Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des

auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les

appellations employées dans cette publication et la présentation des

données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune

prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes

ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2006 par :

Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture

Secteur des sciences sociales et humaines

7 , place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP

Sous la direction de Moufida Goucha, chef de la Section Sécurité

humaine, démocratie, philosophie

Assistée de Mika Shino, Feriel Ait-Ouyahia, Kristina Balalovska,

Valérie Skaf.

© UNESCO Imprimé en France

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Sommaire

Existe-t-il une philosophie latino-américaine ? 5

Patrice Vermeren

Les avatars de la philosophie de la mexicanité

au X X e siècle : de l'usage du « populaire » dans l'essai

mexicain contemporain 17

Laura Brondino

Actualité de la pensée de Michel Foucault

pour les latino-américains 39

Jorge Dâvila

La philosophie en Amérique latine : de l'imitation

à la pensée créatrice 71

Monica Jaramillo-Mahut

Existe-t-il une pensée latino-américaine ?

La dimension pratique de la philosophie 93

Arturo Andrés Roig

Géométrie et amitié. Borges lecteur de Spinoza 103

Diego Tatián

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Existe-t-il une philosophie latino-américaine ?

Patrice Vermeren

La question ainsi posée peut sembler paradoxale : aller

contre la doxa. Car si une philosophie existe, elle aurait

forcément rapport avec l'universalité. Et pourtant l'on ne

cesse, depuis plus d'un siècle, de se référer à la philosophie

latino-américaine non pas tant sur le m o d e du constat de

son existence, mais sur celui d 'un appel à sa réalisation.

E n témoigne par exemple la communication de

Francisco García Calderón au Congrès mondial de

philosophie de Heidelberg en 19081. Traçant le tableau

des grands courants de la philosophie en Amérique du

Sud, il soutient que jusqu'ici les Latino-américains n'ont

1. Francisco García Calderón : « Les grands courants philoso­

phiques dans l'Amérique Latine », Revue de métaphysique et de morale,

1908, pp. 674-681. J'ai commenté il y a 13 ans cette conférence dans :

« Les philosophes latino-américains n'ont-ils faits qu'imiter la pensée

européenne ? », dans Amériques latines : tme altérité, sous la direction

de Christian Descamps, Centre Georges Pompidou, Paris, 1993.

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fait qu'imiter la philosophie européenne, passant par

trois phases qui pourraient être décrites c o m m e suit :

1) celle de la scolastique importée de l'Espagne, avec

quelques siècles de retard, sinon les rares audaces du

Mercurio Peruano citant Descartes et évoquant Vives ;

2) celle des idées de liberté et de contrat social, plutôt

d'origine française, mêlant pêle-mêle les références aux

Idéologues disciples de Condillac et l'éclectisme hérité de

Cousin et de Jouffroy curieusement rapproché de Pierre

Leroux, pourtant explicitement opposé à la philosophie

officielle de la Monarchie de Juillet ; 3) l'âge du posi­

tivisme, dominé par les figures d'Auguste C o m t e et de

Spencer et déterminé par les valeurs de la science. Mais

aussi Francisco García Calderón nous dit que l'heure du

retour de l'idéalisme est arrivée, et que l'avenir de la

métaphysique et de son renouveau est ancré dans le nouveau

m o n d e , pour les raisons m ê m e s qui avaient fait obstacle

à la constitution et au développement d'une philosophie

qui lui soit propre : une absence d'individualisme

religieux, de vie intérieure, de réflexion active ; une race

retardataire et ignorante, qui empêche la majorité de la

population de s'élever aux cimes de la pensée ; une édu­

cation peu développée ; une vie politique parfois instable ;

une religiosité inquisitoriale qui nuit au libre examen ;

des nécessités de vie et de croissance qui font primer la

richesse sur la philosophie.

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Pour autant ces conditions d'impossibilité d'une

pensée philosophique originale seraient dans le présent

de l'année 1908 en position de se retourner en faveur de

l'Amérique du Sud et d'autoriser sur la terre latino-

américaine l'éclosion de la nouveauté philosophique là

où la vieille Europe se retrouverait aux prises avec — et

enclose dans — ses propres préjugés. E n conséquence, la

philosophie en Amérique Latine n'a fait jusqu'ici

qu'imiter la philosophie européenne, mais elle est prête à

prendre son relais pour mettre en œuvre le renouveau de

l'idéalisme métaphysique dont le m o n d e a besoin.

U n e autre version de ce paradigme pourrait être trou­

vée chez José Ingenieros, cette fois non plus sur le sol du

spiritualisme, mais sur celui du néo-darwinisme posi­

tiviste qui prend pour paradigme la biologie2. La thèse

séminale de Ingenieros est que le phénomène de la

simulation que l'on peut observer dans la nature et qui

2 . José Ingenieros : « Las direcciones filosóficas de la cultura

argentina », Revista de la Universidad de Buenos Aires, t. XXVIT, 1914 ;

v Emile Boutroux y la filosofía francesa », Revista de Filosofía, Buenos

Aires, mai 1922 ; Susana Villavicencio et Patrice Vermeren :

« L ' h o m m e médiocre. Le psychiatre positiviste, la simulation de la

folie et la constitution de la citoyenneté par la science et l'éducation

en Argentine au début du vingtième siècle », en français dans Le

Télémaque, numéro 11-12, mai 1997, en espagnol dans Cuyo.

Anuario de Filosofía Argentina y Americana, Mendoza , t. 15, 1998.

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régule la lutte pour la vie est aussi pertinent pour la régu­

lation du milieu social. Celui qui avait fait sa thèse de

doctorat de médecine sur la simulation de la folie c o m m e

m o y e n d'adaptation aux conditions de la lutte pour la vie

dans le milieu social civilisé en vient alors à développer

une théorie du génie devenue célèbre avec son ouvrage

L'homme médiocre, et une analyse de la philosophie de

l'avenir et des perspectives relatives à l'avenir de la

philosophie qui lient indissociablement la philosophie,

l'Amérique Latine et la nation argentine. Lui aussi nous

décrit un parcours téléologique de la philosophie en

Amérique Latine, mais il le donne c o m m e reposant sur

un parallélisme politico-philosophique. O n aurait alors

un chemin qui nous amènerait à la crise actuelle de la

philosophie : 1) la philosophie de la domination colo­

niale bien représentée par Suárez et ses résurgences,

depuis la fondation de l'Université de Córdoba par les

Jésuites jusqu'à sa reprise par les Franciscains ; 2) l'ency­

clopédisme et les Lumières qui vont de paire avec la révo­

lution argentine et l'émancipation politique de

l'Amérique du Sud, et c'est là que l'ont voit se rejoindre

les lectures du Traité des sensations de Condillac, du

Contrat social de Rousseau et des Maximes économiques

de Quesnay ; 3) on aurait ensuite une restauration

philosophique scolastique qui correspond historique­

ment au régime de Rosas et à la réaction politique

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conservatrice, contre lesquels se battent, à l'aide de la

naturalisation argentine des idées de l'éclectisme et des

utopistes français, Echeverría, Alberdi et Gorriti ;

4) enfin adviendrait aujourd'hui, depuis la fin du dix-

neuvième siècle, une influence du positivisme qui va crois­

sante avec la constitution de la nation argentine et préfig­

ure la philosophie scientifique dont le temps a besoin.

C e qui m'intéresse dans ce fil qui va d u paradigme

biologique à la nationalité philosophique, c'est ce que

Ingenieros désigne du n o m d'Argentin i te', c'est-à-dire ce

sens nouveau que la race naissante dans cette partie du

m o n d e peut imprimer à l'expérience et aux idéaux

humains. Pour définir la nationalité argentine (pensée

c o m m e l'épure de la latino-américanité), Ingenieros (co-

fondateur du parti socialiste argentin et qui se rallie à la

fin de sa vie à la révolution soviétique de 1917) la donne

c o m m e produit de causes distinctes de celles qui ont

déterminé la formation des nations orientales et

européennes : un autre milieu, un autre amalgame ini­

tial, la nature, les éléments ethniques refondus en une

nouvelle race, les origines de sa culture, l'évolution de ses

idéaux régulateurs qui convergeraient pour caractériser

une mentalité nationale qui diffère des modèles connus.

Dans les Directives philosophiques de la culture argen­

tine, parues en 1914, Ingenieros donne donc l'Argentine

c o m m e le plus solide noyau culturel de l'Amérique

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Latine, et marque une relation étroite entre philosophie

et nationalité, articulant le processus naturel de l'évolu­

tion politique et la reformulation de la métaphysique.

Existe-t-il une philosophie proprement latino-

américaine ? O u proprement argentine ? N o n , jusqu'ici

on n'a fait qu'imiter les Européens, mais cette philoso­

phie s'annonce, elle est à venir. Q u e ce soit sur un sol

spiritualiste ou dans une perspective positiviste et scien-

tiste, la philosophie latino-américaine est donc donnée

au début du vingtième siècle c o m m e une promesse.

U n e autre manière de questionner la question serait

de porter attention aux formulations les plus récentes de

cette revendication. Et là encore, lorsque par exemple

Leopoldo Zea, à partir d 'un hegelianisme marxisant

influencé par une pensée de la circonstance inspirée de

Ortega y Gasset, pose c o m m e diagnostic qu'avec la seconde

guerre mondiale, la civilisation européenne a sombré

dans le racisme, le capitalisme et le totalitarisme et failli

à ses idéaux universalistes. Il annonce du m ê m e geste au

titre de pronostic que l'Amérique Latine peut enfin

s'émanciper de la tutelle européenne et produire la

philosophie nouvelle dont le m o n d e a besoin3. Et disant

3. Leopoldo Zea : L'Amérique Latine face à l'histoire, éditions Archives/Lierre et Coudrier, Paris 1991 ; A m o l d o M o r a Rodríguez : La filosofía latinoamericana, Euned, San José de Costa Rica, 2006.

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cela, il ajoute que cette philosophie est à construire, et

cite Andrés Bello énonçant déjà, cent ans auparavant,

qu'il faut non pas simplement et servilement imiter les

formes de la métaphysique occidentale, mais s'en appro­

prier l'esprit pour accéder à la production d'oeuvres

originales4. L'Amérique Latine, devenue orpheline de

l'Occident, doit inventer un logos hispano-américain si

elle veut retrouver ou réinventer l'universel que l'Europe

a trahi. La question de la langue dans laquelle s'écriraient

ces œuvres est incontournable — Arturo Andrés Roig l'a

traitée centralement à l'aide du personnage shakespearien

de Caliban5 —, mais je voudrais ne l'évoquer qu'en tant

qu'elle est l'un des éléments de l'opération de transfor­

mation de la question de l'imitation c o m m e porteuse de

la promesse d'une philosophie latino-américaine à venir,

en une interrogation sur son existence. Existe-t-il une

philosophie de notre Amérique ? : au titre de l'œuvre

célèbre d'Augusto Salazar Bondy publié en 19696 répond

c o m m e en écho celui donné par Horacio González au

4. Andrés Bello : Autonomía cultural de América* Santiago de Chile, 1848, op.cit., p.26.

5- Arturo Andrés Roig : « Acotaciones para una simbólica latinoamericana », dans La latinidad y su sentido en América Latina, U N A M , Mexico 1986, pp. 233-247.'

6. Augusto Salazar Bondy, ¿ Existe una filosofía de nuestra América ?, Siglo Veintiuno, 1968.

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second n u m é r o de la nouvelle série de La Biblioteca :

« La philosophie argentine existe-t-elle ? »7. Autrement

dit : de l'existence de fait de la philosophie en Argentine,

peut-on déduire l'existence d'une philosophie argentine ?

O u si l'on veut : à quel titre peut-on parler d'une tradi­

tion philosophique argentine - ou latino-américaine - et

quelles seraient son origine réelle ou mythique (en

Argentine, on renvoie le plus souvent à Alberdi), son

orthodoxie c o m m e rejet de ce qui n'est pas elle, et son

présent (ou son futur) ?

V u e sous cet angle, la question pourrait être renvoyée

à celle de la nationalité philosophique, et relever des

réponses habituellement données à celle-ci8 : s'il n'y a pas

plus de philosophie argentine (ou chilienne, ou latino-

américaine. . .) que de philosophie française ou européenne,

mais de la philosophie en Argentine c o m m e en France, la

question : « existe-t-il une philosophie latino-américaine ? »

serait invalidée, pour faire place à cette autre : « Qu'est-

ce que faire de la philosophie en Amérique Latine

7. Horacio Gonzalez : « Acerca de la existencia de la filosofía argentina », La Biblioteca, Biblioteca Nacional de la República Argentina, n. 2-3, hiver 2005, p. 4 .

8. Pierre Macherey : « Faire de la philosophie en France aujour­d'hui », dans L'enseignement de la philosophie a la croisée des chemins, C N D P , Paris, 1994.

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aujourd'hui ? ». U n e question qui, si l'on suit Pierre

Macherey, proche en ceci de l'héritage d'Althusser, se

déclinerait ainsi : 1) qu'est-ce que faire de la philosophie,

et quelle est la place de celle-ci c o m m e une pratique

parmi d'autres de la pensée en Amérique Latine ; 2) quel

est le rapport de la philosophie avec son lieu de produc­

tion (l'Argentine, l'Amérique Latine), c'est-à-dire, si l'on

se tient à l'écart de toute causalité raciale ou qui référerait

à l'esprit d 'un peuple substantiel, avec la forme his­

torique de culture de laquelle elle participe en tant que

celle-ci est liée à un Etat-Nation, à un régime déterminé,

ou à une configuration à venir de la politique latino-

américaine ; 3) « aujourd'hui » renverrait à l'hypothèse

de déterminer des m o m e n t s de la philosophie, articulés à

l'évolution des conditions matérielles qui c o m m a n ­

deraient son devenir et ses transformations, et alors, si

l'on suit toujours Pierre Macherey, l'universel dans la

philosophie latino-américaine serait ainsi son aptitude à

se transformer, dans sa forme c o m m e dans son contenu.

Mais aussi bien ce déplacement de la question de l'exis­

tence de la philosophie latino-américaine (ou argentine)

en cette formulation nouvelle : « qu'est-ce que faire de la

philosophie en Amérique Latine (en Argentine) aujour­

d'hui ? », ne résoudrait en rien celle de l'anticipation de

ce qui se projetterait dans l'avenir c o m m e modalités nou­

velles du philosopher en Amérique Latine. Plutôt que de

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procéder à cette opération, devrions-nous peut-être lire

les philosophes qui se revendiquent c o m m e tels dans

l'Amérique Latine. Par exemple au Chili lire Patricio

Marchant, qui questionnerait la philosophie c o m m e une

langue singulière, langue dans une langue, dans le sillage

de Derrida et du Monolinguisme de l'autre1, lire José Jara

lisant Nietzsche et l'éclairant d 'un jour nouveau à partir

de sa philosophie de l'exil, lire Humberto Giannini, dont

Paul Ricceur a souligné le caractère profondément origi­

nal et troublant des modes de conceptualisation auxquels

il procède dans La « réflexion » quotidienne. O n pour­

rait alors rendre compte philosophiquement — pour

déplacer une interrogation de Jacques Derrida reprise par

Marc Crépon — de la manière dont la philosophie en

Amérique Latine peut se définir, dans un jeu complexe

d'identification et de dés-identification à un peuple, à

une langue, à un destin national ou régional, c o m m e n t

donc les philosophes de l'Amérique Latine posent la

question de l'avenir et de la promesse, du sujet, de l'objet

et du destinataire de cette promesse, c o m m e n t ils inter­

rogent cette figure du « nous » latino-américain et les

termes dans lesquels ils décrivent l'avenir après ce qui est

9. Voir Cecilia Sanchez : Une discipline de la distance, L'Harmattan, Paris, 1997, et Escenas del cuerpo escindido, Arcis/Cuarto Propio, Santiago de Chile 2005.

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le plus souvent décrit ou donné c o m m e la catastrophe, le

malheur ou la détresse : u n avenir qui se donne toujours en

termes de renaissance, de salut, de pardon et de rémission10.

La question ne serait plus alors : « existe-t-il une philoso­

phie latino-américaine ? », elle ne serait plus n o n plus :

« qu'est-ce que faire de la philosophie en Amérique Latine

aujourd'hui ? ». Elle deviendrait celle d u c h a m p agonistique

où se déploie u n discours qui se revendique c o m m e propre­

ment philosophique, qui s'approprie et se réapproprie les

concepts et les œuvres de la philosophie dans une tradition

perpétuellement reconstruite et refondatrice d 'un présent

qui n'épuiserait jamais la philosophie elle-même, toujours

en excès sur ses formes d'actualisation, prise dans u n jeu

infini de traduction et d'(in)traduisibilité dont l'hospitalité

serait le principe et le cosmopolitisme l'inspiration, c o m m e

dans les contributions ici publiées, celle d u philosophe

vénézuélien Jorge Dávila par exemple, ou dans les œuvres

du philosophe chilien Humber to Giannini" et de quelques

autres philosophes latino-américains.

10. Voir Marc Crépon : Langues sans demeure, Galilée, Paris 2005, et sa présentation du numéro « Philosophies nationales ? Controverses franco-allemandes >• de la Revue de métaphysique et de morale, septembre 2001.

11. Humberto Giannini : La « reflexión » cotidiana, Hacia una arqueología de la experiencia, préface de Paul Ricœur, 2L éd., Editorial Universitaria, Santiago de Chile, 2004.

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Page 16: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Les avatars de la philosophie de la mexicanité

au XX e siècle : de l'usage du « populaire »

dans l'essai mexicain contemporain

Laura Brondino

C e qu'on a appelé la « philosophie de la mexicanité »

a c o m m e n c é à se développer dans les années trente et a

pris son essor dans les années cinquante au Mexique. À

la fois cas emblématique de la recherche identitaire menée

par les philosophes latino-américains au vingtième siècle

et fille de la révolution spécifiquement mexicaine de

1910-20, cette « philosophie de la mexicanité » est née

sous le sceau d'une inquiétude politique forte. E n réac­

tion au positivisme du XIXe siècle et au nationalisme révo­

lutionnaire des années vingt qui proclamait une identité

pleine et consensuelle du Mexique métis triomphant dans

la révolution toujours en acte et définitive, les philosophes

de la mexicanité dénoncèrent le ratage de l'intégration

nationale en un espace public c o m m u n que la Révolution

était censée inaugurer, et voulurent démasquer u n

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Page 17: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

consensus artificiel autour de la Révolution Nationale

pour découvrir quelle identité réelle d u peuple mexicain

ce consensus voilait. Voulant renverser cette plénitude,

ils s'interrogent sur le « vide » du caractère mexicain, vide

qu'ils font remonter jusqu'à la colonisation d 'un peuple

violé, voire au-delà (le d é n o m m é malinchismo). E n appa­

rence paradoxalement, cette réouverture de la question

identitaire finit par rêver d 'un nouveau consensus : en

cautionnant l'existence de la structure identitaire elle-

m ê m e — l'existence d 'un caractère mexicain ontologi-

quement fixé — elle finit par renverser ce « vide » en plé­

nitude, en une sorte de substitut de l'identité pleine et de

l'appartenance, sur u n modèle national-identitaire occi­

dental, bien que renversé. Par là, c'est à l'effacement de

la possibilité m ê m e de s'interroger sur le politique qu'a

procédé la « philosophie de la mexicanité ».

C'est aux tentatives de déconstruction et aux avatars

de ce discours identitaire que nous voudrions nous consa­

crer à travers la présentation d'une figure emblématique

de ces tentatives, l'essayiste Carlos Monsiváis : l'écriture

de « l'identité mexicaine » affronte-t-elle aujourd'hui,

enfin, son inquiétude de nature politique, ce que Jacques

Rancière appelle « la part des sans part », au-delà d u

mythe d 'un « Eden brisé » de l'identité ? D a n s les termes

de Monsiváis, en « prenant le parti des vaincus », quelle

écoute a-t-elle su prêter à la voix inaudible des sans-voix ?

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Page 18: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Pour saisir l'enjeu de l'écriture monsivaisienne, il

nous faut nous pencher d'abord sur la pièce centrale de

la philosophie de la mexicanité : l'élément « populaire ».

Car ce qui est né de la pensée post-révolutionnaire qui

voulait ouvrir la nation aux masses populaires, ce sont

d'abord des archétypes d u peuple mexicain qui ont fini

par immortaliser « Le Peuple », une totalité achevée qui

devait occuper le centre de la scène nationale ; il s'agit

d'une construction ontologiquement figée à partir d'élé­

ments disparates découverts par les intellectuels chez

« les masses » au début du siècle. Ainsi, n o n seulement ce

« Peuple » ne se confond pas avec le « bas-peuple », qui

ne cesse d'être une partie de la nation qui ne vaut rien et

ne compte pas, mais la construction d'une figure d u

« Peuple » fonctionne c o m m e structure d'effacement de

l'exclusion elle-même d u bas-peuple de la nation.

L 'un des plus célèbres penseurs de ce caractère anhis-

torique d u mexicain est Octavio Paz. D a n s El laberinto

de la soledad (1950), il fixe u n archétype pré-moderne de

la mexicanité qui, confronté au contexte capitaliste, pro­

voquerait le déracinement propre au pachuco (et générali-

sable à tout « le peuple » mexicain) ; mais ce type pré­

moderne ne se modifie pas pour autant : c'est une mexi­

canité immuable qui, en dernière analyse, confirme le

statu quo et justifie l'exploitation capitaliste par « l'inertie »

d u peuple. Octavio Paz s'inspire de Samuel R a m o s

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{El perfil del hombre y la cultura en México, 1934) qui

décrit le pelado (va-nu-pieds), ancêtre d u pachuco :

« Le pelado appartient à une faune sociale d'une caté­

gorie infime et représente le rebut humain de la grande

ville. Dans la hiérarchie économique il est moins qu'un

prolétaire et dans la hiérarchie intellectuelle c'est un primi­

tif. La vie lui a été hostile sous tous les angles et son attitu­

de à l'égard de celle-ci est d 'un noir ressentiment. C'est un

être de nature explosive, avec lequel il est dangereux d'avoir

des relations (...) c'est un animal qui se livre à des panto­

mimes féroce. D e telles réactions sont une compensation

illusoire de sa situation réelle dans la vie qui est celle d 'un

moins que rien ».

Cette figure d u pelado remonte jusqu'à la barbarie d u

peuple violé par la colonisation. L a voix assignée au peu­

ple, dans la définition d u caractère de ce peuple, est celle

d 'une incapacité naturelle à prendre la parole. L a relation

avec lui est exclue, alors m ê m e que l'on prend le droit de

discourir sur lui. Ces intellectuels ont pris le rôle d'inter­

prètes de « l'identité nationale », ce qui les a mis, préci­

sément, à la merci de tout usage instiumental de leur dis­

cours de la part d u pouvoir. Les médias ont repris et lar­

gement diffusé cette image d u va-nu-pieds pour en faire

n o n pas la figure à dépasser grâce à l'ouverture politique,

mais le catactère définitif d ' u n peuple coupable de son

sous-développement et de sa misère politique.

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L'on sait que la répression féroce des étudiants en

1968 de la part du gouvernement a marqué une crise pro­

fonde pour cette réflexion sur le caractère mexicain.

Malgré le geste de la démission de son poste d'ambassa­

deur du Mexique en Inde, Octavio Paz n'a pu « expliquer »

cette rupture du consensus par une supposée barbarie

ancestrale mexicaine qu'il fait remonter jusqu'aux

aztèques {Postdata). Dans le prolongement de son

Postdata, il en arrive à affirmer en 1978 que la seule

option face à la nouvelle société capitaliste est la tradition.

Si Monsiváis mérite d'être qualifié par ses contempo­

rains de « premier écrivain libre du Mexique moderne »

(José Joaquín Blanco), c'est d'abord parce que, âgé de

trente ans en 1968, il est l'un des premiers auxquels l'on

doit d'avoir reconnu l'impasse créée par le renversement

de la réflexion philosophique de ses prédécesseurs : ceux-

ci ont créé, écrit-il dès les années soixante-dix, « deux

abstractions caricaturales - le Mexique, les Mexicains —

peuplées d'anecdotes et de signifiés métaphysiques » qui

se substituent au « sort concret des classes ».

Ensuite, et en ayant identifié le pivot central de la

structure d'effacement de la question en 1978 (plusieurs

articles-réponses dans la revue Proceso), Monsiváis souli­

gne que bien que Paz dénonce l'existence de deux

Mexique, celui des riches et celui des pauvres, le

« Mexique d'en dehors » est abandonné au « fatalisme

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Page 21: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

(...) qui dispense des justifications ». Effectivement, en

dissociant les deux Mexique, Paz ne met pas en question

la structure d'invisibilisation et de mise sous silence ; au

contraire, il établit la naturalité du non-rapport de la

c o m m u n a u t é mexicaine à elle-même en empêchant les

expulsés de poser la question du partage : ils n'apparaissent

pas c o m m e exclus mais plutôt c o m m e des « barbares »,

des étrangers — exactement c o m m e les voyait R a m o s :

féroces, ces exclus ne comptent pas.

E n accusant la dissociation des deux Mexique,

Monsiváis renverse la question de l'identité sur elle-même et

le regard doit se déplacer directement derrière « le masque »

tant accusé et construit des philosophes de la mexicanité : la

pierre de touche de l'identité n'est plus la définition-sépara­

tion mais, au contraire, le rapport. Le Mexique double est

un Mexique dont l'identité est à regarder en termes de

rapports. Poser l'exclusion des « barbares » en termes de

rapports signifie la réouverture de la scène de visibilité et

d'audibilité du politique — la scène où se noue le lien polé­

mique et dissensuel qu'est le lien politique. Le politique est

à nouveau au cœur de la question de l'identité.

O r , c'est un retour sur le « populaire » et la « culture

populaire » que Monsiváis effectue. La m ê m e « matière

première » utilisée par les philosophes de la mexicanité,

mais dont le traitement monsivaisien ne conduit pas à

un nouveau caractère mexicain. Dix ans après les événe-

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Page 22: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

ments de 1968, la recherche menée par Monsiváis sur la

« culture populaire » lui a valu le jugement suivant de la

part d'Octavio Paz : « Carlos Monsiváis n'est pas un

h o m m e d'idées mais de traits d'esprit [hombre de ocur­

rencias] » qui passe son temps dans les « dépotoirs » de la

société et de la culture mexicaines1. Il ressort de cette

qualification l'enjeu du traitement de la « culture popu­

laire » dans le Mexique contemporain. La radicalité

m ê m e du jugement de Paz est révélatrice du fait que ces

déchets ne sont pas seulement un reste qui n'a pas à être

compté dans « Le Peuple » et dont Monsiváis voudrait

opérer une sorte de rédemption salvatrice par l'écriture.

Les déchets, plus qu'un immense dépotoir où il n'y a rien

à voir, sont de trop ; de m ê m e que les traits d'esprits qui

ne s'insèrent pas harmonieusement dans la totalité ache­

vée du métadiscours identitaire des intellectuels.

S'immerger dans les dépotoirs de la culture et porter

au jour les trouvailles qu'on y effectue revient à leur faire

faire irruption dans le champ des « idées » qui accaparent

la parole, pour reposer la question du partage d u c o m ­

m u n : du rapport entre les déchets et les idées. C'est là

une véritable « tentative démocratique »2, au sens où

1. <• Aclaraciones y reiteraciones », Proceso, 61, 02.01.78, p. 29.

2. « L'État et les intellectuels au Mexique », in Champs du pou­

voir et du savoir au Mexique, Toulouse, G R A L - C N R S , 1982, p. 99.

23

Page 23: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

l'étude de la culture populaire est l'instrument pour pen­

ser la part des sans-part : n o n seulement révéler « le sort

concret des classes », c o m m e le dit Monsiváis lui-même,

mais pourquoi ce qui a statut de déchet résiste à ce statut

et fait montre d 'une « vitalité populaire » qui est à l'op­

posé de l'identité et la me t en question : c o m m e n t ce

déchet permet-il de renverser l'identité en rapport ?

C'est que, dans l'écoute monsivaisienne, la culture

populaire est elle-même relation, ouverture de la question

d u partage d u c o m m u n . E n effet, après avoir souligné,

contre la « barbarie » d u populaire, que celui-ci est tout

simplement u n non-lieu, l'espace exclu d u c h a m p de

visibilité qui « se constitue par exclusion et sous l'oppres­

sion », Monsiváis libère le populaire d 'une vision miséra­

biliste ou victimiste en ajoutant que les classes populaires

sont celle qui « transforment les carences en technique

d'identification ». Elles « refonctionnalisent » ; puis

Monsiváis précise :

« quiconque aborde cette culture populaire en croyant

trouver ["Identité Nationale' découvre un collage d'orga­

nismes fantasmatiques, de succès commerciaux... et de

recours essentiels. Dans la culture populaire du Mexique

interviennent, par-dessous les spectacles et les diversions,

les luttes pour l'emploi et le logement, l'acre résistance à

l'oppression multiple. Essentialisée, la culture populaire

n'est pas la s o m m e mécanique des offres de l'industrie,

24

Page 24: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

mais plutôt la manière selon laquelle une collectivité les

assume et les assimile, en les transformant en recherche de

droits : au travail, à l'humour, à la sexualité, à la vie

citoyenne »3.

Les « masses silencieuses » ne correspondent pas exac­

tement au rien des « déchets », sans être toutefois réduc­

tibles à une « essence » différente de l'identité nationale.

La pluralité des demandes des collectivités ne découle pas

d'une série d'« identités » différentes et de leurs particu­

larités oubliées et dont il faudrait opérer la rédemption,

mais de l'exercice de la vie citoyenne sous ses diverses for­

m e s . La culture populaire est donc effectivement vide,

sans voix propre. Sa voix est fonctionnelle, opératoire :

elle fait de la non-voix c o m m e voix absente (« la diver­

sion », « les déchets ») une non-voix c o m m e voix suppri­

m é e , c'est-à-dire c o m m e « recherche de droits ». La voix

des sans-voix est ainsi la fonction de déviation de la

logique anti-politique, fonction qui transforme son silence

en « voix du silence » : c'est une voix qui cherche à établir

une relation de c o m m u n a u t é de langage en « disant » son

absence. U n vide qui est u n supplément d 'un tout qu'il

interpelle au sujet de sa totalité.

3. « Notas sobre el Estado, la cultura nacional y las culturas popu­lares », México, Cuadernos políticos, 30, octobre-décembre 1981, pp. 42-43 (nous soulignons).

25

Page 25: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Précisons donc que si Monsiváis prend soin de préci­

ser que la voix de la culture populaire se fraie un chemin

« par-dessous », c'est parce qu'elle n'est voix que par sa

négativité, foncièrement liée à la logique anti-politique.

Dans la « distance » entre les deux logiques, la seconde

doit parler « par-dessous » le silence, non qu'elle soit

impuissante à être active, mais parce que « politiser », ne

peut se faire qu'en manifestant l'apoliticité de l'ordre

donné : il s'agit de dévier de cet ordre et de le doubler, s'y

lier, l'inclure et non s'y substituer. C'est ce qui en fait le

lieu par excellence de la possibilité du politique et donne

tout son sens à l'expression monsivaisienne au sujet de sa

constitution « sous l'oppression et par exclusion ».

Répondant à l'approche anti-métaphysique de la

mexicanité, le traitement de la culture populaire par

Monsiváis ne suit pas le plan systématique et bien

ordonné d 'un portrait qui révélerait les parties de son

visage : la culture populaire c o m m e pouvoir de trans­

formation est foncièrement plurielle4. Monsiváis

procède donc par cas particuliers et concrets qui cons­

tituent un « collage » de « recours », de « méthodes » \

4. Monsiváis se sert d'ailleurs souvent de l'expression « cultures populaires », au pluriel.

5. « Notas sobre el Estado, la cultura nacional y las culturas popu­lares », op. cit., p. 43.

26

Page 26: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

de tentatives de transformation de la non-voix en réponse,

de « forge d'un langage c o m m u n »6 à m ê m e de phraser la

suppression du compte de voix, en traversant les lieux

dispersés où germe la déviation par rapport à la logique de

l'exclusion : lieux instables de la transformation qui

contiennent et lient polémiquement lieux et non-lieux,

lieux possibles et lieux donnés, lieux visibles et lieux invi­

sibles. Nous ne pouvons ici nous pencher sur tous ces

recours ni les analyser complètement pour illustrer une

écriture qui tente de restituer la complexité du processus

populaire. Soulignons seulement quelques figures du

processus d'identification qui fait bifurquer la logique

identitaire excluante.

Monsiváis consacre un bel essai à Cantinflas7, un

comique qui c o m m e n ç a sa carrière dans les carpas,

« endroits où se mêlent le cirque et le théâtre frivole » des

quartiers pauvres de Mexico, pour devenir le grand

comique du cinéma mexicain à partir de 1936.

Cantinflas est la concrétisation de l'abstraction forgée par

Samuel R a m o s , le pelado, et symbolise c o m m u n é m e n t au

Mexique et en Amérique Latine la nullité absolue du bas

6. « Para un cuadro de costumbres, de cultura y vida cotidiana en los ochenta », Cuadernos políticos, 57, mai-août 1989, p. 94.

7- « Instituciones : Cantinflas. Ahí estuvo el detalle » in Escenas de pudor y liviandad, México, Grijalbo, 1981, pp. 77-96.

27

Page 27: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

peuple. « Les théories à la Samuel R a m o s » étant « un sti­

mulant industriel pour les mass médias »8, ceux-ci se

chargeant d'achever de neutraliser la férocité d u pelado,

apelado devientpeladito inoffensif. Cantinfias fait rire à

partir de « l'échec de l'éloquence », par exemple : « cha­

cun pour soi / vous voyez bien / eh bien on va voir /

point barre ». ainsi, il est à l'origine d 'un nouveau terme

populaire, cantinflear : « beaucoup parler sans rien dire ».

Monsiváis associe à Cantinfias le relajo : ce terme,

emprunté au langage familier, signifie « désordre, diver­

sion, fête bruyante ». Monsiváis ne lui consacre jamais

un développement théorique fourni, mais l'usage qu'il en

fait met en avant l'ambivalence que peuvent présenter le

désordre et la diversion qui le constituent. Le relajo est

une de ces « diversions » qui peuvent l'être autant de la

logique d'exclusion (déviation) que de « la participation

citoyenne » (divertissement).

Si les majorités souscrivent à leur exclusion en

accueillant Cantinfias c o m m e « Fils du Peuple » dans

une acceptation « festive » de leur résignation, toutefois

le relajo exprime, en m ê m e temps, une autre « diversion ».

8. « La nación de unos cuantos y las esperanzas románticas (notas sobre la historia del término 'cultura nacional' » in En torno a la cul­tura nacional, México, INI-SEP, 1980, p. 203.

28

Page 28: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

« La vocation pour l'absurde d u paria » est u n « aveu

d'ignorance » ; mais c'est également « en partie expression

de son dédain et de son impatience [du paria] face à une

logique qui le condamne et le rejette ». Le renoncement à

l'espace public ne correspond pas au retranchement dans

u n autre espace ; ce renoncement constitue plutôt la

séparation, de la part d u paria, de la logique anti-poli­

tique propre à cet espace : son refus de réclamer son

intrusion dans cet espace public-là, « la nation de

quelques-uns ».

La séparation de la logique d'exclusion est la marque

d'une autre logique à l'œuvre. C'est pourquoi, tout en

niant une « prise de parole » au relajo de Cantinfias,

Monsiváis qualifie son non-sens de tentative de « passage

au langage articulé (...) un h o m m a g e au désir de s'ap­

proprier [adueñarse de] une langue »''. En-deçà d u langa­

ge articulé, il y a le cantinflismo, « double langage ». C'est

le langage « de ce qu 'on n'a pas envie de penser » : il est

fait pour oublier l'exclusion ; c'est, simultanément, le

langage « de ce que l'on veut exprimer » : l'exclusion.

Monsiváis précise que :

« Cantinfias oppose à l'absence de moyens l'heureuse

combinaison d'incohérence verbale et de cohérence corporelle.

9. Días de guardar, Mexico, Era, 1970, p. 346.

29

Page 29: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Il libère la parole de ses liens logiques, et il est l'exemple de

l'alliance précise de phrases qui ne signifient rien (ni ne

peuvent signifier) avec des déplacements musculaires qui

rectifient ce qui n'a été dit par personne (...). O n ne dit

rien pour communiquer quelque chose-, on emmêle des

mots pour démêler des mouvements ».

A u chaos privé de sens d u langage verbal qui affirme

l'absence de voix se superpose u n autre langage qui fait

sens. Il fait plus que se superposer, il est son « double »

qui surgit d u « rien » d u non-sens, se sert d u « rien dire »

pour « dire ». C'est pourquoi il ne dit pas « quelque chose » :

il « c o m m u n i q u e » que « l'échec de l'éloquence » ne relè­

ve pas d 'une nullité langagière mais d 'une capacité lan­

gagière à laquelle o n interdit de faire sens par des « liens

logiques » qui la font tomber dans le non-sens ; que

cette capacité niée est capable de « rectifier » le non-sens,

c'est-à-dire de partager le sens.

Monsiváis décèle une dimension « belligérante » d u

relajo. Le langage qui dévie est corporel, silencieux : c'est

u n « recours » minimal de la logique qui transforme le

silence/non-sens apolitisé en voix désignant celui-ci

c o m m e le résultat d 'une mise sous silence, il ne peut tou­

tefois produire aucune voix des sans-voix. Le langage qui

dévie n'est pas u n « langage articulé », ne réussit pas à

produire Y interpellation de cette logique. A ce stade de la

« forge » de ce langage particulier des sans-voix, o n

30

Page 30: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

n'apprend pas à « parler » le langage de la « civilisation »,

mais à articuler la force « chaotique » en la voix vide des

exclus.

Dans le relajo du cantinflismo, c o m m e dans d'autres

expressions de la culture populaire, on est plus ou moins

identique à sa classe pendant qu 'on se « déclasse », la

« marginalité choisie » transite entre marginalité exclue

de la civilisation, marginalité auto-excluante et margina­

lité inclusive, dans une infinité de nuances du jeu de

polarités et de déviations.

Saisissant la culture populaire c o m m e processus de

« transformation », Monsiváis multiplie à coups d'oxy-

mores et de tournures paradoxales les nuances et les

degrés de mélange et de liaison des deux logiques, d'ex­

clusion et inclusive. Arrêtons-nous seulement sur une

deuxième figure du populaire, le naco, avatar du pelado à

partir des années soixante approximativement1" : à pro­

pos de El Santos, bande dessinée qui narre des histoires

10. Monsiváis souligne souvent la continuité fondamentale de ces

figures, à commencer par ceci : « donnons [nous, l'élite] un n o m

(léperos, pelados, nacos) à ce qui nous observe depuis l'obscurité à ce

qui s'est toujours déroulé sans avoir de visage, aux multitudes bien

visibles, composées d'êtres invisibililisés, fixons-leur des caractéris­

tiques et obligeons-les à vivre en accord avec notre programme ».

(Escenas de pudor y liviandad, op. cit., p. 240).

31

Page 31: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

de rue, peuplée de peladitos-nacos immergés dans le

milieu urbain de Mexico et dans un imaginaire investi

par l'industrie culturelle, Monsiváis note combien le trai­

tement typique dévolu aux nacos dans la bande dessinée

mexicaine est bouleversé.

Le qualificatif populaire qui est appliqué est desmadre,

« anarchie, désordre, confusion »" ; celui qui le pratique

est « conflictuel, négligent, irresponsable ». Le desmadre

n'est donc pas seulement « force libératrice » c o m m e le

relajo, mais déjà, selon Monsiváis, « imagination libre »

produite non plus par un dédoublement du langage de

l'exclusion en second langage, mais par son propre dédou­

blement en « chaos de dessins et de paroles ». La B D

conserve le langage pelado mais sous une forme « chaotisée ».

C e langage dédoublé marque un potentiel accru de liaison

entre les deux logiques, d'exclusion et inclusive.

Mais en quoi consiste ce chaos ? Selon Monsiváis, la

lutte dans la boue, divertissement propre aux classes

populaires, est représentée de la manière suivante dans

El Santos :

11. Toutes les citations relatives à El Santos sont tirées de l'essai-prologue « '¿Qué te pasa, Santos? Ya no me aplicas la Taparía como antes' o El Santos y la Tetona Mendoza contra los abuelos istantáneos de los dinamiteros » in Jis y Trino, El Santos contra la Tetona Mendoza, México, Grijalbo-La Jornada, vol. 1.

32

Page 32: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

« la lutte dans la boue c o m m e allégorie de quelque chose

de central dans notre culture : la lutte dans la boue ».

La destruction de l'allégorie signifie l'abandon de la

récupération d'éléments populaires visant à en faire la

manifestation d'une « métaphysique » de la mexicanité

telle que celle que nous avons vue chez R a m o s et qui

octroie au peuple u n principe. Monsiváis détruit l'allé­

gorie en indiquant une autre allégorie qui n'en est pas

une : celle qui établit l'identité vide de sens métaphy­

sique du peuple à lui-même (la lutte dans la boue est la

lutte dans la boue). C'est pourquoi face à cette identité

« personne ne se reconnaîtra [dans la bande dessinée] » :

hors logique identitaire, elle n'allégorise aucune « iden­

tité », elle « dit » l'impossibilité de toute allégorie et

ouvre ainsi un écart au sein m ê m e de l'identité. D a n s

l'allégorie désidentificatrice, le peuple-naco est lui-même,

à savoir, précisément, « l'an-archie », le chaos. E n tant

qu'« an-archie », le désordre du desmadre révèle « l'im­

possibilité de la civilisation »12 chez le peuple, n o n pas

c o m m e impuissance à l'ordre, mais c o m m e absence de la

naturalité de tout ordre. Il n'y a donc pas d'exclusion

possible au n o m d'une identité donnée, l'identité est u n

chaos. N o u s voyons dans ce desmadre de toute identification

12. « Civilización y barbarie », Nexos, 104, août 1986, p. 26.

33

Page 33: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

de la vie populaire le pas fondamental vers ce que

Monsiváis appelle la repolitisation de l'espace national

accomplie par les sans-voix : l'affirmation, par le refus de

fixer en u n e interprétation d o n n é e la réalité et par la

production de chaos, que tout est possible, rien n'est à

exclure — q u e le peuple est l u i - m ê m e et tout, quoi que ce

soit. L'inclusivité c o m m e n c e ainsi à s'articuler dans

le chaos c o m m e absence de tout principe déterminant le

rapport d'exclusion.

L e langage inclusif est alors chaotique mais intelligi­

ble, irréductible au non-sens . El Santos, conclut

Monsiváis, effectue

« la cession des responsabilités au lecteur : celui-ci se voit obligé de se déclarer pris au dépourvu face à chaque dessin qui le fait sortir de ses gonds et le situe en territoire 'étranger' ».

L a « dialectique de la pauvreté (...) c o m m e n c e dans

le dialogue inintelligible pour les étrangers », avec

Cantinflas ; dans El Santos le lecteur, étranger o u pas au

milieu naco, est en territoire étranger, n o n que la parole

naca soit barbare, mais parce qu'il rencontre dans le des­

madre u n espace nouveau : celui de « l'imagination libre »

qui ne prend la parole que pour dire la liberté de parole

et d o n n e ainsi la parole. D a n s cet espace de liberté abso­

lue, chaotique, la prise de « responsabilités », c'est-à-dire

le fait de donner sa voix, devient d o n c u n e nécessité.

34

Page 34: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

L'imagination libre dit la participation à la création du

sens, à la création d'identité, et apparaît sous la plume de

Monsiváis l'expression : « notre culture ».

Dans cette perspective, El Santos serait une possibilité

de créer une véritable dynamique de « recherche de

droits » dans le cercle de la culture populaire. E n effet,

l 'humour de El Santos est u n « h u m o u r cábula, c o m m e

ça sonne, rêche, querelleur », « qui ne cherche pas à faire

rire, ni à faire penser ». C o m m e dans le relajo, il ne s'agit

pas de « penser » le polémos ; cependant, cet h u m o u r qui

ne veut pas faire rire, pas m ê m e du rire ambivalent de la

diversion-déviation, est un humour cábula (« dérangeant ») :

il empêche de rester rangé, par la diversion, dans l'ordre

donné du non-rapport politique.

Le desmadre dit plus que le « désir » de forger un lan­

gage articulé. La voix chaotique articule la liaison inter-

pellatrice dans la mesure où elle articule la force chao­

tique en un espace dans lequel est mise à n u l'allégorie

excluante. Dans l'espace an-archique se dit la possibilité

du politique, possibilité d'« élargir » : « si cela m e vient à

l'esprit [se me ocurre], c'est bon, parce que je m e suis

entraîné à élargir m o n imagination sans la censurer ».

O n inclut déjà, on s'entraîne, on tente encore d'inclure.

La culture populaire qui articule la logique inclusive

« par-dessous » et à travers l'éclatement des « liens

35

Page 35: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

logiques » de la civilisation, est ocurrente, fonctionne par

trouvailles qui viennent à l'esprit, éléments nouveaux et

irréguliers qui impliquent l'élargissement du c h a m p de

visibilité. E n comptant ce que l'Idée rejette dans l'ombre,

l'esprit ocurrente peut disloquer le discours excluant de

l'Idée et mettre en lumière son caractère excluant.

Souvenons-nous du jugement d'Octavio Paz que nous

citions ci-dessus : Si Monsiváis est un « h o m m e de traits

d'esprit [hombre de ocurrencias] », c'est alors en qualité

d ' h o m m e qui se met à l'écoute de la logique polémique

inclusive.

Ainsi Monsivais multiplie ces figures de la désidenti-

fication qui ouvrent des espaces polémiques à l'intérieur

d'un contexte culturel mexicain aux traits monolithiques :

chacun de ces portraits saisit l'identité mexicaine qui

n'est « populaire » que si elle travaille à l'écartèlement de

l'identité et à la mise en rapport, dans l'écart, du

Mexique pluriel. Grâce à une écriture qui, au-delà de la

recherche d'une mexicanité authentique, tente réelle­

ment de briser la lourde structure de l'identité, on entre­

voit la possibilité d'une pensée d'« Identité Nationale

sans guillemets », à savoir c o m m e ordre ouvert et traver­

sé par le conflit polémique parce que lieu d'accueil de

l'hétérogène.

La tâche politique de l ' h o m m e aux traits d'esprit vis-à-

vis du « populaire » est entamée. Notons, pour terminer,

36

Page 36: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

que de dédoublements interpellateurs ces traits d'esprits

semblent parfois se réduire à des étincelles produites par

l'oppression elle-même. Cela arrive m ê m e trop souvent :

des traits d'esprit nous passons aux vertus de la provoca­

tion de toute sorte d'éléments, que l'essayiste ne peut

relever qu'en s'appuyant sur la fermeture extrême du

contexte culturel mexicain ; leur effet relève plus du

scandale qui provoque une réaction massive que d 'un

pouvoir de monstration polémique. D e m ê m e , bien des

voix populaires sont non pas oubliées — ce qu'il serait

absurde de reprocher à Monsiváis — mais écartées parce

que jugées trop minoritaires pour avoir un pouvoir d'in­

terpellation. Dans cette indistinction du massif tout

court, il nous semble qu'il y a plus que des dérapages. A u

seuil de ceux-ci, pointe toujours la fascination de

l'appartenance, de l'identification.

U n e fascination qui vient, au-delà de la tentative

d'ouverture à hétérogène, de l'impensé de sa propre rela­

tion paradoxale à cette hétérogénéité. E n effet, ces

« dérapages » vers la plénitude populaire révèlent que

l ' h o m m e aux traits d'esprit pense encore à partir et d'abord

en relation au foyer du pouvoir-excluant, s'agrippe à la

structure d'opposition ordre/chaos, civilisation/barbarie,

alors qu'il s'agissait de déconstruire cette structure pour

accueillir u n pouvoir d'inclusion polémique.

Monsiváis assume son extériorité au populaire mais n'a pas

37

Page 37: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

véritablement affronté le « litige de voix » entre l'écrivain

lui-même et cette voix à laquelle il emprunte ou il prête

sa plume. C'est pourquoi, celui qui n'aspire plus à deve­

nir l'interprète privilégié de l'identité nationale risque

plus d'une fois de ne faire que des simagrées flatteuses du

populaire, des simagrées dont le mythe de « l'Eden brisé »

de la mexicanité s 'accommode sans difficultés.

A u « sortir » de la pensée nationale-identitaire, ces

penseurs d u populaire n'ont pas encore mis en jeu leur

hétéronomie : le paradoxe de l'immédiateté et du sup­

plément que l'écrivain lui-même produit en se mettant à

l'écoute des exclus.

38

Page 38: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Actualité de la pensée de Michel Foucault

pour les latino-américains1

Jorge Davila

O n m ' a demandé de parler de la réception de Michel

Foucault en Amérique Latine. Tout ce que l'on peut dire

dépend de la manière dont on comprend la question de

la réception.

D'habitude, on entend par là la manière de recevoir

l'œuvre d'un auteur. Dans le cas qui nous préoccupe,

cette manière de comprendre la réception fait référence

d'abord à la question de la traduction. D e ce point de

vue, on peut dire que la réception de Foucault en

1. Conférence prononcée à l'occasion d'une invitation aux

Dialogues philosophiques, Collège International de Philosophie/

Maison de l'Amérique latine, Paris, décembre 2002. Je remercie Alain

Gigandet d'avoir lu patiemment et corrigé soigneusement la première

version du texte ; de m ê m e , Patrice Vermeren et Luca M . Scarantino

d'avoir fait des précisions très importantes à la version finale.

39

Page 39: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Amérique latine a été réussie : l'ensemble de son œuvre

est pratiquement disponible en espagnol et pas seule­

ment dans des traductions disons officielles, mais aussi

par le circuit de traductions faites de façon plus libre. À

la traduction des grands livres de Foucault se sont ajoutés

bon nombre de ses cours et écrits brefs, qui ont circulé et

circulent depuis des années à partir de foyers universi­

taires. Je crois m ê m e qu'en Espagne on a déjà traduit les

Dits et écrits. O n a eu très tôt presque tout.

Bien sûr, tout cela appartient à ce que l'on peut appeler

le coté quantitatif de la traduction. Il reste à s'interroger

sur la qualité. D e par m o n expérience, il m e semble que

nous pouvons compter sur de bonnes traductions ; je

peux assurer que les grands livres, en général, ont été bien

traduits si l'on compare avec la moyenne des traductions

en philosophie. Il y a pourtant le coté stylistique propre à

Foucault qui s'efface dans de très importants passages de

la traduction, sans en réduire totalement le sens.

À côté de cette réception, disons bibliographique, on

devrait ajouter la réception relative à la circulation et à la

diffusion de l'œuvre traduite ou en original. Il y a là un

aspect commercial dont j'ignore le fonctionnement, on

peut imaginer que ça se passe bien ; mais on a aussi la

circulation académique, la présence de l'œuvre dans l'en­

seignement. A ce propos, je n'ai qu'une très vague

impression : il m e semble que la présence est plus forte

40

Page 40: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

dans les sciences sociales (sociologie et politique) que

dans la philosophie, en rapport avec u n intérêt fortement

axé sur la thématique d u pouvoir.

* * *

Mais déplaçons-nous vers u n espace de la réception

qui est plus important et plus intéressant. Q u a n d on dit

réception, cela a à voir aussi avec ce qu'on appelle l'effet

des ouvrages. Vous savez peut-être que l'on a parlé, déjà

du vivant du philosophe, d 'un effet Foucault. C'est

surtout en Italie, si je ne m e trompe pas, que l'on a uti­

lisé cette expression ; il s'agissait de dire c o m m e n t la

« boîte à outils » de l'auteur était utilisable pour façonner

des actions politiques. Bien entendu on était dans les

années soixante-dix et son travail était marqué par les

analyses des institutions : la prison, la sécurité sociale,

etc., enfin, le problème de ce qu'il appelait la question de

la gouvernementalité. E n ce qui concerne l'Amérique

latine à ce moment-là, je crois qu'on restait encore prison­

niers d'une préoccupation principalement académique, on

ne traduisait pas la boîte à outils en actions politiques de

vaste portée. Dans nos universités, la lecture de Foucault

se focalise sur le commentaire, voire simplement sur la

traduction. J'entends par là qu'elle ne semble pas avoir eu

d'effet sur la constitution des mouvements sociaux, m ê m e

si une certaine critique politique au pouvoir semble

rejoindre les analyses de Foucault. Et cela n'aurait p u être

41

Page 41: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

autrement, étant donné que la critique à l'excès de l'État

provenait, en Amérique latine, de la pensée libérale qui

était en train de se construire c o m m e idéologie

néolibérale. Je pense que ce point touche de près deux

aspects auxquels on devrait réfléchir. D ' u n e part, une

compréhension plus approfondie d u travail de Foucault :

en deux mots , qu'est-ce que cela signifie d'étudier une

problématisation ? D'autre part, la caractérisation d'une

problématique très particulière de l'Amérique latine et

qui déborde l'aspect politique.

* * *

C e qui compte le plus pour la notion d'effet, et à quoi je

voudrais m'attacher maintenant, est le fait qu elle peut être

conçue autrement, pour introduire une idée plus intéres­

sante, je crois, que la réception d'un philosophe. C'est sur

cela que je voudrais m e concentrer. D e quoi s'agit-il ?

Pour essayer de m e faire comprendre, je prendrai une

idée formulée par le philosophe vénézuélien Briceño-

Guerrero dans un tout petit ouvrage écrit à une époque où

Foucault n'était pas encore devenu célèbre ; c'était en

1962. C e petit livre s'intitulait Qu'est-ce que la philosophie ?

2 . Briceño-Guerrero, J . M . ; ¿Qué es la filosofía ?, Edic. Universidad de Los Andes, Mérida, 1962. Sauf indication contraire, les citations suivantes proviennent de ce texte.

42

Page 42: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Pour essayer de faire un diagnostic de la situation de la

philosophie en Amérique latine, et particulièrement au

Venezuela, Briceño-Guerrero propose la distinction

entre la philosophie c o m m e dynamis, la philosophie

c o m m e energeia et la philosophie c o m m e ergon. Voici

c o m m e n t je résumerais sa thèse : la philosophie c o m m e

dynamis est une sorte de disposition naturelle de toute

culture à se donner une cosmovision spontanée ; la

philosophie c o m m e energeia serait la façon proprement

occidentale de faire ce que depuis les Grecs on appelle la

philosophie ; finalement, la philosophie c o m m e ergon est

la philosophie réduite aux fruits de sa propre production.

Attardons-nous un peu sur cette distinction.

Briceño fait reposer la philosophie c o m m e dynamis

sur ce que j'appellerais une compréhension intuitive de

la totalité. Il dit ceci : « la condition humaine se carac­

térise par une certaine indétermination fondamentale

qui se manifeste dans la création nécessaire de la culture,

et celle-ci présuppose toujours une vision du m o n d e , une

conception de la vie, des idées ou des croyances sur la

place de l ' h o m m e dans l'univers et sur le rôle qu'il y peut

tenir » ; ces présupposés sous-tendent l'orientation de la

culture aussi bien que la configuration des structures de

la langue. Or, c'est bien la compréhension intuitive de la

source de ces présupposés « qui opèrent secrètement », et

eux-mêmes aussi, qui constituent la philosophie c o m m e

43

Page 43: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

dynamis. S'il en est ainsi, on voit bien que « la philoso­

phie c o m m e dynamis est universellement humaine » ;

c'est bien sur elle que s'appuie la structuration d'autres

formes culturelles de la pensée.

La manière propre à la forme culturelle de pensée que

nous appelons philosophie, la philosophie c o m m e

energeia, est d'opérer « une prise de conscience qui pro-

blématise ce qui est jusqu'à u n certain m o m e n t inaperçu

puisque évident ». Elle est donc une réflexion critique

qui vise la construction conceptuelle, donc explicite,

« d'une interprétation cohérente de la totalité, interpré­

tation qui se problématise elle-même et essaie de se jus­

tifier rationnellement ». Mais ce qui la caractérise de plus

profondément est le m o u v e m e n t par lequel elle arrive à

se produire, c'est-à-dire le fait d'être « une réflexion cri­

tique dans son actualité tant qu'elle est activité et dans

son action tant qu'elle met en m o u v e m e n t celui qui

médite ». La philosophie c o m m e energeia n'est autre

chose que philosopher. Je crois qu'on peut dire que la

philosophie c o m m e energeia n'est que « la création de

concepts », en reprenant ce que Deleuze enseigne dans

son Qu'est-ce que la philosophie ?

3. Deleuze, G . et Guattari, F., Qu'est-ce que la philosophie ?

Minuit, Paris, 1991, p. 11.

A4

Page 44: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Étant donné que la philosophie aboutit généralement

à la production d'œuvres philosophiques, de ce qu 'on

appelle des systèmes philosophiques, elle risque

inévitablement de se trouver dégradée, de renoncer à la

création de concepts et de devenir un artefact de trans­

mission d'une connaissance déjà achevée. C'est de la

philosophie ainsi limitée à ses produits que l'on dit

qu'elle est ergon. Avec cette caractérisation supplémen­

taire liée au fait de devenir artefact : « la tendance à subir

des dégradations progressives qui en font un refuge con­

tre l'intempérie existentielle de l ' h o m m e , l'organisation

des contenus de la conscience démythifiée pour garder

l'équilibre psychique, l'arme intellectuelle du groupe » et

m ê m e la réduction à une simple idéologie.

Il m e semble qu'à partir de cette trilogie, on peut

poser autrement la notion d'effet. Tout de suite on voit

bien qu'entre les trois formes de philosophie il y a un

enchaînement d'effets, soit dans le sens d 'un fait produit

par une cause, soit dans celui d'un phénomène particulier

apparaissant dans certaines conditions ; c'est grâce à la

philosophie c o m m e dynamis qu'est produit l'effet de la

philosophie c o m m e energeia, et c'est par celle-ci qu 'on a

la philosophie c o m m e ergon. Mais il faut souligner

qu'alors que la philosophie c o m m e ergon est le seul effet

possible de la philosophie c o m m e energeia, celle-ci n'est

qu'un parmi les multiples effets possibles de la philosophie

45

Page 45: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

c o m m e dynamis. O n a ici deux rapports qui définissent,

chacun à sa manière, des problèmes très intéressants pour

la notion d'effet lié à la philosophie.

Le rapport entre la philosophie c o m m e energeia et la

philosophie c o m m e ergon est plus proche de la notion

habituelle d'effet, qui donne ordinairement lieu à une

valorisation positive ou négative. Car s'il est vrai que la

philosophie c o m m e ergon représente un risque de

paralysie pour le philosopher, elle n'en reste pas moins

un ingrédient indispensable de la philosophie c o m m e

energeia. E n effet, « le philosopher surgit dans les sentiers

d'une tradition forgée par lui-même et qui se caractérise

par certains styles, modèles et systèmes », c'est-à-dire

dans le droit chemin de l'héritage de la tradition ; de

sorte que le philosopher exige la connaissance de sa tra­

dition. À cause de tout cela, on pourrait parler d'un bon

effet ou d 'un mauvais effet. O u bien la philosophie

c o m m e ergon est source, pour le philosopher, de nou­

velles manières de problématiser, ou bien elle est la

philosophie qui s'ankylose à jamais dans une mécanique

de réécriture.

E n ce qui concerne le rapport entre philosophie

c o m m e energeia et philosophie c o m m e dynamis, on

aurait la tentation de dire qu'il s'agit d 'un effet unique,

que ce rapport n'a eu lieu qu'une seule fois. La philoso­

phie est bien née en Grèce antique. Qui plus est, on

46

Page 46: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

pourrait aller jusqu'à dire que les effets, bon ou mauvais,

entre la philosophie c o m m e ergon et le philosopher ne

seraient que des effets de deuxième ordre ou génération.

Si tout cela est vrai, il n'en reste pas moins que le philoso­

pher aurait deux options qui dépendent de la probléma-

tisation ou non de ce m ê m e donné, disons de l'origine.

O n pourrait alors voir la tradition du philosopher se

nourrir d 'un problème qui sera toujours vivant, celui de

son origine ou bien d 'un oubli à jamais de son rapport

avec la philosophie c o m m e dynamis.

N o u s avons donc un cadre ou une vision quadripar­

tite de l'effet : d 'un coté, l'effet double entre la philoso­

phie c o m m e ergon et le philosopher, d'autre coté un dou­

ble effet entre le philosopher et la philosophie c o m m e

dynamis. C'est dans ce cadre que je vais poser la question

de la réception de Foucault.

* * *

N o u s essayerons de comprendre la réception c o m m e

un croisement des effets dans le domaine philosophique.

O n voit bien que dans le cadre des effets que l'on vient

d'esquisser, la réception devient une question de rapports

philosophiques. La place qu'occupe un travail

philosophique dans le jeu quadripartite de l'effet donne

le fil conducteur qui caractérise la réception de ce travail.

Mais, c o m m e on l'a montré, ce jeu relève de la distinction

47

Page 47: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

primaire et tripartite de la philosophie {dynamis,

energeia, ergon). D o n c , on devrait tout d'abord se

demander si la réception de Foucault philosophe obéit à

l'une des deux philosophies (comme ergon ou c o m m e

energeia) puisqu'il n'est pas question, bien entendu, de la

philosophie c o m m e dynamis. Mais cela implique sans

doute de se demander la m ê m e chose pour la philosophie

de Foucault.

N e serait-il pas philosophe ? La rigueur semble exiger

de se demander d'abord si la philosophie pratiquée par

Foucault relève bien de l'un de ces deux types de philoso­

phie ; mais il faut se rappeler qu'il y en a qui, encore

aujourd'hui, assurent que Foucault n'a pas été

philosophe du tout et d'autres qui par ailleurs l'affirment

depuis longtemps. Peut-être ne sont-ce là que des opin­

ions. Mais ne donnons rien pour évident. Essayons de

voir si l'on peut rapprocher Foucault de la philosophie

c o m m e ergon, toujours en vue de connaître quelque

chose sur la réception de Foucault en Amérique latine.

Est-ce que Michel Foucault aurait fait de la philoso­

phie une pratique qui ne se posait absolument pas

c o m m e ergon ? O u bien si ? Rappelons-nous que la ques­

tion du rapport entre le philosopher et Y ergon se pose

c o m m e un rapport à la tradition. Tout le m o n d e sait que

la manière typique de ce rapport est celle du c o m m e n ­

taire ; la tradition philosophique se façonne à travers le

48

Page 48: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

long enchaînement de commentaires successifs qui

commencent très tôt dans l'Antiquité grecque. Si ce qui

caractérise la philosophie c o m m e ergon est la réflexion du

type commentaire, alors dans la réflexion foucaldienne

on ne trouve la moindre inclination à pratiquer le c o m ­

mentaire philosophique ; on y trouve m ê m e un refus

parfois exagéré. O n ne saurait néanmoins conclure que

Foucault ne s'appuie jamais sur le commentaire.

U n e production débordante d'études sur l'œuvre de

Foucault montrent clairement les multiples influences

d'autres philosophes sur Foucault. Cette influence est-

elle gouvernée par le commentaire ? O n ne peut trancher

cette question sans essayer d'éclaircir la distinction entre

influence et commentaire.

Le commentaire, stricto sensu, suppose le travail sur le

texte d'un philosophe pour essayer de le rendre plus

compréhensible. L'influence n'a pas besoin du c o m m e n ­

taire mais ne peut pas faire l'économie d'un travail de

compréhension également exigeant ou encore plus

exigeant. Pour qu'il y ait influence, on est obligé de passer

par une sorte de commentaire. Parmi les inédits de

Foucault il y en a un qui, m e semble-t-il, montre claire­

ment ce type de travail à mi-chemin entre le c o m m e n ­

taire et l'influence. Il s'agit de sa Thèse complémentaire.

O n y trouve une soigneuse lecture de XAnthropologie de

Kant qui ne s'offre pas c o m m e une réécriture du texte

49

Page 49: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

kantien, c'est-à-dire c o m m e commentaire. O n y trouve

plutôt, entre autres, les idées que Foucault développera

plus amplement dans Les mots et les chosesi. S'agit-il d'une

influence kantienne ? Sans doute, mais l'exemple permet

d'éclairer la notion d'influence : il s'agit pour Foucault

d'une relecture qui lui sert à accomplir un certain m o u ­

vement de sa propre réflexion. O n sait qu'à cette époque

Foucault rédigeait son Histoire de la folie et qu'il essayait

de se détacher de la vision restreinte de la folie offerte

tant par les différentes sciences humaines que par la

philosophie.

O r je crois que cette sorte de travail à mi-chemin

entre commentaire et influence, ce type d'influence

philosophique chère à Foucault, est de la plus grande

importance pour comprendre ce que peut marquer la

réception de son travail, voire l'évaluer. Mais, d 'un autre

coté, cette notion d'influence que l'on vient de décrire et

d'utiliser reste floue. C'est bien pour ces deux raisons que

j'aimerais situer ce type d'influence par rapport à un

autre type de travail fait par d'autres philosophes et qui

touche aux rencontres avec la tradition philosophique.

4 . Cf. Gros, F. et Dávila, ]., Michel Foucault, lector de Kant, Edic. Universidad de Los Andes, Mérida, 1998. Disponible en www.ing.ula.ve/'-sisint/

50

Page 50: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

À ce propos je rappellerai ceci : n o m b r e d'interpréta­

tions d u travail de Foucault soutiennent, avec plus o u

moins de force, la thèse selon laquelle o n trouve chez

Foucault une sorte de répétition de trois grands

philosophes : Kant, Nietzsche et Heidegger. Le cas le

plus intéressant est représenté sans aucun doute par le

livre de Deleuze sur Foucault. Mais qu'est-ce que signifie

« répétition » ? Ecartons vite l'idée qu'il s'agirait de

répéter la m ê m e chose par d'autres termes, faire des gloses,

des paraphrases, etc.

Je propose de distinguer entre d 'une part une « répé­

tition maximale » et, d'autre part, une « répétition d u

problème ». La répétition maximale vise à refonder la

construction conceptuelle d 'un philosophe face à une

problématique donnée. Il est donc question de refonder

u n système de pensée. La répétition d 'un problème, en

revanche, consiste à rencontrer non pas le fondement d u

système mais la racine problématique à l'origine d u fon­

dement du système. C'est Heidegger, je crois, qui dans

la dernière partie de Kant et le problème de la métaphy­

sique a défini le mieux ce que comporte la répétition. Il

dit ceci :

Nous entendons par répétition d'un problème fonda­

mental la mise au jour des possibilités qu'il recèle. Le déve­

loppement de celles-ci a pour effet de transformer le pro­

blème considéré et, par là m ê m e , de lui conserver son

51

Page 51: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

contenu authentique. Conserver un problème signifie libé­

rer et sauvegarder la force intérieure qui est à la source de

son essence et qui le rend possible c o m m e problème.

La répétition des possibilités d'un problème n'est donc pas

une simple reprise de ce qui est « couramment admis » à pro­

pos de ce problème, et dont on doit « raisonnablement espé­

rer » qu'on en « pourra tirer quelque chose ». E n ce sens, le

possible est simplement le contenu par trop réel dont chacun

dispose à son gré. Le possible ainsi compris, empêche en fait

toute répétition véritable et par là toute relation à l'histoire.5

O n voit bien que pour Heidegger la répétition est u n

travail qui s'approche de l'essence d ' u n problème de fon­

d e m e n t . C'est ce qu'il a entrepris avec la question de

l'instauration d u fondement de la métaphysique déve­

loppée par Kan t . L a manière dont Foucault procède dans

ses rencontres avec la tradition philosophique relève plu­

tôt d ' une autre sorte de répétition. Il s'agit pour lui de

confronter la problématique, la manière dont o n a pro-

blématisé une certaine thématique à u n m o m e n t d o n n é .

Cela compor te toute la question de l'histoire, c o m m e

l'indique Heidegger pour ce qu'il appelle la répétition

authentique, mais il ne s'agit pas d 'y rechercher l'essence

d ' u n problème. C'est pourquoi o n n e rencontrera dans la

réflexion de Foucault ni u n essai de penser u n nouveau

5. Heidegger, M . , Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1981, p. 261.

52

Page 52: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

fondement ni un essai de penser une nouvelle question.

Il y est question de montrer historiquement c o m m e n t la

thématique où s'insère le problème a été problématisée,

c o m m e n t se sont façonnées les réponses données à une

situation concrète et réelle ou encore c o m m e n t et pour­

quoi certaines choses (comportements, phénomènes,

processus) deviennent des problèmes. La réflexion philo­

sophique y prend sa part et appartient partant à l'histoi­

re de ces réponses. Il y a de la sorte c o m m e un entre-deux

entre la répétition « maximale » et la répétition « du pro­

blème ». L'entre-deux propre à Foucault consiste à ques­

tionner l'histoire des problématisations.

O n pourrait dire que l'influence sur Foucault de Kant

et Heidegger, mais aussi de Nietzsche, a été le fait de

renouveler cette question de la répétition, dans le sens où

ces trois philosophes lui ont inspiré une manière de se

confronter avec les racines historiques. Le philosopher

propre à Foucault, sa philosophie c o m m e energeia, est

c o m m e la répétition qui agit sur la répétition de

Heidegger, Nietzsche et Kant. Si l'on considère par

exemple le point de vue méthodique, on trouve le triple

déplacement de la critique kantienne, de la généalogie

nietzschéenne et de l'herméneutique du Dasehi au profit

de la problématisation ; mais cette référence à la question

de la méthode peut être trompeuse car elle reste vide sans

une référence explicite à un problème concret, réel et

53

Page 53: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

vécu. La répétition par Foucault de Kant, Nietzsche et

Heidegger, est ce que montre le Foucault de Deleuze,

m ê m e s'il s'agit aussi d'une répétition à la manière de

Deleuze. Car c'est toute une récriture du philosopher de

Foucault qui devient le propre philosopher de Deleuze,

c o m m e il a aussi été le cas avec Spinoza, Nietzsche et

Kant. E n plaçant Foucault parmi ses tableaux de réécri­

ture philosophique, Deleuze montre à quel point est

importante la philosophie pratiquée par Foucault.

Nous venons de nous poser la question de savoir si la

philosophie de Foucault s'approchait de la philosophie

c o m m e ergon ; et nous avons signalé que ou bien la

philosophie c o m m e ergon est source, pour le philosopher,

de nouvelles manières de problématiser, ou bien elle est la

philosophie qui s'ankylose à jamais dans une mécanique

de réécriture. Maintenant on voit bien que pour Foucault

c'est la première option qui compte. Enfin, et cela

j'aimerais bien que vous l'ayez compris, sinon c o m m e

une thèse, au moins c o m m e une hypothèse, la position

du travail philosophique de Foucault par rapport à la

philosophie c o m m e ergon est bien la combinaison d'un

nouveau commentaire et d'une nouvelle répétition. Mais

il s'agit là seulement d'un trait fondamental du philoso­

pher de Foucault ; je dirais que cela fait bien partie de son

rapport à Yenergeia, et qu'il s'y inscrit.

* * *

54

Page 54: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

T o u r n o n s - n o u s d o n c vers la question de la philoso­

phie c o m m e energeia. Q u e l type d'energeia trouve-t-on

dans le philosopher propre à Foucault ? P o u r répondre,

o n peut partir de la formule très nette q u e Deleuze place

a u début de son Qu'est-ce que la philosophie ? : «la

philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer

des concepts »6 ; et Deleuze d'en faire son irréductible

défense : « nous n'avons jamais eu de problème concer­

nant la mort de la métaphysique ou le dépassement de la

philosophie : ce sont d'inutiles, de pénibles radotages.

O n parle de la faillite des systèmes aujourd'hui, alors que

c'est seulement le concept de système qui a changé. S'il y

a lieu et temps de créer des concepts, l'opération qui y

procède s'appellera toujours philosophie » .

Si l'energeia, c o m m e on l'a déjà dit, est bien la con­

struction conceptuelle, alors c o m m e n t est-elle chez

Foucault ? O u pour le demander selon nos termes, quel

est le type de concepts propres à l'espace dessiné par le

nouveau commentaire et la nouvelle répétition dont on

vient de parler ? Quel est le plan philosophique dessiné

par cet espace ? Il y a l'exemple bien choisi par Deleuze,

celui du concept de l'actuel, qui par ailleurs prolonge ce

qui pour Nietzsche était l'inactuel : un excellent exemple

6. Deleuze, op. cit., p. 8.

7. ibid., p. 14.

55

Page 55: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

puisqu'il dessine l'espace propre au travail philosophique

de Foucault, celui d u diagnostic :

Pour Foucault, ce qui compte est la différence d u pré­

sent et de l'actuel. Le nouveau, l'intéressant, c'est l'actuel.

L'actuel n'est pas ce que nous s o m m e s , mais plutôt ce que

nous devenons, ce que nous s o m m e s en train de devenir,

c'est-à-dire l'Autre, notre devenir-autre. Le présent, au

contraire, c'est ce que nous s o m m e s et, par là m ê m e , ce que

nous cessons déjà d'être. N o u s devons distinguer n o n seu­

lement la part d u passé et celle d u présent, mais, plus pro­

fondément, celle d u présent et celle de l'actuel. N o n pas

que l'actuel soit la préfiguration m ê m e utopique d ' u n ave­

nir encore de notre histoire, mais il est le maintenant de

notre devenir. Lorsque Foucault admire Kant d'avoir posé

le problème de la philosophie n o n pas par rapport à l'éter­

nel mais par rapport au Maintenant, il veut dire que la phi­

losophie n'a pas pour objet de contempler l'éternel, ni de

réfléchir l'histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels :

u n devenir-révolutionnaire qui, selon Kant lu i -même, ne se

confond pas avec le passé, le présent ni l'avenir des révolu­

tions. U n devenir-démocratique qui ne se confond pas avec

ce que sont les Etats de droit, o u m ê m e u n devenir-grec qui

ne se confond pas avec ce que furent les Grecs8.

8. ibid., p. 107-8.

56

Page 56: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Telle est l'énergie du travail philosophique de

Foucault : diagnostiquer, nous diagnostiquer nous-

m ê m e s dans notre propre devenir. Mais la valeur du

diagnostic « ne repose pas sur un visage, sur une identité

d'auteur, mais sur le diagnostic lui-même »9 ; c'est-à-dire

que ïenergeia développée dans le travail philosophique

de Foucault répond à une puissance qui reste toujours

dans le plan de sa réflexion ; c'est pourquoi elle appar­

tient au plan de l'immanence. Pour s'en rendre compte il

suffit de fixer le regard sur l'importance que Foucault

donne à l'auteur. Le détachement de l'auteur ou, plus

exactement, de la fonction-auteur a été forgé par

Foucault très rôt, m ê m e si l'on doit considérer Qu'est-ce

qu'un auteur ? et L'ordre du discours c o m m e les textes les

plus remarquables à ce propos. C e détachement s'ac­

complit dans tout son travail critique, qu'il s'agisse de la

critique des institutions ou de la critique du savoir des

sciences humaines, c'est-à-dire de ce qu'on a pris l'habi­

tude d'appeler partout, et avec grande emphase en

Amérique latine, la critique des régimes du pouvoir-

savoir. A u fond, le détachement de la notion d'auteur se

pose moins c o m m e un problème d'ordre théorique que

c o m m e une question d'attitude. Cette attitude se déploie

9. P. Arrières, Dire l'actualité. Le travail de diagnostic chez Michel Foucault, in F. Gros (Ed.), Le courage de la vérité, P U F , 2002, p. 32.

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Page 57: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

dans tous les textes foucaldiens, mais il va en rendre

compte explicitement dans ses derniers travails. C'est

certainement dans les étapes finales de son travail que

l'on trouve, approfondi, le sens de son diagnostic de

notre devenir : plus précisément à l'occasion de son tra­

vail sur la philosophie antique.

O n touche de près à ce que l'on avait dit du rapport

entre la philosophie c o m m e energeia et la philosophie

c o m m e dynamis, le rapport entre le travail philosophique

et l'origine m ê m e de la philosophie. O n sait combien

Foucault a aimé sa dernière rencontre, pas seulement,

c o m m e on a coutume de le dire, avec les Grecs mais avec

la philosophie ancienne. Rencontre faite dans le droit fil

de la notion de « pratiques de soi » ou bien de la consti­

tution de soi-même. Il s'agit de la recherche de Foucault

sur les « pratiques de soi » c o m m e matière de l'histoire

des problématiques éthiques.

Cette recherche a atteint son plus haut degré dans les

derniers travaux de Foucault des années quatre-vingts :

dans ses cours, dans les interviews et dans les derniers

volumes de l'Histoire de la sexualité. Cette recherche l'a

conduit à formuler la notion d'une « esthétique de l'exis­

tence ». Cette formulation répond au diagnostic de notre

actualité morale : « l'idée d'une morale c o m m e obéis­

sance à un code de règles est en train, maintenant, de

disparaître, a déjà disparu. Et à cette absence de morale

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Page 58: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

répond, doit répondre, une recherche qui est celle d'une

esthétique de l'existence »"'. D e cette recherche histo­

rique de la problématisation de l'élaboration de soi-

m ê m e ou problématisation de la subjectivation, Foucault

n'est arrivé à développer que les débuts. Cependant, c'est

du moins l'hypothèse que je propose, ces débuts lui ont

permis de comprendre cette double condition : d'une

part que l'enjeu essentiel de l'exercice de la pensée repose

dans le fait de « savoir dans quelle mesure le travail de

penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce

qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser

autrement »" ; et, d'autre part, que nous devons recon­

naître le juste lieu des interprétations que le travail de

nous penser dans l'histoire fait affleurer.

C'est en relation avec ce deuxième constat que nous

pouvons affirmer qu'une proposition c o m m e celle-ci :

faire de sa vie une œuvre d'art, trouve sa plénitude dans le

point de départ de l'histoire de la problématisation de la

subjectivation. E n effet, c o m m e le montre Foucault, « la

volonté d'être un sujet moral, la recherche d'une éthique

de l'existence étaient principalement dans l'Antiquité un

effort pour affirmer sa liberté et pour donner à sa propre

10. Foucault, M . Une esthétique de l'existence in Dits et écrits IV, Gallimard, Paris, 1994, p. 732 .

11. Foucault, M . L'usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 15.

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Page 59: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

vie une certaine forme dans laquelle on pouvait se recon­

naître, être reconnus par les autres, et la postérité m ê m e

pouvait trouver un exemple »12. M ê m e en obéissant à des

canons collectifs, il s'agissait de « l'élaboration de sa pro­

pre vie c o m m e une œuvre d'art »13. L'analyse de cette

problématisation spécifique à un m o m e n t historique, au

m o m e n t historique de l'origine de la pensée est c o m m e

un « retour à une certaine forme de l'expérience grecque »,

c'est un « retour à la morale »14. Mais retourner dans la

pensée en suivant la trace d'une époque dans l'histoire ne

signifie pas attribuer une valeur universelle à la problé­

matisation spécifique de cette époque. C e n'est que la

reconnaissance d'une espèce d'oubli : cette modalité de

l'esthétique de l'existence est née, au V e siècle avant J .C,

c o m m e compagne inséparable de la naissance de la phi­

losophie. Q u a n d nous nous reconnaissons dans les trans­

formations morales postérieures nous oublions cette ori­

gine, nous oublions que cette esthétique de l'existence

fut « l'accompagnement fondamental au IV* siècle de la

philosophie politique et de la philosophie tout court »15.

D e telle sorte que la « leçon » qui se dégage de cette histoire

12. Foucault, M . Une esthétique de l'existence, p. 731.

13. Ibid.

14. Foucault, M . le retour de la morale in Dits et écrits IV, p. 701.

15-Ibid, p. 701-2.

60

Page 60: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

de la problématisation de la subjectivation, encore limi­

tée à ce que Foucault a p u développer de l'époque gréco-

romaine, ne consiste pas à « faire valoir la morale grecque

c o m m e le domaine de la morale par excellence dont on

aurait besoin pour se penser » mais plutôt à valoriser l'es­

sai de re-penser les Grecs (c'est-à-dire, retourner dans la

pensée) de telle manière que notre propre pensée « puis­

se redémarrer sur la pensée grecque c o m m e expérience

donnée une fois et à l'égard de laquelle on peut être tota­

lement libre »16.

Le « retour à la morale » en tant que diagnostic se

comprendrait alors à deux niveaux. À un niveau i m m é ­

diat, c o m m e une esthétique de l'existence qui se bat pour

façonner — c o m m e l'exige notre actualité — la manière de

faire de sa vie une œuvre d'art ; et à un niveau plus

médiat, où un tel retour, qui n'est peut-être qu'un retour

sans promesse, représenterait la tâche essentielle de la

pensée, à savoir continuer la construction de l'« histoire de

la vérité » pour nous retrouver dans les modes où « l'être se

donne c o m m e pouvant et devant être pensé »' . E n procé­

dant ainsi, à ces deux niveaux, le retour sans promesse de

l'esthétique de l'existence coïncide avec le postulat qui,

16. Ibid. 17. L'usage de plaisirs, p. 17.

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Page 61: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

j'ose le dire, a guidé tout le travail philosophique de

Foucault en rendant son diagnostic inséparable de son

attitude : le postulat réclamant que l'histoire de soi devien­

ne l'histoire de la pensée !

N o u s avons dit que la philosophie c o m m e energeia, le

philosopher face à sa propre tradition, pourrait se nour­

rir tant d ' un problème qui sera toujours vivant, celui de

son origine, que d ' un oubli définitif de son rapport avec

la philosophie c o m m e dynamis. O n voit bien de quel

coté o n doit placer Foucault. Il accomplit la tâche de

maintenir toujours vivant ce rapport tout en en m o n ­

trant l'intérêt principal, à savoir u n renouveau de la ques­

tion de la pensée. Personne n'a p u le dire mieux que lui-

m ê m e . Tels sont les mots , longuement réfléchis, de

l'introduction au deuxième v o l u m e de Y Histoire de la

sexualité, trois questions suivies d 'une éclatante réponse :

Q u e vaudrait l'acharnement du savoir s'il ne devait

assurer que l'acquisition des connaissances, et non pas,

d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égare­

ment de celui qui connaît ? . . . Mais qu'est-ce donc que la

philosophie aujourd'hui - je veux dire l'activité philoso­

phique - si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur

elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer

ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et

jusqu'où il serait possible de penser autrement ? ... La phi­

losophie, [oui] ; si du moins elle est encore maintenant ce

62

Page 62: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

qu'elle était autre fois, c'est-à-dire une « ascèse », un exer­

cice de soi, dans la pensée18.

Il n'a rien à ajouter à cette citation. Avec elle o n peut

fermer ce long excursus par la philosophie c o m m e

energeia chez Foucault.

* * *

Essayons de résumer. D 'abord , o n a vu que le travail

philosophique de Foucault représente, par rapport à la

philosophie c o m m e ergon, la combinaison d ' u n nouveau

commentaire et d 'une nouvelle répétition. O n vient de

voir les traits caractéristiques de son attachement à la

philosophie c o m m e energeia dans un m o u v e m e n t en

deux étapes : la création de concepts au service d u dia­

gnostic et le diagnostic ayant pour tâche de réaliser la

rencontre entre l'histoire de la pensée et l'histoire de soi-

m ê m e ; le tout se tenant au propos exprimé dans cette

formule deleuzienne : « pour qu'arrive enfin quelque

chose de nouveau, pour que penser, toujours, arrive à la

pensée »". Finalement, o n vient de voir que cette tâche

ne fait qu 'un avec la problématisation de l'éthique par

rapport à l'origine de la philosophie.

18. ¿bid, p.16- 17.

19. Deleuze, G . , Foucault, Minuit, Paris, 1986, p. 127.

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Page 63: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Q u ' e n est-il alors de la question de la réception ?

C o m p t e tenu de notre caractérisation du travail philoso­

phique de Foucault, il m e semble que l'on peut formuler

les quelques thèses qui suivent.

D'abord, il est presque impossible que son travail

philosophique devienne une philosophie c o m m e ergon,

puisque ce n'est qu'en le fragmentant et en le déchirant

que l'on peut l'associer à une construction purement

conceptuelle. U n e réception de cette sorte ne serait dans

le meilleur des cas qu'un exercice d'école. E n tout cas,

pour qu'il ne soit pas vide, cet exercice d'école devrait

rendre compte de ce que nous avons appelé le mi-chemin

entre le commentaire et la répétition.

E n conséquence, le travail philosophique de Foucault

se délivre authentiquement c o m m e pure energeia. Cette

energeiasz concentre, on l'aura compris, autour de la tri­

ple critique aux institutions, aux savoirs et à la constitu­

tion de soi-même. À la limite, cela ressemble à ce que

Nietzsche disait de soi m ê m e , à savoir n'être que pure

dynamite. Mais quand il y de la force pour la critique

c'est qu'il y a bien des forces contraires. Le diagnostic, en

quelque sorte, tient à cela, c'est-à-dire à l'identification

de ce c h a m p de forces contraires à la critique. Alors, dis­

ons que la réception de Foucault exige de soi cette sorte

de travail qui caractérise son propre philosopher.

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Page 64: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

C e clivage a des implications sur la notion de récep­

tion. La réception philosophique s'impose c o m m e une

tâche à accomplir : elle doit toujours être une réception

à venir plutôt qu'une réception passée. C'est là une sorte

de promesse qui se réalise dès qu'elle fait son apparition.

Je crois que cela n'est pas sans rapport à une tradition qui

semble disparaître, celle de l'accueil. Q u e l'on se sou­

vienne : le m o t « réception » vient du latin receptio,

« accueil des voyageurs » ; l'accueil que l'on oublie est

celui où c'est le voyageur, par sa condition, qui définit sa

propre réception et non seulement celui qui le reçoit. La

réception philosophique serait donc l'accueil qui reçoit la

réflexion du philosophe (de son vivant !) : mais un

accueil défini plus par la réflexion que par l'espace qui

règle la réception. C'est tout à fait différent de ce que l'on

trouve aujourd'hui c o m m e accueil ou réception dans

l'espace bureaucratique, spécialement dans les grands

hôtels où d'habitude ne se pratique qu'un simulacre.

E n ce qui concerne la réception de Foucault, on

pourrait dire qu'il s'agit de la réception actuelle ou de

l'actualité de la réception. C'est pourquoi j'ai osé donner

c o m m e titre à cette intervention « Actualité de la pensée

de M . Foucault pour les latino-américains » ; l'actualité

ou Factuel, c o m m e je le disais en citant Deleuze, n'est

pas ce que nous s o m m e s maintenant, mais ce que nous

s o m m e s en train de devenir, c'est-à-dire notre devenir

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Page 65: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

autrement. Enfin, la réception philosophique, et celle de

Foucault en particulier, ne doit pas être posée c o m m e un

ergon, c o m m e une chose déjà faite, déjà passée mais plu­

tôt c o m m e un programme à faire, c o m m e un « pro­

g r a m m e énergétique » si le terme n'est pas abusif.

J'aimerais terminer par quelques mots à propos de ce

que je conçois c o m m e un « programme énergétique »

pour latino-américains.

Il y aurait deux plans pour ce travail, celui d'une thé­

matique générale et celui d'une thématique particulière.

La thématique générale correspond à la nécessaire

réflexion sur le rapport entre la philosophie et la philo­

sophie c o m m e dynamis ; la thématique particulière cor­

respond à la réflexion sur l'actualité. Nonobstant, les

deux plans ne sont pas totalement séparés. O n le verra

tout de suite.

Quelle est cette thématique générale ? O n a évoqué le

rapport entre le philosopher et son origine et on a vu

c o m m e n t pour Foucault le traitement de ce rapport a

donné une dimension très profonde à sa pratique du

diagnostic. Il m e semble que, pour le dire d'une façon

presque provocatrice, en Amérique latine on doit aller plus

loin que ce que Foucault aurait pu faire s'il était vivant. Il

s'agit bien entendu de notre rapport à la philosophie

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Page 66: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

c o m m e dynamis. Je crois que la philosophie en Europe

ne cessera jamais de faire sa rencontre avec la pensée des

Grecs. A nous latino-américains d'en faire de m ê m e ,

mais pas seulement avec les Grecs.

La philosophie c o m m e dynamis, nous l'avons suggé­

ré, sait faire surgir d'autres formes de pensée. C o m m e le

dit Briceño-Guerrero : « la philosophie c o m m e dynamis

ne conduit pas nécessairement à la philosophie c o m m e

energeia. La philosophie c o m m e dynamis est aussi art

c o m m e dynamis, religion c o m m e dynamis, mythe

c o m m e dynamis ; elle peut conduire à des formes non

philosophiques <Xenergeia sur la totalité »20. Je dirais que

dès lors qu'il reste encore de la philosophie c o m m e dyna­

mis il y aura maintes racines pour que la pensée se déplie

à travers des sentiers toujours insoupçonnés.

Or, il semble bien que partout en Amérique latine, à

la différence de l'Europe, on trouve dans bien des pra­

tiques sociales des formes vivantes et encore irréfléchies

de philosophie c o m m e dynamis, avec toute sa puissance

sur l'agir et sur la pensée. Elles se maintiennent c o m m e

repliées et maintes fois empêchées de sortir au jour par

des formes subtiles et violentes. Il y aurait chez nous des

Grecs présocratiques partout, des Heraclite surtout ;

20. op. cit.

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Page 67: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

mais la communau té philosophique le regarde en néga­

tif, ils se cachent donc, on les méprise. Il nous faut réflé­

chir sur cet espace qui se dérobe, qui se cache « en deçà

de toute la tradition européenne, en deçà de tous les

conflits intraculturels, en deçà des formes indiennes et

africaines qui dans un étrange syncrétisme coexistent

avec les formes occidentales » ; il nous faut y réfléchir

parce qu'« en deçà de la culture que nous n'avons pas

inventée, il y a notre idiosyncrasie c o m m e peuple, il y a la

concrétion de l'humain dans cette terre qui est la nôtre ».

Penser notre pensée c o m m e encore vivante dans plu­

sieurs pratiques sociales contemporaines et depuis son

origine, voilà une grande thématique pour la réception

de Foucault en Amérique latine.

Le courage de Foucault tenait à la tâche de penser

autrement, de se penser autrement et en réfléchissant son

rapport à l'origine. Tel m e paraît être l'élément essentiel

de sa réception philosophique en Amérique latine.

Réception signifie ici accueillir la réflexion foucaldienne

c o m m e une attitude vigoureuse qui veut toujours dépasser

les limites irréfléchies de la pensée au risque de la vérité.

Quelle est pour sa part la thématique propre au « pro­

g r a m m e énergétique » ? J'ai dit que cette thématique

correspond à une réflexion sur l'actualité. Mais quelle

actualité ? Est-ce que le rapport aux origines n'appartient

pas à l'actualité ? Si, mais il faut mettre ce rapport en

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Page 68: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

corrélation avec des questions qui d'une part façonnent

l'actualité et, d'autre part, demandent vivement un

diagnostic du présent. Or , il m e semble que le choix de

ces questions appartient au domaine toujours incertain

de la recherche. Je propose de choisir deux questions qui

m e semblent de la plus haute importance.

S'il y a un problème chez nous où se pose vivement

cette corrélation entre le rapport à l'origine et l'exigence

de diagnostiquer le présent, c'est bien la question de la

pauvreté. Elle pose toute une problématique qui dépasse

largement les analyses sociologiques, politiques, écono­

miques, psychologiques et m ê m e anthropologiques et

archéologiques, pour devenir une affaire pour la philoso­

phie. Mais, en outre, la question de la pauvreté m e sem­

ble exiger un regard philosophique sur les pratiques

sociales contemporaines que la pauvreté construit : un

regard qui s'intéresse aux pratiques dans la mesure où

celles-ci montrent la pensée encore vivante des origines.

La question de la pauvreté ne se pose pas seulement

c o m m e une affaire pour la philosophie mais aussi

c o m m e une affaire pour la pensée.

Or, si la réception de Foucault exige que le diagnos­

tic soit l'identification du champ de forces contraires à la

critique, puisque quand il y a de la force pour la critique

c'est qu'il y a bien des forces contraires, alors le « pro­

g r a m m e énergétique » ne pourra pas éviter de critiquer

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Page 69: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

les discours contemporains qui, par leur force voire leur

violence, empêchent l'exercice de la philosophie et de la

pensée autour de la pauvreté - mais autour d'autres pro­

blématiques aussi, et non seulement en Amérique latine.

Selon un critère très personnel, je considère que le foyer

le plus pernicieux à cet égard réside dans ce que l'on

pourrait appeler le « discours managerial », à savoir toute

la prolifération de textes, signes et images qui nous pro­

mettent une « éthique » d 'un individu jamais connu :

l'individu qui se donne sa manière de vivre et soi-même

c o m m e objet du management.

Cette thématique du « programme énergétique » avec

ces deux questions (problématique de la pauvreté et cri­

tique du discours managerial) esquisse mes propres recher­

ches, qui par ailleurs se développent bien trop lentement

depuis quelques années, et que je réalise dans le cadre du

Centre de Recherches en Systémologie Interprétative : le

centre auquel j'appartiens à l'Université des Andes au

Venezuela et où l'on a essayé de bien recevoir Foucault

parmi d'autres philosophes. C e sont des recherches que je

poursuis maintenant au Département de Philosophie de

Paris XII, où mes collègues philosophes m'ont accueilli en

m e montrant qu'il y a encore ici de \iphilia. Je les remer­

cie vivement... ainsi que vous tous pour cet accueil dans

les Dialogues philosophiques.

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Page 70: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

La philosophie en Amérique latine :

de l'imitation à la pensée créatrice

Monica Jaramillo-Mahut

« Grande était sa sagesse, sa vue atteignait jusqu'aux forêts,

les rocs, les lacs, les mers, les montagnes et les vallées. E n

vérité ils étaient des h o m m e s admirables Balam-Quitzé,

Balam-Acab, Mahucutah et Iqui-Balam (...) Ils ont fini

par tout connaître et ils ont examiné les quatre coins et les

quatre points de la voûte céleste et les confins de la terre.

Mais le Créateur et le Formateur n'écoutèrent pas cela avec

du contentement (...) ! Q u e leur vue ne puisse atteindre

que ce qu'ils ont de plus proche, quil ne puissent voir

qu'une partie de la terre ! Alors, le Cœur du Ciel leur jeta

une vapeur sur les yeux qui s'obscurcirent (...) C'est ainsi que

la sagesse et toutes les connaissances des quatre h o m m e s ,

origine et principe [de la race quiche] furent détruites ».

Popol Vu h (« Livre de la C o m m u n a u t é »)'.

Je tiens à remercier vivement la Section de la

Philosophie et des Sciences Humaines de l ' U N E S C O

1. Popol Vuh : Las antiguas historias del Quiche. Trad. Adrián Recinos, in

Literatura Maya. Caracas : Ayacucho, 1980, 3" partie, chap. Il, pp. 63-64.

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Page 71: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

pour l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de m ' e n -

tretenir une deuxième fois avec vous dans ce lieu haute­

ment représentatif de la culture dans le m o n d e et engagé

dans le dessein de promouvoir une culture du pluralis­

m e . Ainsi, ce n'est pas par hasard que je choisis en épi­

graphe un extrait du récit de la célèbre légende du Popol

Vuh qui raconte l'origine du peuple maya-quiché du

Guatemala et de la région mexicaine du Yucatán. C e

texte majeur de la culture précolombienne, dont on sou­

ligne la pluralité d'identités c o m m e si l'on voulait déjà

nous mettre en garde, à nous les latino-américains, contre

les dangers des identités nationales et des nations

organiques, donne un éclat particulier à l'idée d'un cer­

tain esprit universaliste, et en tout cas d'une pensée plus

ouverte et pluraliste. L'Amérique latine en a grand besoin

dans ces temps d'incertitude où le risque est plus grand

que jamais de nous « jeter de la vapeur dans les yeux » et

de succomber aux particularismes ethnocentristes et aux

philosophies au singulier, au profit de la montée des

nationalismes. U n e époque bouleversée c o m m e la nôtre,

où la pauvreté, les problèmes liés à l'environnement mais

aussi la marginalisation, l'exclusion et le déplacement

forcé des populations pour cause de la violence attei­

gnent des proportions inimaginables, nous y oblige.

Car nous connaissons tous, de nos jours, ce qui se passe

lorsque l'on brise le lien entre les concepts de démocratie et

72

Page 72: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

de nation ou, pire encore, lorsque les tendances xénophobes

des nationalismes aux allures populistes accompagnent leur

propagande d 'un appel au patriotisme, à une « conscience »

ou « identité » nationale et à u n souvent mal compris prin­

cipe d'autodétermination nationale renvoyant au vieux et

redoutable modèle de la nation ethnoculturelle. L'envers de

ce m o u v e m e n t se trouve, pourtant, dans le récit de la tra­

dition quiche ; avec lui, on trouve également les sources

d'une aspiration qui nous est c o m m u n e . Construire,

autant que faire se puisse, des rapports plus étroits avec la

communau té philosophique internationale, en orientant

davantage la philosophie politique vers les principes de soli­

darité humaine, de lutte contre la pauvreté, de reconnais­

sance des différences et d'inclusion d'autrui. Dans u n autre

ordre d'idées, on pourrait adresser tout aussi bien une cri­

tique à la philosophie politique, là où elle nie d'autres diffé­

rences en devenant à son tour « particulariste » par la teneur

exclusive des problèmes dans lesquels elle s'engage. Car la

philosophie politique ne peut occuper à elle seule le domaine

de la réflexion philosophique tout entière, au risque de se

scléroser et de s'essouffler. Voici une tendance qui se fait

sentir de temps à autre dans nos écoles et départements de

philosophie, où certains de nos élèves et professeurs de phi­

losophie voudraient ôter à l'esthétique, à la philosophie de

la science, à la logique ou à l'histoire de la philosophie leurs

lettres de noblesse.

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Page 73: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

M ê m e si m o n interprétation peut paraître trop ambi­

tieuse, ayant trait à un texte qui apparemment n'a aucun

lien avec la philosophie, le Popol Vuh m e permet d'abor­

der une thèse plus polémique : l'idée qu'il n'y a pas et

qu'il ne saurait y avoir, à la rigueur, de philosophie lati­

no-américaine et moins encore qu'il serait possible

d'« inventer un logos hispano-américain » et « anti-euro-

péocentriste ». La raison créatrice est le seul logos que

nous s o m m e s à m ê m e de pouvoir réinventer aujourd'­

hui, et nous ne le pouvons qu'à condition d'être en c o m ­

munication constante et dynamique avec les autres. Je

m e rallierais volontiers à ce qu'affirma Ángel Capelletti

lors du neuvième Congrès Interaméricain de Philosophie

qui eut lieu à Caracas en 1977 : « Le fait d'exiger (...)

une philosophie entièrement originale, une vraie philo­

sophie d'Amérique latine, c o m m e l'ont fait avec plus

d'enthousiasme que de rigueur quelques auteurs

contemporains, c'est quelque chose qui n'a pas de sens.

N ' a pas une philosophie propre celui qui veut mais celui

qui peut »2. E n revanche, il est certain que nous faisons

aujourd'hui de la philosophie en Amérique latine et que

cette philosophie est, assurément, plus vivante et créatrice

que par le passé. Pensée créatrice, donc, car moins

2 . Cité dans La filosofía en América : IX Congreso Interamericano de Filosofía, t. I, Caracas : Sociedad Venezolana de Filosofía, 1979, p. 80.

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Page 74: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

formaliste, dogmatique et répétitive et moins animée par

l'esprit d'érudition, par un éclectisme de mauvais aloi ou

par le scientisme, c o m m e elle le fut longtemps sous l'em­

prise des traditions scolastique et positiviste. Philosophie

vivante, donc, ne serait-ce que par la prise de conscience

de sa responsabilité à l'égard de la condition humaine, et

par l'action partagée d'une communauté philosophique

vraiment « communicante ».

Le mythe de la création de la race aborigène maya

raconté dans le Popol Vuh, nous aide aussi à prendre

conscience que l'histoire de la philosophie en Amérique

latine ne s'est faite et ne se fera pas en un seul jour.

C o m m e l'anthropogenèse du peuple quiche avait dû pas­

ser par plusieurs tentatives, de m ê m e la philosophie en

Amérique latine est le résultat d'un développement lent

et parfois hésitant. Pour reprendre la belle métaphore du

Popol Vuh, nous sommes passés de la philosophie de

l ' h o m m e en bois à celle de l ' h o m m e en maïs ; une phi­

losophie qui semble aujourd'hui plus à m ê m e de sur­

monter la querelle, devenue anachronique et à certains

égards factice, cherchant á établir si nous sommes enco­

re des pré-modernes, des modernes ou en voie de moder­

nisation, des postmodernes ou des « transmodernes » —

pour employer le terme d'Enrique Dussel, le théoricien

de la Philosophie de la Libération pour qui l'Amérique

latine est l'envers de la modernité, sa face exclue, non

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Page 75: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

reconnue, toujours ignorée et qui ne voit dans la moder­

nité européenne que l'expression d 'un ego conquirio. Il

existe, en effet, selon l'auteur de Y Ethique de la libération

à l'ère de la globalisation et de l'exclusion, deux variantes

de la modernité qui lui permettent de développer sa cri­

tique : celle du « centre de l'Europe » et « la modernité

hispanique et humaniste de la Renaissance, encore liée à

l'ancien système interrégional de la chrétienté méditerra­

néenne et musulmane »3. Toute se passe c o m m e si ce

qu'il appelle la modernité « centro-européenne » était

quelque chose d'univoque et susceptible d'être comprise

c o m m e une pensée monolithique malgré ses variantes.

U n e telle conception est liée à la vision bipolaire

« centre/périphérie » établie dans les années 60 par les

théoriciens de la dépendance ; et Dussel la reconstruit de

façon quelque peu artificielle pour développer sa critique

de la modernité européenne et de l'européocentrisme.

E n essayant de développer notre thèse, nous ne pré­

tendons pas nier le fait que les tenants de la « philosophie

latino-américaine » aient contribué à éclaircir le débat

modernité/postmodernité en Amérique latine, et qu'ils

aient contribué à susciter une nouvelle culture politique

et une philosophie pratique ancrée dans notre contexte

3. Dussel, E. Ética de la liberación. México : U N A M , 1998,

pp. 58-59.

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Page 76: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

social, culturel et politique. Notre propos ici n'est pas du

tout de contester en bloc cette perspective philoso­

phique, qui d'ailleurs n'est pas univoque. Mais si l'on

s'accroche à l'idée que cette pensée ne peut exister que

c o m m e une philosophie de la libération ou de « tendan­

ces libératrices », on risque de la transformer aussitôt en

idéologie et de sombrer dans un «latinoaméricanocen-

trisme» qui empêche de voir où se trouve la cause que

l'on croit servir. Tout se passe en effet c o m m e si, sous­

traite à son histoire et à ses traditions, la philosophie ne

pouvait être comprise que c o m m e une pensée inédite.

Paradoxalement, ceux qui font de la modernité occiden­

tale un ego conquirio à l'égard des peuples exclus pro­

meuvent à leur manière un discours d'exclusion, ne fût-

ce que c o m m e recherche d'une pensée particulariste qui

ne serait qu'une anthropologie culturelle ou, tout au

plus, une histoire des idées latino-américaines.

L'idée que nous avançons ici est qu'aujourd'hui la

philosophie en Amérique latine semble regarder en avant

et qu'elle c o m m e n c e à avoir une pensée de l'avenir, sans

pour autant renier les traditions vivantes desquelles elle

est issue. E n essayant de surmonter les risques des pen­

sées au singulier, nous s o m m e s donc passés à la philoso­

phie au vrai sens du terme, celle qui cherche à remplacer

la fureur du Polêmos par une pensée plus universaliste et

qui trouve son élan à la fois dans nos maîtres à penser

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Page 77: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

que dans les grands représentants de la tradition gréco-

européenne. Libre à chacun ensuite d'essayer de refor­

muler les problèmes philosophiques dans les termes

d'une philosophie pratique capable de nourrir une

réflexion axée sur les problèmes du m o n d e où il vit.

A u cours de la dernière décennie, on a assisté par

exemple à un renouveau de la phénoménologie husser-

lienne en Amérique latine. Cette tradition philoso­

phique, en partie à l'origine de la modernité philoso­

phique en Colombie lors de la création de l'Université

Nationale en 1946, a connu des développements intéres­

sants dans les principales universités d'Amérique latine,

c o m m e l ' U N A M au Mexique, l'Université de Buenos

Aires, l'Université Catholique du Pérou ou encore les

universités celles de Campinas au Brésil et d'Antioquia

en Colombie. Cet essor de la phénoménologie ne m e

paraît pas fortuit, puisqu'il va de pair avec une préoccu­

pation à l'égard de problèmes qui sont au cœur de la phi­

losophie politique. Celle-ci est à son tour envisagée

c o m m e une philosophie pratique visant à constituer une

éthique de la responsabilité, une éthique conçue c o m m e

« orientation téléologique vers la communauté universelle »,

pour emprunter le titre d'un texte de la phénoménolo-

gue argentine Julia Iribarne, et qui se pose c o m m e un

effort de transformation de l ' h o m m e et une exigence de

renouvellement de la culture. Le philosophe colombien

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Page 78: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Guillermo Hoyos Vásquez décrit dans les termes suivants

la valeur pluraliste de cette approche : « l'insistance de

l'herméneutique et de la phénoménologie sur l'apparte­

nance à un m o n d e vital c o m m e point de départ pour

s'approprier la multiplicité de perspectives que configu­

rent d'autres points de vue, ainsi que leur exigence d 'un

détour linguistique permettant de reconnaître les autres

dans leur différence, donne son sens au pluralisme. C e

n'est qu'ainsi que l'on peut développer de façon autono­

m e d'autres styles de philosopher qui soient orientés par

u n télos explicite ou implicite. Dans le cas de la philoso­

phie morale, politique et du droit, ce pluralisme investit

également les discours d'autres sciences »*.

Bien des développements de la phénoménologie poli­

tique pourraient ainsi contribuer à éclaircir le débat,

encore ajourné en Amérique latine, sur les risques que

représentent pour la démocratie les poussées nationalis­

tes. D'après Husserl, le succès de l'idéologie nationaliste

est révèle ce qui peut arriver lorsqu'on m a n q u e d'une

véritable culture philosophique et politique et que l'on a

à faire à une « pensée non formée ». Quels intérêts

4. Hoyos Vásquez, G . « Medio siglo de Filosofía Moderna en

Colombia : reflexiones de un participante », in Leal B . , Rey G . , (éd.)

Discurso y razón : una ¡listona de las ciencias sociales en Colombia :

UNIANDES, Bogotá, 2000, pp. 127-153.

79

Page 79: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

obscurs ne se cachent pas sous ce « pessimisme sceptique

(...) ou sous l'impudence de la sophistique politique que

de façon si funeste domine notre temps, sous prétexte

d'un discours d'éthique sociale qui sert uniquement à pro­

mouvoir les fins égoïstes d 'un nationalisme corrompu »\

Et Husserl de poursuivre que nous pouvons rester atta­

chés à notre culture sans retomber dans une adhésion

passive à des valeurs figées. Car la culture est l'expression

d'une tradition vivante dans laquelle chaque personne

( c o m m e être à la fois individuel et social) se forme et

qu'elle peut contribuer à façonner de façon critique,

créatrice et dynamique, à condition qu'elle ait la volonté

et la détermination de revenir de façon critique sur les

traditions qu'elle a reçues, en les questionnant sans cesse.

Husserl insiste aussi sur le fait que c'est de l'intérieur

que nous devons examiner notre culture pour nous

ouvrir vers celles des autres. Mais aussi sur le fait que

c'est en surmontant les differentiations que nous pou­

vons tisser des rapports d'intercompréhension, de tolé­

rance active et de solidarité réciproque à travers des actes

de communication interpersonnelle. Certes, il n'existe de

véritable solidarité active sans une « solidarité de sens » et

5- Husserl, E . « Renovación. El problema y el método ». In :

Renovación del ho?nbre y de la cultura. Madrid : Anthropos, 1988,

pp. 3-4.

80

Page 80: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

sans la mise en c o m m u n « d'un m o n d e du logos » qui

n'est autre que celui de la philosophie « en tant que

praxis des philosophes ». Voilà pourquoi le développe­

ment d'un mouvement de coopération pacifique dans

l'esprit culturel et universel de la philosophie ne peut

commencer qu'après avoir montré que la philosophie, à

défaut d'un territoire qui lui appartienne véritablement,

est seule à pouvoir opérer une distanciation critique d'a­

vec sa tradition. Je ne peux pas m'attarder ici sur l'idée de

communau t é philosophique supranationale chez

Husserl, d'une « omnisociété, idéellement orientée » à

laquelle on parvient, étape par étape, à partir de la cons­

titution d'une simple communauté de vie, en passant par

une communauté personnelle et une communauté inter­

subjective pour aboutir, à la fin, à l'idée d'une c o m m u ­

nauté spirituelle et supranationale de philosophes. Celle-

ci ne saurait toutefois instaurer un universalisme abstrait

ou déterminé d'avance, mais résiderait dans la volonté

active de la communauté philosophique, engagée dans

des tâches concrètes et au sein d'une humanité concrète.

Telle est peut-être la raison pour laquelle, plus que le

terme « libération », l'expression « émancipation » par la

philosophie semble mieux adapté au contexte latino-

américain. Mais que signifie, aujourd'hui, ce terme ?

Faut-il réclamer encore, c o m m e Jacques Derrida le faisait

ici m ê m e en 1991, le droit à la philosophie du point de vue

81

Page 81: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

cosmopolitique ? Réclamer le droit à la philosophie, c'est

rappeler d'abord que la culture philosophique et politique

prend ses racines au sein de l'institution universitaire :

c'est donc plaider en faveur de l'université et de son des­

tin philosophique. O n ne saurait considérer le travail

philosophique d'une part, et l'enseignement philoso­

phique d'autre part, c o m m e deux domaines différents :

pas plus que l'on ne peut dissocier la philosophie de l'exi­

gence de vivre de manière philosophique, en accord avec

ce que nous pensons et disons et guidés par une attitude

responsable à l'égard de nos actions, en nous préoccu­

pant des conséquences et des effets pratiques de nos dis­

cours. D e m ê m e , on ne peut pas séparer la philosophie

de notre expérience de la pratique philosophique telle

qu'elle se fait dans les écoles et les instituts de recherche,

dans les congrès et les colloques de philosophie. Pour

mieux préciser ce que j'entends par « émancipation par la

philosophie » et pour montrer c o m m e n t la philosophie

en Amérique latine est devenue plus créatrice, il n'est

peut-être pas inutile d'amorcer quelques réflexions

autour de l'enseignement philosophique et de la culture

universitaire.

82

Page 82: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

E n guise de conclusion : la philosophie c o m m e pensée

créatrice dans la crise de l'université publique latino-

américaine

L'histoire de la philosophie en Amérique latine est

indissociable de l'enseignement universitaire. Aujourd'hui,

c'est l'essor de la philosophie dans nos universités qui

autorise à espérer un renouvellement de la pensée en

Amérique latine. N o u s entendons une philosophie qui

peu à peu parvient à se déterrer, à surmonter son c o m ­

plexe d'infériorité presque ancestral face à la tradition

millénaire de laquelle elle est issue. U n e philosophie qui

n'a pas peur de reconnaître l'origine de son essor. Si notre

seul parti c'est la cause de la philosophie, peu importe en

effet de savoir si une nouvelle pensée s'est développée en

nous à partir de Platon, d'Aristote, de Spinoza, de

Hobbes , de Descartes, de Kant, de Husserl ou de

Derrida. Je pense une fois de plus à la phénoménologie

et au bien-fondé de ce m o t de Husserl que je rapporte ici

sans complexes : « N o u s avons besoin de ces philosophies

pour elles-mêmes, afin que le contenu de leur orientation

intellectuelle nous stimule. (...) Mais ce ne sont pas les

philosophies qui font de nous des philosophes. Vaines

sont les tentatives qui restent dépendantes de la dimension

historique, qui se livrent à une activité historico-critique et

veulent parvenir à une science philosophique à partir d'un tra­

vail éclectique ou, à terme, d'une renaissance anachronique.

83

Page 83: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

L'impulsion de la recherche ne provient pas des philosophies,

mais des choses et des problèmes »6. Les différents styles phi­

losophiques représentent autant de perspectives pouvant

nourrir d'autres vues et ouvrir de nouveaux chemins de

recherche. C'est toujours ainsi que s'est faite la philoso­

phie. C'est toujours ainsi qu'elle doit se faire, si l'on veut

éviter qu'elle retombe dans l'immobilisme ou dans un

nuisible relativisme historiciste.

Il y a, cependant, un certain changement dans la

façon dont la philosophie est enseignée aujourd'hui en

Amérique latine. Sans négliger l'histoire de la philoso­

phie, on a tendance en effet à privilégier l'analyse des

problèmes par rapport à l'examen des doctrines. Doit-on

attribuer à cette nouvelle orientation l'entrée chaque fois

plus ostensible de la philosophie dans le domaine des

sciences humaines et, fait encore plus remarquable, dans

ceux de l'ingénierie et des disciplines dites technolo­

giques ? N o n seulement la philosophie est entrée de

plein pied dans nos universités mais l'université m ê m e

c o m m e n c e à devenir plus philosophique. Elle est repen­

sée par des philosophes, qui semblent de plus en plus

s'engager dans une défense active et critique de l'univer­

sité publique menacée de disparition par les nouvelles

6. Husserl, E . La philosophie comme science rigoureuse. Trad. Marc

D e Launay, Paris : PUF, 1989, pp. 84-85.

84

Page 84: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

exigences du marché. U n e autre menace vient du rapport

conflictuel presque ancestral entre l'université publique

et l'Etat, notamment en ce qui concerne l'autonomie

universitaire, le financement de l'université et la diminu­

tion progressive des subventions accordées à la recherche.

Ceci dit, il est bien évident que deux conceptions domi ­

nantes d'université s'opposent dans le contexte latino-

américain : d'une part, l'idée d'une université orientée

vers des valeurs et des normes de vie démocratiques et

axée sur la pensée critique et, d'autre part, une université

particulariste et traditionaliste repliée sur elle-même.

Aussi l'institution universitaire ne serait-elle pas comprise

c o m m e une communau té sociale dynamique et c o m m e

une institution de service, mais c o m m e une entreprise ou

une organisation marchande. Or , réclamer le droit à l'en­

seignement public, surtout dans le contexte social et

politique que connaît à l'heure actuelle l'Amérique latine,

c'est réclamer le droit à la philosophie, à la démocratie et

à la paix ; c'est proclamer le besoin d 'un esprit créatif

capable de déployer toutes les ressources nécessaires à

poursuivre en c o m m u n l'équité sociale.

C o m p t e tenu de la signification d u m o t latin univer-

sitas, que l'on peut traduire par l'expression « c o m m u ­

nauté d'universus », l'université publique possède une

vocation essentiellement critique, émancipatrice et plu­

raliste. Elle doit donc se construire selon une tension

85

Page 85: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

dynamique oscillant entre l'adhésion à certains principes

constitutifs de son patrimoine historico-culturel et de sa

motivation originaire et les changements de paradigmes

qui doivent accompagner la réflexion sur la valeur et le

sens de son activité critique et formatrice, ainsi que sur

sa fonction sociale et éthique. O r cette idée d'université

orientée vers la formation d'une culture d u pluralisme,

d'université critique et dynamique s'oppose ouvertement

à l'université traditionaliste et rétrograde à laquelle vou­

draient revenir les tenants d u modèle de l'université-

entreprise. « Q u e l'université se taise, pourvu qu'elle soit

performante et qu'elle obéisse aux exigences du marché

et de la demande », voilà leur devise.

Il ne faut cependant pas se méprendre : réclamer le

droit à la parole pour l'université publique ne signifie pas

vouloir revenir à l'université politisée et contestataire des

années 70 . Il s'agit en revanche d'invoquer le besoin de

parole créatrice, celle qui transforme l'activité de penser

en possibilité d'agir et qui ne vise pas seulement le

m o n d e tel qu'il est mais le pressent c o m m e un m o n d e

pour tous, c o m m e une réalité plurielle et multicolore.

L'université doit donc viser la reconnaissance active des

différentes visions du m o n d e et de la connaissance. Elle

ne doit cependant pas se borner a cela. Elle doit pro­

mouvoir la culture philosophique qui seule peut trans­

former le milieu universitaire en laboratoire de démocratie.

86

Page 86: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Car l'université, surtout par sa vocation publique, est

l'espace social privilégié des dissensions raisonnables, de

l'apprentissage de la discussion bien argumentée, du

débat démocratique et de la régulation des conflits. Mais

elle doit être aussi l'espace du rêve, de l'imagination et de

l'utopie créatrice, qui n'a rien à voir avec l'utopisme his­

toriaste des réformateurs de l'humanité ni avec la « fuite

magique » dans un universalisme diffus ou dans un plu­

ralisme et un cosmopolitisme abstraits. Ainsi se dessine

le sens de la pensée créatrice : une pensée philosophi­

quement émancipée de la ferveur naïve et de la fureur

partisane, et qui ignore les appels à la haine et à la xéno­

phobie provenant de la trompette guerrière de la

« sophistique nationaliste ».

Je ne saurais trouver un meilleur exemple, pour illus­

trer l'incidence de la philosophie dans le développement

de la pensée créatrice, que celui de m o n université, dont

le n o m en dit long : Université Industrielle de Santander.

La U I S fut, en effet, conçue sur le modèle de l'universi­

té modernisante des années 50, dont le but principal

était de contribuer à l'industrialisation et à l'expansion

technologique de m o n pays. Et elle a bien réussi car elle

est aujourd'hui une des universités les mieux réputées en

Amérique latine dans la formation des ingénieurs.

L'introduction des programmes de la faculté des Sciences

Humaines, mais surtout de la philosophie dans la scène

87

Page 87: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

universitaire fut difficile et tardive. Notre École de phi­

losophie n'a pas cinq ans et est la plus jeune de

Colombie. Paradoxalement, ce sont aujourd'hui les ingé­

nieurs qui se rapprochent le plus de la philosophie, de

manière que la philosophie est devenue moins le correc­

tif de la formation dite scientifique que son alliée. N o u s

travaillons de concert non seulement dans le cadre de

programmes de C T S ou de bioéthique mais aussi dans

des projets c o m m u n s cherchant à construire une culture

scientifique, humaniste et politique. C'est ainsi que

I'' ingenio-engine propre aux ingénieurs s'est fortifié au

contact de la philosophie, et que nous avons pris cons­

cience, de notre part, de l'importance d'une formation

scientifique et interdisciplinaire pour le travail et la for­

mation philosophique.

Certes, tout cela constitue à peine une ébauche du

rôle de la philosophie dans l'université et nous s o m m e s

tout juste au début de cette impulsion de la raison créa­

trice. Celle-ci s'exprime dans la rigueur intellectuelle qui

caractérise les congrès de philosophie, dans le développe­

ment de l'esprit de recherche, dans la qualité des publi­

cations et dans l'établissement progressif de liens acadé­

miques. Plus encore, cette culture philosophico-poli-

tique (pourtant non politisée) a contribué à modifier

l'attitude des étudiants par rapport à la politique et au

sens de l'action sociale dans un contexte public. C'est

88

Page 88: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

encore un exemple tiré de la U I S qui nous en fournit la

preuve. Tout récemment, en octobre 2004 , presque

500 étudiants de la UIS ont mobilisé l'opinion publique

à travers une marche pacifique qui, en un peu plus d'une

semaine, a réuni le nord-ouest de la Colombie, où se

trouve notre ville, à Bogotá, pour défendre l'hôpital uni­

versitaire de Bucaramanga qui avec une cinquantaine

d'autres hôpitaux est menacé de fermeture. La Colombie

traverse l'une des crises les plus graves des trois dernières

décennies dans le secteur hospitalier et dans le système

national de protection sociale et de santé publique. La

marche a eu un impact considérable au niveau national

et les étudiants ont été reçus au Congrès. Ils sont en train

de générer un mouvement populaire de portée nationa­

le, voire internationale, à l'appui de plus de deux

millions de signatures et dont le but est d'exiger que le

droit à la santé publique, inclus dans notre Charte

c o m m e étant un droit constitutionnel fondamental,

devienne réalité.

Il n'est pas de meilleur témoignage du changement de

perspective qui c o m m e n c e à se dessiner dans l'université

latino-américaine que ces mots de Salvador Rincón, l'é­

tudiant en médecine qui dirigea cette marche pour la

santé et qui représente les étudiants au Conseil Supérieur

de la UIS : « Nous avons fait de la pédagogie et nous avons

suscité la solidarité citoyenne. Lors de notre passage par les

89

Page 89: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

bourgs de province nous avons construit un chemin de

solidarité dans le seul but de faire face à la crise du

Réseau Public Hospitalier et un chemin pédagogique

solidaire et prospectif face au collapsus de la loi 100 et du

Système National de Santé. Durant ce parcours de dix

jours, plus de trente mille personnes nous ont accompa­

gnés dans des assemblées, des entretiens et des débats.

(...) D e nouvelles voix et d'autres acteurs ont fait leur

apparition dans le débat public sur la santé. Je voudrais

dire seulement que ceux qui ont p u croire que la jeunes­

se est désengagée et qu'elle ne se soucie guère de la

reconstruction du sens du public ont tort. Les cinq cent

jeunes marcheurs et les plus de dix mille étudiants qui

ont participé avec nous à cette mobilisation ont montré

que nous voulons et pouvons participer de façon active

au dialogue national et que nous voulons avoir une inci­

dence critique dans la prise responsable des décisions ».

L'université publique et la culture philosophique et

démocratique qu'elle développe méritent la plus grande

attention. N o u s avons la plus ferme conviction que tant

que leurs destins resteront unis, nous pourrons nourrir

l'espoir d'une Amérique latine plus conquérante sur le

plan de la raison créatrice, mais surtout caractérisée par

7. Rincón, S. « Los logros de la marcha por la salud », in Cátedra

libre, Periódico de la UIS, 9, 74, p. 3.

90

Page 90: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

l'emprise des idées sur la force aveugle des armes et des

dogmes. Mais la pensée créatrice ne sera pas telle tant

qu'elle ne parviendra à écouter à nouveaux la voix de ces

h o m m e s admirables dont nous parle le Popol Vuh. Nulle

part autant que dans ce récit l'on ressent que la pire

menace pour une culture consiste à la voir sombrer dans

des préjugés indéracinables. Il nous reste donc à méditer

sur cette vigilance critique qui définit aujourd'hui la

tâche éthico-politique de la philosophie. C o m m e n t s'y

prendre pour enlever de nos yeux cette vapeur aveuglante

que nous imposa fatalement l'implacable décret de nos

dieux créateurs ?

91

Page 91: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Existe-t-il une pensée latino-américaine ?

La dimension pratique de la philosophie1.

Arturo Andrés Roig

Répondre affirmativement à la question s'il existe une

pensée latino-américaine nous paraît aller de soi, dans la

mesure où Ton admet qu'il est effectivement possible

pour un sujet de s'identifier c o m m e latino-américain.

Cette dernière question ne laisse aucune place au doute.

E n revanche, dès lors que nous nous interrogeons sur la

possibilité de parler d'une « philosophie latino-américaine »

et sur les caractéristiques éventuelles de celle-ci, nous

s o m m e s confrontés à une question bien plus compliquée.

Certains seraient prêts à répondre par la négative de

manière catégorique.

1. Une première version de ce rexte a été publiée dans : Arturo

Andrés Roig, El pensamiento latinoamericano y su aventura (II),

Buenos Aires, Centro Editor de America Latina, 1994.

93

Page 92: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Avant de répondre à cette question, il nous paraît

important de rappeler la position du maître José Gaos,

d'autant plus suggestive que ses inquiétudes émanaient

du domaine culturel espagnol, où la m ê m e question s'est

posée à plusieurs reprises à propos de l'Espagne.

La double expérience philosophique que connut

Gaos à la suite du grand exil que provoqua la déroute de

la seconde République espagnole, expérience vécue à

Madrid aussi bien qu'à Mexico, lui ouvrit la possibilité

de se trouver en présence d'un horizon culturel très riche.

Pendant que l'Espagne du franquisme ravivait les idéaux

morts de l'ancien Empire et qu'elle organisait sa poli­

tique culturelle selon les traditions les plus réaction­

naires, José Gaos essaya de découvrir les traits c o m m u n s

aux deux parties d'un m o n d e scindé : le m o n d e améri­

cain qui autrefois avait ébranlé l'Impérialisme espagnol

au moyen des armes, et le m o n d e hispanique, une nou­

velle fois submergé par les idéaux mités de ceux dont il

n'avait pas pu s'affranchir.

D e sorte qu'au m o m e n t où il se propose, avec enthou­

siasme, d'étudier notre pensée, il ne prend pas pour

unique sujet l'Amérique Latine, mais plus largement le

m o n d e Hispano-américain, terme par lequel il compre­

nait l'Espagne aussi bien que l'Amérique — évidemment,

les parties hispanophones de l'Amérique Latine et de

l'Espagne. Cette façon de poser le problème se justifie en

94

Page 93: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

ce que les processus d'identification constituent un entre­

croisement nourri de lignes identificatrices et que nous

sommes nombreux en Amérique latine à nous recon­

naître aussi c o m m e « Hispanoaméricains », d'autant qu'il

s'agit là d 'un aspect majeur de l ' immense richesse

culturelle qui compose notre héritage. Et l'on peut en

dire autant, sans aucun doute, des « Lusoaméricains ».

Le processus de décadence et de ruine de la tradition

impérialiste, arrêté en Espagne après la Guerre Civile,

avait commencé , c o m m e le rappelait à juste titre Gaos,

au XVIII' siècle, époque à laquelle aux Amériques « pris

naissance un mouvement spirituel et politique » de rup­

ture. C e processus prit fin en 1898, mais il n'en fut pas

de m ê m e pour l'Espagne qui, selon les termes de Gaos,

encore en 1942 « continuait d'être sa propre et dernière

colonie »-.

En dépit qu'on en ait, autant l'Espagne que l'Amérique,

affirme Gaos, ont donné naissance à une « pensée » qui

constitue, selon ses termes, « la plus récente et pas la

moindre contribution du m o n d e hispano-américain à une

philosophie originale et universelle »\ Dans un autre travail,

2. José Gaos, « Localización histórica del pensamiento hispa­

noamericano », in Cuadernos Americanos, México, 4, 1942, p. 70-71.

3. Ibidem, p. 86.

95

Page 94: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

toujours sur un m o d e catégorique, il nous dit que « la

pensée américaine, et pas seulement l'espagnole, est

philosophique ». Il admet par la suite que ses œuvres « ne

ressemblent pas à celles qu'on n o m m e des œuvres

maîtresses de la philosophie », puisque plus d 'un a con­

clu qu'elles ne sont pas proprement philosophiques.

Cependant, il nous rappelle que « les jugements sur la

nature et la valeur d'une culture » se révèlent être tou­

jours des « positions historiques », qui de surcroît ont

souvent tendance à exclure. « La position métaphysique,

systématique et méthodique — conclut-il — ne peut que

voir la pensée hispano-américaine, espagnole et améri­

caine, c o m m e quelque chose d'extrêmement distant ».

Face à ceci, il affirme que « une position différente pour­

rait consister à voir dans cette pensée une manifestation

philosophique, et m ê m e une pensée particulièrement

significative »4.

O n voit que Gaos présente le problème sous deux jours

différents : d'une part il n'existe pas de modèle unique des

actes philosophiques et, d'autre part, la validité de ces

derniers dépend d'une situation historique. D e plus, de

cette inévitable insertion dans le fait historique dépendent

4. José Gaos, « Significación filosófica del pensamiento hispa­

noamericano », in Cuadernos Americanos, México, 2, 1943, p. 75.

96

Page 95: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

les caractères de cette philosophie hispano-américaine au

sujet de laquelle Gaos n'a aucun doute, qu'il s'agisse de

son existence ou bien de la valeur qui lui est propre.

E n cherchant à caractériser cette philosophie, il en

souligne d'abord ce qu'il appelle un « immanentisme ».

Auparavant il introduit une lecture singulière de la

fameuse doctrine de l'alternative historique dont avait

parlé Dilthey et selon laquelle le développement de la

philosophie européenne montre un m o u v e m e n t cons­

tant entre une phase transcendantaliste, systématique et

méthodique et une autre immanentiste, asystématique et

a-méthodique. D o n c , pour Gaos, l'alternative existe,

mais elle perd de sa force à mesure que la phase trans­

cendantaliste ou métaphysique s'affaiblit̂ . Ainsi apparaît

un aspect caractéristique de la façon américaine de

philosophe : nous représentons « une promotion impor­

tante et originale » de ce renforcement et de cette con­

solidation de la phase immanentiste et ce fait s'est accen­

tué depuis le xville siècle sans interruption'1.

Ceci est à mettre en relation avec une foi très ferme

en ce que la pensée constitue une « puissance historico-

culturelle » et « explique une propension innée à

5. Ibidem, p. 70-71.

6. Ibidem, p. 73.

97

Page 96: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

l'éthique ; une productivité naturelle d'ordre esthétique ;

une foi spontanée dans la vertu politique de l'éthique ;

une éthique et une politique de l'esthétique ; une esthé­

tique, une éthique et une politique de la parole orale,

c'est-à-dire de la communication personnelle »". Gaos

résume en trois expressions tout ce que nous venons de

lire, que l'on dirait être une « éthique d u discours » et qui

serait c o m m e innée en nous : « éthicisme, esthéticisme,

verbalisme » — tout ceci étant, à son tour, canalisé en une

intention pédagogique8.

Il ne s'agit donc pas d'une morale de la vie intérieure

mais d 'une vertu à laquelle on assigne une force politique

et pédagogique. Et plus encore, ce qui est esthétique en

relation avec ce « verbalisme » se présente également à

nous c o m m e recours éthique. « Il se peut que la foi en la

vertu éthique et politique de l'esthétique dit-il soit

davantage objet de doctrine chez les penseurs

d'Amérique que chez ceux d'Espagne : là, en Amérique,

c'est ce que l'on trouve depuis Esteban Echeverría dit-il

jusqu'à José Enrique R o d ó »". Bien sûr, si la dimension

esthétique est u n aspect que la pensée américaine incor­

pore c o m m e quelque chose qui lui est propre face à la

7. Ibidem, p. 65. 8. Ibidem, p. 66. 9. Ibidem, p. 67.

98

Page 97: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

pensée espagnole, Gaos n'oublie pas que, en ce qui con­

cerne la morale, les hispano-américains disposent d'un

« fond éthique séculaire hispanique »"'.

Quels sont les auteurs sur lesquels s'appuie Gaos dans

sa défense d'une philosophie hispano-américaine ? E h

bien, à côté de U n a m u n o et Ortega, et parmi beaucoup

d'autres, il fait référence aux américains suivants, et en

particulier à quelques-unes de leurs œuvres : Simón

Bolívar (1783-1830) ; Esteban Echeverría (1805-1851) ;

Eugenio M . de Hostos (1839-1903) ; D o m i n g o

Faustino Sarmiento (1811-1888) et son Facundo, Juan

Montalvo (1833-1889) et ses Sept Traités; Manuel

González Prada (1848-1918) ; José Enrique Varona

(1849-1933) ; José Martí (1853-1895) et son ouvrage

Notre Amérique; Alejandro Korn (1860-1936) et sa

Liberté créatrice; Macedonio Fernández (1874-1952) ;

José Enrique Rodó (1879-1917) et ses Motifs de Protée ;

José Vasconcelos (1882-1959) et beaucoup d'autres.

A quelques différences près et exception faite pour

ceux qui se sont éloignés du politique pour trouver

refuge dans la « liberté esthétique », « l'éthicisme » de ces

penseurs implique en général un rejet de doctrines

c o m m e celle de Hegel, m ê m e s'ils n'en ont pas toujours

10. Ibidem, p. 78.

99

Page 98: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

conscience. E n effet, en parlant du rejet de l'éclectisme

français de la part du cubain José de la Luz y Caballero,

il nous dit : « . . . une philosophie semblable était, c o m m e

son aînée la philosophie hégélienne, une philosophie

optimiste, tendant à justifier c o m m e rationnel tout le

réel, établi et conservé : or une semblable philosophie

finirait par être fatale à un pays dont la situation réelle

serait lamentable et devrait être modifiée, si cela était

nécessaire, par la révolution ou la guerre contre la métro­

pole. Quelqu'un s'est-il aperçu — demandait Gaos - de la

similitude entre ces raisons et les critiques que devait

diriger contre Hegel, dans la décennie 1838-1848, le

jeune M a r x alors en train de forger sa conception matéri­

aliste de l'histoire... ? »".

M ê m e si Gaos le passe sous silence, ces courants

demeuraient scindés entre éthicisme et esthétisme. Il ne

fait aucun doute que la beauté du langage de José Marti

— un des plus beaux de la littérature de langue espagnole

— n'avait pas besoin des « châteaux enchantés » de l'art,

pas plus que ce grand combattant n'aurait pu être déclaré

« citoyen de la patrie de l'âme » c o m m e le philosophe

Osvaldo Robles a défini son compatriote Antonio Caso12.

11. Ibidem, p. 74. 12. Osvaldo Robles, Homenaje a Antonio Caso, Mexico, éd. Stylo,

1947, p. 73. Antonio Monclús Estella, « José Gaos y el significado de

100

Page 99: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

D e telles positions nous poussèrent à proclamer la fin de

la « philosophie de la liberté » qui accompagnait ces

esthétisants, qui ont été nombreux, et à parler d'une

« philosophie de la libération », formule qui connote la

notion de « liberté » ou de « libération » ; la vérité est que

ces deux termes sont compatibles avec cette « morale

émergente » que soutenait un autre patriote cubain, José

de la Luz y Caballero et que, compte tenu des temps et

des circonstances, on retrouve chez Alejandro Korn.

Il y a donc bien une philosophie hispano-américaine,

dotée d 'un style propre, de moyens de communication

qui lui sont spécifiques — entre autres, la communication

orale — et d'une thématique en accord avec cet i m m a -

nentisme qui caractérise notre Amérique selon Gaos.

Bien sûr un tel immanentisme, qui est à l'origine de la

dimension pratique de notre philosophie, n'est pas

incompatible avec la religiosité populaire.

A partir de la thèse de José Gaos, donc, une réponse

résolument affirmative apparaît quant à l'existence d'une

"trasterrado" », dans : José Luis Abellán v Antonio Monclus (éds) El

Pensamiento español contemporáneo y lit idea de America, Barcelona,

Anthropos, 1989, p. 33 et sq. Arturo Andrés Roig, « La cuestión del

modelo del filosofar en la llamada Filosofía Latinoamericana », dans :

Rostro v filosofía de América Latina, Mendoza, Universidad Nacional

de Cuyo, 1993, pp. 164-181.

101

Page 100: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

pensée latino-américaine, quand bien m ê m e dans le

cadre de ce qu'il appelait « Hispano-amérique ». Il est

fort probable que le m o n d e lusitanien de notre

Amérique présente une forme de philosophie pratique

équivalente.

Pour conclure, il nous reste à dire que, dans un lien

très étroit avec ce noyau « éthico-esthético-politico-

pédagogique » qui structure et organise notre façon de

philosopher, il est également possible de reconnaître une

anthropologie, qui n'est certainement pas étrangère à ce

mélange de théorie et de praxis. Il est possible, en effet,

de systématiser les modes d'objectivation, selon leurs

expressions théoriques et pratiques, au travers desquels le

sujet latino-américain a construit l'objectivité de son

m o n d e et, à son tour, sa subjectivité.

102

Page 101: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Géométrie et amitié

Borges lecteur de Spinoza

Diego Tatián

Toute recherche sur le spinozisme de Borges doit

prendre en considération deux types différents de textes.

D'abord ceux dans lesquels la référence à Spinoza est

explicite — parmi lesquels se détachent les deux célèbres

poèmes dédiés au philosophe d'Amsterdam, ainsi que

trois conférences, assez peu connues, qui se sont tenues en

différents lieux de Buenos Aires1 — et, ensuite, un ensem­

ble de textes, de récits et de poèmes, dans lesquels Spinoza

n'est pas cité mais où l'on sent une inspiration spinoziste.

1. La première à l'Institut d'Echanges Culturels et Scientifiques

Argentino- Israélien (« Spinoza », in Conférences de Jorge Luis Borges à

l'iIt'OU, Buenos Aires, 1967) ; la deuxième à l'Ecole freudienne de

Buenos Aires en janvier 1981 (Borges a l'Ecole freudienne de Buenos

Aires, Agalma, Buenos Aires, 1993) et la dernière à la Société Hébraïque

de Buenos Aires, le lu avril 1985 (« El labrador de infinitos », publiée à

titre posthume aux éditions Clarín le 27 octobre 1988).

103

Page 102: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

C e travail se propose une recherche partielle, dans la

mesure où il s'intéressera principalement aux premiers.

A u début de la conférence de 19812, Borges dit

qu'outre l'Ethique, il a lu, ou relu, un article de J. A .

Froude — ami et biographe de Carlyle —, le chapitre que

Bertrand Russell a consacré à Spinoza dans son Histoire

de la philosophie occidentale et un article de Renan. Plus

loin, il mentionne également un travail d'Alain. O n ne

trouve jamais chez Borges le fétichisme scolaire de la

« source », mais un goût pour les idées et un intérêt réel

pour l'intelligence des choses, grâce auquel le c o m m e n ­

taire ne devient pas un parasite du texte. Parfois il préfère

retarder le plaisir d u commentaire, c o m m e c'est le cas

pour la Divine comédie : « j'ai lu des livres pour l'émo­

tion esthétique qu'ils m e procuraient et j'ai repoussé les

commentaires et les critiques » (...) « J'ai lu bien des fois

la Divine Comédie, dans des éditions diverses, en prenant

plaisir à leurs commentaires »3. D'autres fois, c o m m e on le

sait, il fait de l'œuvre, souvent inconnue voire imaginaire,

un épiphénomène du commentaire, de la « discussion ».

2 . Borges, Jorge Luis, Borges à l'Ecole freudienne de Buenos Aires, op.cit. Q u a n d une autre référence n'est pas spécifiée, les citations ren­voient à ce livre.

3. Borges, Jorge Luis, Obras completas (1975-1985), Emecé , Buenos Aires, 1989, pp. 208-209.

104

Page 103: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Cependant, outre cette confession partielle sur les c o m ­

mentaires consultés, la première page du texte met en

avant trois idées principales de la lecture borgésienne de

Spinoza. La première tient au sens m ê m e de sa pensée.

« . . . Je crois comprendre pour l'essentiel le système de

Spinoza, sauf que pour moi ce n'est pas un système. Je

dirais plutôt que c'est un acte de foi. C'est-à-dire, que la

philosophie de Spinoza peut être professée c o m m e une

religion, et c'est sans aucun doute c o m m e ça qu'il la

vivait ».

La deuxième idée tient à la forme : « il y a un fait qui

nous éloigne de Spinoza et qui en m ê m e temps en fait un

des plus grands, des plus originaux . . . le fait que, c o m m e

chacun sait, il développe la philosophie ordinegeométri­

co ou more geométrico, je ne sais plus quelle expression

latine il utilise. C e système l'a rendu célèbre, et a en

m ê m e temps rendu le livre moins accessible ». U n peu

plus loin Borges mentionne une traduction nord-améri­

caine qui laisse de côté l'appareil géométrique et qui, par

conséquent, rend la lecture plus facile et nous rapproche

de la compréhension de XEthique.

La troisième idée ne se réfère pas à la pensée mais à

l ' h o m m e : •< . . . Spinoza, Baruch Spinoza, est une figure

pathétique, de la m ê m e manière, disons, qu'Alonso

Quijano, que Macbeth, qu'Hamlet. C'est ainsi que nous

le voyons, et cela ne lui aurait certainement pas plu, car

105

Page 104: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

si jamais un h o m m e a fui le pathétique, fut sensible au

pathétique, ce fut Baruch Spinoza ». Dans le poème La

monnaie de fer on lit que « c'est un juif aux yeux tristes ».

Pourtant, rien dans la philosophie de Spinoza n'encour­

age le pathétique, c'est m ê m e tout à fait le contraire. Ses

premiers biographes, Colerus, J. M . Lucas et l'article de

Pierre Bayle (auxquels, d'ailleurs, Borges ne fait nulle

part allusion) ne permettent pas non plus d'avoir une

lecture « pathétique » de Spinoza. Des divers portraits

qui existent de lui, la seule image dont il fut le modèle

est probablement une miniature peinte par Hendrick

van der Spyck, artiste et ami qui l'a hébergé chez lui de

1670 à sa mort en 1677 (elle fait aujourd'hui partie de la

collection Stichting Historische Verzamelingen van het

Huis Oranje-Nassau). O n y voit, en effet, quelqu'un

dont la tristesse est évidente, à l'expression des yeux mais

surtout de la bouche, qui s'efforce inutilement à sourire.

Peut-être ce portrait de Spinoza, ou un autre, postérieur,

ont-ils inspiré à Borges une image pathétique.

C o m m e l'a souligné Jacques D a m a d e 4 , Borges omet

les aspects maudits de Spinoza. L'attribution du caractère

pathétique ne vient donc pas de là non plus. Il ne fait

jamais allusion au caractère hérétique de sa pensée, ni au

4. Jacques D a m a d e , « Le saint et l'hérétique. Borges et Spinoza »,

in Spinoza au XX siècle, P.U.F. , 1990.

106

Page 105: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

« Spinoza subversif» qui dénonce l'imposture des

théologiens et encourage un radicalisme démocratique,

tout ce pour quoi il fut certainement le penseur le plus

haï et le plus insulté de l'histoire de la philosophie.

Borges souscrit plutôt à l'opinion de Russell selon laquelle

Spinoza est le plus aimable de tous les philosophes, et il

nous dit, en effet, que « Spinoza doit être senti c o m m e

saint ». Le procédé par lequel Borges transforme le m a u ­

dit en saint est le m ê m e par lequel il fait d u spinozisme

une religion. C e qui exerce sans aucun doute un attrait

puissant sur Borges — dont l'éducation était doublement

religieuse, catholique par ses origines créoles et protes­

tante par ses origines anglaises — c'est le Dieu de Spinoza :

tant par ses implications strictement religieuses — « . . .

j'ai toujours trouvé, écrit-il, une difficulté dans la foi

chrétienne, ainsi que dans le judaïsme. Cette difficulté

est l'idée d 'un Dieu personnel. Il y a quelque chose en

moi qui rejette cette idée. Spinoza la remplace par une

autre... » — que par la dimension esthétique qu'il c o m ­

porte (encore la mainmise de la littérature fantastique

qui fait de toute religion une forme littéraire ? ) :« . . .

une idée si vaste qu'elle en acquiert une valeur esthé­

tique. Et cette idée, c'est l'idée d 'un Dieu infini ».

Le Dieu infini de Spinoza est un Dieu qui possède

une infinité d'attributs, ou des attributs infinis, ou les

deux à la fois. Borges entend l'expression infinitis

107

Page 106: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

attributis c o m m e une infinité quantitative et les attributs

de la substance c o m m e innombrables, mais en ce qui

concerne les deux attributs dont l ' h o m m e participe, il

effectue une équivalence, ou plutôt un déplacement, une

distorsion, qui est loin d'être insignifiante et qui ne

m a n q u e pas de conséquences. « Spinoza, dit Borges,

déclare que nous ne connaissons que deux de ces attrib­

uts, qui sont l'étendue et la conscience. O u , pour utilis­

er des synonymes, l'espace et le temps ». E n réalité, le

n o m des attributs est Extensio et Cogitado, étendue et

pensée, et non « conscience ». Cette dernière est plutôt

un mode de l'attribut « pensée », jamais l'attribut lui-

m ê m e . Quoi qu'il en soit, la distorsion ne réside pas tant

dans cette présentation de la conscience c o m m e attribut,

que dans l'analogie qui lui fait suite : « ou, pour utiliser

des synonymes, l'espace et le temps ». Cette identifica­

tion de l'attribut « pensée » avec le temps avait déjà été

proposée dans un de ses premiers textes, où l'espace lui-

m ê m e est considéré c o m m e une forme du temps. « Je

crois illusoire l'opposition — lit-on dans L'avant-dernière

version de la réalité (1928) — entre les deux concepts irré­

ductibles d'espace et de temps. Je sais très bien que la

généalogie de cette erreur est illustre et qu'elle compte

parmi ses ancêtres le n o m magistral de Spinoza qui

donna c o m m e attributs à sa divinité indifférente — Deus

sive Natura — la pensée (c'est-à-dire dire, le temps senti)

108

Page 107: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

et l'étendue (c'est-à-dire, l'espace). Je pense que pour un

bon idéalisme, l'espace n'est qu'une des formes qui c o m ­

posent le dense écoulement du temps »5. Néanmoins,

pris au sens strict, le temps est une forme de l'imagina­

tion qui ne correspond à aucune réalité. Mieux encore :

dans la m ê m e page de la conférence où il compare

Cogitatio et temps, Borges reconnaît sans difficulté

aucune le caractère illusoire de la temporalité. E n effet, il

dit que Spinoza « condamne pour cette raison l'espoir et

la peur. Qu'ils se réfèrent à des choses futures n'est pas

une raison pour accepter l'illusion du temps ». Il semble

que les deux choses soient possibles en m ê m e temps, que

le fait que l'attribut divin s'appelle temps n'empêche pas

que celui-ci soit considéré c o m m e illusoire.

La conversion borgésienne de l'attribut « pensée » et

de l'espace (donc également, selon son interprétation

particulière, de l'attribut « étendue ») en temps, fait de la

réflexion spinoziste ce qu'elle n'est pas : une réflexion sur

le temps, selon une équivalence singulière entre être et

temps, Deus sive natura sive tempus.

Il y a ainsi deux notions centrales dans la lecture de

Spinoza par l'auteur de L'Aleph : la notion de temps et,

5. Borges, J. L . , Obras completas, Emecé, Buenos Aires, 1974, p. 200.

109

Page 108: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

c o m m e o n l'a v u plus tôt, celle d'infini. N o u s nous trou­

vons là au c œ u r de l'univers de Borges. M i e u x encore :

« . . . pensée (c'est-à-dire, temps senti)...» ; n o n seule­

m e n t , donc , le temps c o m m e temps indifférent,

h o m o g è n e , unitaire, mais c o m m e « temps vécu ». Si l'at­

tribut « pensée », qui selon la définition 6 de Y Ethique

« exprime une essence éternelle et infinie », est « temps

senti », il en va alors de m ê m e de l'éternité. C e n'est donc

pas une éternité logique, épurée de l'imagination, mais

une éternité temporelle, sentie : « je sais que dans l'éter­

nité perdurent et s'embrasent / Toutes ces précieuses

choses que j'ai perdues : / Cette page là-bas, cette lune,

ce soir »''. Elles perdurent, d'ailleurs, dans une infinité de

m o n d e s que nous ne pouvons ni pressentir ni concevoir.

Si je donne u n coup de canne, dit Borges, cela se produit

également dans d'innombrables réalités que Spinoza

appelle attributs ; « c'est-à-dire qu'il y aurait u n n o m b r e

infini d'univers parallèles » dont nous ne connaissons

que deux. Rien, cependant, ne nous empêche d'imagin­

er des créatures qui participent de trois o u plus de ces

univers. O u bien, c o m m e le fait Borges, de concevoir à

l'inverse des êtres qui n'ont pas connaissance d u m o n d e

étendu : « . . . quant à m o i , je pense être capable d'imaginer

u n m o n d e sans espace. Je ne sais pas si vous le pouvez

6. Ibid., p. 928.

110

Page 109: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

aussi. U n m o n d e dans lequel il y aurait, pourquoi pas, un

nombre infini d'individus, de consciences, et ces cons­

ciences pourraient s'exprimer par la musique, par la

parole. Tout cela pourrait exister sans que l'espace soit

nécessaire ». C'est exactement cette m ê m e interrogation

qui fut faite à Spinoza par un ami allemand qui s'appelait

Schuller, le seul de ses amis qui ait été près de lui au

m o m e n t de sa mort. Dans une lettre datée de 1675,

Schuller demande à Spinoza la chose suivante :

« Pourriez-vous établir, par une démonstration évidente,

qui ne soit pas un raisonnement par l'absurde, que nous

ne pouvons connaître d'autres attributs de Dieu que la

pensée et l'étendue ? S'ensuit-il que des créatures c o m ­

posées d'autres attributs ne puissent, par contre, con­

cevoir aucune étendue ? Il y aurait ainsi autant de m o n ­

des que d'attributs divins. Par exemple, notre m o n d e de

l'étendue existe, pour ainsi dire, avec une certaine

ampleur : de m ê m e existeraient des mondes constitués

par d'autres attributs, et qui auraient autant d'ampleur ;

et, de m ê m e que nous ne percevons en dehors de la pen­

sée que l'étendue, les créatures de ces mondes ne

devraient percevoir que l'attribut de leur m o n d e et la

pensée » .

7. Spinoza, Correspondencia, Alianza, Madrid, 1988, pp. 347-

111

Page 110: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Cet imaginaire d'inspiration spinoziste dont participe

Borges signifie, entre autres, que chaque fait peut se pro­

duire, et se produit en effet, d'une infinité de façons.

Chaque événement est multiple, ponctuellement infini

et, par conséquent, inconcevable dans sa totalité. C e qui

est important ici, c'est que ces réalités infinies dont

toutes les choses sont constituées sont des réalités ou des

mondes superposés dans le temps, ou, plutôt, le temps

n'est que l'une d'entre elles. A u m o m e n t exact où une

chose se produit dans l'ordre du temps, d'autres mondes

jaillissent qui ne sont pas temporels. C'est important parce

qu'en général Borges privilégie une idée différente, voire

opposée, des mondes possibles et de l'infini. Il s'agit d u

temps, uniquement du temps, d'une temporalité qui

bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs :

« le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image

incomplète, mais non fausse, de l'univers tel que le con­

cevait Ts'ui Pen. À la différence de N e w t o n et de

Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps

uniforme et absolu. Il croyait à des séries infinies de

temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps

divergents, convergents et parallèles. Cette trame de

temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ig­

norent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités.

Nous n'existons pas dans la majorité de ces mondes ; dans

quelques-uns vous existez et m o i pas ; dans d'autres,

112

Page 111: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux. Dans

celui-ci, que m'accorde un hasard favorable, vous êtes

arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin,

vous m'avez trouvé mort. . . »8. Cette fiction d u n temps

où chaque instant est l'origine de lignes infinies de temps

qui constituent donc un univers où tout ce qui peut se

produire se produit de manière inéluctable dans l'une des

séries, fut sans doute inspirée par un livre de l'auteur

anglais Olaf Stapledon, Star Maker (1937), édité peu

d'années avant le récit de Borges'J.

Il s'agit clairement de deux modèles différents,

puisque dans la métaphore du jardin aux sentiers qui

bifurquent les mondes sont des enchaînements indépen­

dants d'événements et le temps est conçu c o m m e une

8. Borges. J. L. (1974), p. 479.

9. Dans l'anthologie de la littérature fantastique écrite avec

Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo (Sudamericana, Buenos

Aires, 1965), on trouve ce passage de Star Maker : « Dans un cosmos

inconcevablement complexe, chaque fois que les créatures devaient

faire face à diverses alrernatives, elles n'en choisissaient pas une, mais

toutes, créant ainsi de nombreuses histoires universelles du cosmos.

C o m m e dans ce monde, il y avait beaucoup de créatures et que cha­

cune d'elles était continuellement devant un grand nombre d'alterna­

tives, les combinaisons de ces processus étaient innombrables et à

chaque instant cet univers se ramifiait infiniment en d'autres univers

et ceux-ci dans d'autres à leur tour ».

113

Page 112: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

machine à multiplier et, en tout cas, c o m m e la matière

unique de tout m o n d e possible/réel. Dans le parallèle

spinoziste, au contraire, parmi l'infinité de mondes pos­

sibles/réels, il n'existe pas de m o n d e , d'attribut, dans

lequel chaque chose qui se produit ne se produise dans

tous les autres. Ces univers multiples sont des manières

multiples de produire les m ê m e s choses. O n ne saurait

imaginer que l'une de ces orbes répercute le coup de

canne et les autres non.

Le coup de canne, c o m m e n'importe quel autre fait,

est le centre du m o n d e , d'un m o n d e non hiérarchisé et

ouvert. Il est surprenant que le n o m de Spinoza n'appa­

raisse pas dans La sphère de Pascal, texte dans lequel

Borges fait l'historique d'une métaphore, la sphère, une

sphère avec laquelle de Xénophane à Pascal on a cherché

à représenter l'univers10. O n trouve dans cette page les

n o m s d'Empédocle, d 'Hermès Trismégiste, la géométrie

10. U n e autre omission étrange - puisqu'il avait été mentionné par Borges dans l'Histoire de l'éternité - est le n o m d'Auguste Blanqui, celui qui dans la première page de L'éternité par les astres cite le passage de Pascal et l'amende : « Pascal a dit avec sa magnifi­cence de langage : "l'univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part". Quelle image plus saisissante de l'infi­ni ? Disons d'après lui, et en précisant encore : L'univers est une sphè­re dont le centre est partout et la surface nulle part » (Blanqui, A . , L'éternité par les astres, Paris 1872, p . 5).

114

Page 113: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

mystique d'Alain de Lille, selon laquelle « Dieu est une

sphère intelligible, dont le centre est partout et la circon­

férence nulle part » - idée qui était déjà présente chez

Maître Eckhart et que Nicolas de Cues reformulera en

omnia ubique — et enfin Giordano Bruno et Pascal, qui

change à peine, mais d'une manière décisive, la formule

d'Alain de Lille et écrit dans une première version : « La

nature est une sphère effroyable [mot qui sera bientôt

remplacé par « infinie »], dont le centre est partout et la

circonférence nulle part ». Spinoza aurait pu prendre

part à l'histoire de cette métaphore, sauf qu'à la dif­

férence de Pascal, son amor mundi l'aurait empêché de

concevoir la sphère c o m m e effroyable. Cependant,

Borges ne rattache pas l'univers de Spinoza à la

métaphore de la sphère, mais à celle du labyrinthe : « j'ai

aperçu, à partir des définitions, des axiomes, des propo­

sitions et des corollaires, la substance infinie de Spinoza,

qui se compose d'une infinité d'attributs, parmi lesquels

se trouvent l'espace et le temps, de sorte que si nous

prononçons ou pensons un mot , il se produit parallèle­

ment une infinité de faits dans une infinité d'orbes

inconcevable. Il ne m ' a pas été donné de pénétrer dans ce

labyrinthe sensible »". O u encore : « Les mains et

l'espace de jacinthes, / Q u i pâlissent au fond d u

11. Borges, J. L. (1989), p. 338.

115

Page 114: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

ghetto, / N'existent guère pour l ' h o m m e paisible / Q u i

rêve d ' u n diaphane labyrinthe » ,2.

L a fréquence avec laquelle Borges invite à rejeter la

m é t h o d e géométrique (bien que « Spinoza ait consacré sa

vie à se rendre digne de ce système qu'il appelait more

geométrico ») est semblable à son insistance que l'essentiel

réside dans la personne m ê m e de Spinoza. Cet aspect

révèle n o n seulement u n e manière spécifiquement

borgésienne de lire, de lire la philosophie, mais égale­

m e n t , au coeur m ê m e de cette pratique, u n certain exer­

cice de l'amitié, indissociable de la pensée et de la lit­

térature. « Tout lecteur de Spinoza, dit Borges juste après

avoir admis que la m é t h o d e géométrique l'avait dérouté,

a ressenti quelque chose qui n'aurait pas intéressé

Spinoza, je veux dire la présence personnelle de

Spinoza... Je crois que nous devons tous déplorer de ne

pas l'avoir c o n n u personnellement, de ne pas avoir

connu , au mo ins dans m o n cas, Berkeley, Monta igne . Je

regrette de ne pas les avoir connus personnellement. L a

m ê m e chose m'arrive avec Spinoza et je crois que cela

arrivera à tous les h o m m e s ». Il y a quelque chose

d'essentiel que Borges saisit, une sorte d'étrange accord

entre sa politique de lecture et une lecture spinoziste de

12. Borges, J. L. (1974), p. 930.

116

Page 115: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

la politique, l'une et l'autre animées par la pratique de

l'amitié. « . . . Spinoza a voulu nous convaincre de la

vérité de son système, mais aujourd'hui, lorsque nous

pensons à Spinoza, nous pensons à lui c o m m e à un ami

qui nous est cher et que nous avons perdu, que nous

n'avons pas eu la chance de connaître ou qui ne nous a pas

connus. U n e forme parfaite d'amitié que la sienne... »'\

L'opération qui conduit de la géométrie à l'existence, du

système à l'amitié, du spinozisme à Baruch Spinoza,

c'est-à-dire l'intérêt pour l'existence amicale d 'un

h o m m e du XVTIe siècle qui s'appelle Baruch, est explicite

dans les poèmes qui portent son n o m . L'auteur de

cristaux ou polisseur de Dieu, Spinoza, Baruch Spinoza ;

il y évoque ses «mains», ses «yeux», sa «peau», sa

« maladie »... Inutile l'incantation de ce professeur écos­

sais — dans Les tigres bleus — qui, en proie à la fièvre, à la

peur et au cauchemar répète les définitions et les axiomes

de XEthique1 '.

13. Bien qu'il n'apparaisse pas plus de quatre ou cinq lois, le

concept d'amitié, peu étudié chez Spinoza, esr un des concepts déci­

sifs du livre IV de Y Ethique. D ' u n point de vue strictement politique,

il fait apparaître une différence essentielle entre le spinozisme et la

pensée de Hobbes (pour qui l'amitié n'a aucun statut politique).

14. Borges, J. L. (1989), p. 384.

117

Page 116: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Le premier p o è m e que Borges dédia au philosophe

d 'Amsterdam, contenu dans L'autre, le même (1964),

porte le titre concis de « Spinoza ».

Les translucides mains du juif polissent

Dans la pénombre le dur cristal et

Le soir qui se meurt n'est que froid et peur.

(Chaque soir aux autres soirs ressemble.)

Les mains et l'espace de jacinthes,

Qui pâlissent au fond du ghetto,

N'existent guère pour l'homme paisible

Qui rêve d'un diaphane labyrinthe.

La gloire ne le trouble point, vague

Reflet d'un rêve au rêve d'un miroir,

Ni les tendres et craintives amours.

Libre du mythe et de la métaphore

Il polit le cristal : carte infinie

De Celui qui est toutes ses Etoiles.

Polisseur de cristal, rêveur de labyrinthe, cartographe.

Le soir est peur et peut-être qu'à la différence de la

r e n o m m é e et de l'amour la peur dérange. D a n s les trois

derniers vers le m o t « carte » est crucial. À l'évidence, la

carte est une métaphore, mais celui qui rêve et polit le

fait « libre de toute métaphore ». Le m o t « infini » résout

peut-être le problème, parce qu'une carte infinie de l'in­

fini n'est plus une métaphore. D a n s L'auteur (I960)

Borges attribue à u n livre imaginaire qui a pour titre

118

Page 117: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Viajes de los varones prudentes, vraisemblablement édité à

Lérida en 1658 (année où, incidemment, Spinoza rédi­

geait une sorte d'ébauche de Y Ethique intitulée Court

Traité), l'histoire suivante : « . . . E n cet Empire, l'Art de

la Cartographie avait atteint une telle Perfection que la

carte d'une seule Province occupait toute une Ville, et la

carte de l'empire toute une Province. Avec le temps, ces

Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les

Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire

qui avait le format de l'Empire et qui coïncidait point

par point avec lui. Moins Attachés à l'Étude de la

Cartographie, les Générations Suivantes comprirent que

cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles

l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers.

Dans les Déserts de l'Ouest, il reste des ruines en lam­

beaux de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les

habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des

Disciplines Géographiques »'\

C e texte, qui s'appelle De la rigueur en science, nous

parle également d'une cartographie libre de métaphore,

c o m m e il convient à la rigueur et à la science. Cependant,

il s'agit clairement de deux cartographies différentes.

N o u s ne nous arrêterons pas — bien qu'il le mériterait —

15. Borges, J. L. (1974), p. 847.

119

Page 118: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

à un commentaire de ce texte, qui dénote peut-être

moins une conception de la géographie qu'une théorie

de l'histoire. MEthique, « carte infinie de Celui qui est

toutes ses Etoiles », et la carte de l'Empire qui a le

Format de l'Empire s'opposent radicalement et cette

opposition est la plus évidente dans notre modernité

consumée c o m m e les « Ruines de la Carte, habitées par

des Animaux et des Mendiants ».

E n quoi consiste la carte spinozienne, une carte

dépourvue de métaphore, infinie, mais dépourvue en

m ê m e temps de la « rigueur de la science » et de la

représentation ? Dans un essai contenu dans Critique et

clinique''', Deleuze dit que l'Ethique se compose d 'un

« livre d'eau » (définitions, axiomes, postulats, d é m o n ­

strations et corollaires), d 'un « livre de feu » (scholies) et

d'un « livre d'air » (partie V ) . Peut-être est-il aussi possi­

ble de lire, d'interroger et de concevoir l'Ethique c o m m e

un livre de sable. Dans le récit de Borges qui porte le

m ê m e n o m , on lit : « son propriétaire... m e dit que le

livre s'appelait Livre de Sable, parce que ni le livre ni le

sable n'ont de début ni de fin ». Par quelle étrange asso­

ciation Borges commence-t-il son récit du livre infini en

16. Gilles Deleuze, « Spinoza et les trois Éthiques », in Critique et

clinique, Minuit, Paris, 1993.

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Page 119: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

citant Spinoza ? « La ligne se compose d 'un nombre infi­

ni de points ; le plan, d 'un nombre infini de lignes ; le

volume, d 'un nombre infini de plans ; l'hypervolume,

d 'un nombre infini de volumes... N o n , décidément, ce

n'est pas, more geométrico, la meilleure façon de c o m ­

mencer m o n récit » '". Pourquoi vouloir commencer le

récit more geométrico ? Peut-être Borges veut-il en

emprunter la manière à cet autre grand livre infini, à cet

autre livre de sable géométriquement construir,

l'Ethique, livre sans début ni fin dont on peut c o m ­

mencer la lecture par n'importe quelle page, livre qui,

c o m m e la sphère mystique d'Alain de Lille et de Pascal,

a son centre partout ? Il est possible de commencer à lire

Y Ethique par n'importe quelle partie et en m ê m e temps,

peut-être pour cette raison, personne ne peut ouvrir deux

fois les m ê m e s pages (il suffit de penser aux innom­

brables interprétations différentes auxquelles elle a

donné lieu). Le livre du récit de Borges est appelé par son

propriétaire « livre de sable » parce que, c o m m e le sable,

il n'a ni c o m m e n c e m e n t ni fin. Les étoiles n'en ont pas

non plus : Y Ethique, livre d'étoiles, « Carte infinie / de

Celui qui est toutes ses Etoiles ».

17- Borges, Jorge Luis, El libro de arena, Alianza, Madrid, 1980,

p. 95.

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Page 120: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

U n autre p o è m e sur Spinoza, peut-être une variation

du premier, se trouve dans La monnaie de fer (1976) et

« s'appelle Baruch Spinoza, pour le différencier du précé­

dent, mais ils se ressemblent beaucoup, ils sont plus ou

moins analogues mais les mots sont différents . . . ».

Le couchant, brume d'or, illumine

La fenêtre. L'assidu manuscrit

Attend, avec sa charge d'infini ;

Quelqu'un dans la pénombre construit Dieu.

Un homme engendre Dieu et c'est un juif

A la peau Citrine et aux tristes yeux.

Le temps l'entraîne comme le fleuve entraîne

Une feuille dans l'onde qui décline

Qu'importe. L'enchanteur persévère.

Ll Crée Dieu, délicate géométrie.

Et de sa maladie, de son néant,

Sans cesse il bâtit Dieu par la parole.

Le plus prodigue amour lui fut donné,

L'amour qui n'espère pas être aimé.

L'expressivité visuelle des quatre premiers vers fait

penser à un intérieur hollandais du XVIIe siècle. C'est en

effet la description exacte d 'une petite toile que

Rembrandt a peinte aux alentours de 1630 et qu'il a

appelé La lecture du philosophe. O n y voit une lumière

intense à la fenêtre dont le vantail est ouvert et un

h o m m e assis presque dans la pénombre de la salle,

122

Page 121: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

devant un grand livre qui pourrait être un manuscrit.

Rembrandt a peint au moins deux autres versions de ce

tableau ; l'une, qu'il appela Philosophe en méditation, est

actuellement au Louvre, tandis que l'autre, que l'on peut

voir au Rijksmuseum d'Amsterdam, s'appelle Jérémie

pleurant la destruction de Jérusalem. « Le couchant,

brume d'or, illumine / La fenêtre. L'assidu manuscrit /

Attend, avec sa charge d'infini ; / Quelqu'un, dans la

pénombre construit Dieu . . . ». O n imagine mal que

Borges ait écrit ces vers sans se souvenir du tableau de

Rembrandt.

U n deuxième thème particulièrement pregnant du

poème réside dans l'opposition entre géométrie et maladie.

« Qu'importe. L'enchanteur persévère / Il Crée Dieu,

délicate géométrie / de sa maladie, de son néant . . . ».

Plus haut, il écrit « Le temps l'entraîne c o m m e le fleuve

entraîne / U n e feuille dans l'onde qui décline . . . » .

Délicate géométrie qui antéposé le temps ; peut-être,

l'imagination géométrique est-elle la manière spinoziste,

ou, mieux, la forme trouvée par Baruch Spinoza pour

persévérer dans l'être. Peut-être la géométrie de Spinoza

ne peut-elle être conçue que superficiellement c o m m e

universalité, objectivité et désintérêt, facultés qui n'appa­

raissent pas dans la « maladie » ; peut-être la géométrie

est-elle plutôt une manière de ne pas mourir, de sentir et

d'éprouver que nous sommes , en définitive, moins

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Page 122: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

immortels - un moi, un sujet qui se perpétue dans le

temps — qu'éternels. U n e éternité que ne touche ni la

maladie, ni l'espoir, ni le temps et qui atteint sa plus

haute expression morale dans ce que les Latins ont

appelé Y amor fati, l'amour de ce qui est, l'amour du

destin. « Y compris, disait Borges, aimer nos maladies ».

Alamor fati de Spinoza rend la géométrie possible à par­

tir de la maladie, du néant, l'amour du m o n d e dont nous

faisons partie et dans lequel rien n'est en trop, la

générosité la plus haute, raison ultime de toute éthique

et de toute « religion ». Nous comprenons maintenant

l'attribution de ce mot more geométrico. L'amour le plus

prodigue n'espère rien, annulation de la peur et de

l'espoir en faveur d'un exercice de générosité, d'une

éthique du don où le bonheur n'est pas le prix de la vertu

parce que les prix c o m m e les punitions sont superflus.

Borges a écrit quelque part : « heureux ceux qui

aiment ou sont aimés et ceux qui peuvent se passer de

l'amour/ heureux ceux qui sont heureux ».

124

Page 123: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Présentation des auteurs

Laura Brondino (Italie)

Agrégée de l'Université, Laura Brondino étudie la

philosophie et la civilisation latino-américaine à Paris et

à Mexico. Elle est Fauteur de divers articles sur la littéra­

ture et la culture latino-américaines.

Jorge Dávila (Venezuela)

N é en 1954, Jorge Dávila est professeur titulaire au

Centre de Recherches en Systémologie Interprétative de

l'Université des Andes (Mérida, Venezuela).

Ingénieur des Systèmes, il a suivi un troisième cycle en

sciences sociales sous la direction d'Edgar Mor in à

l'École des Hautes Études en Sciences Sociales ( E H E S S ) .

Il a été professeur invité au Centre d'Études de Systèmes

de l'Université de Hull (Angleterre), chercheur invité par

l'Association pour le Centre Michel Éoucault de Paris et

professeur invité du Département de Philosophie de

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Page 124: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

l'Université de Paris XII. Sa recherche se concentre sur

trois axes : l'étude des institutions publiques liées au

problème de la pauvreté, l'analyse critique de la «pensée»

du management et la question historique dans la théorie

interprétative de systèmes.

Mónica Jaramillo-Mahut (Colombie)

Professeur associé en philosophie à l'Université

Industrielle de Santander (UIS), Bucaramanga

(Colombie), docteur en philosophie de l'Université

de Paris I (Panthéon Sorbonne). Auteur de livres :

E. Husserl et M. Proust : À la recherche du moi perdu

(Paris : l'Harmattan, 1997), Universidad y filosofía

(Bucaramanga : Cededuis, 2003). A publié de nombreux

articles sur la phénoménologie husserlienne. Elle a aussi

participé dans plusieurs congrès internationaux de philo­

sophie et fut n o m m é e représentante pour l'Amérique

latine lors de la journée de commémoration du cinquan­

tenaire de l ' U N E S C O , « Horizons Philosophiques pour

l ' U N E S C O au X X e siècle » (1996). M e m b r e honoraire

du Cercle Latino-américain de Phénoménologie (CLA-

F E N ) et de la Société Franco-latino-américaine de philo­

sophie.

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Page 125: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

Arturo Andrés Roig (Argentine)

Arturo Andrés Roig, né en 1922, a retrouvé sa chaire

de professeur à l'Université nationale de C u y o à

Mendoza, après un long exil sous la dictature militaire

argentine à l'Université de Quito (Equateur). Son oeuvre

considérable éclaire d'un jour nouveau l'influence du

spiritualisme et du krausisme en Argentine, la dimension

utopique de la pensée latino-américaine, et la question

actuelle de l'émancipation humaine. Dernier livre paru :

Etica del poder y moralidad de la protesta. La morale

latino-americana de la emergencia, Mendoza 2000.

Diego Tatián (Argentine)

Enseigne la philosophie politique et la philosophie

contemporaine à l'Université de Córdoba (Argentine) et

fait partie du conseil de rédaction de la revue Nombres. Il

collabore régulièrement à des revues spécialisées et à des

publications culturelles où il publie des essais de critique

philosophique et littéraire. Il est l'auteur des ouvrages :

Desde la línea. Dimensión política en Heidegger (1997),

Lugar sin pájaros (récits, 1998), La cautela del salvaje.

Pasiones y política en Spinoza (2001), Las aventuras de la

inmanencia (comp., 2002), Detrás de las puertas (récits,

2003), La transmisión del conocimiento (co-auteur, 2004),

Spinoza, el amor del mundo (2004), El lado oscuro (essais,

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Page 126: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

2004), Mesianismo, nihilismo y redención (co-autor,

2005) et Babuino (récits, 2005). Il a traduit en espagnol

La Méttrie, Heidegger, Derrida, Jiinger, Pareyson et

Agamben .

Patrice Vermeren (France)

Professeur au Département de philosophie de

l'Université Paris VIII et directeur du Centre Franco-

Argentin des Hautes Etudes de l'Université de Buenos

Aires, Patrice Vermeren est m e m b r e fondateur du

Collège international de philosophie et professeur hono­

raire à l'Université du Chili. A l ' U N E S C O , en qualité

d'expert auprès de la Division de la philosophie, il a con­

tribué à la mise en place des chaires U N E S C O de

philosophie. Il a écrit plusieurs livres, parmi lesquels :

Victor Cousin, le jeu de la philosophie et de l'Etat,

L'Harmattan, Paris 1995, Amadeo Jacqties. El sueno

democrático de la filosofía, Colihue, Buenos Aires 1999,

ainsi que La philosophie saisie par l'UNESCO,

U N E S C O , Paris 2001, Philosophie de la adture de la

paix, L'Harmattan, Paris, 2002 et en collaboration

Philosophie, France, XIX siècle, avec Stéphane Douailler

et Roger-Pol Droit, Le Livre de Poche, Paris, 1993 ;

Filosofías de la ciudadanía, avec H u g o Quiroga et Susana

Villavicencio, H o m o Sapiens, Rosario, 1999, Voces de la

filosofa fancesa contemporánea, et Sartre, actualidad de

128

Page 127: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

un pensamiento, avec Horacio Gonzalez, Colihue,

Buenos Aires, 2005, ainsi que Philosophies de la mondi­

alisation-, avec Jordi Riba, Pensée démocratique et philoso­

phie politique, avec Laura Brondino et Jorge Dotti,

L'Harmattan, Paris, 2005, et Paul Groussac ou la fausse

monnaie des idées, avec Horacio Gonzalez, Colihue,

Buenos Aires 2006.

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Page 128: Existe-t-il une philosophie latino-américaine?; 2006

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Dépôt légal : mars 2006

N ° d'imprimeur : 43820

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