Esprit - 8 - 12 - Touchard, Pierre-Aimé - Chronique du théâtre vivant

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ESPRIT - Mai 1933 - Page 1 sur 8 CHRONIQUE DU THÉATRE VIVANT par Pierre-Aimé TOUCHARD Les meilleures pièces de cette saison ont été traduites ou adaptées de l'étranger, et l'ensemble de la production théâ- trale reste, dans ses grandes lignes, absolument fermé au formidable mouvement politique et social qui bouleverse notre époque : comment expliquer, d'une part, cette défail- lance du théâtre français, d'autre part, cette indifférence aux événements actuels ? On ne voit guère que trois responsables possibles de cet état de choses : les directeurs de théâtre, les auteurs, ou enfin le public. Le public, nos théâtres ont marqué assez couregeusement leur indépendance à son égard pour qu'il soit possible de le négliger ici. Restent les directeurs et les auteurs. L'état d'esprit des premiers semble pouvoir s'exprimer en une formule : ils sont obsédés par la crainte du cinéma. Parlez-leur, ne fût-ce que cinq minutes, vous verrez que leur préoccupation dominante est là. Sur ce point, l'accord est unanime. Mais comment réagir ? Ici, il faut bien le dire, nous assistons à une série de contre-attaques divergentes, confuses, désordonnées, et souvent même contradictoires. Devant un danger si unanimement reconnu, il ne semble point que le théâtre ait fait ce retour sur lui-même qui lui permettrait de résister en s'affirmant dans son originalité. Récemment pourtant, Jacques Copeau adressait un appel à l'union : <<Seule la concentration de bons ouvriers, animés d'un même esprit, écrivait-il, permettra d'établir sur des bases durables, avec des chances infaillibles de réussite, la scène

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CHRONIQUE DU THÉATRE VIVANT

par Pierre-Aimé TOUCHARD

Les meilleures pièces de cette saison ont été traduites ou adaptées de l'étranger, et l'ensemble de la production théâ­trale reste, dans ses grandes lignes, absolument fermé au formidable mouvement politique et social qui bouleverse notre époque : comment expliquer, d'une part, cette défail­lance du théâtre français, d'autre part, cette indifférence aux événements actuels ?

On ne voit guère que trois responsables possibles de cet état de choses : les directeurs de théâtre, les auteurs, ou enfin le public.

Le public, nos théâtres d'avant~garde ont marqué assez couregeusement leur indépendance à son égard pour qu'il soit possible de le négliger ici. Restent les directeurs et les auteurs.

L'état d'esprit des premiers semble pouvoir s'exprimer en une formule : ils sont obsédés par la crainte du cinéma. Parlez-leur, ne fût-ce que cinq minutes, vous verrez que leur préoccupation dominante est là. Sur ce point, l'accord est unanime. Mais comment réagir ? Ici, il faut bien le dire, nous assistons à une série de contre-attaques divergentes, confuses, désordonnées, et souvent même contradictoires. Devant un danger si unanimement reconnu, il ne semble point que le théâtre ait fait ce retour sur lui-même qui lui permettrait de résister en s'affirmant dans son originalité.

Récemment pourtant, Jacques Copeau adressait un appel à l'union : <<Seule la concentration de bons ouvriers, animés d'un même esprit, écrivait-il, permettra d'établir sur des bases durables, avec des chances infaillibles de réussite, la scène

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vivante, le grand thèâtre de répertoire français, ancien et moderne, dont nous avons tant besoin n.

Il ne paraît pas avoir été entendu. C'est peut-être parce qu'il voulait matèrialiser cette union en un théâtre unique, sous la direction d'un chef unique. Et l'on admet fort bien que des oppositions se soient manifestées à un tel projet. Mais ce qui pouvait se faire et qui ne s'est pas réalisè, c'est une union des efforts vers un but identique.

On a l'impression- et je ne parle que des scènes d'avant­garde, celles où le théâtre n'est pas considéré comme une entreprise commerciale - que tous ces acteurs et ces met­teurs en scène, qui luttent pour le Théâtre, qui lui reconnais­sent par conséquent une rèalitè indiscutable, extérieure à leurs rèactions individuelles, n'ont jamais songé à faire entre eux l'accord sur cette réalité. Ils luttent sans cesse, et l'un contre l'autre, pour un dieu inconnu. Les chapelles s'édi­fient, précisent leurs oppositions, et finissent par ne plus voir que les oppositions, par oublier le dieu.

Nous sommes peut-être, ici, obsédés par l'idée d'unité. Peut-être y a-t-il quelque exagération dans notre attitude en face de l'éparpillement des forces actuelles. Et sans doute est-il vrai que l'unification aboutit à la mort et que l'oppo­sition des recherches personnelles est source de renouveau. Mais, nous demandons d'unir et non pas d'unifier, et nous ne chercherions pas tellement à diriger les initiatives indivi­due11es si e11es étaient réellement des initiatives. Or, -et j'en ai eu la confirmation ces jours encore, au cours de quel­ques entretiens dont je vais parler - il ne s'agit plus, à l'heure actuelle, à de rares exceptions près, d' înitiatives ou de recherches : une formule a été trouvée, on l'exploite et l'on s'y tient. A cela se borne la plupart du temps la prétendue activité, la prétendue originalité de nos scènes les plus en vue .

• Aucun théâtre ne m'a peut-être davantage donné cette

impression que le théâtre de l'Œuvre par les deux derniers spectacles qu'il a montés. On s'y borne à manifester un accord- d'ai Heurs lointain- avec une tradition (celle du Théâtre libre) que l'on nous présente figée, aujourd'hui sans vie et sans attraits.

D'Une vilaine/emme, on a célébré d'abord un peu partout la réussite triomphante. Puis quelques réactions sont venues.

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Pour ma part, j'y vois le type le plus classique du faux chef~d' œuvre. L'intrigue ? c'est l'histoire très romantique de la prostituée au cœur tendre, vilaine femme aux yeux de l'observateur superficiel (comme écrivent Balzac et Xavier de Montépin) mais refuge de toutes les vertus pour qui sait la comprendre. Elle est entourée du bourru-débonnaire, de I'amoureux~transi, de la vierge~insensible, etc ... On nage dans la convention. Un style âpre et heurté fait un moment illusion. Mais M. Stève Passeur n'a du dramaturge que la forme. Ses personnages sont des marionnettes sans vigueur véritable et sans vie. Quant au jeu des acteurs, il s'accorde harmonieusement, il faut en convenir, avec l'œuvre. je défie aucun de ceux qui ont écrit, dans leur compte~rendu, que Mme. Simone a été émouvante, de me dire à quel moment ils ont réellement été émus, à quel moment ils ont assisté à autre chose qu'une bonne imitation de la douleur ou de la joie. A chacun des actes - il y en a trois - d'Une vilaine /emme, Mme Simone éprouve« la plus grande joie de sa vie n ... Plût au ciel qu'il en eût été de même pour les spectateurs ! Et M. jacques Baumer est comme Mme Simone : un excel­lent acteur. Mais que nous avons donc à Paris de ces excel~ lents acteurs ! Et comme nous en sommes fatigués ! Pas une minute, M. Bau mer n'a évidemment cru à son rôle. Et comment aurait~il pu y croire ? Un rôle froid, insincère, un rôle de machine à parler qui saurait bien donner le ton 1

Cette pièce a été remplacée sur l'affiche de l'Œuvre par Karma, un drame de M. Jeffrey Dell, dont M. Lugné~Poe affirme qu'elle est, en Angleterre, << actuellement la meilleure sans aucun doute)), On croit rêver. C'est du mélodrame de bas étage. Là encore, aucun caractère, aucune responsabi~ lité... Mais, il y a une idée : celle de la justice immanente. Markin, qui a tué, sans en être inquiété, son neveu, sera injustement puni pour le meurtre de sa femme, qui s'est empoisonnée. Et c'est tout. On met là~dessus un titre en sanscrit, et chacun sera prié de considérer l'ensemble avec ~e respe~t religieux qu'imposent<< la Pensée net les vocables mcompns.

Eh bien non ! Je proteste. Et j'affirme qu'Ibsen, sous t'égide duquel on commet de teHes banalités, protesterait aussi. Il avait apporté au théâtre des accents nouveaux, une simplicité révolutionnaire à son époque. Lui rester fidèle, c' eût été continuer à créer du nouveau, à révolutionner l'art dramatique par des découvertes aussi profondément

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vraies. La fidélité aux créateurs, c'est de créer, non de copier servilement, paresseusement, leurs créations. Voilà pourquoi je dis qu'à l'Œuvre on trahit Ibsen, on trahit la cause du Théâtre; et ce n'est pas en se confinant ainsi dans l'obser~ vance d'une tradition qu'on peut lutter contre l'enorme facteur de renouveau qu'apporte avec lui le cinema parlant .

• Il paraît que de telles verites sont pénibles à entendre.

Avant qu'il n'abandonne le Vieux Colombier, j'ai vu M. Michel Saint~Denis, le Directeur de la Compagnie des Quinze. Il se plaignait fort qu'on eût ete si dur pour lui. « Mais, lui dis~je, comment ne comprenez~vous pas que ce sont vos amis, ceux qui ont eu confiance en vous, qui vous attaquent ? Vous êtes venus à nous avec des promesses : oui ou non, les avez~vous tenues ? JJ

M. Michel Saint~ Denis s'excusa sur la durete des temps. Il m'affirma qu'il lui etait impossible, à l'heure actuelle, matériellement impossible, de songer à réaliser ses projets .... Et pourtant il conserve sa foi. Devant le cinéma menaçant, il rêve d'un théâtre qui serait invention, invention immédiate et toujours renouvelée, sous les yeux même du spectateur :

<< Je voudrais, me dit~ il, que l'acteur puisse ajouter au texte de l'auteur, que Je spectateur assiste à une création inces­sante et imprévue. Je voudrais aussi repousser la vague d'intel~ ~ectualisme qui risque de noyer le théâtre, refaire un theâtre de ficelle et de bois... Mais comment réaliser cela à Paris ? Il fa.ut former des acteurs, un public... mais il faut vivre aussi ... J)

Conclusion : parce qu'il faut vivre, on se voit obligé se sacrifier - du moins pour un moment - ses principes et sa foi. Mais alors ? A quoi bon s'obstiner à avoir son théâtre à soi, si c'est pour en revenir aux formules éprouvées ? D'autre part, la position de M. Michel Saint~ Denis est intéressante, mais elle ne semble apporter qu'un remède bien superficiel, en tous cas bien insuffisant, trop partiel, à la crise actuelle : il en cherche la solution dans la /orme seule du théâtre. Enfin, il est bien évident que la majorité des pièces ne pourraient rentrer dans le cadre si etroit qu'il leur offre. Mais sans doute M. Michel Saint~ Denis l' a~t~il compris, puisqu'il semble desormais prefèrer le silence à l'inevitable trahison.

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• D'aucuns semblent pourtant ne se résigner ni à l'un ni

à l'autre. Les plus èmouvants dans leur effort sont sans doute les Pitoëff qui, devant dix ou vingt spectateurs, menacés chaque soir de voir l'électricité coupèe, parce qu'ils n'ont plus de quoi la payer, mal soutenus par une critique impi~ toyable, s'obstinent néanmoins dans leur attitude fanatique, sans compromission ni recul.

Mais s'ils servent avec cette ardeur qui force l'admiration, ne peut~on pas, néanmoins se demander la valeur d'un effort si régulièrement condamné à l' èchec ?

Je sens la cruautè de ce que je vais écrire. Il ne s'agit, ici, bien entendu, de mettre en doute ni le gènie de metteur en scène, et parfois d'acteur de George Pitoëff ni celui de Ludmilla Pitoëff. Il s'agit de juger en eux les directeurs d'un théâtre d' avant~garde. Le résultat matériel est là : ils ont échoué. Pourquoi ? C'est qu'ils ont engagé la lutte pour le thèâtre, sans assez s'inquiéter de ce qu'est le théâtre. Ils ont tenté d'enfermer le théâtre dans une formule qui est celle qui correspond à leur tempèrament propre, et qui est trop exclusivement intellectuelle. Et tous les spectacles qu'ils ont montés, ils les ont torturés pour réussir à les insérer dans ce cadre trop étroit. Ils ont consacré leur vie au théâtre, mais ils lui ont imposé les limites de leurs dons. Une erreur aussi flagrante, chez des êtres dont la sincérité et l'honnêteté sont indiscutables, montre avec évidence la nécessitè d'une union entre les pionniers d'une même cause, et l'utilitè d'un centre de recherches communes, où les partisans de chaque formule pourraient s'éclairer mutuellement.

Nos directeurs de théâtres vivent dans une atmosphère trop fermèe. En fait de spectacles, ils ne voient guère que ceux qu'ils montent. Et il se passe ce fait, à la rèflexion, scandaleux, que la plupart d'entre eux ne vont jamais au théâtre ! Par quel miracle s'évaderaient~ils de leurs for~ mules?

• Par ces quelques exemples se manifeste la part de respon~

sabilité des directeurs dans le marasme actuel du thèâtre. Pour servir une idèe qui leur est personnelle ils ont trop de tendance à ne choisir que des pièces qui peuvent l'illustrer, et comme cette idée est le plus souvent purement formelle, comme elle se rapporte bien davantage à la structure d'une

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pièce qu'à son essence, ils en viennent à négliger l'élément primordial, celui qui fait qu'une pièce est grande ou ne l'est pas : l'inspiration.

Par là s'explique surtout qu'ils en soient réduits à nous offrir ces spectacles froids, ces jeux d'esthètes désabusés, sans âge, sans résonnance, sans vie .

• Mais là, évidemment, les auteurs peuvent, eux aussi,

être pris à partie. De tous côtés, on entend les directeurs se lamenter sur le << manque d'auteurs ». Ce n'est pas tant que les bonnes pièces soient absentes. Au contraire : «Au­jourd'hui, me disait M. Dullin, tout le monde sait faire une bonne pièce )), Mais c'est précisément le soufHe, la foi, la vie, qui font défaut. Et c'est pourquoi les meilleurs de nos metteurs en scène s'en vont chercher à l'étranger ou dans l'antiquité les œuvres qu'ils vont jouer. Nous en sommes au point que la pièce d'actualité la plus vivante de cette saison soit précisément La Paix, adaptation d'Aristophane !

Et pourtant. quel siècle plus que le nôtre semblerait propice à l'éclosion d'œuvres fortes et nouvelles ? Dans le roman, on s'est plu récemment à célébrer un certain retour à l'héroïsme, une tentative d'évasion hors du conformisme, une prise de conscience de la tragédie de notre époque. Cette revue même est née d'un tel état d'esprit, fortifié par la volon­té de reconstruire. Il y a donc là un mouvement de pensée indéniable. Comment se fait-il que rien, au théâtre, n'en paraisse animé ?

• M. Baty m'a objecté que le théâtre est éternel : <<Le souci

de traduire au théâtre un mouvement d'idées actuel est abso­lument contraire à la nature même du théâtre. Le spectateur, une fois le rideau levé, doit tout oublier de la vie courante >J. Il ajoutait même qu'à l'époque où Dostoïewsky écrivait Crime et Châtiment, s'il avait été metteur en scène, lui Baty, il n'aurait nullement songé à en tenter l'adaptation Théâtrale.

J'avoue qu'une déclaration de principe aussi nette me laisse assez sceptique. M. Baty lui-même y croit peut-être moins qu'il ne l'affirme. C'est bien lu, qui a monté Têtes de rechange, tentative d'expression de la révolte d'une géné­ration, et même La Cavalière Elsa, contemporaine de l' excé­rience soviétique. En outre, lui dirai-je que ce qui fait préci-

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sément la faiblesse de son adaptation de Crime et Châtiment -qui mérite par ailleurs l'adhésion la plus enthousiaste­c'est que les incertitudes de Raskolnikot ne résonnent plus en nous comme elles l'eussent fait en 1866. Sa tragédie n'est plus la nôtre : et le côté mélodramatique du spectacle nous devient beaucoup plus sensible. La pièce tombe dans une classe inférieure.

Enfin, il ne faudrait tout de même pas oublier que la presqus totalité des chefs~d' œuvre dramatiques qui nous sont restês - même les plus classiques - ont dû leur succès, à l' ori~ gine, à ce qu'ils étaient accrochés à l'actualité, à ce qu'ils étaient p}us ou moins directement l'expression d'un époque dont ils synthétisaient l'état d'esprit. Cela a même été une des découvertes les plus intéressantes de ces derniers temps que celle de la correspondance profonde, jusqu'ici négligée, de pièces comme celles de Racine avec les mouvements d'opinion contemporains. Sans doute la pérennité de leur succès vient~elle en grande part de ce que les caractères, et même les problèmes qu'elles étudient sont de tous les âges, mais cette condition nécessaire de leur immortalité n'était pas suffisante pour la leur mériter. M. Baty relègue la vie de tous les jours au rôle de magasin d'accessoires. Il semble oublier que l'éternité suppose l'actualité, laquelle est, si j'ose dire, la cellule mâle, sans quoi l'éternité ne serait jamais fécondée.

Donc, bien loin d'accepter l'idée que le théâtre doive dédaigner l'actualité, je pense qu'au contraire il souffre actuellement d'un développement artificiel. en vase clos, loin de la vie.

Et c'est pourquoi une pièce comme Intermezzo malgré son apparence factice et son intellectualisme exaspéré - qui fait dire à M. Baty qu'elle est<< la mort du théâtre n - m' ap~ paraît au contraire infiniment plus riche de vie que les neuf dixièmes des œuvres théâtrales contemporaines. Évi~ demment Giraudoux donne l'impression d'un jongleur subtil et aérien, insaisissable, mais il n'entraîne davantage dans son jeu que le pseud~réaliste Stève~Passeur, parce qu'à chaque coup d'aile, sa fantaisie accroche en moi quelques pensées, quelques sourdes aspirations qui n'attendaient qu'elle pour s'affirmer.

J'ai trouvé dans Intermezzo la seule véritable critique de

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notre temps, la seule expression profonde au théâtre de nos fatigues et de nos désaveux, de nos espoirs et de nos reven~ dications spirituelles.

Il

Mais Intermezzo reste isolé dans le temps présent comme ces fleurs étranges qu'un hasard a fait naître sur un soi aride. Que faut~il attendre de demain ?

M. Dullin pense que si les jeunes pouvaient revenir au théâtre, le théâtre renaît;ait : « Nous vivons aujourd'hui dans une telle ébullition, notre vie courante est plongée dans une telle révolution que le théâtre est dépassé par elle )). Or, c'est au théâtre de dépasser la vie. Si La Paix d'Aristophane est une œuvre si grande qu'elle domine encore notre époque, c'est qu'elle avait à la fois ses racines dans l'actualité - une actualité où le sort du monde connu était en jeu - et dans l'éternité, puisque l'idée de la guerre et celle de la paix y étaient évoquées dans toute leur ampleur. Mais une grande œuvre originale comme celle~là ne pourrait être conçue que par un esprit jeune, indépendant des formules toutes faites. Or, les jeunes, aujourd'hui, c'est le cinéma qui les attire .. ,

Et voilà que le cercle semble se refermer : le cinéma, marchant de victoire en victoire, oblige le théâtre à se défendre, le pousse en ses derniers retranchements. Mais les seuls qui semblaient pouvoir sauver le théâtre, le~ jeunes, désertent à leur tour. Faut~il sonner le hallali ?

Non, car l'heure approche peut~être où les derniers défenseurs vont s'unir. Autour de quel mot d'ordre ? j'ai eu l'impression que celui~ci m'était confié l'autre soir, par M. Dullin, à l'heure où je le quittais : « Le Théâtre, m' a~t~il dit, est davantage esprit qu'image. Esprit, c' est~à~dire, pensée, vie, sensualité. Le cinéma est quelque chose de bien plus cérébral que le théâtre. Au théâtre, on éprouve physi~ quement le frisson de la vie. L'œuvre dépend de l'acteur, de chaque minute de l'acteur. Au cinéma, d'un acteur médiocre, un bon metteur en scène peut tirer quelque chose en ne gardant de lui que ce qui est bon. Au théâtre, c'est impossible. Le cinéma est une dissection suivie d'un recol~ lage artificiel. Le Théâtre est présence, vie ... >>

Le Théâtre est présence. L'amour, dit Jules Romains, est aussi présence. Le théâtre doit s'adresser à tout ce qui peut aimer en l'homme. Et alors, il cessera d'être artificiel, et l'on cessera d'y batailler pour des formules.

Pierre-Aimé TOU CHARD.