Extrait de la publication…Comment fabriquer une étoile par Hervé Guibert 60 L'imageriefantôme...
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J'aime tout apprendre et c'est pourquoi je ne suis pas
aussi craintif que ceux qui ne songent qu'à régler leur
avenir. J'ai toujours peur de passer à côté d'une expérience
possible, même une seule. Sur ce chapitre-là, j'ai plus
d'ambition que dix Napoléons. Mais maintenant, j'ai faim,
je voudrais aller manger, vous venez ?
ROBERT WALSER
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Fondateur Serge Daney
Comité Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,
Sylvie Pierre, Patrice Rollet
Secrétaire de rédaction Jean-Luc Mengus
Maquette Paul-Raymond Cohen
Directeur de la publication Paul Otchakovsky-Laurens
Revue réalisée avec le concours du Centre national du Livre
Nous remercions pour leur aide et leurs suggestions Adriano Aprà, Jean-Marie Barbe, HansHurch.
En couverture de gauche à droite, Alain et Jean Renoir (DR).
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TRAFIC 24
Movie mutations correspondance avec et entre quelques enfants
des années soixante par Jonathan Rosenbaum, Adrian Martin,
Kent Jones, Alexander Horwath, Nicole Brenez et Raymond Bellour 5
Comment filmer l'ennemi ? par Jean-Louis Comolli 45
Reconstructions, recréations par Avi Mograbi 55
Comment fabriquer une étoile par Hervé Guibert 60
L'imagerie fantôme d'Hère Guibert par Anne-Cécile Guilbard 63
L'arbre mort et le jeu de la flûte par Shiguéhiko Hasumi 75
Jean Renoir, conteur d'histoires par Alain Renoir 84
Figaro 1939 par Hans Mayer 90
Le compromis du rêve par Janet Bergstrom 94
Les fenêtres de chez Renoir par Jean Douchet 111
Les rêves d'Hercule par Daniel Percheron 119
Le corps, fabrication Hollywood par Eric de Kuyper 126
Lettre de Paris par Ezra Pound 140
@ Chaque auteur pour sa contribution, 1997.
@ P.O.L éditeur, 1997, pour l'ensemble.ISBN 2-86744-587-6
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Movie mutationsCorrespondance avec et entrequelques enfants des années soixante
par Jonathan Rosenbaum, Adrian Martin,Kent Jones, Alexander Horwath,
Nicole Brenez et Raymond Bellour
Chicago, le 7 avril 1997
Cher Adrian,
Il s'est écoulé presque un an depuis que j'ai écrit dans Trafic à propos des «goûts
d'une génération particulière de cinéphiles une cabale (ou, pour être plus précis,
une convergence de pensée) internationale, et en général non délibérée, de critiques,
d'enseignants et de programmateurs, tous nés autour de 1960, qui ont une passion
spéciale pour la recherche (bibliographique autant que cinématographique), ainsi (et
c'est peut-être le plus caractéristique chez eux) qu'une fascination pour la physicalité
d'acteurs auxquels est voué un intérêt particulier dans les films de Cassavetes et de
Garrel (aussi bien que Rivette et Pialat) 1 ». J'ai nommé quatre membres de cette
génération Nicole Brenez (France), Alexander Horwath (Autriche), Kent Jones
(Etats-Unis), et toi (Australie). Il me faut ajouter que j'ai rencontré chacun d'entre
vous indépendamment des trois autres, d'abord au moyen d'une correspondance
(sauf Kent), en dépit du fait que Kent et Alex se connaissaient déjà. A présent, et
j'en suis heureux, vous avez tous les quatre lié connaissance, soit par correspon-
dance, soit physiquement, ce qui a créé de nombreuses possibilités pour, tout à la
fois, tester mon hypothèse et, plus encore, l'élargir, l'affiner, la qualifier et mieux la
comprendre. J'ai par exemple relevé d'autres enthousiasmes partagés, à commencer
par Jean Eustache, Monte Hellman et Abel Ferrara. Et des divergences liées à nos
nationalités différentes Kent et moi sommes plus réservés à l'égard de DePalma
que les autres, et Nicole est parmi nous cinq la seule à ne pas s'intéresser au travail
d'Olivier Assayas.
Ce qui me fascine le plus dans cette « convergence de pensée » (Nicole refuse le
1. «Comparaisons à CannesTrafic, n° 19, été 1996, p. 11.
terme de « cabale » à cause de ses connotations réactionnaires) est la façon dont elle
a émergé. Après tout, le message dominant qu'entend pratiquement chaque jour
quelqu'un de ma génération (je suis né en 1943), c'est que la cinéphilie telle que nous
l'avons connue jadis est agonisante, cette cinéphilie qui a pris racine avec la Nouvelle
Vague, au moment où vous êtes nés. Dans la grande presse américaine, les articles
sur la « mort » du cinéma ou de la cinéphilie sont devenus monnaie courante (par
Susan Sontag, David Thomson ou David Denby, entre autres) position qu'il est plus
facile d'adopter dans un pays où pas un film de Hou Hsiao-hsien, Edward Yang,
Abbas Kiarostami ou Mohsen Makhmalbaf n'a encore été distribué correctement, et
où les œuvres les plus importantes, aussi bien européennes que (parfois) américaines
(Dead Man) ne sont saluées que dans la presse alternative ou « underground ».
Bien que de toute évidence mes goûts ne soient pas les mêmes que les vôtres, je
sens bien que, depuis les années soixante-dix, votre génération doit être la première
à se rebeller contre l'amnésie concernant à la fois le cinéma et la critique qui affecte
à peu près tout le monde de sorte qu'il m'est relativement facile de correspondre
avec vous. Cela me rappelle Odd John, un beau roman qui date de 1936, écrit par
mon écrivain de science-fiction favori, Olaf Stapledon il raconte l'histoire d'un
groupe de mutants surhumains dispersés à travers le monde et qui, petit à petit,
entrent en relation les uns avec les autres en secret, bien sûr, parce que la
révélation publique de leurs talents étranges effraierait la plupart des gens etmenacerait les institutions existantes.
Me semble « dangereuse », dans votre sensibilité collective (si je peux la décrire
en ces termes), la familiarité avec les paradigmes et les théories majeures du passé,combinée à la volonté de les actualiser et de les modifier en fonction des besoins
contemporains. Pendant trop longtemps, les spectateurs de la génération de Susan
Sontag et de la mienne ont argumenté que, si vous n'étiez pas là dans les années
soixante lorsque Godard, Antonioni et quelques autres ont changé la face du cinéma,
vous ne pouviez espérer comprendre ce qui a été perdu et qui manque aujourd'hui.
Mais je voudrais objecter que, si l'on ne comprend pas ce qu'est le morphing et ce
qu'il produit comment l'altération d'un pixel affecte un événement sur l'écran
alors on ne peut pas prétendre saisir la pertinence (ou l'impertinence) actuelle des
théories d'André Bazin sur le plan-séquence et la profondeur de champ. De surcroît,
si l'on néglige la transformation de la nature du commerce depuis l'époque de Bazin
un domaine qui englobe des questions aussi disparates que les subventions publi-
ques, la question des monopoles, la vidéo et la publicité les chances de compren-
dre les styles contemporains et la formation de nouveaux canons esthétiques devien-nent bien minces.
Même chose pour le besoin de nouveaux paradigmes et modèles théoriques. Mais
quels furent les besoins spécifiques de votre génération, qui président à la naissance
de votre goût en matière de cinéphilie ? Comme tu me l'as fait remarquer lors d'une
conversation à Melbourne l'an dernier, l'attrait pour le minimalisme, tel qu'il se
manifeste dans les films de Philippe Garrel, de Chantal Akerman, ou dans La
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Maman et la Putain, fut une réponse historique à l'excès de références intertex-
tuelles proliférant depuis la Nouvelle Vague l'idée que chaque texte constitue plus
ou moins une anthologie de références croisées à des textes antécédents, un palimp-
seste d'histoire filmique qui, passé un certain point, se crypte lui-même et rend
désirable une simplification des enjeux et des affects. Comme tu l'as souligné, une
telle simplification est apparue sous différentes formes John Cassavetes, en s'écar-
tant des procédures communes de la contextualisation, a injecté une nouvelle ver-
sion de vie brute et d'expérience vécue dans le cinéma, ce que Garrel a accompli
aussi, à sa manière propre. Chantal Akerman, dont le minimalisme provient en
partie de la peinture, a nettoyé les toiles d'araignée d'une façon différente mais
voisine, et Monte Hellman, qui s'est beaucoup inspiré du théâtre de Beckett, a lui
aussi trouvé les moyens d'évacuer les significations désuètes. On ne constate sans
doute ce processus nulle part ailleurs mieux que dans La Maman et la Putain, où
Eustache a délibérément repris certains des emblèmes les plus chers à la Nouvelle
Vague Jean-Pierre Léaud, interminables dialogues dans les cafés de la rive
gauche, aphorismes littéraires, noir et blanc et montré la désillusion, la façon dont
l'usage utopique des notions d'amour et de liberté n'était plus supportable ou viva-
ble montré comment, de fait, celui-ci était devenu le camouflage et la rétention
passive du désespoir. (Que ceci comporte une certaine dose de défaitisme et de
conservatisme, où la « nécessité » catholique bourgeoise devient implicitement une
sorte de vérité biologique surtout dans l'intarissable monologue de Françoise
Lebrun en pleurs représente, pour moi, la limite de cette entreprise.)
Une illustration plus claire encore de ce qui s'est passé dans le cinéma durant
cette période se manifeste à travers la carrière de Jacques Rivette au début desannées soixante-dix. Deux versions distinctes d'un même seuil sont franchies la
première, à peu près au milieu de Out1 (dans ses deux montages), la seconde, entre
Céline et Julie vont en bateau et Duelle. Je me rends compte que tu n'as pas pu voir
ces films, à part Céline et Julie tels sont les errements de la distribution en
Australie, sans parler de la diffusion de l'oeuvre de Rivette en général alors
j'espère que tu pourras supporter mon interprétation un peu abstraite de ces évé-
nements, qui concernent dans les deux cas une suspension du sens. C'est un pro-
cessus dont Roland Barthes a débattu avec Rivette et Michel Delahaye bien des
années auparavant « Les meilleurs films (pour moi) sont ceux qui suspendent le
mieux le sens. Suspendre le sens est une opération extrêmement difficile, exigeant à
la fois une très grande technique et une loyauté intellectuelle totale1.»
Pour rendre compte de cette opération délicate, l'objet de Barthes était L'Ange
exterminateur de Bunuel. Mais, me semble-t-il, on peut en trouver une occurrence
encore plus visible, presque dix ans plus tard, dans la narration inaugurale de
Out 1, qui commence par accumuler toutes sortes de significations liées au
1. Jacques Rivette, Michel Delahaye,«Entretien avec Roland BarthesCahiers du cinéma, n° 147,
septembre 1963, p. 28.
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complot, au théâtre, aux formes variées de l'interaction et de l'échange humains
(incluant de manière implicite l'accumulation de sens qui s'est cristallisée autour de
rêves comme ceux de la Nouvelle Vague, de la contre-culture, de mai 68 bref, les
rêves utopiques d'action collective typiques des annéessoixante); puis, sans
remords, Out1 enregistre le dessèchement de ces sens et de ces connexions, la
déflagration progressive de l'idée de collectivité jusqu'à la pure solitude, les puzzles
insolubles, la paranoïa, la folie. Peut-être ne s'agit-il que d'une autre version de la
dialectique dont Rivette (comme beaucoup d'autres cinéastes) fait l'expérience en
alternant l'aventure collective d'un tournage et l'activité plus solitaire du montage,
mais, dans ce cas, elle nous fournit un modèle formel et mythique pour le zeitgeist
artistique et politique des années soixante et soixante-dix elle-mêmes, au moins
dans cet endroit particulier du monde.Un seuil similaire est franchi entre Céline et Julie vont en bateau et Duelle. A
mes yeux, le premier de ces films représente le bouquet final (ou le dernier râle ?)
de la dimension référentielle de la Nouvelle Vague, la dimension par laquelle le
travail critique antécédent de Rivette reste très apparent une explosion de réfé-
rences aux comédies musicales hollywoodiennes, aux serials de Feuillade, aux thril-
lers d'Hitchcock, à d'autres films de la Nouvelle Vague, etc. Toutes ces références
transforment et enrichissent les lieux, les actrices et les acteurs, les ambiances
quotidiennes et les détails. Mais dans Duelle, qui comporte autant de citations
d'autres films (surtout des films noirs hollywoodiens, comme La Septième Victime,
Le Grand Sommeil, La Dame de Shanghai et En quatrième vitesse, mais aussi les
films oniriques de Jean Cocteau et Georges Franju), les références ne se connectent
plus de la même façon avec la réalité matérielle. Le monde des personnages semble
congelé, pris dans la glace, déconnecté des paysages et même des actrices et des
acteurs, un monde privé et obsessionnel, peuplé par les corps des comédiens plus
que par leurs visages ou leurs âmes.
Quoi qu'il en soit, voici l'une des versions de ce qui s'est passé entre la Nouvelle
Vague et ses successeurs la version de quelqu'un qui a dix-sept ans de plus que
toi et qui considère la Nouvelle Vague comme une sorte de foyer familial nostal-
gique, englouti dans la montée d'une marée haute. Mais je suis sûr qu'il existe des
visions plus fertiles d'une telle évolution, et suis très impatient de lire la tienne.
Ton ami,
Jonathan
Melbourne, le 30 juin 1997
Chers Jonathan et Kent,
Bien qu'arithmétiquement je sois, c'est vrai, un « enfant des années soixante » (né
le 16 septembre 1959, le lendemain de la fin du tournage d'A bout de souffle), je
n'éprouve pas la relation « magique » au cinéma de cette époque que Jonathan et
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d'autres membres de sa génération entretiennent. En tant qu'enfant ayant grandi
dans les années soixante une façon plus objective de décrire la situation mon
souvenir le plus intense du cinéma de cette décennie est d'avoir rêvé, avec une
grande clarté et de nombreux détails, à l'âge de sept ans, plusieurs scènes de La
Planète des singes des mois avant de savoir que ce film existait. Aujourd'hui, ma
relation aux années soixante trouve son image la plus précise dans le rêve ou le
mythe qui, je crois, anime Irma Vep un tourbillon de traces culturelles, Franju,
Gainsbourg, Marker et la Nouvelle Vague, déformé par le voile brumeux du regret
et de la fascination qui recouvre notre présent confus et désespéré.
Quant aux goûts qui m'apparentent à mes frères et sœur de la « cabale », je peux
assigner le moment de rupture et d'autonomisation à un état bien spécifique des
années soixante-dix. C'est le moment où la grande théorie filmique est en pleine
floraison Althusser, Lacan, la sémiologie de Christian Metz, Stephen Heath et la
bande de Screen en Angleterre, les analyses féministes dans les premiers numéros
de Camera Obscura aux Etats-Unis, les « nouveaux parlants » ou « films essais » de
Peter Wollen et Laura Mulvey respectueusement lus (et enseignés). Plus quelques
fourriers australiens de ce « mouvementlâche, composite mais très influent. Je
m'en souviens comme de l'ère des mots durs, des sectes intellectuelles minées par
l'esprit d'exclusion, de la « nécessaire destruction du plaisir» et du néopuritanisme,
du « politiquement correct » avant l'heure, de l'« anti-humanisme », des « signes et
significations », des grilles d'interprétation et des graals d'avant-garde.
Si je caricature ce mouvement pour les besoins du résumé, je l'ai brocardé bien
plus violemment à l'époque, emporté par la force d'une passion colérique et enflam-
mée. Les années soixante-dix, au moins dans le circuit universitaire que j'ai eu à
endurer, ne laissaient pas de place pour un cinéphile candide de mon espèce. Pas
de place pour la poésie, le lyrisme, la gaieté simple, ni dans le cinéma ni dans sa
critique il y avait un travail programmatique à faire. Lorsque j'étais jeune et
impressionnable, moi aussi j'ai écrit, un temps, sous l'influence de la «marche
théorique», jusqu'au jour où un ami avisé et gentil m'a dit «Adrian, pourquoi
n'écris-tu pas tes articles comme tu écris tes lettres ? » Et, depuis, c'est ce que j'ai
essayé de faire écrire des lettres d'amour au cinéma, en n'oubliant pas d'inclure
dans la définition de l'amour toutes les sortes de passion, de besoin, d'indignation
et d'exigence critique.
J'aime la façon dont l'étude de Nicole Brenez, «Le voyage absolu. Remarques
sur les théories contemporaines du cinéma » 1, écarte poliment tout cet héritagefuneste des années soixante-dix et commence son histoire avec les mouvements
intellectuels plus libres et créatifs des années quatre-vingt pour elle, cela veut
dire Gilles Deleuze, Serge Daney, Jean Louis Schefer. ainsi que certains vieux
trésors enfouis adroitement exhumés, re-lus, traduits et insérés dans une histoire
du présent, tel Vachel Lindsay. Dans ma partie du globe, j'éprouve le besoin de
1. In Un second siècle pour le cinéma, dirigé par Dominique Païni, Art-Press, hors-série n° 14, 1993.
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constituer une boucle similaire joindre Manny Farber, Raymond Durgnat et
d'autres écrivains du passé à des voyageurs exemplaires du présent, tels Bill Routt
et Stanley Cavell.
Mais ce fut le cinéma lui-même qui me guida du début au milieu des années
quatre-vingt. Il est difficile de rendre compte avec suffisamment de force du choc
bouleversant que représentèrent les films majeurs de cette époque, comme Sans
soleil de Chris Marker, L'Etat des choses de Wim Wenders, Passion de Jean-Luc
Godard, Toute une nuit de Chantal Akerman, L'Hypothèse du tableau volé de Raul
Ruiz. Soudain, des films qui échappaient aux cartographies des années soixante-
dix libres, lyriques, tendres, poétiques, mais aussi durs, sauvages, cruels, pervers,
parfois violents des films qui constituaient des diagrammes ouverts, reliaient sans
honte des fragments d'expérience humaine (« humaniste ») brute, dans des formes
radicales d'expérimentation minimale ou exubérante. De telles découvertes dessi-
naient elles aussi une riche boucle historique soudain, mes amis et moi voyions à
neuf les films de Jean Vigo, d'Humphrey Jennings, et surtout l'oeuvre d'une figure
unique de la pré-Nouvelle Vague, Jean Rouch.
Plus tard, mon amour pour un cinéma ouvert, pour l'idéal d'une forme authenti-
quement ouverte, accueillante et par-dessus tout « impure se cristallisa autour de
John Cassavetes et Philippe Garrel la projection unique à Melbourne, dans ma
ville natale, de Love Streams (en 1985) et Les Baisers de secours (en 1994) consti-
tuent des scènes primitives dans ma vie cinéphilique. Cassavetes et Garrel repré-
sentent les pointes avancées de ce que je chéris au cinéma un arte povera consacré
aux fluctuations temporelles de la vie intime, à l'effervescence de l'humeur et de
l'émotion, à l'instabilité de toute signification humaine. Un cinéma qui est aussi un
événement documentaire, où les énergies de la performance corporelle, du geste, de
la parole et du mouvement entrent en collision bon gré mal gré, de façons inédites
et transgressives, avec le travail dynamique, formel et figuratif du tournage, du
cadrage, du montage et de la prise de son. Un cinéma ouvert aux énergies et aux
intensités de la vie, et sans cesse transformé par elles.
Au cinéma, j'ai toujours recherché de telles énergies et intensités vitales, affir-
matives, débordantes. Mais je sais que ces énergies qui m'alimentent ne provien-
nent pas d'un seul type de forme, d'un seul courant. L'arte povera de Cassavetes
et Garrel m'offre une intensité ferme, claire, minimaliste. Mais je reçois une éner-
gie d'un tout autre ordre, aussi nécessaire pour ma survie spirituelle, en prove-
nance d'un cinéma complètement « commercial », un « cinéma du spectaclequ'il
est de bon ton de décrier encore aujourd'hui. Un « pop-cinéma » qui inclut Mission
Impossible de Brian DePalma, les films de Tim Burton, Gremlins 2 de Joe Dante
un cinéma cinétique, parfois cartoonesque, extrêmement artificiel et technologi-
quement mutant, qui nous aspire vers le langage cinématographique du futur. Et
j'ai cultivé ce goût particulier, cet amour du mineur, cette dilection pour les teen
movies, de Ferris Bueller's Day Off à Romy and Michele's High School Reunion
des films farcis de citations populaires, de clichés et de stéréotypes, mais bénis
par une inventivité capable de les animer, de les mixer, les électriser et les faire
tournoyer à une allure folle.
Jonathan écrit que le cinéma povera cher aux enfants des années soixante a repré-
senté une réaction ou un correctif à l'héritage de la Nouvelle Vague, saturé de
références filmiques et culturelles. Mais le cinéma intimiste que je chéris ne consti-
tue qu'un interrègne, un interstice dans une histoire qui renoue avec ses tendances
réflexives et citationnelles lors du retour vengeur de ce qu'on a appelé le style post-
moderne et qui commence aussi, me semble-t-il, au début des années quatre-vingt.
Les genres et sous-genres prolifiques du pop-cinéma appartiennent à ce mouve-
ment, de même que des blockbusters postmodernes comme Brazil ou Blade Runner,
ou d'authentiques films « l'identité-comme-simulacre-dans-ce-monde-confus-et-fou »,
type Paris, Texas ou Diva. Certains réalisateurs importants d'aujourd'hui, comme
Assayas ou Leos Carax, trouvent leurs formes riches et hybrides en croisant des
éléments du style énergétique américain (le style de Coppola ou Scorsese) avec lesminiatures minimalistes de Garrel et Hellman.
Je pense que je suis un produit de ce qui a été baptisé, à la fin des années
soixante-dix, « la nouvelle cinéphilie ». Les premières inquiétudes au sujet d'une nou-
velle cinéphilie se sont exprimées au milieu des années soixante, lorsque les jeunes
gens ont commencé à découvrir les classiques du cinéma à la télévision plutôt que
sur un écran. Mais la nouvelle cinéphilie prend son essor à l'âge de la vidéo domes-
tique, au milieu des années quatre-vingt. La consommation vidéo a profondément
altéré la nature de la culture cinématographique partout dans le monde. Soudain
fleurirent partout des spécialistes autodidactes là où régnait une culture d'élite,
comme dans la série B, l'exploitation cinéma, et le supposé cinéma-culte (sans parler
des campagnes de marketing pour réguler et régenter de tels goûts particuliers, les« marchés-niches »).
Là où j'habite, des réalisateurs comme Abel Ferrara ou Larry Cohen font figure de
«cinéastes de vidéo-club », au même titre que l'érotomaniaque oublié Walerian
Borowczyk, voués à être perpétuellement redécouverts par l'esprit fureteur de connais-
seurs obsessionnels. La culture des vidéophiles peut parfois paraître étrange, nullarde,
exaspérante et affreusement limitée, mais je ne pense pas qu'elle soit néfaste, parce
qu'elle a ouvert de nouvelles voies pour la circulation et l'appréciation du cinéma. Et
c'est inestimable à une époque où en Australie en tout cas l'idéal autrefois sacré
et souvent inspiré d'un cinéma artistique a dégénéré, jusqu'à ne plus fournir qu'unaccès étroit au cinéma mondial à travers le circuit commercial de l'art et essai.
Aussi, l'urgence aujourd'hui serait de trouver un moyen de sauver des artistes
comme Ruiz, Manoel de Oliveira, Béla Tarr et tant d'autres cas-limites de l'oubli
auquel les ont réduits sans pitié les salles d'art et essai, grâce à ce grand marché
vidéo chaotique mais un peu démocratique où les aficionados n'ont besoin que de
mettre activement à l'épreuve leur définition de ce qui est bizarre et merveilleux
dans le cinéma. Ce qui est démocratique dans la culture vidéo, c'est la capacité (la
possibilité, au moins) de suspendre les jugements normatifs comme le dit l'une de
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mes formules critiques favorites, c'est l'attitude que Louis Seguin attribue à Ado
Kyrou, cherchant « la surprise plutôt que la satisfaction » et préférant « la découverteà la certitudel ».
Mon goût duel pour le cinéma m'entraîne à envisager plusieurs paradoxes. Par
exemple les films de Garrel et Cassavetes proclament un retour fondamental au
corps, comme seul site possible de l'authenticité, de l'expérience vécue et vérifiable,
de sensation et de désir. Ce qui a déclenché chez les cinéastes et les critiques de
nombreux éloges de la chair, du visage, du corps mortel et vulnérable enregistré par
le celluloïd périssable. Mais le cinéma artificiel de la haute technologie, des effets
spéciaux, de la digitalisation et du morphing nous donne à voir un tout autre corps
cinématographique, un corps créé par et pour le cinéma complètement synthétique,
formaté, retouché, le corps de l'action ou de l'horreur, hyper-sensé, super-pratique,
invulnérable et impérissable. Philip Brophy, un théoricien australien de la culture,
a argumenté que tous les corps de cinéma sont, à un certain niveau, pornographi-
ques parce qu'ils sont entièrement manifestés et épuisés par les artifices du
médium nos grosses machines populaires sont en effet (et ceci n'est aucunement
une condamnation) notre folle, délirante et moderne pornographie.
On assiste aujourd'hui à un retour à des normes de moralité, à un « purisme»
consternant, dans de nombreux discours critiques, même parmi les plus avancés.
On lit et on entend bien trop souvent qu'il existe seulement une demi-douzaine de
cinéastes contemporains capables ou susceptibles, un jour, si on a de la chance
d'accomplir le potentiel et les promesses du cinéma. Nous avons en quelque sorte
intégré les canons esthétiques qui définissent le panthéon des cent films méritant
préservation, même si nous prétendons avoir surmonté les pensées du critère, de la
hiérarchisation et de l'évaluation. Nous continuons à chercher des voix personnelles
et originales dans le cinéma, le vrai poète solitaire, le prophète maudit, le rebelle
marginalisé, des années et des années après que le cinéma nous a fait comprendre
que même les fantaisies paresseuses et idéologiquement douteuses d'un Blake
Edwards sont aussi et qui pourrait en douter? des testaments autobiographi-
ques émouvants, beaux et lucides.
Aussi hérétique que cela puisse paraître, j'aime le sentiment dont témoigne la
remarque préliminaire de Gilles Deleuze « Le cinéma est toujours aussi parfait qu'il
peut l'être2.» Ce qui signifie que ses potentialités, ses virtualités sont, d'une certaine
façon, toujours ici et maintenant si toutefois nous savons où les chercher, comment
les déployer, pourquoi elles importent et comment les faire danser, pour nous et en
nous, à la manière de la figure chamanique privilégiée par Jean Rouch, celle du« Socrate dansant ».
Adrian
1. Louis Seguin, préface à Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma, 1953, Paris, Ramsay, 1985.
2. Gilles Deleuze, «Préface to the English édition»,Cinéma 1 The Movement-Image, University of
Minnesota Press, 1986, p. X.
New York, le 7 juillet 1997
Chers Alex, Adrian et Jonathan,
L'autre jour, je me suis souvenu de ma première rencontre avec Alex, lorsque nousavons été « appariés » par une amie commune, notre aînée de vingt ans. Son intui-
tion était juste puisqu'à présent nous sommes de proches amis, mais elle nous avait
de toute évidence échantillonnés comme les membres juvéniles d'une espèce suppo-sée en voie d'extinction, le cinéphile. Aujourd'hui, un autre ami commun lui aussi
plus âgé nous demande de définir notre cinéphilie. Jonathan est fasciné, non pas
tant par ce qu'il partage avec Alex, Nicole, Adrian et moi, que par ce qui le sépare
de nous il cherche à comprendre la mutation particulière qui a affecté la cinéphilie
de notre génération. Je pense qu'il a été sincèrement surpris de constater notreexistence, dispersée sur trois continents, partageant des goûts similaires et, surtout,
des préoccupations communes. Il a été rassuré de savoir que ce phénomène appelécinéma, auquel il a voué sa vie, continue d'inspirer la passion à des gens plus jeunes.
Pour beaucoup des membres de sa génération à lui, la cinéphilie représente une
chose du passé, comme le disque vinyl ou le téléphone à cadran, l'enthousiasme de
leur jeunesse fervente a disparu, ruiné par la télévision et la vidéo (et, aux Etats-
Unis, comme le remarque Jonathan, par l'effondrement des salles indépendantes).
Mais, en tant qu'admirateur de Thomas Pynchon, Jacques Rivette et Olaf Stapledon,Jonathan connaît tout des pratiques et des rituels cultivés en secret, bien après quel'étincelle de leur origine s'est éteinte.
Autant je refuse les déclarations endeuillées sur la mort de la cinéphilie et la
disparition imminente du cinéma par Sontag, Thomson et même Godard, tous pleinsd'une colère à peine rentrée, autant je sympathise avec cette colère. De 1982 à 1984,
j'ai travaillé dans l'un des premiers magasins de vidéo de Manhattan, et je n'oublie-
rai jamais le choc ressenti lorsqu'un client m'a demandé « quelque chose de grandet de luxueux dans lequel je peux totalement sombrer, comme dans Le Parrain I
ou II ». J'ai compris à ce moment que la vidéo domestique était en train d'ouvrir à
une nouvelle forme d'évaluation des films, à l'antithèse de tout ce que j'avais connu,
pour laquelle chaque film pouvait être un dispositif thérapeutique autoprescrit. La
vidéo transformait chaque film en cet objet portable de consommation courante quipouvait être arrêté, recommencé, rembobiné, répété ou abandonné à loisir. Et, aussi
horrifié que je l'étais, je savais que je devais m'accommoder de ce nouveau monde,
le commencement du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui.
Dans les diatribes de Susan Sontag sur la mort de la cinéphilie, Quentin Taran-
tino est devenu ce qu'on appelle l'« absence structurante » de toute évidence, le
problème pour elle n'est pas tant le fait qu'il ne soit pas cinéphile mais qu'il soit un
cinéphile de mauvais genre. Le passé de vendeur en vidéo-club de Tarantino est
devenu un sujet de moquerie, mais j'ai bien peur que la plaisanterie soit méprisante
et snob (lorsque j'ai raconté à l'un de mes amis, qui a l'humour corrosif, que Taran-
tino était un fan d'Eric Rohmer, il m'a répondu « Il a dû le découvrir dans le rayon
"Etranger"»). Comme Adrian l'a écrit, la vidéo domestique a peut-être mué les films
en objets de consommation, mais elle a aussi ouvert et popularisé la culture ciné-
matographique c'est indéniable, autant que la tendance de la cinéphilie à se muer,
en ses formes les plus extrêmes, au mieux, en un populisme virtuel et, au pire, en
dispute académique. A présent, bien sûr, la culture vidéo a été infectée massivement
par la culture industrielle. Mais l'apesanteur frivole de l'expérience vidéo a ouvert
le cinéma à de très intéressantes formes de contamination.
L'émergence du clip et celle de la vidéo domestique ont constitué des phénomènes
concurrents et en miroir, qui se sont influencés et reflétés mutuellement. J'ai lu
beaucoup de théories inutiles sur les clips les unes fulminent de peur contre la
destruction de la cohérence narrative, les autres renvoient maladroitement à des
précédents esthétiques tels que Bruce Conner, Kenneth Anger ou Un chien andalou.
Ce qui me paraît douteux depuis le début. Pour moi, il a toujours été clair que le
clip ancre son origine dans une autre technologie antécédente. L'une des expériences
majeures des teenagers américains de ma génération était de conduire en écoutant
la radio et de ressentir l'ivresse produite par le mariage de la musique rock et des
paysages qui défilaient. Ce rituel poétique, sans but, souvent accompagné de drogue
ou d'alcool, est magnifiquement décrit dans Roadrunner, une chanson de Jonathan
Richman and the Modern Lovers, qui finit sur un refrain extatique, « Radio on ».
Il trouve aussi une expression cinématographique dans Dazed and Confused, un
film de Richard Linklater qui me semble meilleur chaque fois que je le vois. Une
forme de réalité virtuelle élaborée en secret, qui provoque des épiphanies mysté-
rieuses lorsque le flou du pare-brise se mêle aux sons aléatoires l'expérience de la
musique-mouvement fut ensuite raffinée par l'apparition du magnétophone de voi-
ture, qui permettait de choisir le son et de travailler les correspondances entre
l'intérieur et l'extérieur, donc de devenir une vraie bande-son. Le walkman fut
encore une perfection supplémentaire, comprimant l'expérience dans les limites de
l'habitacle, approfondissant son caractère privé et son impact physique. Les clips
dérivent de cette nouvelle forme d'expérience, développée de façon monumentale par
la production de masse une proposition vraiment terrifiante pour quelqu'un
comme Susan Sontag.
Je pense que la sensation d'être mixé avec la musique (depuis que, dans des
conditions idéales, la musique sonne comme si elle venait du centre de votre cerveau
l'étape la plus ancienne dans ce voyage fut le système stéréo domestique et l'ajout
d'un casque), la sensation simultanée de conduire et d'être conduit a changé le
monde à beaucoup d'égards. En ce qui concerne le cinéma, elle a aussi engendré un
nouveau courant narratif qui prend le risque de paraître sans poids et sans racines,
au nom du rendu de ce nouveau genre d'expérience moderne. On le discerne dans
les deux derniers films (sans succès) d'Edward Yang, A Confucian Confusion et
Mahjong, dans Chungking Express, Fallen Angels et Happy Together de Wong Kar-
wai, dans Irma Vep, dans tous les films d'Atom Egoyan. Sa manifestation la plus
extrême se trouve dans Breaking the Waves, un film qui me bouleverse parce qu'il
accomplit une fusion entre musique et paysage que Lars von Trier gardait précieu-
Extrait de la publication
sement en tête depuis de nombreuses années. Beaucoup de cinéphiles de ma
connaissance résistent à ces films. Si je devais deviner pourquoi, je dirais qu'ils
reflètent l'infiltration de notre sous-culture par des forces extérieures. En tant que
non-essentialiste, ça ne me pose pas de problème et je pense que, plus les films
prennent le risque de la complicité avec le décentrement du mouvement perpétuelqu'ils essaient de décrire, plus ils sont excitants. Mais je vois bien que ces films
représentent aussi la fin du merveilleux moment de l'histoire du cinéma qui a
commencé avec la Nouvelle Vague, et lorsque Godard dit qu'« un certain type de
cinéma, le cinéma de Rossellini et de Rivette », est en train de disparaître, il s'agit
de la substitution à celui-ci d'un cinéma qu'il redoute. Je sais seulement que cenouveau cinéma (si le terme est correct) me parle.
Laissez-moi préciser un peu ma perspective et nous considérer tous les quatre.Lorsque Alex et moi avons discuté ensemble à Vienne en octobre dernier, nous
sommes tombés d'accord pour dire qu'une expérience cruciale pour nous deux (et je
sais qu'il en va de même pour Adrian et Nicole) a été notre passage par le mondeuniversitaire que la lettre d'Adrian décrit bien, qui nous a obligés malgré elle à
parler au nom de notre désir plutôt qu'à le dénier et être gouvernés par un impératif
moral imposé d'en haut. Si je ne suis pas aussi violent qu'Adrian dans le rejet de
cette période, ce n'est pas seulement parce que j'y ai beaucoup appris mais aussi
parce que ce fut une bonne leçon que de voir mise en pièces ma cinéphilie naïve et
d'avoir à la reconstruire avec mes propres outils. Le grand paradoxe, bien sûr, c'est
que ce régime du début des années soixante-dix a été instauré par d'authentiques
cinéphiles, qui défendaient l'idée héroïque que, pour un moment, le cinéma devait
être régenté par quelque chose qui lui était extérieur.
Cinéma, cinéma, cinéma. Devant la télévision, dans une salle, d'abord avec votre
mère, votre père, votre frère, votre sœur, puis avec des amis et des amants, ensuite
peut-être tout seul. Pour nous, les « enfants des années soixante », le cinéma était
déjà l'art du cinéma la bataille avait déjà été livrée et gagnée par nos prédéces-
seurs. Alors, puisque je n'oublierai jamais l'excitation ressentie à la première vision
de The Crimson Kimono ou de Psycho, j'ai éprouvé le désir de clarifier la différence
entre un raccord chez Samuel Fuller et un raccord chez Alfred Hitchcock, d'établir
avec précision ce qu'un raccord représentait pour eux, dans leur économie propre
ce fut une pulsion collective pour ma génération, considérer chaque film comme un
événement singulier avec sa logique et ses règles internes. A ce titre, pour ma part,
je ne saurais sous-estimer l'importance de Manny Farber plus que tout autre, il a
décrit ce qu'il voyait sur l'écran aussi précisément que possible, et, parce qu'il était
aussi exact, il était toujours éclairant, qu'il aime ou non le film critiqué. De fait, je
pense qu'à sa façon Farber représente parfaitement la rupture de l'après-guerre, sicentrale chez Deleuze.
Hormis l'évidence que toute génération se met en quête de découvertes et
d'influences nouvelles, je dois revenir à la technologie du son pour pénétrer au cœur
de notre cinéphilie. Pour notre génération, écouter de la musique a constitué une
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expérience centrale et obsessionnelle et je souligne le verbe écouter, que j'oppose
à danser sur, à jouer ou à chanter. A mesure que nous écoutions le même morceau
encore et encore, nos oreilles s'y accordaient comme à un événement sonore unique.
En d'autres termes, l'important pour nous n'était pas tant la chanson que l'enregis-
trement. Les procédures d'enregistrement inventées par Phil Spector et Brian Wil-
son, poussées plus avant encore par les Beatles lorsqu'ils ont abandonné la scène
pour se consacrer exclusivement au disque, aiguisées à la perfection et théorisées
par Brian Eno, transformèrent le studio en instrument de composition. La musique
n'était pas simplement la mélodie ou la structure mais le timbre de la voix, la
couleur de l'instrumentation, la texture du son, la plus fine idiosyncrasie du jeu,
bien au-delà des limites du terme « phraser ». Un solo de guitare n'était plus le
simple enregistrement d'un choix possible parmi d'autres à un instant donné, mais
la composante structurelle d'un événement singulier. Dans sa forme la plus extrême,
ce déplacement perceptif incorpore tout ce qui peut sembler hétérogène ou accidentel
dans l'événement sonore les imperfections dues à l'enregistrement, les rayures
d'usure sur le disque (la musique techno intègre volontiers les chuintements et
craquements). Ironiquement, l'organisation « cinématographique » de la musique et
notre relation adolescente obsessionnelle à celle-ci ont créé un paradigme qui se
reflète à présent dans les films et atteint un fétichisme extrême avec Breaking the
Waues (où le grain de l'image est exagéré par la correction vidéo, où d'incessants
faux raccords infinitésimaux et une caméra portée en constant mouvement devien-
nent l'évocation esthétique de l'écriture typique du documentaire dans les années
soixante-dix) et se fait pure démence avec Guy Maddin, dont les films évoquent à
la perfection les copies 16 mm rayées des films sonores du début des années trente
qui passaient à la télévision.
Ce déplacement perceptif se reflète dans notre cinéphilie, il a été renforcé par
l'usage de la vidéo, et je pense qu'il nous permet de voir la beauté plastique des
films de Cassavetes, cette beauté qui lui avait toujours été déniée. Dans son analyse
d'Allemagne année zéro, Nicole fait remarquer que, pour André Bazin ou Amédée
Ayfre, ce qu'Edmund Meschke représente en tant qu'acteur n'était pas pensable 1
leurs priorités étaient déterminées par un moment très précis dans l'histoire mon-
diale. De même, il semble absurde d'avoir pu penser un jour que les films de
Cassavetes étaient improvisés sur le plateau, mais on peut aussi le comprendre.
Pour la génération précédente, la mise en scène était de façon dominante conçue
comme une force d'organisation venue de l'extérieur et répandue sur toute l'action.
Par endroits, une telle approche a frôlé l'obscurantisme, notamment quand on a
utilisé le mot « transcendantal » pour décrire le travail de Robert Bresson ou Carl
1.«Acting. Poétique du jeu au cinéma. 1. Allemagne année zéro»,», Cinémathèque, n° 11, printemps
1997.
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Dreyer, comme si ceux-ci avaient été touchés par la main de DieuPour nous, lamise en scène représente un engagement dans la vie du film pas la vie dont traite
le film mais la matière vivante créée par la rencontre de la caméra, de la réalité et
du montage. A ce titre, l'exemple de Jonathan a été absolument crucial, en raison
de son insistance sur des faits avérés, plutôt que sur des mystères illusoires, couplée
à son amour sans bornes pour le cinéma.
Jonathan a justement affirmé que nous entretenions tous un lien spécial avec des
cinéastes comme Ferrara, Garrel, Hellman et Eustache. Mais je prends le risque de
dire que le cinéaste qui nous tient le plus à cœur est Cassavetes. Chez Ferrara,
Hellman, Garrel et Eustache règne encore une main qui domine l'action. Chez Cas-
savetes, la main de l'auteur semble provenir du sein même de l'action. Lorsque Cas-
savetes remonte Opening Night parce que le film était « trop bon », je pressens que
pour lui le flux de l'action et de l'émotion n'était pas encore suffisamment autonome,
qu'on pouvait encore déceler une structure trop reconnaissable, venue de l'extérieur
du film. La façon dont le bookmaker chinois ferme les yeux et la bouche, redresse sa
poitrine et secoue la tête en un étrange mouvement de dénégation juste avant d'être
abattu par Ben Gazzara est un événement structurel du même ordre qu'un change-
ment d'angle chez Hitchcock. Pour beaucoup avant nous, et beaucoup depuis, Cassa-
vetes représente une authentique alternative au cinéma. Pour nous, il est le cinéaste
essentiel parce qu'il connaît mieux que personne la différence entre la vraie vie et la
vie cinématographique, et qu'il n'est pas besoin de distinguer plus cette dernière au
moyen d'artifices, dans la mesure où elle se distingue déjà suffisamment.
Il est certain que les pratiques chaleureuses et collectives du cinéma se sont
évanouies pour toujours, au moins ici, en Amérique, et qu'aucune gesticulation
nostalgique ne les ressuscitera. On peut critiquer et combattre les forces qui déter-
minent le changement le fait même du changement est au fond vierge de toute
perspective morale et constitue un phénomène dynamique en soi. Que nous soyons
d'accord ou non à propos d'Olivier Assayas ou de Brian DePalma est moins impor-
tant que l'enthousiasme et l'attention qui président à nos réponses respectives. Il
me semble que c'est ce qui distingue le cinéphile du connaisseur, de l'universitaire
ou du fan. A présent, nous vivons un moment de multiplicité deleuzienne, par
laquelle la prédiction de Brian Eno concernant les « petites unités mobiles à haut
pouvoir de compréhension » est devenue vraie nous sommes devenus nos propres
îles. C'est pourquoi nous parcourons le monde et sommes prêts à reconnaître dans
les autres ce que, en tant que disciples de Jonathan Rosenbaum et de John Cassa-
vetes, nous reconnaissons en nous-mêmes un amour vrai.Kent
(Traduit de l'anglais par Eric Sergei)
1. L'auteur fait allusion au livre de Paul Schrader, Transcendental Style in Film Ozu, Bresson, Dreyer
(1972), où le mot « transcendantal » est d'ailleurs employé à mauvais escient, pourtranscendant ». (Nd.T.)
Vienne, le 5 août 1997
Chère Nicole, cher Jonathan, cher Adrian, cher Kent,
Je vous écris en allemand. Vous ne lirez cette lettre qu'en traduction. Non sans
inquiétude, je me demande si vous y retrouverez exactement ce que j'y ai mis. Je
sais d'ailleurs pourquoi je m'inquiète ainsi dans ma culture cinématographique de
langue allemande, les films ne sont généralement pas accessibles dans leur langue
d'origine. Jusqu'à récemment, seules les cinémathèques et quelques art houses des
grandes villes projetaient les films en version originale. Moi-même, jusque vers
dix-huit, dix-neuf ans, je n'ai vu 95 des films qu'en version « synchronisée » syn-
chronisation, c'est ainsi qu'on appelle chez nous le dubbing anglais. Ce mot entre-
tient de multiples rapports avec notre approche de la culture cinématographique,
qui repose sur quelques simultanéités et pas mal de décalages. L'idée même d'une
« génération » qui serait la nôtre, celle des « enfants des années soixante », est une
sorte de synchronisation. Nous entreprenons ici de dégager la dimension commune
de nos différentes expériences du cinéma, et nous avons raison de le faire, mais
nous serons inévitablement amenés à éclairer aussi nos divergences l'écart entrele texte doublé et les mouvements des lèvres de l'acteur.
Nous partageons en tout cas un certain environnement, dominé par trois attitudes
envers le cinéma le pessimisme culturel l'affirmation du marché l'ironie. Pour
les décrire à gros traits, on dira que les pessimistes pensent que le « vrai cinéma»
s'achève cent ans après sa naissance, et que les rares « grands maîtresqui existent
encore ne sont plus comme les génies du xn* siècle que les produits spontanés
de la décomposition. Les «affirmatifs»(aujourd'hui les plus nombreux) sont les
hérauts de l'industrie des médias et du marché, dont ils répercutent haut et fort les
exigences. Les ironistes, eux, tirent de leur hipness un surcroît de distinction ils
s'appliquent à garder toujours une courte longueur d'avance sur le marché, que
celui-ci rattrape tout aussitôt (ce sont eux qui ont fait de l'épithète « indépendant »
un argument de vente).
Je crois qu'on ne peut plus aujourd'hui écrire sur le cinéma ou travailler avec le
cinéma sans risquer de tomber dans l'une de ces trois attitudes. Mais je crois aussi
que la cinéphilie qui nous rassemble constitue la meilleure façon d'échapper à ce
triangle. Jonathan nous a demandé « Quels sont les besoins spécifiques de votre
génération, qui président à la naissance de votre goût en matière de cinéphilie ? »Une nécessité, certainement, était en jeu il fallait acquérir une souplesse suffi-
sante, apprendre à (ré-)agir rapidement et à bon escient, pour circonvenir des posi-
tions solidement établies. Devenir la « petite unité extrêmement mobiledont parle
Brian Eno, cité par Kent. « Mobile » aussi au sens physique nous voyageons beau-
coup, nous allons au-devant des films qui n'ont pas eu les honneurs du marché;
nous sommes « des chasseurs et des collectionneurs » d'informations, que nous échan-
geons ensuite. Nous sommes attentifs à ce qui est petit et régional dans le cinéma,
à ce que Deleuze appelle une «littérature mineure ». Jonathan écrit que nous
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