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F. Davoine et J.-M. Gaudillière Séminaire 2010/2011 EHESS, Paris aucune zone grise n'est acceptable ? Elle l'entraîna de sa main hors de cette tranchée où il perdait son sang... L. Sterne La zone grise, cet "entre" victimes et bourreaux à laquelle nous appartiendrions tous, tant que nous sommes survivants, ce concept proposé par Primo Levi, existe-t-elle ? Françoise Davoine (FD) s'oppose farouchement, dans la prise en charge du traumatisme, à cette notion qui ne serait pour elle qu'excuse à la perversité. Dans la théorie du "trauma retranché" qu'elle a proposée, toute solution de continuité dans la généalogie fait place libre à l'énergie inorganique, toute déliaison horizontale s'emplit de folie ou de perversité (comme toute déliaison verticale, au tissu social, fait conductance au mal et à la douleur). Et la douleur acquiert peut-être dans la théorie de FD et de Jean-Max Gaudillière (JMG) la double dimension qui manquait à son approche, croisement de cette double perte du lien social et du lien généalogique. Tous les blancs de nos pères, au silence imposé des guerres, ne peuvent qu'être dans une présence absolue, mais bourreaux et victimes ne s'y côtoieraient pas. La folie est arme de guerre contre la perversion "Depuis 1979 on dit toujours la même chose, avec des livres différents": FD aime les cycles, les points de retour, les rencontres d'hommes, de villes, de livres qui se font signe. Le séminaire 2010/11 de FD et JMG est une lecture hypertexte de La vie et les opinions de Tristam Shandy , gentleman, de L. Sterne, XIX è . Sterne, tuberculeux dès l'âge de 22 ans, reprend le rire thérapeutique de Rabelais, propre de l'homme, propre de l'âme, cultive l'ironie autour du trauma. FD d'emblée pose son intransigeance sur les violences sexuelles à enfants, la "culpabilité de salauds" qui hante les victimes, tandis que Lacan lui exposait le "moi faible", la prédisposition, etc...: FD ne supporte pas cette notion-là de structure. Les Anglo-saxons, eux, ont théorisé le traumatisme, tandis qu'organicistes et objectivants, les Français 1

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F. Davoine et J.-M. Gaudillière

Séminaire 2010/2011

EHESS, Paris

aucune zone grise n'est acceptable ?

Elle l'entraîna de sa main hors de cette tranchée où il perdait son sang...

L. Sterne

La zone grise, cet "entre" victimes et bourreaux à laquelle nous appartiendrions tous, tant

que nous sommes survivants, ce concept proposé par Primo Levi, existe-t-elle ? Françoise

Davoine (FD) s'oppose farouchement, dans la prise en charge du traumatisme, à cette

notion qui ne serait pour elle qu'excuse à la perversité. Dans la théorie du "trauma

retranché" qu'elle a proposée, toute solution de continuité dans la généalogie fait place

libre à l'énergie inorganique, toute déliaison horizontale s'emplit de folie ou de perversité

(comme toute déliaison verticale, au tissu social, fait conductance au mal et à la douleur).

Et la douleur acquiert peut-être dans la théorie de FD et de Jean-Max Gaudillière (JMG)

la double dimension qui manquait à son approche, croisement de cette double perte du

lien social et du lien généalogique. Tous les blancs de nos pères, au silence imposé des

guerres, ne peuvent qu'être dans une présence absolue, mais bourreaux et victimes ne s'y

côtoieraient pas.

La folie est arme de guerre contre la perversion

"Depuis 1979 on dit toujours la même chose, avec des livres différents": FD aime les

cycles, les points de retour, les rencontres d'hommes, de villes, de livres qui se font signe.

Le séminaire 2010/11 de FD et JMG est une lecture hypertexte de La vie et les opinions de

Tristam Shandy, gentleman, de L. Sterne, XIXè. Sterne, tuberculeux dès l'âge de 22 ans,

reprend le rire thérapeutique de Rabelais, propre de l'homme, propre de l'âme, cultive

l'ironie autour du trauma.

FD d'emblée pose son intransigeance sur les violences sexuelles à enfants, la "culpabilité

de salauds" qui hante les victimes, tandis que Lacan lui exposait le "moi faible", la

prédisposition, etc...: FD ne supporte pas cette notion-là de structure. Les Anglo-saxons,

eux, ont théorisé le traumatisme, tandis qu'organicistes et objectivants, les Français

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lacaniens ne théorisent que ses conséquences, et non son présent absolu. Il s'agit bien

pourtant de s'approprier la violence de la victime, l'espace de cette violence autorisée. Il

s'agit de développer un cercle de non-violence, symbolisé par un objet, lors de la thérapie:

"oui il y a la violence, sauf dans cet espace là", puis d'augmenter peu-à-peu ce périmètre.

FD annonce, toujours mais sans nous le livrer, son propre vécu des guerres, tandis que

JMG sera plus prolixe, moins retranché sans doute.

Il s'agit de "mettre un nom sur une tombe, comme Antigone, tandis que le tyran Créon, lui,

milite pour l'effacement des traces... Il y a deux issues seules possibles au trauma, postule

FD en ce tout début de séminaire, la folie d'une part, la perversion, la cruauté de l'autre. La

folie en amélioration du réel, du bien commun: "être des fous sereins au milieu de

canailles", dit une influence de Sterne. La folie est arme de guerre contre la perversion: on

cherche et on montre; ou alors on est dans le contrôle, on cultive le champ de la

désubjectivation, et voilà l'objet de ce cours: la perversion.

Sterne est embarqué dans une course contre la mort: il a la tuberculose aux trousses, et,

contemporain de Diderot et Voltaire, il est sans papier dans une France en guerre contre

l'Angleterre. Il n'écrit bien que dans le brouillard, faisant le voyage aller et retour entre

Boulogne et Montpellier, comme votre scribe ici attiré ! A Toulouse, l'Amour courtois,

cette poésie du Xè qui mit en équations les viols et la guerre, les amours de l'oncle Tobie !

Joie chez les troubadours, images des psychotiques, rire à perdre la tête, sens de l'humour.

Rire sarcastique, ironique, ou humoristique: quand on se moque de soi, aussi ! Sterne

comme Rabelais est dans une littérature qui cherche à soigner, dit FD, la poésie épique est

le rythme des pères qui ont fait la guerre et parlent à leurs enfants, ajoutera JMG.

Le père ne l'a pas faite et de quoi donc aurait-il parlé dans cet absent, le grand-père

maternel pense ou se persuade ou regrette ne pas y avoir tué, tous deux donc sont à côté, à

côté du circuit, après la légende, ils n'ont pas parlé la ligne noire, qui métastase encore...

Empathie et douleur ont-elles même nature ?

Soit on est dans la stratégie du trauma, soit on est dans celle du désir. Dans Tristam, Elle

est dans le champ du désir, mais lui dans celui du trauma. Ici, dans le séminaire, FD et

JMG sont tous deux dans des lignes de faille de la guerre, mais la situation semble inverse.

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Cas clinique, dans Denial, de Jessica Stern: elle n'était pas consciente de sa peur,

rencontrant des chefs terroristes pakistanais ou des sectes terroristes aux USA, et cela était

symptôme déjà, et non avantage. A l'acmé de la symptomatologie peut-être, une perte de la

peur. Longtemps après, on arrête son violeur, criminel en série agissant sous la menace

d'une arme. Il se suicide. Elle veut comprendre: alors: blocage total. Elle est chanteuse

d'opéra, et mène une vie heureuse, mais avec des bizarreries: "je sentais de moins en moins

de joie". Scientifique aussi, spécialiste des armes terroristes, mais croyant que dans le

champ des "humanités" l'on pouvait rester distincte de l'objet d'étude, comme derrière un

microscope, où l'on en a au moins l'illusion; mais il y a une préscience et un excès du

savoir du trauma, dit FD, sujet et objet s'interpénètrent, sans heure, "j'étais bonne à ferrer

les motivations des hommes violents", dit notre héroïne, développant une empathie,

quasiment sans ressenti réfléchi, face aux terroristes. Déni de son PTSD: "je ne voulais pas

vivre rivée au passé"; "je voulais étudier la terreur, plus que la sentir". Nous y voilà: cet

appât, cette ligne, cette communication autre, cette performance du lien empathique, ce

rasa qui nous circule, malgré les arrachements, malgré les solutions de continuité, malgré

les failles sociales ou généalogiques, où sans doute et sans appréhension il se mêle à la

douleur, au mal, à la folie, à la perversité; il n'y a pas de zone grise, non, mais dans la

même faille circulent empathie et douleur, leur nature même peut-elle être pensée comme

différente ?? Et les acmés de reviviscence des victimes, et les possessions secondaires du

thérapeute; et les délires des indiens comme des puritains qui s'entre-terrorisent, dans

Beautiful loosers de L. Cohen.

fata, fatum et fada

Sterne est dans le champ du trauma. Mon symptôme, explique FD, c'était de rendre copie

blanche aux examens, et de ne pas supporter de parler en public, aux concours. Sterne s'en

occupe, de ce symptôme: il parle des premières phrases, qui soignent la folie et le tracas de

faire des plans. Ne plus en faire, seule l'origine est ! Une deuxième façon de créer ! Alors

qu'on est encore dans l'ambiance des bûchers de sorcières, lui s'attaque à la mélancolie du

trauma, attrapant des idées qui ne lui étaient pas destinées, ces pensées sans penseur de

Bion, nous rappelle JMG, ces pensées sauvages qui persistent dans l'après du traumatisme.

Sterne, pasteur, dit le martyre de la foi, qui fait passage à la perversion, mais n'a ni colère

ni zèle, ne se veut pas Tartuffe, imposteur qui pille sous couvert de religion ou de politique,

ces perversités issues des guerres ! Et FD nous pose l'énigme: "jusqu'à ce que dieux et les

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hommes agréent, dit Sterne, d'appeler ensemble les choses par le même nom (quand le

langage psychotique sera compris de tous, ou quand la vision des rishis redescendra en les

voyelles perdues du sanskrit; Lacan lui disait les mots des hommes pleins de fentes), les

plus fieffés tartuffes des sciences, de la politique, de la religion, jamais ces gens-là

n'allumeront chez moi une plume plus méchante que ce qui va suivre. Sterne distingue et

oppose une représentation par le corps, par la forme, là où on n'est pas univoque, et les

mots des dieux, des mystiques; fata est ce que le dieu dit, fatum est le destin, fada est la

folie... Une folle univocité, ou sinon: les tartuffes, et Sterne se bagarre contre la tartufferie.

Le langage ne délimite pas seulement une perte, mais aussi un interstice de circulation

certeaulien, où s'insinue le présent absolu du trauma; les "tartuffes" se cramponnent aux

mots seuls, les fous circulent les interstices, Sterne appelle à l'unité qui nomme et circule,

le trauma métastase à partir d'un originaire dans les césures généalogiques (FD),

historiques (de Certeau) et subjectives-linguistiques (cf. psychanalyse, cf. Inde antique).

Mon délire est au croisement de la petite histoire et de la grande histoire

Et FD de rapporter alors, enfin, la parole en 1979 de l'échappé de Laborde ayant subi des

électrochocs et lui déclarant, ce qui sera clé de sa théorie, comme elle le rapporte dans son

livre: "mon délire est au croisement de la petite histoire et de la grande histoire"... Une

généalogie du trauma s'impose à elle, retour à J. Stern: le grand-père radiologue irradie sa

fille qui meurt, le père scientifique des radiations a trois épouses successives, est juif en

Allemagne sous le nazisme; sa soeur est violée, le père ne vient pas la retrouver, ayant eu

peur, caché; la mère sans doute aussi est violée.

Sterne évoque la transmission transgénérationnelle des effets de la drogue, l'ancêtre

meurtri, l'opium, pourquoi tant de doses, la douleur (mais FD prononce-t-elle ce mot ? Ne

serait-ce pas la aussi son symptôme ? La douleur et l'absence de pensée sur le même

modèle de condensation post-traumatique ! les drogues .... "se dégénèrent" à l'ancêtre...

Champ du trauma retranché et théorie de la dégénérescence ? N'est-ce pas là retour vers

une théorie, quoi que non génétique, de la dégénérescence ? Moins de position sociale,

plus de déliaison, et plus de folie...

Le trauma, un ici-et-là-absolu: l'empathie en déplissement phénoménologique

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Sterne lacanise férocement, pourtant; mais l'oncle Tobie (et le trauma de guerre) ne

relèvent pas de ce champ-là, "ce que tout le monde sait". Cas clinique de First do not

harm, édité par A. Harris & S. Botticelli, psychanalyse, guerre et résistance, un élève du

neveu de Goering, dans la sphère d'appuis de Jung, est un des fondateurs de la société

psychanalytique du Brésil, etc..; FD y a écrit sur ces "lignées noires", et non, il n'y a pas de

gris, non ! Et soit on collabore avec le déni, sur le versant psychotique, soit on invente

quelque chose, il n'y a pas de gris dans l'approche du trauma; "le combat parle, c'est

littéral". Une lignée noire du trauma ! Avec les vétérans d'Irak, de 14, etc..., on est toujours

dans un présent, le trauma est originaire et on est toujours au début d'un quelque chose

avec le trauma, en dépit de toutes les chronologies;une phénoménologie aplatie,

simplifiée, déplanie par l'empathie, puisqu'on est dans la faille et qu'on est dans un présent

absolu, un ici et là obligé de pleine présence. Sterne dessine son schéma à boucles et

retour, sa temporalité est celle du trauma, "j'aimerais bien être linéaire, je ne peux pas".

L'autre radical du trauma, et le tiers cocu, gris, de la psychanalyse

Si la cure du trauma n'autorise aucune zone grise, des "individus gris" eux sont possibles,

dit P. Levi, ceux-là qui justement n'ont pas fait le choix, ces hommes arendtiens banals et

sans pensée... Le tiers, l'autre symbolique de la psychanalyse, est cocu, nous dit alors FD.

Cesser d'être un tiers, gris: est-ce aujourd'hui que mon vrai flip-flop, sur ces mots-là de

Davoine, pourrait opérer, tailler dans mon corps, l'ouvrir, l'exposer: LE PARLER, CE

CORPS, maintenant, littéralement ?? Quitter le comptage, des plaies, des morts, pour la

circulation enfin de la pensée en ce corps, évidemment meurtri ? Cocu, et ce troisième de

l'amour de Lacan ? Et ces idées seulement interceptées de l'autre, mais qu'il faut se décider

à saisir, est-ce cela l'empathie qui enfin force le corps ? Ce gris, oui, qui inclut l'autre

pervers, forcément, perversion du gris, du non-dire, de l'abandon à l'autre-que-soit qui nous

collapse ! L'autre-pervers, cette issue politique du trauma... Alors que l'Autre, lui, est

extrêmement concret. L'autre du fanatisme, tremblement, inspiration, transe, injonction

totalitaire, là "où un mot ne veut dire qu'une chose", une emprise. Hors même cette autre

transe de l'hystérie. Pervers, politiques, "tous ceux qui n'ont jamais allumé d'étincelle en

moi"... Ceux de la distance grise des mots aux choses... "Maintenant je tourne pour

devenir auteur, je quitte les tartuffes". Être l'autre mais en direct.

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Beau lapsus de FD: cabaret plutôt que cabinet de l'analyste. Laisser quelque chose de soi

au patient. Lui parler autour d'une émotion de soi (un objet, etc...) et le laisser décider.

Le rire du sang

Tristam a eu le nez écrasé à la naissance. Métonymie sur la jambe, etc... "mais on ne peut

plus s'en sortir, de ces digressions lacaniennes, arrivé là, le réel est interdit, comme à la fin

du chapitre Sterne cherche une sortie, chapitre torturé et désespéré, carcan des digressions

sur le phallus, comment atteindre à d'autres façons de penser, sans être pris dans ce

discours circulaire de la psychanalyse, qui certes émerveille, mais qui débouche sur cette

impression de circularité qui risque le stérile, n'arrachant plus au réel ? Je respire

maintenant, relisant ces notes, après le trouble désagrément alors ressenti au bout de ce

champ-là, au bout de mon introspection sur la circularité infinie de la psychanalyse

orthodoxe d'association, de ce "comment en sortir et où aller ?" Par la voie noire, le noir de

source, la transgénérationnel du non-dit qui creuse; entre militantisme-tourisme et trauma,

dit FD, il y a l'attrait obligé de la chose guerrière, du champ guerrier interdit/obligé. Le

capitaine Tristam, donc, n'est pas de ce discours-là du lacanisme, la mort lui court après

dans un accès de rire et dans une hémoptysie.

Le temps-fantôme est celui qui fait mal, comme celui du membre-fantôme

Retour à l'histoire que tu/je me/te raconte(s), lecteur: je vais vous parler du temps nomade,

celui du trauma (celui d'A. Green aussi sans doute). Tobie fut blessé à Namur, il est

reblessé, puis reblessé; l'histoire s'inscrit dans la généalogie de Sterne, né en 1713, lors de

la paix d'Utrecht. Frères et soeurs de Sterne, morts, en fantômes. Fête des fous, le jour de la

fête des innocents, ces enfants massacrés. La succession des veuves est joyeuse, mais il n'y

a pas de mot pour dire l'enfant mort de la mère, dit ce texte que j'aurais exhibé et parlé au

séminaire si je n'avais pas encore été dans le gris, angelots de nullipare, non-clivés du

potentiel-mère, présents: le temps-fantôme est celui qui fait mal, comme celui du membre-

fantôme. C'est une chronologie qui ne cesse d'aller et venir, comme une douleur; c'est du

présent qui circule, revient dans le temps nomade, retour-folie. "Et dans la page blanche tu

peux mettre, lecteur, tout ce que tu concupisces "!

Les cadeaux de nouvel an reçus par FD: une sortie de psychose, quelques bouquins, tandis

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qu'une autre patiente, elle, apporte son délire, et il faut tenir en face, mais comment ? Le

délire est la part des dieux, ce n'est pas un langage métaphysique, pas encore, ce sont des

images au présent, comme les dieux grecs, de l'énergie psychique, un langage

mythologique, les délirants sont la mythologie, ils rapatrient des catégories de gens, les

dieux n'ont pas d'inconscient, ils ne sont pas divisés.

L'analyse davoinienne

1713 - naissance de Sterne, gosse en retour de guerre, démolition de Dunkerque, un lieu

hors du temps, constamment détruit; mort de ses frères: "une histoire de cendres". Tous les

patients "le savent", dit JMG, ces angoisses perçues, sans mots, ce "quelque chose" de la

réalité qui surgit, cette intrusion ressentie, exprimée. JMG enchaîne, les fous ne "voient

pas" à travers, mais reçoivent des informations "périphériques" pour l'observateur

"normal", qui lui dévie le atématériau (ils reçoivent par le bruit de la porte du bar, etc...);

le fou est hypersensible (lien Gödel, dont on dit qu'il cultiva dans son enfance cette

hypersensibilité, cette faculté de son oeil pinéal). L'analyste davoinien, alors, donne

beaucoup de lui à saisir à ses patients, et non une "bienveillante neutralité", et non plus

simplement un refuge du registre "je suis de votre côté" de certaines prises en charge

"classiques" du trauma: il faut savoir donner des gages. L'analyse davoinienne se pose bien

sur la littérature. Des "détails"... car "rien ne ressemble plus à un champ de destruction

qu'un champ de construction", ce mantra archéologique de FD, or la psychanalyse

classique se centre sur la destruction, le récit d'atrocités accumulées, alors qu' il s'agit bien

de retrouver le fil derrière les cendres. Ni Wittgenstein ni Apollinaire, traumatisés, ne

quittent leur uniforme après la guerre. Quand l'outil des mots est cassé, il s'agit d'inventer,

de restituer, dirait encore l'archéologue, de montrer ce qui ne peut pas se dire, de

"raconter", toutes ces "digressions" de Sterne. Il n'est pas besoin de dater, nous dit ce

dernier, car tu es l'auteur de ton histoire; le délire ne doit plus être considéré comme subi

passivement, mais comme possible passage de l'objet au sujet. Des interruptions, mais des

reprises, comme sur le chantier toujours actif dans ce temps sans plus de dimension, voilà

le travail de l'analyse du trauma. Lors des combats le temps s'absente, et les signifiants,

mais il y a de l'espace, le traumatisé parle de temps avec l'espace, dans un langage sans

temporalité (ou sans cette temporalité à dimension unique que nous impose notre

"normalité" à nous qui n'avons pas fait encore la traversée du traumatisme): "j'étais hier à

Téhéran" déclare le patient. Géographie de la cure, voyage initiatique, Peregrino, marche,

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bateaux des évadés de la grotte-geôle. "Racontez-moi" votre voyage, et non les images de

l'autre, soit-il Freud; le cadre nomade du cabinet doit bien donner à voir ces images

géographiques, être cabaret ! Cas clinique, soudain surgit un beau paysage, un "paysage

ami", "où l'avez-vous déjà vu, ce paysage ?": "C'est une maison d'enfance, en telle année",

et voilà daté le début des abus sexuels, le voyage dans les images restitue le temps de

l'histoire.

Sa blessure (et celle de FD qui se livre) est pour la première fois abordée à la fin du livre

(chapitre 19, livre VIII). Un tsunami "imaginaire", mais les populations sont mortes, un

conditionnel de jeu des enfants (mais sans ce "on dirait que" de la psychose, le terrain de

jeu n'existe pas mais il est la réalité). JMG, prolixe aujourd'hui, FD n'en parviendra pas à sa

conclusion, nous balance alors dans L'or noir d'Hergé, les attentats, etc...: pourquoi

Haddock apparaît-il alors et découvre-t-il les choses ? "J'vais vous expliquer", dit souvent

ce nouveau venu... et la pipe explose ! Et vous ne le saurez jamais, pourquoi il est là: "it

happens", hasard et nécessité. Reprise du fil, la balle vous est de tout temps destinée, dit

Jacques le fataliste de Diderot, comme s'en assure J. Bousquet s'exposant volontairement

au feu ennemi pour gagner le noir de source. Blessure, donc, par balle, au genou, en 1692,

invalidité, "balle bienheureuse", vers l'écriture; et il est alors tombé amoureux de la Dame,

celle de sa vie, et puis l'autre, manipulatrice. Tobie, lui, est blessé à l'"aine", et "toi et moi

nous savons de quoi il s'agit", les vétérans disent leurs blessures, leur bataille. Au discours

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stéréotypé, normotypé, admis et sans empathie du "que c'est atroce la guerre", le trauma

oppose la blessure et la compassion, qui passe par le "détail".

Une thérapie de proximité, et âme-et-corps (cf. les principes d'intervention de Salmon,

1917: immédiateté des soins, proximité du lieu d’intervention (champ de bataille),

simplicité des moyens et du dispositif de soins, espérance de guérison: convaincre le sujet

qu’il va guérir: Expectancy). Les pleurs. Le réconfort. L'infirmière. L'enclos du béguinage,

la clôture que l'on peut franchir, car on n'y fait pas de voeux, espaces protégés pour jeunes

filles en difficulté, spiritualité. Abus sexuel, recherche de conquête intime mais sans sexe,

recherche d'immanence, d'un champ de construction. Le délire traumatique est un délire

amoureux, mais sans bander. Aucun compromis de FD avec les bourreaux; "Dehors,

Monsieur", au thérapeute qui avait abusé de sa patiente et voulait consulter... Trauma et

Désir sont deux champs contigus, si on les mélange ça explose. L'amour c'est pareil que la

guerre (la blessure, la dépendance-régression): la métaphore maintenant devient possible,

le moment où l'on dit "comme" signe le recul de la psychose. Puis, après tout un travail, "il

faut être bien en chemin pour atteindre le ravissement amoureux", vient un ravissement

mystique, un coup de foudre, une extase, il redevient vivant, sexué, le dimanche après-midi

ça lui explose. Syngué Sabour. La blessure est refoulée, la cicatrice gratte, insupportable; il

la voit pour la première fois. Universel de toutes les histoires d'amour, érotique spirituel de

troubadours (qui était aussi construction contre la vulgarité sexuelle de l'époque), comme

le langage maniéré des schizophrènes, critère de diagnostic, dit FD; une sortie de la boue

culturelle grossière et fascisante actuelle, une sortie par la délicatesse ! Mais déjà la veuve

intervient dans le champ de la saillie...

Qu'y-a-t-il sous nos ruines ? Combien de morts nous poussent ? First do not harm, cas

clinique: l'analyste affirme son pacifisme, elle est choquée par le GI "bourreau" qu'elle

reçoit pour des problèmes sexuels. Elle ne le trouve pas "humain". Puis, elle lui trouve une

"zone de combat" commune. FD, gênée à la lecture de cet auteur: culpabilise-t-elle d'une

telle zone de combat, elle qui ne soigne pas les bourreaux ? La gêne: la perversion de la

dulcinée, non tendre, calculatrice, tournée en mère pour faire bonne figure, nous dit Sterne,

recherchant son propre plaisir masturbatoire, fanatisme, inceste. Au trauma, les brutes; au

noir de source, les bons et les mystiques; au gris, les truands, les dulcinées perverses.

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On nous a rapproché les murs, dit l'habituée; mais je me retourne, seul, sans voisins...

Dans le bus, un peu plus tard, je me retrouve, bien sûr, néoténique et blanchi paraît-il, près

des plus jolies jeunes filles.

Sterne ouvre le roman moderne, intervenant dans son oeuvre. Dans ce chapitre I du volume

IX, daté 1766, soit un an et demi avant sa mort, une écriture contre la mort, tandis que

Cervantes mourant écrivit un hymne à la mort, et Proust se mettant à écrire parce qu'il avait

l'idée de la mort: le duende s'épaule à la mort. Un style très socratique, sans superbe

lacanienne, nous dit la psychanalyste atypique du trauma retranché, agrégée de littérature.

Sterne est rentré chez lui contre son gré, dans le Yorkshire, acétique brouillard, mais où là

seul il peut écrire (là et seul est bien ce contraint de l'écrire, auquel je ne me résigne pas).

Petit pasteur inconnu, Sterne décide d'écrire Tristam... qui fut publié confidentiellement,

puis eut un large succès. Son guru, son énergie, sa décision: Don Quichotte. Ses héritiers:

Voltaire, Diderot, etc... Dans ce récit, Sterne se défend par l'hilarité contre les méfaits de la

maladie, etc..., reprenant Rabelais, "le rire est le propre de l'âme". Le rire ajoute quelque

chose à son fragment de vie, il est le hobby horse, la petite folie de chacun, dans cette

joyeuse Angleterre, christianisée très tardivement, son fond paganique, sa légende

arthurienne, etc..., avant le puritanisme de Cromwell et l'inquisition. Car Sterne érige son

hobby horse en opposition au fanatisme (ce procédé qui veut faire enfourcher à d'autres le

privé d'un tel hobby horse). Des idées d'amoureux innocents, et non d'hommes politiques:

la pastorale plutôt que le totalitarisme, et la guerre en catharsis. Tous les poètes. Toutes les

dictatures.

Tobie regardait l'oeil de la veuve, cherchait la poussière, et l'oeil le bombardait d'effluves

amoureuses. Se rincer l'oeil, trous de serrure, sexe féminin, le thème du viol est introduit,

on progresse vers le champ de la perversion. Des voyeurs et des enfants, nos regards

cannibales sur les petites filles. L'enfant se cache derrière sa mère quand on le regarde,

l'oeil de ma mère est bleu et froid, sans aucun désir. Une théorie en postures. Tristam se

demande comment lui peut donc être aussi "cru" ? Son père lui disait: "tu ne seras jamais

comme les autres", Sterne est un "toujours amoureux", "il me faut toujours une dulcinée en

tête", platoniquement peut-être, une syphilis ancienne.

Et voici les noeuds du séminaire: la psychanalyse et l'interprétation sexuelle "à tout va"

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en lieu de prise en charge des traumatismes infantiles précoces, dans une assimilation

"bienpensante" du champ de la perversion. Le premier Freud des traumas (cf. Etudes sur

l'hystérie), l'inceste du père de Freud sur ses demi-frères (lettre à Fliess qui fut censurée par

Anna Freud et Marie Bonaparte), puis l'abandon de la théorie de la séduction, et la théorie

du fantasme... (Le Réel escamoté, J. M. Masson). Une théorie qui se détache de la clinique,

une politique qui se détache de la guerre, et la psychanalyse sur l'arête de la perversion. Le

"trou de serrure" parle pour le viol de l'oncle Tobie, c'est un langage des failles, le sujet y

tient en réseau de fissures, quelque chose persiste et témoigne de son être à l'analyste. Dans

l'accoutrement démodé des fous, il y a une temporalité, un "arrêt sur image", loin de ce

racisme anti-fou actuel qui se dit structure, débilité, diagnostic. Des petites choses nous

parlent quand plus rien ne nous tient, et qui ne sont pas des métaphores, mais des phores

tout court; "rien de tel qu'une forme pour vaincre la peur", arts martiaux, armures, parades

militaires, moules... mais le trauma, cette marche d'expansions et de condensations, est

accès à la pensée. L'oncle Tobie n'était à l'aise qu'avec les femmes en détresse et en

chagrin; tresser, c'est proposer une forme verbale à cette détresse pour apaiser le délire qui

émerge dans la panique extrême, raconter une histoire, calme, de soi. Apaiser, voire en

tressant deux détresses, c'est-à-dire deux présences, le trauma parle au trauma, quelque

chose peut accrocher, un fantôme en rejoindre un autre, des morts partis par l'un et l'autre.

JMG, jeune exilé en Picardie, devança l'appel militaire pour s'échapper de quelque chose.

Une image survivante. Le caporal raconte une histoire face à la détresse de Tobie, autour

de l'inquisition, cela touche à la maison de la veuve enjôlante, à l'araignée maternelle à la

L. Bourgeois, à la structure, à l'esprit de calcul, mais cela aussi libère la ligne serpentine,

qui s'évade, esprit follet, duende, génie qui sort de la forme. Parler à l'autre-sujet par les

images-en soi-des morts; quelles sont les miennes ? "Il y aurait dû avoir quelqu'un entre toi

et Philippe", me dit la mère; un grand-oncle disparu peut-être en Amérique, et chaque

médecin a son petit cimetière, le mort plus ou moins fantasmé du carrefour où je ne pus

m'arrêter, fuyant, et la neutralisation du père malgré l'été de la guerre, malgré les cinq

bombardements traversés...

Boulogne ! - ah! - nous voici donc tous rassemblés, débiteurs et pécheurs devant le ciel:

jolie compagnie ! Je suis plus poursuivi que mille diables ! Le plus beau séminaire du

monde ! D'où vinrent et l'appel et la blessure ! Nous entrâmes dans Montreuil. La

donzelle ! Celle de Boulogne pourtant moi était prête, "moi j'me couche !"... Les voyages

ont un grand avantage. Par Geneviève ! Vers Paris !

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