Être Auteur Avant Homère en Mésopotamie

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  ÊTRE AUTEUR AVANT HOMÈRE EN MÉSOPOTAMIE ?  Jean-Jacques Glassner Presses Universitaire s de France | Diogène 2001/4 - n° 196 pages 111 à 118  ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2001-4-page-111.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Glassner Jean-Jacques, « Être auteur avant Homère en Mésopotamie ? », Diogène , 2001/4 n°196, p. 111-1 18. DOI : 10.3917/dio.196.0111 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.  © Presses Unive rsitaires de France. Tou s droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          1    8    8  .    7    8  .    1    2    6  .    1    4    1      0    7    /    0    2    /    2    0    1    5    1    6    h    2    1  .    ©    P   r   e   s   s   e   s    U   n    i   v   e   r   s    i    t   a    i   r   e   s    d   e    F   r   a   n   c   e m e é é g d s w c r n n o 1 7 1 1 0 0 2 1 © P e v s a r e d F a

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ÊTRE AUTEUR AVANT HOMÈRE EN MÉSOPOTAMIE ? Jean-Jacques Glassner 

Presses Universitaires de France | Diogène

2001/4 - n°196

pages 111 à 118

 

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Glassner Jean-Jacques, « Être auteur avant Homère en Mésopotamie ? »,

Diogène , 2001/4 n°196, p. 111-118. DOI : 10.3917/dio.196.0111

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 Diogène, n° 196, octobre-décembre 2001. 

ÊTRE AUTEUR AVANT HOMÈREEN MÉSOPOTAMIE ?

 par

JEAN-JACQUES GLASSNER

Ordinairement, les œuvres mésopotamiennes sont anonymes ;on connaît au mieux les noms de certains copistes. Quelques no-tables exceptions, comme Saggil-kênam-ubbib, l’auteur de la Théo-dicée babylonienne1, Kabti-ilî-Marduk, celui du “ mythe d’Erra2 ”,

ou, peut-être, Shamash-muballit, fils de Warad-Sîn

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, éventuelle-ment l’auteur d’un hymne à la déesse Inanna, ne compensent pascette lacune.

Sans doute possède-t-on une liste antique de noms d’auteurs,mais le document est difficilement acceptable comme tel, qui citepêle-mêle des noms de divinités, de créatures de légende et de per-sonnages historiques : ainsi ceux du dieu Enki/Éa, du sage Uana-

 Adapa, l’Oannès de Bérose, du roi légendaire d’Uruk Enmerkar,l’inventeur de l’écriture, mais aussi celui de Sîn-leqe-unninnî, pré-senté comme l’auteur de l’épopée de Gilgamesh4  et dont il est dit

qu’il aurait vécu au temps de Gilgamesh lui-même, Lu-Nanna,l’auteur tout aussi présumé de la légende d’Etana5  et qui aurait vécu à Ur, toujours selon la même source, au temps du roi Shulgi(2094-2047).

Parmi tous ces noms, seul celui de Saggil-kênam-ubbib est as-suré d’être celui d’un auteur. Il a composé son ouvrage sous laforme d’un poème acrostiche de vingt-six strophes ; les vers d’unemême strophe commencent par une même syllabe, laquelle varied’une strophe à l’autre. Au bout du compte, ces syllabes concourentà noter la phrase : a-na-ku Sa-ag-gi-il-ki-[na-am]-ub-bi-ib ma-ash-ma-shu ka-ri-bu sha i-li u shar-ri, “ je suis Saggil-kênam-ubbib,l’exorciste, qui rend grâce aux dieux et au roi6 ”. L’auteur lui-mêmemonnayant syllabiquement son nom dans le poème, il ne peut faireaucun doute sur son identité.

1. Texte traduit dans R. L ABAT  et al.,  Les Religions du Proche Orient, Paris,1970, p.320 sq.

2. Texte traduit dans J. BOTTÉRO et S. N. K RAMER,  Lorsque les dieux faisaientl’homme, Paris, 1989, p.680 sq.

3. C. J. G ADD, Cuneiform Texts (...) in the British Museum 36, Londres, 1921,p. 35-38.

4. Parmi les dernières éditions : J. BOTTÉRO,  L’Épopée de Gilgamesh, Paris,1992 ; R. J. TOURNAY   et A. SHAFFER,  L’Épopée de Gilgamesh, Paris, 1994 ; A. GEORGE, The Epic of Gilgamesh, New York, 1999 ; B. R. FOSTER, The Epic ofGilgamesh, New York, 2001.

5. Texte édité par J. V. Kinnier Wilson, The Legend of Etana, Warminster, 1985.6. W. G. L AMBERT, Babylonian Wisdom Literature, Oxford, 1960, p.63.

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On possède, il est vrai, un second poème acrostiche de la maind’un Assyrien illustre, le roi Assurbanipal lui-même (669-env.630)7. Il s’agit d’une prière au dieu Marduk et à sa parèdre Zarpa-nitu ; on peut y lire, en additionnant les incipit des vers, a-na-ku

 Ash-shur-ba-ni-ap-li sha il-su-ka bu-ul-li-ta-ni-ma ma-ru-du-uk da-li-li-ka lu-ud-lul, “ C’est moi Assurbanipal qui t’interpelle : main-tiens-moi en vie, oh Marduk, et je t’invoquerai dans mes prières ! ”.

Mais le travail n’atteint pas la perfection de l’œuvre précédente.Seuls les premiers vers de chaque strophe comportent la syllabeinitiale exigée ; en outre, sur les trente strophes de l’œuvre, vingt-trois comportent deux vers, les sept autres, inégalement répartiesdans le poème, en comportent trois.

Mais qui est Assurbanipal ? Il est le troisième fils d’Asarhaddon

et reçoit une éducation qui le destine aux lettres et à la prêtrise, lefils aîné étant destiné à hériter du trône d’Assyrie, le second, Sha-mash-shuma-ukîn, éduqué à la mode babylonienne, étant destiné àdevenir le roi de Babylone. Après la mort prématurée du fils aînéet le second étant jugé trop babylonien de formation, Assurbanipalest désigné pour être le prince héritier d’Assyrie et monter sur letrône à la mort de son père. C’est donc un lettré et il ne s’en cachepas :

Je suis Assurbanipal – dit-il – le grand roi, le roi puissant, le roi de

la totalité des terres (habitées), le roi du pays d’Assyrie, le roi des qua-tre rives de la terre, le roi des rois, (...) moi à qui les dieux Shamash et Adad ont remis la science de la divination, le message qui ne peut êtrechangé, moi à qui Marduk, le plus sage des dieux, a accordé un vasteentendement, une large intelligence, moi à qui Nabû, le dieu écrivain,m’a donné en don la connaissance de la sagesse (...). J’ai appris le mes-sage du sage Adapa, le trésor caché de l’ensemble de la science desscribes ; j’ai l’expérience des présages des cieux et de la terre, je suiscapable de discuter de la série “ si le foie est le reflet du ciel ” avec leslécanomanciens experts ; je résous les inverses et les multiplicationsdifficiles qui n’ont point de solution donnée ; j’ai l’habitude de lire une

tablette savante dont le sumérien est obscur, dont l’akkadien est diffi-cile à mener correctement ; je pénètre le sens secret de toute inscrip-tion sur pierre d’avant le déluge (...).

Il réunit dans ses palais de Ninive une immense bibliothèque,qui fut découverte au  XIX 

e siècle et dont les vestiges sont conservésau British Museum. On en estime le contenu à environ 5.000 œu-

 vres. Elle est détruite en 612, lors du sac de la ville par les Mèdeset les Babyloniens coalisés. Malgré les pertes, elle est l’une dessources les plus importantes pour notre connaissance de la culture

et de la littérature mésopotamiennes.Il n’empêche, la mauvaise qualité de l’œuvre ne permet pas declasser le roi parmi les auteurs mésopotamiens. Elle ressemble

7. A. LIVINGSTONE, Court Poetry and Literary Miscellanea, State Archives of As-syria III, Helsinki, 1989, texte n° 2.

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davantage à l’exercice d’un apprenti scribe présentant une vocationincertaine.

Beaucoup plus tôt puisqu’au  XXIIIe siècle, un autre auteur nous

est peut-être connu par certains de ses écrits ; il s’agit d’unefemme, Enheduana, un personnage historique, princesse royale,fille du roi Sargon d’Akkadé (2285-2229 environ) et grande prê-tresse du dieu poliade d’Ur, le dieu Nanna. On connaît d’elle deuxhymnes à la déesse Inanna au sein desquels elle parle d’elle-mêmeà la première personne8. On lui prête aussi d’autres œuvres commeune collection d’hymnes à des temples même si, dans le colophonde l’une des éditions, son nom est associé à la fonction delú.dub.KA.késh.da, soit kâsir tuppi, “ compilateur ” et non“ auteur9  ”. Il subsiste, enfin, un fragment de prière où son nom

figure une ultime fois10

. Toutefois, dans l’ensemble des textes évo-qués, son nom  enheduana peut n’être, comme il est connu par ail-leurs, qu’un terme générique désignant toute grande prêtresse dudieu poliade d’Ur11 ; l’adresse lugal.gu, “ mon seigneur ” ou “ monroi ”, qui figure dans le colophon de la collection des hymnes auxtemples, fait peut-être référence au père de la princesse, le roi Sar-gon, mais sans qu’il n’y ait aucune certitude12.

Kabti-ilî-Marduk se dit kâsir kammishu, “ le compilateur de sonœuvre ”, expression où le pronom suffixé -shu  renvoie au dieu Is-hum, le même dieu dont il est dit qu’il “ lui révéla ” le récit, au

cours d’un rêve, lui-même le “ récitant ” au matin, sans rien omet-tre et sans rien ajouter13 ; la liste d’auteurs précitée indique à sontour, dans les mêmes termes que le mythe, s’agissant de Kabti-ilî-Marduk, fils de Dabibi, que “ (le dieu) lui fit la révélation (du récit)et que lui-même (le) conta ”.

Les dieux seraient-ils donc, selon les Mésopotamiens, les vérita-bles auteurs des œuvres que les hommes se contenteraient de re-produire ? Ne nous y trompons pas. Tout savoir, en Mésopotamie,est fils d’une révélation qui, à l’ordinaire, revêt la forme d’un songe.

 À l’idée de révélation, les Mésopotamiens ajoutent également cellede chemin de recherche14, tel le voyage de Gilgamesh qui le conduit

8. A. ZGOLL,  Der Rechtsfall der En-hedu-ana im Lied nin-me-shara, Munster,1997, p. 22, vers 81sq.

9. A. W. SJÖBERG  et E. BERGMANN, The Collection of the Sumerian Temple Hymns, Locust Valley-New York, 1969, p. 49 : vers 543 sq.

10. J. GOODNICK WESTENHOLZ, “ Enheduanna, En-Priestess, Hen of Nanna,Spouse of Nanna ”, dans H. BEHRENS  et al., (éds).,  Dumu-e 2-dub-ba-a, Studies in Honor of A.W. Sjöberg, Philadelphie, 1989, p. 556, vers 6’.

11. M. CIVIL, “ Les limites de l’information textuelle ”, dans M.-T. B ARRELET,(éd.), L’archéologie de l’Iraq du début de l’époque néolithique à 333 avant notre ère,Paris, 1980, p. 229.

12. L’un des temples ainsi loués, celui du dieu Nanna à Gaesh, ne fut construitqu’un siècle ou deux après le règne de Sargon : J. BLACK , Reading Sumerian Poetry,Londres, 1998, p. 43, note 126.

13. L. C AGNI, L’epopea di Erra, Rome, 1969, p. 126 : 41 sq.14. Sur ce point : J.-J. GLASSNER, “ La philosophie mésopotamienne ”, dans

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“ par le très long chemin par où sort le soleil ”, ou la catabase aucours de laquelle un prince assyrien effectue un bref séjour en en-fer. Du reste, une source indique qu’un récit a été écrit sous la dic-tée d’un cheval !

 À Ur, au  XVIIIe siècle, un certain Ku-Ningal, un prêtre purifica-teur, est le propriétaire d’une bibliothèque privée. Sa maison estaussi un lieu d’enseignement. Certaines œuvres qui y furent dé-couvertes sont totalement inconnues ailleurs ; ainsi plusieurshymnes royaux dont certains sont composés à l’occasion de la visitedu roi Rîm-Sîn de Larsa dans la ville et son sanctuaire, et qui sontcomposés en mauvais sumérien, deux exemplaires d’un hymne audieu Haya, un dieu lié à l’écriture et à la purification, avec inter-cession pour le même Rîm-Sîn, une incantation à caractère hym-

nique, un hymne au dieu Asalluhi, une copie d’inscription royale,toujours de Rîm-Sîn, commémorant un creusement de canal, unecopie d’inscription, enfin, d’Enanedu, une prêtresse du dieu Nanna.Toutes ces œuvres sont très certainement celles du maître de mai-son dont le souverain n’est autre que Rîm-Sîn et qui a des relationsd’affaires avec Enanedu. On serait ici en présence d’un auteur etde son école, soit un cercle restreint mais très productif de lettrés,dont la langue sumérienne est très baroque et très particulière.

Quoique anonyme, la littérature mésopotamienne n’est donc pasdépourvue d’auteurs. On ne peut plus nier, par exemple, à la lu-

mière des poèmes sumériens narrant les exploits d’un personnagede légende du nom de Lugalbanda que leur auteur, même ano-nyme, est un poète de très grande classe ; son style tranche aveccelui des récits sumériens concernant Gilgamesh qui ont toutel’apparence d’une littérature populaire émaillée de dictons.

Il convient donc de s’interroger sur l’identité de celui qui, parson expertise, est fondé à tenir un langage particulier et qui reçoit,tout à la fois, de ce langage sa singularité et son prestige. L’accès àl’écriture implique qu’il est passé par l’école où il a appris le ma-

niement d’une langue écrite qui diffère de la langue parlée, et qu’ilest un membre du groupe social que constituent les scribes.Qu’est-ce que l’école ? Elle se trouve habituellement dans la

maison d’un scribe ou d’un prêtre lettré. L’organisation des étudesest mal connue. Le rythme du travail est quotidien, chaque moiscomportant trois jours de repos et trois jours fériés.L’enseignement lui-même se fait en plusieurs étapes : l’élève com-mence par apprendre le syllabaire, à façonner des tablettes d’argileet à manier le calame. Vient ensuite l’apprentissage du vocabu-

 

 A. J ACOB, (éd.), Encyclopédie Philosophique Universelle, I, L’Univers philosophique,Paris, 1989, p.1637 sq  ; “ The Use of Knowledge in Ancient Mesopotamia ”, dansJ. M. S ASSON  (éd.), Civilizations of the Ancient Near East, III, New York-Londres-Mexico-New Delhi-Singapour-Sydney-Toronto, 1995, p. 1815 sq. ; “ Savoirs secretset écritures secrètes des scribes mésopotamiens ”,  Politica Hermetica 13, 1999, 15-32.

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laire, suivi par celui de la grammaire et de la langue sumérienne.Il est alors à même de copier des textes littéraires, techniques ouscientifiques, d’abord sous la forme d’extraits (la longueur normaledes exercices scolaires varie entre 25 et 35 lignes), plus tard dansleur intégralité. Parallèlement, et c’est une dimension souventomise, tous ces textes sont appris par cœur.

Existerait-t-il donc des élites, les bons élèves des écoles, qui sefonderaient sur leurs seules qualités individuelles et leurs seulesaptitudes intellectuelles ? Il est clair que tout au long de l’histoiremésopotamienne, des familles de scribes qui perdurent sur plu-sieurs générations contrôlent l’ensemble de la production littéraireet scientifique ; certaines d’entre elles, à l’époque hellénistique,prétendent même remonter à un ancêtre lointain dont on suppute,

s’il s’agit d’un personnage historique, qu’il vivait à l’époque ditecassite, soit au milieu du IIe millénaire avant notre ère. Ces famil-

les jouent donc un rôle immense puisqu’elles ont la responsabilitéde la transmission des sources depuis le milieu du II

e  millénaire jusqu’à l’époque séleucide15.

Considérons la famille d’Ekur-zakir, un prêtre exorciste du cou-ple divin Anu et Antu, dans la ville d’Uruk, également grand-prêtre du temple bît resh, dans la même ville, et astrologue, rédac-teur et commentateur du grand manuel d’astrologie appelé Enum

 Anu Enlil. Faute d’aucune donnée chronologique, on ne sait à

quelle époque précise il exerce ses talents. Il est l’ancêtre d’un cer-tain Kidin-Ani, un contemporain des rois Seleucos Ier et AntiochosIer  (305-260), et qui rapporte d’Elam une tablette contenant lesrituels à accomplir par les prêtres, exorcistes, lamentateurs,chantres et théologiens dans les temples d’Uruk, une tablette quele roi de Babylone Nabopolassar (625-605) avait volée autrefois, etqu’un certain Shamash-êtir, un membre de la même famille, lui-même fils de scribe et petit-fils de scribe, copie sous le règned’Antiochos III (222-187).

Il a un premier fils, Anu-aha-ushabshi, qui exerce son métier describe sous le règne de Séleucos II (246-226), et qui est lui-mêmepère de trois enfants, Anu-ushallim, Ina-qibît-Ani et Anu-balâtsu-iqbi, qui exercent leur métier sous les règnes d’Antiochos II (261-246) et de Séleucos IIe; un second fils, dont le nom est inconnu, està son tour le père d’un scribe, Anu-aba-uter, qui exerce égalementses talents sous Séleucos II. D’autres membres de la même familles’échelonnent dans le temps jusqu’en 146 avant notre ère. Il estmalheureusement impossible de dresser un tableau généalogiquecomplet de cette famille, Ekur-zakir étant l’ancêtre de quatre au-

tres scribes d’Uruk, Shibqat-Ani, Anu-uballit, Anu-bêlshunu etIshtar-shuma-êresh. On peut, néanmoins, dresser le tableau sui-

 

15. H. M. Kümmel, Familie, Beruf und Amt im spätbabylonischen Uruk, Berlin,1979, p.108 sq.

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 vant :

Ekur-zakirancêtre de

______________________| |

Shibqat-Ani Anu-aha-ushabshi x| _______|__________ |

Ina-qibît-Ani | | | Anu-aba-uter|______________ Anu-ushallim | Ina-qibît-Ani| | Anu-balâtsu-iqbi

Shamash-êtir Anu-uballit| |Ina-qibît-Ani Ina-qibît-Ani

Ekur-zakirancêtre de

 Anu-uballit Anu-bêlshunu Ishtar-shumu-êresh| _________|_________ |

Ina-qibît-Ani | | Iqîsha| Anu-ahhê-iddin Nidinti-Ani |

 Anu-aha-ushabshi __________________|_ Ishtar-shuma-êresh| | |

Ina-qibît-Ani Mukîn-apli Anu-aha-iddina Papsukkal-ibni| |

 Anu-aha-ushabshi Anu-aha-usur

Le tableau généalogique des descendants de Sîn-leqe-unninnî,

un exorciste, auteur présumé de l’épopée de Gilgamesh, que l’onpense être l’auteur de la version récente du récit, au milieu du IIe 

millénaire, et s’étend sur onze générations de scribes, la dernièregénération étant en activité sous le règne d’Antiochos VII (139-130) :

Sîn-leqe-unninnî

ancêtre de

Itti-Ani-nuhshu|

 Anu-bêlshunu

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 ÊTRE AUTEUR AVANT HOMÈRE EN MÉSOPOTAMIE ? 117

|Itti-Ani-nuhshu

| Anu-uballit

__________|__________| |

Itti-Ani-nuhshu Nidinti-Ani|

 Anu-bêlshunu_______________|_______________

| |Nidinti-Ani Anu-aba-utêr

_______________________|_____________________________

| | | | Anu-iqîshanni Illut-Ani Anu-balâtsu-iqbi Anu-bêlshunu|

Nidinti-Ani|

 Anu-ahhê-iddin

On observe, d’autre part, que les auteurs et les compilateurs desgrandes œuvres littéraires exercent, dans leur grande majorité, lesprofessions d’exorcistes, de lamentateurs ou de devins. Il apparaît

donc qu’il existe bel et bien des élites intellectuelles dont ils sont,les uns et les autres, les piliers, des élites qui se caractérisentcomme des groupes familiaux entretenant entre eux des relationscomplexes et où nul n’est le dépositaire d’un savoir exclusivementspécialisé.

Les palais et les temples ne joueraient-ils pas la part qu’on leurattribue ordinairement dans la composition, la copie et la trans-mission des œuvres littéraires et érudites ? Il n’y a point, en réali-té, entre les sphères intellectuelles, politiques ou religieuses, de

cloisons étanches et infranchissables. Car le temple peut embau-cher des lettrés, comme le fait l’assemblée de l’Esagil, le temple deMarduk à Babylone, qui décide de rémunérer des astronomeschargés de faire des observations quotidiennes et les noter sur destablettes. Parmi les familles de scribes, certaines sont, par tradi-tion, rétribuées par les rois, comme celle d’Arad-Ea de Babylonealors que d’autres sont au service des temples. Et comment pour-rait-on oublier qu’en 703 un notable provincial, membre d’unegrande famille de scribes, conduit une révolte et monte sur le trônede Babylone sous le nom de Marduk-zâkir-shumi (II) (703) ! Quant

au roi de Babylone Nabû-apla-iddina (887-855), un prédécesseur deMarduk-zâkir-shumi, il est lui-même directement associé à untravail éditorial considérable.

Les Mésopotamiens ont conscience de cet état de fait. Une tradi-tion veut, d’ailleurs, qu’à chaque règne soit assigné un sage ou un

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 JEAN-JACQUES GLASSNER118

érudit : Uana-Adapa aurait été un contemporain d’Alulu, le pre-mier roi antédiluvien ; le nom de Lu-Nanna, déjà évoqué, auteur,prétendument, d’une somme d’érudition et d’hymnes en l’honneurde Shulgi, mais qu’une chronique maltraite, le qualifiant d’aveugleet indiquant que de conserve avec son roi, il aurait altéré les ritesdes dieux, écrit des stèles mensongères et des écrits insolents, estassocié au règne de Shulgi ; Saggil-kênam-ubbib aurait vécu sousle règne d’Adad-apla-iddina, roi de Babylone (1068-1047), Aba-Enlil-dâri plus connu sous son nom araméen d’Ahiqar, sous celuid’Asarhaddon, roi d’Assyrie (680-669). Dans l’intervalle, et parmibeaucoup d’autres, Kabti-ilî-Marduk aurait vécu au temps d’Ibbi-Sîn d’Ur (2028-2004), ce qui est une erreur flagrante puisqu’il écritle mythe d’Erra dans la seconde moitié du IX 

e  siècle, vraisembla-

blement sous le règne de Marduk-zâkir-shumi. Mais qu’importentles erreurs et les traits légendaires, une tradition veut que la pro-duction littéraire soit associée au pouvoir royal.

Jean-Jacques GLASSNER.(CNRS/EHESS.)

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