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Gilles Luneau Photographies Anna de Tavera Femu quì l’argent du réel

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livre, corse

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Gilles Luneau

Photographies Anna de Tavera

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23 €ISBN : 978-2-84698-332-7

l’argentdu réel

En 1990 naissait Femu Quì, une société fi nancière pionnière en Corse en matière de capital-risque.Le but ? Aider au développement économique et à l’emploi dans l’île.

Les moyens ? Un actionnariat militant et populaire fondé sur les notions de solidarité et de développement durable.

Vingt ans après, Femu Quì est le partenaire fi nancier de nombreux projetsparmi lesquels quelques-uns des plus beaux fl eurons de l’économie insulaire.

Gilles Luneau est journaliste, grand reporter (Nouvel observateur, Géo magazine, etc.), métiers qu’il enseigne dans les écoles de journalisme. Il est aussi réalisateur de documentaires.Il a publié de nombreux ouvrages dont La forteresse agricole, une histoire de la FNSEA chez Fayard et Pour la désobéissance civique (avec José Bové) chez La Découverte.

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Gilles Luneau

Photographies Anna de Tavera

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Imaginez un petit pays comblé par Dame Nature, doté

de montagnes et de plaines, de terre arable, d’eau douce

à profusion, de plages, de mer poissonneuse, de forêts

giboyeuses, d’un

climat idéal.Sa population remonte à la nuit des temps. On en trouve trace dès le mésoli-thique, 8 500 ans avant Jésus-Christ. Avant l’écriture.

Un pays à l’histoire tumultueuse comme peut l’être celle d’une île, cernée par une mer unissant deux continents et bordée de grandes civilisations. Une histoire faite de marins en escales, de brèves invasions militaires et de longues occupations marchandes, faisant refl uer les paysans à l’intérieur du pays, dans des villages connus d’eux seuls, protégés par la forêt ou le maquis.

Imaginez un peuple tant métissé par ces invasions que sa peau décline, en une infi nie variété de hâles, la carte du bassin méditerranéen. L’île est ainsi autant l’expression de mare magnum des Romains que de al-bahr al-mutawassit des Arabes. Un précipité des migrations, un témoin du creuset culturel où naquit l’Europe.

La DimoraHôtel de charme ***

Oletta

Étatdes lieux

IIIIIIImmmmmmaaaggggggggiiiiiiiinnnnneeeezzzzzz uuuuuuunn pettiitt ppaaaayyyyyss cccccooommblé par Dame Nature, dottéé

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INTRODUCTIONÉTAT DES LIEUX

Imaginez des envahisseurs tant émerveillés par la beauté de l’île qu’ils quittent

armures et glaives pour y faire souche. Leur descendance fait totalement sienne

la contrée… et la défend contre le fl ux de nouvelles migrations. Voilà nos fi ls de

conquérants… métissés par le voyage des Autres plus que par une curiosité qui les

pousserait vers l’Ailleurs. Une curiosité devenue inutile à leurs yeux. Ce paradoxe, et

le long passé de cicatrices historiques, fonde le peuple de l’île. Sa culture. Un peuple

profondément fi er de son paradis, de son particularisme insulaire et farouchement

individualiste, voire ombrageux quant à son indépendance.

Imaginez ce peuple se libérant d’une tutelle par trop pesante et inventant, en 1755,

sur cette île aux dimensions modestes, la première Constitution du monde moderne,

trente-deux ans avant celle des États-Unis. Inventant, trente-quatre ans avant la

Révolution française, une démocratie parrainée et saluée par les philosophes des

Lumières, tel Jean-Jacques Rousseau s’exprimant ainsi à leur propos en 1763 :

« Sans amis, sans appuis, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terri-

bles, seuls vous avez secoué leur joug. Vous les avez vus liguer contre vous,

tour à tour, les plus redoutables potentats de l’Europe, inonder votre île

d’armées étrangères : vous avez tout surmonté… Il s’agit moins de devenir

autres que vous n’êtes, mais de savoir rester vous-mêmes. »

Imaginez cette île, un quinze mai 1768, en pleine indépendance proclamée et orga-

nisée, vendue à une puissance voisine par son ancien occupant gêné fi nancière-

ment. Inouï vu du XXIe siècle… mais imposé par vingt mille soldats de Louis XV…

L’achat est en fait une colonisation guerrière.

Imaginez, dans l’océan de progrès moral et politique d’une République qui déco-

lonise, cette île exclue de la démocratisation de l’empire fi nissant dont elle relève.

Imaginez, sous l’habit d’un rattachement administratif jacobin, un département qui

ne jouit pas des mêmes droits que les autres départements. Une île et son peuple

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soumis à des lois diff érentes de celles de la République qui l’administre. Un régime

particulier. Presque une stigmatisation.

Imaginez cette île pendant la Première Guerre mondiale, mobilisant tous les

hommes de dix-sept à quarante-six ans. Quarante-cinq mille hommes. Douze mille

périront pour la République. Autant resteront invalides. Imaginez les veuves et

les femmes relevant seules l’économie rurale. Réalisez qu’une Seconde Guerre

mondiale va ensuite ruiner la reconstruction inachevée des campagnes.

Imaginez, sous le vent des Trente Glorieuses, ce qui reste de paysans aux savoir-faire

ancestraux disparaissant sous le rouleau compresseur des importations alimentaires

du continent, à bas prix. Les outils remisés défi nitivement, les jardins laissés aux

ronces, les champs retournant à la friche, les moulins à huile et à châtaignes s’immobi-

lisant défi nitivement, les truies abandonnées aux sangliers. La montagne désertée.

Réalisez que la Corse, pour les raisons coloniales susdites, est passée à côté de la

révolution industrielle. Qu’en plus, il faut être bien né, dans une famille suffi sam-

ment argentée, pour accéder à l’université, obligatoirement sur le continent, car

l’université corse s’est éteinte entre 1769 et 1981. Il ne reste aux enfants de famille

modeste que l’espoir d’être sous employé sur l’île ou de devenir fonctionnaire.

Admettez les bienfaits des vacances, l’essor surprenant du tourisme et la mise

en industrie des désirs de soleil et de plein air. Réalisez la situation de cette île de

beauté qui réunit soleil, mer, montagne. Ne négligez pas l’appétit d’argent, aussi

important sur l’île que n’importe où dans le monde. Vous avez les conditions réunies

pour construire cette « Méditerranée truquée » que stigmatisait si bien Georges

Duby1. Les migrations passées avec les aff rontements qu’elles provoquèrent mais

aussi les échanges, rencontres et enrichissements culturels mutuels qui fi rent Mare

1. Georges Duby [1919-1996], historien français spécialiste du Moyen Âge.

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INTRODUCTIONÉTAT DES LIEUX

Nostrum cèdent la place à la rotation cadencée de vacanciers, enfermés dans leur

bulle de consommateur de « temps libre ». Focalisés sur le rapport qualité-prix de

cette bulle plus que sur les bonheurs de l’échange avec l’autochtone. Ce dernier

n’est là que pour servir et dire merci. Le fl ux le plus important n’est plus celui des

hommes, c’est alors l’argent qu’ils laissent sur l’île. Et, au passage, leurs déchets.

Quant à l’insulaire, il ne vit plus selon les rythmes conjoints de ses besoins et des

saisons mais à celui des ferries boat qui vomissent des fl ots d’automobiles, celui des

avions qui déchargent les troupes de bronzés en devenir. Finie la perspective d’une

vie professionnelle, en Corse, on existe trois mois par an.

Il est alors aisé d’imaginer, sous l’hécatombe démographique, la déprise agricole

et l’exode économique, l’ancestrale propriété collective du sol cédant le pas à la

propriété privée et les spéculations immobilières qui s’y rattachent. La résidence

secondaire déclarant la guerre au paysage. Paysage qui vous est cher, qui fait partie

de vous, qui participe de votre décision de vivre ici et pas ailleurs. Il n’est pas diffi cile

alors d’imaginer la colère, la protestation, la défense à la hauteur de la violence de

l’agression…

Imaginez les artifi ces administratifs – un genre où la France excelle – déployés sur

cette île pour barrer toute volonté entrepreneuriale dès l’instant qu’elle est à l’initia-

tive d’un autochtone. Pas de problème pour obtenir un permis de construire d’une

résidence secondaire de luxe payée cash. Pas de crédit pour créer une entreprise

artisanale, pour ouvrir une boulangerie, pour moderniser une ferme, pour déve-

lopper une nouvelle technologie.

Considérant cette situation, il est quasi naturel de voir éclore les pires abus du clien-

télisme politique, les partages de budgets entre amis et coquins, les distributions de

prébendes aux affi dés. La prolifération de fonctionnaires au point qu’ils représen-

tent dans l’île un actif sur trois.

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Découvrez l’inconscience des aîné(e)s resté(e)s au pays, confi ant sans réfl é-chir leur épargne aux banques de la puissance régnante… qui s’empressent de refuser aux enfants de ces mêmes épargnants le moindre prêt pour fonder une entreprise locale.

Imaginez l’hémorragie fi nancière à la hauteur de l’hémorragie humaine… 15 milliards de francs (2,28 milliards d’euros) d’importations continentales contre 1 milliard d’exportations insulaires (152,5 millions d’euros).

Parc de SalecciaParc botanique

Monticellu

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INTRODUCTIONÉTAT DES LIEUX

Imaginez de naître en ce petit paradis géographique et de n’avoir qu’une voie

d’avenir : partir.

Découvrez ce paradoxe cruel de n’avoir comme horizon de triomphe professionnel

que de devenir le serviteur de la puissance administrative et politique qui détruit

lentement votre culture… fl ic ou fonctionnaire… devenir le propre gardien de sa

geôle, l’exécutant de son propre anéantissement…

Admirez, en ce naufrage politique, économique et culturel, la témérité des Corses

restés vivre au pays malgré un désert social grandissant, gangrenant massivement

le territoire. Restés ou revenus au pays, malgré tout. Malgré tout.

Acceptez l’idée dramatique que dans cette désolation l’on puisse être dévoré par

le démon de l’identité au point de se déchirer entre amis, frères, compatriotes, sur

la nature de la dignité nationale. Entre Corses. Au point de s’aveugler avec le passé.

Au point de s’entre-tuer.

Imaginez pour seule résistance organisée à ce désastre politique, culturel et avant

tout humain, une véhémente litanie de yaka-faut-que… ou de pathétiques déclara-

tions de guerre à un des États les plus armés du monde.

Vous aurez alors à l’esprit un peu de ce qu’être Corse voulait dire au début des années

1990, dans une merveilleuse île, la seule de Méditerranée à être moins peuplée qu’à

la fi n du XIXe siècle.

Mais il vous sera diffi cile de vous imaginer la solitude et le courage de celles et ceux

qui décidèrent alors de changer l’état des lieux.

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Pour passer du découragement ou de la véhémence stérile au courage insensé de faire concrètement quelque chose, il n’y a souvent que l’épaisseur d’un mot, d’une idée, éclairant soudainement la conscience du possible. Cette idée est simple, concrète : créer des emplois. Non pas des emplois complaisamment payés par la République pour acheter la paix sociale dans sa colonie. Non, du vrai travail. Du travail correspondant au marché de l’off re et de la demande. Du travail créé par la volonté de FAIRE et la conviction chevillée au corps que l’on peut décider de sa vie.

L’idée est simple. Demander aux Corses de soutenir fi nancièrement les entreprises créatrices d’emploi. Casser la dépendance à l’égard des banques, toutes continen-tales. Rompre ainsi avec les diktats des technocrates du « développement » ayant condamné une fois pour toutes l’île au tourisme, à l’activité non pas saisonnière, juste estivale. Rompre avec ces experts des établissements fi nanciers, si experts qu’ils excluent les paramètres de la réalité corse de leur analyse de prêts aux entre-prises locales – n’accèdent alors facilement aux crédits bancaires que les entre-prises déjà bien installées sur le marché captif que représente l’île, en général relais d’entreprises ou de produits extérieurs. L’idée même qu’il puisse y avoir une possi-bilité de réussite pour un porteur corse de projet sur l’île fait, au mieux, sourire le banquier.

Une poignée de femmes et d’hommes laissent fi nanciers, technocrates et boursi-coteurs à leur suffi sance. La Corse, la vraie, celle du labeur et de la fraternité, fera sans eux.

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L’exemplebasque

Les idées circulent avec les hommes, ce n’est pas

la moindre de leurs qualités.

Il faut cependant beaucoup de temps, dans le vieil espace mental jacobino-napoléonien, pour que des expériences économiques et sociales importantes fran-chissent les Pyrénées et parviennent aux hommes engagés dans une démarche sociale et territoriale.

Du temps… et la curiosité d’aller, chez les amis et voisins, voir sur le terrain la façon dont ils organisent leur développement.

Ainsi de Xavier Belgodere et Edmond Simeoni, membres éminents de l’Unione di u populu corsu (Union du peuple corse – UPC1), partis, au début des années quatre-vingt, visiter une coopérative au Pays Basque sud et découvrant la Mondragón

1. L’Unione di u populu corsu était un parti politique militant pour l’autonomie de la Corse. Il fut créé en 1977 par Max Simeoni, à la suite des événements d’Aleria en août 1975. L’UPC refusait la violence. Elle s’est dissoute en 2002 pour se fondre avec A Scelta nova et A Mossa naziunale dans le Partitu di a Nazione corsa (Parti de la Nation corse – PNC). L’UPC fut longtemps dirigée par François Alfonsi, élu député européen en 2009 sous l’étiquette Génération écologie/Fédération des peuples et régions solidaires.

« Main dans la main, en tête à tête, l’esprit ouvert, unis dans le travail par l’intermédiaire du travail, sur notre petite terre nous créerons pour nous tous davantage d’humanité et nous rendrons meilleure cette terre. »

Jose Maria Arizmendiarrieta,prêtre basque et républicain

Journées d’Arritti. A Ghisunaccia

Juillet 1990

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CHAPITRE 1L’EXEMPLE BASQUE

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Corporación Cooperativa (MCC). Un groupe de 256 entreprises dont environ la moitié sont des coopératives, structurées en quatre secteurs avec leurs propres outils de recherche et de formation : fi nance, industrie, distribution, connaissance. Une réussite économique et sociale exemplaire, référencée au niveau international comme le groupe coopératif ouvrier le plus grand du monde… mais dont les leçons sont, à quelques exceptions près, dédaignées depuis plus d’un demi-siècle par les orgueilleuses certitudes des forces vives de l’Hexagone – intellectuel, politique, syndicaliste, révolutionnaire, scientifi que. Un silence qui s’explique en partie par la naissance de cette coopérative peu ordinaire dont les racines plongent à la fois dans le mouvement social catholique et la résistance économique au modèle fran-quiste, c’est-à-dire loin des modèles autoritaires, libéraux ou marxistes, dominants à l’époque de sa création.

L’aff aire a commencé au pied des Pyrénées, en 1941, à Mondragón, une petite ville située à 30 km au sud-est de Guernica, entre Bilbao et Saint-Sébastien. Jose Maria Arizmendiarrieta, un jeune prêtre basque et républicain, pétri des idées du catho-licisme social d’Emmanuel Mounier, crée une école de formation professionnelle pour lutter contre l’exclusion car, à ses yeux, « pour démocratiser le pouvoir, il faut socialiser le savoir ». On rappellera pour mémoire que contrairement à la hiérarchie catholique ralliée aux Phalanges et aux Carlistes, le clergé basque s’est rangé dans le camp républicain et fut persécuté par les franquistes. L’école démarre avec une vingtaine d’élèves qui, à l’issue de leurs études, trouvent à s’embaucher dans les entreprises de la région. En 1955, cinq anciens élèves de l’école, devenus ouvriers d’une usine de matériel électrique de Vitoria, sont confrontés aux diffi cultés de leur entreprise qui coule vers la faillite. Ils s’associent pour la reprendre et, en pleine dictature franquiste, la transforment en coopérative ouvrière. Baptisée « Ulgor », leurs initiales, l’usine fonctionne avec, non plus des salariés et un patron, mais des associés solidaires. Un an plus tard, la coopérative s’installe à Mondragon. La petite

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bande animée par J.M. Arizmendiarrieta voit dans la coopération une pratique qui

réduit la division sociale et améliore la répartition des revenus du travail : l’écart des

salaires est arrêté statutairement comme variant de 1 à 3. On est loin des 1 à 50,

voire plus, qui règnent aujourd’hui dans les grandes entreprises et les banques. On

ne citera pour mémoire que les émoluments d’un président-directeur-général d’une

entreprise énergétique française touchant 150 fois le SMIC.

Sans affi cher d’appartenance politique ou syndicale, l’investissement de ces hommes

dans la coopération leur permet néanmoins, sous la botte de Franco, un engage-

ment dans l’action collective et la transformation de la réalité. Ulgor est bientôt

renforcée par l’arrivée à Mondragón d’une autre coopérative, Arrasate-machinerie,

puis Ulgor se diversifi e avec la coopérative Fagor electronicos. En quelques années,

Mondragón devient le centre de gravité d’un mouvement coopératif important

fédéré par la devise : « Tous ceux qui travaillent sont associés et seuls sont associés

ceux qui travaillent ». Dans leur élan collectif, les coopérateurs lancent leur propre

réseau de boutiques sous la marque San José, où les ouvriers des coopératives

peuvent s’approvisionner à bon marché. En 1958, par ordre du ministère du Travail

de la dictature, les coopérateurs sont exclus du système de protection sociale. La

bande de Mondragón décide alors de créer Lagun Aro, un organisme mutualiste

d’assurance-maladie et de retraite. Dans le même esprit, ils ouvrent une société de

crédit, la Caja Laboral Popular, pour fi nancer le développement des coopératives,

délaissées par les banques traditionnelles. La Caja Laboral Popular est alimentée

par l’épargne populaire. La confi ance qu’inspire Jose Maria Arizmendiarrieta et les

emplois créés par les coopératives facilitent la collecte de fonds. Les Basques répon-

dent à l’appel et la Caja Laboral Popular ouvre des dizaines de milliers de comptes

d’épargne rémunérés. Ce capital permet de faire des prêts pour l’investissement et

le démarrage de nouvelles coopératives et le développement des pionnières. Les

coopératives se fédèrent bientôt en groupe Ularco. Le développement rime avec

emplois : en 1960, le groupe emploie 479 personnes. Dix ans plus tard, fort de 40

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CHAPITRE 1L’EXEMPLE BASQUE

coopératives, il compte 8 743 salariés et commence à exporter ses productions.

Parallèlement, l’eff ort originel sur la formation est maintenu. Le groupe soutient le

réseau d’écoles en langue basque, multiplie les formations, crée une université, des

laboratoires de recherche.

Les chocs pétroliers (1973, 1979), la crise politique de la fi n du franquisme (1976-

1981), les critères d’entrée dans la communauté européenne (1986) sont autant de

facteurs qui bouleversent l’économie et l’emploi. Au Pays Basque, le chômage fl irte

alors avec les 20 %. Face à la crise, les coopératives forgent des réponses originales

au chômage de masse qui se profi le à l’horizon : capitalisation des résultats, création

d’un fonds de solidarité inter-coopératives, fl exibilité des calendriers de travail, poly-

valence des fonctions afi n d’équilibrer les postes entre les coopératives en excès et

celles qui sont en demande d’emplois. Le pragmatisme mène à la fl exibilité d’ap-

provisionnement des coopératives qui peuvent se fournir en dehors du réseau et

se font concurrence entre elles. Tout cela sans remettre en cause le principe fonda-

mental de non-licenciement des coopérateurs et la protection des salariés les plus

exposés aux vicissitudes du marché. Les sans-emploi sont rémunérés en attendant

des jours meilleurs, à hauteur de prélèvements allant jusqu’à 20 % sur les salariés

actifs. Un tel dispositif pousse tout le monde à trouver des solutions au marasme.

Eff orts de compétitivité et de recherches technologiques. Eff orts à l’exportation :

pour soutenir son expansion, le groupe ouvre des entreprises hors du Pays Basque,

en Espagne, puis au Mexique et en Thaïlande. Le réseau d’épiceries « San José »

se transforme en hypermarchés « Eroski » où les salariés sont coopérateurs et où

les consommateurs sont représentés dans les assemblées de gestion. Entre 1985

et 1990, le groupe se structure en Mondragón Corporación Cooperativa (MCC) en

prenant soin de mener de front le développement sur son territoire d’origine et l’ex-

pansion hors frontières. Le bilan 2008 de MCC affi che 33,5 milliards d’euros d’actifs,

15,5 milliards d’euros de chiff re d’aff aires, 71 millions d’euros de résultat consolidé,

92 000 employés dont 1/3 sont coopérateurs (83 % dans les activités industrielles).

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Stratégiquement, le groupe maintient le cap en travaillant à l’intégration comme coopérateurs des salariés permanents. L’université Mondragón a accueilli 3 300 étudiants en 2008. Et le groupe MCC refuse toujours une entrée en bourse.

Après ce très rapide survol qui fait fi , notamment, des contradictions sociales au cœur du groupe coopératif, on peut retenir quatre points de cette extraordinaire aventure :

– Tout démarre par un engagement à la fois social (lutte contre la pauvreté, accès au savoir), culturel (défense de la langue basque) et politique (volonté de vivre au pays, défi ance par rapport à l’État). Cette volonté politique, sociale, culturelle, dès l’instant qu’elle est partagée par un grand nombre, crée une dynamique écono-mique qui, sur la durée et malgré les crises, reste au service de l’homme et non l’in-verse. C’est l’antithèse des théories libérales prônant la soumission « au marché », comme c’est aussi la réponse aux tenants du rôle indispensable de l’État dans l’ini-tiative économique. C’est une démonstration éclatante de la force créative d’une volonté collective de vivre ensemble.

– L’inventivité et la réactivité pragmatique aux situations, sans pour autant remettre en cause le modèle coopératif mais au contraire en le développant. Pas de person-nalisation du pouvoir ni de dérives technocratico-marketing comme on a pu en connaître, par exemple, dans les coopératives agricoles françaises.

– La transmission pérenne de la culture coopérative via les écoles, les centres de formation et l’université du groupe MCC. En formant, depuis cinquante ans, la jeunesse basque, MCC enracine territorialement la culture coopérative, ce qui en préserve la dimension humaine et renforce sa puissance culturelle. C’est la société civile basque qui porte aujourd’hui les valeurs coopératives et continue de créer des coopératives dans tout le pays.

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CHAPITRE 1L’EXEMPLE BASQUE

– La vigueur de l’identité basque donne à la relation au territoire non pas un terrain

d’expérience pour des usines coopératives mais un espace géographique et

mental où l’imaginaire individuel et collectif peut inventer une démocratie écono-

mique. Elle est alors l’écho des valeurs autant basques que rurales, maritimes,

ouvrières, chrétiennes, musulmanes, animistes… des valeurs d’entraide où on ne

laisse personne sur le bord du chemin. Des valeurs humaines hors de l’échange

marchand, hors de l’appât du gain. Des valeurs d’interdépendance des hommes.

Des valeurs qui font société… et que le mouvement coopératif maintient, pragma-

tiquement et pacifi quement, à la surface des vagues économiques et politiques.

L’eff et Mondragón1989. Lors de la campagne pour les élections européennes, sous la bannière de l’UPC

et de l’ensemble des partis autonomistes de France (Pays Basque, Bretagne, Alsace,

Occitanie, Savoie…), Max Simeoni croise le chemin d’Herrikoa (« Ceux d’ici »), au

Pays Basque nord : une société de capital-risque gérée par les Basques, pour l’éco-

nomie basque. « L’eff et Mondragón », dont lui a parlé son frère Edmond quelques

années auparavant, a eu des échos de l’autre côté des Pyrénées.

À partir des années soixante-dix, plusieurs petites coopératives y ont vu le jour. À côté

de coopératives agricoles, artisanales, artistiques, la société Sokoa, née en 1971, s’est

inspirée de la Caja Laboral Popular pour capter une partie de l’épargne populaire et la

mettre au service de son projet d’entreprise et du développement économique local.

Quelques années plus tard, en 1979, des militants autogestionnaires ont créé Hemen

(« Ici »), une association d’animation économique ayant pour devise : « Croire en nous-

mêmes pour un changement, fut-il limité, croire qu’ensemble nous pouvons faire

quelque chose ». En 1980, la fermeture de nombreuses usines conduit les militants

Actionnaires enassemblée générale.

Le Lazaret, AiacciuPh. G. Luneau

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RÉVEILLER L’ESPOIR

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CHAPITRE 1L’EXEMPLE BASQUE

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de l’économie basque… aux portes fermées des banques françaises qui ne voient pas leur intérêt à investir dans le développement territorial. Hemen sonne l’alarme, appelle à « rompre avec la mentalité d’assistés qui attendent leur salut d’ailleurs » et affi rme que « la manière la plus effi cace de maîtriser son destin est de le créer soi-même ». De là naît, en 1981, Herrikoa, une société d’épargne et d’investissement local « pour la création d’emploi au Pays Basque », avec le soutien actif, militant, d’Hemen et le soutien fi nancier de la société Sokoa. Avec 35 millions d’euros de chiff re d’af-faires, 700 actionnaires et 245 salariés, Sokoa est toujours le principal actionnaire et fi dèle soutien d’Herrikoa. Herrikoa compte aujourd’hui 4 648 actionnaires pour un capital de 3,8 millions d’euros.

L’histoire et l’échelle actuelle de la Mondragón Corporación Cooperativa rendaient impensable une transposition du modèle en Corse. Par contre, avec les quatorze années d’existence d’Herrikoa et ses 1 300 emplois créés, Max Simeoni a sous les yeux un bilan à la fois honorable et modeste. Une expérience à la mesure de ce qu’il estime être la situation corse. D’autant que les membres d’Herrikoa sont prêts à partager avec Max et ses amis leur savoir, leurs erreurs, leurs déboires comme leurs succès.

Revenu sur son île, Max Simeoni tire deux leçons de son voyage. La première c’est l’importance d’aller voir ailleurs ce qui se passe : « la visite des pays d’Europe nous oblige à avoir une vision plus large et nous sort de notre enkystement mental du seul rail méridien Paris-Bastia-Aiacciu. Elle nous oblige à resituer la Corse là où elle est, par le retour de la dimension latitude, en Méditerranée occidentale ». La seconde leçon est celle de l’échange fraternel d’expériences : « Les peuples libérés des logi-ques trop centralistes, véritables carcans étatiques, peuvent chercher l’inspiration du meilleur ou de ce dont ils ont besoin en complément, les uns chez les autres. Ils peuvent s’aider, ils peuvent échanger sans domination, ils peuvent recourir peut-être à l’émulation mais sans oublier la solidarité ».

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RÉVEILLER L’ESPOIRRÉVEILLER L’ESPOIR

Les piliers de l’UPC, Max Simeoni et François Alfonsi, s’emparent de l’exemple basque et répandent dans les rangs de leur parti l’idée que le temps est venu de construire, en Corse, un outil fi nancier qui rompe la dépendance à l’égard des banques continentales et leurs modèles imposés de développement. À l’UPC, leur force de conviction emporte la décision d’au moins tester les Corses sur leur dispo-sition à épargner dans une entreprise corse qui soutiendrait fi nancièrement les projets créateurs d’emplois. Une société de capital-risque.

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Les premiers pas« Qu’allons-nous faire de tout cet argent ? » La question

que se pose Edmond Simeoni est dans toutes les têtes de

l’équipe dirigeante, celles des militants, celles des membres

du comité d’engagement.

Antoine Rabazzani la formule à sa manière : « Il ne fallait pas dilapider, dépenser

n’importe comment. On était redevable devant tout le monde de l’utilisation de

l’argent ». À part quelques-uns, la majorité des activistes de Femu Quì sait à peine ce

qu’est un capital d’entreprise et pas grand monde ne connaît le fonctionnement du

capital-risque. Ils ont tous popularisé l’idée, la réussite des Basques, ils ont collecté

l’argent, mais quant à savoir à quoi ressemble une initiative économique qui aurait

potentiellement besoin de capital-risque pour démarrer… L’idée est belle, géné-

reuse mais ils peinent à reconnaître quelque chose qui ressemble au besoin dans

le paysage économique corse. Durant des mois, ils passent au crible leur région en

quête de clients potentiels. La structure opérationnelle est spartiate et repose sur

L’homme doit toujours faire les premiers pas. Il doit naître avant d’exister.Antoine de Saint-Exupéry

« Qu’allons-nouus

que se pose Edmm

l’équipe dirigean

du comité d’engga

Antoine Rabazzani la formuule

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capital-risque. Ils ont tous ppop

l’argent, mais quant à savoiir à

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le paysage économique corrse

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L’homme doit toujoouurs faire les preIl doit naître avant dd’exister.Antoine de Saint-Exupupéry

La Dimora

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CHAPITRE 1LES PREMIERS PAS

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une salariée, Raphaëlle Medori, qui va, elle aussi, devoir essuyer les plâtres. Arrive

enfi n le jour de la première réunion du comité d’engagement.

Ce jour-là, Michel Angeli a la chair de poule, les autres n’en mènent pas large. Dans

quelques minutes, il va lui falloir juger parmi les premiers dossiers, lesquels peuvent

prétendre accéder à l’aide de Femu Quì. Pas facile de juger un projet d’entreprise.

Même avec les meilleurs critères du monde. Là, c’est la création d’emploi et le

respect du peuple corse… Il y a mieux comme clefs de lecture d’un business plan.

Certes, le comité d’engagement peut s’appuyer sur la pratique entrepreneuriale de

ses membres, tel Michel Angeli, à la tête d’un réseau de six boulangeries employant

soixante-dix salariés. Une aff aire créée de toutes pièces, de ses mains et de celles

de son frère Antoine, avant que chacun ne fasse sa route de son côté. Quarante-

cinq ans de boulangerie. Le boulot d’une vie. Donc Michel sait ce que c’est d’entre-

prendre. Pourtant, il a le trac. Qui lui a fait confi ance quand ils ont démarré en 1964 ?

Pas grand monde, pas les banques. Et aujourd’hui, il est de l’autre côté du guichet…

Il doit juger de ce qui va advenir d’un projet. Derrière, il y a le rêve d’un homme,

d’un couple… Michel connaît la musique de la grande réussite et des échecs qui

viennent la contrarier. Pas facile à prévoir. Moins facile encore de dire non. Ici tout le

monde se connaît. La famille, la fratrie, le clan, ne sont jamais loin. Les amis, toujours

proches. Un refus peut être mal interprété et basculer dans le drame aff ectif.

L’équipe fait assez vite le tri entre les dossiers irréalistes, ceux attirés par l’eff et

d’aubaine, ceux portés par des personnes dont on les sait incapables de mener une

aff aire à bien – c’est là l’avantage de la proximité insulaire, le bon côté du contrôle

social. Le premier dossier élu à la participation de Femu Quì est celui d’un artisan du

textile. Une aff aire de fabrication et fl ocage de tee-shirts et de survêtements. L’idée

semble bonne, le garçon sincère et expérimenté. L’équipe de Femu Quì a très envie

de passer au concret. Elle investit dans l’aff aire… qui va péricliter en quelques mois.

L’écueil rencontré sera le plus fréquent dans les années à venir : la personnalité du

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FAIRE, ENFIN

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chef d’entreprise. Celui-là est beau parleur et a su habilement enfariner les débu-

tants, et bénévoles, de Femu Quì.

Le deuxième dossier fi nancé est le premier à tenir la distance. Il s’agit d’une char-

cuterie familiale devenue une petite entreprise de salaison employant 4 personnes

en 1993, qui veut passer au cran supérieur. La réaction de nombreux actionnaires-

militants ne se fait pas attendre et les débats sont vifs :

« Financer une charcuterie industrielle ! Jamais ! Je n’ai pas donné du temps et de

l’argent pour ça !

– Avez-vous pensé à tous les éleveurs qui comptent sur nous pour développer la

charcuterie corse ?

– On attend toujours leurs projets viables… Tant qu’ils ne seront pas organisés entre

eux pour produire et transformer… Crois-tu, que ce sont les éleveurs qui font leur

jambon chacun dans leur coin qui vont créer de l’emploi ?

– De là à faire de l’industriel… en plus c’est un gars qui va importer des cochons du

continent…

– Mais il n’y a pas assez de porcs corses !!!! Ce n’est pas moi qui l’invente, c’est la

réalité ! Et puis ce n’est pas nous qui faisons la politique agricole de l’île ! Que

foutent les paysans ! ?

– La charcuterie industrielle étouff e le marché local et tue la charcuterie

fermière…

– Bien au contraire, charcuterie industrielle et charcuterie fermière se complètent,

visent des clientèles diff érentes, occupent des créneaux diff érents qui ne sont pas

interchangeables… Les opposer est une grave erreur !

– Mais qu’est-ce qui nous distingue des banques si on fi nance ça ?

– Justement, le gars est coincé en fonds propres, la banque ne suit pas pour agrandir

son aff aire, pour construire un outil moderne de salaison. C’est typiquement pour

ce genre de situation que nous avons fait Femu Quì. On nous attend, on nous

confi nerait bien même, dans la coppa et le fi gatellu « maison », dans la sauvegarde

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CHAPITRE 1LES PREMIERS PAS

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de l’intérieur et de la culture corse ! Et bien, mon ami, là, on va soutenir l’em-

ploi là où il se crée aujourd’hui : dans les villes, dans les zones industrielles et

commerciales ! De l’emploi créé par la valeur ajoutée et pas par l’assistanat ! De

l’emploi qualifi é, accessible aux Corses qui en cherchent.

– …

– On construit une économie avec un tissu d’emplois privés, pas avec de la

débrouille individuelle.

– Tu pourrais au moins exiger qu’il achète des porcs corses…

– Mais il n’y en a pas te dis-je ! Chaque éleveur garde les siens et pense d’abord

à ses jambons, et vend en direct autour de lui. Et puis, tu ne commences pas

par interdire ça et ça, à un gars qui veut créer de l’emploi. Au nom de quoi ?

Ce n’est pas à nous de mettre des normes agro-alimentaires. Nous ne sommes

pas là pour exclure mais pour rassembler les Corses sur le chantier de l’emploi

régional.

– N’empêche que tu commences par fi nancer un gros patron…

– Je rêve ! Une boîte de quatre employés ! Si cela te paraît gros, alors tu as besoin

de sortir, d’aller voir ailleurs ce qu’est une grosse boîte ! C’est juste une très

petite entreprise (TPE) qui veut grossir et se structurer pour occuper un marché

avant que les entreprises du continent ne l’occupent. Il nous en faudrait des

dizaines comme celle-là, dans tous les secteurs. Ton problème c’est un manque

de confi ance dans notre région. Dès que cela dépasse l’échelle personnelle,

donc maîtrisable autoritairement, pff fuuiiit c’est dénigré, faut que tu dévalo-

rises l’aff aire.

– Et c’est quoi la « confi ance dans la région », hein ????

– C’est non seulement admettre la dimension collective de la vie mais la vouloir, la

cultiver. La confi ance c’est que l’économie – c’est ce qui nous intéresse là – n’existe

que s’il se tisse suffi samment de liens entre les particuliers et les entreprises.

– Ça va, j’achète, je consomme…

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– Rien à voir avec la consommation ! Tu peux imaginer acheter au magasin d’État

avec une pension de fonctionnaire, cela ne fait pas une économie, cela n’ouvre

aucun avenir à tes enfants ! Tu les vois rêver d’être fonctionnaire comme papa ?

Ah le beau rêve ! La confi ance, c’est de n’être pas jaloux de la moindre initiative,

sous prétexte que l’idée n’est pas de toi. C’est de se réjouir de voir des gens oser

faire des choses. C’est de les aider à réussir plutôt que de souhaiter qu’ils se

cassent la fi gure. C’est un enthousiasme collectif. Regarde comment les Bretons

se sont serré les coudes et regarde l’allure de leur économie. Eux, ils ont compris

ce que c’était de bosser ensemble. Cela ne les a jamais empêchés de lutter pour

le social et l’écologie. L’économie, c’est la rencontre des besoins, des envies,

des audaces. Une alchimie fragile qui repose sur la confi ance globale que l’on

accorde au système.

– Parlons-en du système, tu as vu dans quel merdier on est !

– Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de margoulins pour qui seul compte le

maximum d’argent qu’ils peuvent se faire dans le minimum de temps. Justement,

Femu Quì c’est une petite parade à ses errements.

– Je ne vois pas la diff érence…

– Elle est de taille : on fi nance du local. Lo-cal tu entends ? C’est-à-dire des gens

que l’on connaît, liés au territoire, qui vivent du territoire et le font vivre. On

fi nance des gens qui misent leurs tripes et leurs économies dans leur entre-

prise. On ne fi nance pas des PDG d’opérette qui jouent les chaises musicales

dans les conseils d’administrations de sociétés dont ils se fi chent comme de leur

première cravate.

– Là, ton gars est peut-être du territoire mais il ne fera pas vivre nos paysans…

– Oui, mais il va donner une paie à des ouvriers. Faire travailler un transporteur, les

gars des bateaux, un comptable, etc. Et je te répète que ce n’est pas à nous de dire

s’il faut organiser en Corse un élevage intensif de porcs pour fournir nos indus-

triels à des prix compétitifs ou de faire des élevages bios avec la transformation

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CHAPITRE 1LES PREMIERS PAS

idoine. Ce n’est pas à nous d’organiser la fi lière élevage et charcuterie fermière.

C’est aux agriculteurs et aux politiques ! Doit-on attendre les bras croisés ?

– …

– On peut imaginer la société idéale où tout est politiquement, socialement, écolo-

giquement juste et correct pour le jour J… Mais comment fais-tu en attendant ?

Personne, tu m’entends, personne ne connaît le chemin pour aller au jour J sans

dictature. Il n’y a pas de société pure, la pureté est fasciste. Je suis partisan de faire

avec ce que l’on a. Avec les gens qui nous entourent, qui partagent notre espace

de vie. Construire d’abord, construire avec ceux qui veulent construire. Une fois

en route, il sera toujours temps de peser sur le social, sur l’écologie, sur l’architec-

ture, sur ce que tu veux, mais bon dieu, faut démarrer !

– À t’entendre, le pire n’est jamais sûr…

– Tu commences à comprendre. »

Le fi nancement de la charcuterie Fontana par Femu Quì alimente un bon moment

les conversations, les rumeurs, les fantasmes de trahison éternelle, mais il a l’avan-

tage de briser un tabou, dès les premiers pas de la société. Femu Quì ne fait pas

dans l’idéologie, ne fait pas un tri politique des dossiers. Femu Quì n’est pas là

pour faire la politique agroalimentaire à la place de ceux qui doivent la faire. Les

critères de choix sont la création d’emploi et le respect de la charte. C’est claire-

ment annoncé depuis le début de l’initiative, pourtant il y a rupture avec l’image

attendue par beaucoup d’un Femu Quì soutenant la tradition agropastorale corse

ou ne fi nançant que ce qui serait « alternatif ». L’imaginaire politique des militants

est resté accroché aux espoirs de lendemains qui chantent. Femu Quì est passé

au concret. Quant à Jean-Pierre Fontana, il a le courage d’ouvrir le capital de son

aff aire familiale à une société qui démarre lestée d’une coloration politique et

écologique loin de ses préoccupations.

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