puisque l’on ne trouve que des normes, des règles, dans les textes et sources
objectives, mais finalement aucune acceptation durable de la normalité, ne pourrait-on affirmer
que le normal, contrairement à la norme, reste un concept insaisissable et subjectif ? Ainsi, de nos
jours, il n’y aurait plus de normalité mais des normalités, presque aussi variées qu’il y a de sujets et
d’interprétations possibles, bien qu’un simulacre de normalité objective persiste, fondé sur
l’usage, l’histoire et les situations, et maintenu afin d’organiser plus efficacement le vivre-
ensemble.