Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton...

22
Extrait de la publication

Transcript of Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton...

Page 1: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Le livre

Grâce à quelques clics et une adresse mail bidon, RuthCassel a pu s’inscrire sur le site perdu-de-vue.com et y déposer une vieille photo de classe en noir et blanc trou-vée dans les affaires de son père. La manip n’a qu’un seulbut : l’aider à différencier les deux blondes aux yeux noi-sette sur la photo, Marie-Ève et Ève-Marie, respective-ment la mère de Ruth et sa sœur jumelle, décédées à vingtans d’intervalle.

Très vite, comme s’ils avaient attendu ce signal, des an-ciens de la terminale S3 se manifestent. L’ex-beau gosse dela classe, une prof de philo à la retraite, une copine des jumelles et, en prime, un grand-père dont Ruth ne soup-çonnait pas l’existence, s’empressent de répondre. Toutpourrait s’arrêter là… Mais la photo de classe a réveillé deterribles souvenirs. Les e-mails évoquent un meurtre com-mis l’année de la terminale, celui d’Ève-Marie. Ils parlentd’un étrangleur récidiviste, le tueur à la cravate. Bien pluseffrayant, ils mettent en cause l’une des personnes queRuth aime le plus au monde, son propre père, MartinCassel…

Ce livre a reçu le prix des Mordus du polar en 2012.

L’auteur

Avec ce thriller, Marie-Aude Murail a choisi de rivaliseravec les Mary Higgins Clark, les Harlan Coben et autresfaiseurs de suspense. Pourtant elle envisageait d’écrire unroman d’inspiration mythologique ! Mais comment est-ellepassée des héros grecs aux tueurs en série ? On trouve laréponse à cette question et plus largement, la réponse à« D’où ça vous vient, l’inspiration ? » dans Comment naît unroman (ou pas), journal de bord à la suite du roman. Un beaucadeau à ses lecteurs.

Pour aller plus loin avec ce livreExtrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Marie-Aude Murail

Le tueur à la cravate

Médiuml’école des loisirs

11, rue de Sèvres, Paris 6e

Page 4: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Pour Lauriane Lopes Costa

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Mercredi 6 mai 2009

Tout commença pour Ruth le jour où sa copine luidemanda si elle avait une photo de sa mère.

– J’en ai une de quand elle était jeune. Tu veux lavoir ?

Déborah se contenta de hausser les épaules. C’étaitjuste histoire de passer le temps un mercredi de pluie.Ruth fouilla dans le tiroir de son bureau en ajoutantquelques commentaires pour faire patienter son amie :

– Je l’aime bien, cette photo, parce qu’on voit aussisa sœur jumelle. Elles se ressemblent, mais ma mère faitplus sérieuse, plus…

– Coincée, l’aida Déborah.Ruth secoua la tête. Quand sa mère était morte, elle avait dix ans.

Quatre années avaient passé. Quand elle cherchait à laretrouver derrière ses yeux fermés, elle la confondaitavec une actrice…

9

Page 6: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

– Brigitte Fossey, dit-elle à voix haute.– Hein ?– Elle ressemblait à… Ah, la voilà ! C’est du noir

et blanc, remarqua-t-elle, un peu déçue.– C’est laquelle ?– La plus maigre.Ce qui différenciait les jumelles Ève-Marie et

Marie-Ève Lechemin, c’était la forme du visage, pluslarge chez l’une, plus longue chez l’autre.

– Elle a notre âge là-dessus, estima Déborah.– Un peu plus. Quinze ou seize.– T’as rien de récent ?– Non.– C’est bizarre.– Pourquoi ?– Ben, je sais pas… Même mon chien qu’est mort,

j’ai des photos de lui dans ma chambre.Il y avait comme une accusation dans cette phrase.– C’est mon père, se dédouana Ruth. Il n’aime pas

les photos.– Il en a pas de sa femme?– Si… Dans une boîte.Un jour, Martin Cassel avait ouvert cette boîte, une

banale boîte à chaussures, pour prouver à la petitesœur de Ruth, Bethsabée, à quel point elle ressemblaità sa maman.

10

Page 7: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Ruth comprit ce qu’elle était en train de fairequand elle ouvrit le tiroir des slips. Elle fouillait dansles affaires de son père. Où était-elle, cette boîte dephotos ? Elle devait se dépêcher. Lou, la baby-sitter,avait emmené Bethsabée au Parc bordelais, mais ellene tarderait pas à rentrer. Quelques grosses gouttesd’une pluie d’orage venaient de s’écraser contre lavitre.

– Alors ? fit Déborah, plantée au milieu de lachambre.

Rêveuse, elle regardait le lit de monsieur Cassel,recouvert d’un épais couvre-lit cramoisi. Elle n’avaitjamais vu le père de Ruth qu’en costume-cravate.Pourtant il devait bien mettre un pyjama la nuit. Oupas ?

– Ça y est, je l’ai !La boîte était planquée derrière la pile de draps.

D’ailleurs, pourquoi «planquée » ? Rangée tout sim-plement. Ruth l’entrouvrit pour vérifier qu’elle ne setrompait pas, mais au même moment une porte cla-qua. Elles échangèrent un regard de panique, Déborahet elle, en entendant la petite voix qui appelait sagrande sœur. Ruth saisit quelques photos, les glissasous son sweater et rejeta la boîte derrière les draps.Sans un mot, elles se faufilèrent hors de la chambre demonsieur Cassel.

11

Extrait de la publication

Page 8: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

– T’étais où ?– Dans la quatrième dimension, répondit Ruth à

sa sœur.Bethsabée ne cherchait pas à comprendre les

phrases des grands. Sa petite vie l’occupait tout entière.– J’ai vu mon amoureux de l’école, dit-elle. Il m’a

donné ça.Elle ouvrit le poing. Elle avait serré le gravier si

fort qu’il avait fait une marque dans sa paume.– Tu viens ? s’impatienta Déborah.Ruth gardait les mains plaquées sur le bas de son

sweater pour empêcher les photos de glisser.– Jette ça, c’est dégoûtant, dit-elle à Bethsabée en

s’éloignant.La fillette fit une grimace au dos tourné de Débo-

rah. Elle n’aimait pas la copine de sa sœur.

Une fois dans sa chambre, Ruth, connaissant lamauvaise habitude de Bethsabée d’entrer sans criergare, appuya son dos contre la porte et jeta les photossur le lit. Déborah fit le tri en énumérant :

– Ta sœur, ta sœur, toi… Ça, c’est quoi ?Ruth dut s’approcher :– Une vieille photo de classe.– Merci, j’ai vu. Mais de qui ?… Tiens, là, c’est ta

mère !

12

Extrait de la publication

Page 9: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin.– Avec ton père à côté, hein ?Martin Cassel était aisément reconnaissable, même

à vingt ans de distance.– Oui, mes parents se sont rencontrés en…Ruth ne put achever sa phrase : elle venait d’aper-

cevoir l’autre jumelle, celle qui avait le visage allongé,au bout de la rangée. Elle avait les cheveux tirés enqueue-de-cheval et l’air tristounet.

– En quoi, en terminale ? la bouscula Déborah.C’est marqué TC3 sur l’ardoise aux pieds de la prof.

Il y eut un silence. Le doigt de Déborah glissa lelong de la rangée.

– C’est qui, celle-là ?Ruth bafouilla :– Des fois, elles… elles étaient dans la même

classe.– Attends, y a un truc que je comprends pas. Ta

mère, c’est laquelle ?– C’est celle-là, marmonna Ruth.Elle désigna la fille à la queue-de-cheval.– Alors pourquoi ton père est collé à l’autre ?– Il n’est pas « collé ».– Ah si ! En plus, il lui tient la main.– Non.– Prends une loupe, tu verras.

13

Page 10: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Il y avait une loupe dans la chambre de son père,mais Ruth n’avait pas l’intention d’y retourner.

– Je me suis trompée, décida-t-elle. Celle qui a laqueue-de-cheval, c’est Ève-Marie.

– Ta tante.– Ma tante ?– La sœur de ta mère, c’est ta tante, articula Débo-

rah comme si elle avait affaire à une demeurée.Ruth acquiesça. La sœur de sa mère était sa tante.

Du moins, elle aurait été sa tante…– Elle est morte.– Hein ?Déborah perdait pied. Elle avait demandé une

photo de la mère de Ruth qui était morte et elledécouvrait que sa tante était morte aussi.

– Les deux, alors ?– Oui.Elles en étaient venues à parler à voix basse.– Y a longtemps que ta tante est morte ?– Là.– Maintenant ?– Non, là…Elle montrait la photo.– Quand elle était en terminale.– Ah bon? Elle est morte de quoi ?– Noyée dans la Charente.

14

Page 11: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Elle était oppressée, elle n’avait pas envie d’en par-ler. Surtout sans savoir qui était qui. Elle alla recher-cher la photo des jumelles dans son tiroir et la posa àcôté de la photo de classe.

– Celle-là, c’est celle-là, fit Déborah en montrantsuccessivement la jumelle au visage allongé puis lajeune fille à la queue-de-cheval.

– Oui.– C’est ta mère ou pas ?Ruth se souvint tout à coup du jeu auquel elle

jouait avec maman quand elle était petite. On se posaitdes questions, mais il ne fallait répondre ni par oui nipar non.

– Je sais pas.– Tu reconnais pas ta mère ? insista cruellement

Déborah.– Mais c’est des jumelles, elles se ressemblent ! Et

me parle pas de ton chien !– T’as qu’à demander à ton père si c’est bien la

jumelle la plus maigre qui est ta mère.– Je demande rien à mon père. C’est clair ?Elles restèrent un moment plongées dans un même

silence maussade.L’idée, une idée géniale, vint à Déborah à force de

fixer des yeux la photo de classe.– Je peux savoir laquelle est ta mère.

15

Extrait de la publication

Page 12: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Ruth lui jeta un regard incrédule. C’est alors queDéborah lui apprit l’existence d’un site Internet surlequel les gens mettaient leurs vieilles photos de classedans l’espoir de retrouver leurs copains d’autrefois.

– Ça s’appelle un truc du genre «perdu de vue »…Je te montre.

Déborah pianota sur le clavier de l’ordinateur per-sonnel de Ruth et tomba rapidement sur la fiched’inscription au site. Elle commença par taper : «Mar-tin Cassel », puis se tourna vers sa copine :

– C’est quoi sa date de naissance ?– De mon père ? 5 juin. Mais qu’est-ce que tu

fais ?– L’année ?Ruth gonfla puis dégonfla les joues.– Tu sais pas son année de naissance ? Il a quel

âge ?– Trente… euh… huit !Martin Cassel était donc né le 5 juin 1971. Il avait

fait sa terminale au lycée Guez-de-Balzac de Saintes,c’était écrit au dos de la photo. Déborah entra cesdonnées, et en quelques clics elle arriva sur le lycée enquestion. Il y avait déjà 3800 inscrits et dix photos declasse. Elles les examinèrent rapidement. Ni lesjumelles ni Martin Cassel n’apparaissaient sur aucuned’elles. Pour mettre sur le site la photo des TC3, il fal-

16

Extrait de la publication

Page 13: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

lait donner une adresse mail qui permettrait de confir-mer l’inscription.

– On va se faire une adresse bidon sur gmail, fitDéborah qui était une pro d’Internet.

Ruth, que les manips de sa copine inquiétaient,assista à la naissance d’un [email protected], lequelconfirma son inscription à perdu-de-vue avant d’yplacer sa photo de classe en indiquant trois noms, lesien et celui des jumelles Lechemin. Quand on faisaitglisser le curseur sur l’une des trois personnes, une lan-guette apparaissait sous sa tête avec son nom. Déborahajouta ce simple message : Si vous vous êtes reconnu sur

la photo, écrivez à Martin Cassel.– Et qu’est-ce qui va se passer ? maugréa Ruth qui

avait la sensation de ne rien maîtriser.– Ben, si on s’est trompées, il y aura quelqu’un qui

le dira.– Ça m’étonnerait.– Tu ne reconnaîtrais pas une fille qui s’est noyée

l’année de ta terminale ?Ruth secoua la tête, plus que dubitative. C’étaient

des jumelles !– Et puis, c’est marrant, ajouta Déborah que ses

quatorze ans ennuyaient énormément.Elle n’imaginait pas ce qu’une simple photo postée

sur Internet pouvait avoir de conséquences.

17

Extrait de la publication

Page 14: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Dès que Déborah fut partie, Bethsabée se glissadans la chambre de sa grande sœur.

– Ça se fait de frapper avant d’entrer.– Oh, t’as la photo de maman ! s’exclama la petite

en se jetant sur le cliché des deux jumelles en noir etblanc.

– Laquelle c’est, maman? l’interrogea Ruth sur leton de la devinette.

– Elle ! répondit Bethsabée en enfonçant le doigtsous la jumelle au long visage.

– Attention, Beth, tu l’abîmes !Mais l’indifférence de Bethsabée aux remontrances

de sa sœur était totale.– Papa, il dit que je suis belle comme maman.Elle se planta devant la glace en pied, rassembla ses

fins cheveux blonds en une queue-de-cheval, puis sedéhancha, le poing logé dans l’aine, et son petit ven-tre rond pointé en avant.

– Tu trouves que je suis belle ?Ruth n’aimait pas ces poses que prenait Beth, par-

fois devant son père.– Maman ne crânait pas comme toi, dit-elle un peu

au hasard.Bethsabée laissa retomber ses cheveux.– C’est pas juste ! Toi, t’as eu un peu de maman, et

moi, j’en ai eu pas du tout.

18

Page 15: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

– Mais si ! Tu as oublié parce que tu n’avais pasencore deux ans.

Quand Bethsabée mettait à nu son cœur orphelin,Ruth aurait voulu déposer la Terre entière à ses pieds.C’était son secret : elle aimait fanatiquement Bethsa-bée. À neuf ans, elle avait lu Les Quatre Filles du doc-teur March. L’une des quatre sœurs s’appelait Beth etelle était gravement malade. Ruth avait dévoré le livredans l’espoir de la sauver. Mais «Beth mourut paisi-blement un matin, la tête appuyée sur le bras de samère, sa main serrant encore celle de sa sœur », etRuth, en pleurant sur son livre à gros bouillons, s’étaitjuré qu’elle se tuerait si Bethsabée mourait avant elle.À quatorze ans, c’était toujours vrai.

Monsieur Martin Cassel rentrait tard, entre 20 et22 heures. Lou, qui avait été engagée récemment, avaitpour consigne de dîner avec les filles, de coucherBethsabée et d’attendre le retour de son patron. Elleessayait aussi de tenir compagnie à Ruth, essentielle-ment en la saoulant de confidences sur sa vie senti-mentale. La jeune femme vivait avec un certain FrankTournier, plombier, fils de plombier, et fan de tuning.Le samedi, Frank retrouvait ses potes pour comparer

*

* *

19

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

les jantes de leur voiture tandis que leurs nanas, dontLou, comparaient les couleurs de leurs vernis à ongles.Le dimanche, c’était foot avec les mêmes copains tan-dis que les mêmes nanas se plaignaient de leurs mecs.Frank était jaloux, c’était le problème de Lou, il étaitmême jaloux du patron de Lou qu’il n’avait jamais vu,mais qui la retenait trop tard le soir.

– Quand j’arrive chez nous à neuf heures etdemie, expliqua Lou au dîner, Frank me tire la gueule.Et si c’est dix heures, il pète les plombs.

– C’est le comble du plombier, remarqua Ruth.Ce soir-là, monsieur Cassel n’était toujours pas

rentré à 21 heures, et Ruth, voulant s’éviter les lamen-tations de Lou, alla s’enfermer dans sa chambre. Elle secoucha en chien de fusil sur son lit, ferma les yeux, etrevit en pensée la photo de classe des TC3. Elle auraitdû l’examiner à la loupe. Pas pour savoir si son pèretenait la main de la jumelle à côté de lui. De cela, elleétait aussi sûre que Déborah. Mais elle aurait vouluvoir, puisque la jeune fille souriait, si cette jumelleavait les incisives écartées. Ruth, qui avait cette mêmeparticularité, en avait fait un complexe quand elle avaiteu sa denture définitive, Déborah lui ayant gentimentdit qu’elle avait l’air d’une vieille avec une dent enmoins quand elle souriait. Pour la consoler, maman luiavait expliqué que c’était un signe de famille, puisque

20

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

sa sœur jumelle les avait. «Ou je me trompe, et c’étaitmaman…» Tout cela était si lointain. L’enfance deRuth lui faisait l’effet d’un film qu’elle aurait vu il yavait longtemps. Maman était morte en sortant d’unrestaurant, ça, c’était la fin du film, la fin de l’enfance.Elle était tombée sur le trottoir et s’était noyée. Ruth,qui commençait à s’assoupir, la tête sur son bras plié,eut un sursaut en se rendant compte qu’elle déraison-nait. C’était Ève-Marie qui s’était noyée dans la Cha-rente. Maman était morte devant le Blue Elephant.Papa était rentré seul cette nuit-là. Ruth avait entenduson pas dans le couloir, comme tout de suite elleentendait un pas.

– C’est l’assassin, dit une voix.L’assassin entre dans la chambre. Ruth veut se

défendre en allant prendre la coupe en argent quemaman a gagnée à la natation. Mais l’assassin lui barrela route, il a une arme à la main.

– Que personne ne bouge ! Je vais tuer quelqu’un.Il ne le dit pas, mais Ruth sait que c’est à elle de

désigner celui ou celle qui doit mourir pour que lesautres aient la vie sauve. Est-ce qu’elle va dire à l’assas-sin de tuer maman? Non, maman ne doit jamais mou-rir ! Alors, Bethsabée? Mais c’est un bébé, il n’y amême pas la place de loger une balle dans son cœur. Ilreste papa. Papa, c’est moins grave s’il meurt. S’il meurt,

21

Extrait de la publication

Page 18: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

on vivra encore toutes les trois, on se serrera, on n’aurapas froid. Non, Ruth ne peut pas penser une choseaussi affreuse. D’un pas, elle s’avance vers l’assassin :

– Tuez-moi.Voilà, une fois de plus, elle s’était sacrifiée. Il ne lui

restait plus qu’à ouvrir les yeux, à s’écouter respirer, àsortir du rêve. Au même moment, une porte claqua.L’assassin. Ruth soupira, agacée contre elle-même. Cen’était que son père rentrant du travail. Elle s’étaitendormie quelques instants, la tête pesant sur son brasqui en était tout ankylosé. Elle le secoua pour en chas-ser le fourmillement. Puis, entendant le bruit de pasqui approchait, elle se dépêcha d’éteindre la lampe dechevet. Elle voulait que son père la crût endormie. S’ilentrait, s’il lui demandait : «Ça allait, cette journée ? »,elle risquait de lui dire qu’elle avait refait le rêve del’assassin, comme après la mort de maman. Elle nevoulait pas qu’il le sache, même sa psy, madame Cha-piro, qui était très sympa, ne le saurait pas.

Monsieur Cassel passa devant la chambre et ne futpas dupe en voyant disparaître brusquement le rai delumière sous la porte. Peut-être que ça l’arrangeait quesa fille aînée fît semblant de dormir. Il entra sur lapointe des pieds dans la chambre de la petite, justepour s’assurer qu’elle, elle dormait bien.

22

Extrait de la publication

Page 19: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

– T’as tué quelqu’un aujourd’hui ? fit une voixmalicieuse.

– Non, j’ai eu de la chance. J’ai tué personne.Il était médecin anesthésiste à l’hôpital Pellegrin.– Papa ?– Yeps ?– Tu m’aimes ?Il s’accroupit.– Pas beaucoup.– Moi non plus.Il se pencha pour l’embrasser et se sentit brutale-

ment enlacé.– C’était pour rire, chuchota la petite au bord des

larmes. Je t’aime jusqu’à la lune…– Et retour.Leurs lèvres s’effleurèrent.

Pendant ce temps, au salon, Lou rassemblait sesaffaires à la hâte. Elle ne serait pas à la maison avantdix heures et quart.

– Est-ce bien le moment de secouer les coussins ?s’enquit une voix dans son dos.

– Je secoue pas les coussins ! Je cherche mon por-table.

Elle était à deux doigts de la crise de nerfs en pen-sant à la tête que ferait Frank à son retour.

23

Extrait de la publication

Page 20: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

– Ah, d’accord, dit monsieur Cassel, immobile àl’entrée du salon.

– Vous pouvez appeler mon portable? mendia Lou.– Yeps, acquiesça Martin, toujours impassible.Quelques secondes plus tard, des coassements de

grenouille partirent de sous le canapé.– Oh, putain ! grommela Lou en se baissant pour

ramasser son téléphone.Puis, se redressant :– Vous pouviez pas arriver plus tôt ?– Si. C’était une petite opération à cœur ouvert.

La prochaine fois, je les laisse finir sans moi.– Oh, c’est bon, j’ai compris, marmonna Lou en

enfilant son blouson, je suis qu’une pauvre merde, ettoi, t’es le roi de l’anesthésie.

Elle eut soudain peur d’avoir été entendue et jetaun coup d’œil à son patron. Il restait là, sans bouger, tiréà quatre épingles comme toujours, l’air juste un peufatigué après dix heures passées au bloc. Elle le salua àla va-vite d’un «b’soir, m’sieur Martin». Il eut un demi-sourire en entendant la porte d’entrée claquer à lavolée. Les gens excédés l’amusaient, et Lou, toujoursdébordée par ses émotions, l’amusait particulièrement.

Lou courut jusqu’à sa Clio, fouillant d’une maindans son sac en bandoulière pour trouver sa clé de

24

Extrait de la publication

Page 21: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

Du même auteur à l’école des loisirs

Collection MÉDIUM

Ma vie a changéAmour, vampire et loup-garou

Tom LorientSimple

L’expérienceur (avec Lorris Murail)Oh, boy !

Maïté coiffureLa fille du docteur Baudoin

Papa et maman sont dans un bateau

Charles Dickens

La série des Nils Hazard

Dinky rouge sangL’assassin est au collège

La dame qui tueTête à rap

Scénario catastropheQui veut la peau de Maori Cannell ?

Rendez-vous avec Monsieur X

Miss Charity (illustré par Philippe Dumas)

Adapté par Marie-Aude MurailDe grandes espérances, Charles Dickens

Extrait de la publication

Page 22: Extrait de la publication… · Elle posa le doigt sur une des jumelles Lechemin. – Avec ton père à côté, hein? Martin Cassel était aisément reconnaissable, même à vingt

© 2010, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition papier© 2013, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publicationsdestinées à la jeunesse : avril 2010

ISBN 978-2-211-21279-3 978-2-211-21736-1

Extrait de la publication