etude eau panda numero 81

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Dégradation alarmante de l’eau douce en France. Bilan de l’étude du WWF dirigée par le professeur Lefeuvre En 1981, le professeur Lefeuvre et son équipe rendaient public un rapport très préoccupant sur la qualité de l’eau potable en France. Vingt ans après, il effectue avec le WWF une seconde étude. Les résultats, récemment publiés, sont fort inquiétants. La pollution de l’eau douce par les nitrates et les pesticides, dans la nature, ne cesse de croître avec des répercussions sur l’eau distribuée. Si les autorités ne se décident pas à adopter une véritable politique de prévention, certaines régions pourraient, à court terme, ne plus avoir d’eau potable. Jean-Claude Lefeuvre est professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, où il dirige le laboratoire d’Evolution des Systèmes Naturels et Modifiés et l’Institut d’Ecologie et de Gestion de la Panda Magazine : Qu’est ce qui a motivé cette seconde étude ? Jean-Claude Lefeuvre : L’inertie des pouvoirs publics ! Notre synthèse sortie en 1981 sur la qualité de l’eau potable en France révélait qu’une partie de la population recevait une eau impropre à la consommation sur le plan bactériologique et de la teneur en nitrates. Le Ministère de la Santé a alors lancé une enquête nationale qui a abouti aux mêmes conclusions. Pourtant aucune mesure efficace n’a été prise pour tenter de résoudre le problème à la source. Le WWF et moi avons donc décidé de relancer l’opération pour faire l’état des lieux. PM : Quels sont les résultats ? J.-C. L. : Notre étude qui a porté, comme en 1981, sur 11 départements représentatifs du territoire, révèle que les eaux brutes (c’est-à- dire du milieu naturel) se dégradent de façon extrêmement inquiétante. Depuis 20 ans, les cours d’eau, les lacs et les nappes souterraines ont continué à être pollués par les nitrates, les pesticides mais aussi les métaux lourds. Paradoxalement, on constate une relative stabilité, voire une amélioration de l’eau distribuée au robinet dans les zones qui posaient le plus de problèmes en 1981. PM : Comment expliquez-vous cette contradiction entre la qualité réelle des eaux brutes et celle des eaux distribuées ? J.-C. L. : Par ce que j’appelle les contorsions curatives, c’est-à-dire des méthodes de gestion de l’eau aberrantes et coûteuses qui permettent de distribuer une eau correspondant aux normes. La premières de ces méthodes, utilisée partout en France, consiste à diluer l’eau brute trop chargée en polluants prélevée en général plus en amont. La deuxième méthode implique d’abandonner les captages trop pollués et d’en ouvrir de nouveaux, sans bien sûr suivre le devenir des captages abandonnés. Cette stratégie conduit droit dans le mur car les captages utilisés aujourd’hui se détériorent eux aussi : donc dans quelques années on sera obligé de les abandonner à leur tour et d’en ouvrir d’autres, et ainsi de suite jusqu’au jour où il n’y en aura plus ! C’est la fuite en avant classique. Ainsi la Bretagne, région la plus touchée par le problème des nitrates risque à court terme d’être dans l’impossibilité de produire de l’eau potable. PM : Et la troisième méthode ? J.-C. L. : Il s’agit d’appliquer des traitements de plus en plus sophistiqués et coûteux permettant de stabiliser artificiellement la qualité de l’eau du robinet. Les syndicats de communes ont ainsi été obligés de se doter d’unités de dénitrification (décomposition des nitrates) de plus en plus

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Dégradation alarmante de l’eau douce en France. Bilan de l’étude du WWF dirigée par le professeur Lefeuvre En 1981, le professeur Lefeuvre et son équipe rendaient public un rapport très préoccupant sur la qualité de l’eau potable en France. Vingt ans après, il effectue avec le WWF une seconde étude. Les résultats, récemment publiés, sont fort inquiétants. La pollution de l’eau douce par les nitrates et les pesticides, dans la nature, ne cesse de croître avec des répercussions sur l’eau distribuée. Si les autorités ne se décident pas à adopter une véritable politique de prévention, certaines régions pourraient, à court terme, ne plus avoir d’eau potable. Jean-Claude Lefeuvre est professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, où il dirige le laboratoire d’Evolution des Systèmes Naturels et Modifiés et l’Institut d’Ecologie et de Gestion de la

Panda Magazine : Qu’est ce qui a motivé cette seconde étude ? Jean-Claude Lefeuvre : L’inertie des pouvoirs publics ! Notre synthèse sortie en 1981 sur la qualité de l’eau potable en France révélait qu’une partie de la population recevait une eau impropre à la consommation sur le plan bactériologique et de la teneur en nitrates. Le Ministère de la Santé a alors lancé une enquête nationale qui a abouti aux mêmes conclusions. Pourtant aucune mesure efficace n’a été prise pour tenter de résoudre le problème à la source. Le WWF et moi avons donc décidé de relancer l’opération pour faire l’état des lieux. PM : Quels sont les résultats ? J.-C. L. : Notre étude qui a porté, comme en 1981, sur 11 départements représentatifs du territoire, révèle que les eaux brutes (c’est-à-dire du milieu naturel) se dégradent de façon extrêmement inquiétante. Depuis 20 ans, les cours d’eau, les lacs et les nappes souterraines ont continué à être pollués par les nitrates, les pesticides mais aussi les métaux lourds. Paradoxalement, on constate une relative stabilité, voire une amélioration de l’eau

distribuée au robinet dans les zones qui posaient le plus de problèmes en 1981. PM : Comment expliquez-vous cette contradiction entre la qualité réelle des eaux brutes et celle des eaux distribuées ? J.-C. L. : Par ce que j’appelle les contorsions curatives, c’est-à-dire des méthodes de gestion de l’eau aberrantes et coûteuses qui permettent de distribuer une eau correspondant aux normes. La premières de ces méthodes, utilisée partout en France, consiste à diluer l’eau brute trop chargée en polluants prélevée en général plus en amont. La deuxième méthode implique d’abandonner les captages trop pollués et d’en ouvrir de nouveaux, sans bien sûr suivre le devenir des captages abandonnés. Cette stratégie conduit droit dans le mur car les captages utilisés aujourd’hui se détériorent eux aussi : donc dans quelques années on sera obligé de les abandonner à leur tour et d’en ouvrir d’autres, et ainsi de suite jusqu’au jour où il n’y en aura plus ! C’est la fuite en avant classique. Ainsi la Bretagne, région la plus touchée par le problème des nitrates risque à court terme d’être dans l’impossibilité de produire de l’eau potable. PM : Et la troisième méthode ? J.-C. L. : Il s’agit d’appliquer des traitements de plus en plus sophistiqués et coûteux permettant de stabiliser artificiellement la qualité de l’eau du robinet. Les syndicats de communes ont ainsi été obligés de se doter d’unités de dénitrification (décomposition des nitrates) de plus en plus

évoluées, puis par la suite d’unités de traitement pour lutter contre les pesticides. Tout cela n’est évidemment pas sans effet sur la facture d’eau ! PM : Quelles sont les causes de cette dégradation de l’eau ? J.-C. L. : Le problème des nitrate est la conséquence directe du développement intempestif des élevages hors-sol d’une part, et de l’utilisation massive des engrais pour les grandes cultures d’autre part. L’agriculture intensive est aussi à l’origine de la pollution des eaux brutes par les pesticides (désherbants, insecticides, fongicides). Cela touche en particulier l’Ile-de-France, le Sud-Ouest et le Grand Ouest. L’augmentation de ces produits phytosanitaires dans l’eau est fort préoccupante d’autant plus qu’on ne sait absolument pas quelles en sont les répercussions à long terme sur la santé. PM : C’est donc la politique agricole qui est à l’origine du mal ? J.-C. L. : Oui, et aussi les politiques locales et régionales d’aménagement du territoire. Déjà en 1970 j’avais tiré la sonnette d’alarme : j’avais expliqué aux pouvoirs publics que la culture du maïs et les opérations connexes de remembrement risquaient de poser problème quant à la qualité de l’eau. Celle-ci est directement liée à l’usage agricole des sols et à la structure des bassins versants. Les zones humides et les talus de ces bassins sont de véritables filtres qui aident à la dénitrification et ralentissent la fuite des pesticides et des nutriments dans les rivières. PM : Quelles sont les solutions ? J.-C. L. : Il est clair qu’on ne peut pas continuer ainsi. Certaines eaux brutes ne peuvent déjà plus être traitées du tout en eau potable. Il existe pourtant des solutions. Les dégradations sont liées en partie à la Politique Agricole Commune et résultent notamment des subventions fournies pour certaines cultures e x t r ê m e m e n t d o m m a g e a b l e s p o u r l’environnement. C’est le cas du maïs qui a des besoins en pesticides et en engrais très importants. Là on peut intervenir en abaissant les aides agricoles ou en les affectant dans une vraie politique environnementale. Il faut amener les décideurs et les professionnels agricoles à avoir une autre vision de l’aménagement rural. Depuis, 50 ans les gouvernements ont privilégié les solutions curatives. Il est temps d’arrêter et de passer à une véritable politique de

prévention. Il faut limiter les élevages hors-sol ainsi que l’utilisation des pesticides et engrais, mais parallèlement il faut aussi réaménager les bassins versants et maintenir absolument les zones humides. PM : Le suivi de la qualité de l’eau par l’administration se fait-il dans une totale transparence ? J.-C. L. : Pas vraiment ! Il y a d’une part un problème au niveau de la périodicité des analyses. Les contrôles sont effectués à date fixe (seulement deux fois par an pour les petites communes), ce qui fait que l’on peut passer complètement à côté d’un pic de pollution. D’autre part, le Ministère de la Santé présente ses résultats par régions d’une telle façon qu’il occulte des disparités réelles entre les départements. Enfin, alors que la première synthèse nationale concernait toutes les unités de distribution , à partir de 1990 les synthèses n’ont pris en compte que les unités supérieures à 10 000 personnes. Le Ministère ne fournit donc aucune donnée analysée ni synthétisée sur la distribution de l’eau potable pour 17 millions de personnes ! Les D.D.A.S.S. auraient intérêt à diffuser le maximum d’informations, certaines ont d’ailleurs envie de le faire, mais elles sont immergées dans une administration globale qui n’a visiblement pas envie de bouger… PM : Le bilan est plutôt sombre. Il faut agir vite, mais comment ? J.-C. L. : Pour faire bouger les pouvoirs publics il reste la pression formidable que peuvent exercer les écocitoyens. Depuis quelques années on observe une prise de conscience grandissante de la population, y compris des professionnels agricoles. Mais cette prise de conscience reste encore insuffisante et doit s’élargir rapidement. Le WWF, en publiant cette étude, joue de ce point de vue un rôle essentiel.

Propos recueillis par Catherine Perrin