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ESSAI DE PERIODISATION DE L’HISTOIRE COLONIALE EN COTE D’IVOIRE, 1889-1965 YAYAT d’Alépé H. Chargé de recherche- IHAAA 01 BP 5304 Abidjan RESUME L’histoire coloniale de la Côte d’Ivoire reflete les differents stades d’évolution de son économie de traite. Elle se se decoupe en trois grandes périodes : - L’implantation de l’economie de traite commence par la prospérité et la crise de l’économie de cueillette pour s’achever dans l’instauration et la croissance de l’économie de plantations. - La période de crise voit ensuite se succeder avec des aspects variés de 1930 à 1945, la crise économique de 1930 et celle de la seconde guerre mondiale. - Les dernieres années de cette histoire coloniale se terminent dans l’essor d’une économie de traite mue par une stratégie de mise en valeur renovée, porteuse d’une économie de plantations florissante. Mots-clés : Côte d’Ivoire – Histoire coloniale – Périodisation – Economie de traite – Economie de cueillette – Economie de plantations. SUMMARY The colonial history of the Côte d’Ivoire reflects the various stages of evolution of its draft economy. It cuts out in three great periods: - The establishment of the draft economy starts with the prosperity and the crisis of the gathering economy to be completed in the introduction and the growth of the farmer’s economy. - The crisis period then sees following one another with aspects varied from 1930 to 1945, the economic crisis of 1930 and that of the second world war. - The last years of this colonial history finish in the rise of a draft economy driven by a strategy of renovated development, carrying a flourishing farmer’s economy. Key words: Côte d’Ivoire – Colonial history - Périodisation – Draft Eco- nomy - Gathering Economy – Farmer’s Economy.

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  • ESSAI DE PERIODISATION DE L’HISTOIRECOLONIALE EN COTE D’IVOIRE, 1889-1965

    YAYAT d’Alépé H.Chargé de recherche- IHAAA

    01 BP 5304 Abidjan

    RESUME

    L’histoire coloniale de la Côte d’Ivoire reflete les differents stades d’évolution de son économie de traite. Elle se se decoupe en trois grandes périodes :

    - L’implantation de l’economie de traite commence par la prospérité et la crise de l’économie de cueillette pour s’achever dans l’instauration et la croissance de l’économie de plantations.

    - La période de crise voit ensuite se succeder avec des aspects variés de 1930 à 1945, la crise économique de 1930 et celle de la seconde guerre mondiale.

    - Les dernieres années de cette histoire coloniale se terminent dans l’essor d’une économie de traite mue par une stratégie de mise en valeur renovée, porteuse d’une économie de plantations florissante.

    Mots-clés : Côte d’Ivoire – Histoire coloniale – Périodisation – Economie de traite – Economie de cueillette – Economie de plantations.

    SUMMARY

    The colonial history of the Côte d’Ivoire reflects the various stages of evolution of its draft economy. It cuts out in three great periods:

    - The establishment of the draft economy starts with the prosperity and the crisis of the gathering economy to be completed in the introduction and the growth of the farmer’s economy.

    - The crisis period then sees following one another with aspects varied from 1930 to 1945, the economic crisis of 1930 and that of the second world war.

    - The last years of this colonial history finish in the rise of a draft economy driven by a strategy of renovated development, carrying a flourishing farmer’s economy.

    Key words: Côte d’Ivoire – Colonial history - Périodisation – Draft Eco-nomy - Gathering Economy – Farmer’s Economy.

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    YAYAT D’ALEPE

    Rev. Ivoir. Hist., no 17, 2010, pp. 5-23 © EDUCI 2010

    INTRODUCTION

    Selon l’historien Sémi Bi Zan « …chaque peuple, au sein de l’Etat-Nation, cherche à s’insérer dans l’histoire mondiale à travers son profil original et à organiser son passé en fonction des charnières essentielles de sa propre histoire à lui. Mais quelle que soit la périodisation adoptée, l’essentiel est que dans chaque région ou dans chaque Etat-Nation, les hommes aient les mêmes repères »1. Après une centaine d’années d’existence, il importe à la Côte d’Ivoire de comprendre son passé, de se situer dans la mon-dialisation à outrance actuelle, afin de mieux se projeter dans l’avenir. Il devient donc nécessaire de se trouver des repères acceptables par le plus grand nombre, ainsi que des indicateurs fiables.

    Parmi les nombreux critères utilisés dans un exercice de périodisation et de définition d’une époque, les phénomènes économiques conviennent particulièrement à un espace de temps aussi court qu’est l’histoire coloniale de la Côte d’Ivoire. Les marqueurs économiques ont, en effet, l’avantage de distinguer et d’exposer les fondements des grandes étapes de son évolution. La Côte d’Ivoire ayant longtemps été une colonie d’exploitation durant cette époque, il importe, en plus, de tenir compte de l’influence du contexte colonial.

    Une économie coloniale se caractérise notamment par ses traits spécifi-ques, ses liens de sujétion qui déterminent ses orientations et la prépondé-rance de l’extérieur dont dépend la destination de la production, c’est-à-dire les exportations. Le niveau et la structure de ses dernières influent à leur tour sur ceux des importations. La nature, la structure et le niveau de ces relations extérieures constituent, ainsi, le moteur de l’activité économique moderne. Ils en déterminent les caractéristiques et la finalité.

    Au plan général, les colonies françaises d’Afrique noire connaissent une évolution semblable parce que régies par les mêmes lois. Celle-ci se caracté-risent par deux principales phases, le colonialisme triomphant du début de l’expansionnisme français jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale et le déclin du phénomène de 1946 aux indépendances. A l’intérieur de ce moule général, l’évolution de chaque colonie présente une variante et une spécificité selon les conditions économique, sociale et politique locales. La Côte d’Ivoire coloniale s’intègre ainsi davantage dans cet espace de 1889 à 1965.

    L’année 1889 conforte la volonté et la décision d’implantation de la France conformément aux clauses du congrès de Berlin (1884-1885), à travers la nomination et la mission d’un résident fonctionnaire en la personne de Treich-Laplène. C’est surtout l’installation des premiers postes de douane en vue d’assurer des bases financières à l’entreprise et du contrôle de l’activité économique et des échanges2. Bien que la colonisation directe s’achève officiellement en 1960, l’espace de cette

    1 Sémi Bi Zan, « A quoi sert l’histoire ? » in Godo. Godo n°9, 1986 ; pp 12.2 A L n°4 du 23-12-1889 portant sur les conditions de circulation et d’installation à l’intérieur des terres de la Côte d’Or.Série de AL du 28-12-1889 au sujet:

    - Du séjour, de l’obligation de déclaration d’arrivée pour tout individu débarquant.- Des conditions de séjour pour étranger européen ou africain,

    Par TREICH-Laplène, résident de la France de novembre 1889 à mars 1890. Côte d’Ivoire, XI-1, Archives nationales Outre –Mer (ANSOM).

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    période s’étend jusqu’à l’année 1965, en raison de son homogénéité économique. L’économie de traite coloniale ne subit ses premières menaces de profonde transformation, voire de debut de disparition, qu’à partir de 1966 à la suite de la volonté politique d’industrialisation manifestée à travers les plans de développement et l’innovation par le programme des sociétés de développement (SODEPALM).

    Dans le cadre ainsi défini, deux principaux paramètres permettent de distinguer les différents moments historiques. Il s’agit des crises et des systèmes économiques qui indiquent les changements. Les crises structurelles précédent et annoncent les modifications structurelles, tel le passage de l’économie de cueillette à celle des plantations. Elles délimitent les périodes. Quant aux crises conjoncturelles, elles affectent davantage les variations et les modifications durant l’évolution d’une période, comme la crise économique de 1901 qui précède la prospérité de l’économie de cueillette en Côte d’Ivoire.

    La nature de la formation économique se détermine toutefois, à partir de celle du secteur dominant. L’analyse se raffine, en économie de traite, par l’examen du niveau et de la nature des investissements dans les structures de production. Comment les grandes périodes de l’histoire contemporaine se présentent-elles en Côte d’Ivoire ? L’examen de la structure des exportations montre le passage de la domination des produits naturels ou spontanés à celle des produits agricoles. Le changement traduit la mutation de l’économie de cueillette, de pillage des ressources naturelles en celle des plantations.

    Cet essai de périodisation distingue donc trois stades majeurs de l’économie de traite coloniale. Ils correspondent aux trois parties successives du développement, à savoir l’établissement, les crises et l’essor de cette formation économique et sociale.

    I- IMPLANTATION DE L’ECONOMIE DE TRAITE COLONIALE, 1889- 1930

    L’analyse de la structure des exportations établit la quasi-exclusivité des produits naturels dans la constitution, à la fois de l’ensemble des recettes et du volume de ces exportations. L’évolution de ces dernières distingue trois stades, selon le taux de croissance et le rapport d’importance entre les principaux produits:

    L’implantation de l’économie de cueillette3, 1889-1899 ;La prospérité de l’économie de cueillette, 1899-1912 ;La crise de l’économie de cueillette, 1913-1922.

    Tableau n°l: Exportations (Valeur) : Domination des produits de cueillette (%)

    Périodes 1889-1899 1900-1912 1913-1922Moyennes annuelles 83,46 97,66 81,63

    Source: rapport économique et rapport annuels, ANSOM et ANCI

    3 Economie de cueillette, de pillage, de prédation, etc., désignent pratiquement la même formation économique et sociale avec une nuance liée au résultat, au niveau des investissements, à la forme dominante de la production et des moyens.

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    La part des produits naturels et subspontanés dans les recettes d’exportation s’affirme prépondérante, toujours supérieure aux 3/4, variant de 78,88 à 98,66%. C’est la poursuite d’une tendance apparue dans la seconde moitié du XIX siècle avec la promotion des oléagineux (amandes et huile de palme), depuis les progrès industriels réalisés dans la savonnerie, la fabrication des margarines et dans la machinerie4 en Europe. La tendance se renforce, à la fin des années 1880, avec l’émergence de deux nouveaux produits d’exportation, le bois et le caoutchouc de cueillette. Les rares traces de produits agricoles se rapportent néanmoins au café et au cacao cultivés dans le bas-Cavally et à Elima près d’Assinie. Le poids des produits agricoles décroît progressivement, à l’exemple de la contribution du café qui chute de 69,437 tonnes en 1890 à 25,920 tonnes en 18985. Les investissements commerciaux et le pillage des richesses naturelles attirent et rapportent davantage que les immobilisations de capitaux dans l’agriculture ou l’industrie.

    Les progrès de la pénétration coloniale provoquent la submersion des stimulants économiques, au moyen de la violence. Par le niveau et les variations des cours des produits d’exportation, la demande extérieure détermine, par maisons de commerce interposées, l’évolution des expor-tations, selon les besoins et les spéculations du marché international.

    1- Diffusion et prospérité de l’économie de cueillette, 1889-1912

    Bien que déjà dominant en 1889 par le nombre et la valeur, l’importance des produits de cueillette s’avère cependant insignifiante, d’un point de vue économique, au début de la période. A peine une centaine de tonnes de produits pour quelques centaines de milliers de francs, nonobstant les difficultés de contrôle et la sous évaluation des produits, il illustre la modestie des échanges extérieurs et la faible extension de cette économie.

    Tableau n°2 : Prépondérance des principaux produits du cru (valeur et %)

    1889-1899 1900-1912 1913-1920

    OléagineuxCaoutchoucBois

    52,4317,2315,63

    29,2758,1810,37

    51,2015,7320,90

    Source: Affaires économiques, carton N°101, Archives Nationales Section Outre mer (ANSOM)

    Quatre principaux produits du cru, le bois, le caoutchouc, les amandes et l’huile de palme, dominent ces exportations, pour 85,29 à 97,82% particulièrement au plus fort du règne du caoutchouc de cueillette, au début du XXème siècle.

    La croissance en quantité et en valeur de ces produits est cependant rapide, en rapport avec les progrès de la mise en exploitation plus ou moins accélérée du territoire. Les exportations quintuplent dès 1898, à cause de l’abondance des richesses naturelles qui stimule le dynamisme d’une

    4 H. Brunschwig: L’avènement de l’Afrique Noir du XIX siècle à nos jours, A Colin, Paris, 1963, pp. 50-515Rapport économique annuels des résidents et des gouverneurs, Côte d’Ivoire, I-15,b, archives nationales section outre-mer (ANSOM)

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    pénétration commerciale européenne avide et assurée de gains rapides. L’essor des deux nouveaux produits, le bois et le caoutchouc porte cette expansion. De part la constance de leur apport, les amandes et l’huile de palme demeurent cependant la base de cette économie de pillage.

    Du littoral maritime, la production d’exportation d’oléagineux, surtout celles des amandes de palme, gagnent progressivement toute la zone forestière, sous la pression du pouvoir colonial, particulièrement à la faveur des crises économiques. Après l’intermède du caoutchouc de cueillette, des campagnes d’aménagement de palmeraies villageoises lancées en 1913 s’intensifient en 1917 ; elles s’accompagnent également des installations de nouvelles palmeraies sur le modèle des cacaoyères.

    La période de prospérité de l’économie de cueillette n’en demeure pas moins importante, par l’approfondissement du mécanisme de pillage. Elle est également capitale pour les conséquences de la crise multidimensionnelle de 1908 qu’elle a provoquée.

    La domination des produits naturels et subspontanés reste constante, toujours supérieure à 96% des exportations (valeur), sauf en 1912, lorsque le début de la crise structurelle ramène cette part à 94,54%6.

    La forte croissance des exportations et le gonflement rapide des relations extérieures illustrent l’expansion de cette économie de pillage. Cette évo-lution résulte d’une extension également rapide des zones d’exportation et de l’action des autorités coloniales. La «libre» progression de la pénétration commerciale européenne pendant la «conquête pacifique», 1993-1908, subit ensuite une accélération avec la pacification triomphante. L’exploitation des richesses naturelles déborde alors du cadre du littoral maritime et des embouchures des fleuves pour s’étendre aux zones situées au delà de l’arrière-pays des postes côtiers. Le pouvoir colonial engage davantage les habitants dans la mise en exploitation du territoire.

    L’énorme augmentation du pillage des ressources naturelles résulte aussi de la coïncidence avec l’étape de la diffusion et de l’expansion de la production de caoutchouc de cueillette.

    Tableau n°3 : Domination du caoutchouc de cueillette (Exportations en valeur, %)

    Années Contribution Années Contribution Années Contribution18991900190119021903

    45,3458,7745,3451,7361,30

    19041905190619071908

    63,5286,8268,0564,8434,58

    1909191019111912

    57,8469,2454,2046,86

    Source : Rapports annuels d’ensemble, sous-série 2G 1, Archives Nationale de France (ANF).

    Ses recettes d’exportation décuplent. Le produit connaît son âge d’or de 1899 à 1912; il procure alors à lui seul 45,34 à 68,82% des ressources financières, à l’exception des 34,58% dus à la crise économique de 1908.

    6 Côte d’Ivoire : rapport d’ensemble pour l’année 1912, 2G12-16, archives nationales de France (ANF).

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    Malgré cette longue contribution exceptionnelle, le poids économique du caoutchouc n’atteint toutefois pas celui qu’il possède dans certaines colonies. En Afrique équatoriale française et en Guinée française, par exemple, cette par-ticipation approche les 90%, à cause de sa position de mono spéculation.

    Le caoutchouc de cueillette doit sa brutale promotion et sa forte domination à l’abondance des ressources laticifères, tant en région forestière qu’en zone de savane. La production n’exige pratiquement pas d’investissement, non plus. A ces avantages s’ajoute la relative facilitée d’évacuation par portage à tête d’homme qui en réduit considérablement le prix de revient. La forte demande a, enfin, suffi pour en faire le produit «riche» de l’époque. Rémunérateur pour le producteur, le caoutchouc rapporte davantage aux traitants et aux maisons de commerce auxquels il demande le minimum d’investissement, en l’occurrence un magasin de stockage.

    Aussi promptement, le produit s’est imposé dans l’activité économique, aussi rapidement il a sombré, déprécié face à la concurrence du caoutchouc de plantation, le para asiatique.

    2- Crise de l’économie de cueillette, 1913-1922

    A partir de 1913, s’ouvre la crise de l’économie de cueillette. Le rapport d’importance entre les quatre principaux produits d’exportation subit un bouleversement qui conduit à la quasi-disparition du caoutchouc de traite7. Sa représentation en recettes d’exportation se réduit à 6,03% en 1914. La structure des exportations montre parallèlement un début de modification profonde, par la présence croissante et variée de produits agricoles.

    L’exploitation intensive et dévastatrice des ressources laticifères laissait entrevoir un épuisement inéluctable des réserves de ressources naturelles qui précipiteraient la crise définitive du caoutchouc de cueillette8. Les dernières années de prospérité du caoutchouc sylvestre recouvrent ainsi la campagne d’implantation de l’agriculture d’exportation. L’allure et l’évolution de la crise dépendent également de la célérité de la «pacification» qui constitue la priorité pour les autorités coloniales.

    L’économie de guerre intervient ensuite pour freiner la disparition du caoutchouc sylvestre et même celle des autres produits du cru. Elle empêche, se faisant, un brutal écroulement de la formation économique dépassée9.

    Malgré la relève provisoirement assurée par les oléagineux et le bois, l’importance et l’avenir de l’économie de cueillette apparaissent compromis à jamais, face aux campagnes de diffusion des cultures d’exportation.

    3- Début de l’économie de plantations, 1908-1929

    Les cultures d’exportation (cacaoyer, caféier, kolatier,...) existent en Côte d’ivoire bien des années avant la crise structurelle de l’économie de cueillette. La stagnation des petites plantations paysannes du Sud-Ouest

    7 Côte d’Ivoire : rapport d’ensemble pour l’année 1913, 2G13-29, ANF.8 Yayat d’Alépé H. La crise du caoutchouc de cueillette en Côte d’Ivoire. In Godo-Godo N°8. 1982. I.H.A.A.A., pp.l-289 YAYAT d’Alepé H., une économie coloniale de transition : la Côte d’ivoire de 1893à1919, thèse de doctorat de 3e cycle, université de Paris VII, 1979, pp 189-262.

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    et l’échec des premières plantations européennes conduisent les autori-tés coloniales, lors de l’option pour l’agriculture d’exportation en 1908, à recourir à la plantation paysanne et à la coercition, en vue de la diffusion et de l’expansion de l’économie de plantations10.

    Selon le niveau de croissance de cette agriculture spéculative, deux principaux stades d’évolution se succèdent depuis le lancement de la nouvelle politique économique jusqu’à ses signes de maturité, à la veille de la crise économique de 1930.

    La première rupture marque, en 1922/1923, la fin de l’implantation. La crise économique de 1930 met ensuite un terme à la prospérité des cultures d’exportation des années 1920.

    3.1- Instauration de l’économie de plantations, 1908-1923.

    C’est une période de transition durant laquelle le pillage des ressources naturelles continue de jouer un rôle moteur, certes de moins en moins important, dans l’activité économique. Trois profondes crises économiques jalonnent les principales étapes de la mise en place de l’économie de plantations.

    Celle de 1908 est internationale comme les autres; elle devient en Côte d’Ivoire une crise conjoncturelle de l’économie de cueillette. En révélant la fragilité d’une prospérité liée à l’exploitation du caoutchouc sylvestre, elle a poussé les inquiétudes des maisons de commerce à une crise politique et administrative aux lourdes conséquences. Le changement de politique économique ouvre la voie au choix de l’agriculture d’exportation.

    La crise définitive du caoutchouc de traite ouvre, ensuite dès 1912, la crise structurelle de l’économie de cueillette ; celle-ci accélère, à son tour, la reconversion entamée quatre années plutôt. La brève crise économique de 1920-1922 couronne, enfin, l’implantation de la nouvelle formation économique.

    C’est la circulaire des instructions-programme du 26-11-190811 qui a annoncé et ouvert la campagne de diffusion des cultures d’exportation. L’opération se déroule sous la forme de cultures obligatoires et commence à la fin de l’année 1908 avec celle du cacaoyer. Elles s’élargissent à celle du maïs, l’année suivante, puis incorporent la culture des plantes à caout-chouc (ireh et lianes gohine) et du kolatier en 1910-1911.

    A partir de 1912, les grandes colonnes militaires de répression cèdent le pas aux opérations locales de maintien et de consolidation de l’ordre colonial. La question de la mise en exploitation économique du territoire retrouve dès lors sa primauté.

    10 YAYAT d’Alepé H., Instauration de l’économie de plantations en Côte d’ivoire de 1893- 1923, thèse de doctorat, université de Denis Diderot, Paris VII, 2000, pp 115-33.11 Circulaire des instructions programme du 26-11-1908 du gouverneur Angoulvant adressé aux administrateurs de cercle. Côte d’Ivoire. IV-9. ANSOM

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    Tableau n°4 : Croissance annuelle des cacaoyères africaines (nombre d’arbres)(Base 100=1913)

    Années 1913 1914 1915 1916

    Nombre d’arbresIndices

    373-640100

    338-29990

    1677-285448

    3394-846908

    Source: 1RR5, ANCI

    La dynamisation de la campagne de vulgarisation agricole se traduit par le renforcement des cultures obligatoires. En quatre années, l’accé-lération produit un accroissement du nombre de cacaoyers qui approche le décuplement.

    L’économie de guerre offre les conditions favorables pour intensifier la campagne de diffusion. La culture du cacaoyer en reçoit une vigoureuse impulsion qui conduit à son «adoption» par les paysans du Sud-Est, à partir des années 1915-191612

    L’effort de guerre pour la «Défense nationale» sert aussi de prétexte, en 1917, pour étendre les cultures obligatoires à la quasi-totalité du territoire, ainsi qu’aux produits les plus divers.

    Malgré un taux de croissance encore modeste, la part des produits agricoles ne cesse d’augmenter dans les recettes et le volume des exporta-tions. Proche de 1% des recettes pendant les belles années de l’économie de cueillette, cette représentation demeure inférieure à 10% des valeurs au moment de l’’’adoption’’ de la culture du cacaoyer au Sud-Est. Elle atteint 13,06% à la fin de la crise économique de 1920-1922 qui sanctionne le «décollage» de l’économie de plantations. L’étape d’implantation s’achève donc, celle de l’expansion commence.

    3.2- Croissance de l’économie de plantations, 1923-1930

    Au cours de ces années 1920, l’économie de plantations se caracté-rise par une régulière croissance fondée sur une quasi constante hausse des cours des produits. Elle bénéficie aussi d’une extension spatiale des cultures d’exportation.

    Un relèvement quasi-continu des cours sous-tend l’expansion des cultures d’exportation jusqu’à la fin de l’année 1927. A l’origine de ces augmentations, se trouve l’instabilité de la monnaie française dont la dé-valuation profite aux prix des produits. La hausse est toutefois inégale, elle varie selon les produits.

    Tableau n°5 : Hausse des cours des principaux produits (base 100=1920-1923)

    Périodes Coton Café Cacao1920-19231924-1930

    100156

    100180

    100234

    Source: Affaires économiques, carton N°101, ANSOM

    12Yayat d’Alépé H, Instauration de l’économie de plantation en Côte d’Ivoire (1893-1923), Thèse de doctorat. Université de Paris 7, Denis Diderot. 2000, pp. 153-162.

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    Très forte pour le cacao, elle demeure importante pour le café mais se modére avec le coton. Le relèvement profite cependant à tous les produits, en rendant leurs prix rémunérateurs durant ces années. Cette inflation liée à la situation du franc constitue un puissant stimulant du planteur et le principal facteur d’expansion des cultures.

    Autant le poids économique du caoutchouc domine l’ère de l’économie de cueillette durant les premières années du XX siècle, autant à travers la culture du cacaoyer, les spéculations agricoles émergent et l’emportent, la décennie suivante. Par sa remarquable expansion, la cacao-culture domine l’activité économique.

    La croissance des cultures d’exportation est forte pour tous les produits, selon les résultats les exportations. Cette expansion s’avère cependant inégale et semble reproduire l’état du relèvement des cours des produits, avec une forte domination de la culture du cacaoyer. Dès 1923, elle rapporte à elle seule 13,22% des recettes totales d’exportation contre 15,62% pour l’ensemble des produits agricoles.

    Tableau n°6 : Emergence des produits agricoles (valeur et poids, %)

    Années Valeur Poids Années Valeur Poids1918 1919192019211922192319241925192619271928

    5,919,626,849,0713,0615,62

    26,3130,6920,6848,06

    1,842,673,574,694,446,647,217,7611,05

    1929193019311932193319341935193619371938

    39,0029,7235,7162,0959,6749,5864,8779,04

    13,7316,3526,8641,0932,5138,4940,1639,1931,4531,42

    Source: Rapports annuels d’ensemble, lQQ et 1RR, ANCI

    La progression de sa contribution et son ascension continuent pour porter le cacao à la seconde place des produits exportés après le bois, dès l’année 1925, avec 20,32% de la valeur des exportations, devant les oléagineux. Trois années plus tard, ils portent cette participation à 44% contre 48,06% pour tous les produits agricoles. Sous la poussée du cacao, la part de ces derniers augmente donc de plus en plus vite, à partir de 1923. Avec le niveau record atteint en 1928, le cacao assure tout seul la moitié des recettes, ravit la première place des produits exportés au bois. Le reclassement du cacao consacre la domination des produits agricoles, le triomphe de l’agriculture d’exportation.

    Dès 1930, cependant, la crise économique internationale ouverte en 1928 frappe la jeune économie de plantations; elle impose une nouvelle évolution.

    II- CRISES DE L’ECONOMIE DE TRAITE COLONIALE, 1930-1945

    Deux importantes crises de l’économie de traite coloniale se succèdent, pratiquement sans aucune trêve, de 1930 à 1945 : la crise économique de 1930 et celle provoquée par la seconde guerre mondiale. Sans être spécifiques à la Côte d’Ivoire, elles influent de façon particulière sur son évolution.

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    1- Crise économique de 1930 et croissance des cultures d’exportation, 1930 -1939

    En l’espace d’une décennie, l’économie de plantation acquiert ses pre-miers traits de maturité. Le degré d’enracinement et celui de diversification indiquent ce début de maturité, à l’issue de la crise économique de 193013. Cette étape de la consolidation résulte du succès des énergiques mesures de redressement économique opposées par le gouverneur F. D. Reste aux menaces de stagnation des cultures d’exportation14.

    Sans aller jusqu’à la certitude d’un début de recul des cultures d’ex-portation brandi par les cris alarmistes de l’administration publique, force est de reconnaître que ces spéculations agricoles ont présenté de réels signes de stagnation15. L’effondrement des cours des produits a, en effet, provoqué le ralentissement, voire la brutale chute de la croissance des principales cultures d’exportation.

    Tableau n°7 : Evolution des cours des produits (base 100, 1920-1923)

    Périodes Café Cacao1920-19231924-19301931-19331934-1939

    100180106110

    10023488111

    Source: Affaire économique, carton N°101, ANSOM

    L’avilissement des cours du cacao est le plus important. Comme le cacao représente en plus le symbole de ces cultures d’exportation, il en accuse les effets particulièrement de 1931 à 1933. Une véritable désaf-fection née d’une certaine désillusion frappe la culture du cacaoyer. Elle est spontanée et moins prononcée chez les paysans du Sud-Est. Dans les exploitations agricoles européennes, le cacao subit la concurrence du café et notamment celle de la banane. Le délaissement résulte de l’abandon au profit de la culture du caféier par l’administration, dans la campagne de diffusion de l’agriculture d’exportation dans les nouvelles zones d’ex-pansion à l’Ouest.

    Tableau n°8 : Forte baisse de la croissance des cacaoyères (Nombre d’arbres en %)

    Cercles Assinie Grand-Bassam Daloa Man

    1925-19271928-19301931-1933

    69,0220,2510,11

    64,2223,5212,19

    51,9038,179,91

    58,2538,832,91

    Source: Agriculture, carton N° 119, ANCI

    Précoce, le désintérêt pour la culture du cacaoyer se manifeste dès le début de la chute des cours à la veille de la crise économique de 1930. Les

    13 P. KIPRÉ. Villes de Côte d’Ivoire, 1893-1940, Abidjan, Dakar, Lomé, NEA, 1985, Tome II pp.77-7814 Circulaire du gouverneur sur l’intensification de la production agricole et pastorale en Côte d’Ivoire, 4-4-1931. AE carton n°3373, Archives nationales de Côte d’Ivoire (ANCI).15 Correspondance n°527 du gouverneur adressée au gouverneur général, 26-3-1932, AE carton n°3369, ANCI.

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    vieux planteurs réagissent avec plus de force, habitués depuis des années à la hausse des cours.

    Le nouveau gouverneur, F.D.Reste, estime que la crise économique de 1930 résulte du réajustement des prix des produits d’exportation. Il fonde donc sa politique économique sur la nécessité d’accroître au maximum toute 1a production, particulièrement les cultures d’exportation, pour compenser la baisse des cours par l’abondance des produits16. D’énergiques mesures d’incitation allant du dégrèvement fiscal, de l’encadrement technique et financier, etc, au renforcement de la pression administrative aboutissent à la reprise de l’expansion. Celle-ci repose sur la croissance des premières cultures d’exportation (cacao, café coton) et la promotion de nouvelles spéculations agricoles (banane, ananas, sisal,...).

    Tableau n°9 : Croissance des principaux produits agricoles (moyennes annuelles, tonnes)

    Périodes Coton % Café % Cacao % Banane %

    1924-19301931-19331934-1939

    1 1989881 961

    28,8823,6247,28

    219,71 250,69 398,3

    2,6211,3086,07

    11 18525 49848 477

    13,1329,5456,52

    737960

    0,4699

    Source: Affaires économiques, carton N°101, ANSOM

    Dès 1935, le début de la forte expansion porte à 64,87%, la part des produits agricoles dans les recettes d’exportation. Elle la hisse, ensuite, à 80,17% en 1938 puis, grâce à une diversification adaptée, elle ouvre enfin l’agriculture d’exportation à une profonde transformation. Outre la forte présence des autres cultures spéculatives, elle est, en effet, passée de la domination du cacao à celle du couple cacao-café à partir de 1935/1936.

    2. La seconde guerre mondiale et la menace de régression économique, 1940-1945

    A peine achevée en 1939, la première année de véritable prospérité des cultures d’exportation, la guerre plonge de nouveau la jeune économie de plantations revigorée dans une longue crise. Celle-ci s’ouvre par des diffi-cultés d’ordre commercial avant d’atteindre les structures de production.

    Colonie d’exploitation, la prospérité économique y repose sur le niveau élevé et la croissance des exportations de produits de toutes natures. De ces caractéristiques des exportations dépendent celles des importations ainsi que les ressources et la richesse des uns et des autres. L’économie de traite coloniale y tire la vigueur de ses ressorts. Jusqu’à la fin de l’année 1943, les rigueurs de la guerre maritime rendent cependant périlleuses toutes relations extérieures ; de plus, la métropole exsangue n’a pratiquement plus rien à proposer à ses colonies. Il n’y a pas de navires ni de moyens d’évacuation des produits

    16 Discours du gouverneur F.S. Reste en réponse au président de la chambre de commerce à Grand-Bassam, P.V. de la séance du 12-4-1931, in Bulletin n°27 de la chambre de commerce de Côte d’Ivoire.

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    Tableau n°10 : Evolution des indices du commerce généralAnnées 1938 1941 1943 1944Quantités (tonnes) 100 29 18 19,5Valeurs (francs constants) 100 36 22 31

    Sources : AE, carton 101, ANSOM ; 1QQ, et 1RR, ANCI

    L’effondrement des relations économiques extérieures demeure, pendant toute la durée de la guerre, au dessous des 2/3 du niveau de celles de l’année 1938. Il souligne la gravité d’une côte d’alerte que n’a pas approchée la précédente crise. Les pires difficultés apparaissent toutefois, de 1940 à 1943 où les forces alliées tiennent un contrôle implacable des mers. L’âpreté de la crise se perçoit mieux à travers l’évolution du poids des exportations que celle de leur valeur.

    Une timide amélioration s’amorce après l’année 1943, lorsque la colonie, à l’exemple de l’AOF17, rejoint l’AEF sous le contrôle de la France libre. La priorité demeure cependant le soutien matériel à la « machine de guerre » des puissances alliées. L’effort de guerre continue donc pour les populations avec son cortège de souffrances, seuls changent les bénéficiaires. La forte baisse des échanges extérieurs comporte de graves menaces pour le bon fonctionnement des plantations et des exportations de produits agricoles.

    Destinée quasi exclusivement à l’exportation, la situation de l’agriculture spéculative subit durement l’impossibilité des échanges extérieurs et la fermeture des marchés internationaux. Les planteurs ivoiriens doivent également faire face aux aspects rétrogrades de la résurgence d’une colonisation autoritaire et aux abus de la nouvelle économie de guerre. Il s’agit notamment du regain de travail forcé18, de la discrimination dans les prix d’achat des produits, dans l’accès aux instruments de travail, etc19. Les exportations de produits agricoles (cacao, coton, banane, etc.,) accusent ainsi une forte chute dont la durée excessive et l’ampleur confortent le péril qui menace le niveau, l’état et le développement des structures de production.

    Tableau n°11 : Evolution des exportations des principaux produits (moyennes annuelles en tonnes)

    Périodes Cacao Coton Café Banane

    1924-1929 9 662 1 077 182

    1930-1939 38 769 1 665 6 123 4 797

    1940-1945 26 516 599 24 781 1 071

    Sources : AE, carton n°101, ANSOM

    Malgré les graves incidences de la crise économique de 1930, les grandes périodes de l’évolution des cultures d’exportation indiquent une progression des exportations de produits agricoles, à l’exception de celles de

    17 AOF : Afrique Occidentale Française AEF : Afrique Equatoriale Française Ce sont des fédérations des colonies françaises en Afrique.18 A.L. du 17-6-1940 renforçant le régime officiel du travail forcé, sous le prétexte des exigences de la guerre.19 Il y a également la reprise des fournitures forcées de produits d’exportation dits stratégiques (caoutchouc, palmistes) et de denrées de consommation locale pour le ravitaillement des centres urbains.

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    cette dernière crise. Celle-ci se trouve en effet, à l’origine d’une importante réduction. Hormis le café, tous les autres produits agricoles y présentent, à l’exportation, une chute considérable variant des ¾ de la moyenne annuelle pour la banane, des 2/3 pour le coton, au 1/3 pour le cacao, par rapport à la décennie antérieure. L’absence des navires, de moyens d’évacuation et d’exportation des produits a entraîné l’entassement, puis le gonflement insolite des stocks qui provoque l’arrêt des achats de produits par les maisons de commerce. Il s’en suit la mévente des produits dont les incidences constituent les sources d’inquiétude pour la situation et l’avenir du système économique. Les menaces portent principalement sur le maintien en bon état de production des plantations et la préservation de leur capacité de rendement à un niveau satisfaisant.

    La culture du cacaoyer, principale spéculation de cette économie de plantations, présente les signes majeurs du désastre. L’effondrement des exportations de cacao atteint le creux de la dépression en 1943 où elles chutent jusqu’à 1% environ de celles de 1939.

    Au delà de la mévente des produits, les difficultés proviennent de la pénurie des outils (machettes, houes, etc.,) indispensables à l’entretien, à l’extension et au renouvellement des exploitations. La pénurie des outils s’exacerbe, par la suite, pour les planteurs africains, à cause du monopole de vente de ces outils accordé au syndicat des planteurs de Côte d’Ivoire, dominé par la minorité européenne. Le danger de destruction menace les cacaoyers à telle enseigne que les autorités coloniales décident l’achat de la production pour la brûler, dans le but de préserver la filière d’une disparition désastreuse.

    La régression s’observe aussi dans la résurgence du recours à la contrainte et dans l’importance de celle-ci comme stimulant de la production, pour le succès de l’économie de guerre, particulièrement sous le régime de Vichy. La violence sert notamment à spolier les paysans de leurs produits vivriers au profit du ravitaillement des troupes militaires et des centres urbains. Outre les discriminations dans la sphère économique, la violence permet de relancer la croissance de la production et la fourniture de produits stratégiques (caoutchouc de cueillette, amandes, etc.,) à des conditions spéciales pour les besoins de la métropole en guerre.

    Cet effort de guerre bénéficie à la croissance de la culture du caféier dont l’incidence conduit à une modification importante de la structure de l’économie de plantations. La forte domination du cacao cède la place au binôme cacao-café, quant à l’importance de la part de chacun dans les recettes d’exportation.

    Avec l’arrivée du gouverneur André Latrille, commence l’installation des conditions de la relance économique et surtout la préparation de l’après-guerre. L’administration centrale des colonies s’y attèle à travers la conférence de Brazzaville (1944) et les conférences économiques de Dakar, février et septembre 1945, qui ont dégagé les grandes orientations de l’après-guerre.

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    III- ESSOR DE L’ECONOMIE DE TRAITE COLONIALE, 1946-1965

    Amorcée depuis l’arrivée du gouverneur A. Latrille, l’évolution issue des vingt premières années d’après-guerre marque une importante rupture. Elle diffère par une croissance économique ininterrompue et une situation politique de difficultés pour le colonialisme conservateur. Cela appelle de profondes ruptures avec les formes archaïques de l’oppression et de l’exploitation antérieures20.

    Deux grands moments du changement se partagent la période 1946 à 1965. De 1946 à 1955 se mettent en place les nouvelles conditions de mise en valeur de la colonie.

    De 1950 à 1965 s’appliquent et s’expérimentent les nouveaux principes de développement économique et social, soit l’essor de l’économie de plantations.

    1- Nouvelle stratégie de mise en valeur coloniale, 1946-1955

    A partir de 1946, la réponse à la crise des productions agricoles impose d’importants aménagements du système économique et social, compte tenu des difficultés du colonialisme local et international. L’intensité du réveil politique en Côte d’Ivoire21 et le contexte international dominé par l’émergence de deux superpuissances (USA et URSS) hostiles à l’oppression coloniale amènent, en effet, à la décision du développement économique et social de la colonie, à l’aide de nouvelles méthodes, par des voies plus modernes22. Les instances supérieures de la colonisation optent alors pour la programmation au moyen de plans et le financement à l’aide de la mobilisation de ressources extérieures et locales23.

    Les exigences de relance de la croissance économique et celles de l’environnement international conduisent ainsi à l’abandon des procédés archaïques auxquels la violence sert de principal facteur d’inspiration et de stimulation. Les nouveaux instruments et moyens de mise en valeur s’identifient au concours financier de la métropole dont la contribution importante en ressources sera fournie par les sociétés d’Etat, les sociétés d’économie mixte, les fonds d’investissement pour le développement économique et social (FIDES), la caisse centrale de la France d’Outre-mer (CCFOM). Il s’y ajoute la contribution de la colonie fournie par le budget local et les fonds spéciaux (fonds d’équipement rural et de développement économique et social, FERDES).

    Instrument privilégié de cette politique de mise en valeur, le plan décennal de développement économique de la Cote d’Ivoire, 1947-1957, résulte de diverses concertations ; il remplace le plan de développement économique de la Côte d’Ivoire du 27-11-1946. La réalisation du plan en 20 LOUCOU, J.N (S/D) Mémorial de la Côte d’Ivoire. Du nationalisme à la nation, T.3 Abidjan, AMI, 1987, pp.67-132.21 Naissance du Syndicat Agricole Africain (SAA), premier syndicat agricole exclusivement africain et des partis politiques dont le PDCI puis le RDA22 La charte des Nations Unies (ONU) souligne notamment la responsabilité et le devoir des puissances coloniales à l’égard du développement économique et social des colonies et des territoires sous tutelle.23 Loi n° 46-860 du 30-4-1946

    - Recommandations de la conférence de Brazzaville, 30-1/8-2-1944- Orientations de la première Assemblée Nationale constituante (1945-1946)

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    arrive, pour des raisons de commodité, à un étalement des propositions de réalisation des projets en deux temps :

    1er juillet 1947 – 30 juin 19531er juillet 1953 – 30 juin 1957

    La priorité accordée à la question des moyens de transport, de la remise en état des infrastructures de transport et de communication rappelle, cependant, la constance des préoccupations d’évacuation et de rentabi-lité des projets. En dépit des déclarations et des généreuses intentions de prise en considération du progrès économique et social de la colonie, ce souci prédomine.

    Les principes de développement à la base du plan décennal 1947-1957 exigent des reformes fondamentales qui concernent l’amélioration des conditions d’existence, de travail de la population, ainsi que celle des conditions d’intensification de la production. Il s’agit principalement de la libéralisation de la mobilisation de la main-d’œuvre par l’abolition du travail forcé, de l’émancipation politique par l’octroi de la citoyenneté française à tous24, etc. Le syndicat agricole africain lutte de façon spécifique, pour la revalorisation du salaire des manœuvres. Il préconise l’extension de la pratique des contrats «abou» (aboussan et abougnon)25, afin d’encourager l’engagement volontaire de la main-d’œuvre. Le renoncement à la violence dans la sphère économique s’accélère également, grâce à l’impact du financement du développement de la production de café-cacao et de la modernisation des régions productives par les comptes café-cacao. Dans le souci d’un véritable développement des productions agricoles, la libéralisation s’étend aux travaux agricoles à travers l’abandon du principe des cultures obligatoires et des fournitures forcées de produits dont souffraient les paysans.

    La libéralisation du travail se double également de l’intention d’abandon de la politique de la croissance de la production au moyen de la simple extension des superficies des plantations. C’est la volonté de substitution des méthodes intensives aux voies traditionnelles extensives, la recherche de l’intensification de la production par l’augmentation de la productivité. Cette amélioration des rendements s’appuie sur la multiplication des centres et instituts de recherche, celle des stations agricoles expérimentales. C’est le cas de la réalisation de la station d’Abengourou, en projet depuis 1927 ; elle s’ouvre véritablement en 1946. Sa mission consiste à mettre au point des méthodes modernes de plantation, de culture, d’entretien et de lutte phytosanitaire. La station agricole expérimentale appartient aux dispositifs mis en place pour la recherche de plants améliorés, de sujets résistants aux maladies comme le swollen-shoot, ainsi que pour la préparation des produits de qualité supérieure.

    Enfin le plan décennal conçoit l’industrialisation à l’aide d’industries de préparation et de transformation dans le but non seulement de la valorisation des produits exportés, mais, de la satisfaction des besoins de consommation de la population locale. Les savonneries et les huileries

    24 Loi Félix Houphouët Boigny du 11-04-1946 abolissant le travail forcé dans les colonies. Loi Lamine Gueye octroyant la citoyenneté française à tous les indigènes.25 «Abou» traduit la notion du partage, soit la rémunération du manœuvre par la répartition du produit de la récolte, en deux ou trois, entre lui et le propriétaire.

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    s’installent, à cet effet. Un progrès indéniable apparaît par rapport aux positions conservatrices d’avant guerre, bien que les propositions et les projets ne dépassent pas le stade des industries de substitution d’importation.

    2- Essor de l’économie de plantations, 1950-1965

    L’importance de la période 1950-1965 dépasse la sphère politique, elle recouvre, en effet, le début des performances économiques qui sous-tendent certaines orientations politiques majeures. Malgré la succession rapide d’événements politiques importants,26 le retour de la croissance économique l’emporte amplement. Avec la densité et la durée de la prospérité générale, l’économie de traite coloniale connaît un boom inconnu depuis 1930. C’est le résultat des mesures de relance des productions agricoles.

    Dès la fin de l’année 1946, s’enregistrent, en effet, les progrès rapides de la production agricole africaine désormais débarrassée des principales entraves27. Il en résulte la reprise des grandes récoltes de café et de cacao. Les exploitations de café continuent de plus belle une progression ininterrompue durant la guerre. La culture du caféier a bénéficié de circonstances favorables pour s’assurer une forte et régulière croissance. Quant au cacao, les exportations record de 1939 (55 189 tonnes) sont dépassées en 1949 avec 55 195 tonnes. Les plantations africaines fournissent l’essentiel des exportations de ces deux produits prépondérants de l’économie ivoirienne.

    Tableau n°12 : Répartition des superficies des caféières africaines et européennes (%)

    AnnéesAfricainesEuropéennes

    194889,8610,13

    194993,426,57

    195094,075,92

    195193,526,47

    195293,286,71

    195395,274,72

    Sources : Dossiers 9-1. Cultures et productions, archives de la chambre de commerce de Côte d’Ivoire.

    Très minoritaire avant la guerre, pour environ 25%, la part des caféières européennes ne cesse de baisser depuis la perte des privilèges des planteurs européens. Après l’effondrement de l’immédiat après-guerre, le rétrécissement de la contribution des caféières européennes s’accroît pendant les années 1950, à l’inverse de la valeur des exportations de café qui franchit le niveau des 50% de la totalité des exportations et ne cesse d’augmenter. A la veille de l’indépendance nationale, la part des caféières européennes devient aussi moindre que celle des cacaoyères des planteurs européens.

    La culture de la banane d’exportation relève, par contre, en majorité des plantations européennes ; elle ne contribue cependant que de façon modeste à la prospérité générale, en dépit de sa remarquable croissance.

    26 Loi cadre du 22-06-1956 instituant le conseil de gouvernement, l’avènement de la République de Côte d’Ivoire le 04-12-1958, la proclamation de l’indépendance nationale le 07-08-1960, etc.27 L’influence de la forte demande et du niveau des cours des produits n’est pas à négliger, mais elle joue indifféremment pour tous les planteurs, après l’extension des droits politiques à tous.

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    L’essor de l’économie de plantations repose surtout sur la forte expansion d’une poignée de cultures d’exportation portée par la dynamisation de celle du binôme café-cacao. Celle-ci s’accompagne d’une reprise de la diversification des cultures interrompue par la guerre.

    Après l’étape du train de décisions et de mesures d’aménagement du système colonial, la mise en service du port d’Abidjan, en 1951, impulse une nouvelle accélération au mouvement de croissance des produits agricoles.

    Tableau n°13 : Evolution des exportations des principaux produits (moyennes annuelles, en tonnes)

    Périodes 1924-19291930-19451946-1965

    Cacao9 66234 26071 461

    Café182

    13 079106 428

    Coton1 0771 266

    -

    Banane -

    3 40253 887

    Sources : AE, carton n°101, ANSOM, 1QQ, et 1RR, ANCI.

    Après la guerre, toutes les cultures d’exportation connaissent plus ou moins rapidement cette forte croissance par rapport aux périodes antérieures. Seule la culture du coton y a mis du temps ; elle présente également une progression moins spectaculaire. La croissance de la culture du coton se déroule en deux temps marqués par les travaux de recherche génétique. De 1950 à 1960, la production annuelle passe ainsi de 2000 à 5000 tonnes de coton graines. L’évolution résulte de la diffusion, par la CFDT28, d’une nouvelle variété de coton mise au point par l’IRCT, «la mono» tirée de la variété G. Barbadense. A partir de 1959, il y a abandon de la variété «mono», pour insuffisance de rendement. Elle est remplacée par la variété «Allen» dont les résultats ont donné satisfaction au Cameroun et au Nigeria. Les plantations enregistrent une différence énorme des rendements, soit environ 800kgs contre 200 à 300kgs à l’hectare auparavant. C’est le succès auprès des paysans.

    Bien qu’il fait plus que doubler, l’accroissement du cacao présente le plus faible taux de croissance avec 108,58% d’augmentation. Le niveau de la production était déjà très élevé au début de la guerre, la forte sécheresse de 1957 et 1958 a également fait chuter les exportations. La culture du café a très fortement progressé et de façon régulière même durant la guerre ; les exportations n’ont pas connu d’interruption et affichent un taux de croissance élevé de 713,73% par rapport à la période des crises. C’est, cependant, avec la banane que l’on atteint le taux record de 1483,98%, le double de celui du café. La culture de la banane présente l’avantage de posséder un cycle de culture court et de rapporter à brève échéance, dix à quatorze mois après la plantation.

    Au niveau de la filière du palmier à huile et du cocotier, la restructuration place toutes les plantations des stations d’expérimentation (la Mé, UTP à Dabou et Mopoyen, Drewin) sous la direction de l’institut de recherches des huiles et oléagineux (IRHO), à partir de 1947. Des résultats remarquables et encourageants s’obtiennent notamment au plan de la sélection des 28 CFDT : Compagnie Française pour le Développement des fibres textiles, organisme d’encadrement rural.IRCT : Institut de recherches de coton et des textiles, structure de recherche.

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    variétés à hauts rendements et des méthodes de fertilisation des sols dans la zone de savane de Dabou. Ce progrès amène l’IRHO, en 1952, à ouvrir une station de recherche pour cocotier. La participation de la filière des oléagineux à la croissance économique générale demeure toutefois modeste ; la reconversion des paysans à d’autres spéculations agricoles appelle à des reformes plus hardies. Les autorités ivoiriennes y pensent depuis l’année 1963, avec les réflexions sur le «plan palmier».

    Le bilan de la croissance économique, durant la période 1946-1965, porte l’économie de traite coloniale à son plus haut niveau d’épanouissement, dans le cas d’une économie de plantations. Malgré, la diversification des cultures d’exportation, l’expansion de ces dernières consacre la forte domination du binôme café-cacao, désormais sous la prépondérance du café.

    CONCLUSION

    L’essai de périodisation de l’histoire économique de la Côte d’Ivoire entre 1889 et 1965 a eu l’ambition d’exposer les principales étapes de l’évolution de cette colonie jusqu’aux premières années de l’indépendance nationale, dans le but d’établir la continuité du système économique. Il s’efforce, à cet effet, de se placer dans la perspective dynamique du temps pour exposer les principales étapes de l’expansion de l’économie de traite coloniale.

    Quelles que soient sa réussite, et ses mérites, la tentative présente néan-moins des insuffisances et surtout des limites. Il s’agit particulièrement de celles liées au cadre chronologique et au choix du critère économique.

    L’espace du début de l’histoire contemporaine, 1889-1965, présente, en effet, un caractère trop restreint, pour permettre de distinguer les véritables moments décisifs à la base de la division du cours de cette histoire coloniale de la Côte d’ivoire. Il gagnerait donc à s’étendre jusqu’à l’année 1980 et au-delà certainement, car l’économie de traite a longtemps survécu au système politique qui l’a mise en place.

    Pour pratique que soit le critère économique, il présente l’inconvénient de s’isoler des autres éléments constitutifs du développement de la société. Qu’il soit économique, politique, culturel, religieux, etc, de toute évidence un seul critère ne peut suffire pour délimiter les grandes périodes de l’histoire d’une société.

    Elle possède plusieurs dimensions, dont il faut au moins tenir compte des principales, pour atteindre les principes de son évolution.

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    ESSAI DE PERIODISATION DE L’HISTOIRE...

    Rev. Ivoir. Hist., no 17, 2010, pp. 5-23 © EDUCI 2010

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