Etat Multinational Plaidoyer Pour Une Nouvelle Théorie Du Droit

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PLAIDOYER POUR UNE NOUVELLE THEORIE DU DROIT, CONDITION SINE QUA NON DE L’EMERGENCE D’ETATS VIABLES EN AFRIQUE NOIRE La question de la définition de l’Etat (la mise en évidence de sa nature ou de sa consistance) est certainement l’une des questions les plus importantes que les sciences sociales doivent résoudre en premier. Les juristes, formés à l’école positiviste, définissent l’Etat (sans préjuger de son caractère national ou multinational) comme un ensemble de concepts juridiques, tant il est évident que la corporéité de l’Etat n’est pas une donnée d’expérience. Ce n’est donc qu’à partir d’un ensemble de concepts, agencés de façon cohérente que l’on peut se faire une idée de la « densité » du phénomène étatique 1 : formes de l’Etat (unitaire, fédérale ou hybride), formes de gouvernement (représentatif ou démocratique), théories de la séparation des pouvoirs, modes de scrutin, etc. Mais plus encore, l’Etat moderne s’appréhende à travers le droit qu’il produit, à travers la cohérence de son ordre juridique. Dans les systèmes africains étatiques « imparfaits 2 », dérivés des structures de domination politique appelées « post-coloniales » 3 , l’ordre juridique est partiel. L’Etat post-colonial est un Etat qui ne fonctionne pas comme une sphère de liberté, mais comme une sphère d’oppression, sa logique étant 1 Comme le souligne M. Troper, « L’Etat n’est pas un être réel, psychologique ou social, il n’est que la personnification de l’ordre juridique, qu’on a eu tort d’hypostasier, mais le concept d’Etat est néanmoins nécessaire ». 2 Systèmes « primitifs » dans lesquels « ce ne sont pas des organes spécialisés qui créent et appliquent les normes juridiques, mais les sujets eux-mêmes, et ce de façon aléatoire ou arbitraire». 3 Ce qui caractérise l’Etat post-colonial, et par conséquent le droit qu’il sécrète, c’est le fait qu’il se définit sans son peuple, et bien plus comme le rappelle T. Mwayila, contre ce dernier. Le peuple devient l’opposé, sinon l’ennemi de l’Etat. Son fondement étant la corruption, le droit fonctionne de manière à anéantir toute vertu civique et politique, il est irrationnel. 1

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Une nouvelle approche du droit constitutionnel en Afrique noire prenant pour exemple la République du Congo-Brazzaville

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PLAIDOYER POUR UNE NOUVELLE THEORIE DU DROIT, CONDITION SINE QUA NON DE L’EMERGENCE D’ETATS VIABLES EN AFRIQUE NOIRE

La question de la définition de l’Etat (la mise en évidence de sa nature ou de sa consistance) est certainement l’une des questions les plus importantes que les sciences sociales doivent résoudre en premier. Les juristes, formés à l’école positiviste, définissent l’Etat (sans préjuger de son caractère national ou multinational) comme un ensemble de concepts juridiques, tant il est évident que la corporéité de l’Etat n’est pas une donnée d’expérience.

Ce n’est donc qu’à partir d’un ensemble de concepts, agencés de façon cohérente que l’on peut se faire une idée de la « densité » du phénomène étatique1 : formes de l’Etat (unitaire, fédérale ou hybride), formes de gouvernement (représentatif ou démocratique), théories de la séparation des pouvoirs, modes de scrutin, etc.

Mais plus encore, l’Etat moderne s’appréhende à travers le droit qu’il produit, à travers la cohérence de son ordre juridique. Dans les systèmes africains étatiques « imparfaits2 », dérivés des structures de domination politique appelées « post-coloniales »3, l’ordre juridique est partiel. L’Etat post-colonial est un Etat qui ne fonctionne pas comme une sphère de liberté, mais comme une sphère d’oppression, sa logique étant indépendante des aspirations profondes des peuples qui le composent.

Pour comprendre la nature d’un Etat, il faut donc examiner son rapport au droit4, et les évènements récents, intervenus à la suite de l’inscription par la C.I.J5 à son rôle, de la requête déposée contre la France par la République du Congo — requête par laquelle

1 Comme le souligne M. Troper, « L’Etat n’est pas un être réel, psychologique ou social, il n’est que la personnification de l’ordre juridique, qu’on a eu tort d’hypostasier, mais le concept d’Etat est néanmoins nécessaire ». 2 Systèmes « primitifs » dans lesquels « ce ne sont pas des organes spécialisés qui créent et appliquent les normes juridiques, mais les sujets eux-mêmes, et ce de façon aléatoire ou arbitraire».3 Ce qui caractérise l’Etat post-colonial, et par conséquent le droit qu’il sécrète, c’est le fait qu’il se définit sans son peuple, et bien plus comme le rappelle T. Mwayila, contre ce dernier. Le peuple devient l’opposé, sinon l’ennemi de l’Etat. Son fondement étant la corruption, le droit fonctionne de manière à anéantir toute vertu civique et politique, il est irrationnel.

4 Tant il est vrai que le droit et l’Etat forment une unité indissoluble.5 Le 11 avril 2003, la République française a indiqué à la Cour internationale de Justice, qu'elle acceptait la compétence de la Cour pour connaître d'une requête déposée le 9 décembre 2002 par la République du Congo contre la France, en application du paragraphe 5 de l'article 38 du Règlement de la Cour (hypothèse où "le demandeur entend fonder la compétence de la Cour sur un consentement non encore donné ou manifesté par l'Etat contre lequel la requête est formée"). En conséquence, la Cour a inscrit aujourd'hui à son rôle général cette affaire opposant la République du Congo à la République française.

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la République française accepte la compétence de la Cour internationale de justice pour trancher du conflit de compétence6

allégué par l’Etat congolais entre la France et le Congo —, nous permettent d’examiner la nature intrinsèque de l’Etat congolais, et du droit dont il se réclame, comme constitutif du socle de l’Etat de droit.

Les faits sont les suivants : des disparitions eurent lieu entre le 5 et le 14 mai 1999 parmi des ressortissants congolais de la dernière guerre civile de 1998, passés pour des raisons de sécurité de l’autre côté de la frontière fluviale séparant la République du Congo, de la République Démocratique du Congo. A la suite d’un accord tripartite définissant un couloir humanitaire sous les auspices du Haut Commissariat pour les Réfugiés, de nombreuses familles (plus de 350) empruntant ces couloirs humanitaires disparurent dans des circonstances impliquant de façon manifeste les autorités gouvernementales congolaises en place. Après que les juges du Tribunal de Grande Instance de Meaux aient, le 18 septembre 2002, adressés une demande d’audition du Président Sassou Nguesso en visite officielle en France, auprès ministère des Affaires Etrangères français et une demande à la chancellerie ; après que ce dernier se soit dérobé le 25 septembre à la demande des juges non relayée par le ministère des Affaires Etrangères, les autorités congolaises introduisaient le 9 décembre 2002, une requête pour conflit de compétence au greffe de la C.I.J, requête dans laquelle elles indiquaient que : « la République du Congo (…) entendait fonder la compétence de la Cour, en application du paragraphe 5 de l'article 38 du Règlement de la Cour, "sur le consentement que ne manquera pas de donner la République française".

Conformément à l'article susmentionné, la requête de la République du Congo avait été transmise au Gouvernement français et aucun acte de procédure n'avait été effectué. Le plus surprenant est certainement l’assurance des autorités congolaises sur l’issue favorable de la décision de l’Etat français quant à son dessaisissement. Cette certitude laisse planer de fortes présomptions en faveur d’une connivence entre le politique et le droit, une alliance de raison. Non exceptionnelle par elle-même, l’irruption de la « raison d’Etat » sous la forme d’un précédent juridique majeur dans les relations franco-congolaises, est pernicieuse pour le Congo, mais aussi pour les Etats africains, car elle précise les contours des futurs Etats de droit africains sans 6 Dans sa lettre, la France précise toutefois que son acceptation de la compétence de la Cour est strictement limitée "aux demandes formulées par la République du Congo" et que "l'article 2 du traité de coopération du 1er janvier 1974 entre la République française et la République populaire du Congo, auquel se réfère cette dernière dans sa requête introductive d'instance, ne constitue pas une base de compétence de la Cour pour connaître de la présente affaire.

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cesse proclamés, dans lesquels l’instrumentalisation du droit ne peut que présager l’inscription d’une vision du droit légicentriste ; dépouillée de toute référence à une quelconque finalité éthique : une vision utilitaire du droit, préjudiciable à l’édification et à la consolidation de l’Etat, et du processus démocratique en Afrique.

La connivence du politique et du droit transparaît à travers la constatation sibylline faite par la Cour du caractère inattendu de la procédure adoptée par les autorités françaises et congolaises : « Il est noté que c'est la première fois, depuis l'adoption de l'article 38 paragraphe 5 du Règlement en 1978, qu'un Etat accepte ainsi l'invitation d'un autre Etat à reconnaître la compétence de la Cour internationale de Justice pour connaître d'une affaire le mettant en cause ». Mais, bien entendu, ce n’est pas tant la formulation de l’article 5, ni ses dispositions qui induisent une telle connivence — personne ne conteste le caractère juridique des dispositions de l’article 5 — c’est plutôt le caractère juridiquement improbable, mais politiquement envisageable d’une telle procédure, qui provoque quelques doutes quant au caractère essentiellement juridique d’une telle démarche7. La suite de la lettre adressée par la France à la C.I.J, la précision qu’elle apporte quant au fait que la compétence de la Cour doit se fonder sur limitativement "aux demandes formulées par la République du Congo", mais aussi le rappel explicite que "l'article 2 du traité de coopération du 1er janvier 1974 entre la République française et la République populaire du Congo, auquel se réfère cette dernière dans sa requête introductive d'instance, ne constitue pas une base de compétence de la Cour pour connaître de la présente affaire", sont lourdes de signification.

Ces rappels signifient en clair que les deux parties n’entendent nullement s’en remettre pour le fond à la compétence de la C.I.J, pour juger de l’affaire, mais que la France, pour se protéger des protestations que ne manquera pas de susciter sa décision, a jugé préférable de s’entourer du parapluie juridique de la C.I.J, laissant à cette dernière le soin de trancher en dernière instance la question de compétence. La requête du Congo vise en effet à faire annuler les actes d'instruction et de poursuite accomplis par la justice

7 Un antécédent fâcheux concernant la position originelle de la France en ce qui concerne le principe de l’indépendance – cour Criminelle Internationale ou Cour Pénale Internationale - d’une justice internationale mérite d’être mentionné. C’est la ratification par la France du traité créant la CPI, précédée de l’adoption du fameux article 124, permettant à un Etat partie de refuser la compétence de la Cour pendant une durée de 7 ans renouvelable, en matière de crimes de guerre. La position du Garde des Sceaux de l’époque, Mme Guigou, consistait à soutenir que de toutes les façons, les tribunaux nationaux possédaient un arsenal juridique permettant de juger de tels crimes sur le plan national. Il semblerait que cette position ait fait jurisprudence parmi les autorités congolaises, autorités qui n’hésitent pas à l’appliquer au cas des disparus du Beach de Brazzaville, en alléguant l’existence d’une loi nationale au Congo punissant les crimes de guerre et le génocide.

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française à la suite d'une plainte pour crimes contre l'humanité et tortures émanant de diverses associations ; ainsi que, dans le cadre de ces procédures, la commission rogatoire8 délivrée par un juge d'instruction du tribunal de grande instance de Meaux aux fins de l'audition du président de la République du Congo comme témoin. La République du Congo soutient qu'en "s'attribuant une compétence universelle en matière pénale et en s'arrogeant le pouvoir de faire poursuivre et juger le ministre de l'intérieur d'un Etat étranger à raisons de prétendues infractions qu'il aurait commises à l'occasion de l'exercice de ses attributions relatives au maintien de l'ordre public dans son pays", la France a violé "le principe selon lequel un Etat ne peut, au mépris de l'égalité souveraine entre tous les Etats Membres de l'ONU, exercer son pouvoir sur le territoire d'un autre Etat". Mais ce qui semble avoir motivé les autorités françaises à renoncer à l’exercice des prérogatives de compétence universelle autorisées par le Code Pénal français9 — et incidemment à accepter l’application de mesures conservatoires — est certainement l’argument décisif des autorités congolaises, argument qui se décline en deux temps et s’énonce en ces termes : « les deux conditions essentielles au prononcé d'une mesure conservatoire, suivant la jurisprudence de la Cour, à savoir l'urgence et l'existence d'un préjudice irréparable, sont manifestement réunies en l'espèce. En effet, l'information en cause trouble les relations internationales de la République du Congo par la publicité que reçoivent, au mépris des dispositions de la loi française sur le secret de l'instruction, les actes accomplis par le magistrat instructeur, lesquels portent atteinte à l'honneur et à [la] considération du chef de l'Etat, du ministre de l'intérieur et de l'inspecteur général de l'Armée et, par-là, au crédit international du Congo. De plus, elle altère les relations traditionnelles d'amitié franco-congolaise. Si cette procédure devait se poursuivre, le dommage deviendrait irréparable ».

8 Au sujet de cette commission rogatoire qui n’a pourtant jamais été délivrée par la France -, le T.G.I de Meaux s’étant contenté de demander l’audition du Président Sassou Nguesso lors de son dernier passage à Paris -, Le Congo ajoute qu’en délivrant une commission rogatoire ordonnant aux officiers de police judiciaire d'entendre comme témoin en l'affaire le Président de la République du Congo, la France a violé "l'immunité pénale d'un chef d'Etat étranger, coutume internationale reconnue ¾ par la jurisprudence de la Cour".9 Code Pénal, Livre II : Des crimes et délits contre les personnes, chapitre II : des autres crimes contre l’humanité.

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Considérant le caractère insignifiant du poids politique du Congo sur la prise des décisions économiques et politiques en France, quels dommages pourraient réellement résulter pour la France d’une détérioration des relations franco-congolaises ? Autrement dit quelles en seraient les conséquences si le « dommage devenait irréparable », selon l’expression même des dirigeants congolais ?

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C’est ici que se profile la zone grise des relations « informelles » que la France, au nom de ses intérêts supérieurs, entretient avec ses anciennes colonies, relations qui marquent le recul de l’Etat de droit en France, ou en tous cas l’accroissement de la sphère de « cantonnement » traditionnelle de la « doctrine de la transgression légitime des libertés garanties par la loi ». D’après J.-P. Brodeur, cette doctrine de la « Raison d’Etat » vient de recevoir récemment sa formulation la plus claire. Dans un rapport sur les services de renseignement présenté à l’Assemblée nationale française, en octobre 2002, le député Bernard Carayon affirmait, parlant de l’importance des services de renseignement, que : « la conscience démocratique dût-elle en souffrir, l’action illégale fait partie des modes normaux d’intervention pour ces services10 » ; en définitive, dans ce domaine, les droits de l’Etat commandent à l’Etat de droit. Les droits de l’Etat français ne nécessitent-ils pas en effet des entorses de la part de l’Etat français à la doctrine officielle de l’Etat de droit dans ses rapports avec le Congo ? Telle semble être la question que pose en filigrane la requête du Congo appuyée par la France. Une telle connivence quant à l’élaboration juridique d’une doctrine de la « Raison d’Etat partagée » est le résultat tangible des relations opaques qu’entretient la France avec ses compagnies pétrolières, mais elle est aussi la rançon du destin de grande puissance revendiquée par la France. Loin d’être un jeu à somme nulle, le Congo en tant que quasi-Etat à tout à y perdre, la France, tout à y gagner.  

10 A côté de ces services reliés à L’Etat français, il faut mentionner la tendance en France à la « privatisation » de la coopération avec l’Afrique. La privatisation d’Elf obéit à cette logique d’écran de fumée consistant à distinguer la « sphère publique » de l’action politique – que l’on présente volontiers comme hostile à la prolongation du néocolonialisme en Afrique – de la « sphère privée » des relations entre l’Afrique et la France. Les agissements de cette seconde sphère dans cette optique de séparation des pouvoirs ne peuvent être imputés à l’Etat français, puisque ces sphères ne reçoivent pas par définition l’aval de l’Etat français. Le seul problème c’est qu’elles contribuent au renforcement de ce que Lionel Jospin contestait : le caractère monarchique du « domaine réservé » de l’Elysée. Ce sont à présent des cellules « décentralisées », apparemment sans lien direct avec l’Etat français qui régente l’ancienne politique africaine de la France. Du « Club 89 », très marqué par la personnalité de Foccart, et présidé par Jacques Toubon, comprenant des personnalités comme Michel Aurillac (ministre de la coopération de 86 à 88) et Robert Bourgi, proche de Foccart et avocat personnel de feu le Président Mobutu, au réseau Pasqua et autres obédiences maçonniques, en passant par les multiples réseaux se réclamant de l’héritage de Foccart, le combat est celui de la souveraineté d’un pays dans un inégal rapport de forces traversé par trois logiques : politique, militaire, pétrolière.

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Examinons à présent les implications pour la France et le Congo de la pratique de la doctrine de la « Raison d’Etat partagée », telle qu’elle ressort de la décision conjointe des autorités gouvernementales franco-congolaises. Pour cela il est essentiel de tenir compte pour l’un et l’autre Etat, de l’ensemble du contexte historique et géostratégique où s’incarnent des doctrines comme celle de la « primauté de l’Etat sur le droit » ou celle de la prétendue « normalité de l’action illégale », pour en prévoir les conséquences.

L’Etat moderne (de type occidental), en tant qu’ « unité d’action et de décision », ou l’Etat territorial souverain, capable de revendiquer à la fois, son indépendance complète vis-à-vis des deux puissances universelles que furent l’empire et la papauté, et sa maîtrise des féodalités internes, entravant l’exercice de la « possession d’Etat », tire son origine de la période comprise entre la paix de Westphalie et la première guerre mondiale. Wolff et Vattel11 ont été les premiers à formuler ce modèle de façon achevée. Mais cet Etat est plutôt une généralisation de réflexions issues du droit de la guerre, la guerre étant la forme primordiale des relations internationales.

On peut aisément comprendre que ce qui importe pour l’Etat souverain, c’est sa survie dans un contexte international incertain, dominé par des politiques hégémoniques. La soumission des populations à L’Etat dans ce contexte est un préalable indispensable à la puissance externe de l’Etat, et c’est ce qu’exprime Giovanni Botero en 1589, dans son « Della ragion di Stato 12». L’Etat et la raison d’Etat, ou la nouvelle forme de rationalité qui émerge en Europe est appréhendée en ces termes : « Etat est une ferme domination sur les peuples, et la raison d’Etat est la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et agrandir une telle domination et seigneurie ». M. Senellart, rapporte que ce livre fut, « pendant un quart de siècle le manuel de géopolitique de toute la classe géopolitique européenne13 ».

11 E. de Vattel, Le Droit des Gens, Londres 1758, préliminaires, §3, P.1. 12 De la Raison d’Etat, en 10 Livres, traduit en français en 1599 par Gabriel Chappuys.13 M. Senellart, Machiavélisme et raison d’Etat, PUF, 1989, p. 125.

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La République ou respublica qui s’instaure et qui est décrite par Bodin comme un « droit gouvernement » est essentiellement un « organe » dont la fonction principale est de « frapper de son glaive ses ennemis internes et externes », elle est titulaire selon les termes de Vittoria de la « compétence de guerre plénière14 ». D’ailleurs l’idée bodinienne de souveraineté proprement étatique n’est pas étrangère à cette conception de l’Etat15. C’est contre cette tendance absolutiste de l’Etat que se développera le courant libéral dans ses deux dimensions (liberté-autonomie et liberté-participation).

Pourtant l’on oublie très vite que dans l’histoire des faits et des idées politiques, démocratie et libéralisme ne se confondent pas. Rien ne s’oppose à ce qu’une démocratie soit socialiste ou communiste (à condition que ces formes soient bien entendues librement consenties). « Le libéralisme est, dans son principe, une conception relative aux buts et à la limitation du pouvoir. La démocratie reste une conception relative au mode de désignation de ceux qui exercent le pouvoir.16 »

L’Etat souverain ou républicain préalablement décrit est l’Etat légal revendiqué par les tenants du légicentrisme (Esmein et Carré de Malberg) à la suite de Kelsen, il n’implique pas forcément en tant que forme d’Etat démocratique une participation totale de la population à la gestion des affaires collectives (on sait par exemple qu’en France l’extension du suffrage universel ne date que du 5 mars 1848). La conciliation de l’Etat libéral protecteur naturel de la liberté politique avec le régime démocratique en tant que mode de désignation de ceux qui auront à exercer le pouvoir, se réalise à travers « l’Etat de droit ». Il y a donc coexistence dans l’ordre constitutionnel français de l’héritage issu de la tradition légicentriste de l’Etat souverain — tradition à l’origine du centralisme étatique jacobin17 —, avec l’héritage libéral, qui pousse l’Etat à une plus grande transparence politique en le plaçant sous la dépendance du droit. Ce dernier courant est responsable avec Montesquieu de la systématisation de la doctrine de la séparation des pouvoirs en tant qu’extension de la liberté-autonomie.

Le constat est tout de même une extension des libertés dans les Etats modernes, consécutif au resserrement ou au cantonnement de la sphère légicentriste pure de l’Etat. Dans un 14 F. de Vittoria, De jure belli, n.5-6, 1539, pp. 820 et s.15 Bien que Bodin réduit considérablement le rôle de l’Etat « puissance impériale » dont les attributs sont le « bellum et justicia » pour les remplacer par la nouvelle conception de l’Etat fondé sur la souveraineté en tant qu’organisant la pax et justicia : la société n’est plus réglée par le glaive, mais par la balance.16 J. Robert, Libertés publiques et droits de l’homme, éd. Montchrestien, 1988, p.16.17 On sait par exemple que la vision de Condorcet et de certains girondins qui voulaient institutionnaliser des garanties constitutionnelles des libertés politiques en France sur le modèle du Royaume-Uni et des Etats-Unis échouera et sera supplantée par la doctrine de la nécessité politique.

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ordre constitutionnel tel que celui de la France, l’accroissement des libertés publiques et leur protection sous la poussée du libéralisme politique, n’incline pas à un grand pessimisme quant à l’existence limitée de doctrines ou de pratiques militant pour la primauté de l’Etat sur le droit. Lorsque de telles doctrines sont adoptées par un Etat dont les institutions sont traditionnellement autoritaires comme au Congo, et où la société civile est une masse indifférenciée, qui ne peut faire contrepoids à l’appareil gouvernemental, elles soutiennent la tyrannie, et les dérives meurtrières comme c’est le cas au Congo depuis 1993.

Ce sont donc les institutions — et non le discours — qui par leur robustesse ou leur déliquescence, assignent aux discours leur place au sein de l’Etat et en déterminent les conséquences. Le droit peut donc contribuer à l’instauration de l’Etat, mais il peut aussi par on versant « logiciste » freiner son avènement, surtout lorsqu’un système juridique national ne repose sur aucun principe18. Pour les juristes, depuis Aristote, la fonction du droit est double, on peut la résumer comme mettant en œuvre les deux types d’égalité que sont l’égalité dite « distributive » et l’égalité « commutative », autrement dit la correction des déséquilibres. Cette fonction a longtemps conféré au droit une forme de neutralité que mettent en avant les tenants du logicisme juridique. Il suffirait qu’une proposition émise épouse les formes solennelles du droit pour acquérir de ce fait le caractère impersonnel et abstrait qui est attaché aux normes juridiques. Autrement dit, il suffirait pour les Etats africains par exemple d’inscrire dans leur ordre juridique des normes constitutionnelles et des lois pour être des Etats de droit. C’est oublier très vite que le droit, bien qu’étant une discipline « autonome » parmi d’autres, contribue à l’armature de la société globale. A sa fonction statique « primaire » d’imputation (dans le distributif et le commutatif), le droit a une fonction dynamique, qui en fonction de la formation ou du regroupement de normes en institutions juridiques (systèmes normatifs), épouse la structure même de la société qui le produit.

Un système normatif est avant tout un système de rapports. Mais l’étalon de mesure de ce rapport à la société est la conformité ou la compatibilité d’une norme (ou d’un système normatif) avec les attentes du corps social. L’instrument de mesure est le degré de cohésion et de conservation sociale dont est vecteur une norme. Selon cette approche, la norme n’apparaît plus comme un élément objectif, détaché de la réalité sociale, un fétiche auquel on attribue la vertu de tout expliquer et qui trouve son intelligibilité en lui-même ; c’est un ensemble cohérent articulé en tous ses éléments, réducteur de ses propres contradictions ; un système formel, 18 Conceptions fondant la structure et l’organisation de la société politique ou le pacte social et politique originel.

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volontairement structuré par une logique et dynamisé par une raison unique préservant le corps social de l’incohérence : c’est une instance qui participe au tout avec sa propre logique tout en veillant à ne pas compromettre la logique centrale de tout l’édifice social.

La question de la nature du droit et donc de la genèse des normes juridiques, ne peut être purement descriptive, elle pose la question de savoir si les normes ou les changements qu’elles induisent sont porteurs de progrès, créateurs d’un ordre interne intelligible et cohérent pour tous, ou de simples éléments porteurs de désordre. Comprendre la nature et les implications des normes et des institutions juridiques en vigueur dans un ordre juridique donné, implique au préalable de faire la distinction entre ce que M.Miaille appelle, la logique du système de droit et la logique de la science qui réfléchit sur ce même système. Cette séparation nous permet de nous apercevoir très vite, qu’au droit, qu’à la norme juridique, les spécialistes appliquent dans l’explicitation des faits de droit, la logique formelle.

C’est-à-dire que par « le jeu de l’abstraction, [les juristes] construisent un certain nombre de concepts qui éliminent le contenu concret, réel auquel ils renvoient pourtant19 » ; mais le plus grave, et c’est ce qui nous intéresse le plus à propos de la requête introduite par le Congo auprès de la C.I.J, est que le droit, fonctionnant selon le principe de non-contradiction au niveau formel, donne l’impression de se situer hors du champ social. La question fondamentale des 350 disparus du Beach de Brazzaville se perd à travers le processus complexe de transformation du réel (les morts du Congo) en un « réel juridique » consistant à passer des questions concrètes aux questions de droit, derrière lesquels le réel s’efface ou est radicalement neutralisé comme c’est le cas ici. Ce processus est à l’origine de ce que M.Miaille appelle l’alogique juridique : à des questions réelles, le droit abstrait donne des solutions de droit dans un univers qui n’est plus qu’un flatus vocis. L’Etat post-colonial en sort renforcé, d’autant plus que le droit, instrumentalisé, ne sert que de support à la constitution d’un ersatz d’Etat dont les ambitions sont singulièrement réduites. En définitive, le droit constitutionnel met en lumière le fait que l’Etat, loin d’être à l’origine un instrument de domination ou une structure surdéterminée par l’idée du pouvoir, n’est rien d’autre que l’agencement plus ou moins cohérent d’un ensemble de théories conceptuelles sur la forme et l’organisation du pouvoir politique dans une société donnée. Une théorie générale de l’Etat ne décrit pas l’Etat au sens positif d’entité expérimentale, elle le constitue ou le crée par une définition particulièrement orientée de certains concepts.

19 M. Miaille, Une introduction critique au droit, éd. Maspéro, 1976, P.205.

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L’histoire récente de la Côte d’Ivoire nous plonge au cœur même de cette zone grise de relations informelles dont nous parlons. Il est incontestable que nous nous trouvions en Côte d’Ivoire devant un fait juridique : une violation du droit consécutive à un refus de reconnaître le verdict des urnes. Il est également incontestable que pour faire respecter la légalité constitutionnelle, les Nations Unies sur la demande de la France et du Nigéria ont adopté le 30 mars 2011, la résolution 1975. Cette résolution autorisait les forces impliquées à « utiliser tous les moyens nécessaires» pour protéger la population, «y compris pour empêcher l’utilisation d’armes lourdes contre la population civile ».

Le gouvernement français a jugé légale et légitime sa récente intervention en Côte d'Ivoire, estimant qu'elle apporte un soutien aux processus démocratiques africains à la demande de l'ONU. "La France est intervenue dans le cadre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, à la demande de son secrétaire général", a déclaré mardi dernier le porte-parole du gouvernement français François Baroin sur la radio RTL.

Selon lui, "la France a été, du point de vue de tous les observateurs, absolument remarquable et inattaquable". Elle "n'acceptera aucune leçon de morale de quiconque ni aucune leçon politique".

"Lorsque vous avez des armes lourdes qui se positionnent autour de la résidence présidentielle et qu'elles frappent les populations civiles, on est strictement, exclusivement dans l'application de la résolution 1975 des Nations Unies", a-t-il insisté pour justifier la participation de la force française Licorne aux frappes contre la résidence où l'ex-président ivoirien a été arrêté le lundi 11 avril à Abidjan.

Pour sa part, Alain Juppé, chef de la diplomatie française, a estimé que la chute de M. Gbagbo est une "bonne nouvelle" non seulement pour les Ivoiriens, mais aussi "pour la démocratie" dans les autres pays africains qui se préparent à des élections (Nigeria, la RD du Congo, le Liberia).

"Nous avons envoyé, avec l'ONU, un message symbolique extrêmement fort à tous les dictateurs. Nous leur avons indiqué que la légalité, la démocratie devaient être respectées et qu'il y avait des risques pour ceux qui ne le faisaient pas", a précisé de son côté le Premier ministre français François Fillon.

La réalité est cependant autre. Les « forces républicaines », composées de bandes d’anciens rebelles du Nord avec leurs

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seigneurs de la guerre, mais dépourvues d’armement lourd et de moyens de transmissions, incapables de coordonner un assaut, ne seraient jamais venues à bout de la petite armée de Gbagbo et de ses unité d’élite autrement mieux organisées et équipées. De leur côté, les troupes, en majorité africaines, de l’ONUCI, souvent peu motivées, sans stratégie, incapables du moindre mouvement offensif, avaient laissé la population civile durant quatre mois sans défense contre les exactions de tous bords. Restait la force française Licorne, avec ses blindés et ses hélicoptères, déployée depuis des années en appui des forces d’interposition de l’ONUCI, mais également bras armé de Paris sous commandement exclusivement français. C’est donc de l’armée de l’ancienne puissance coloniale qu’est venue la décision, de quoi, une fois de plus, cristalliser les frustrations de beaucoup d’Africains.« Que la Licorne française ait mis un doigt de pied dans la résidence Gbagbo ou pas n’a aucune importance, car ce qui est certain, c’est que l`assaut final n’aurait pas pu réussir sans son intervention », note un expert. La politique française en Afrique est un exemple d’équilibrisme entre juridicité affichée (légalité incontestable) et Realpolitik : présence massive opaque au nom d’intérêts stratégiques qui se veulent elles-mêmes transparentes (aide ou assistance au développement au travers du savoir-faire français (extraction du pétrole dans des pays comme le Congo, l’Angola, le Gabon, etc.), dans des Etats déstabilisés de façon perpétuelle par des crises politiques télécommandées par des « cellules parisiennes » (des coups d’états) où les pires dictateurs deviennent des alliées de moindre mal pour la préservation des intérêts français. C’est de cet héritage qu’il convient aujourd’hui de faire l’inventaire, pour préparer la véritable alternative politique qu’appellent de tous leurs vœux les nouveaux acteurs politiques du continent africain. Car s’il est vrai que durant toute la crise ivoirienne le droit fut au cœur du débat (constitutionnalité, résolution onusienne, etc.) nous sommes là en présent de ce que nous dénonçons comme le logicisme juridique, ce discours logique juridique formel qui enferme derrière la lettre juridique pour mieux l’étouffer, la réalité politique complexe sous un ensemble de « flatus vocis ». La réalité est ainsi opacifiée, mais les apparences sont sauves. Ce n’est pas l’idée que nous nous faisons du droit : un droit au service d’une nouvelle vision de l’avenir de l’Afrique, un droit qui n’est pas au service d’une superstructure politique orientée vers le statu quo.

Régis GouémoOECPEAN

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