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© Éditions Gallimard, 1969.

Qu'est-ce que la poésie« métaphysique »?

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Entre les différents genres (épique, lyrique, satirique, etc.)de poésie, il s'est glissé une espèce très particulière que lescritiques cherchent en vain à définir et à classer la poésie« métaphysique ». Qu'est-ce que la poésie « métaphysique »?A cette question s'offrent cent réponses, souvent hésitantes etpresque honteuses à force d'indécision, des quelque cent critiquesque le problème intéresse. On pourrait cependant distinguer,pour la clarté de ce compte rendu, trois attitudes suivant quec'est un professeur, un critique ou un poète qui répond. Pour leprofesseur de littérature, la poésie « métaphysique » a pris nais-sance en Angleterre vers 1591 avec l'inspiration lyrique deDonne, et s'est éteinte vers 1669, lors des dernières publicationsde ses poèmes. Elle couvre ainsi la fin du règne d'Elisabeth,celui de Jacques Ier, de Charles IeT, la révolution de Cromwellet la Restauration 1. Ses représentants sont Donne, Herbert,Vaughan, Traherne, Crashaw, et subsidiairement King, Cowley,Cleveland. Le terme « métaphysique » dont il a retracé l'histoire,depuis Dryden qui l'employa le premier en disant de Donne« qu'il affectionne la métaphysique », dans le sens de spécula-tions philosophiques 2; en passant par Johnson3 qui surnommacette race d'écrivains The metaphysical poets dans le sens péjo-ratif qu'avait pris alors metaphysical qualifiant cette poésie,

i. J. J. DENONAIN, Thèmes et Formes de la Poésie « Métaphysique », P.U.F.,1956, p. 48.

2. DRYDEN, A Discourse concerning the Original and Progress of Satire(1693).

3. Johnson, A. Cowley, dans Lives of the Poets (1779).

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c'est-à-dire pedantick, needlessly obscure, unnatural, unreal,fantastic, far-fetched, non-sensical, ce terme donc, il le trouveaujourd'hui très peu adapté à la poésie ainsi nommée qui n'estselon lui, rien moins que métaphysique; il l'accepte pourtantfaute d'en trouver un meilleur, et parce que

la formule même erronée est devenue la clef d'un domaine littérairebien distinct, ni plus ni moins fondée que tels clichés de la critique« Théâtre Elisabéthain », « Poètes Cavaliers », où l'épithète n'aaucun sens littéraire. L'important est que le lecteur ne se leurrepas sur le mot « métaphysique » x.

Privé ainsi de son sens naturel, le mot « métaphysique » n'enacquerra point d'autre, et ne servira désormais que de qualifi-catif sonore.

Pour le critique, plus souple, plus libre dans ses jugements,qui ne craint pas de se laisser aller à son inspiration, la poésie« métaphysique » n'a pas une date de naissance bien déterminée.Certes, il reconnaît l'importance de l'école anglaise du xviie siècle,mais il voudrait étendre cette notion de poésie « métaphysique »à d'autres littératures, même d'époque différente en France,le pendant de ce type d'imagination intellectuelle se trouveraitchez Scève, Sponde, La Ceppède 2, d'Aubigné 3; en Italie, chezMarino; en Espagne, chez Gongora, en Allemagne, chez Gry-phius 4. A cette volonté d'européaniser la poésie « métaphysique »se joint en lui le désir de la faire participer non pas d'un genrepoétique, tel que la poésie lyrique, philosophique ou religieuse,mais plutôt d'une catégorie de l'art, le baroque. L'idéal serait delui réserver au sein du baroque littéraire une place de parenteéloignée, mais importante. Ainsi les poèmes de Jean de Sponde 6,

I. J. J. DENONAIN, Op. Cit., p. 56.2. O. DE Mourgues, Metaphysical, Baroque and Precieux Poetry (Oxford,

I953)> PP. 7> 55.3. A. BoASE, Revue des Sciences Humaines, juillet-décembre 1949, p. 161.4. A. BoASE, Sponde (Genève, 1949), p. 87.5. « Il m'est arrivé de dire de J. de Sponde qu'il fut une sorte de Donne

manqué. En effet la poésie « métaphysique » anglaise de Donne et de sessuccesseurs présente les mêmes qualités que la poésie de Sponde, mais à unplus haut degré. » Ibid., p. 140.

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Qu'est-ce que la poésie « métaphysique »?

s'ils sont baroques par une intensité qui produit le resserrement desmétaphores en pointes, le renforcement de « l'argument » par desrépétitions et des contre-batteries de mots, le sont tout autrementque des poèmes comme le Viol de Lucrèce de Shakespeare ou LesLarmes de Saint-Pierre de Malherbe, poèmes contemporains oùla matière est rehaussée descriptivement, extérieurement. où unerecherche purement stylistique rappelle le maniérisme des peintres,un maniérisme qui serait une forme du baroque naissant à distinguerdu baroque descriptif du siècle suivant, produit le plus souvent sousl'influence de Marino et de Gongora 1.

Le baroque poétique se diviserait par conséquent en plusieurscourants d'une part, le maniérisme, en France, avec Desportes,Malherbe; en Angleterre avec un certain Shakespeare, Mar-lowe et Chapman dans leur Hero and Leander; d'autre part,la poésie « métaphysique » et enfin le baroque descriptif avecau début Marino,suivi de T. de Viau, Saint-Amant, T. L'Her-mite et. Crashaw, que le professeur, par tradition, met dansla liste des poètes « métaphysiques », mais que le critique inscritparmi de plus purs baroques 2. En effet, la différence entrepoésie baroque et poésie « métaphysique » résiderait dans l'ap-parente objectivité de la première, qui s'efforce d'étonner,d'éblouir, ou d'effrayer par des moyens psychologiques rudi-mentaires s'adressant aux sens 3, et the introspective attitudede la seconde, qui tente de contrôler le monde intérieur. Lapremière fera un usage constant des pierres et des métaux pré-cieux, des blessures, du sang, de la tombe, etc. créant ainsi unrite extérieur auquel le poète se soumet, tandis que la secondereçoit les'pensées les plus intimes du'poète sous la forme de méta-phores abstraites et abstruses 4. La pointe « métaphysique »diffère de la pointe baroque en ce qu'elle'n'est pas « décorativeet par là fantaisiste » mais qu'elle est «"de l'étoffe même dupoème ». Et si donc « le poète baroque refrénait ses visions

1. A. BoAsE, R.S.H., p. 162.2. O. DE MOURGUES, op. cit., p. 80, et A. BOASE, Sponde, p. 140.3. « Ce n'est pas seulement le sens de la vue que nous sommes invités à

utiliser pour l'objet de notre contemplation, mais nous sommes aussi appelésà goûter le sel des larmes, à sentir le soufre de l'enfer, et à ressentir commeune brûlure l'amour de Dieu. » O. DE MouRGUES, op. cit., p. 79.

4. Ibid., p. 75» 81.

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sensuelles, son amour de l'image décorative, ses émotions débor-dantes, afin de mieux serrer un vrai problème, atteignant ainsiune sorte d'équilibre entre les exigences intellectuelles et émo-tionnelles de son tempérament » eh bien sa poésie de baroque sechangerait en « métaphysique » 2. La distinction est trop subtilepour le professeur, qui estime,

malgré que certaines parentés puissent être envisagées entre lespoètes « métaphysiques » et les lyriques allemands du XVIIe siècle,d'ailleurs postérieurs telles que le couple thèmes religieux-thèmesérotiques ou le couple amour-mort, malgré que le Schwulst des poètesallemands puisse être rapproché des effusions métaphoriques deCrashaw, malgré que la tendance à exprimer le propre par l'impropreait quelques rapports relatifs d'ailleurs avec le conceit, qu'ilapparaît plus dangereux que profitable d'introduire dans l'étudede la poésie « métaphysique » cette notion de baroque, source de confu-sion supplémentaire « qui de plus » implique à tort que la poésiemétaphysique anglaise n'est qu'un aspect sans caractères propresd'une manifestation d'importance européenne 3.

Professeur et critique reconnaissent donc avec plus ou moinsd'insistance qu'il y a une similitude d'expression entre la poésiebaroque et la poésie « métaphysique », avec cette seule différenceque le professeur, en refusant de considérer la notion de baroque,ne sait que faire de Crashaw qu'il s'obstine à vouloir garder parmiles « métaphysiques », et que le critique ne sait comment, aprèsavoir bien spécifié que « l'emploi du terme baroque paraîtinévitable pour désigner la. littérature de l'époque » 4, expliquerle cas de Herbert, de Vaughan, de Traherne dont la poésie n'arien de commun avec cette vision « déformée de l'univers,déformée par l'imagination et la sensibilité », qui est sa définitiondu baroque 6. Le critique est heureusement plus à l'aise avec

i. A. BoASE, Sponde, p. 140.2. O. DE MOURGUES, Op. cit. p. 84.3. DENONAIN, op. cit., p. 55. Pourtant quelques pages plus loin, M. Deno-

nain signale une parenté entre Donne et un contemporain hollandais, Hooft,entre le lyrisme anglais et allemand de la même époque et conclut « dansces diverses manifestations réside le véritable problème. », p. 93.

4. A. BoASE, Sponde, p. 93.F 5. O. DE MOURGUES, Op. cit., p. 100.

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J. Donne ou La Ceppède, dont la poésie assure-t-il, « est lefruit d'une intelligence maîtrisant les réactions d'une sensibilitébaroque 1.

A l'instar d'Eugenio d'Ors, qui se reconnaît amoureux del'idée de baroque 2, nos critiques, à quelques exceptions près, sesont follement entichés de l'idée de poésie et de poètes « méta-physiques ». Ils engagent dans leurs études à force de sincéritéet d'enthousiasme le meilleur d'eux-mêmes, c'est ce qui rendleur lecture si captivante. Avec eux, nous découvrons des hommesqui ont pensé et créé comme nous aimerions penser et créeraujourd'hui. Les images et le ton de ces poètes du passé nousfont d'autant mieux saisir la réalité présente, car il y a un secretaccord entre leur sensibilité, leur angoisse et la nôtre. « JulesLaforgue et Tristan Corbière, dans beaucoup de ses poèmes,sont plus proches de l'école de Donne qu'aucun poète anglaismoderne » déclare T. S. Eliot 3,qui lui-même doit tant à l'écolede Donne. Dans son introduction à quelques poèmes de Donne,traduits en français, L. G. Gros écrit « La conception "méta-physique" de la poésie est singulièrement voisine de la nôtre.Les fins qu'elle se propose dépassent singulièrement le jeulittéraire. Il s'agit en effet d'un effort vers l'unité de l'hommetout aussi épris d'absolu que celui du surréalisme » 4. Cette poésiequi dépasse le jeu littéraire, qui vise à l'unité de l'homme, quiest éprise d'absolu, serait-elle donc « métaphysique » dans lesens qu'a ce terme habituellement, c'est-à-dire, traiterait-elledes grands problèmes métaphysiques qui se sont depuis toujoursposés à l'homme tels que le problème du Temps, de la Mort,de l'Éternité, de l'Amour; les poètes métaphysiques seraient-ilsdes poètes métaphysiciens? Non, répondent certains. H. Readestime qu'en réalité very few of the metaphysical school were meta-physical in any sense 5, et Denonain ajoute « non seulement very

1. O. DE MOURGUES, Op. cit., p. 102.2. E. D'ORS, Du Baroque, Paris, 1935.3. T. S. ELIOT, The Metaphysical Poets (1921) in Selected Essays, Londres,

195 1, p. 290.

4. L. G. GROS, John Donne, 30 Poèmes, Paris 1947, p. 9.5. H. Read, The Nature of Metaphysical Poetry, dans Criterion, I, 1923,

p. 40.

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few mais aucun de nos poètes n'est, dans son œuvre lyrique, lemoins du monde métaphysicien » 1. Pour J. Wahl, au contraire,qui présente et traduit des poèmes de Traherne, « Traherne estle poète métaphysique par excellence, au double sens où onprend le mot dans l'histoire de la littérature anglaise, et où onpeut le prendre en général. Il est un poète métaphysicien et unpoète mystique » 2. O. de Mourgues fait la part des choses, enreconnaissant qu'aucun poète « métaphysique » n'est un poètephilosophe comme Dante, Milton, ou Lucrèce, mais elle ajoute« Si les poètes "métaphysiques" n'ont pas développé un systèmephilosophique, ils se sont certainement intéressés à des problèmesontologiques » 3, que J. C. Smith détaille ainsi « Le problèmeessentiel de l'unité; le problème du temps, de l'espace et del'éternité; le problème du dualisme de l'esprit et de la chair.un des thèmes favoris de J. Donne » 4. Certes ces poètes ne sontpas qualifiés de « métaphysiques » parce qu'ils auraient écritdes traités de métaphysique en vers 5, ce ne sont pas des philo-sophes versificateurs ni des poètes philosophes, car « philosophie »implique plus qu'une réflexion sur le monde, une manière deréfléchir sur le monde; or, cette manière leur est étrangère, et l'estégalement à Dante et Milton, quoi qu'en dise O. de Mourgues.

Quel sens alors donner à ce terme « métaphysique » pour luifaire perdre son « ambiguïté »? Tout simplement, son sens habi-tuel, celui que le Petit Larousse Illustré nous propose « Connais-sance des causes premières et des premiers principes » en spéci-fiant seulement que l'approche de cette connaissance varie selonla personne qui tente cette approche, selon qu'elle est poète ouphilosophe, au point de dénaturer cette connaissance elle-même.Il y a en effet, entre les conclusions d'un philosophe et cellesd'un poète tout ce qui sépare la pensée logique de la pensée

I. DENONAIN, op. cit., p. 458.2. J. WAHL, Thomas Traherne, Poèmes de la Félicité, traduits et commentés,

Paris, 1951, p. 18.3. O. DE MOURGUES, op. cit., p. 8.4. J. C. SMITH, On Metaphysical Poetry, dans Scrutiny, déc. 1933.5. J. DONNE et M. SCÈVE ont composé de longues œuvres en vers, traitant

de façon plus systématique des thèmes métaphysiques An Anatomie of theworld et Le Microcosme.

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allégorique et anagogique 1, la preuve de l'étonnement, le conten-tement de la joie. Il arrive qu'une époque ne puisse trouverd'expression artistique accomplie que par la pensée logique, telle xviiie siècle français, où les poètes sont rares, tandis qu'uneautre reflète dans ses œuvres une « conscience exacerbée du

transcendant » 2, tel le xviie siècle anglais, où la poésie se veutplus sacrée que belle et harmonieuse. G. Herbert, dans sonpoème Jordan, précise qu'il n'est pas en quête de beauté mais devérité, et se moque des poètes qui ne peuvent composer un verssans le torturer et mentir 3.

Les contemporains des poètes « métaphysiques » qualifiaientleurs poèmes de strong lines (vers durs), se plaignant, comme plustard Johnson, de l'absence de musique dans leurs vers 4. EnfinTraheme n'est pas un poète du tout pour certains 5. H. C. Whitenote chez lui « son insistance et ses répétitions, l'absence dechant, l'absence d'images » 6. Ce à quoi J. Wahl répond

Nous ne nierons pas sa maladresse et parfois son prosaïsme.Mais il nous semble qu'il y a là plutôt un aveu d'impuissance qu'unevéritable maladresse, aveu d'impuissance qui exalte la puissancede ce qu'il y a à dire; quelque chose de sublime apparaît dans cesmoments où la langue s'empâte, où la poésie tend vers la prose,parce que ce qu'il faut dire est trop haut 7.

Poésie sacrée, donc, que cette poésie « métaphysique > quin'est pas sa propre fin, selon l'expression d'André Malraux(à propos de l'art des mosaïques de Ravenne, de Grünewald,des rois de Chartres et des figures océaniennes). Les poèmes

i. Par pensée allégorique, on entend une pensée véhiculée par cette sorted'image, qui en présentant à l'esprit un objet, éveille l'idée d'un autre objet.Par pensée anagogique, une pensée portée naturellement à dégager des chosesun sens spirituel.

2. A passionate awareness of the transcendent, J. C. GRIERSON, The Poemsof J. Donne, II, p. XXVII, Oxford, 1912.

3. Who says that fictions onely and false hairBecome a verseIs there in truth no beautieP

Is all good structure in a winding-stair? (G. HERBERT, Jordan).4. DENONAIN, Op. Cit., pp. 25-27, 367.5. « Il est probablement vrai que Traheme n'est pas essentiellement un

poète du tout. » H. I. BELL, cité dans J. WAHL, op. cit., p. 16.6. Ibid., p. 17.7. Ibid.,p. 17.

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« métaphysiques » proclament qu'une « vérité existe au-delà del'apparence » x. Et cet absolu qu'exprime un poème sacréignore, se désintéresse de l'art qui sert à le manifester. Aussile poète « métaphysique », ce poète du sacré, est-il partagéentre sa quête et les moyens de la matérialiser. Mais il ne fautpas que ces moyens deviennent des fins. G. Herbert réclamele droit de dire simplement My God, my King; H. Vaughan oses'écrier, sans plus d'apprêt, dans son poème The Search

All night have ISpent in a roving extasieTo find my Saviour 2.

La pointe chez Donne, le conceit, n'a pas pour but d'orner, deplaire, mais de rendre saisissable l'insaisissable. Les poètes« métaphysiques » furent les derniers, d'après T. S. Eliot, àjouir d'une « sensibilité unifiée » (unified sensibility). Eux dis-parus, « une dissociation de la sensibilité s'instaura, dont nousne sommes jamais relevés » 3. Cette dissociation de la sensibilitén'est-elle pas due à la disparition du sens du sacré, qui tout enélevant l'esprit, l'ouvre aux moindres accidents, sans discrimi-nations esthétiques, du monde de l'apparence. Les poètes quisuivirent, amendèrent le langage, l'enjolivèrent, mais en mêmetemps que ce langage « se raffinait, le sentiment se vulgarisait »(ibid.). Si Alan Boase juge que

la meilleure poésie lyrique française parait à la mentalité anglaisesouffrir précisément d'une absence de ces qualités dont la nôtre,depuis le règne d'Élisabeth jusqu'à la restauration, est si riche 4.

i. « L'apparence n'est pas plus l'illusion qu'elle n'est le rêve car à l'illu-sion s'oppose un monde concret, au rêve, le monde de la veille; alors qu'àl'apparence s'oppose ce qui est au-delà de tout « concret ». Et cet au-delàn'est pas seulement un concept dans lequel l'idée d'infini rejoint un absolumétaphysique; l'Inde nous enseigne chaque jour qu'il peut être un état deconscience; qu'au sentiment (et non à l'idée de l'apparence) répond le senti-ment de ce qui la fait apparence. Toutes les civilisations qui l'ont éprouvél'ont tenu pour la prise de conscience de la vérité suprême. » (A. MalrauxLa Métamorphose des Dieux. Paris, 1957, p. 3, 13, 14.

2. « J'ai passé toute la nuit dans une errante extase pour trouver monSauveur.»

3. T. S. ELIOT, op. cit., p. 288.4. A. BoASE, op. cit., p. 87.

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n'est-ce point parce que les Anglais, protestants, nourris debible, ont un sens du sacré autrement aiguisé que le nôtre.Surtout ce sens du sacré ne s'embarrasse chez eux d'aucun

cérémonial, d'aucune pompe; ils gardent en l'exprimant leton normal et familier de la vie quotidienne. C'est là peut-être l'essentiel de leur poésie le ton familier, le ton de la conver-sation pour tenter de révéler le mystère de ce monde. Maisce ton ne va pas sans impliquer une poétique très spéciale.Joan Bennet a su préciser les conséquences de ce ton dans levocabulaire des poètes « métaphysiques » Étant donné, expli-que-t-elle, le côté familier et analytique de leur poésie, les motsqu'ils utiliseront, vont s'adresser beaucoup plus à l'esprit dulecteur qu'à son âme, et qu'à cette mémoire affective où cer-tains vocables réputés poétiques conservent un halo émotionnel 1.En effet, les poètes « métaphysiques » ne perpétuent aucunetradition littéraire, aucune phraséologie poétique 2. De mêmequ'ils se découvrent nus en ce monde, sans autre richesse quethese little limbs, these eyes and hands 3, de même leur vocabulairene se revêt d'aucune clinquante friperie. Il n'a qu'un butsignifier, sans pour cela s'appauvrir ou manquer de relief, carchacun l'a enrichi à sa façon. Donne par exemple, puise destermes techniques dans l'astronomie, la chimie, la géographie,la physiologie, etc. Mais ce qui lie tous ces mots entre eux,ce qui les électrise en quelque sorte, c'est le sens qu'ils serventtous ensemble à communiquer. A ce sens, quelquefois difficile

1. J. BENNET, Four Metaphysical Poets, Cambridge, 1957.Dans son introduction, J. Bennet fait un parallèle significatif entre un

poème de Wordsworth, The Solitary Reaper, et des poèmes de Donne,Herbert, Vaughan. Après avoir relevé les vocables réputés poétiques dupoème de Wordsworth (the nightingale, Arabian sands, spring-time, cuckoo-bird, silent seas, the farthest Hebrides) elle écrit Such words quicken emotionswhich lie dormant. They awaken both sense-memories and memories of a literaryheritage. The metaphysical poets usually neglect this accumulated treasure, p. 5.

2. Il ne faut cependant pas isoler les poètes « métaphysiques » des courantslittéraires de leur temps. Il y a chez Donne une volonté évidente de « rom-pre avec la mièvrerie de la poésie pétrarquisante de l'époque d'Élisabeth ».(DENONAIN, op. cit., p. 116). Dans Negative Love, il s'écrie 1 never stoop'dso low as they, Which on an eye, cheeke, lip, can prey. Bien souvent au lieude célébrer l'amour, il n'en donne qu'une violente satire ou se moque dumythe que les hommes s'en sont fait. (Song; The Primrose; Loves Alchymie;Witchraft by a picture; Loves growth; Womans constancy; The Will, etc..)

3. Traherne, The Salutation (« Ces membres petits, ces yeux, ces mains »).

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à saisir chez Donne, limpide au contraire chez Herbert, Vaughanet Traherne, tout est soumis le vocabulaire, qui doit le moinspossible distraire l'attention du poète et celle du lecteur parsa propre saveur; le rythme, qui n'est plus lié à la musiquetraditionnelle du vers, à la rime, mais qui court, enjambe ous'arrête suivant les besoins de ce sens. Ainsi ce rythme qui suitpas à pas les chemins de la pensée, ne se livre qu'avec elle,et c'est dans le même temps qu'on la saisit, qu'il se moduleen nous. Contrairement au rythme de l'héritage classique desÉlisabéthains, qui endort souvent l'intelligence par sa musi-que, le rythme des poètes « métaphysiques », antiharmonieux,dicté par le sens, l'éveille et l'élève jusqu'à des hauteurs insoup-çonnées.

Il reste, maintenant, à citer la troisième des attitudes annoncéesau début, celle du poète, de l'inventeur, seul capable, lorsqu'ilen a les moyens, de nous faire découvrir toute l'importanced'un poème, non plus dans le cadre étroit d'un système, ousuivant une échelle de valeurs froidement objectives et gratuites,mais par rapport à sa propre expérience et recherche. LorsqueJ. C. Grierson publia en 1921 son anthologie, T. S. Eliot endonna un compte rendu, qui a longtemps enthousiasmé jeunespoètes et critiques. Voici le témoignage d'Alan Boase

Les Anglais de ma génération la génération d'après la guerreont connu un véritable engouement pour cette magnifique flo-

raison des « poètes métaphysiques ». Nous avons découvert cespoètes en même temps que nous avons découvert un grand poètecritique, M. Eliot, et souvent à travers ses essais. Peu importeque d'autres, des érudits comme Saintsbury, Gosse et Griersonaient précédé Eliot dans cette voie. On nous avait restitué unepartie de notre héritage^.

La poésie et les essais de T. S. Eliot servirent en effet decatalyseurs, rendant ces poèmes vieux de deux siècles, plusproches, plus urgents que n'importe quelle composition roman-

i. A. BOASE, Sponde, p. 87.

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Qu'est-ce que la poésie « métaphysique » ?

tique ou géorgienne. Tout ce qu'a dit Eliot dans ses essais aété beaucoup trop analysé et reproduit pour qu'il soit néces-saire d'y revenir. Il y a pourtant un souhait dans son articleThe Metaphysical Poets qui n'a pas été exaucé comme il le dési-rait après avoir constaté qu'il est « non seulement très difficilede définir la poésie métaphysique, mais difficile de déciderquels poètes la pratiquent et dans quels poèmes. », il sou-haite « ce serait un travail fructueux, et qui réclamerait un livresubstantiel que de briser la classification de Johnson (car iln'y en a pas eu depuis) et de présenter ces poètes avec touteleur différence de nature et de degré1 ». Les critiques n'ontpas répondu à ce désir avec assez de scrupule et de sens litté-raire. Si l'on en croit le tableau indiquant les poètes « métaphy-siques » selon les principaux critiques, que nous offre Deno-nain à la fin de son étude, sont habituellement tenus pour « méta-physiques » J. Hoskyns, H. Wotton, J. Donne, H. Cherbury,A. Townshend, Kynaston, Quarles, King, G. Herbert, T. Carew,Suckling, Godolphin, R. Crashaw, Cleveland, Cowley, Marvell,Vaughan et Traherne. La classification de Johnson a été brisée,certes, mais sans esprit d'analyse, au fur et à mesure que l'ondécouvrait chez d'autres poètes des morceaux contenant deuxou trois conceits ou quelques images alambiquées. Aussi, àce rythme la liste finale de Denonain ne compte pas moins de29 poètes, tenus habituellement ou pas pour des poètes « méta-physiques ». Ce que T. S. Eliot désirait, c'était en fait, un effortde définition qui amènerait avec lui un choix plus conséquentdes poètes. Rendre sensible toute la différence qu'il y a entreJ. Donne et Cleveland, entre Traherne et Crashaw, sert, enmême temps qu'à éliminer du groupe des « métaphysiques »ceux qui sont à ce point différents qu'ils n'ont rien de commun(tel Crashaw), ceux qui n'ont de commun qu'un aspect super-ficiel (tels Cleveland, Cowley, Townshend, Hoskyns, etc.)et accidentel (Marvell), à rassembler ceux qui ont en com-mun une certaine qualité de l'âme. Car s'ils se définissent parune certaine technique, les poètes « métaphysiques » se défi-nissent aussi par une certaine qualité de l'âme. Donne, en

i. Pour Johnson, sont « métaphysiques » J. Donne, G. Herbert, Waller,Milton, Suckling, Crashaw, Cleveland, Denham, Cowley.

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L'image « métaphysique »

1633, dédie son recueil de Songs and Sonets « to the Under-standers », comme plus tard Stendhal « to the happy few ».C'est ainsi qu'un auteur conscient d'avoir mis beaucoup delui-même dans son œuvre, et donc autant de difficultés pourles autres, reconnaît son public un public, qui ne s'émerveilled'aucune beauté apparente dans le style ou les images, maisqui sympathise, grâce à l'œuvre et à sa cadence fervente, avecson auteur.

Parmi les poètes « métaphysiques » qui gardent, chacunayant exprimé son moi profond1, une présence humainequi ne peut être confondue avec d'autres, J. Donne occupeune place encore plus à l'écart. Alors que le talent de Her-bert ou de Vaughan se serait, à une autre époque, manifestédifféremment, avec peut-être une tonalité personnelle moinsévidente, Donne, lui, « aurait toujours eu une forte personna-lité » 2. Par son exemple, il a imprimé à la poésie de son tempsune cadence, une façon de penser et de sentir.

Avant tout, il faut noter chez lui l'absence de préoccupa-tions esthétiques. Comme l'a fort justement remarqué Grier-son, il ne parle jamais de beauté féminine. La femme n'estpas pour lui une occasion de métaphoriser, comme elle l'estpour ce poète baroque italien, Giambattista Marino. Il n'y apas en effet deux poètes aussi rapprochés dans le temps,aussi dépendants d'une même culture, qui soient aussi diffé-rents que Donne et Marino. Les comparer ne peut donc nulle-ment servir, comme l'ont cru certains, à définir un courantpoétique auquel tous deux appartiendraient, mais au contraire,grâce à leur dissemblance, à mieux les séparer 3.

Pour Marino, la poésie est « un luxueux ornement »4,qui

i. « Donne fouilla beaucoup plus que son cœur. Un poète se doit de fouillerson tissu cérébral, son système nerveux, son appareil digestif.» T. S. ELIOT,op. cit., p. 290.

2. Ibid., p. 293.3. Il faut lire à ce sujet l'essai de Mario Praz Donne's relation to the poetry

of his time dans A Garland for John Donne, Harvard University Press, 193 1.4. GIOVANNI GETTO, La Poésie baroque en Italie, dans les Cahiers du Sud,

n° 332, p. 29.

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