Evaluation de la production spontanée du lan- gage oral et...

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53 Evaluation de la production spontanée du lan- gage oral et de l’activité sémantique du récit chez l’enfant d’âge préscolaire Marie-Thérèse Le Normand Résumé Dans cet article, nous illustrerons les principaux fondements et enjeux de la démarche éva- luative chez le jeune enfant en présentant quelques données nouvelles à la méthode d’éva- luation de la production spontanée du langage oral accompagnant le jeu chez l’enfant de 24 à 48 mois et l’activité sémantique du récit utilisant un livre d’images sans texte (récit de la grenouille, Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans. L’objectif est de décrire de manière pré- cise le développement de l'acquisition du langage oral des jeunes enfants dans sa compo- sante dynamique, c'est-à-dire son rythme, sa régularité, ses variations et de prendre en compte l’organisation linguistique liée au système de traitement de la parole et du langage particulièrement dans sa composante lexicale et morphosyntaxique. Les résultats montrent que pour une durée de 20 minutes, les performances moyennes de la productivité, de la diversité lexicale et de la maturité syntaxique (LME) évoluent de manière très significative chez les enfants entre 24 et 33 mois et qu’elles se stabilisent après surtout à partir de 36 mois. L’évaluation précoce de la production du lexique, de la morphologie grammaticale et de la représentation sémantique des récits devrait permettre au praticien de définir des objectifs d’éducation mais de repérer aussi les retards d’acquisition du langage et des asyn- chronies de développement qui peuvent exister chez certains enfants. Mots clés : morphosyntaxe, évaluation, acquisition du langage, lexique, récit Rééducation Orthophonique - N° 231 - septembre 2007

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Evaluation de la production spontanée du lan-gage oral et de l’activité sémantique du récitchez l’enfant d’âge préscolaire

Marie-Thérèse Le Normand

RésuméDans cet article, nous illustrerons les principaux fondements et enjeux de la démarche éva-luative chez le jeune enfant en présentant quelques données nouvelles à la méthode d’éva-luation de la production spontanée du langage oral accompagnant le jeu chez l’enfant de 24à 48 mois et l’activité sémantique du récit utilisant un livre d’images sans texte (récit de lagrenouille, Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans. L’objectif est de décrire de manière pré-cise le développement de l'acquisition du langage oral des jeunes enfants dans sa compo-sante dynamique, c'est-à-dire son rythme, sa régularité, ses variations et de prendre encompte l’organisation linguistique liée au système de traitement de la parole et du langageparticulièrement dans sa composante lexicale et morphosyntaxique. Les résultats montrentque pour une durée de 20 minutes, les performances moyennes de la productivité, de ladiversité lexicale et de la maturité syntaxique (LME) évoluent de manière très significativechez les enfants entre 24 et 33 mois et qu’elles se stabilisent après surtout à partir de 36mois. L’évaluation précoce de la production du lexique, de la morphologie grammaticale etde la représentation sémantique des récits devrait permettre au praticien de définir desobjectifs d’éducation mais de repérer aussi les retards d’acquisition du langage et des asyn-chronies de développement qui peuvent exister chez certains enfants.

Mots clés : morphosyntaxe, évaluation, acquisition du langage, lexique, récit

Rééducation Orthophonique - N° 231 - septembre 2007

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Assessment of the spontaneous production of oral language and of thesemantic activity of story-telling in the preschool child.

AbstractMain fundamental issues of child language assessment will be presented in this paper. Newdata derived from naturalistic assessments of language production accompany symbolicplay in young normal children (2-4 years old) and from a wordless picture book (Frog, whereare you, Mayer, 1969) in children aged 4 to 6 will also be provided. The aim of such assess-ment is to describe the development of child spoken language acquisition in its dynamiccomponent, i.e its rhythm, its regularities, its variations and to take into account lexical andmorphosyntactic processing. The results show that mean scores of measures of producti-vity, lexical diversity and grammatical maturity (MLU) significantly increase in young childrenbetween ages 24 to 33 months and stabilize beyond age 36 months, for a 20 minutes playsession. Early assessment of lexical production, grammatical morphology and semanticrepresentation of narratives should allow the practitioner to clearly define educational goalsand to identify late talkers and developmental asynchronies suspected in some children.Key Words : morphosyntax, assessment, language acquisition, lexicon, narratives

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Marie-Thérèse LE NORMANDDirecteur de rechercheINSERMService d’audiophonologie, de génétiquemédicale et de neurologie pédiatriqueHôpital Robert Debré18 Boulevard Sérurier 75935 ParisCourriel : [email protected]

La pratique orthophonique s’orientant actuellement vers une prise encharge très précoce, la nécessité d’outils adaptés à l’évaluation du lan-gage oral d’enfants d’âge pré-scolaire s’impose de plus en plus. Il existe

plusieurs façons d'évaluer le langage chez le tout jeune enfant : l’adaptationfrançaise du compte-rendu parental Bates-McArthur (Fenson et coll 1994, voirKern, 2003, Bovet et coll, 2005 pour évaluer les premiers mots 1), l’administra-tion de tests standardisés (Chevrie-Muller et coll, 1997, Piérart et coll, 2004 ;Coquet et coll, à paraître) et l’observation dite « naturelle », permettant desrelevés exhaustifs de comportements pour en faire ensuite des analyses verbaleset non verbales (Le Normand, 1986, 1991).

Dans cet article, nous illustrerons les principaux fondements et enjeux dela démarche évaluative chez le jeune enfant en présentant quelques donnéesnouvelles à la méthode d’évaluation de la production du langage oral accompa-gnant le jeu chez l’enfant de 24 à 48 mois ainsi qu’à celle de l’activité du récitutilisant un livre d’images sans texte (récit de la grenouille, Mayer, 1969) chezl’enfant de 4 à 6 ans.

♦ Méthode d’évaluation du langage oral accompagnant le jeu (Le Normand, 1986, 1991)

Cette méthode d’observation directe du comportement permet de détermi-ner comment les enfants s'engagent dans des interactions effectives avecl'adulte, d’évaluer leurs capacités cognitives et symboliques, puis d'apprécier laplace qu'occupe le langage au sein de ces interactions et dans le jeu symbolique.

1. La production des premiers mots de l’enfant se réfère à des contextes familiers : personnes et objets aveclequel il est le plus souvent en contact, et qui font partie de son univers familier : membres de sa famille, ani-maux, nourriture, boissons et jouets. Il a été estimé, dans des études à grande échelle qu’en moyenne un enfantproduit 10 mots à 13 mois, 50 mots à 17 mois, plus de 300 mots à 24 mois. La croissance du vocabulaire seraitcritique entre 16 et 20 mois, période de l’explosion lexicale des 50 mots qui s’étendrait sur une période de 4 à5 mois.

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Une telle démarche d’évaluation a comme objectif de décrire précisémentle développement de l'acquisition du langage oral des jeunes enfants dans sacomposante dynamique, c'est-à-dire son rythme, sa régularité, ses variationsindividuelles et de prendre en compte l’organisation linguistique liée au systèmede traitement de la parole et du langage particulièrement dans sa composantelexicale et morphosyntaxique.

Matériel

Le matériel est standardisé. Il s’agit de la maison de famille « FisherPrice », constitué de 4 pièces, 5 personnages évoquant des figurines familiales(2 adultes, 2 enfants, un bébé), un chien, 11 éléments appartenant au mobilier (2tables, 4 chaises, 2 fauteuils, et 3 lits), et plusieurs éléments figuratifs/miniatures(un escalier avec porte mobile, un garage avec porte coulissante, une sonnette àla porte d’entrée, un cheval à bascule, une poussette, deux voitures) qui sont lesmêmes pour chaque enfant. Ainsi, le vocabulaire utilisé par les enfants sera rela-tivement uniforme.

Le contexte de la maison « Fisher Price » se veut un support familier,grâce à une palette d’objets et d’espaces facilement identifiables, pour recueilliret analyser du langage spontané, dans une situation naturelle. En effet, pour éva-luer la production du langage du jeune enfant, le meilleur moyen reste encore dele laisser parler. Ainsi, la situation de jeu, familière aux jeunes enfants, favorisela détente, et semble donc être un cadre d'observation des plus appropriés pourlaisser s'exprimer la spontanéité de l'enfant. Il peut s’exprimer sans contrainte,commenter ses actes, raconter des événements vécus ou imaginaires, initiertoutes sortes d'actions et de sentiments attribuées à des personnages enséquences isolées comme en scénarios complexes (scène du repas, du réveil, ducoucher, de la promenade).

Procédure d’évaluation et recueil des données

La séance du jeu, d’une durée de 20 à 30 minutes, est enregistrée sousforme d’un format vidéo ou audio, ce qui permet d'obtenir les quelques 50 énon-cés généralement nécessaires pour toute analyse statistique fiable (Rondal et coll,1985, 1997, 1999). Ainsi, pour certains enfants inhibés, pour lesquels le nombrede productions recueillies lors de la première évaluation est trop faible, uneseconde séance s’avère nécessaire. Celle-ci, en mettant l’enfant dans une situationdéjà vécue, permet souvent d’obtenir plus de productions. Le recueil a lieu dans lemilieu éducatif de l'enfant c'est-à-dire à domicile, dans sa crèche ou son école.

Les sessions se déroulent de façon identique d’une séance à l’autre : l’en-fant est assis devant une table à sa hauteur où sont disposés la maison ouverte et

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les jouets, il peut jouer librement avec le matériel proposé. L’adulte assis à sescôtés, doit se comporter comme un partenaire de jeu bienveillant. Il répond auxrequêtes verbales et non verbales de l’enfant, l’accompagne dans son jeu par desinteractions verbales ou gestuelles, le laisse parler autant que possible sansintrusion et l’incite à parler, s’il reste silencieux, sans lui poser de questionsmais en l’encourageant par l’utilisation au plus près du contexte de jeu.

Constitution des corpus, transcription des données et procédures d’analyseL’enregistrement vidéo de la scène de jeu est nécessaire pour pouvoir pré-

cisément observer les comportements et noter les productions verbales de l’en-fant. En effet, pour réaliser une transcription de qualité des énoncés, il faut pou-voir visionner et réécouter l’enregistrement car une transcription en temps réelest quasiment impossible, sauf pour les enfants parlant très peu. Lorsque lesenfants sont peu audibles ou peu compréhensibles, la vidéo se révèle être unsupport important pour réaliser un décodage correct.

La saisie et le traitement des productions linguistiques des enfants sonteffectués par ordinateur. La transcription de l'enregistrement sur bandes vidéo,respecte les particularités phonologiques du discours de l’enfant par l’utilisationde l’A.P.I. (Alphabet Phonétique International) dans le cas de productions trèsdéformées.

Le discours des enfants a été segmenté en énoncés selon certains critèrespermettant le traitement automatisé des transcriptions et l’analyse des corpuspar divers codeurs conformément au format CHAT (Codes for Human Analysisof Transcripts) qui est l'outil standard du système CHILDES (Child LanguageData Exchange System) (Mc Whinney, 2000) ou « Système d'Échange de Don-nées sur le Langage de l'Enfant ». Ce système établit des règles de transcriptiondes données afin que celles-ci soient accessibles à tous les chercheurs, lin-guistes, intervenants, travaillant sur le langage enfantin.

Lorsque les mots sont trop déformés, il est nécessaire de réaliser unetranscription phonétique. Cependant, pour pouvoir effectuer une analyse statis-tique du développement lexical et/ou syntaxique de l’enfant, nous avons dûcompléter la transcription phonétique, qui ne permet pas de comprendre ce quel’enfant a voulu dire, par une indication graphémique correspondant au motattendu, et appelée forme « redressée ». Lorsque les productions de l’enfantsont de bonne qualité, on réalise directement une transcription graphémiquesans intermédiaire phonologique, en redressant de façon rigoureuse certainsmots de l’enfant, si besoin est, tout en étant prudent à ne pas « améliorer » lelangage de l’enfant lors de la transcription.

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Le logiciel ClanPour effectuer les analyses des productions orales recueillies, nous avons

utilisé les outils du CHILDES (http://childes.psy.cmu.edu/). Ces outils permet-tent de manipuler et d'étiqueter le langage oral : il donne entre autres la possibi-lité de faire des alignements audio et vidéo avec les transcriptions (conformesaux conventions de transcription CHAT). Il est ainsi possible de réaliser desrelevés exhaustifs de tous les types de mots de la langue cible en utilisant lecode du CHILDES (Child Language Data Exchange System = Systèmed’Echanges des Données du Langage chez l’Enfant) qui ont révolutionné depuis1981 les opérations de transcription, de codage, de stockage, d’analyse automa-tique, et de transfert et partage des données (McWhinney, 2000 ; Parisse et LeNormand, 2000b).

Indices de productivité, de diversité lexicale et de maturité syntaxique A titre d’illustration, nous rapportons ici dans le tableau 1 quelques résul-

tats de notre base de données incluant des indices de productivité, de diversitélexicale et de maturité syntaxique en moyenne et en écart-type. Ces indices sontutilisables par le clinicien pour repérer précocement un retard de langage.

Le logiciel peut ainsi calculer :• le nombre total d'énoncés• le nombre total de mots (nombre d’occurrences)• le nombre de mots différents dans les différentes catégories syntaxiques

(mot-type, indice de diversité lexicale ou de richesse du vocabulaire)• la LME (Longueur Moyenne des Énoncés, indice de maturité syntaxiquequi se calcule en divisant le nombre total de mots sur le nombre d’énoncés)

Tableau 1 : Moyenne et écart-type des indices de productivité, de diversité lexi-cale et de maturité syntaxique en fonction de l’âge

On constate que pour une durée de 20 minutes, les performances moyennesen productivité, en diversité lexicale et en maturité syntaxique des enfants évo-

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luent de manière très significative entre 24 et 33 mois et qu’elles se stabilisentaprès surtout à partir de 36 mois. Plus précisément, la production d’énoncés et desverbes se stabilise à partir de 33 mois. Les mots grammaticaux composés desdéterminants, des prépositions et des pronoms se stabilisent à partir de 36 mois.La production d’occurrences et les mots types se stabilisent à partir de 39 mois.La base de données lexicales comprend 108,675 mots recueillis avec le contextede la maison Fisher Price. Le détail de l’analyse de ces résultats est rapporté dansParisse et Le Normand, 2006 et Le Normand et coll, 2007.

Comment l’enfant maîtrise-t-il les contraintes sémantiques et syntaxiques quiprésident à l’organisation séquentielle des énoncés ?

Pour répondre à cette question de l’assemblage des mots, nous postulonscomme beaucoup d’autres auteurs deux mécanismes d’apprentissage : (1) unmécanisme analytique qui permettrait aux enfants de décomposer la paroleentendue (l’input) en unités pertinentes pour construire des représentations adé-quates, (2) un mécanisme holistique qui permettrait à l’enfant de se souvenir etde reproduire de larges segments de type mots ou phrases bien avant que ceux-ci ne soient analysés.

A partir de 20 mois, qui correspond au stade moyen des 50 mots, lesassemblages de mots se mettent en place très rapidement. La question ici estcelle des relations formes - fonctions et particulièrement celle de l’organisationdes mots selon leur fonction. L’agencement des premiers mots ne semble doncpas être laissé au hasard. Très vite l’enfant repère un petit nombre de formesverbales dans le langage de l’adulte et les utilise dans ses propres productions.

Le tableau 2 indique la fréquence très élevée de l’omission des catégoriessyntaxiques dans le système nominal (déterminants, prépositions, adjectifs pos-sessifs ou démonstratifs) et dans le système verbal (pronoms sujet) chez lessujets de 24 à 30 mois.

Tableau 2 Pourcentage d’enfants qui omettent les catégories syntaxiquesdans le système verbal en fonction de l’âge

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Quelle est la nature de ces omissions ?Radford (1990) avance l’hypothèse qu’au début, la grammaire de l’enfant

est limitée aux catégories lexicales, le système grammatical/fonctionnel étantsoumis à une maturation plus tardive. Wexler (1994) montre aussi qu’il existeun stade dans le développement linguistique du jeune enfant, au cours duquelcelui-ci n’utilise pas forcément les marques de temps dans des phrases princi-pales bien qu’il connaisse les propriétés de la flexion des verbes. Il rapporteégalement que dans d’autres langues, en français (Pierce, 1992) et en allemand(Poeppel et Wexler, 1993), mais aussi en danois, en norvégien, en suédoisnotamment, le jeune enfant de 2 ans utilise parfois les formes infinitives desverbes alors que des formes fléchies sont attendues. En outre, dans ces contextesgrammaticaux et pour une même phrase, des infinitifs peuvent être, selon lui,présents ou absents, donc optionnels.

Ces infinitifs ont été nommés infinitifs racines (root infinitives) par Rizzi(1994) et infinitifs facultatifs (optional infinitives) par Wexler (1994). Cettepériode d’acquisition caractérisée par la possibilité de produire des énoncésdéclaratifs à l’infinitif se retrouve aussi dans un grand nombre de languescomme l’anglais, l’allemand, le néerlandais, le suédois, le danois et le norvé-gien. Le phénomène est apparemment quasi inexistant dans les langues permet-tant l’omission libre du sujet, comme l’italien, l’espagnol et le catalan (Guasti,1994 ; Sano et Hyams, 1994) ou le japonais (Sano, 1996). Chez les enfantsfrancophones, il est difficile de repérer clairement cette période de l’infinitifracine et facultatif à cause de l’homophonie « é »/« er » que l’on retrouvedans ces verbes du premier groupe qui sont très fréquemment utilisés par l’en-fant francophone au début de la construction de la formation du verbe.

Statut morphologique de l’article La chronologie approximative de l’acquisition de l’article dans le système

du nom chez l’enfant se réalise en moyenne dans le sens de la maîtrise de l’accord(masculin et féminin) et du nombre (singulier et pluriel) sur les articles indéfinisvers 3 ans avant de porter sur celui des articles définis vers 3 ans et demi.

Peu d’études ont analysé systématiquement le « statut » morphologiquedes articles définis dans le langage enfantin. Celles qui existent soulignent qu’audébut, l’unité [déterminant+nom] semble difficilement décomposable. Seloncertains auteurs, l’article a le statut d’« un préfixe », pour d’autres, il s’agitd’une partie non segmentée de la représentation phonologique du nom dépour-vue de statut morphologique indépendant. C’est seulement dans un deuxièmetemps que les articles sont (ré)analysés en tant que morphèmes indépendants.Clark (1998) affirme que les enfants francophones ont tendance jusqu’à l’âge de

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six ans à sur employer l’article défini, comme si les référents de l’unité [Déter-minant+nom] étaient connus des auditeurs alors qu’ils ne le sont pas. La relationentre la connaissance mutuelle et l’emploi des articles n’est pas facile à maîtri-ser. Une perspective similaire est défendue par Karmiloff-Smith (1979) pour quil’article défini est d’abord utilisé dans une fonction déictique, c’est-à-dire ensituation « hic and nunc ». C’est dans un deuxième temps que l’enfant prenden considération la situation extralinguistique.

Du point de vue des phonologues, l’article est considéré comme un élé-ment inaccentué qui dépend de l’élément lexical qui suit (l’adjectif/le nom).L’article n’a pas d’accent individuel. En français, cette dépendance de l’articleest explicite, dans le contexte d’un mot lexical qui commence par une voyelleou un « h » dit « muet ». Le français connaît un allomorphe élidé de l’articledéfini dans ce contexte :

• « l’avion » peut devenir « le navion »• « l’éléphant » peut devenir « le néléphant ».

Lorsque l’article défini masculin est sélectionné par les prépositions « à »,ou « de », deux autres allomorphes apparaissent comme le résultat de lacontraction de l’article défini et la préposition. Étant donné que seuls les élé-ments ayant le statut de têtes syntaxiques peuvent s’amalgamer, il est attenduque cette opération ne s’étende pas aux démonstratifs qui sont des catégoriesmaximales :

• « à » + « le » devient « au » ; • « de » + « le » devient « du ».

La capacité qu’a l’article défini de s’élider et de se contracter avec lesprépositions (« à » et « de ») relève d’une propriété plus générale d’élémentsnommés « clitiques ».

Statut morphologique du pronomLa chronologie approximative généralement admise dans la plupart des

études sur les pronoms est la suivante : « moi » au cours des premiers mots àpartir de 18 mois, « je », « tu » « il », « elle »… à partir de 30 mois (Jaku-bowicz et Faussart, 1998 ). Entre 3 ans et 3 ans et demi, apparaissent lesacquisitions des pronoms objets comme « le » et « la » et des pronoms réflé-chis comme « se ».

D’autres études ont montré que la restructuration prosodique (commel’élision, l’amalgame, et le phénomène de liaison) sont des processus transi-toires fréquents entre 2 et 4 ans qui apparaissent fréquemment dans les pro-noms peu accentués (Wauquier-Graveline, 2004).

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La tableau 3 indique le pourcentage d’enfants qui construisent correcte-ment les catégories syntaxiques dans le système verbal

Tableau 3. Pourcentage d’enfants qui construisent correctement les catégoriessyntaxiques dans le système verbal en fonction de l’âge

Ce qui est à souligner ici, c’est le processus très rapide de grammaticali-sation mis en œuvre par l’enfant pour apprendre à utiliser de manière appropriéeles catégories du système verbal (auxiliaires, verbes modaux) avec les pronomssujets et pronominaux qui sont utilisés par plus la moitié des enfants entre 30 et36 mois dans nos corpus. Ceci n’est pas le cas pour les pronoms personnelsobjets qui sont d’apparition beaucoup plus tardive.

♦ Méthode d’évaluation sémantique du récit utilisant un livred’images sans texte (Récit de la grenouille, Mayer, 1969) chez l’en-fant de 4 à 6 ans

Les recherches à propos du récit oral chez l’enfant ont conduit les auteursà distinguer différents niveaux d’analyse non verbale. Tout récit met en scène unou plusieurs personnage(s) qui doive(nt) être introduit(s) dans la narration puisré-évoqué(s) au fur et à mesure des épisodes narratifs. Nous avons retenu l’acti-vité sémantique non verbale du récit qui a trait à la représentation de cinq épi-sodes narratifs selon une grille de codage que nous avons mis au point (voireannexe, pour la cotation et la description du récit de la grenouille).

Soixante enfants appartenant à la base de données de Sophie Kern (1997)ont participé à cette grille de cotation sémantique. Pour chaque variable, uneanalyse de variance à un facteur a été réalisée. Un groupe de 20 enfants a étéréparti en trois classes d’âge (4 ans, 5 ans et 6 ans). L’effet de groupe s’estrévélé significatif pour l’ensemble des variables examinées sauf pour l’épisode I(3 images, 9 points).

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L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

Tableau 4 : Résultats pour l’ensemble du récit

Introduction

Matériel : 4 images

Cotation sur 19 points

01. il fait nuit/c’est le soir (1 point)02. le garçon/l’enfant, (1 point)03. la grenouille (1 point) 04. et le chien (1 point)05. regardent la grenouille (1 point) 06. dans la chambre (1 point) 07. la grenouille est dans le pot (1 point)08. c’est un bocal (1 point)09. la grenouille s’enfuit dans la nuit (1 point)

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10. le garçon dort (1 point) 11. le lendemain matin (1 point)12. le garçon se réveille (1 point)13. il s’aperçoit que la grenouille a disparu (1 point).14. le bocal est vide (1 point)15. il est triste (1 point)16. il cherche partout la grenouille (1 point), 17. dans les bottes, dans les vêtements (1 point)18. le garçon s’habille (1 point)19. le chien met sa tête dans le bocal (1 point)

Résultats

L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

Tableau 5 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Introduction »

Épisode I

Matériel : 3 images

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Cotation sur 8 points

20. le garçon appelle la grenouille (1 point) 21. de la fenêtre (1 point) 22. le chien tombe de la fenêtre (1 point) 23. le bocal est cassé (1 point) 24. le garçon sort de la maison (1 point)25. le chien fait un câlin au garçon (1 point) 26. le chien lèche le garçon (1 point) 27. le garçon est en colère/n’est pas content (1 point)

Résultats

L’effet du groupe n’est pas significatif (p>.05) 4ans<5ans<6ans

Tableau 6 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode I »

Épisode II

Matériel : 3 images

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Cotation sur 11 points

28. le garçon et le chien vont dans la forêt (1 point)29. pour chercher la grenouille (1 point)30. le garçon appelle la grenouille (1 point) 31. dans le trou (1 point) 32. le chien saute (1 point)33. les abeilles (1 point)34. la ruche (1 point)35. le chien est sur l’arbre (1 point)36. un petit animal sort du trou (1 point) 37. c’est une taupe (1 point)38. la taupe mord le nez du garçon (1 point)

Résultats

L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

Tableau 7 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode II »

Épisode III

Matériel : 3 images

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Cotation sur 11 points

39. le garçon grimpe à l’arbre (1 point)40. le garçon regarde dans le trou de l’arbre (1 point)41. le garçon appelle encore la grenouille (1 point)42. le chien a fait tomber l’essaim des abeilles (1 point) 43. les abeilles sortent de la ruche (1 point) 44. les abeilles attaquent le chien (1 point)45. les abeilles sont en colère (1 point) 46. le chien s’enfuit (1 point)47. le hibou sort de l’arbre (1 point)48. le garçon tombe par terre (1 point)49. le hibou fait peur au chien (1 point)

Résultats

L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

Tableau 8 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode III »

Épisode IV

Matériel : 5 images

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Cotation sur 17 points

50. le garçon monte (1 point)51. sur le rocher (1 point)52. le garçon appelle la grenouille (1 point)53. le garçon s’accroche à des branches de bois (1 point)54. le garçon ne réalise pas que c’est un cerf (1 point)55. le cerf est en colère (1 point)56. le cerf attrape le garçon (1 point)57. le cerf court (1 point)58. le cerf emmène le garçon (1 point)59. sur la falaise (1 point)60. le chien court aussi (1 point)61. le cerf s’arrête soudainement (1 point)62. le cerf fait tomber le garçon (1 point) 63. le chien tombe aussi (1 point)64. dans le lac/l’eau (1 point)65. le chien est sur les épaules du garçon (1 point) 66. le chien tombe dans l’eau (1 point)

L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

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Tableau 9 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode IV »

Épisode V

Matériel : 5 images

Cotation sur 12 points

L’effet de groupe est significatif (p<.05*) 4ans<5ans<6ans

Tableau 10 : Résultats pour le récit sur la série d’images « Épisode V »

♦ Conclusion

En privilégiant d’observer l’évolution de la production de la parole et dulangage oral dans un contexte de jeu chez l’enfant de 24 à 48 mois et dans uneactivité sémantique non verbale de récit sans texte (histoire de la grenouille,« Frog where are you », Mayer, 1969) chez l’enfant de 4 à 6 ans, on a pu différen-cier les régularités et les variations et préciser la chronologie des acquisitions enfonction de l’âge : leur émergence, leur stabilité, et le moment où elle s’achève.

L’ensemble de ces données sur l’évaluation de la parole et du langagechez l’enfant à l’âge préscolaire peut contribuer à l’élaboration d’un outil dia-

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gnostique prenant en compte les capacités sémantiques du langage et permettreaux professionnels de la santé et de l’éducation précoce de mettre en évidenceclairement les dissociations qui peuvent exister chez certains enfants entre ledomaine cognitif verbal et non verbal.

L’évaluation précoce de la production du lexique, de la morphologiegrammaticale et de la représentation sémantique des récits devrait permettre auclinicien de repérer les retards et les asynchronies de développement du lan-gage.

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