Etude Critique

12
Etude critique « On l’a lu, on le lit, ou on le lira », écrivait le critique Edouard Muret dans le numéro du 13 avril 1835 du Courrier français à propos du Père Goriot, prophétisant ainsi l’extraordinaire fortune d’une œuvre appelée à devenir sans doute le roman le plus connu de La Comédie humaine en France comme à l’étranger 1 . Il est vrai que ce texte écrit par un auteur parvenu à une pleine et parfaite maîtrise de ses moyens offre un point de départ privilégié pour quiconque veut se lancer dans l’exploration de l’immense massif que constitue l’ensemble de la production du « plus fécond de nos romanciers ». Comme le fait remarquer Gérard Gengembre, « consacré par la tradition, par l’institution scolaire, il contient tout ce qui, dans notre mémoire collective compose la mythologie balzacienne : descriptions, types, jeune héros, belles femmes du monde, bandit, argent, drame… » 2 . En raison du caractère rigoureusement concerté du projet, de la fermeté de la démarche, Le Père Goriot apparaît comme une œuvre typique de la « manière » balzacienne. En premier lieu, une grande limpidité dans sa signification la caractérise. Cette clarté de sens est apparue, nous l’avons dit, depuis l’argument consigné dans l’album de projets de son auteur. Les propos tenus à madame Hanska montrent bien que le dessein de Balzac n’a jamais varié. Le roman est donc remarquablement et tragiquement fidèle aux données initiales dont cinq ans plus tard l’écrivain revendiquera encore la véracité dans la préface du Cabinet des Antiques, affirmant que l’événement qui lui a servi de modèle offrait des circonstances aussi « affreuses » et que « le pauvre père a[vait] crié pendant vingt heures d’agonie pour avoir à boire, sans que personne arrivât à son secours » tandis que « ses deux filles étaient, l’une au bal, l’autre au spectacle, quoiqu’elles n’ignorassent pas l’état de leur père » 3 . Nicole Mozet a d’ailleurs souligné la parfaite adéquation entre l’énoncé du sujet de l’œuvre et sa réalisation, le récit « expliquant comment la contradiction apparente du brave homme qui meurt comme un chien n’est en réalité qu’une relation de cause à effet » 4 . En mars 1835, l’auteur du compte-rendu du roman dans Le Figaro ne s’y était pas trompé, affirmant : « Le Père Goriot est le type du dévouement poussé jusqu’à l’égoïsme par l’excès de passion, c’est la paternité mourant pour racheter les enfants qui l’ont mise en croix » 5 . Désormais, d’ailleurs, les interprétations ne varieront pas, si ce n’est qu’elles cultiveront soit l’éloge, soit le blâme pour voir dans l’œuvre la mise à mort du principe de la Paternité 6 car comme l’a écrit le romancier : « La 1 Voir à ce propos les pages sur le devenir du roman dans l’essai critique de Jeannine Guichardet, Gallimard, « Foliothèque », 1993, p. 236-238. 2 Préface du Père Goriot, Pocket, 1990, p. 5. 3 Le Cabinet des Antiques, Pl., t. IV, p. 962. 4 Nicole Mozet, « La description de la pension Vauquer », AB 1972, p. 121. 5 Le Figaro, 10 mars 1835. 6 Voir en particulier l’article de Nicole Billot, « Le Père Goriot devant la critique (1835) », AB 1987.

Transcript of Etude Critique

Page 1: Etude Critique

• Etude critique « On l’a lu, on le lit, ou on le lira », écrivait le critique Edouard Muret dans

le numéro du 13 avril 1835 du Courrier français à propos du Père Goriot, prophétisant ainsi l’extraordinaire fortune d’une œuvre appelée à devenir sans doute le roman le plus connu de La Comédie humaine en France comme à l’étranger1. Il est vrai que ce texte écrit par un auteur parvenu à une pleine et parfaite maîtrise de ses moyens offre un point de départ privilégié pour quiconque veut se lancer dans l’exploration de l’immense massif que constitue l’ensemble de la production du « plus fécond de nos romanciers ». Comme le fait remarquer Gérard Gengembre, « consacré par la tradition, par l’institution scolaire, il contient tout ce qui, dans notre mémoire collective compose la mythologie balzacienne : descriptions, types, jeune héros, belles femmes du monde, bandit, argent, drame… »2.

En raison du caractère rigoureusement concerté du projet, de la fermeté de

la démarche, Le Père Goriot apparaît comme une œuvre typique de la « manière » balzacienne.

En premier lieu, une grande limpidité dans sa signification la caractérise. Cette clarté de sens est apparue, nous l’avons dit, depuis l’argument consigné dans l’album de projets de son auteur. Les propos tenus à madame Hanska montrent bien que le dessein de Balzac n’a jamais varié. Le roman est donc remarquablement et tragiquement fidèle aux données initiales dont cinq ans plus tard l’écrivain revendiquera encore la véracité dans la préface du Cabinet des Antiques, affirmant que l’événement qui lui a servi de modèle offrait des circonstances aussi « affreuses » et que « le pauvre père a[vait] crié pendant vingt heures d’agonie pour avoir à boire, sans que personne arrivât à son secours » tandis que « ses deux filles étaient, l’une au bal, l’autre au spectacle, quoiqu’elles n’ignorassent pas l’état de leur père »3. Nicole Mozet a d’ailleurs souligné la parfaite adéquation entre l’énoncé du sujet de l’œuvre et sa réalisation, le récit « expliquant comment la contradiction apparente du brave homme qui meurt comme un chien n’est en réalité qu’une relation de cause à effet »4. En mars 1835, l’auteur du compte-rendu du roman dans Le Figaro ne s’y était pas trompé, affirmant : « Le Père Goriot est le type du dévouement poussé jusqu’à l’égoïsme par l’excès de passion, c’est la paternité mourant pour racheter les enfants qui l’ont mise en croix »5. Désormais, d’ailleurs, les interprétations ne varieront pas, si ce n’est qu’elles cultiveront soit l’éloge, soit le blâme pour voir dans l’œuvre la mise à mort du principe de la Paternité6 car comme l’a écrit le romancier : « La

1 Voir à ce propos les pages sur le devenir du roman dans l’essai critique de Jeannine Guichardet, Gallimard, « Foliothèque », 1993, p. 236-238. 2 Préface du Père Goriot, Pocket, 1990, p. 5. 3 Le Cabinet des Antiques, Pl., t. IV, p. 962. 4 Nicole Mozet, « La description de la pension Vauquer », AB 1972, p. 121. 5 Le Figaro, 10 mars 1835. 6 Voir en particulier l’article de Nicole Billot, « Le Père Goriot devant la critique (1835) », AB 1987.

Page 2: Etude Critique

société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leur père »7.

La fermeté structurelle du Père Goriot, en outre, est incontestable. Tout d’abord, l’unité dans la composition est perceptible de l’incipit au

dénouement dans la modulation du thème funèbre qui de bien des manières parcourt l’œuvre. Ainsi les premières pages évoquent-elles la pente de la rue Neuve-Sainte-Geneviève qui mène à la pension Vauquer comme une macabre descente aux Catacombes tandis que le narrateur conclut : « Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides ? »8. Point n’est besoin, sans doute d’insister sur la scène finale où l’on voit Rastignac regardant Paris alors qu’ « un humide crépuscule agaçait les nerfs », depuis le cimetière du Père-Lachaise où vient d’être inhumé Goriot9. La mort qu’elle soit réelle ou symbolique ponctue d’ailleurs de manière récurrente le texte. Celle du fils Taillefer, issue fatale d’un assassinat maquillé en duel, donne au héros la véritable mesure du cynisme de Vautrin tandis que le faux coup de sang de ce dernier le fait momentanément tomber « roide mort »10. Quant à mademoiselle Michonneau, « son châle à franges maigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant les formes qu’il cachait étaient anguleuses »11 . Elle est dite « grêle, sèche et froide autant qu’une momie » et l’on comprend par quelle association d’idées Vautrin la qualifie de « Vénus du Père-Lachaise »12… Poiret ne vaut guère mieux, lui qui n’est plus qu’une fantomatique « ombre grise »13. Ajoutons que la duchesse de Langeais et la vicomtesse de Beauséant ont choisi de mourir au monde en choisissant, l’une le couvent l’autre de se retirer en Normandie « jusqu’au jour où Dieu [la] retirera de ce monde »14.

Mais le fil directeur du roman réside surtout dans le parcours initiatique15 accompli par Rastignac qui, dans cette perspective, dispute au père Goriot le devant de la scène. Pour cela, il est présent partout (si bien que ce parcours est d’abord un parcours géographique) sillonnant l’espace parisien de la pension Vauquer au somptueux hôtel de madame de Beauséant, de la maison de jeu du Palais-Royal au théâtre des Italiens, de la rue du Helder où habite madame de Restaud aux allées du Luxembourg où avec Bianchon il surprend l’étrange manège de Gondureau, sans oublier la rue d’Artois et la faculté de droit très sporadiquement fréquentée, il est vrai. En quelques mois la société parisienne, devient intelligible pour le jeune provincial. Aidé par les deux initiateurs que sont sa cousine et Vautrin, il apprend à décrypter le monde qui l’entoure, il perce bien des mystères et découvre de profondes misères matérielles et morales soigneusement dissimulées sous le vernis d’apparences trompeuses. Il comprend

7 Le Père Goriot, « Les classiques de poche », introduction, notes et dossier de Stéphane Vachon, 2008. Nos références sont empruntées à cette édition accompagnée d’un remarquable appareil critique et plus accessible que celle de « La Pléiade ». 8 P. 49. 9 P. 353. 10 P. 259. 11 P. 59. 12 P.269 et p. 271. 13 P. 60. 14 P. 327. 15 Jeannine Guichardet a établi un parallèle inattendu mais très convaincant avec le jeu de l’oie. Cf. « Un jeu de l’oie maléfique. L’espace parisien du Père Goriot », AB 1986, p. 169-189.

Page 3: Etude Critique

que l’argent est le maître mot, « l’ultima ratio mundi »16 et qu’à Paris on ne réussit que par les femmes, qu’ « avoir une maîtresse est une position quasi royale […], le signe de la puissance »17. En un mot, non seulement il perd ses illusions mais il se transforme et se corrompt sous nos yeux : ne nous est-il pas précisé qu’à l’issue de son installation dans l’appartement procuré pour lui et sa maîtresse par Goriot « ses derniers scrupules avaient disparu »18 ?

On remarquera en outre que le texte s’organise subtilement à partir de toute une série de symétries, d’échos ou d’oppositions, et l’on conviendra avec Gérard Gengembre que « la cohérence profonde du Père Goriot impressionne et fascine »19. Les exemples sont multiples. Ainsi dès le début du roman, lorsqu’il nous est précisé que mademoiselle Michonneau « disait avoir pris soin d’un vieux monsieur affecté d’un catarrhe à la vessie, et abandonné par ses enfants, qui l’avaient cru sans ressources »20 l’argument de l’œuvre se trouve déjà esquissé en sourdine. Victorine Taillefer, fille affectueuse, est repoussée par son père tandis que Goriot, père aimant, est abandonné par ses filles ingrates. Mais le vieux vermicellier n’est pas moins immoral que Vautrin, lui qui a spéculé sur les farines pendant la Révolution, qui souhaite la mort de ses gendres et envisage même l’enlèvement de son petit fils pour obtenir de la part de monsieur de Restaud la restitution des biens d’Anastasie21. En revanche, l’ancien forçat banquier du bagne est sans aucun doute plus fiable que Nucingen, louche spéculateur ayant pignon sur rue. Vautrin et madame de Beauséant se rejoignent dans leur vision désabusée de la société et dans la leçon d’arrivisme qu’ils prodiguent chacun à leur protégé. Rose Fortassier a même observé qu’en proie à cette espèce de « démon du double », Balzac a joué habilement sur les points de vue divergents qui peuvent être adoptés à propos d’un personnage, le cas le plus probant étant les filles de Goriot qui deviennent ainsi quatre femmes différentes, et que le style de l’œuvre porte constamment la trace du dualisme par l’usage de l’oxymore, de l’alternative, du chiasme ou même de la sous-conversation22.

Enfin, à ce maillage serré vient s’ajouter une intense concentration dramatique renforçant encore la cohésion du roman. Quelques mois, quelques semaines suffisent à sceller la destinée de Goriot et de Rastignac, l’œuvre commençant fin novembre 1819 et s’achevant le 21 février 1820. A vrai dire, la chronologie romanesque est vigoureusement scandée par quelques journées qui sont autant de moments forts de l’action. Ainsi, par exemple, le même jour, Eugène rend visite à madame de Restaud chez qui il commet l’impair de parler du père Goriot puis va chez sa cousine qui l’initie aux secrets familiaux qu’il ignorait. A cette occasion, il découvre aussi la liaison finissante de la vicomtesse avec d’Adjuda-Pinto et reçoit sa première leçon d’arrivisme. De même, en une seule et même journée du mois de décembre, il a la fameuse explication où Vautrin, sous les tilleuls de maman Vauquer, lui dévoile son cynisme et ses projets, il se rend de nouveau chez madame de Beauséant qui l’emmène au théâtre des Italiens où présenté à Delphine de Nucingen, il peut commencer à nouer une intrigue amoureuse. En fait, à partir du moment où les différents personnages, par

16 P. 137. 17 P. 185. 18 P. 290. 19 Op. cit., p. 8. 20 P. 59. 21 P. 298 et p. 340 ; p. 303. 22 Rose Fortassier, « Balzac et le démon du double dans Le Père Goriot », AB 1986, p.155-167.

Page 4: Etude Critique

le biais d’une véritable galerie de portraits assortis d’analepses qui permettent une ouverture sur leur passé (sauf pour Vautrin dont le narrateur pour des raisons évidentes tient à préserver le mystère), sont entrés en scène, le tempo de l’action ne cesse de s’accélérer. Le point culminant est atteint lors de ce jour qui devait figurer « parmi les plus extraordinaires de l’histoire de la maison Vauquer »23. Vautrin est arrêté et son identité dévoilée. Au même moment survient la nouvelle de l’assassinat du fils Taillefer entraînant la métamorphose de Victorine en riche héritière et son départ avec madame Couture de la sordide pension tandis que Goriot « régénéré » arrive en fiacre pour conduire Rastignac au « délicieux appartement de garçon »24 préparé pour lui afin de vivre en toute liberté sa liaison avec Delphine et se lancer dans une nouvelle existence. Les événements, se précipitent donc, certains étant même concomitants. L’œuvre aurait pu s’achever là. Mais cela aurait été faire l’économie de la dimension profondément tragique que Balzac a voulu lui donner. En effet, le véritable coup de théâtre qui relance le drame et lui donne ses couleurs les plus sombres consiste dans les deux visites des filles du vieux vermicellier au moment où il croit pouvoir enfin être heureux. Illusion tragique car Delphine vient lui annoncer qu’elle est « ruinée » et Anastasie qu’elle est « perdue »25. Cette simultanéité de malheurs peut sembler quelque peu invraisemblable si l’on y réfléchit. Mais justement le romancier ne nous laisse guère le temps d’y songer car comme le dit si bien Cocteau, le ressort de la machine infernale se déroule inexorablement. Dès lors, Goriot est condamné, atteint mortellement. Le lendemain Bianchon annonce qu’ « i l ne peut être sauvé que par un miracle »26. A partir de cet instant, les notations temporelles se font de plus en plus précises, renforçant l’impression d’urgence tragique. « A huit heures et demie », le médecin annonce la mort « imminente »27 du malade ; le lendemain, Bianchon réveille son ami rentré du bal « sur les deux heures après midi »28 pour assister le pauvre homme qui entre en agonie et meurt dans la soirée ; le décès est déclaré et constaté le lendemain « vers midi »29 ; le service funèbre à Saint-Etienne-du-Mont dure « vingt minutes » et « il est cinq heures et demie » ; « à six heures »30 (autre invraisemblance) l’inhumation au Père-Lachaise est achevée. Le détail de la chronologie accompagne très exactement « l’anéantissement mathématique d’un mortel »31.

Si Le Père Goriot en lui-même témoigne d’une maîtrise indéniable, de la

part de Balzac, de la technique romanesque, il est aussi remarquable par les liens qu’il entretient avec les œuvres déjà écrites ou à venir. Microcosme, en quelque sorte, il renvoie au macrocosme de La Comédie humaine.

L’invention géniale du retour des personnages y est pour beaucoup. Nous avons noté, en rappelant l’histoire du texte comment le folio 43 du manuscrit constituait pour ainsi dire l’acte de naissance du procédé. Certes il est possible d’en déceler l’esquisse dans les Contes drolatiques comme le fait Roland Chollet

23 P. 256. 24 P. 275-278. 25 P. 293 et p. 300. 26 P. 314. 27 P. 319. 28 P. 328. 29 P. 351. 30 P. 353 et note 1. 31 Jean Cocteau, La Machine infernale, Le livre de poche, p. 36.

Page 5: Etude Critique

qui constate que Balzac, en 1833, « en donnant le premier rôle du « Succube » à la petite morisque apparue dans « Le Péché vesniel » du Premier dixain, inaugure vraiment le procédé des personnages reparaissants, dont on ne peut relever antérieurement que de timides essais »32. Mais c’est avec Le Père Goriot que le système s’impose avec toutes les conséquences qu’il implique. En y réutilisant Rastignac, l’écrivain éclairait ainsi le lecteur de La Peau de chagrin sur les débuts dans la vie de ce personnage. Dans la préface d’Une Fille d’Eve il a d’ailleurs clairement explicité sa démarche : « Enfin, vous aurez le milieu d’une vie avant son commencement, le commencement après sa fin, l’histoire de la mort avant celle de la naissance. D’abord il en est ainsi dans le monde social. Vous rencontrez au milieu d’un salon un homme que vous avez perdu de vue depuis dix ans : il est premier ministre ou capitaliste, vous l’avez connu sans redingote, sans esprit public ou privé, vous l’admirez dans sa gloire, vous vous étonnez de sa fortune ou de ses talents ; puis vous allez dans un coin du salon, et là, quelque délicieux conteur de société vous fait en une demi-heure l’histoire pittoresque des dix ou vingt ans que vous ignoriez. […] Il n’y a rien qui soit d’un seul bloc dans ce monde, tout y est mosaïque. Vous ne pouvez raconter chronologiquement que l’histoire du temps passé, système inapplicable à un présent qui marche »33. Mais si Rastignac est appelé à devenir l’un des personnages les plus fréquemment rencontrés dans La Comédie humaine (une vingtaine de fois et la dernière dans Les Comédiens sans le savoir où il est devenu ministre de la justice !), il n’est pas le seul des acteurs du Père Goriot à figurer soit au détour d’une page ou même comme protagoniste d’une autre œuvre. Ainsi la déconvenue amoureuse de madame de Beauséant, va expliquer, à rebours, par un processus identique d’analepse, en quelque sorte, de roman à roman, le comportement de la recluse de Courcelles dans La Femme abandonnée (texte de 1832). Vautrin quant à lui, suprême dérision, deviendra à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, en 1843, soit plus de vingt ans après son arrestation en tant que forçat en rupture de ban à la pension Vauquer, chef de la police ! Nous pourrions ainsi multiplier les exemples avec le banquier Taillefer qui incarne en 1837 l’assassin de L’Auberge rouge, à la place d’un certain Mauricey, avec mademoiselle Michonneau, métamorphosée en veuve Poiret dans Les Petits bourgeois, avec Nucingen, Bianchon et bien d’autres encore puisque d’édition en édition, les personnages reparaissants du Père Goriot approchent de la cinquantaine. Même ceux qui ne sont dans ce roman que des personnages de second rang peuvent fort bien, ailleurs, occuper le devant de la scène comme Gobseck, l’usurier qui monnaie les couverts et les diamants du vermicellier et d’Anastasie et qui était, dès avril 1830, le personnage éponyme de la nouvelle qui lui était entièrement consacrée. A ce titre, Le Père Goriot est bien, notamment avec le fameux bal donné par madame de Beauséant, comme l’a écrit Alain, « un de ces carrefours où les personnages de La Comédie humaine se rencontrent »34. Pierre Barbéris affirme que « La Comédie humaine n’est qu’une partie de celle dont Balzac était capable, et [que] Le Père Goriot écrit et rassemblant toute une immense part d’un à écrire, demeure aussi le lieu de bien des choses qui ne le seront jamais »35. Par exemple, « qu’a fait, qu’est devenue madame Vauquer entre sa catastrophe conjugale […] et

32 Œuvres diverses, Pl.,t. I, p. 1272. 33 Pl., t. II, p. 265. 34 Alain, Avec Balzac, Gallimard, 1937, p. 191. 35 Pierre Barbéris, Le Père Goriot de Balzac, écriture, structures, significations, Larousse, 1972, p. 72.

Page 6: Etude Critique

l’installation de la pension ? », se demande-t-il36. Effectivement, l’existence de certains personnages recèle à la fois suffisamment de mystère et d’indices pour offrir toutes sortes de potentialités romanesques. Mademoiselle Michonneau en est l’exemple type : « Quel acide avait dépouillé cette créature de ses formes féminines ? elle devait avoir été jolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, la cupidité ? avait-elle trop aimé, avait-elle été marchande à la toilette, ou seulement courtisane ? Expiait-elle les triomphes d’une jeunesse insolente au-devant de laquelle s’étaient rués les plaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants ? » s’interroge le narrateur37.

Voir dans Le Père Goriot la « cellule mère » de l’œuvre entière comme l’a fait Albert Thibaudet38 est peut-être excessif car un certain nombre d’idées était déjà en place dans les textes antérieurs de Balzac, même dans les romans de jeunesse. Mais il n’est pas interdit de considérer ce roman plutôt comme une caisse de résonance où bien des thèmes se trouvent repris et amplifiés avant de se ramifier dans l’ensemble de La Comédie humaine. Ainsi celui de l’idée fixe mortifère dont La Peau de chagrin « avait fondé le mythe »39 est illustré par la paternité de Goriot s’étant développée « jusqu’à la déraison » et passée à l’état de « vice »40. La voie était ouverte aux nombreux monomanes que l’on rencontrera désormais dans l’œuvre. Le cadre du Père Goriot, ce Paris corrompu et corrupteur, « bourbier » à la fois répugnant et fascinant - l’allusion à la boue réelle mais aussi symbolique est récurrente dans l’œuvre - servira encore de toile de fond à bien des romans alors qu’il avait été déjà magistralement évoqué sous son aspect infernal et dantesque dès avril 1834 dans le premier chapitre de La Fille aux yeux d’or. La thématique des drames secrets, des mystères de la vie privée est amplement développée dans le roman et certaines existences, ainsi que nous l’avons observé, gardent même leur opacité. Or, il n’est pas exagéré d’affirmer que ces tragédies domestiques constituent sans exception l’argument de chaque roman de La Comédie humaine, Balzac mettant en œuvre l’idée d’un drame bourgeois lancée par Diderot41. Dans Le Père Goriot, en tous cas, leur découverte participe à l’initiation de Rastignac car c’est seulement à partir du moment où la société, ses rouages et ses noirceurs lui deviennent intelligibles, qu’il peut espérer s’en rendre maître. Parmi ces tragédies secrètes, celle de la femme abandonnée est particulièrement présente : dès le début du roman, nous apprenons que monsieur Vauquer « s’était mal conduit » envers son épouse42, le marquis d’Adjuda Pinto abandonne madame de Beauséant, de Marsay s’est vite lassé de Delphine de Nucingen, la duchesse de Langeais « tente un dernier effort » pour retenir Montriveau43, Rastignac après avoir fait la cour à Victorine Taillefer proclame qu’il ne l’épousera pas44, madame de Restaud révèle à son père sur le point de mourir que Maxime de Trailles « est parti, laissant des dettes

36 Ibidem, p. 201-202. 37 P. 59. Voir en ce qui concerne mademoiselle Michonneau et madame Vauquer le détail de l’analyse effectuée par Pierre Barbéris, op. cit., p. 202-203. 38 Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française, CNRS éditions, 2008, p. 250. 39 L’expression est de Stéphane Vachon, op. cit., introduction, p. 14. 40 P. 145 et p. 336. 41 Voir notre article : « Le pathétique balzacien ou l’héritage du XVIIIème siècle », L’Année balzacienne 1997, p. 251-273. 42 P. 56. 43 P. 327. 44 P. 259.

Page 7: Etude Critique

énormes » et qu’il la trompait45. Cette liste n’est qu’une infime partie de la longue cohorte des femmes délaissées par leur amant ou leur mari qui sillonne l’ensemble de l’œuvre du romancier. Quant au rêve de pouvoir lié à une association puissante et occulte, il se concrétise dans la société des Dix mille qui a permis à Vautrin de « se créer des relations fort étendues qu’il enveloppe d’un mystère impénétrable »46 mais il était déjà présent dans les trois romans antérieurs au Père Goriot qui constituent l’Histoire des Treize et son dernier avatar sera dans L’Envers de l’histoire contemporaine la société charitable et secrète des Frères de la Consolation. Les commentateurs, pour leur part, n’ont pas manqué de souligner les multiples modulations que subit la figure paternelle dans La Comédie humaine. « Victime de ses filles, père crucifié par ses enfants, Goriot inverse la figure de Félix Grandet et celle de Balthazar Claës qui sacrifient l’un et l’autre leur fille à leur passion » tandis que dans Un Drame au bord de la mer Pierre Cambremer incarne le sentiment paternel disparaissant devant la loi morale, fait par exemple observer Stéphane Vachon47. Renée de Smirnoff a montré la parenté existant entre Le Père Goriot et L’Initié, l’amour sublime du baron Bourlac pour sa fille et son comportement étant évoqués dans des termes quasiment identiques à ceux qui caractérisent ceux du vieux vermicellier48. On peut multiplier ainsi presque à l’infini les parallèles ou les oppositions : la même passion équivoque que celle de Goriot anime le père de Ginevra dans La Vendetta ; Ferragus et Grandet, pères « dévorateurs » font aussi le malheur de leur progéniture49. Ajoutons que le romancier lui-même s’est plu à souligner dans ses Notes sur le classement et l’achèvement des œuvres les variations sur le thème de la paternité ponctuant ses romans, citant par exemple « la paternité jalouse et terrible de Bartholoméo di Piombo, la paternité faible et indulgente du comte de Fontaine, la paternité partagée du comte de Granville, la paternité tout aristocratique du duc de Chaulieu, l’imposante paternité du baron du Guénic, la paternité douce, conseilleuse et bourgeoise de M. Mignon » etc…50 Par les échos qu’il éveille, Le Père Goriot est donc en quelque sorte la voie royale pour accéder à l’univers de La Comédie humaine. On peut affirmer que ses prolongements vont même bien au-delà. Ainsi Jeannine Guichardet note que Saccard, dans La Curée, est un « ambitieux à l’état pur qui redouble en les aggravant les plus mauvais penchants » de Rastignac et que son attitude conquérante lorsqu’il défie Paris depuis les hauteurs de la butte Montmartre est « l’inquiétante caricature » de celle du jeune héros balzacien au Père-Lachaise51. Il est aussi à notre avis possible de songer au dénouement ouvert de Bel-Ami où l’on voit Georges Duroy contempler fièrement depuis le seuil de l’église de la Madeleine le portique du Palais-Bourbon. Quant à la description de la pension Vauquer n’aurait-elle pas inspiré dans sa verticalité socialement significative celle de la grande maison de la Goutte-d’Or dans L’Assommoir tout comme l’évocation du fameux escalier le long duquel Zola a ancré l’intrigue de Pot-Bouille ?

45 P. 348. 46 P. 231. 47 Op. Cit, Commentaires, p. 389. 48 Renée de Smirnoff, « Du Père Goriot à L’Initié », L’Année balzacienne 1989, p. 245 à 260. 49 Voir Anne-Marie Baron, Le fils prodige, Nathan, 2000, chapitre VIII : « Les Christs de la paternité ». 50 On trouvera le texte intégral cité par Stéphane Vachon, op. cit., p. 405. 51 Op. cit., p. 114.

Page 8: Etude Critique

Cependant, si tout Balzac se trouve dans ce miroir concentrique, c’est aussi et surtout, nous semble-t-il parce que Le Père Goriot comme bien des romans de La Comédie humaine est une œuvre profondément tragique imprégnée d’une amère dérision.

On y assiste à la dégénérescence de toutes les valeurs. L’amitié est devenue un vain mot. Ainsi la duchesse de Langeais apprend-elle à madame de Beauséant la publication des bans du mariage de son amant « en jetant des flots de malignité par ses regards »52 et même l’ignorant Rastignac est capable de déceler « les mordantes épigrammes cachées sous les phrases affectueuses de ces deux femmes »53. La vicomtesse fait d’ailleurs de ce constat le premier point de la leçon qu’elle prodigue alors à son jeune protégé : « Aussitôt qu’un malheur nous arrive, il se rencontre toujours un ami prêt à venir nous le dire et à nous fouiller le cœur avec un poignard en nous en faisant admirer le manche »54. La métaphore est aussi cruelle que la réalité à laquelle elle renvoie. Le dévouement est le plus souvent vicié par l’intérêt. Ce n’est certes pas un élan du cœur qui a poussé mademoiselle Michonneau à s’occuper d’ « un vieux monsieur affecté d’un catarrhe à la vessie » car le narrateur prend immédiatement soin de nous dire que « ce vieillard lui avait légué mille francs de rente viagère »55 pour ses bons mais sans doute pas très loyaux services. Il ne nous est pas permis non plus de nous leurrer sur l’attitude de Christophe qu’on pourrait croire née de la bonté d’un cœur simple. Certes, il monte du bois chez Goriot malade si bien que le vieillard le remercie en lui disant « Dieu te récompensera mon garçon ; moi je n’ai plus rien » mais la précision qui suit immédiatement est décapante : « Je te payerai bien, toi et Sylvie, dit Eugène à l’oreille du garçon »56. N’oublions pas, en outre, que si le domestique est le seul avec le jeune étudiant à assister à l’inhumation du défunt c’est seulement parce qu’ « il se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires »57… Quant à la religion, nous est-il été précisé auparavant, elle « n’est pas assez riche pour prier gratis »58. Dans la même perspective, dans une société où règnent l’individualisme et l’égoïsme, la compassion ne saurait exister. Lorsque Rastignac lui apprend que le fils Taillefer risque d’être tué en duel Goriot réplique : « Qu’est-ce que cela vous fait ? »59. Mais c’est surtout l’un des pensionnaires de madame Vauquer qui résume à travers la crudité de son propos la tragique indifférence de chacun envers autrui : « Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. Profitons donc des avantages de la civilisation. […] Que le père Goriot soit crevé, tant mieux pour lui ! »60. Dans sa trivialité, la scène qui suit est effroyable si bien que « lorsque Eugène et Bianchon eurent mangé, le bruit des fourchettes et des cuillères, les rires de la conversation, les diverses expressions de ces figures gloutonnes et indifférentes, leur insouciance, tout les glaça

52 P. 128. 53 P. 129. 54 P. 134. 55 P. 59. 56 P. 332. 57 P. 352. 58 P. 353. 59 P. 242. 60 P. 350.

Page 9: Etude Critique

d’horreur »61. Cette indifférence et cette voracité quasiment bestiales justifient donc a posteriori les étonnantes métaphores animales du début du roman62 renvoyant à un monde cruellement primitif.

De cette déroute des valeurs, l’amour sort singulièrement dégradé tout comme la statue du Cupidon écaillé qui en est en quelque sorte l’emblème devant la pension Vauquer63. Celui de Goriot pour ses filles est passé, il en convient lui-même, à l’état de vice64, de passion égoïste, aux manifestations parfois équivoques et à la limite du désir incestueux65. Celui d’Anastasie et de Delphine envers leur père n’est que de l’intérêt déguisé sous la forme de quelques manifestations de tendresse66 et l’abandon dans lequel elles le laissent n’est que l’aboutissement logique d’un comportement qui est loin d’être nouveau : « Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans »67, s’exclame le vieillard. Un tel état de choses aboutit évidemment à la dissolution de la famille dont on ne trouve plus dans le roman que des avatars dérisoires : « maman » Vauquer et ses pensionnaires, le trio formé, rue d’Artois, par le père, la fille et l’amant de la fille, Vautrin et ses esclaves dans sa plantation de tabac en Amérique. Quant à Rastignac, il ne faut pas être dupe : les liens qui vont l’unir à Delphine de Nucingen ne naissent ni de l’affection ni de la passion mais d’un pragmatisme non dépourvu de cynisme. Déjà, après avoir d’abord jeté son dévolu sur la comtesse de Restaud, ce funambule croyait avoir réalisé son rêve de trouver « dans une charmante femme le meilleur des balanciers ! »68. C’est qu’il a compris d’emblée qu’ « avoir une maîtresse est une position quasi royale », « le signe de la puissance »69. Curieuse conception des relations amoureuses que celle qui lui fait se dire : « Le mors est mis à ma bête, sautons dessus et gouvernons-la »70 ! Un peu plus loin une image de la même veine est tout aussi significative : « Eugène ne voulait pas que son premier combat se terminât par une défaite, et persistait dans sa poursuite, comme un chasseur qui veut absolument tuer une perdrix à sa première fête de Saint-Hubert »71. Cette « passion de commande »72 est donc pensée en termes de domination et de rentabilité. L’écrivain n’accorde d’ailleurs aucune excuse à son personnage, précisant que Rastignac « s’était aperçu que pour convertir l’amour en instrument de fortune, il fallait avoir bu toute honte, et renoncer aux nobles idées qui sont l’absolution des fautes de la jeunesse »73. S’il a choisi Delphine de Nucingen, c’est parce qu’il s’est dit que « [son] mari fait des affaires d’or » et que celui-ci

61 Ibidem. 62 Jeannine Guichardet parle de la « ménagerie de la pension Vauquer » et dit qu’ « on a l’impression d’avoir affaire à d’étranges mutants ». Op. cit., p. 38. 63 P. 50. 64 P. 336. 65 Voir Anne-Marie Baron, Le fils prodige, op. cit., p. 114-115. 66 Lorsque, par exemple, madame de Restaud revient demander pardon de ses propos violents lors de la scène qui a porté un coup fatal au père Goriot, ce n’est qu’un prétexte pour obtenir du vieillard sa signature au dos de la lettre de change qui pourrait la sauver (p. 309). 67 P. 335. 68 P. 86. 69 P. 185. 70 P. 189. 71 P. 221. 72 P. 196. 73 P. 218.

Page 10: Etude Critique

« pourra [l’] aider à ramasser tout d’un coup une fortune »74. De même, lorsqu’il s’est laissé aller à courtiser Victorine Taillefer, c’était « en sachant qu’il faisait mal et voulant faire le mal »75, c'est-à-dire en ayant pour seule motivation l’appât de la dot. Les choses sont donc claires : Rastignac est profondément immoral et ce, dès le début du roman. En effet si Le Père Goriot est bien « la peinture des sinuosités dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en conservant les apparences »76, il n’est pas moins vrai, comme le dit Vautrin que « la vertu ne se scinde pas : elle est ou elle n’est pas »77 et la morale des intérêts, en fin de compte, n’a rien à voir avec la morale. Balzac fait d’ailleurs observer que la volonté de puissance manifestée par Rastignac pourrait être mise au service d’un noble dessein : « A défaut d’un amour pur et sacré qui remplit la vie, cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeur d’un pays pour objet »78. Mais ce n’est pas le cas : Rastignac ne pense égoïstement qu’à sa réussite personnelle et comme le lui rappelle sa mère : « les voies tortueuses ne mènent à rien de grand »79. Certes, il est encore capable de quelques élans de générosité : il se met au service de madame de Beauséant, soigne le père Goriot, voudrait aller prévenir Taillefer mais il frôle de bien près la voie criminelle. Nous pouvons en effet lire que « dans son for intérieur, il s’était abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenir d’une semblable union » et qu’ « il fallait un miracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjà mis le pied »80. Ce miracle se produira : il s’agira de l’arrestation du forçat. Rastignac n’est pas loin d’être un Lucien de Rubempré sauvé par les circonstances. Sauvé du crime mais non de la compromission puisque du sommet du Père-Lachaise il décide de se rendre directement « chez madame de Nucingen » et non pas de retrouver Delphine rue d’Artois, c’est-à-dire de pactiser avec ceux qui viennent de se comporter indignement, de retrouver non sa maîtresse mais la femme du banquier qui pourra peut-être assurer sa fortune81.

La figure de Goriot, de ce « Christ de la paternité » contrebalancerait-elle par l’absolu de l’amour qu’elle incarne celle de l’arriviste embourbé dans la voie de la compromission ? Il faut tout d’abord convenir que l’amour de Goriot pour ses filles est passé à l’état de monomanie qui confine à l’idolâtrie, voire au fétichisme (il demande à Rastignac de lui donner le gilet sur lequel Delphine a versé des larmes82). Chez lui le sentiment de la paternité s’est développé « jusqu’à la déraison »83, prenant même la forme d’une folie furieuse qui le conduirait à assassiner ses gendres s’il le pouvait. C’est donc à juste titre que Nathalie Preiss peut affirmer que dans Le Père Goriot nous assistons à la « subversion de la

74 P. 190. 75 P. 236. 76 P. 190. 77 P. 174. 78 P. 290. 79 P. 148. 80 P. 236. 81 Voir La Maison Nucingen : le baron « récompensera » Rastignac d’avoir trempé dans ses louches affaires et d’avoir supporté à sa place le joug conjugal en lui offrant des actions qui le rendront fort riche. 82 P. 213. 83 P. 145.

Page 11: Etude Critique

Passion christique en une passion hystérique »84. Ce père monomane achète l’amour de ses filles comme un amant qui paierait ses maîtresses - elles passent d’ailleurs pour telles aux yeux des pensionnaires de la maison Vauquer – et s’il favorise la liaison entre madame de Nucingen et Eugène c’est aussi et surtout parce que cet adultère lui permettra de vivre près de Delphine occupant pour ainsi dire une position de « voyeur » qui le rendra heureux85. En fait Rastignac se trompe lorsqu’il admire l’amour de ce père « qu’aucun intérêt personnel n’entachait »86. Goriot l’avoue lui-même : « Mais, voyez-vous, il y avait à moi bien de l’égoïsme, je suis intéressé à votre changement de quartier »87. Cet amour excessif, dégradé et dégradant explique les réactions violentes parfois engendrées par l’immoralité du personnage lors de la parution du roman. « Pourquoi montrer la paternité dégradée, avilie, au point que son sacré caractère disparaît sous la fange dont elle se souille comme à plaisir ? M. de Balzac appelle quelque part son père Goriot le Christ de la paternité : quelle erreur ! quel blasphème ! Qu’on nous passe l’inconvenance du mot en faveur de sa justesse : c’est le pourceau qu’il fallait dire, s’exclame Edouard Monnais dans Le Courrier français en date du 13 avril 183588. Deux jours plus tôt, La Quotidienne faisait retentir la même indignation : « […] il dégrade son titre de père, se fait le complice du désordre de ses filles et joue auprès d’elles le plus infâme des rôles, un tel homme n’intéresse pas : il repousse, il dégoûte. […] Pour Goriot, son titre de père, au lieu d’attirer sur lui l’intérêt, ne fait que le rendre plus vil et plus ignoble ; son abandon, ses angoisses, au moment de sa mort ne sont qu’une juste punition »89 . Cruel verdict qui nous conduit à nous interroger sur le caractère soi-disant sublime du sentiment de Goriot. Une passion qui altère à ce point la dignité et la conscience morale du personnage mérite-t-elle encore ce qualificatif, même si Balzac l’emploie, écrivant par exemple : « Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne l’avait vu illuminé par les feux de sa passion paternelle »90 ? Certes, on peut trouver ce vieillard admirable dans son dévouement inlassable, mais les dernières pages du roman nous le montrent surtout pitoyable et pathétique, en un mot, sans grandeur. C’est que le romancier y déploie une nouvelle forme de sublime ayant, comme l’écrit Arlette Michel, « ses racines dans une expérience spirituelle qui est la confrontation avec l’absolu de la douleur »91. Cette souffrance est d’ailleurs avant tout une souffrance morale comme le signifie symboliquement la douleur à la tête ressentie par le pauvre homme92. Douleur née de la prise de conscience de l’indignité de l’autre et de soi-même. Lors de son agonie, il en vient à faire cet affreux constat : « Les misérables ! elles couronnent dignement leur conduite envers moi depuis dix ans »93. Ne croyons pas que jusqu’alors il se soit abusé à propos des sentiments éprouvés par ses filles pour lui. Ce terrible aveu témoigne

84 Nathalie Preiss, Honoré de Balzac, collection « Figures et plumes », Puf, 2009, p. 49. 85 « Ce sera pourtant bien gênant quelquefois » fait observer Delphine (P. 284). 86 P. 284. 87 P. 239. 88 Cité par Stéphane Vachon, p. 432. 89 Cité par Nicole Billot, « Le Père Goriot devant la critique (1835) », AB 1987, p. 119. 90 P. 194. 91 Arlette Michel, « Le pathétique balzacien dans Le Père Goriot, La Peau de chagrin, Histoire des Treize et Le Père Goriot », AB 1985, p. 230. 92 P. 306 « Le crâne me cuit intérieurement comme s’il y avait du feu » et p. 335 : « Ma tête est une plaie ». 93 P. 335.

Page 12: Etude Critique

de sa constante lucidité : « J’ai encore ma finesse, allez, et rien ne m’est échappé. Tout a été à son adresse et m’a percé le cœur. Je voyais bien que c’était des frimes ; mais le mal était sans remède »94 ou encore : « J’ai vécu pour être humilié, insulté. Je les aime tant, que j’avalais tous les affronts par lesquels elles me vendaient une pauvre petite jouissance honteuse »95. Nous nuancerons donc le propos de Balzac affirmant dans la préface de la seconde édition du roman : « Le Père Goriot est comme le chien du meurtrier qui lèche la main de son maître quand elle est teinte de sang ; il ne discute pas il ne juge pas, il aime »96. Ainsi que nous venons de l’observer, le père juge ses filles, il en vient même à les maudire97 mais il pardonne et ne leur retire pas, comme il ne l’a jamais fait d’ailleurs, son amour. C’est cet absolu du sentiment qui le rend sublime, d’un sublime typiquement balzacien, d’un sublime paradoxal dans l’abandon et l’abaissement98 d’où, peut-être la dérisoire consolation qui lui est accordée, celle de se tromper une dernière fois en prenant les têtes de Bianchon et de Rastignac agenouillés de chaque côté de son lit pour celles de Delphine et d’Anastasie99.

Le Père Goriot est donc une œuvre profondément tragique dans le ton de La

Comédie humaine tout entière. Elle a elle aussi « la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint »100. Comme le fait observer Nathalie Preiss, « l’on assiste dans ce roman non seulement à la mort d’un père, mais bien à la mort des pères, de la paternité. C’est que derrière l’agonie de Goriot, s’ouvre en abîme une galerie d’agonies et de morts parallèles »101. Mort de la Paternité comme principe sacré voué inéluctablement à disparaître dans une société où comme le dit Gobseck l’or tient lieu de « spiritualisme »102 et où « aucun sentiment ne résiste au jet des choses »103. Or, à travers Goriot, Balzac l’affirme : « La société, le monde roulent sur la paternité » si bien que « tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères »104. Constat désabusé et désespéré dans son imperturbable logique. La paternité de l’écrivain démiurge serait-elle désormais la seule viable, teintant d’une lueur d’espoir ce sombre horizon ?

94 Ibidem. 95 P. 337. 96 P. 401. 97 P. 339. 98 Cet amour « quand même » est aussi particulièrement manifeste chez Agathe Bridau qui, dans La Rabouilleuse, ne retirera jamais son affection à son indigne fils Philippe. 99 P. 347. 100 Œuvres diverses, Lettres sur Paris, XI, 9 janvier 1831, p. 937. 101 Op. cit., p. 49. 102 Gobseck, Pl, t. II, p. 976. 103 La Fille aux yeux d’or, Pl, t. IV, p. 1040. 104 P. 336.