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p o é t i q u e d u r e g a r d

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Les Nouveaux Cahiers du CELAT font état des travaux et des activitésscientifiques menés et organisés par les chercheurs du Centre d’étudesinterdisciplinaires sur les lettres, les arts et les traditions. En lançantcette collection d’ouvrages, le CELAT entend se donner un moyenprivilégié pour participer aux débats de fond traversant le champ dessciences humaines et sociales, de même que pour approfondir lacompréhension de la société qu’il étudie.

Le CELAT

Directeur du centreGuy Mercier

Directeur de la collection«Les Nouveaux Cahiers du CELAT»

Réal Ouellet

Comité éditorialMarc Angenot (McGill University)

Jean Bazin (École des Hautes Études en Sciences sociales)Marie Carani (Université Laval)

François-Marc Gagnon (Université de Montréal)Barbara Kirshenblatt-Gimblett (New York University)

Khadiyatoulah Fall (Université du Québec à Chicoutimi)Bogumil Jewsiewicki-Koss (Université Laval)

Jocelyn Létourneau (Université Laval)Henri Moniot (Université de Paris VII)

Réal Ouellet (Université Laval)Robert St. George (University of Pennsylvania)Rien T. Segers (Rijksuniversiteit te Groningen)

Laurier Turgeon (Université Laval)

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Pierre Ouellet

poétique du regardLittérature, perception, identité

S E P T E N T R I O N

PULIMPresses Universitaires de Limoges

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Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de déve-loppement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur pro-gramme d’édition. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canadapar l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pournos activités d’édition.

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des scienceshumaines et sociales, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humainesdu Canada.

Ce livre est le fruit de recherches menées grâce à des subventions du CRSH et du FCAR.

Couverture : Carrelage de Christine Palméri, 1997, technique mixte, détail.

Maquette : Gianni Caccia

Mise en pages : Folio infographie

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87036 Limoges cedexTéléphone : 05 55 01 95 35Télécopieur : 05 55 43 56 03

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v u e s d e l ’ e s p r i t

Perception littéraire et imagerie mentale

L a science et la philosophie pensent par concepts. Lapeinture et la musique, elles, pensent par percepts. Logos et

tekhnè, au sens grec, s’opposent comme les deux hémisphères ducerveau, le rationnel et l’intuitif : l’un calcule, l’autre ressent. Maiscomment la littérature, ni logos ni tekhnè, parce qu’à la fois art etsavoir, pense-t-elle et par quel moyen ? — elle qui ne s’adresse pasde prime abord aux sens, n’étant ni pur son ni simple image, maisne se destine pas non plus au seul entendement, irréductible qu’elleest à l’intelligence de son sens. Deleuze et Guattari disent des écri-vains qu’ils n’ont rien à envier aux peintres ou aux musiciens : leurmatériau, précisent-ils, « ce sont les mots, et la syntaxe, la syntaxecréée qui monte irrésistiblement dans leur œuvre et passe dans lasensation ». Comme tout art, la littérature a pour but, disent-ils,« d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’unsujet percevant », d’extraire « un pur être de sensation »1. Plus quel’art encore, la littérature « s’élèverait au percept « en le détachantdes conditions concrètes de la perception, qui sont l’objet et le sujetprésents l’un à l’autre. Thomas Hardy ne mettrait pas en scène« une perception de la lande » par quelque personnage, mais « lalande [elle-même en tant que] percept », tout comme il y aurait des« percepts océaniques » chez Melville et des « percepts urbains » chezVirginia Woolf2.

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Il y a là apparente contradiction : si les matériaux de la litté-rature sont effectivement les mots et la syntaxe, l’objet de nos sen-sations, dans la lecture ou l’écriture, consiste alors en phonèmes eten graphèmes, tels qu’ils s’enchaînent dans la séquence linéaire dela phrase, et non en telle entité du monde naturel, lande ou mer,comme semblent l’entendre nos auteurs à propos des romans deHardy ou de Melville. Pourtant, nous « voyons » bien, lisant leursœuvres, tel océan et telle plaine, ou Ismaël et Tess franchir l’un oul’autre, non pas quelques traces d’encre organisées dans un certainordre. La chose perçue, dans le roman, semble ainsi tantôt la languetantôt le monde, sans que leur rapport, qui est pourtant l’objet dela littérature, en soit davantage éclairci. En fait, le matériau litté-raire, qu’on identifie de prime abord à la langue en sa manifestationconcrète, n’est pas un matériau comme un autre, pigment coloré oupure onde sonore, dans la mesure où les mots et les phrases sont desentités qui ne valent pas pour elles-mêmes mais pour autre chose,qu’elles visent, tout comme notre regard, notre mémoire ou notreimagination vise quelque chose qu’on peut appeler son contenuintentionnel, au sens phénoménologique de l’expression. Et cettevisée consiste à son tour, dans le texte littéraire tout au moins, enune donnée sensible qui est elle-même d’ordre matériel, en ce sensque la lande ou la mer sont aussi des matériaux avec lesquels Hardyet Melville construisent leur univers romanesque. Pourtant, rien deces entités n’apparaît comme tel à la lecture, qui en fait néanmoinssurgir la sensation ou la perception — et cela d’une manière radica-lement différente du dépliant touristique ou du manuel degéographie.

La littérature échappe à la sensation brute, serait-ce celle de sonmatériau verbal, en même temps qu’elle émancipe le percept descirconstances matérielles de son apparition, une lande déserte ouune mer en furie pouvant faire l’objet d’une perception littérairesans qu’on soit en présence d’autre chose que d’une page d’écritureou d’une séquence de mots. Ni pur art ni simple savoir, la litté-rature est idées métissées d’affects, connaissances croisées avec dessensations, de l’épistémè mariée à de l’esthésie, sans possible divorceentre concept et percept, unis pour le meilleur et pour le pire dans

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ce qu’on peut appeler, avec les psychologues de la cognition, uneimagerie ou une image mentale — percept élevé au rang de concept,ou plutôt, concept ancré dans le terreau du percept. Michel Denisdéfinit l’imagerie comme « une modalité de représentation mentalequi a pour caractéristique de conserver l’information perceptivesous une forme qui possède un degré élevé de similitude structuraleavec la perception », en précisant que du percept à l’image il y abien sûr transformation de l’information sans que l’abstraction quien résulte, toutefois, « fasse perdre à la représentation son isomor-phisme structural à l’égard de la perception »3.

Hybride de figures sensibles et de pures notions, la littératureœuvre ainsi à partir d’une perception conçue ou d’une conceptionperçue, qui nous rappelle qu’une idée est toujours une image, eidosplaçant sous les yeux de l’esprit les états de choses sensibles,auxquels nous prêtons notre pensée, sa structure intéroceptive, enmême temps qu’ils nous prêtent leurs qualités, leur substanceextéroceptible. Car nous sommes dans ce que nous percevons,lisant ou écrivant un texte, en même temps que le monde est dansce que nous nous en représentons : l’océan du Moby Dick deMelville me désigne comme sujet qui le perçoit mentalement et lapensée que Melville et moi mettons dans le même Moby Dickdésigne aussi l’océan comme objet mondain de nos spéculations.Autrement dit, lire ou écrire nous représente notre propre activitéperceptive, réellement imaginée, dont le monde et nous-mêmessommes conjointement l’objet. Si la littérature arrache le perceptaux circonstances de la perception sensorielle immédiate, commel’affirment Deleuze et Guattari — et cela suivant un processusd’abstraction des données sensibles dont les qualités font l’objetd’une « imagerie » —, elle a en même temps pour objet de mettreau jour et en jeu les conditions de possibilité de notre expérienceperceptive, soit les formes a priori de l’intuition par lesquelles nousnous représentons l’existence d’un objet dans l’espace et notrepropre existence dans le temps.

La littérature nous fait vivre une expérience perceptive médiate,dont le support est imaginaire, puisque construit à partir d’imagesmentales résultant de notre double connaissance de la langue et du

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monde, en jeu dans toute lecture et toute écriture, et cette expé-rience de nature proprement esthétique concerne moins les objetsproprement dits du monde perçu que les conditions plus ou moinssubjectives de leur perception, soit la nature de notre intuition.Nous n’entendrons jamais la petite phrase de la sonate de Vinteuil,nous ne verrons jamais la Berma jouer Racine ou Corneille, nousne dégusterons jamais la madeleine que Marcel a goûtée, mais noussaurons ce que notre héros aura ressenti, perçu ou proprement expé-rimenté au cours de tel récital intime, de telle pièce de théâtre ouun certain après-midi, à l’heure du thé, précisément parce que letexte de La Recherche dit et montre les conditions de notre expé-rience perceptive, qui sont les formes spatio-temporelles de notreintuition, véritable matériau de l’œuvre d’art littéraire. Ce matériause révèle dans ce que la langue et le monde donnent conjointementà voir et à sentir — l’espace et le temps étant cette structure com-mune à l’imagination et à la perception, dans la mesure où cesdernières possèdent toutes deux un corrélat intentionnel dont lespropriétés spatio-temporelles sont isomorphes4.

Cogito et percipio

La littérature n’est pas, toutefois, simple simulation de notre acti-vité perceptive, loin de là. En tant que mise au jour des conditionsde notre expérience esthésique ou mise en jeu du lien entre percep-tion et aperception, sens externes et sens interne, percept et con-cept, la littérature est le lieu, depuis le début du xxe siècle au moins,d’une véritable Critique de la raison esthétique, où la conception ditemoderne de la subjectivité, cartésienne et lockienne, est constam-ment battue en brèche dans le cadre de ce qu’on peut appeler une« philosophie sensible », où c’est l’imagerie au sens défini plus hautqui joue le rôle de l’argument des philosophes. Les théories clas-siques de la subjectivité, qu’elles soient rationalistes ou empiristes,postulent toutes l’existence, préalable à l’expérience et à la connais-sance du monde, d’une entité insécable à laquelle sont rapportéstoutes les données de l’expérience et tous les processus ou états dela conscience constitutifs de notre ontologie, cette entité étant

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l’Ego, le « je » pris dans son existence hic et nunc comme lieu etmoment de la conscience pure du monde et de soi-même. Je nepeux me penser qu’ici et maintenant et penser le monde à partir decet ici-maintenant ; toute projection dans un ailleurs spatial outemporel étant rapportée au lieu et au moment d’où elle est pro-jetée, soit à l’Ego comme point originel du Cogito et du Percipio.

Penser et percevoir sont tous deux conçus sur le modèle d’uncentre rayonnant vers une toujours plus lointaine périphérie. Onsait qu’en latin le verbe percipere veut dire « envahir », « prendreentièrement » (de per-capere, littéralement : « prendre quelque chosedans toute son étendue ») — l’Ego est envahisseur, son rapport aumonde empirique est « impérial », le réel comme domaine de l’expé-rience ou « empirie » constituant son véritable « empire », où il seprojette, l’« embrassant dans toute son étendue ». Le « je » moderne,c’est-à-dire classique, se construit sur le modèle de l’« œil », conçului-même comme source de la vision et de notre connaissance duréel : l’Ego est l’œil magique à l’intérieur de notre œil physique, quirapporte tout ce que nous voyons à notre propre existence de sujetpensant et percevant. L’univers est ego-centrique, et notre pensée, àl’instar de notre activité perceptive, est fondamentalement égotiste,dirait Stendhal, dont le « grand miroir promené le long des che-mins », fondement de l’esthétique réaliste et naturaliste, n’est autreque notre propre œil, où c’est un « je » qui se reflète, jusque dansles réfractions les plus hallucinantes, les plus illusionnistes dumonde extérieur.

Les pratiques esthétiques post-naturalistes ont commencé derompre avec cette conception du sujet comme « noyau dur » denotre ontologie. La certitude dont il était l’objet s’est peu à peueffritée, sous les coups de ciseaux et de balais, non seulement del’art et de la littérature, mais des sciences humaines aussi, qui sesont mises à le « fissionner », à le disséquer, à le fouiller, jusqu’à cequ’il n’en reste rien de dur ou de résistant, sinon quelques éclats,copeaux, éclisses, qui ne peuvent plus servir de socle à notre onto-logie et à nos univers romanesques, mais agissent désormais commeautant de références en miettes dans notre mémoire défaite et notreimaginaire désemparé, aux prises avec les milliers de morceaux d’un

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puzzle qu’aucune vision cohérente de notre identité ne nous permetde reconstruire. La déconstruction n’aura pas été le fait, d’abord,d’une démarche réflexive de la philosophie, mais de l’activité esthé-tique d’artistes et d’écrivains dont l’expérience cognitive et percep-tive modélisée par l’art et la littérature se sera révélée dans toute sacomplexité, infiniment fissible et décomposable en « petites percep-tions », dirait Leibniz, qui font éclater le sujet en une multituded’actes et d’états composant la véritable trame de tout universromanesque comme de tout tableau et de toute pièce musicale.

La perception kinétoscopique

Le roman proustien, prototype d’une microanalyse de l’expérienceperceptive et des états mentaux, est l’un des lieux où la subjectivitéclassique fondée sur l’identité du cogito et du percipio est le plussubtilement mise à mal : le sujet empirique, qui s’empare de ce qu’ilperçoit, dominant ce qu’il voit de sa position hors-champ, au-dessus de la mêlée, se trouve d’emblée aux prises avec les donnéesmultiples et souvent discontinues de ses sensations et de sesperceptions, que relaient la mémoire et l’imagination, ces passés etces futurs du percept tout aussi présents à la conscience que peutl’être la vision proprement dite. Prenons l’épisode de La Rechercheoù Marcel évoque le souvenir de la chambre qu’il occupait à Tan-sonville, chez Mme de Saint-Loup ; je ne retiendrai, pour lesbesoins de l’analyse, que la dernière phrase de ce passage :

Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dansune autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne ; mon Dieu ! il est au moins dix heures, on doitavoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous lessoirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avantd’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuisCombray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’étaient les refletsrouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’estun autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, àsuivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et lachambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le

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dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par lesfeux de la lampe, seul phare dans la nuit5.

La multiplication des lieux et des temps, coextensive à la multi-plication des points de vue, nous pousse, à la lecture de ce passage,à imaginer un Marcel ubiquiste, à la fois dans sa chambre et àl’extérieur, non loin de la demeure de Madame de Saint-Loup —« le mur fila[nt toujours] dans une autre direction », écrit Proust audébut de l’extrait. Marcel s’est endormi dans sa chambre et le mêmeMarcel se trouve avec son hôte sur le chemin du retour d’unelongue promenade au clair de lune. Un étrange jeu de perceptionnous le montre apercevant, du chemin où elle lui apparaît, lachambre où il s’est endormi au lieu de s’habiller pour aller dîner.Il y a là une véritable torsion perceptuelle, qui élève bien le perceptau-dessus des circonstances matérielles de perception, comme leferaient remarquer Deleuze et Guattari, mais ne le détache toutefoispas des conditions spatio-temporelles de l’activité perceptive, l’yancrant plutôt, l’enracinant dans le riche terreau de la mémoire etde l’imagination, dont la structure intentionnelle complexe permetau sujet non seulement de se dédoubler, mais de se multiplier àl’infini, faisant éclater le point de vue qu’il incarne sur le monde etsur lui-même, d’où naissent et disparaissent les traces plus ou moinséparses de sa subjectivité. Ces traces sont éparpillées dans le tempset dans l’espace et nous obligent à de nombreuses contorsions duregard et de l’esprit pour reconstituer l’unité d’un sujet à travers sesdifférents actes cognitifs et perceptifs.

L’esthésie du sujet proustien est souvent triplexe. Dans notreexemple, un premier état du sujet percevant « se souvient » d’undeuxième où il « aperçoit » un troisième état qui ne peut lui« apparaître » qu’à travers le premier, postérieur aux deux autres.Autrement dit, une première séquence événementielle aligne, dansla diégèse, la promenade (en T1), la sieste (en T2) et l’acte denarration (en T3), alors qu’une deuxième, qui s’y superpose et noustrouble la vue, emboîte l’un dans l’autre les événements cognitivo-perceptifs suivants : la mémoire du sujet, premier état par lequelnous est présenté l’ensemble de la scène, englobe un deuxième état

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qui est la perception qu’il a, depuis la route, de la chambre où dansun troisième état il apparaît endormi, mais aux yeux du seulpremier état dans lequel il sera ultimement, soit à travers l’actemnésique — la mémoire s’interposant entre le sujet percevant et lesujet perçu, qui sont un même sujet écartelé dans le temps et dansl’espace. Cette médiation, toutefois, se trouve elle-même objetd’une nouvelle torsion, puisqu’au niveau énonciatif l’acte mnésiquedu narrateur nous est présenté comme jetant le pont entre unévénement présent : « j’aperçois, quand nous rentrons » et unévénement non pas passé mais futur par rapport à ce dernier : « lachambre où je me serai endormi », et que par surcroît l’ordre syn-taxique de la phrase fait que la présentation de ce futur précède, àl’écriture comme à la lecture, celle du présent même du souvenir.Le tableau I, ci-après, synthétise ces quelques données, où appa-raissent l’une par rapport à l’autre les différentes distorsions spatio-temporelles que font subir au texte et à sa lecture les relations dedisjonction et de conjonction entre la perception du matériau dis-cursif et l’aperception de l’imagerie mentale qu’elle engendre.

tableau i

Temps 1 Temps 2 Temps 3

L’événement la promenade la sieste la narration

La cognition le souvenir la perception l’apparition

L’énoncé « sortir » « s’endormir » « apercevoir »

Le temps présent futur antérieur présent« je trouve à… » « je me serai « je l’aperçois »

endormi »

Immédiatement après ce passage, Proust écrit, toujours à tra-vers la conscience de Marcel :

Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelquessecondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais nedistinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elleétait faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positionssuccessives que nous montre le kinétoscope6.

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La conscience proustienne est kinétoscopique. Elle est cette « lan-terne magique » qui permet toutes les projections, les plus tour-noyantes et les plus confuses. Ce n’est pas le modèle, déjà ancien,de la photographie qui décrit le mieux l’Ego percipio proustien, maiscelui même du cinéma, dont les balbutiements lui sont contem-porains : l’objet perçu bouge, désignant du même coup les« bougements » du sujet percevant, dont la conscience n’est plusarrêtée dans l’instant, sur l’inamovible trépied de l’Ego, Hic etNunc, mais parcourt en tous sens les va-et-vient du monde, portéequ’elle est par les creux et les crêtes du temps dont la vague emportetout, y compris l’œil du je, en un long travelling que l’écriture deProust, en la mouvance de sa syntaxe, incarne avec plus de bonheurencore que son cher kinétoscope. Si ce dernier permet de suivre lacourse d’un cheval à travers la forêt, la phrase proustienne nepermet-elle pas, elle, d’épouser tous les méandres, les courbes et leslacets, les pentes et les sentes par lesquels passe notre conscienceperceptive du moindre fait, dont la place, toujours problématique,dans l’espace et le temps, indispose le sujet quant à la certitude qu’ilpeut avoir de sa propre stabilité ?

La période proustienne fait passer le percept par la double enfi-lade des souvenirs et des anticipations gigognes, où c’est le tempscomme forme a priori de l’intuition, dirait Kant, qui déstabilise lesujet en multipliant ses points de vue sur le monde et sur lui-même. Le temps n’est pas une forme, seulement, de la subjectivité,il est mouvement des formes : métamorphose du je, dont l’apercep-tion est toujours multiforme. Tout comme Benveniste affirmequ’« est je qui dit je » — sans autre possibilité de définir son identitéque de savoir qui parle à chaque instant —, on peut affirmer quele sujet ne s’appréhende qu’à travers les états changeants de sonactivité de conscience, perceptive ou proprement cognitive, dont lareprésentation n’a pas toujours la belle continuité de ce cinémato-graphe appauvri qu’est le kinétoscope dont parle Marcel, mais lecaractère heurté d’un véritable « montage parallèle ». L’imagerieproustienne fait surgir, hors des circonstances effectives de l’acteperceptif, mais toujours ancré dans les conditions de possibilité detoute esthésie, le jeu complexe des différentes modulations

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cognitives par quoi nous élaborons, dans le temps et dans l’espace,des représentations du monde et de nous-mêmes où la subjectivitésemble davantage une modalité de nos actes de perception et deconscience que le fondement de notre connaissance empirique etrationnelle.

Les récits de la conscience

La légitimation du sujet n’est plus dans les Grands Récits, nousdisait il y a plus de vingt ans Jean-François Lyotard, mais dans cequ’il appelait la « pragmatique des particules langagières » qui« raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacitéde supporter l’incommensurable »7. Le Cogito cartésien fut l’un deces Grands récits, où le je s’est longtemps projeté comme le hérosde ce monde, responsable des plus grands exploits de l’Idée, diraitHegel, qui fut sans doute l’un des derniers à le raconter. La litté-rature aura fait du je l’anti-héros de ce méga-récit, l’anti-sujet decette épopée du Moi conçu comme maître de ses pensées et de sesperceptions. Elle ne dit plus cogito, percipio, mais cogitatum, per-ceptum, au supin. La pensée et la perception ne sont plus attribuéesau seul sujet, qui en serait l’unique agent, mais « s’élèvent » au-dessus de leurs contingences matérielles pour prendre leur relativeautonomie, c’est-à-dire agir, comme agissent sur nous nos idées etnos percepts, en véritables héros de nos micro-récits de la cons-cience, de la mémoire ou de l’imagination. À la recherche du tempsperdu est le grand roman de ces petits récits des sens et de l’esprit,dont les percepts émancipés sont les personnages en quête d’au-teurs. Chaque percept représenté, à travers le souvenir ou l’anti-cipation, y est proprement à la recherche d’un sujet perdu, qui nese retrouvera que parmi les indénombrables « petites perceptions »qui l’envahissent, lui, Ego enfoui, bien plus qu’il ne les envahirajamais, beaucoup trop absent à soi ou trop peu présent à lui-mêmepour maîtriser le flux et les reflux du temps, porteur de ses percep-tions ou de ses cogitations, qui sont un autre nom de sa constantemétamorphose.

C’est l’histoire intime de ces métamorphoses du sujet dans sesmanières de voir et de sentir, de dire et d’écrire — qui sont aussi

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« manière d’être » à part entière, ethos au sens propre — que nousallons suivre de près dans cet ouvrage, d’abord en dégageant lesconditions de mise en discours du sujet percevant et énonçant, telqu’il se déploie dans l’espace et le temps, dans la poièsis et l’aisthèsis,dans la figurativité de la langue et le schématisme de l’imagination,dans l’énonciation de la quantité et de la qualité et dans l’expé-rience des valeurs et des tensions, puis en analysant les différentesconfigurations esthésiques auxquelles cette subjectivité perceptive eténonciative a donné lieu au cours des temps, en particulier dans lesdernières décennies, à travers les formes de la description, l’expres-sion poétique du mouvement, l’hétéroception ou la représentationde l’autre, l’image kinesthésique, la fictionnalité, l’acte de lecture, lerécit exemplaire et l’inscription historique de la connaissance litté-raire ou de la cognition esthétique. Si la première partie du livre,plus théorique et analytique, traite du cadre général dans lequel lavie perceptive et énonciative du sujet peut être étudiée, la deuxièmepartie, plus descriptive et interprétative, explore de manière con-crète, à partir de textes littéraires qui vont de Nerval à Eco en pas-sant par Flaubert, Artaud et Saint-Denys Garneau, les modes d’ins-cription de la subjectivité dans des configurations sensiblesparticulières, où se manifestent de nouvelles façons de voir et dedire qui sont éminemment révélatrices des mutations éthiques etesthétiques que connaissent nos sociétés et notre histoire, de moinsen moins assurées de leurs assises.

n o t e s

1. Deleuze, Gilles, et Félix Guattari, 1992 : 158.2. Ibid. : 159.3. Denis, Michel, 1989 : 9.4. Voir Kosslyn, Stephen M., 1980. Pour une réflexion sur l’usage qu’on peut

faire en théorie littéraire des travaux de psychologie cognitive sur l’imageriementale, voir entre autres Collins, Christopher, 1991.

5. Proust, Marcel, 1987 [1913], tome I : 6-7.6. Ibid. : 7.7. Lyotard, Jean-François, 1979 : quatrième de couverture.

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du même auteur

Essais

Ombres convives. L’art, la poésie, leur drame, leur comédie, Montréal,Le Noroît, coll. « Chemins de traverse », 1997, 230 p.

(éd.) Action, passion et cognition. D’après A. J. Greimas, Québec, Nuit Blanche Éditeur,Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1997, 350 p.

Voir et Savoir. La perception des univers du discours, Montréal, Éditions Balzac,coll. « L’univers des discours », 1992, 550 p.

Signification et sensation, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « Nouveauxactes sémiotiques », 1992, 36 p.

(éd.) Les Atmosphères de Jean-Aubert Loranger, Paris, Éditions de la Différence,coll. « Orphée », 1992, 128 p.

Chutes. La littérature et ses fins, Montréal, l’Hexagone, coll. « Essai littéraire », 1990,269 p.

(éd., avec K. Fall) Les Discours du savoir, Montréal, Les Cahiers de l’ACFAS, 1986,366 p.

Romans et récits

Légende dorée, roman, Québec, L’instant même, 1997, 212 p.L’attachement, roman, Québec, L’instant même, 1995, 125 p.L’attrait, récits, Québec, L’instant même, 1994, 121 p.

Poésie

Portrait d’un regard / Devant la fin (avec Bernard Noël), Montréal, Éditions Traitd’union, coll. « Vis-à-vis », 2000, 111 p.

L’un l’autre, avec des dessins de Christine Palmiéri, Saint-Benoît-du-Sault (France),Éditions Tarabuste, 1999, 37 p.

dieu sait quoi, Montréal, Le Noroît, 1998, 125 p.Consolations, Montréal, Le Noroît, 1996, 90 p.Le corps pain, l’âme vin, avec des dessins de Christine Palmiéri, Montréal, Le Noroît,

1995, 130 p.Vita chiara, villa oscura, avec des dessins de Robert Wolfe, Montréal, Le Noroît, 1994,

125 p.Fonds suivi de Faix, Montréal, L’Hexagone, coll. « Poésie », 1992, 190 p.Rehauts suivi de Voire, avec des dessins de Daniel Barichasse, Calaceite (Espagne),

Éditions Noésis, coll. « Parvula », 1992, 52 p.L’Omis, Seyssel, France, Champ Vallon, coll. « Recueil », 1989, 105 p.Théâtre d’air suivi de L’Avéré, VLB éditeur, Montréal, 1989, 135 p.

Sommes, Montréal, L’Hexagone, coll. « Poésie », 1989, 113 p.

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composé en minion corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en août 2000sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignace, québecpour le compte de gaston deschêneséditeur à l’enseigne du septentrion

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