EUTONIE - CERIMES

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E U T O N I E PLACE ET RÔLE EN EPS? PAR B. PARIS QUELLE EST SA PLACE, SON RÔLE ET LES DIFFÉRENTES CONCEPTIONS DE TOUS CEUX QUI OEUVRENT POUR PROMOUVOIR ET DÉVELOPPER L'EUTONIE ? TEL EST L'OBJET DE CET ARTICLE QUI SE PRÉSENTE SOUS FORME DE QUESTIONNAIRE ET REND COMPTE AVEC DES COMMENTAIRES DE 1'AUTEUR, DES RÉPONSES POUR DRESSER UN INVENTAIRE AUSSI PRÉCIS QUE POSSIBLE DE L'EUTONIE ET DE SES RAPPORTS AVEC L'EPS. Quelle est votre définition de l'eutonie et diriez-vous qu'elle fait partie d'un ensemble de pra- tiques appelées « gymnastiques douces » ? Créé par Gerda Alexander en 1957. ee mot est un concept exprimant l'idée de tonus harmo- nieux, équilibré, juste, dans les différentes situations de la vie quotidienne (encadré 1 ). Le tonus est une fonction neuro-physiolo- gique exprimant l'unité de la per- sonne c'est-à-dire les relations étroites et inextricables entre les différentes composantes méca- niques, affectives et cognitives de toute conduite. Marie-Claire Guinand, donne la définition sui- vante : l 'eutonie est une méthode d'exploration sensorielle et sen- sori-motrice du corps au repos, en mouvement et en relation avec son environnement. Son but est la différenciation progressive de la conscience corporelle et son inté- gration dans la structure de la personnalité. Nous sommes aux antipodes de la conception du Conseil pédagogique et scienti- fique de la FSGT d'obédience marxiste qui, au début des années 1970. proposait une classification des APS dans laquelle l'eutonie était considérée comme égale au degré zéro de la communication. Les points de vue diffèrent sur l'intégration de l'eutonie dans un ensemble appelé « gvmnastiques douces ». Différences dues au fait que l'eutonie n'est pas constituée d'exercices du corps exécutés selon un modèle et de façon répé- titive. Pendant une séance chacun est en relation singulière, ici et maintenant, avec lui-même et son environnement. En revanche, il y a accord, semble-t-il. pour consi- dérer que la douceur est une des caractéristiques essentielles de l'eutonie puisqu'elle exclut tout ce qui peut être violence faite au pratiquant. La lecture des publications de l'Institut donne à penser qu'il est traversé par plusieurs cou- rants de pensée sur la formation, la pédagogie et les objectifs. Si cette lecture est juste, quels sont les courants, leurs caractéris- tiques et la base a minima sur laquelle il y a un accord ? Gerda Alexander est toujours la référence tant sur le plan théo- rique que pratique. Dans son ouvrage Le corps retrouvé par l'eutonie de 1976 (1), elle avance des raisons et des explications empruntant à différents champs scientifiques, notamment celui de- là neuro-physiologie. Son souci de rationaliser les fondements et les objectifs est patent. Mais les emprunts faits à des sciences d'appui suffisent-ils à lui donner un caractère scientifique ? Nous sommes là en présence d'une problématique qui n'apparaît pas prioritaire aux responsables de l'Institut rencontrés. L'esprit de finesse prédomine sur celui de géométrie. Ce qui laisse en sus- pens la question de la preuve objectivable du bien-fondé des principes gouvernant l'eutonie. Une théorie est scientifique si elle est refutable avec des arguments rationnels, eux-mêmes objet d'une théorisation. Ainsi progresse la science, par un jeu de construction-déconstruc- tion permanent. Le mot corps est surabondamment utilisé par Gerda Alexander et ses succes- seurs. C'est un étonnement si ce n'est un paradoxe car le concept de corps est plutôt réducteur pour parler d'une pratique mobilisant 1. Gerda Alexander Elle est née en Allemagne en 1908. En 1929. elle s'installe au Danemark où elle restera jusqu'à la fin de sa vie pro- fessionnelle. À Copenhague elle enseigne la rythmique aux futures maî- tresses d'écoles maternelles et sous la direction du major Thulin, un des suc- cesseurs éminents de Per Henrik Ling. elle travaille dans un institut de gym- nastique suédoise. Sa formation de rythmicienne, sa personnalité et un contexte scientifique et culturel favo- rable à une évolution de la gymnas- tique suédoise vers davantage de sou- plesse, de relâchement et de rythme dans les exercices seront les bases de sa réflexion la conduisant progressive- ment à élaborer l'eutonie. Pendant la période d'entre-deux guerres de nouveaux courants gym- niques se développent sous l'influence marquée de femmes (Elli Bjorksten), de musiciens (Jaques Dalcroze), de mouvements sociaux en faveur de la gymnastique (comme la gymnastique volontaire en Suède). Gerda Alexander joue un rôle actif dans cette mouvance d'idées et de pra- tiques corporelles. Les CEMEA (Centre d'entraînement aux méthodes d'éducation active) lui confient la direc- tion d'un premier stage en 1961 et quelques années plus tard, l'ENSEP de Chatenay-Malabry lui permettra de travailler avec des enseignants d'EPS. Gerda Alexander est décédée en 1993. En 1997 quelques élèves ont fondé l'Institut d'eutonie. EPS N" 289 - MAI-JUIN 2001 35 Revue EP.S n°289 Mai-Juin 2001 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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E U T O N I E

PLACE ET RÔLE EN EPS? PAR B. PARIS

QUELLE EST SA PLACE, SON

RÔLE ET LES DIFFÉRENTES

CONCEPTIONS DE TOUS

CEUX QUI ŒUVRENT POUR

PROMOUVOIR ET DÉVELOPPER

L'EUTONIE ? TEL EST L'OBJET DE

CET ARTICLE QUI SE PRÉSENTE

SOUS FORME DE QUESTIONNAIRE

ET REND COMPTE AVEC DES

COMMENTAIRES DE 1'AUTEUR,

DES RÉPONSES POUR DRESSER UN

INVENTAIRE AUSSI PRÉCIS QUE

POSSIBLE DE L'EUTONIE ET DE

SES RAPPORTS AVEC L'EPS.

Quelle est votre définition de l'eutonie et diriez-vous qu'elle fait partie d'un ensemble de pra­tiques appelées « gymnastiques douces » ?

Créé par Gerda Alexander en 1957. ee mot est un concept exprimant l'idée de tonus harmo­nieux, équilibré, juste, dans les différentes situations de la vie quotidienne (encadré 1 ). Le tonus est une fonction neuro-physiolo­gique exprimant l'unité de la per­sonne c'est-à-dire les relations

étroites et inextricables entre les différentes composantes méca­niques, affectives et cognitives de toute conduite. Marie-Claire Guinand, donne la définition sui­vante : l 'eutonie est une méthode d'exploration sensorielle et sen-sori-motrice du corps au repos, en mouvement et en relation avec son environnement. Son but est la différenciation progressive de la conscience corporelle et son inté­gration dans la structure de la personnalité. Nous sommes aux antipodes de la conception du

Conseil pédagogique et scienti­fique de la FSGT d'obédience marxiste qui, au début des années 1970. proposait une classification des APS dans laquelle l'eutonie était considérée comme égale au degré zéro de la communication. Les points de vue diffèrent sur l'intégration de l'eutonie dans un ensemble appelé « gvmnastiques douces ». Différences dues au fait que l'eutonie n'est pas constituée d'exercices du corps exécutés selon un modèle et de façon répé­titive. Pendant une séance chacun est en relation singulière, ici et maintenant, avec lui-même et son environnement. En revanche, il y a accord, semble-t-il. pour consi­dérer que la douceur est une des caractéristiques essentielles de l'eutonie puisqu'elle exclut tout ce qui peut être violence faite au pratiquant.

La lecture des publications de l'Institut donne à penser qu'il est traversé par plusieurs cou­rants de pensée sur la formation, la pédagogie et les objectifs. Si cette lecture est juste, quels sont les courants, leurs caractéris­tiques et la base a minima sur laquelle il y a un accord ?

Gerda Alexander est toujours la

référence tant sur le plan théo­rique que pratique. Dans son ouvrage Le corps retrouvé par l'eutonie de 1976 (1), elle avance des raisons et des explications empruntant à différents champs scientifiques, notamment celui de­là neuro-physiologie. Son souci de rationaliser les fondements et les objectifs est patent. Mais les emprunts faits à des sciences d'appui suffisent-ils à lui donner un caractère scientifique ? Nous sommes là en présence d'une problématique qui n'apparaît pas prioritaire aux responsables de l'Institut rencontrés. L'esprit de finesse prédomine sur celui de géométrie. Ce qui laisse en sus­pens la question de la preuve objectivable du bien-fondé des principes gouvernant l'eutonie. Une théorie est scientifique si elle est refutable avec des arguments rationnels, eux-mêmes objet d'une théorisation. Ainsi progresse la science, par un jeu de construction-déconstruc-tion permanent. Le mot corps est surabondamment utilisé par Gerda Alexander et ses succes­seurs. C'est un étonnement si ce n'est un paradoxe car le concept de corps est plutôt réducteur pour parler d'une pratique mobilisant

1 . G e r d a A l e x a n d e r

Elle est née en Allemagne en 1908. En 1929. elle s'installe au Danemark où elle restera jusqu'à la fin de sa vie pro­fessionnelle. À Copenhague elle enseigne la rythmique aux futures maî­tresses d'écoles maternelles et sous la direction du major Thulin, un des suc­cesseurs éminents de Per Henrik Ling. elle travaille dans un institut de gym­nastique suédoise. Sa formation de rythmicienne, sa personnalité et un contexte scientifique et culturel favo­rable à une évolution de la gymnas­tique suédoise vers davantage de sou­plesse, de relâchement et de rythme dans les exercices seront les bases de sa réflexion la conduisant progressive­ment à élaborer l'eutonie.

Pendant la période d'entre-deux guerres de nouveaux courants gym­niques se développent sous l'influence marquée de femmes (Elli Bjorksten), de musiciens (Jaques Dalcroze), de mouvements sociaux en faveur de la gymnastique (comme la gymnastique volontaire en Suède). Gerda Alexander joue un rôle actif dans cette mouvance d'idées et de pra-tiques corporelles. Les CEMEA (Centre d'entraînement aux méthodes d'éducation active) lui confient la direc­tion d'un premier stage en 1961 et quelques années plus tard, l'ENSEP de Chatenay-Malabry lui permettra de travailler avec des enseignants d'EPS. Gerda Alexander est décédée en 1993. En 1997 quelques élèves ont fondé l'Institut d'eutonie.

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la personne dans son unité et sa globalité. Le concept de conduite (qui n'appartient pas au vocabu­laire des eutonistes). plus large et mieux finalisé, conviendrai! mieux en la matière. Le manque d'unité conceptuelle théorique permet pour certains de distinguer plusieurs courants référants : cli­nique, psychanalyse, philoso­phie, spiritualité, etc.. comme autant de cadres conceptuels dans lesquels l'eutonie peut trouver place. En revanche, il y a accord sur quelques principes pédago­giques : non-directivité, neutra­lité bienveillante, qualité de la présence et de l'écoute, respect inconditionnel des pratiquants.

Les sujets de mémoire des for­mateurs et les titres des publica­tions de l'Institut d'eutonie font souvent une relation étroite entre l'eutonie et la thérapie. S'agit-il d'un hasard dû au choix des sujets ou d'une cer­taine coïncidence avec les objec­tifs de l'Institut ?

Gerda Alexander était de santé fragile. C'est sans doute la raison pour laquelle elle a. en créant l'eutonie. cherché puis organisé à partir d'elle-même une pratique corporelle qu'elle appellera l'eu­tonie. Le point de départ est donc personnel et à visée thérapeu­tique. Elle doit renoncer à une carrière de danseuse, trop éprou­vante, tout en voulant persister dans une pratique physique n'hy­pothéquant pas sa santé. A partir de son cas personnel elle a mani­festé un intérêt marqué pour les difficultés à charge corporelle d'autres personnes (1). Ces diffi­cultés peuvent être de nature diffé­rente mais elles posent une ques­tion qui vaut, dans tous les cas de figure. Avons-nous affaire à des malades identifiés comme tels par la médecine ou ne s'agit-il. au moins pour la plupart d'entre eux. que d'hyponcondriaques en quête de mieux-être ? Il s'agit avant tout de prendre soin de soi. ce qui e\ .1 eue toutes les connotations médi­cales et thérapeutiques véhiculées par les termes de patient et de malade. Le pratiquant est un élève, ce qui donne à penser que nous sommes plutôt sur le terrain péda­gogique sans éliminer totalement l'idée de soigner.

Mais qu'est-ce qu'un soin ? Soi­gner quoi en cas de besoin ? Où sont les limites entre pédagogie et thérapie, bien-être et mal-être ? Gerda Alexander a souhaité que l'eutonie soit reconnue par le corps médical. Aujourd'hui ce

n'est toujours pas le cas. En revanche, hors du champ médical traditionnel il n'est pas impos­sible de penser que l'eutonie puisse procurer des bienfaits thé­rapeutiques. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles bon nombre de mémoires réalisés par les professeurs d'eutonie étudient les difficultés personnelles de type existentiel chez une partie des élèves.

Quel est votre regard d'eutoniste sur iEPS, le sport et la compéti­tion sportive ? Dans ces diffé­rents champs de pratiques motrices l'eutonie peut-elle trouver beaucoup plus qu 'une « place d'estime » ? A première vue on pourrait pen­ser que l'eutonie est totalement

étrangère à l'enseignement de l'EPS et à toute forme de pratique sportive. La réalité théorique et pratique est moins tranchée. En effet, dans le déploiement de la conduite motrice, quelle que soit celle-ci, il y a toujours une rela­tion consubstantielle entre les dif­férentes composantes de la per­sonnalité. Le sauteur à la perche, le joueur de football, le tireur à l'arc, notamment lorsqu'ils sont de haut niveau, ont une conscience approfondie de leur réalité corporelle pour Marie-Claire Guinand. Le langage des sportifs fait souvent appel au mot sensation. Avoir des sensations justes signifie être efficace tech­niquement et physiquement. A contrario, les coureurs cyclistes lorsqu'ils ne sont pas au mieux de leur condition physique disent volontiers « ne pas avoir de bonnes jambes », c'est-à-dire qu'ils ont la sensation d'avoir les jambes lourdes. L'eutonie peut jouer un rôle intéressant chez les sportifs en leur permettant d'enri­

chir le clavier tonique sur lequel ils jouent. C'est sans doute là sa spécificité (2). En revanche, la philosophie, pour ne pas dire l'idéologie, qui sous-tend le courant eutoniste porteur de la pensée de Gerda Alexander rejette la compétition sportive car elle est source de « malmenage » corporel et facteur de discrimina­tion entre les pratiquants. L'euto­nie peut trouver une place pen­dant les cours obligatoires d'EPS. Quelques expériences menées dans l'académie de Besançon démontrent l'intérêt éducatif de situations pédagogiques avant pour objet le corps sensible dans des APS (saut en hauteur, gym­nastique, courses, etc.). La découverte sensible du dos et de l'espace arrière, les repoussés, le

contact, les positions de contrôle qui sont les champs d'investiga­tion classique de l'eutonie sont des outils pédagogiques au ser­vice d'une meilleure connais­sance de soi. Les professeurs d'EPS impliqués dans ces démarches focalisant l'attention des élèves sur une sensibilité élective disent tout l'intérêt de ce travail dans le domaine des apprentissages moteurs et le plai­sir éprouvé par les élèves, notam­ment chez ceux pour qui l'EPS est trop souvent source de diffi­cultés physiques et psycholo­giques.

Raymond Murcia dit et écrit que l'eutonie peut jeter un pont entre l'Occident et l'Orient. Quel est votre point de vue sur cette vision inter-culturelle ?

Selon René Bertrand : on peut présenter l'eutonie comme métisse et originale. Le concept de culture orientale est vaste et complexe car il est lui-même

multi-culturel. Globalement on peut dire qu'il recouvre un cer­tain nombre de valeurs en rapport avec l'énergie, l'unité et l'harmo­nie entre le corps et l'esprit, l'in­dividu et le cosmos, une forme de sagesse. Les arts martiaux sont dans le domaine des pratiques corporelles ce qui a fait connaître une autre façon de concevoir et de pratiquer des « sports de combat » plus empreints de ces valeurs que de celles qui caracté­risent les sports fondés sur la recherche de la domination de l 'autre. L'eutonie prend en compte dans sa mise en œuvre pédagogique une rationalité scientifique (les données neuro­physiologiques, etc.) et les moda­lités relationnelles singulières du sujet avec lui-même et son envi­ronnement. Il en résulte une har­monie et un équilibre de même nature, semble-t-il. que dans les disciplines orientales évoquées ci-dessus. Au-delà du judo origi­nel et non de celui que l'Occident a transformé en sport institution­nalisé ou du yoga et de l'aïkido, c'est toute une v ision politique de la société qu'il faut décoder.

Gerda Alexander, proposait quelques épreuves censées éva­luer les effets de la pratique de l'eutonie. Parmi celles-ci, rete­nons : l'être humain en pâte à modeler, le dessin, les postures de contrôle (encadré 2). la parole notamment. Qu 'en est-il aujourd'hui de l'évaluation en général et de ces épreuves en particulier ?

Évaluer c'est déterminer une valeur qui est quantifiable ou si elle ne peut l'être, elle relève alors du domaine qualitatif (enca­dré 3). Aujourd'hui la situation est variable selon les régions et les formateurs. La tendance est assez forte en faveur d'un aban­don plus ou moins marqué des procédures classiques d'évalua-

2. L e s p o s i t i o n s d e c o n t r ô l e

Elles nous permettent de voir si nos muscles ont l'élasticité et la longueur normales qui sont les conditions pri­mordiales du mouvement optimal des articulations, ainsi que de la tenue et du mouvement fonctionnels. Ainsi définis par Gerda Alexander comme tests de tension, ils permettent de prendre conscience des tensions au niveau des différentes parties du corps. Selon nous, ils sont aussi de bons indicateurs de la souplesse et de l'évolution de celle-ci au fil du temps de la pratique.

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tion sauf pour ce qui concerne l'expression verbale du prati­quant. La parole, quand elle advient, reste essentielle malgré les difficultés pour trouver les mots permettant de parler des sensations. Une écoute et un entendement psychanalytiques sont, semble-t-il, le sésame indis­pensable pour décoder et com­prendre le discours de la per­sonne qui parle. Comparaison n'est pas raison, certes, mais nous pouvons, mal­gré tout, faire un rapprochement entre les tins des séances d'EPS et celles d'eutonie. Les élèves regroupés autour du professeur sont invités à s'exprimer sur ce qu'ils viennent de vivre. Le plus souvent, au regard de notre obser­vation, ils sont silencieux. Eux aussi doivent être en manque de vocabulaire adapté à ce qu'ils désirent exprimer. Il peut aussi s'agir de silence sur des émotions et des sentiments indicibles. Le professeur d'eutonie et son col­lègue d'EPS ont à susciter, accueillir et comprendre, autant que faire se peut, la parole sou­vent confidentielle et mystérieuse quand il s'agit du corps, de son corps, nous dit Françoise Dolto.

Les programmes d'EPS à l'usage des collèges compren­nent huit groupes d'activités destinés à développer des compé­tences générales et spécifiques. Cette présentation des pro­grammes peut être assimilée à une classification des activités physiques sportives et artis­tiques. L'eutonie a-t-elle et, si ce n'est le cas, peut-elle trouver une place dans la classification actuelle et jouer un rôle pendant les cours d'EPS ?

L'institution scolaire est un lieu dans lequel les enseignants ont pour mission d'éduquer en met­tant en scène des programmes officiels. Ceux-ci leur laissent une marge de manœuvre assez limitée quant aux contenus à

enseigner. En revanche, la péda­gogie est plutôt affaire de convic­tion et d'expérience personnelle. Dans ce cadre général les profes­seurs d'EPS ont la possibilité d'utiliser l'eutonie en tant que contenu d'appui de leur enseigne­ment même si cette spécialité n'est pas incluse ès qualité dans les programmes. Si l'objectif est l'acquisition de compétences à mieux percevoir et sentir, donc à affiner, la conscience des rela­tions entre le sujet et la situation motrice, l'eutonie a un rôle spéci­fique à jouer. Ses principes de base peuvent traverser toutes les APSA en déplaçant le champ de conscience du modèle technique vers le vécu intériorisé dit une enseignante et d'ajouter : quels que soient les contenus de mes

séances d'EPS je peux toujours faire de l'eutonie. Principes de base et/ou EP de base ? Les professeurs d'EPS eutonistes interrogés ne font pas de différence essentielle entre ces deux expressions. C'est la raison pour laquelle l'eutonie ne peut pas faire partie d'un groupe d'ac­tivités, y compris d'un éventuel neuvième qui ne peut être qu'un fourre-tout de pratiques inclas­sables dans le « schéma direc­teur » actuel. Vivre le corps, por­

ter son attention sur lui. le tra­vailler dans la lenteur pour mieux redéfinir chaque mouvement, oser créer des formes ou une commu­nication en utilisant les tech­niques de l'eutonie, relève de la provocation pour certaines popu­lations d'élèves. Si j'ai pu consta­ter une attente chez certains, un intérêt seulement pour d'autres, je dois dire que le comportement opposé de deux ou trois élèves, voire même un seul, suffit parfois à rendre impossible ce travail nous confie Dominique Grivey. Ce point de vue en forme de constat souligne bien les difficul­tés pédagogiques que soulève la pratique de l'eutonie en milieu scolaire. Un certain nombre de conditions favorables à cet ensei­gnement doivent être réunies.

notamment celle relative aux motivations des élèves qui sont le plus enclins à comprendre et à désirer des activités sportives ludiques et techniquement modé-lisées. Sauf cas particuliers la cul­ture des jeunes d'aujourd'hui est sportive. Sans un réel talent péda­gogique, fait de connaissance personnelle de l'eutonie et de conviction certaine quant à son intérêt en EPS, il est quasiment impossible de donner une réelle place à cet enseignement.

L'échec scolaire et son cortège de violences faites à l'institution et aux personnes font, hélas, par­tie du « paysage éducatif» d'au­jourd'hui. L'eutonie, de par sa spécificité, peut-elle contribuer à lutter contre ce que certains qua­lifient de crise de l'école ?

Une des causes de cette crise tient aux difficultés qu'éprouvent un nombre non négligeable d'élèves dans leur vécu corporel au travers des mille et une situations de la

vie quotidienne. C'est une bana­lité de constater et de déerire la crise de l'adolescence qui se manifeste plus précocement et plus fortement, semble-t-il. aujourd'hui, en particulier dans les zones à forte concentration urbaine. Ces adolescents, mal dans leur peau, fatigués et dont une grande partie de leur vie a pour cadre l'écran, l'ascenseur et la voiture peuvent trouver quelques bienfaits de type curatif en pratiquant de temps en temps l'eutonie. Le niveau de violence est diminué quand se réduit le décalage entre l'image corpo­relle idéale et celle que vit le jeune en difficulté psychologique pour Anne-Marie Domergue. Sur la base de cette nécessité affirmée avec force, les points de

vue diffèrent sur l'impact réel de l'eutonie et sur les modalités de mise en oeuvre pédagogique. Entre la séance instituée à hauteur de une heure chaque semaine et toute l'année pour une classe de filles de terminales bac profes­sionnel et quelques minutes d'at­tention intériorisée avec des élèves de 6e il y a toute la gamme des pos­sibles. L'espace qualifié de libre par certains et les moments de calme caractérisant la pratique de l'eutonie ne conviennent pas à tous les élèves ; les conduites engendrées sont à rencontre de l'objectif recherché. Faut-il mal­gré tout imposer cette pratique ? Quels sont les effets réels sur l'amendement espéré et plus spé­cifiquement sur les attitudes à l'égard de l'institution scolaire ? Ces questions contiennent des hypothèses pouvant être autant de points de départ d'études rigou­reuses apportant des réponses plus étayées et consistantes que celles résultant d'une observation empi­rique du terrain.

3 . É v a l u a t i o n et e u t o n i e

Faut-il et peut-on évaluer une pratique dans laquelle la sensation est au cœur de celle-ci ? Gerda Alexander utilisait quelques épreuves permettant au pratiquant « de faire le point sur son état du moment » et donnant des indices repé-rables à une personne extérieure et en situation d'observateur. Elles ont été suggérées par l'observa­tion des enfants. Cet arsenal de moyens évalue l'état de la respiration, l'amplitude des mouvements, l'ai­

sance, les attitudes, les appuis, la légè­reté, l'unité dans la gestuelle qui se déploie. Nous sommes constamment en porte-à-faux entre le quantifiable et le non mesurable, la pertinence et l'aléatoire. En 1973 une étude réalisée par nos soins avec l'aide d'étudiants concluait à la non validité scientifique du « test » de l'être humain en pâte à modeler. C'est vraisemblablement pourquoi Gerda Alexander a abandonné pro­gressivement ces modalités d'évalua­tion à l'exception des postures.

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Est-il concevable - et si oui com­ment - que l'eutonie soit une activité choisie par des élèves se présentant au baccalauréat ?

L'eutonie ne faisant pas partie de l'un des huit groupes d'activités elle ne peut, en principe, être choisie comme matière d'examen sauf pour les élèves déclarés inaptes partiels. C'est ainsi que dans l'académie de Dijon une équipe de professeurs d'EPS d'un lycée a programmé un cycle d'épreuves adaptées pour ce type d'élèves. Parmi celles-ci on compte le kinomichi et l'eutonie faisant l'objet d'une dizaine d'heures d'enseignement dans les classes de première et de termi­nale afin d'être conforme aux textes en vigueur. La détermination de critères d'évaluation pertinents est diffi­cile car l'eutonie ne s'inscrit pas dans un cadre technique et régle­mentaire. 11 faut donc, afin de pouvoir donner une note ayant du sens, imaginer des indicateurs observables comme la créativité des formes, la fluidité dit mouve­ment dit Anne-Marie Domergue. L'objectivité de la notation est encore plus aléatoire que la maî­trise d'exécution d'activités à caractère sportif. Si l'eutonie peut trouver une place dans l'un des huit groupes d'activités des programmes c'est dans celui des activités artistiques qu'elle pour-rail se situer à défaut, pour l'ins­tant, d'un neuvième groupe évo­qué ci-dessus. L'institution EPS est-elle prête à franchir le pas d'une reconnaissance de l'euto­nie comme activité enseignée à tous les élèves et susceptible d'être choisie pour les examens ? Malgré les difficultés d'enseigne­ment et d'évaluation que l'euto­nie pose c'est le souhait des pro­fesseurs d'EPS eutonistes. Cette reconnaissance institutionnelle

aurait un double avantage : offrir aux élèves une activité dévelop­pant des compétences générales et spécifiques tout en enrichissant la réflexion sur son enseignement et son intégration dans les épreuves d'examen.

La formation des cadres assurée par l'Institut fait-elle l'objet de conceptions différentes ou est-elle unifie autour de quelques grands principes définis par Gerda Alexander ?

Elle avait le souci de pérenniser l'eutonie. C'est pourquoi elle a créé une école à Copenhague afin de former des personnes compé­tentes chargées de continuer son travail de son vivant et au-delà. Cette école ne lui rapportait pas un florin mais lui coûtait fort cher dit René Bertrand. Pendant un certain temps, lors de son vivant, la formation des pro­fesseurs était plutôt unifiée autour des principes pédago­giques de l'école de Copenhague. Aujourd'hui, il y a des points de vue différents sur cette formation. Des structures régionales (aux alentours de six en 1998) sont nées et se sont développées, cha­cune d'entre elles marquant sa « différence ». y compris dans le domaine de la formation. Le centre régional de recherche et d'études en eutonie a une forma­tion initiale qui comprend deux parties et s'étale sur quatre années. La formation, en ce qui nous concerne, n'est pas à l'ordre du jour, sauf la formation continue que chacune suit ù titre individuel sur le plan pratique et théorique en participant ci des stages, d i t Christine Kirman, présidente de l'association « Eutonie en Aquitaine ». En Ita­lie et en Suisse existent des struc­tures de formation et d'animation avant, elles aussi, une large

liberté. En France. l'Institut d'eu­tonie rencontre des difficultés pour définir une position com­mune.

Quelles sont les conditions requises pour être reconnu pro­fesseur d'eutonie rémunéré dans le cadre de la législation actuelle sur les métiers du sport ?

L'eutonie n'est pas un sport, c'est l'é\ idence même, ni une pratique dont les traits fondamentaux seraient d'être moteurs. C'est pourquoi les services de la Jeu­nesse et des Sports ne reconnais­sent pas l'eutonie. Et chacun sait que pour enseigner une activité physique contre rémunération il faut être titulaire d'un brevet d'É­tat d'éducateur sportif délivré par les pouvoirs publics de la Jeu­nesse et des Sports. Quelques professeurs d'eutonie formés et patentés par l'Institut enseignent en étant rétribués par une per­sonne (faut-t-il l'appeler élève ou simplement pratiquant ?) ou une collectivité, ceci en tant qu'exer­çant une activité libérale ou pri­vée non concernée par les métiers du sport.

Un professeur d'EPS a-t-il selon vous et selon l'Institut une com­pétence suffisante pour utiliser l'eutonie dans ses cours avec ses élèves ?

Les textes actuels ne s'y opposent pas déclare René Bertrand qui ajoute : c'est à chaque professeur de savoir, en fonction de sa com­pétence en eutonie, ce qu 'il peut utiliser pour rendre le meilleur service à ses élèves. L'Institut, semble-t-il. n'a pas d'opposition de principe à ce qu'il en soit ainsi. En revanche, tous les spécialistes considèrent que la condition sine qua non pour enseigner l'eutonie. y compris en milieu scolaire, est

d'avoir une bonne connaissance pratique personnelle. Ensuite c'est affaire de circonstances ins­titutionnelles et pédagogiques.

En guise de synthèse poss ible

L'eutonie est une pratique qu'il n'est pas facile de situer dans le vaste champ des activités phy­siques. A tort ou à raison épisté-mologique les programmes d'EPS les plus récents (1997) n'en parlent pas. La pertinence de la conduite mise en jeu pendant une séance est-elle motrice, affective, cognitive ? Un débat peut s'engager sur cette question essentielle puisqu'elle a trait à l'identité de l'eutonie. Néan­moins, nous sommes enclins à considérer que sa dominante est motrice et donc légitime en EPS. Sous réserve, cela a été souligné, que des recherches approfondies, cliniques et expérimentales, per­mettent de mieux cerner et com­prendre les effets sur la personna­lité. Sur ce terrain, les avancées sont réelles depuis les travaux réalisés par les professeurs d'eu­tonie. Il faut aller plus loin en affermissant les preuves de l'effi­cacité d'une pratique qualifiée de corporelle par les eutonistes. Elle est plus que cela, sans doute. Les enseignants d'EPS peuvent utili­ser l'eutonie comme une pratique à caractère basique. Ce n'est pas là son moindre intérêt.

B e r n a r d Paris IPR E P S honora i re .

Référence bibliographique

(1) Alexander (G.). Le corps retouvé par l'eutonie. Éd. Tchou. 1977.

(2) L'intérêt pour l'eutonie est souligné en tant que moyen intégré dans leur entraîne­ment niais aussi pendant les phases de récupération. Voir l 'article de René Ber­trand « L'eulonie dans la préparation des athlètes. Une application en canoë-kayak slalom ». Revue EPS n° 266.

Je remercie les personnes qui ont accepté de répondre aux questions : Domergue Anne-Marie, professeur EPS Lycée Camille Claudel, professeur d'eutonie, Caen. Bertrand René, élève de Gerda Alexander, eutoniste, Besançon. Guinand Marie-Claire, physio-thérapeute, professeur d'eutonie, Suisse. Murcia Raymond, professeur agrégé d'EPS honoraire, professeur d'eutonie, Bordeaux. Riminati Michèle, professeur d'EPS honoraire, professeur d'eutonie. Marseille, présidente de l'Institut d'eutonie.

Revue EP.S n°289 Mai-Juin 2001 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé