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Pascal Amel | De quelle nécessité est né le mouvement de la Figuration narrative ? Quelle rupture avec les mouvements qui l’ont précédé – en particulier l’École de Paris et les Nouveaux Réalistes ? Jean-Paul Ameline | Les années d’apparition de la Figuration narrative sont des années de profond changement de la scène artistique ; la plupart des artistes sont nés vers 1935-1939 – un peu avant-guerre. Quand ils arrivent à maturité et commencent à travailler, l’École de Paris est dominante, mais c’est le moment où la scène artistique française se retrouve très sérieusement contestée par la scène américaine qui devient peu à peu prééminente. Paris est considéré jusqu’en 1955-1957 comme la capitale du monde artistique mais, à partir des années 1958-1959, l’art américain fait son entrée sur la scène européenne : Jackson Pollock expose dès la fin des années 50 en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, à Paris. Fortement contestée, la scène artistique française apparaît à bout de souffle non seulement pour les jeunes artistes à Paris, mais aussi pour l’Europe et les États-Unis. Bénédicte Ajac | La société est très conserva- trice avec des règles rigides et cette nouvelle génération d’artistes a le désir de tout changer. Nous assistons à ce moment-là à la naissance de la société de consommation et à l’émergence des médias de masse. Figuration narrative > Exposition JPA | La télévision s’installe dans les foyers, la publi- cité, les supermarchés, les journaux à grand tirage… Tous ces nouveaux supports frappent les artistes et il leur semble que l’art à Paris est décalé par rapport à la réalité, qu’il tourne en rond, ne parle que de lui. L’artiste s’enferme dans son atelier, fait ses œuvres et le monde n’existe plus. Mais pour les artistes de cette génération, le monde réel doit exister dans la peinture, pour eux il n’est plus possible de faire des œuvres abstraites qui n’ont guère de rapport avec le reste du monde. BA | Pour eux, tout est lié, la vie, l’art. On ne peut séparer la vie au quotidien et l’expression artistique. Les objets de cette société de consommation entrent directement dans les préoccupations de la vie artistique. PA | Quelle différence avec le Pop Art britannique ou américain qui, lui aussi, se préoccupe de rendre compte des objets de la société de consommation ? JPA | La Figuration narrative n’est pas une succursale du Pop Art comme on le lit quelquefois. Car ces artistes ont travaillé dès la fin des années 50, et pour beaucoup dès le début des années 60, avant donc que le Pop n’arrive en France. La première manifestation du Pop a lieu en 1962 à New York et à Paris en 1963- 1964. Rauschenberg obtient le premier prix de la Entretien avec les commissaires de l’exposition Jean-Paul Ameline et Bénédicte Ajac La spécificité de ce mouvement pictural français majeur et la reconnaissance des peintres d’ici et d’ailleurs qui l’ont constitué est enfin à l’ordre du jour dans cette belle exposition. Quels en furent – en sont ? – les enjeux éthiques et esthétiques ? les peintres majeurs ? les œuvres phares ? l’actualité de ces mêmes peintres ? leur influence sur les artistes de la nouvelle génération ? Figuration narrative. Paris, 1960-1972. Du 16 avril au 13 juillet 2008. Galeries nationales du Grand Palais. Commissariat : Jean-Paul Ameline, conservateur général du Patrimoine au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou et Bénédicte Ajac, attachée de conservation au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou. | ACTU |

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Pascal Amel | De quelle nécessité est né lemouvement de la Figuration narrative?Quelle rupture avec les mouvementsqui l’ont précédé – en particulier l’Écolede Paris et les Nouveaux Réalistes ?

Jean-Paul Ameline | Les années d’apparitionde la Figuration narrative sont desannées de profond changement de lascène artistique ; la plupart des artistessont nés vers 1935-1939 – un peuavant-guerre. Quand ils arrivent àmaturité et commencent à travailler,l’École de Paris est dominante, maisc’est le moment où la scène artistiquefrançaise se retrouve très sérieusementcontestée par la scène américaine quidevient peu à peu prééminente. Parisest considéré jusqu’en 1955-1957comme la capitale du monde artistiquemais, à partir des années 1958-1959,l’art américain fait son entrée sur lascène européenne : Jackson Pollockexpose dès la fin des années 50 enSuisse, en Angleterre, en Allemagne, àParis. Fortement contestée, la scèneartistique française apparaît à bout desouffle non seulement pour les jeunesartistes à Paris, mais aussi pourl’Europe et les États-Unis.

Bénédicte Ajac | La société est très conserva-trice avec des règles rigides et cettenouvelle génération d’artistes a le désirde tout changer. Nous assistons à cemoment-là à la naissance de la sociétéde consommation et à l’émergence desmédias de masse.

Figuration narrative

> Exposition

JPA | La télévision s’installe dans les foyers, la publi-cité, les supermarchés, les journaux à grand tirage…Tous ces nouveaux supports frappent les artistes et illeur semble que l’art à Paris est décalé par rapport àla réalité, qu’il tourne en rond, ne parle que de lui.L’artiste s’enferme dans son atelier, fait ses œuvreset le monde n’existe plus. Mais pour les artistes decette génération, le monde réel doit exister dans lapeinture, pour eux il n’est plus possible de faire desœuvres abstraites qui n’ont guère de rapport avec lereste du monde.

BA | Pour eux, tout est lié, la vie, l’art. On ne peut séparerla vie au quotidien et l’expression artistique. Les objetsde cette société de consommation entrent directementdans les préoccupations de la vie artistique.

PA | Quelle différence avec le Pop Art britannique ouaméricain qui, lui aussi, se préoccupe de rendrecompte des objets de la société de consommation ?

JPA | La Figuration narrative n’est pas une succursaledu Pop Art comme on le lit quelquefois. Car cesartistes ont travaillé dès la fin des années 50, et pourbeaucoup dès le début des années 60, avant donc quele Pop n’arrive en France. La première manifestationdu Pop a lieu en 1962 à New York et à Paris en 1963-1964. Rauschenberg obtient le premier prix de la

Entretien avec les commissaires de l’exposition Jean-Paul Ameline et Bénédicte Ajac

La spécificité de ce mouvement pictural français majeur et la reconnaissance despeintres d’ici et d’ailleurs qui l’ont constitué est enfin à l’ordre du jour dans cette belleexposition. Quels en furent – en sont ? – les enjeux éthiques et esthétiques ? les peintresmajeurs ? les œuvres phares ? l’actualité de ces mêmes peintres ? leur influence sur lesartistes de la nouvelle génération ?

Figuration narrative. Paris, 1960-1972. Du 16 avril au 13 juillet 2008. Galeries nationales du Grand Palais.

Commissariat : Jean-Paul Ameline, conservateur général

du Patrimoine au Musée national d’art moderne, Centre Pompidou

et Bénédicte Ajac, attachée de conservation au Musée national

d’art moderne, Centre Pompidou.

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biennale de Venise en juin 1964 où il apparaît aumilieu des autres artistes américains comme lereprésentant du Pop, bien que ce soit en grande par-tie inexact. Les Américains le considèrent plutôtcomme “néodada” car son esthétisme est assez loin

de celui de Warhol, Rosenquist ou Lichtenstein. Celadit, les artistes français ont regardé le Pop, mais ilsont commencé avant. En voici deux exemples :Fahlström qui, dès 1955-1957, quand il est encore enSuède (il arrive à Paris vers 1958), utilise déjà des

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Gilles Aillaud. Vietnam, la bataille du riz.

1968. Huile sur toile, 200 x 200 cm.

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BA | Nous nous sommes arrêtés avec l’exposition dePompidou en 1972. Certains artistes nous ontdemandé pourquoi nous ne nous étions pas arrêtésen 1968, considérant que l’essentiel des origines dela Figuration narrative avait, alors, déjà été formulé.

JPA | Plusieurs expositions font date dans cette his-toire : Mythologies quotidiennes, l’exposition fonda-trice de 1964, organisée par Gassiot-Talabot,Télémaque et Rancillac. Celle de 1972, communé-ment appelée “Expo Pompidou” – qui a eu lieu auGrand Palais – à laquelle certains artistes partici-pent, mais qui est en partie boycottée. Et la troisième,Mythologies quotidiennes 2, en 1977, où l’on retrouveGassiot-Talabot mais également une soixantained’artistes dont beaucoup de jeunes. Ce gonflementdu mouvement donna l’impression aux précurseursd’être “noyés dans la masse”.

PA | Un certain nombre d’œuvres collectives a été pro-duit par ce mouvement, ce qui est un “manifeste” ensoi : pouvez-vous nous en dire davantage sur La Fintragique de Marcel Duchamp de Gilles Aillaud,d’Eduardo Arroyo et d’Antonio Recalcati qui, àl’époque, a fait beaucoup parler d’elle ?

BA | L’idée d’œuvre collective est une utopie. Une pas-sion dans le désert, première œuvre collective de laFiguration narrative, entreprise en 1964 par Aillaud,Arroyo et Recalcati, est présentée en janvier 1965.C’est Aillaud qui propose cette histoire tirée d’unenouvelle de Balzac ; tous les trois vont s’amuser àfaire une œuvre sur le principe suivant : les deuxautres peintres peuvent défaire, retravailler ce qui aété fait si cela ne leur plaît pas. Ils réalisent ainsicette œuvre collective constituée de 13 tableaux. Etl’année suivante, ils s’attaquent à Duchamp.

JPA | C’est plutôt parti d’Aillaud et d’Arroyo. C’est unpoint de vue très idéologique. Aillaud est le plus mili-tant/politique mais c’est aussi celui qui réfléchit avecle plus de points de vue théoriques. Il se reven-

images de magazines pour faire ses peintures, etTélémaque qui, dès le début des années 60, réutilisedes éléments de collage de la presse, d’imageries etd’affiches. C’est la même chose pour les Anglais : ilsn’ont pas attendu l’arrivée du Pop américain chez euxpour se familiariser avec l’imagerie commerciale desannées 60.

PA | Comment définiriez-vous la Figuration narrative ?

JPA | Les artistes de la Figuration narrative viennentd’un milieu artistique très dense même s’il est cloi-sonné. Il y a une abstraction puissante à Paris, maisles surréalistes sont encore très présents. On peutvoir dans les années 50, et même au début desannées 60, Matta, Masson, Magritte, Ernst. On pour-rait citer un grand nombre de surréalistes toujoursactifs – Breton est très actif et reste une référencepour tout le monde. Les artistes de la Figuration nar-rative s’intéressent aussi à Cobra, les gens de Cobrasont à Paris, Corneille et Jorn sont à Paris, Appel faitdes allers-retours entre Paris et New York. La spéci-ficité picturale fondamentale des artistes de laFiguration narrative réside dans le fait que, pour eux,le cinéma, la littérature populaire, le background cul-turel de masse, tout cela doit se retrouver dans leurœuvre mais ils doivent aussi faire référence aux évé-nements contemporains.

PA | Pourquoi avoir choisi cette tranche 1960-1972 ? Quelleest l’importance de Mai 68 par rapport à ce mouvement ?

JPA | Partir de 1960, c’est montrer que ce mouvementcommence avant 1964, en parallèle donc au Pop etnon pas comme suiveur. Finir en 1972 ? Parce que laFiguration narrative a fait des émules à partir de la findes années 60. Au début des années 70, il y a beau-coup de monde et Gassiot-Talabot n’agit pas commeRestany (qui ferme son groupe, décide qui est “nou-veau réaliste”, combien ils sont, écrit un manifeste,etc.). Ce qui nous intéresse ici, c’est le début, la sourcedu mouvement de la Figuration narrative, la mise envaleur des précurseurs, ceux qui sont les fondateurspendant les années 60 (soit une vingtaine d’artistes).De plus, 1968 est un événement fondamental pour cesartistes, bien que, contrairement à ce que l’on dit, cer-tains s’y intéressent et d’autres restent à l’écart. Unesorte de scission s’opère en 1968-1972 entre lesartistes qui restent très politisés et ceux qui s’émanci-pent de cette espèce de politisation générale que lasociété française connaît à ce moment-là.

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Ci-contre :

Eduardo Arroyo. Caballero español.

1970. Huile sur toile, 162 x 130 cm.

Double page suivante :

Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati.

Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp.

1965. Huile sur toile, série de 8 tableaux, 162 x 114 cm et 162 x 130 cm.

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tableaux. On imagine qu’Arroyo a représenté les per-sonnages, qu’Aillaud a réalisé les animaux et enfinque Recalcati a peint les paysages, mais en fin decompte ils se sont corrigés les uns les autres. C’étaitun jeu au départ, il y avait un aspect ludique.

La Fin tragique de Marcel Duchamp est évidemmentun sujet plus “dur”. Si Une passion dans le désert aété considérée comme plutôt sympathique et inté-ressant par la presse, “l’anti-Duchamp” est consi-déré comme une véritable attaque par lessurréalistes. En effet, Duchamp était important àParis dans les années 50-60. Par conséquent, s’atta-quer à lui, c’était s’attaquer au surréalisme français.L’œuvre dans sa représentation surtout était trèsmarquante. Les trois artistes s’étaient représentéseux-mêmes sur le tableau, suggérant l’idée d’un pas-sage à tabac qui finit mal, dans un commissariat. Lessurréalistes avaient été très choqués alors que l’idéedes trois artistes était de montrer qu’un mouvementn’a pas besoin d’une “star” pour que la peinture, lacréation vive. Ils utilisaient une formule plutôt amu-sante : “Il vaut mieux peindre sans signer que signersans peindre.” Et Duchamp est le symbole même ducréateur pur, celui qui, en touchant un urinoir, letransforme en œuvre d’art. L’artiste et son œuvre endeviennent fétichisés. Si le créateur a un tel pouvoir,la peinture est inutile, or ce sont des artistes qui veu-lent être fidèles à la peinture.

PA | Quel rapport entretient la Figuration narrativeavec les maîtres du passé – d’autant que, à cettemême période, l’on sait que Picasso entreprend soncycle de “revisitation” de la grande peinture ?

JPA | Le point commun pour tous ces artistes c’estqu’ils se réapproprient la peinture classique tout enla détournant : Arroyo s’intéresse à Vélasquez, àDavid, à Goya… Quand Erró nous parle de peinture, ilnous cite les grands maîtres flamands du XVIIe siècleou les Vénitiens. C’est tout à fait étonnant. Quand onvoit les toiles d’Erró, d’après les bandes dessinées onse dit qu’il ne s’intéresse pas du tout à la peinture, etpourtant ! Il nous a sorti une carte postale qu’il avaitachetée dans un musée à Vienne, où l’on voit unescène biblique associée à une nature morte fla-mande : eh bien, nous explique-t-il, dans le mêmetableau il y a deux choses, voyez ! Ce que je fais, fina-lement, ça n’est pas autre chose que ce qu’ont fait lesgrands maîtres flamands ! Et quand on lui demandequel est son peintre préféré, il nous répond : leTintoret. Ces artistes ont un tel rapport à la grandepeinture qu’ils ne peuvent pas comprendre les nou-veaux réalistes dont ils pensent qu’ils veulent liquider

dique du marxisme, qui considère que la peinture“bourgeoise”, en fin de compte, ne fait qu’isoler l’ar-tiste dans son univers particulier, qu’elle le sépare dumonde tel qu’il est et que la peinture a renoncé à par-ticiper à la transformation du monde à laquelle parti-cipent les autres acteurs culturels. Après tout, lescinéastes, les écrivains y participent également. Pource faire, il faut, d’une part, que l’art parle du monde telqu’il est et, d’autre part, supprimer cette espèce deprérogatives de l’artiste à être celui qui définit cequ’est la création en éliminant tout le reste. Parconséquent, il est avec Arroyo à l’initiative de l’œuvrecollective. Comme dit Bénédicte, il s’y attelle la pre-mière fois avec une nouvelle d’Honoré de Balzac assezamusante, Une passion dans le désert. On ne peut pasdire que ce soit l’œuvre fondamentale d’Honoré deBalzac. Elle raconte en quelques pages les amoursd’un soldat de Bonaparte et d’une panthère dans ledésert égyptien. C’est une nouvelle “pour rire” et jepense que les artistes trouvent à cette nouvelle uncôté très série B. En effet, ils sont très influencés parle cinéma et ils considèrent que le cinéma, tout enétant une œuvre, sinon collective, du moins nécessi-tant l’apport de plusieurs personnes, arrive à parlerdu monde. À partir de cette nouvelle, ils font leur pre-mière expérience collective de réaliser une peinturenarrative qui raconte une histoire, sans être illustra-tive. L’idée est de travailler sur un tableau en diffé-rents épisodes et que chacun travaille sur tous les

Gérard Fromanger.

Le rouge (série Boulevard des Italiens).

1971. Huile sur toile, 100 x 100 cm.

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la peinture alors que, pour eux, la peinture – en tantque médium – a encore quelque chose à dire sur lemonde, la société…

PA | Un certain nombre de règles structure la penséede la Figuration narrative : interdit du dessin ; soupçonquant à la subjectivité individuelle considérée comme“bourgeoise” ; art délibérément politique comme parexemple la dénonciation de la guerre du Vietnammenée par les Américains, mais aussi éloge de laRévolution culturelle chinoise qui, au même moment,envoie nombre d’intellectuels et d’artistes chinoisdans les camps de rééducation quand ils ne les liquidentpas physiquement. Pour le dire autrement : 40 ansaprès, que pensez-vous de la pertinence du lien entreart et message politique ?

JPA | C’est une époque très politisée et je pense qu’ilssont en phase avec leur époque. À Paris, en 1960,avant même que la guerre du Vietnam ne commence,on est en plein dans la guerre d’Algérie. QuandTélémaque arrive à Paris en 1961, il dit : “Autour demoi c’était la guerre d’Algérie”. Des intellectuelscomme Sartre sont très actifs, la France est partagéeentre les partisans de l’Algérie française et ceux del’Algérie indépendante. Les surréalistes, eux, sontfortement favorables à l’indépendance.Du fait de ces événements, les artistes se revendi-quent en tant qu’intellectuels, pas comme de simplespeintres qui font des tableaux mais comme des gensqui pensent.La guerre du Vietnam commence vers 1964-1965 etengage tout un milieu culturel qui dépasse bienentendu le seul milieu de la peinture… Quelques-unsont un certain intérêt pour la Chine comme PhilippeSollers ou Jean-Luc Godard, mais tous ne sont pasconcernés par l’expérience chinoise. Rancillac etAillaud l’ont été, d’autres au contraire ont pris durecul. Les différents artistes du mouvement étaientpartagés, comme la majeure partie de la commu-nauté intellectuelle dans la France des années 60. Ilsétaient pour la plupart classés à gauche et avaientbeaucoup d’illusions sur l’état de la Chine car lesseules informations qu’on avait, c’était ce que “l’ami-tié franco-chinoise” laissait entendre. Malraux,ministre du général De Gaulle, allait complimenterMao. C’était un aveuglement partagé et intéresséqu’on retrouve d’ailleurs aujourd’hui.

PA | Hormis la peinture, qu’en est-il des autresmédiums (affiches, sérigraphies, films, objets) ?

BA | Le multiple est très présent en Mai 1968 au momentoù l’atelier des Beaux-Arts se met à fonctionner. Il

faut produire des affiches ; les gens, des étudiants,des artistes, viennent et participent naturellement àleur réalisation. Ce n’était pas pensé, prémédité.

JPA | Le multiple arrive en fait au début des années 60en Amérique comme chez les abstraits, par exempleVasarely : l’idée est la diffusion de l’art pour tous,concept très ancien, et déjà présent dans les années 50.La sérigraphie est une technique utilisée à Londres,Paris et New York avant même la politisation de cescapitales. Cette politisation vient après la sérigraphie,c’est la deuxième étape et effectivement c’est l’atelierdes Beaux-Arts. Or, ce ne sont pas seulement lesartistes de la Figuration narrative qui réalisent cesaffiches. Rancillac en a fait une pour Cohn-Bendit etils ont travaillé à l’atelier des Beaux-Arts car il étaitintéressé par cette espèce d’effervescence. La plu-part des sérigraphies de l’atelier des Beaux-Artsétaient assez simples, comme par exemple une usinedessinée au crayon dont on voit clairement que cen’est pas une photographie.La photo apparaît dès 1965, Rancillac considère quec’est la base de son travail : “La vision du monde estphotographique, en reprenant la photographie jeparle de la vision du monde.” Cette idée est égale-ment partagée par beaucoup d’entre eux. À l’origine,ce n’est pas issu d’une idée purement politique. >

Jan Voss.

Des mots en l’air.

1963. Peinture, crayons et craies sur papier marouflé, 162 x 130 cm.

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ment sur celle d’aujourd’hui qui fait retour à une figu-ration s’inspirant d’autres médiums que la techniquepicturale en tant que telle ?

JPA | Ce mouvement a connu une éclipse très forte,même s’il a été très défendu par certains critiquesd’art dans les années 70 (Alain Jouffroy, PierreGaudibert, Jean-Louis Pradel), dans les musées àSaint-Étienne par Bernard Ceysson, à Grenoble parGaudibert, ainsi qu’à Dole. Les autres musées ontpeu défendu ce mouvement. Dans les années 80, l’in-térêt va de nouveau davantage vers l’art abstrait –Support/Surface, BMPT, etc. – et l’art américain sus-cite beaucoup d’intérêt de la part des musées natio-naux. Les acteurs de la Figuration narrative sont unpeu oubliés.

BA | Ils bénéficient plutôt d’une reconnaissance individuelle.

JPA | Chez les jeunes artistes, c’est tout à fait normal deretrouver des choses qu’eux-mêmes ont découvertes: la volonté de parler du monde tel qu’il est ; l’utilisa-tion de différents médiums en même temps ; le main-tien de la peinture comme médium principal. Ce sontces trois points communs que ces artistes détiennentainsi que beaucoup de créateurs de la nouvelle géné-

PA | Pour ce qui concerne les objets ? les films ?

BA | Les objets sont rares. En revanche, ils ont éténombreux à réaliser des films d’artistes car ils onttous été influencés par le cinéma. Entre les grimacesd’Erró ou les films de Stämpfli, on retrouve un côtétrès visuel, artistique. Le plus engagé serait Fahlström.

JPA | Ils passent leur vie à la cinémathèque. En 1967,sur invitation d’Alain Jouffroy, à la biennale de Paris,Pomereulle, Erró et Stämpfli proposent de montrerdes films qu’ils aiment plutôt que leurs peintures. Ilsmontrent ainsi des films de Godard, Fritz Lang,Kurosawa, etc. Le cinéma est fondamental pour euxet leur peinture est à la fois photographique et ciné-matographique. Gassiot-Talabot qui, en 1964, dit : “LaFiguration narrative, c’est la volonté de dire leschoses en peinture”, s’adapte : il se rend compte queles artistes évoluent tellement dans leur travail qu’ilse met à considérer leur peinture autrement : “C‘estquand même une figuration hybride qui emprunte àtous les moyens de communication moderne :cinéma, photo, affiche…”

PA | Qu’en est-il de l’influence de ce mouvement surles jeunes générations qui l’ont suivi, et particulière-

Antonio Recalcati.

Da Picasso.

1963. Huile sur toile, 180 x 210 cm.

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ration. On est dans une société très troublée, l’artistene fait pas que manier le pinceau, il peint cettesociété car il est naturel que la peinture parle dumonde d’aujourd’hui.

PA | La reconnaissance hors des frontières françaises ?

JPA | Même si ce mouvement est fondamentalementeuropéen puisque beaucoup d’artistes ne sont pasfrançais mais des Européens travaillant à Paris, lareconnaissance est faible après 1980. Les Américainsont eu peu de considération pour les artistes de laFiguration narrative car ils avaient le Pop Art qu’ils ontmis en avant et qui a suscité l’intérêt des collection-neurs et des musées européens. Ces artistes de laFiguration narrative ont donc senti un barrage trèsfort. Quand la galerie Sonnabend – qui est une galerieaméricaine très importante – s’est installée à Paris, ilspensaient naïvement que cela leur permettrait de sefaire connaître aux États-Unis. Or, cela a été l’inverse.Ce sont les Américains qui ont été montrés en France.

PA | Pourquoi organiser aujourd’hui une grande exposi-tion sur ce mouvement ? S’agit-il de donner à voir auxyeux des autres nations de l’art que l’un des princi-paux mouvements – créé en France – est constitué à la

fois d’artistes français (Monory, Cueco, Rancillac,Aillaud, Fromanger) et d’artistes venus d’horizonsgéographiques différents (le Haïtien Télémaque,l’Islandais Erró, l’Allemand Klasen, l’Italien Recalcati,le Suisse Stämpfli), etc. ? Qu’il n’y a pas d’art françaismais des artistes en France ? Que la spécificité de l’arten France est d’être à la fois singulier et universel ?

JPA | On ne sait pas, ce sont des artistes dont lesœuvres ont un véritable intérêt. Comme dit Arroyo :“Les peintures tiennent encore aujourd’hui” et jepense qu’il faudrait les regarder ; si l’Angleterre,l’Espagne, les États-Unis, l’Italie, prenaient la peinede s’y intéresser, ils découvriraient des choses.Arroyo, Aillaud, Télémaque et Rancillac témoignentd’une époque à découvrir.

BA | Ils ont fait la synthèse de ce qui s’est passé à cemoment-là, à tous les niveaux : artistique, sociolo-gique, politique… Ils ont fait émerger clairement desmises en question qui ont convergé en 1968 et qui ontcontinué ensuite. À leur manière, ils nous révèlent unmonde en pleine évolution, nous amenant ainsi à enmodifier notre perception. L’exposition – espérons-le– va contribuer à leur rendre leur vraie place sur lascène artistique française et internationale.

Valerio Adami.

Bedroom scene/Appartamento sulla terza strada.

1969. 243 x 365 cm.

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