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VOLTAIRE

Le monde comme il vaJeannot et ColinPrésentation, chronologie, notes et dossier par

SÉBASTIEN FOISSIER,professeur de lettres

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Du même auteurdans la même collectionCandideL’IngénuMicromégasZadig

© Éditions Flammarion, 2005.Édition revue, 2007.ISBN : 978-2-0812-0136-1ISSN : 1269-8822

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S O M M A I R E& Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Voltaire, le «multiforme » 5

Des textes « à craindre » 11

& Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Le monde comme il vaJeannot et Colin

& Dossier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Cet objet qu’est le livre… 80

Sur Le monde comme il va 82

Sur Jeannot et Colin 93

Lexique des notions 98

Pour aller plus loin 99

Bibliographie et filmographie 107

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n Portrait de Voltaire tenant La Henriade, par Quentin de La Tour,vers 1735.

Archives

Flam

marion

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PRÉSENTATIONVoltaire, le «multiforme»

FrançoisMarie Arouet, né à Paris le 20 février 1694, est issu d’un

milieu janséniste 1 aisé. Son père, un notaire royal qui a acheté une

charge de receveur des épices à la Chambre des comptes, est très

soucieux de l’avenir de son enfant. Comme sa fortune le lui permet,

il le place dans l’un desmeilleurs établissements parisiens, le collège

Louis-le-Grand. Sous la férule des jésuites, le jeune homme très

doué développe la connaissance et le goût classiques. Les pères

forment son esprit à la littérature, à l’histoire et à la rhétorique 2.

FrançoisMarie noue des amitiés avec les fils de très grandes familles

aristocratiques, les d’Argenson notamment. Ces relations lui seront

plus tard précieuses. Au sortir du collège, il décide de ne pas suivre la

carrière paternelle. Quand on lui demande de choisir un état, il

répond : « Je n’en veux pas d’autre que celui d’homme de lettres 3. »

1. Les jansénistes tiennent leur nom de Jansénius, théologien hollandais (1585-1638) qui s’inspirait de la doctrine sur la grâce de saint Augustin : les élus,auxquels est promis le paradis, y sont prédestinés par Dieu. Cette thèse allait àl’encontre des idées des jésuites, membres de la Compagnie de Jésus fondée en1540 par Ignace de Loyola, théologien espagnol (1491-1556). Les jésuitesdéfendaient l’importance de la liberté humaine et des actes de charité. Cetteopposition théologique avait des prolongements moraux (morale stricte despremiers, laxisme des seconds) et politiques (volonté d’indépendance françaisedes premiers contre une soumission totale au pape prônée par les seconds).2. Rhétorique : art de bien dire.3. Cité dans Dictionnaire des Lettres françaises, le XVIIIe siècle, Fayard, 1995, art.« Voltaire ».

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Et, de fait, il écrit. Sa verve satirique et son esprit le font

remarquer des princes et des salons en même temps qu’ils lui

attirent des ennuis. Après la mort de Louis XIV (1715), il rédige

une épigramme 1 latine contre le Régent 2 et doit s’exiler en pro-

vince. Dès son retour, il récidive par un libelle 3 qui l’envoie pour

onze mois à la Bastille. C’est au cachot que le jeune poète met la

dernière main à sa tragédie Œdipe et commence son œuvre

épique, La Henriade. Reçu par le duc d’Orléans à sa sortie de

prison, l’écrivain lui dit plaisamment : «Monseigneur, je trouve-

rais très doux que Sa Majesté daignât se charger de ma nourri-

ture mais je supplie Votre Altesse de ne plus se charger de mon

logement 4. »

En 1718, Œdipe est donné sous le nom anagrammatique de

Voltaire 5. La pièce connaît un succès considérable et le dramaturge

accède au statut d’homme de lettres reconnu. Il est même en passe

de devenir poète officiel, lorsqu’un de ses mots d’esprit adressé au

chevalier de Rohan-Chabot lui vaut une bastonnade et provoque son

départ pour l’Angleterre.

Le lieu de cet exil n’est pas anodin. Voltaire choisit une terre

de liberté, « un pays où l’on pense librement et noblement, sans

être retenu par aucune crainte servile 6 ». Du point de vue poli-

tique, la monarchie parlementaire anglaise semble exemplaire à

beaucoup de penseurs de cette époque. Pendant les deux ans et

1. Épigramme : petit poème satirique.2. Régent : personne qui gouverne une monarchie pendant la minorité oul’absence du roi. Le duc Philippe d’Orléans fut régent du royaume de Francependant la minorité de Louis XV, de 1715 à 1723.3. Libelle : écrit court de caractère satirique, diffamatoire.4. Dictionnaire des Lettres françaises, le XVIIIe siècle, op. cit.5. Voltaire serait en effet l’anagramme d’Arouet L(e) J(eune). À l’époque, leslettres J et U s’écrivaient respectivement I et V.6. Dictionnaire des Lettres françaises, le XVIIIe siècle, op. cit.

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demi qu’il passe en Angleterre, Voltaire est fort bien reçu et

emploie tout son temps à observer et à écrire. Il acquiert une

bonne connaissance de l’anglais et publie même dans cette

langue. Il rencontre les plus grands auteurs de ce pays, notam-

ment Jonathan Swift, qui donne en 1726 Les Voyages de Gul-

liver 1. Il s’intéresse à cette « nation de philosophes », à son

économie, à sa politique et à sa religion. Il lit dans le texte les

œuvres du philosophe anglais John Locke et assiste à l’enterre-

ment d’Isaac Newton dont le génie scientifique le fascine. Dans

le même temps, il publie La Henriade (1728), une épopée dédiée

à la reine d’Angleterre, qui le consacre comme le Virgile français.

De retour à Paris en 1729, Voltaire travaille à des ouvrages en

vers et en prose (Histoire de Charles XII, 1731). Zaïre (1732), pièce

écrite en trois semaines, reçoit un accueil triomphal. Nous avons

aujourd’hui une vision parcellaire de l’œuvre de Voltaire qui

nous fait ignorer l’immense retentissement littéraire qu’elle eut

en son siècle. Voltaire excelle dans toutes les formes classiques,

aussi bien dans la tragédie que dans l’épopée, dont il est pour

ses contemporains le maître incontesté.

Son talent «multiforme », pour reprendre l’épithète qu’utili-

sait à son égard le mathématicien d’Alembert, trouve encore une

nouvelle source d’inspiration dans l’étude de la politique, des

sciences et des idées. En 1734, les Lettres philosophiques ou

Lettres anglaises propulsent l’impertinent Voltaire au rang des

plus importants « philosophes ». Il connaît la gloire et les désa-

gréments qui, en ce temps-là, accompagnent cette distinction

intellectuelle. L’ouvrage publié sans autorisation est immédiate-

ment condamné à être brûlé. Voltaire doit fuir la répression. Il

trouve refuge chez Mme Du Châtelet au château de Cirey, à

1. Swift, Voyage à Lilliput, GF-Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2004.

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quelques lieues de la frontière lorraine. Là, il embellit le domaine

à ses frais et consacre des journées entières à l’étude des

sciences, dont est férue la marquise devenue son amante.

L’œuvre de vulgarisation scientifique est chère à Voltaire qui

publie les Éléments de la philosophie de Newton (1738) et la

Métaphysique de Newton (1740). Le soir, il distrait la bonne com-

pagnie de petites pièces littéraires en vers ou en prose. Tout le

temps de Cirey, son succès théâtral ne se démentira pas

(Mahomet, 1742 ; Mérope, 1743). C’est aussi de cette époque

que date la rédaction de contes comme Micromégas 1.

Voltaire voyage en Belgique, en Hollande et en Prusse. Il

entretient une vaste correspondance qui l’occupe quotidienne-

ment. Depuis 1736, il écrit à Frédéric de Prusse, prince éclairé, qui

devient roi en 1740.

À partir de 1744, Voltaire revient en grâce à la cour. L’appui

de d’Argenson, son condisciple de Louis-le-Grand devenu

ministre, et celui de Mme Lenormand d’Étioles, future marquise

de Pompadour, contribuent à sa nomination en qualité d’histo-

riographe 2 du roi et à son entrée à l’Académie française (1746).

Cette reconnaissance officielle n’assagit pas le turbulent Voltaire

qui multiplie les insolences. Il doit fuir de nouveau. On retrouve

des allusions aux aléas de la vie de cour dans Zadig (1747). Cette

fois, l’écrivain se réfugie à Sceaux auprès de la duchesse du

Maine avant de regagner Cirey. À cela se joignent les déconve-

nues sentimentales : Émilie Du Châtelet trompe Voltaire avec

Saint-Lambert (1716-1803), un jeune poète spirituel et beau. Elle

attend de lui un enfant, mais meurt des suites de l’accouche-

ment le 10 septembre 1749. Voltaire, inconsolable, finit par

1. Voltaire, Micromégas, GF-Flammarion, coll. « Étonnants Classiques », 2001.2. Historiographe : celui qui reçoit officiellement la charge d’écrire l’histoired’un prince, d’un règne.

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céder aux invitations répétées de Frédéric II, dont il devient le

chambellan à Potsdam en 1750. Cette amitié orageuse trouvera

son terme trois ans plus tard.

À Paris, comme à Berlin, Voltaire a du mal à être un sujet. Il se

retire donc en 1754 dans la république de Genève, où il croit

trouver la paix au domaine de Sur-Saint-Jean, rebaptisé « Les

Délices ». Il a soixante ans. Après Le Siècle de Louis XIV (1752), qui

a renouvelé l’approche de l’histoire par la pratique de l’enquête

auprès de témoins vivants, Voltaire donne son Essai sur les mœurs

et l’esprit des Nations (1756) dans lequel il démontre les horreurs

qui font l’histoire de l’humanité. Il fournit à cette époque plusieurs

articles pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Sa verve et

sa renommée ne faiblissent pas. Candide paraît en 1759. Chef de

file et animateur virulent du « parti philosophique », Voltaire s’ex-

pose à de violentes critiques, notamment celles de L’Année litté-

raire de Fréron ou duMercure de France. Il rend coup pour coup.

Voltaire a compris assez tôt qu’indépendance intellectuelle

allait de pair avec aisance financière. Il est heureux au jeu et avisé

en affaires. Aussi, quand les Genevois regardent d’un mauvaisœil

les pièces de théâtre jouées aux Délices, le dramaturge puise dans

sa fortune considérable pour acquérir le château de Ferney et celui

de Tourney, près de Genève, mais en terre française. Un pied dans

chaque nation, il s’estime à l’abri des deux gouvernements.

Le philosophe de Ferney consacre alors sa « formidable puis-

sance de frappe polémique 1 » à lutter contre l’intolérance sous

toutes ses formes, et particulièrement religieuse. En 1762, Jean

Calas, négociant protestant, est mis à mort sur la roue, injuste-

ment accusé d’avoir assassiné son fils pour l’empêcher de se

convertir au catholicisme. Voltaire s’empare de l’affaire. L’iniquité

1. Jean Goldzink, Histoire de la littérature française, XVIIIe siècle, Bordas, 1988.

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du procès puis de la sentence révolte le citoyen de Ferney qui

pendant quatre ans multiplie les actions pour la réhabilitation de

Calas. Il en réfère au duc de Choiseul, à Frédéric II, avec lequel il est

réconcilié, et à son amie et correspondante Catherine II de Russie.

Toute l’Europe sollicitée prend parti. Calas est réhabilité en 1766.

Mais Voltaire plaidemaintenant la cause des Sirven, accusés à tort

de la mort de leur fille, puis celle du Chevalier de La Barre exécuté

à dix-neuf ans pour blasphème. Ferney est moins une retraite

qu’un camp retranché contre l’« Infâme », l’intolérance catho-

lique. Voltaire travaille énormément, reçoit la moitié de l’élite

européenne quand l’autre lui écrit. Il contribue au débat d’idées

(Traité sur la tolérance, 1763 ; Dictionnaire philosophique, 1769) et

s’illustre dans la forme littéraire qui fera sa postérité : le conte

philosophique (Candide, 1759 ; L’Ingénu, 1767).

Louis XV meurt en 1774. À l’avènement de Louis XVI, le per-

sonnel ministériel est renouvelé. Des progressistes comme Tur-

got et Malesherbes sont nommés. Voltaire peut envisager de

reparaître à Paris. C’est ce qu’il fait en 1778, âgé de quatre-

vingt-quatre ans, à l’occasion de la mise en scène de sa tragédie

Irène. Après vingt-huit ans d’absence, son retour est un événe-

ment. La ville en émoi l’accueille mieux qu’un souverain ; la cour,

elle, reste sur la réserve. Voltaire triomphe ; toute l’Académie lui

rend visite. Il rencontre l’Américain Benjamin Franklin (1706-

1790) en mission diplomatique dans la capitale. Sur scène, on

couronne de lauriers sa statue.

Alors qu’il est au faîte de son rayonnement intellectuel,

Voltaire décède le 30 mai 1778 d’un cancer de la prostate. Le

philosophe se retire sur cette profession de foi déiste 1 : « Je meurs

1. Déiste : qui professe l’existence d’une divinité sans accepter de religionrévélée ni de dogme.

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en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes

ennemis et en détestant la superstition. »

L’Église lui refuse une sépulture chrétienne et il est discrète-

ment enterré en Champagne. Le 11 juillet 1791, la République

reconnaissante répare cet outrage fait à la Raison en transférant

au Panthéon les cendres du « roi philosophe ».

Des textes « à craindre »

Le monde comme il va et Jeannot et Colin sont deux textes

complémentaires et emblématiques. Chronologiquement, vingt

ans les séparent. Esthétiquement, l’un relève du conte parodique

oriental, l’autre est de la veine du conte moral, mais tous deux

témoignent du talent complet de l’auteur pour dénoncer la

méchanceté du temps, critiquer la société de son époque, fustiger

avec esprit et concision les travers humains. Les formes diffèrent

mais l’intention philosophique 1 est la même.

Le monde comme il va

Certaines lettres de Voltaire datées de 1739 laissent penser

que la genèse du Monde comme il va est contemporaine de celle

de Micromégas. Dans une lettre du mois de janvier, Voltaire

écrit : « Paris est comme la statue de Nabuchodonosor 2, en partie

1. L’expression « conte philosophique » n’apparaît qu’en 1771.2. Dans la Bible, le roi Nabuchodonosor est troublé par des songes quiinterviennent la deuxième année de son règne. En rêve, il voit se dresserdevant lui une statue immense, à l’aspect terrible : sa tête est d’or pur, .../...

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or, en partie fange. » Cela rappelle la statue « composée de tous

les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les

plus viles » réalisée par Babouc à la fin du conte pour convaincre

Ituriel de ne pas corriger Persépolis (p. 59). Néanmoins la rédac-

tion du conte semble plus tardive. Elle daterait pour l’essentiel de

l’année 1746, après que Voltaire, disgracié, a fui la cour pour se

réfugier à Sceaux chez la duchesse du Maine. L’écrivain régale sa

protectrice de pièces narratives courtes, parmi lesquelles notre

conte mais également la célèbre histoire de Zadig. Le monde

comme il va ne paraîtra en librairie qu’en 1748, à Dresde, dans

le huitième tome des Œuvres de M. de Voltaire.

Voltaire s’est longuement intéressé aux Écritures saintes

durant son séjour de Cirey. L’intrigue du Monde comme il va

repose sur une célèbre anecdote biblique. La mission confiée à

Babouc rappelle l’épisode dans lequel le prophète Jonas est

envoyé par Dieu pour annoncer aux habitants de Ninive que

« leur méchanceté » les expose à la colère divine. Voltaire y fait

explicitement référence à la fin de son conte (p. 59). Dans un

premier temps, Jonas refuse la mission que lui confie Dieu car,

pense-t-il, Yahvé est un «Dieu de pitié et de tendresse, lent à la

colère ». Il prend la mer, mais une tempête se déchaîne. Les mate-

lots avec lesquels il s’est embarqué le jettent par-dessus bord pour

apaiser la colère divine. Jonas est avalé par un « grand poisson »

dans le ventre duquel il reste trois jours et trois nuits avant d’être

recraché et d’accomplir la volonté de Dieu. Au prêche de Jonas, les

.../... sa poitrine et ses bras sont d’argent, son ventre et ses cuisses d’airain, sesjambes de fer et ses pieds en partie de fer et en partie d’argile. Sans le secoursd’aucune main, une pierre vient frapper les pieds de la statue, qui s’effondre.Le vent emporte les morceaux tandis que la pierre demeure, qui devient unegrande montagne et remplit toute la terre. Le prophète Daniel est chargéd’interpréter ce songe (Daniel, 2, 1-46).

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habitants de Ninive font acte de repentance, jeûnent et se

revêtent de sacs par humilité. Yahvé fait alors preuve de miséri-

corde et épargne la capitale assyrienne (Jonas, 1-3). Dans le conte

de Voltaire, on s’aperçoit de la subversion du propos. Jonas n’était

qu’un porte-voix. Il n’en va pas de même de Babouc puisque c’est

sur son jugement que se conformera l’action divine. C’est laisser à

la raison le pouvoir d’influencer les décisions du Ciel. À la suite des

« folies et [des] excès des Perses », le Scythe Babouc est chargé par

le génie Ituriel d’une mission de reconnaissance et d’observation

dans leur capitale, « pour savoir si on châtierait Persépolis ou si on

la détruirait » (p. 31). Par ailleurs, le nom de Babouc et celui d’Itu-

riel s’inspirent de l’Ancien Testament. En effet, un « Baqbüq »

figure dans le Livre d’Esdras ; le nom d’Ituriel rappelle celui d’Ithiel

dans le Livre des proverbes et l’Iturée, l’actuel Liban, région men-

tionnée dans la Genèse.

Au XVIIIe siècle, il est très courant que les auteurs donnent à

leurs intrigues une couleur orientale. L’Orient est à la mode dans

la société et dans les romans. En 1745, date contemporaine de la

rédaction du conte, toute la cour est déguisée à la turque pour le

mariage du Dauphin. L’Orient, c’est un habillage exotique et un

masque philosophique. Ce voile oriental est une pure convention

de style depuis le chef-d’œuvre des Lettres persanes de Montes-

quieu (1721). Au fur et à mesure qu’on découvre le monde, il est

de moins en moins de place sur terre pour les utopies, et de plus

en plus de matière à la relativisation de nos valeurs occidentales.

L’Orient, ou tout autre ailleurs « exotique », sert de contrepoint

à la réalité européenne ou de prétexte pour en dénoncer les

travers.

Persépolis est le pendant oriental de Paris et Voltaire prend

soin que le lecteur ne s’y trompe pas. Il multiplie les allusions et

les points de repère au chapitre II. Évidemment, le parallèle ne

Présentation | 13Extrait de la publication

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s’arrête pas à la géographie, et une fois le décor mis en place la

double lecture devient opératoire. On retrouve dans le conte les

thèmes les plus chers à la critique voltairienne : la guerre, bien sûr,

au premier chapitre, dont l’auteur dénonce l’absurdité et les hor-

reurs, puis le clergé, qui se cache derrière les «mages », la popula-

tion méprisable et parasite des mauvais hommes de lettres, la

vénalité inique des charges de justice, et les mœurs déréglées de

la « bonne » société. Pourtant, le conte ne s’en tient pas à cet état

des lieux de la condition humaine : Babouc possède le don de

« discernement », c’est-à-dire la capacité de peser « le pour et le

contre », pour reprendre le titre d’un autre texte de Voltaire. L’es-

prit philosophique juge de la complexité des choses avec mesure,

et Babouc s’extasie avec Voltaire dramaturge de la beauté et des

vertus du théâtre, sait admirer la sagesse de certains auteurs et

l’agrément de la bonne compagnie de Téone (chapitre XII). Le

relativisme du texte va plus loin encore : il peut ressortir du mal

quelque bien. La guerre produit aussi des héros, la vénalité des

charges des juges raisonnables (chapitres X-XI), et la multitude des

congrégations de vertueux pédagogues. Le conte aboutit progres-

sivement et logiquement à une leçon de relativisme philoso-

phique. Il s’achève sur une représentation symbolique de

l’humanité faite d’or et de fange. Voltaire apprécie ces fins « à

demi-mot », parfois énigmatiques, qui déstabilisent le lecteur et

permettent au questionnement philosophique de survivre dans

les esprits 1. Le conte ne résout finalement pas les problèmes, il

pose la complexité du monde appréhendée par une raison

humaine imparfaite. En forme de conclusion, ou d’échappatoire

ironique peut-être, on retrouve le titre de l’œuvre, inspiré,

1. On se souvient du « jardin » de Candide ou du livre aux pages blanches deMicromégas.

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délicieux paradoxe, d’une maxime monacale : « Laisser aller le

monde comme il va, faire son devoir tellement quellement, et dire

toujours du bien deMonsieur le Prieur 1. »

Les rééditions corrigées de Babouc sont régulières du vivant de

l’auteur. Les douze numéros de chapitre disparaissent fortuite-

ment dans l’édition de 1756. Le titre définitif de l’œuvre date de

1764 : Le monde comme il va. Vision de Babouc écrite par lui-même.

L’ajout est énigmatique, car rien ne dit à la lecture du conte que

l’histoire de Babouc est le fruit d’une « vision », d’une hallucina-

tion. Le lecteur aura également remarqué que Babouc n’est pas

l’instance narrative. Les spécialistes supposent que le titre indique

une intention chez l’auteur de modifier le conte, intention à

laquelle il n’aurait pas donné suite. À la fin du XVIIIe siècle, on

trouve en revanche trois continuations de Babouc, dont l’une, Le

Retour de Babouc à Persépolis, ou la Suite du Monde comme il va

(1789), est attribuée par certains critiques à Choderlos de Laclos

(1741-1803).

Jeannot et Colin

Jeannot et Colin est un texte beaucoup plus tardif. Il fait

partie des Contes de Guillaume Vadé parus à la fin d’avril 1764.

Pour cet ouvrage, Voltaire a « emprunté » le nom d’un mort,

Jean-Joseph Vadé (1720-1757), obscur rimailleur, et lui a inventé

une famille dans laquelle Guillaume, l’un des fils, signe Jeannot

et Colin. L’usage du pseudonyme ou de l’anonymat est une pra-

tique courante au XVIIIe siècle. On estime que Voltaire a publié

sous près de cent soixante-quinze noms différents ! La rédaction

1. Citée par Voltaire dans son opuscule « Ce qu’on ne fait pas et qu’onpourrait faire » (1745), reprise par Diderot dans Le Neveu de Rameau (1762).

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de Jeannot et Colin, peu modifiée au fil des rééditions, date de

Ferney.

Paru trois ans après Les Contes moraux de Marmontel, Jean-

not et Colin s’inspire d’un genre initié par l’abbé de Voisenon : le

conte moral. Il met en scène deux héros éponymes 1, amis dès

l’enfance mais que la fortune va séparer. Cette histoire d’amitié

malmenée invite à la critique d’une société où l’on est trop sou-

vent guidé par les intérêts et non par le cœur. La teneur morale

du conte de Voltaire est évidente. Pour autant, le texte se désen-

gage dès la situation initiale d’un ton trop sentencieux en privi-

légiant les clins d’œil ironiques. En plus de ses caractéristiques

édifiantes 2, ce texte possède, derrière les sourires du narrateur,

des intentions philosophiques mordantes.

Comblé par la providence, Jeannot, devenu «monsieur le mar-

quis de la Jeannotière », sera victime de sa bonne fortune. Il

incarne un personnage aveuglé par ses privilèges : « Jeannot n’étu-

dia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde » (p. 64).

Voltaire lui oppose la lucidité affligée de Colin avant d’en venir très

vite au cœur de son propos : un tableau satirique de la bonne

société parisienne. Dans une scène presque théâtrale où affleurent

des réminiscences 3 des textes de Molière, un gouverneur igno-

rant, dont l’aplomb fait rire le lecteur clairvoyant, démontre aux

parents de Jeannot l’inutilité des sciences et des arts. L’art

de Voltaire est celui de dire le contraire de ce qu’il veut faire

entendre. On observe un décalage entre l’expression et le fond de

la pensée. Pour que le lecteur en prenne conscience, le narrateur

laisse différents indices dans son texte. Arguments de fausse

logique, constats apparemment objectifs d’absurdités, jeux sur

1. Éponymes : qui donnent leurs noms à l’œuvre.2. Édifiantes : qui portent à la vertu.3. Réminiscences : souvenirs.

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l’expression, tout concourt à rire de l’ignorance stupide des per-

sonnages et à réfléchir sur la vacuité morale des valeurs de cour.

Dans ce monde étroit aux valeurs corrompues, « la grande fin de

l’homme est de réussir dans la société » (p. 70). Pour y parvenir,

celui qui sait « les moyens de plaire » sait tout. L’argent supplée au

savoir et la qualité d’un homme se mesure à l’aune de sa fortune.

Enfin, il faut apprendre « à être aimable », et l’on voit que Jeannot,

dont le seul talent est de chanter joliment des vaudevilles, pré-

sente les meilleures dispositions pour se rendre propre à rien.

Viennent les honneurs et quelques succès de circonstances qui

précèdent l’inévitable déchéance. Le petit marquis se trouve rapi-

dement ruiné par les dépenses excessives que ses parents ont

faites pour l’introduire dans le beaumonde. Il perd avec sa fortune

l’amour de sa promise, le soutien de son gouverneur et la considé-

ration du confesseur de samère : « Il fut traité à peu près demême

par ses amis, et apprit mieux à connaître lemonde dans une demi-

journée que dans tout le reste de sa vie » (p. 75). S’ensuit, comme

élément de résolution, le retour aussi inopiné qu’opportun de l’an-

cien compagnon, Colin. Ce dernier a réussi dans les affaires par un

labeur honnête et a conservé sa bonté d’âme première. Confronté

à ces épreuves et bouleversé par la générosité de son ami, le per-

sonnage de Jeannot évolue : « partagé entre la douleur et la joie, la

tendresse et la honte », il sent se développer en lui « le germe du

bon naturel que lemonde n’avait pas encore étouffé » et voit enfin

« que le bonheur n’est pas dans la vanité » (p. 77).

Le recueil connaît un succès important et de nombreuses

rééditions au XVIIIe siècle. Jeannot et Colin est même porté à la

scène en trois actes par Florian en 1780. La teneur moralisante de

la situation finale a assuré le succès du conte auprès des péda-

gogues du XIXe siècle.

Présentation | 17Extrait de la publication

Dossier : flam203661_3b2 Document : JeannotEtColinDate : 7/3/2007 15h0 Folio 20/128

Voltaire est convaincu de l’efficacité argumentative des

formes littéraires courtes : « Jamais vingt volumes in-folio ne

feront de révolution, écrit-il au directeur de l’Encyclopédie, ce

sont les petits livres à trente sous qui sont à craindre 1. » Le

monde comme il va et Jeannot et Colin témoignent de l’art de

Voltaire qui sait utiliser la forme du conte, oriental ou moral,

pour la mettre au service de ses idées, en exploiter l’efficacité

narrative, en subvertir la portée et les intentions et proposer un

genre nouveau : le conte dit « philosophique ». Là où la forme

traditionnelle ne fait que distraire ou édifier, le texte de Voltaire,

en plus, dénonce et instruit. Et dans cette mesure, il prend en

compte (en conte) un élément nouveau et essentiel : le lecteur. Le

texte de Voltaire est exigeant parce qu’il ne se livre qu’au lecteur

complice, actif, toujours prompt à déchiffrer les sous-entendus de

son ironie et qui, consentant cet effort, ne veut pas qu’on lui

montre le monde, mais qu’on lui apprenne à le regarder. Un

lecteur « philosophe » en somme.

1. Lettre à d’Alembert du 5 mars 1766.

18 | Le monde comme il va - Jeannot et ColinExtrait de la publication

Dossier : flam203661_3b2 Document : JeannotEtColinDate : 7/3/2007 15h0 Folio 127/128

Création maquette intérieure :Sarbacane Design.

Composition : IGS-CP.No d'édition : L.01EHRN000119N001

Dépot légal : avril 2007

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Dossier : flam203661_3b2 Document : JeannotEtColinDate : 7/3/2007 15h0 Folio 128/128

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