EXPOSITION 2 AVRIL 1876 GALERIE PAUL … Werner Sombart « un concentré de sagesse capitaliste...

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EXPOSITION 2 AVRIL 1876 GALERIE PAUL DURAND-RUEL - 1 -

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EXPOSITION 2 AVRIL 1876

GALERIE PAUL DURAND-RUEL

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Dans un Paris haussmannien en pleine ébullition, un groupe de jeunes artistes organise le 2avril 1876 une exposition au sein de la galerie Paul Durand-Ruel. Si ce geste marque une ruptureavec les principes académiques du Salon officiel, les œuvres présentées témoignent, quant à elles,d’une conception picturale totalement révolutionnaire. La réaction des visiteurs est à ce titreparticulièrement glaciale voire extrêmement hostile. Qualifiés « d’impressionnistes » par la critiquedepuis la prise à partie de Louis Leroy dans la revue satirique Le Charivari en 18721, ces peintressubissent une véritable vindicte avant de percer, deux décennies plus tard, sur le marché américain.Ainsi Monet, Renoir, Sisley ou Pissarro sont généralement considérés par l’opinion comme desartistes maudits tardivement reconnus. Pourtant, ce groupe novateur est tributaire d’une longuehistoire puisqu’il puise ses sources dans les pratiques picturales traditionnelles du paysage françaisissues de l’École de Barbizon.

Si les Impressionnistes sont fréquemment rejetés par le public et le jury, leurs initiativesaudacieuses et la qualité de leurs œuvres ont attiré toutefois l’attention de certains marchands telPaul Durand-Ruel. Né en 1831 dans une famille de papetiers spécialisés dans la vente de fournituresartistiques, celui-ci a reçu de son père - fin collectionneur par ailleurs - de hautes convictions surl’art et sur la fonction de galeriste. Conservateur et fervent royaliste, Paul Durand-Ruel n’en restepas moins un homme d’affaires brillant, ouvert sur le monde et ardent défenseur des nouvellestendances picturales. Doté d’une âme d’apôtre et empreint d’une profonde vocation, il s’engage dèsjanvier 1871 à faire reconnaître et à défendre ces artistes contre vents et marées. Les difficultésfinancières qui s’amoncellent n’entravent pourtant nullement son courage et son obstination.

Dès lors, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la personnalité et les méthodesiconoclastes de Paul Durand-Ruel ont contribué à faire de l’impressionnisme un courant artistique àpart entière. Pour le savoir, nous déterminerons d’abord de quelle manière son audace, ses choixcommerciaux atypiques, son passé familial et son regard avant-gardiste se sont combinés pour fairede cet homme d’affaires un pionner du marché de l’art au point de métamorphoser sa galerie en unevéritable légende. Dans un deuxième temps, nous étudierons le contexte, les forces en présence, lapromotion et la réception de la seconde exposition des impressionnistes du 2 avril 1876 pour nousdemander en quoi cette dernière fut un échec retentissant pour les artistes et leur marchand. Enfin,nous terminerons en tentant d’expliquer comment cette déconvenue leur permit finalement derebondir ultérieurement avec succès sur le marché artistique américain.

I. PAUL DURAND-RUEL : UN MARCHAND D’ART AVANT-GARDISTE

A. Une carrière indissociable de son passé familial

1. La galerie Durand-Ruel : une épopée familiale associée à l’histoire

La saga Durand-Ruel est le produit d’une épopée familiale souvent marquée par lessoubresauts de l’histoire. Avant 1825, il y avait d’un côté les Durand et de l’autre les Ruel. Ainsi le

1 HAMON (Françoise), DAGEN (Philippe), XIXe-XXe siècles. Epoque Contemporaine, Coll. Histoire de l’art,Flammarion, Paris, 2005 p. 171

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mariage de Jean-Marie Fortuné Durand et de Marie-Ferdinande Ruel les incita-t-il à créer lepatronyme Durand-Ruel, jusqu’à laisser la possibilité à leur descendance de légaliser cette alliancecinquante ans plus tard. Dans tous les cas, cette jonction nominale relève d’une forte consonancesymbolique car elle témoigne non seulement de la fierté mais aussi d’une ambition sociale et d’uncertain culte des ancêtres. Dans le Recueil Généalogique de la Bourgeoisie Ancienne1 de 1955, onpeut lire que « le père de Paul Durand-Ruel [était] un arrière-petit-fils de vignerons établis à Solersen Seine et Marne [tandis] que sa mère [était] la fille d’un notaire royal de Belgencier, obligé de fuirprécipitamment la France en 1793 pour se réfugier en Toscane pendant la Révolution. » Mère dePaul Durand-Ruel, Marie-Ferdinande Ruel est donc née dans une famille issue de la bourgeoisieprovinciale qui a tout perdu au moment de la Terreur. Son père jouissait auparavant d’un prestigecertain mais son départ précipité le ruina « complètement »2. De ce fait, Pierre Assouline note queMarie-Ferdinande « fut profondément marquée par le souvenir de l’émigration »3. En d’autrestermes, cette parentèle a grandement souffert de cette fuite. Si elle y perdit son honneur, elle dutsurtout alors faire le deuil de son honneur. Par conséquent, cette union patronymique exprimavraisemblablement un désir de revanche sociale et une volonté de retrouver son rang à travers lacréation d’une dynastie.

De part leur passé, les Durand-Ruel vécurent les événements tragiques de l’histoire « dansl’angoisse et la peur »4. A juste titre d’ailleurs : lors de la révolution de 1848, le père de PaulDurand-Ruel faillit perdre la vie au moment « où la garde nationale se lan[ça] à l’assaut d’unebarricade »5. Il fut aussi amené une nouvelle fois à suspendre précipitamment ses activités au pointde devoir abandonner ses projets d’agrandissement et de devoir face à des difficultés financièresimportantes. Ces douloureux souvenirs ont profondément touché son fils. Paul abhorre en effet lerégime républicain. Pour lui, la Révolution a été un événement « horrible »6. Ardent royaliste, il nepeut admettre que l’homme démocratique soit capable de régir le monde et la société « à sa guise »7.En d’autres termes, si toute son éducation lui inculque assurément la nécessité de résister à lamarche de l’Histoire, sa généalogie lui rappelle aussi le besoin de se soumettre inévitablement àl’ordre divin. En ce sens il rejette avec verve le principe égalitaire prôné par les philosophes desLumières. En effet, le patrimoine ne peut à ses yeux que se transmettre à travers le sang et lemariage. Par conséquent, l’identité de Paul Durand-Ruel se construit avec force sur une filiationquasi aristocratique. La perpétuation de son nom est alors vouée à s’enraciner dans le passé afin demaintenir sur un même pied d’égalité le présent et l’avenir. C’est pourquoi loyauté et fidélité sontpour lui des valeurs cardinales tant dans sa vie que dans ses relations commerciales.

2. De hautes convictions sur l’art et la fonction de marchand d’art

Grâce à ses parents, Paul Durand-Ruel s’est forgé de hautes convictions sur l’art et sur lafonction du marchand de tableaux. Papetier à l’origine, son père s’était lancé dans la vente defournitures dédiées à la peinture et était devenu progressivement, sur les conseils d’experts enœuvres d’art et d’amis proches, un marchand et collectionneur éclairé. Ainsi en pénétrant dans le

1 Cité in DRUON (Maurice) [dir.], 1874-1974 Hommage à Paul Durand-Ruel, Cent ans d’Impressionnisme,Imprimerie Steff, Paris, 1973, p. 2.

2 FENEON (Félix), Bulletin de la vie artistique, « Les grands Collectionneurs », avril 1876, p 262-271. P. 2633 ASSOULINE (Pierre), Grâces lui soient rendues, Paul Durand-Ruel le marchand des impressionnistes, Plon, 2002,

Paris, p. 624 Ibid., p. 47.5 Idem.6 FENEON (Félix), art. cit. p. 2637 ASSOULINE (Pierre), op. cit., p. 46.

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cercle cultivé de ses beaux-parents, Jean-Marie Durand-Ruel était-il parvenu à se forger un véritablesavoir artistique. Sensible par ailleurs à la peinture anglaise et aux progrès rapides de la techniqued’imprimerie, il avait graduellement réussi à vendre à sa clientèle des aquarelles et lithographiesautres que celles imposées par l’art classique. Ainsi, son magasin était doucement devenu le« rendez-vous de quiconque s’intéressait au mouvement des arts »1. La mise en place fructueuse delocations de tableaux lui permet d’atteindre les sphères de la bonne bourgeoisie, avant qu’il ne cèdeson activité de marchand de papiers pour se consacrer exclusivement à la peinture – et pour ce faire,emménager dans des locaux plus vastes.

On ne peut imaginer de meilleure formation du goût et de l’œil pour un enfant que depouvoir baigner dans un univers où règnent en permanence les tableaux de maîtres et où les allers etvenues d’artistes et de collectionneurs sont constants. Paul Durand-Ruel a ainsi vécu au milieu desœuvres et des peintres jusqu’à ne former qu’un seul corps avec l’art. Il a alors nourri au fil du tempsune réelle admiration pour la profession de son père et s’est convaincu petit à petit de la nécessitéd’imposer son goût au public, au risque de le choquer. En effet, un galeriste possède une haute idéede l’art et estime de son devoir de la véhiculer coûte que coûte. Sa conviction n’a finalement quepour seul but d’oser, comme le souligne Pierre Assouline2.

3. Paul Durand-Ruel : un galeriste doté d’une âme d’apôtre et empreint d’une profonde vocation

A ces inébranlables certitudes s’ajoute une indéfectible foi de pèlerin. Armé de ses évidenceset d’une obstination sans violence, Paul Durand-Ruel embrasse sa profession tel un missionnaireentré en religion, même si les mouvements insurrectionnels de 1848 avaient entamé massivementson enthousiasme pour le commerce et l’avaient convaincu de s’engager dans la carrière des armes.Mais la maladie l’en empêcha et il se trouva alors dans l’obligation de seconder ses parents. Si sonchoix semble donc guidé par le seul sens du devoir, il relève malgré tout d’une réelle vocation.Comme l’écrit Pierre Assouline « à vingt ans on est fait. Paul Durand-Ruel avait une âme d’apôtre.Elle ne l’a jamais déserté »3. Cette affirmation est d’ailleurs renforcée par les propos de Paul lui-même, puisqu’il avait formulé cette confidence très caractéristique : « J’étais né pour êtremissionnaire. J’en avais le tempérament et l’énergie persuasive »4. Dès son retour dans cet universqui l’avait vu grandir, il se met à fréquenter avec assiduité et frénésie les galeries et ventespubliques afin de se construire son jugement. Dans ses Mémoires, il se souvient que les peintresacadémiques « étaient certainement loin d’être sans talent, mais leur succès auprès du public étaitsurtout dû aux sujets qu’ils traitaient et qui étaient à la portée de son intelligence. »5 Il lui sembledonc plus judicieux d’encourager la nouvelle génération.

Paul Durand-Ruel entretient aussi avec ses artistes une relation empreinte d’une granderectitude morale. Son engagement est digne de ces fidèles emplis d’une spiritualité sans égal. Il estd’une fiabilité absolue si bien qu’il ne signe jamais de contrats avec ses protégés. Pour lui, seule laparole accompagnée d’une ferme poignée de main suffit. La gratitude reste l’unique sentimentpartagé. En revanche, il exige en retour le monopole et l’exclusivité des ventes. Mais contrairementà d’autres galeristes, le luxe et l’ostentation ne l’attirent pas. Catholique pratiquant, il est davantage

1 FENEON (Félix), art. cit. p. 2642 ASSOULINE (Pierre), op. cit., p. 14.3 Ibid., p. 50.4 Idem.5 Rapporté in VENTURI (Lionel), Les Archives de l’Impressionnisme. Tome II, Durand-Ruel Editeurs, Paris-New-

York, 1939, 357 pages, p. 163.

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pour Werner Sombart « un concentré de sagesse capitaliste animé de vertus morales »6. Plus encore,« l’une et l’autre reposent sur la même idée fondamentale : l’activité et le goût de l’entreprise sontagréables à Dieu et il a en horreur les nobles prodigues, les casaniers indolents et les usuriersoisifs »2. Par conséquent, seule compte la défense des artistes et la mise en exergue de ses idées surl’art.

Ainsi, la carrière de Paul Durand-Ruel est-elle indissociable de son histoire familiale, de sonéducation et des valeurs transmises par ses ascendants. Porté par sa fibre royaliste, il est habité parune France soumise à Dieu et au Roi. Mais au-delà de ses idéaux réactionnaires, il n’en reste pasmoins un homme de son temps, en prise avec les évolutions picturales avant-gardistes. Avocatpassionné des nouvelles tendances artistiques, il s’efforce avec une inépuisable énergie de fairetriompher l’art vivant grâce à son œil révolutionnaire et son génie du courage. Audace, méthodescommerciales atypiques et cosmopolitisme sont les maîtres mots de ce galeriste iconoclaste.

B. Un galeriste iconoclaste

1. Le triomphe de l’art vivant sur l’art académique

Jusque 1860, il est impossible pour un artiste de réussir une carrière sans être passé sous lesfourches caudines du Salon. Les conditions d’accès sont très contraignantes puisqu’ellescontraignent de réaliser des œuvres à partir de sujets imposés par un jury d’académiciens. Cesrègles favorisent inévitablement des contestations toujours plus intenses et génèrent au fil du tempsune implantation de galeries toujours plus importante. Dans ce contexte, l’art contemporain a debeaux jours devant lui et les marchands peuvent alors défendre ces artistes rejetés par la critiqueofficielle.

Parmi eux, Paul Durand-Ruel recherche avant tout la nouveauté, la fraîcheur et l’originalité.Sortir des sentiers battus pour étonner, surprendre voire stupéfier un spectateur conditionné parl’académisme ambiant sont les principaux objectifs de ce marchand atypique. Mais pas seulement.Il se souvient en effet que « la foule s’arrêtait devant les [succès des Salons] qui se vendaientsouvent fort chers. »3 Par conséquent, l’art ancien fort onéreux semble réservé à une élitearistocratique et ne favorise pas sa démocratisation. Aussi, à l’opposé du Salon officiel, les tarifsaffichés par les galeristes ne se fondent pas sur la hiérarchisation des genres picturaux mais sur lestyle, la beauté et la singularité des créations. Pour autant, Paul Durand-Ruel ne transige pas sur laqualité. Fidèle aux préceptes paternels et à son jugement, il achète dès 1871 dans sa galerie deLondres un ensemble de toiles de Monet et de Pissarro tout en se procurant au cours de ventespubliques des tableaux d’artistes consacrés. S’il vend alors peu, il reste néanmoins convaincu de sadestinée : les grands créateurs demeurent toujours incompris de leurs contemporains et sont mêmeparfois rejetés dans la misère. « Son rôle [consiste] par conséquent à rendre quelques services à cesartistes en s’employant [de toutes ses forces] à les faire mieux comprendre et aimer. »4

1 Rapporté par ASSOULINE (Pierre), op. cit., p. 31.2 Idem.3 Rapporté in VENTURI (Lionel), op. cit., p. 163 4 Ibid., p. 159

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2. Des méthodes commerciales atypiques

Outre son intérêt pour l’art contemporain, Paul Durand-Ruel se différencie de sesconcurrents par l’usage de méthodes commerciales peu orthodoxes. Pierre Assouline souligne que« [sa] volonté sans pareille alliée à une obstination sans violence [et] un certain goût du risquemâtiné de véritable audace suffisaient à le distinguer de ces notables aux vertus sans éclats. »1

D’abord, que ce soit par affinité ou par intérêt, il ne se préoccupe que de quelques collectionneursparmi sa clientèle afin d’écouler un certain nombre d’œuvres consacrées. En effet s’il lui sembleindispensable de découvrir les talents de demain, il reste néanmoins vital pour lui de commercialiserdes valeurs sûres afin de maintenir la viabilité de son entreprise.

Pourtant, son appétence démesurée pour l’accumulation de toiles le pousse jusqu’àl’imprudence au point de connaître des difficultés financières inextricables. Il garde néanmoinsespoir avec obstination malgré les objections formulées par son banquier. Sa passion pour l’artcontemporain est d’autant plus inquiétante « qu’il [ne peut alors] trouver aucun soutien sérieux,tellement l’opinion publique, toujours si lente à modifier, [est] encore réfractaire » se rappelle-t-ildans ses Mémoires2. Pourtant, l’indifférence publique et institutionnelle l’encourageparadoxalement à poursuivre dans cette direction. Cette inébranlable confiance en ses goûts en faitdéjà une figure d’innovateur, en ce sens qu’il se met volontairement en danger en dépit de l’hostilitéde la critique. Il a donc en lui une fibre militante qui le pousse jusqu’à entrer ouvertement encampagne pour le bien-fondé de ses artistes. Pour ce faire, il a doté sa galerie d’une revue dont ilpublie le premier numéro le 15 janvier 1869 sous le titre La Revue internationale de l’art et de lacuriosité. De la sorte, il dispose d’une véritable machine de guerre placée au service de sa noblecause : la défense des grands peintres français.

3. Un homme d’affaires ouvert sur le monde

Quand d’autres négociants se contentent du marché de l’art hexagonal, Paul Durand-Ruelouvre des succursales à l’étranger. Réfugié à Londres au moment de la guerre franco-prussienne de1870, il espère y « créer des ressources pour [s]a famille, pouvoir aider [s]es amis, et [s]e mettreen mesure à la fin de la guerre de remplir[s]es engagements » se rappelle-t-il dans ses Mémoires3.La multiplication des expositions attire les échos élogieux de la presse anglo-saxonne et lui donnentl’opportunité de se constituer une clientèle, alors qu’il était peu connu à son arrivée. Ce succès luipermet d’asseoir aisément son implantation sur le territoire britannique. Dans tous les cas, sescapacités d’adaptation contribuent à en faire aussi un entrepreneur particulièrement apprécié par laclientèle internationale. Ces atouts favoriseront considérablement son installation à Bruxelles etNew York quand il s’attachera à promouvoir les impressionnistes.

En somme, Paul Durand-Ruel n’est pas un marchand comme les autres. Son charisme allié àun sens commercial hors du commun ont radicalement modernisé le fonctionnement du marché del’art. Grâce à sa maîtrise des langues étrangères, il a su créer un réseau international qui lui permetd’imposer à la scène artistique mondiale des rouages inédits. De surcroît, si son appétence pour lerisque le place parfois dans une situation financière très délicate, elle ne l’empêche nullement desoutenir les impressionnistes avec une sincère dévotion. Il organise ainsi dans un contexte assezparticulier plusieurs expositions, dont celle du 2 avril 1876.

1 ASSOULINE (Pierre), op. cit., p.40-412 Rapporté in VENTURI (Lionel), op. cit., p. 166.3 Rapporté in VENTURI (Lionel), op. cit., p. 176

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II. LA SECONDE EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES, 2 AVRIL 1876, 11 RUE LEPELTIER, PARIS

A. Contexte de l’exposition et forces en présence

1. Genèse du projet d’exposition collective

Depuis plusieurs années déjà, les difficultés grandissantes rencontrées par les artistes pourexposer au Salon officiel les ont amenés à s’associer avec d’autres confrères sous la forme desociétés artistiques. Ces dernières ont pour objectif de les faire participer plus aisément à desmanifestations publiques ou privées. Associées aux expositions universelles, elles peuvent être unespace de rencontres privilégié avec le public. La multiplication de ces événements est grandementappuyée par la mise en place en 1863 par Napoléon III du Salon des Refusés. A côté de ces diversesinitiatives, se développent également en province des expositions à périodicité fixe. Tout cecidénote un véritable bouillonnement artistique et littéraire auquel s’associe bientôt la publication denouvelles revues comme la Chronique des Arts et de la Curiosité. Nous voyons donc que l’Etatn’est pas forcément hostile à ce type d’actions qui lui offre alors le moyen de se libérer d’un sujetparticulièrement épineux et coûteux.

2. La création de la « Société Anonyme, coopérative d’artistes peintres, sculpteurs et graveurs »

Depuis quelques temps déjà, plusieurs peintres considérés comme novateurs par la critiquetels Degas, Renoir, Monet, Sisley, Pissarro ou Cézanne étaient soutenus par Paul Durand-Ruel. En1873, le galeriste publie un catalogue en trois tomes, Recueil d’estampes, illustré de trois centsreproductions de peintures dont vingt-et-une émanent de ces artistes avant-gardistes. Forts de cetinconditionnel soutien, ces derniers reprennent alors un projet d’exposition collective et fondentmalgré leurs difficultés la « Société anonyme, coopérative d’artistes peintres, sculpteurs,graveurs »1.

Le 13 janvier 1874, le collectionneur français Ernest Hoschédé organise une vente de 24tableaux de sa collection à Drouot afin d’établir la côte des artistes auxquels il commence às’intéresser. Plus de la moitié des œuvres trouvent acquéreurs. Le succès de cette vente conforte lesartistes dans l’idée qu’il est temps pour eux de réaliser leur première exposition collective. Celle-cia lieu chez le photographe Nadar boulevard des Capucines à Paris le 15 avril 1874. Cettemanifestation n’est cependant pas un succès financier et conduit à la dissolution de la Société.Toutefois une autre voit le jour aussitôt, avant d’être reprise chez Paul Durand-Ruel près de deuxans plus tard le 2 avril 1876.

1 VENTURI (Lionel), op. cit., p. 199

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3. Les principaux participants de l’exposition

Seulement dix-sept artistes participent1 à cet événement dont six nouveaux, tels AlphonseLegros recruté par Edgar Degas en Angleterre, Marcellin Desboutin de retour d’Italie et GustaveCaillebotte. Parmi les peintres les plus illustres, nous pouvons noter la présence d’Alfred Sysley.D’origine anglaise, il est né à Paris et a passé toute sa vie en France. Il s’est formé auprès deCharles Gleyre en octobre 1862 et y a rencontré Monet, Bazille et Renoir. Sysley occupe une placeun peu particulière dans le groupe impressionniste auprès duquel il expose à quatre reprises. Quantà Renoir, il est au nombre des artistes qui se font remarquer par une facture beaucoup plusaudacieuse. Ses premières toiles sont marquées par l’influence de Courbet. Soutenu par PaulDurand-Ruel, il s’installe à Montmartre à partir de 1873. Monet, par contre, a passé une grandepartie de son enfance au Havre et a exécuté ses premières œuvres à l’huile saisies directement sur lemotif, à la suite de sa rencontre avec Eugène Boudin. Sur les conseils de son aîné, il est parti pourParis en 1859 et a étudié à l’Académie Suisse puis dans l’atelier de Charles Gleyre. Pissarro reste,quant à lui, un acteur essentiel du groupe tant par son œuvre que par son rôle. Né à Saint-Thomasdans les Antilles danoises de parents d’origine française établis dans le négoce, il s’est installé àParis en 1855 où il a étudié au côté de Daubigny et Corot. Fréquentant l’École des Beaux-Arts maissurtout l’Académie Suisse, il est devenu l’ami de Monet en 1859, Cézanne et Guillaumin vers 1861,avant de se lier un peu plus tard avec Renoir et Sysley. Installé à Pontoise, il est le seul à participer àtoutes les expositions impressionnistes. Berthe Morisot est l’une des artistes les plus fidèles de cesmanifestations – c’est l’artiste femme qui participe avec le plus de constance à l’ensemble desévénements impressionnistes. Après avoir étudié avec Corot, Berthe a exposé ses premiers tableauxdans les Salons officiels de 1864 à 1873. Amie d’Edouard Manet, elle subit son influence dans lesannées 1870 et pose pour lui à plusieurs reprises. De tonalité foncée à ses débuts, sa peintures’éclaire bientôt dans des paysages, marines et scènes de familles. Enfin, Edgar Degas est né en1834 dans une famille de la grande bourgeoisie parisienne. Il a d’abord travaillé auprès de FélixBarrias, puis de Louis Lamothe, élève d’Hyppolite Flandrin, ami et collectionneur d’Ingres. Degass’est engagé sans réserve dans l’aventure impressionniste où il voit l’occasion d’imposer sa peinturenaturaliste.

En somme, les Impressionnistes s’inscrivent dans un contexte où prédomine le systèmeacadémique avec des imperfections toujours plus criantes. C’est la raison pour laquelle ils fondentune société anonyme qui leur permet de s’imposer sans devoir subir un refus potentiel du Salon.Aussi, la qualité de leur travail incite Paul Durand-Ruel à employer pour cette exposition tous lesmoyens nécessaires à leur défense.

B. Promotion et moyens mis en œuvre

1 http://www.culture.gouv.fr/documentation/joconde/fr/decouvrir/expositions/impressionnisme/theme_impr1876.htm consulté le 08/04/14 12h13.

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1. Description du catalogue d’exposition et de l’affiche

Pour ce faire, il fait imprimer une ou plusieurs affiches1 et un catalogue2, vendu 0,50centimes de francs. Sur la première page de présentation de ce dernier figure l’adresse de la galerieet non la raison sociale de la société des Impressionnistes. Est également précisé le nom desexposants. Le document est sobre. A l’intérieur est notifiée la liste des œuvres. À côté de certainsouvrages il est précisé « aquarelles », « sépia », « étude ». Ceci démontre que les artistes présententnon seulement des toiles mais aussi des études préparatoires et des dessins. Ils s’attachent dès lors àsouligner le relâché et l’aspect esquissé de leur travail comme s’il s’agissait de s’opposer auxcanons traditionnels. Le catalogue spécifie parfois le nom du propriétaire de l’œuvre. On peut parexemple lire « appartient à Monsieur Choquet » ou « appartient à Monsieur Faure ». Parconséquent, il est très probable que Paul Durand-Ruel ou les artistes aient contacté descollectionneurs impressionnistes. Pour l’historien John Rewald, « Pissarro en envoya douze, dontun appartenant à Choquet et deux à Durand-Ruel »3.

Quant à l’affiche, elle est d’une grande simplicité. Contrairement à la page de couverture ducatalogue, elle mentionne la raison sociale « société générale des arts » à proximité du nom enmajuscule « DURAND-DUEL et Cie. ». Ceci sous-tend que cette manifestation est organiséecollectivement en collaboration avec le marchand. Par ailleurs l’annotation « DURAND-DUEL etCie. » rappelle une nouvelle fois que « [l]a fibre capétienne [de Paul Durand-Ruel] s’exprimaitjusque dans sa vision dynastique du commerce » (Pierre Assouline)4. A ceci s’ajoute les adresses deses deux succursales étrangères déjà existantes au moment de l’exposition.

2. Espace d’exposition

Aucune source ne permet d’obtenir des informations sur l’organisation de l’espaced’exposition. De surcroît, Paul Durand-Ruel ne photographie systématiquement ses salles qu’àpartir de 1894. Aussi, Flavie Durand-Ruel, son arrière-arrière-petite fille, ne fait mention d’aucunephotographie dans les archives de la galerie5. En revanche, il est possible d’imaginer l’intérieur etl’accrochage des tableaux à partir d’une gravure et de clichés argentiques plus tardifs.

Une eau-forte, extraite du catalogue d’exposition publié à l’occasion du centenaire de lapremière manifestation impressionniste, montre la galerie Durand-Ruel lorsqu’elle était située ruedes Petits-Champs en 1845. On peut apercevoir à l’arrière plan de ce dessin une série de tableauxaccrochés et placés les uns à côté des autres dans un ensemble très spacieux. Les toiles sontnombreuses et les murs sont entièrement recouverts de tableaux, ne laissant aucune zone vacante.Au premier plan sur la gauche figure un chevalet sur lequel est déposée une toile richementencadrée. Les lieux sont décorés avec simplicité. Sans doute le père de Paul Durand-Ruel avait-t-illoué un salon attenant à un logement. Celui-ci se souvenait qu’« outre la partie destinée à notrelogement, il y avait deux vastes salons formant une galerie sur les murs desquels nous pouvionsmettre en belle lumière une partie des œuvres importantes que nous possédions »6. Au milieu dusalon à gauche se trouve un grand miroir au-dessous duquel on peut admirer une cheminée trèsstylée. Cet espace fait penser à un appartement de style néo-classique du début du XIX siècle. Au

1 Cf. annexe n°2.2 Cf. annexe n°3.3 REWALD (John), Histoire de l’impressionnisme, Albin Michel, Paris, 1986 p. 231.4 ASSOULINE (Pierre), op. cit., p. 27.5 Courriel daté du 12/03/20146 VENTURI (Lionel), op. cit., p. 153

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centre trône un ensemble de statues de bronze. Le sol est tapissé de moquette et confère aux lieuxune ambiance très feutrée.

Plus tard en Amérique dans la succursale new-yorkaise, de 1894 à 1904 les tableaux serontrangés différemment. Les uns seront placés au sol tandis que d’autres seront suspendus grâce à descimaises sur des murs sombres. On distingue plusieurs salles cernées de dais de velours. On peutnotamment reconnaître (le premier tableau accroché à gauche sur le mur du fond), Voiture d’enfantsde Marcellin Desboutin. Les accrochages peuvent se succéder à une allure soutenue, combinanttableaux en stock et les nouveaux arrivages. Pour l’exposition de Renoir du 10 au 29 décembre1927 au 12 East 57th Street, New York, les tableaux seront de format plus petit, suspendus plusrigoureusement, classés par genre et soigneusement alignés.

3. Œuvres présentées

Les œuvres présentées sont nombreuses et variées. On peut par exemple citer pour SysleyL’inondation à Port-Marly1. Il s’agit d’une huile sur toile de 60 x 81 centimètres, conservéeactuellement au Musée d’Orsay à Paris. Parmi celles de Renoir se trouve notamment Torse de jeunefille au soleil2 réalisé en 1875. C’est également une huile sur toile qui mesure 81 x 65 centimètres.Renoir a fait venir dans son atelier des modèles fleuristes, modistes et couturières du quartier. Ici, ils’agit d’Anna Lebœuf dont l’artiste avait déjà réalisé un autre tableau intitulé Torse nu conservé auMusée Pouchkine à Moscou. Monet pour sa part présente Le Déjeuner3, réalisé en 1873. Il s’agitd’une huile sur toile de 162 cm de hauteur par 203 cm de longueur, conservée aujourd’hui au muséed’Orsay. Ce tableau correspond à la période d’Argenteuil de l’artiste et a été présenté sousl’appellation de « panneau décoratif ». A la partie de campagne en forêt succède l’issue d’un repasfamilial dans un jardin fleuri, où chaque détail contribue à exprimer un certain art de vivre à lacampagne. S’ajoute Le Pont du chemin de fer à Argenteuil, peinte en 1874 sous la forme d’unehuile sur toile mesurant 54,5 cm de hauteur sur 73,5 cm de longueur, qui est aujourd’hui conservéeau Philadelphia Museum of Art dans la collection de John. G. Johnson. Dans tous les cas, lapeinture de paysage devient le moyen d’expression privilégié par la plupart de ces artistes.

C. Réception et bilan de l’événement

Les réactions de la critique sont désastreuses et ne permettent pas à Paul Durand-Ruel defaire des affaires : il est venu moins de visiteurs à cette seconde exposition qu’à la première. Quantà la presse, elle se montre tout aussi hostile qu’auparavant.

1 http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_1=DOMN&VALUE_1=&FIELD_10=EXPO&VALUE_10=1876%20ET%20IMPRESSIONNISTE consulté le 09/04/14 à 12h22.

2 Idem.3 Idem.

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1. Des critiques virulentes et désastreuses

Malgré le dévouement de Victor Choquet, les peintres sont assimilées à des Communards !L’opinion générale se reflète aussi dans l’article de l’influent Albert Wolff, journaliste du non moinscélèbre Figaro. Dans le numéro du 3 avril 1876, il écrit : « La rue Lepeletier a du malheur. Aprèsl’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chezDurand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Le spectacle cruel : cinq ou six aliénés, dontune femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition s’y sont donné rendez-vouspour exposer leurs œuvres »1. Les critiques favorables ne parviennent point à compenser lessarcasmes prononcés à l’égard des Impressionnistes. Celles-ci paraissaient le plus souvent dans despublications peu réputées et dont l’existence est de courte durée, tel l’Esprit Moderne. Même lesarticles de Castagnary ou de Silvestre n’arrivent pas à vaincre l’incompréhension générale. Pas plusque La Nouvelle Peinture à propos du groupe d’artistes qui expose dans les galeries Durand-Ruel2

qu’Edmond Duranty fait paraître pour l’exposition.

2. Des artistes incompris du public

Les artistes restent totalement incompris du public et en souffrent durablement. Ils ont eneffet conçu un art « hybride » où se combinent académisme et touche picturale insolite pourl’époque. Les traits de pinceaux restent effectivement apparents. L’œuvre exposée est parfoisintégralement réalisée sur le motif avec toutes les incidences formelles que cette méthode peutentraîner : touche rapide, empâtements, zones laissées vierges, toiles sans apprêt. Celles-ci nepeuvent alors que choquer les adeptes des finis porcelainés et très sophistiqués.

Dans le catalogue d’exposition consacré aux cent ans de l’impressionnisme, Germain Bazinsoulignait qu’« au-delà de l’aspect défini par son contour, son volume et son ton local, ils avaientperçu une réalité plus profonde, celle d’un monde en vibration où dans la féerie de la lumière, rienn’est plus séparé de rien, toute frontière entre les choses s’abolit. [...] On comprend que les visiteursde Nadar aient reçu ce message comme un pot de peinture à travers la figure »3. L’expositionrappelle ainsi que la fonction de l’artiste consiste à rééduquer l’œil du spectateur pour l’amener às’adapter à de nouveaux univers parfois en totale opposition avec ses habitudes. Il le fait alors sansménagements et peut à ce titre se trouver plongé dans une effrayante solitude face aux réactionsextérieures.

3. Difficultés financières de la galerie, dissensions et désagrégation du groupe

Cette seconde exposition n’entraîna pas de déficits majeurs pour la Maison Durand-Ruel.Cela étant, Paul n’est pas parvenu malgré tous ses efforts à vendre une seule toile. Les artistes sontblessés dans leur amour-propre et restent stupéfaits face à un déchaînement aussi malveillant.Malheureusement, des dissensions vont apparaître progressivement au point de favoriser à termedes tensions entre les protagonistes. Le soutien financier et moral apporté par Paul Durand-Ruelaident certes les impressionnistes à survivre matériellement, mais les temps sont difficiles etpénibles pour chacun d’entre eux. De surcroît leurs œuvres s’accumulent dans les caves du galeriste

1 Rapporté par REWALD (John), op. cit., pp. 231-232. Cf. annexe 5.2 Idem – Cf. annexe 5.3 DRUON Maurice [dir.], op. cit., pp. 4-5.

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à tel point que celui-ci va frôler dix ans plus tard la faillite complète et devoir revendre une partie desa collection. C’est alors qu’il décide de jouer son va-tout en Amérique à la suite de l’invitation del’Américan Art Association.

III. LA CONQUÊTE DE L’AMÉRIQUE : UN IMMENSE ESPOIR DE RÉUSSITE

Malgré tous ses investissements et son énergie, Paul Durand-Ruel n’est donc pas parvenu àsurmonter la désaffection de l’opinion pour les Impressionnistes, qui ne trouvent pas non plusd’écho à Londres et à Bruxelles. Si la crédibilité du galeriste n’est pas encore entamée, lescollectionneurs finissent par bouder son enthousiasme pour ces artistes. Mais prêt à tout pourpréserver son entreprise, il part à la conquête du pays de l’Oncle Sam en compagnie de ses deuxfils. Si les peintres émettent initialement des réserves, ils vont trouver en la personne de MaryCassatt – une artiste américaine ayant participé à de nombreuses manifestations du groupe enFrance – un intermédiaire de choix. En effet, elle offert à Durand-Ruel la possibilité de pénétrerdans le cercle fermé des collectionneurs américains.

A. Un marché potentiel porteur et très ouvert

1. L’émergence des nouveaux riches dans la société américaines

Au lendemain de la Guerre de Sécession, nombre d’Américains enrichis dans les affairesavaient acheté des œuvres d’art. Certains d’entre eux étaient devenus des mécènes avisés et leursgaleries faisaient des envieux auprès de leurs contemporains. Le marché potentiel était doncimmense et les marchands français avaient intérêt à conquérir cette clientèle porteuse pour plaider lacause de leurs artistes. Néanmoins pour les Impressionnistes, l’attrait d’une riche clientèleaméricaine ne pouvait rivaliser avec la reconnaissance de leurs pairs et de leur pays. Pourtant, lebusiness man qui arpentait encore le territoire muni de ses tableaux importés de l’étrangerrencontrait un certain succès. Le rêve américain restait donc prégnant dans l’esprit desentrepreneurs métropolitains, d’autant plus que le risque demeurait peu élevé au regard desbénéfices ultérieurs engrangés.

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2. Des amateurs d’art plus ouverts à l’art contemporain

À la fin du XIXe siècle, la promotion des œuvres d’art se professionnalise toujours plus et sespécialise avec une ampleur inégalée. Ainsi le marchand européen, qui tente, comme Paul Durand-Ruel, de se faire une place sur le nouveau continent, organise-t-il d’abord une exposition itinéranteavec un large choix de plusieurs centaines d’œuvres pour satisfaire tous les goûts ; il s’attache l’aided’un marchand autochtone pour organiser la manifestation. De fait, le galeriste français racontedans ses Mémoires : « il fut convenu entre nous que j’enverrai aussitôt à New York 300 de mes plusbeaux tableaux de la nouvelle Ecole, afin de la représenter dans tout son éclat »1. Mais il tient àêtre présent. Voilà pourquoi il embarque le 13 mai 1886 avec ses fils Joseph et Charles pourparticiper à l’événement, qui est un franc succès.

3. Un pari peu risqué pour un bénéfice confortable

Les acheteurs manifestent donc un véritable engouement pour la peinture impressionniste.Lorsque Paul Durand-Ruel organise une vente publique aux Moore’s Art Galleries les 5 et 6 mai1887, le prix de certaines toiles vendues dépasse plus de 1 000 dollars. C’est la raison pour laquelleil décide de s’installer à New York et d’ouvrir son premier fonds de commerce. Les affairesreprennent de plus belle et les artistes nouent bientôt des liens personnels avec cette nouvelleclientèle.

À partir de la fin des années 1880, à l’occasion de voyages, les marchands et les amateursaméricains en viennent à traiter directement avec les peintres, visitant leurs ateliers. C’estnotamment le cas de James Sutton lorsqu’il se rend à Paris grâce à Isidore Montaignac, soncorrespondant. Tout ceci irrite bien évidemment Paul Durand-Ruel, qui ne bénéficie plus alorscomme par le passé de la totale exclusivité des ventes. Par exemple, Monet tire enfin profit de sacélébrité et reçoit à ce titre les amateurs à Giverny, d’autant plus que sa belle-fille épouse en 1892un peintre américain, Theodor Earl Butler.

B. L’engouement américain pour la peinture impressionniste

1. Un goût pour les voyages et la recherche du souvenir

Plusieurs raisons peuvent expliquer cet enthousiasme pour la peinture impressionniste.D’abord les Américains ont une conception esthétique de l’art différente de celle des Européens. Ilsn’ont par exemple jamais accepté une séparation entre la peinture classique et la peintureimpressionniste. En fait, toute l’idéologie des musées des villes américaines vise à en faire des lieuxde promotion, de collecte, d’enseignement et de présentation de l’art moderne et contemporain. LesAméricains ont aussi un goût très prononcé pour le voyage et l’achat d’œuvres d’art commesouvenir de leurs séjours passés. Ces riches expatriés connaissent fort bien le marché de l’art et setiennent informés par le biais d’artistes émigrés vivant depuis longtemps sur le sol métropolitain.

1 Rapporté in VENTURI (Lionel), op. cit., p. 215.

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De surcroît, le courant impressionniste reste pour eux un symbole fort de la ville de Paris avec cequ’elle peut représenter de pittoresque et d’authentique.

2. Paul Durand-Ruel : un familier des États-Unis proche des collectionneurs

Les membres de la famille Durand-Ruel se rendent très régulièrement aux États-Unis entreles années 1880 et 1930, organisant des expositions dans des musées, plaçant discrètementd’importantes œuvres dans des collections privées et apportant dans le même temps un peu defraîcheur et de nouveauté à cette nation. Les différences en terme de pratiques professionnelles ontfort peu gêné les membres de la famille Durand-Ruel, ce qui leur a permis d’intégrer assezfacilement les milieux américains les plus influents, comme à Cleveland ou Minneapolis.

3. Mary Cassat : l’agent américain de la Nouvelle Peinture

Cette intégration fut grandement facilitée par le soutien inconditionnel de Mary Cassat.D’origine américaine, elle était issue d’une riche famille de Philadelphie, qui lui offrit ainsi un largeréseau de relations sur le marché de l’art. Son influence fut donc colossale puisqu’elle poussa desmembres de sa famille de même qu’une partie de ses ami(e)s à acheter des œuvres du groupeimpressionniste. Si elle bénéficie d’une aura certaine en France et en Amérique, elle joue aussi unrôle d’agent puisqu’elle conseille et rassure les amateurs d’art sur la valeur des tableaux. Parexemple, elle réussit à convaincre son frère de suivre ses recommandations. Aussitôt, un nombreimportant de toiles enrichit les collections de sa famille. Si au départ Mary Cassat aide ses amis àréunir de précieuses pièces impressionnistes, elle agit surtout dans une optique patriotique afin depermettre à son pays de réunir les sommes nécessaires à la construction de musées éventuels. Enopérant de la sorte, elle réussit à donner à l’impressionnisme toute sa légitimité, le faisant entrerdans l’histoire de l’art comme un mouvement artistique à part entière. Dans le même temps, le rôledes collectionneurs se transforme à mesure que la côte des impressionnistes augmente.

C. Sur la route du succès et de la reconnaissance

1. Le modèle commercial de Paul Durand-Ruel suscite émulation et succès

Les méthodes commerciales de chacune des filiales de Paul Durand-Ruel se sontgrandement modernisées dès son installation aux États-Unis. Par exemple, ses collaborateurs new-yorkais ont une bonne connaissance des sociétés de transport de tout le pays et peuvent doncconvenir par câble des dates et des conditions de livraison. Ce système fait de la galerie parisiennela galerie européenne la mieux organisée pour traiter avec la riche société américaine. Ens’installant outre-Atlantique, Paul Durand-Ruel a aussi modifié durablement le contextegéographique du marché de l’art : il devient dorénavant mondial. En ce sens le modèle instauré parPaul Durand-Ruel a été rapidement adopté par d’autres vendeurs de Paris, Londres et même NewYork qui rencontrent alors un succès grandissant. Bon nombre d’entre eux n’hésitent plus à voyagertrès fréquemment dans le monde. A cela s’ajoute la fondation de clubs privés présents quasiment

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dans toutes les grandes villes américaines, comme la Société des Collectionneurs Américains d’artmoderne français.

2. Une montée de la cote des artistes couplé à la consécration officielle dans les musées

Le marché de l’art impressionniste est donc devenu un marché ouvert. Mais surtout cecourant a libéré l’art de l’univers gouvernemental pour l’élargir directement aux nouveaux riches.De là se développe une nouvelle clientèle constituée de banquiers et de grands magnats industrielsqui, bien évidemment, va influer sur la popularité des artistes et sur leur cote. Cependant, pour tous,la reconnaissance de l’Etat se fait attendre ; c’est avant tout à leur initiative que ces peintres doiventà la conquête de leur place aux cimaises des musées auxquels, conscients de leur valeur, ils estimentappartenir dans la suite des valeurs consacrées par l’histoire. Néanmoins, le succès réussit à fairedévelopper un sens patrimonial chez les collectionneurs français et les amène à rivaliser avec leurshomologues américains quant à l’enrichissement des collections muséales.

Nous l’avons vu, l’impressionnisme fut un courant artistique dont le succès s’estessentiellement construit sur la base de qualités humaines exceptionnelles comme le courage,l’audace et une force de persuasion exceptionnelle. A ce titre, Paul Durand-Ruel fut un marchandd’art totalement iconoclaste. En effet, la réussite de sa galerie reposa avant tout sur un tempéramenthors du commun couplé à un sens des affaires particulièrement aiguisé. Plus encore, son flair, sacapacité à anticiper la demande et son ouverture sur le monde lui permirent de puiser une énergieexemplaire face à l’adversité. Il fut en outre un soutien moral et financier de taille pour les artistesqui lui durent à ce titre une immense dette. Ami proche de Claude Monet, Georges Clemenceau sesouvenait à la fin de sa vie « de quels tourments Paul Durand-Ruel sauva Monet en lui permettantd’être et de demeurer lui-même à travers toutes les entreprises des coalitions de médiocrité! »1

Si l’exposition du 2 avril 1876 fut un échec retentissant, elle n’entama cependant pointl’enthousiasme des artistes puisqu’ils participèrent par la suite à six autres exhibitions. Cela étant, leregard trop conditionné du public français et de la critique ne leur permettait pas de s’imposer sur ladevant de la scène artistique. Par conséquent, si le désaveu français puis européen a pu êtreinitialement être considéré comme un fiasco, il permit à Paul Durand-Ruel de s’ouvrir au marchéaméricain et ainsi d’écrire une nouvelle page de l’histoire de l’art, faisant de l’impressionnisme unevaleur économique sûre et un mouvement artistique à part entière largement plébiscité dans lemonde entier.

1 CLEMENCEAU (Georges), Claude Monet Les Nymphéas, Plon, 1928, Paris, 155 p. 61

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BIBLIOGRAPHIE

ASSOULINE (Pierre), Grâces lui soient rendues, Paul Durand-Ruel le marchand desimpressionnistes, Plon, 2002, Paris.

VENTURI (Lionel), Les Archives de l’Impressionnisme, Tome II, Durand-Ruel Editeurs, 1939,Paris-New-York.

DRUON Maurice, [dir.] 1874-1974 Hommage à Paul Durand-Ruel, Cent ans d’Impressionnisme,Imprimerie Steff, 1973, Paris.

REWALD (John), Histoire de l’impressionnisme, Albin Michel, 1986, Paris.

CACHIN (Françoise), [dir.] L’impressionnisme de France et d’Amérique [catalogue de l’expositionorganisée au Musée Fabre de Montpellier 9 juin 2007 au 9 septembre 2007], Artlys, 2007,Versailles.

CLEMENCEAU (Georges), Claude Monet Les Nymphéas, Plon, 1928, Paris.

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Table des matièresI. PAUL DURAND-RUEL : UN MARCHAND D’ART AVANT-GARDISTE..................................2

A. Une carrière indissociable de son passé familial........................................................................21. La galerie Durand-Ruel : une épopée familiale associée à l’histoire......................................22. De hautes convictions sur l’art et la fonction de marchand d’art............................................33. Paul Durand-Ruel : un galeriste doté d’une âme d’apôtre et empreint d’une profonde vocation.......................................................................................................................................4

B. Un galeriste iconoclaste..............................................................................................................51. Le triomphe de l’art vivant sur l’art académique....................................................................52. Des méthodes commerciales atypiques...................................................................................63. Un homme d’affaires ouvert sur le monde..............................................................................6

II. LA SECONDE EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES, 2 AVRIL 1876, 11 RUE LEPELTIER, PARIS.............................................................................................................................7

A. Contexte de l’exposition et forces en présence...........................................................................71. Genèse du projet d’exposition collective................................................................................72. La création de la « Société Anonyme, coopérative d’artistes peintres, sculpteurs et graveurs »....................................................................................................................................73. Les principaux participants de l’exposition............................................................................8

B. Promotion et moyens mis en œuvre............................................................................................81. Description du catalogue d’exposition et de l’affiche.............................................................92. Espace d’exposition................................................................................................................93. Œuvres présentées.................................................................................................................10

C. Réception et bilan de l’événement............................................................................................101. Des critiques virulentes et désastreuses................................................................................112. Des artistes incompris du public...........................................................................................113. Difficultés financières de la galerie, dissensions et désagrégation du groupe......................11

III. LA CONQUÊTE DE L’AMÉRIQUE : UN IMMENSE ESPOIR DE RÉUSSITE.....................12A. Un marché potentiel porteur et très ouvert...............................................................................12

1. L’émergence des nouveaux riches dans la société américaines............................................122. Des amateurs d’art plus ouverts à l’art contemporain...........................................................133. Un pari peu risqué pour un bénéfice confortable..................................................................13

B. L’engouement américain pour la peinture impressionniste.......................................................131. Un goût pour les voyages et la recherche du souvenir..........................................................132. Paul Durand-Ruel : un familier des États-Unis proche des collectionneurs.........................143. Mary Cassat : l’agent américain de la Nouvelle Peinture.....................................................14

C. Sur la route du succès et de la reconnaissance..........................................................................141. Le modèle commercial de Paul Durand-Ruel suscite émulation et succès...........................142. Une montée de la cote des artistes couplé à la consécration officielle dans les musées.......15

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