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OEUVRES RELIGION ET CULTURE II. par Jacques MARITAIN I DE L'HUMANISME La question de l'humanisme est souvent posée en termes inexacts, sans doute parce que la notion d'humanisme garde une certaine affinité avec le courant naturaliste de la Renais- sance, tandis que d'autre part la notion de christianisme est contaminée chez beaucoup d'entre nous par les souvenirs du jansénisme. Le débat n'est point entre humanisme et christianisme. 11 est entre deux conceptions de l'humanisme : car dire culture ou civilisation, c'est dire bien commun terrestre ou temporel de l'être humain, s'il est vrai que la culture est « l'épanouissement de la vie proprement humaine, compre- nant, non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques), qui mérite d'être appelé en propre un développement humain » 1 . En ce sens-là il n'est pas de culture qui ne soit humaniste. Une position essentiellement anti-humaniste serait une condamnation absolue de la culture, de la civilisation. C'est là peut-être une tendance de l'ultra-calvinisme de la théologie d'un Karl 1. Religion et Culture, p. 18. ESPRIT - Janvier 1933 - Page 1 sur 23

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ŒUVRES

RELIGION ET CULTURE II.

par Jacques MARITAIN

I

DE L'HUMANISME

La question de l'humanisme est souvent posée en termes inexacts, sans doute parce que la notion d'humanisme garde une certaine affinité avec le courant naturaliste de la Renais­sance, tandis que d'autre part la notion de christianisme est contaminée chez beaucoup d'entre nous par les souvenirs du jansénisme.

Le débat n'est point entre humanisme et christianisme. 11 est entre deux conceptions de l'humanisme : car dire

culture ou civilisation, c'est dire bien commun terrestre ou temporel de l'être humain, s'il est vrai que la culture est « l'épanouissement de la vie proprement humaine, compre­nant, non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques), qui mérite d'être appelé en propre un développement humain »1 . En ce sens-là il n'est pas de culture qui ne soit humaniste. Une position essentiellement anti-humaniste serait une condamnation absolue de la culture, de la civilisation. C'est là peut-être une tendance de l'ultra-calvinisme de la théologie d'un Karl

1. Religion et Culture, p. 18.

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Barth. Mais cette condamnation absolue de l'humain est manichéenne, non chrétienne ; incompatible avec le dogme central du christianisme, le dogme de l'Incarnation.

Le débat qui partage nos contemporains, et qui nous oblige tous à un acte de choix, est entre deux conceptions de l'humanisme : une conception théocentrique ou chrétienne, et une conception anthropocentrique, dont l'esprit de la Re­naissance est premièrement responsable.

Il importe toutefois de comprendre que l'humanisme « théocentrique » dont nous parlons est tout autre chose que 1' « humanisme chrétien » (ou naturalisme chrétien) qui a prospéré à partir du XVIe siècle, et dont l'expérience a été faite jusqu'à la nausée, — jusqu'à la nausée divine, car c'est le monde de cet humanisme-là que Dieu est en train de vomir. Saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix sont les grands docteurs de l'humanisme authentique, qui n'est salutaire à l'homme et aux choses humaines que parce qu'il ne souffre aucune diminution des vérités divines, et ordonne l'humain tout entier à la folie de la croix et au mystère du Sang rédempteur. L'image d'un homme y répond, un Roi sanglant vêtu d'écarlate et couronné d'épines: voici l'homme, il a pris sur lui nos langueurs. C'est à lui que la grâce configure les hommes, en les faisant participants de la nature divine et fils adoptifs de Dieu, destinés à devenir, au terme de leur croissance spirituelle, des dieux par parti­cipation, quand la charité aura achevé de liquéfier leur cœur. Et c'est en étant conformés à ce Chef rédempteur qu'ils entrent à leur tour dans le mystère de son action rédemptrice, achevant tout le long du temps — quant à l'application, non quant au mérite — ce qui manque à ses douleurs. Si la nature déchue ne penche que trop à entendre le mot huma­nisme au sens d'humanisme anthropocentrique, il importe d'autant plus de dégager la vraie notion et les vraies condi­tions du seul humanisme qui ne saccage pas l'homme, et de rompre pour cela avec l'esprit de la Renaissance.

AMBIVALENCE DE L'HISTOIRE

Dénoncer une déviation spirituelle fondamentale dans une période de culture, ce n'est pas condamner cette période

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historique. On ne condamne pas l'histoire. Il serait aussi peu sensé de la part d'un chrétien de condamner les temps modernes, que de la part des rationalistes (qui ne s en pri­vent pas) de condamner le moyen âge.

Un principe spirituel erroné porte ses fruits inévitables : il faut déceler ce principe, avouer ces pertes. En même temps il y a un développement humain, une croissance de l'histoire ; il y a, jointes à des maux certains, des acquisitions humaines qui ont une valeur comme sacrée puisqu'elles se produisent en dépendance du gouvernement providentiel : il faut recon­naître ces gains.

Ici surgit une grave question que je me permettrai d ap­peler la question du démon comme agent historique.

Saint Grégoire écrivait : « Il faut savoir que la volonté de Satan est toujours inique, mais que son pouvoir n'est jamais injuste », car « les iniquités qu'il se propose de com­mettre,Dieu les permet en toute justice » 1. C'est une asser­tion qui va loin. Elle nous fournit un principe important d exégèse historique.

Le diable est accroché comme un vampire au flanc de l'histoire ; celle-ci avance quand même et avance ainsi. C'est seulement dans l'Église comme telle qu'il n'a aucune part. Il prend part à la marche du monde, et en un sens il la stimu­le. Principalement, il fait à sa manière, qui n'est pas bonne, ce que les gens de bien omettent de faire, parce qu'ils dor­ment. C'est gâté, mais c'est fait.

Partout où le temps n'est pas racheté par le Sang du Christ, le prince de ce monde occupe le temps. Mais le temps est à Dieu ; c'est lui d'abord qui veut le mouvement et le nouveau.

On trouve un mot singulièrement significatif dans le canti­que d'Habacuc (d'après la Vulgate). Il y est dit que le diable marche devant les pas de Dieu : et egredietur diabolus ante pedes ejus. Il court devant lui. Il prépare ses voies, en traître.

D'UN MANICHÉISME HISTORIQUE

Les rationalistes sont obligés à une sorte de manichéis­me historique auquel échappe la pensée chrétienne.

1. P. U LXXV. 564.

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Quand la mesure absolument première et fondamentale, à quoi tout le reste est rapporté, quand le bien premier est quelque chose d humain, ce bien a un contraire, et ce con­traire, étant opposé au bien premier, ne peut avoir que la fonction d'un mal pur.

Si le bien premier est la liberté politique, les principes de quatre-vingt-neuf, il y aura dans l'histoire des éléments purement ténébreux : la « tyrannie " opposée à cette liberté. Si le bien premier est la raison cartésienne, il y aura des âges et des philosophies également délégués aux pures ténèbres, et dont le progrès de la pensée ne peut attendre aucun bien. Si c'est le devenir lui-même, l'histoire, il y aura encore des éléments purement haïssables : ceux qui refusent de mar­cher au pas de l'histoire. C'est pourquoi la lutte, dans tous ces cas, a un caractère si amer ; c'est toujours la vieille lutte d'Ormuzd contre Ahriman.

Le chrétien, lui, sait que Dieu n'a pas de contraire. Pour le chrétien aussi, il y a un conflit de la lumière et des ténèbres, de la vérité et de l'erreur ; mais dans la réalité existante il ne peut pas y avoir de pures ténèbres, de pure erreur, parce que tout ce qui est, dans la mesure où il est, vient de Dieu. Dans la conception de l'athée, ou, si l'on veut, de l'ennemi de Dieu, comme Proudhon s'intitulait, il est impossible que Dieu soit au service de l'ennemi de Dieu. Tandis que dans la conception du chrétien l'ennemi de Dieu est au service de Dieu. Dieu a des adversaires (non dans l'ordre métaphy­sique, mais dans l'ordre moral). Mais ses adversaires sont encore à son service. Il est servi par les martyrs, et par les bourreaux qui font les martyrs. Tout ce qui arrive dans l'histoire du monde sert d'une manière ou de l'autre au pro­grès de l'Eglise, et, en un sens plus ou moins obscur, à un certain progrès du monde. Cela élargit notablement notre horizon.

Tout en se proposant d'écraser l'infâme, Voltaire était dans la chrétienté et dans l'histoire de la chrétienté comme il était dans l'univers créé et dans le gouvernement providen­tiel. Il les a servis malgré lui. Sa campagne pour la tolérance, tout en militant pour une erreur (car il est absurde, Saint-Simon et Auguste Comte l'ont bien vu, d'ériger la liberté

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de pensée en absolu), combattait en même temps contre une autre erreur non moins pernicieuse : je dis le principe mo­derne, qui a trouvé son expression dans la formule cujus regio ejus religio, que la force de l'Etat et les contraintes sociales ont par elles-mêmes un droit sur les consciences. A ce titre-là, Voltaire travaillait sans le savoir pour l'article 1351 du Code de droit canonique : « personne ne doit être contraint à embrasser la foi catholique contre son gré ».

C'est ainsi que le chrétien a sa connaissance du troisième genre, où il perçoit toutes choses, plus pacifiquement que le spinoziste, sub specie aetemi. Je trouve une illustration de cet universalisme spirituel dans le livre de Chesterton : Le nommé Jeudi, où l'on voit les policiers et les anarchistes qui se combattent consciencieusement obéir à un même seigneur mystérieux que l'auteur appelle M. Dimanche.

LA TENTATION DE L'HISTOIRE

Qui prend pour premier précepte d'avancer avec l'his­toire ou de la faire avancer, et de marcher à son pas, s'oblige par là même à collaborer avec tous ses agents. Le voilà en compagnie bien mélangée.

Nous ne sommes pas les coopérateurs de 1 histoire, nous sommes les coopérateurs de Dieu.

S'absenter de l'histoire c'est chercher la mort. L'éternité ne quitte pas le temps, elle le possède d'en haut. Il faut agir sur l'histoire autant qu'on peut, Dieu premier servi ; mais se résigner à ce qu'elle se fasse souvent contre nous (elle ne se fera pas contre notre Dieu). Aussi bien le principal, au point de vue de l'existence dans l'histoire, n'est-il pas de réussir (ce qui ne dure jamais), mais d'avoir été là (ce qui est ineffaçable).

UNE DIFFICULTÉ DE L'HUMANISME

ANTHROPOCENTRIQUE

C'est une remarque banale que l'homme est un animal naturellement religieux, il est impossible d'avoir une idée intégrale de l'homme sans celle du Dieu qu'il adore. Mais, de fait, nous constatons que toutes les religions existantes

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sont des religions positives, et des religions théocentriquesf; en Occident, des religions judéo-chrétiennes. Si ces reli­gions positives, et singulièrement le christianisme, ne sont pas vraies, il est clair qu'il faut travailler activement à en débarrasser l'humanité.

Or cela constitue une difficulté, ou plutôt deux difficultés majeures, pour l'humanisme anthropocentrique : 1° il com­mence par un processus humainement catastrophique ; pour enrichir l'humanité il doit lui faire dénoncer d'abord un héritage auquel toute son histoire est liée. 2° Puisqu'il est impossible d'instaurer un humanisme intégral sans l'inté­grer à une religion, et puisque toutes les religions théocen-triques, c'est-à-dire toutes les religions existantes, doivent par hypothèse être éliminées, il ne reste à l'humanisme dont nous parlons qu'à fonder une religion nouvelle. Le vieux Comte avait très bien vu cela. Mais on aimerait savoir si les partisans contemporains de l'humanisme rationaliste ou sceptique ont pris conscience du devoir qui leur incombe. S'ils récusent une telle mission, une ressource s'offre à eux, et une seule : changer l'homme. C'est la solution russe ; créer une humanité parfaitement athée. Malgré les apparen­ces, cette solution est en continuité avec le mouvement de la Renaissance : c'est le résultat normal d'un humanisme séparé de l'Incarnation, quand il se dépouille de tous les résidus de culture théocentrique qu'il avait d'abord entraînés et qui atténuaient et masquaient ses énergies essentielles. A l'extrême de la déraison la solution russe a du moins ce mérite que si les sans-Dieu combattent à fond la religion, c'est qu'ils la croient fausse. Directement, sans doute, c'est parce qu'elle empêche le prolétariat de se donner tout entier à la guerre de classe. Mais cela même suppose la conviction « scientifique » que la religion n'est pas vraie. Il y a donc là, en définitive, et malgré l'ignorance et le mensonge où elle baigne, une option faite au nom de la vérité.

Mais quelle contradiction ! C'est un acte religieux que de déclarer la guerre à Dieu. « Il est si facile à un Russe de devenir athée, écrivait Dostoïevski1, plus facile qu'à tout

1. L'Idiot, éd. Pion, t. II, p. 264.

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autre habitant du globe ! Et les nôtres ne deviennent pas simplement athées, ils croient à l'athéisme comme à une religion nouvelle, sans remarquer que c'est croire au néant ».

LE MYTHE DE L'IMMANENCE

Rien n'est plus précieux à la métaphysique que la notion d'activité immanente, caractéristique de l'esprit. Mais c'est en un sens bien différent que le langage moderne entend le mot immanence, et que les docteurs de l'humanisme anthro­pocentrique ont affirmé le principe de l'Immanence. Ce principe signifie pour eux que tout est contenu dans le sein de l'homme et de son histoire : « Voici que déjà, sur la poussière des croyances passées, l'humanité jure par elle-même : elle s'écrie, la main gauche sur le cœur, la droite étendue vers l'infini : c'est moi qui suis la reine de l'univers ; tout ce qui est hors de moi est inférieur à moi, et je ne relève d'aucune majesté » ~. Sans doute on avoue la dépendance de l'homme à l'égard de conditions matérielles qu'il doit vaincre. Mais il n'est, croit-on, aucune dépendance qu'il doive reconnaître à l'égard d'un ordre supérieur de soi à sa volonté, et d'un Dieu qui l'a créé. A notre sens il est absurde de constater l'une de ces dépendances et de nier l'autre. Comment l'homme pourrait-il dépendre de ce qui est au-dessous de lui s'il n'était pas un être essentiellement dépen­dant, et donc s'il n'y avait pas quelque chose au-dessus de lui dont il dépende ?

Le mythe de l'Immanence détruit les véritables valeurs d'immanence, c'est-à-dire de spiritualité, parce que celles-ci sont liées à la personne, et parce que la personne est des­tinée à péricliter par la dialectique de l'Immanence pure. Pour qu'il y ait souveraineté en effet, il faut qu'il y ait per­sonnalité. Mais la personnalité précaire et limitée de chaque personne singulière est incompatible avec cette souverai­neté absolue qu'on attribue à l'humanité. Elle passe alors nécessairement à un sujet commun : l'humanité collective elle-même, ou le devenir, ou la matière, où elle se résorbe et disparaît.

1. PROUDHON. Justice, première étude.

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C'est seulement dans l'affirmation de la transcendance divine et de l'Incarnation qu'on peut sauver les valeurs d'immanence, parce qu'un progrès sans fin de spiritualisa-tion est possible, pour chacun jusqu'à la mort, et pour les générations jusqu'à la fin du monde, s'il y a un Esprit incréé, un Amour subsistant à qui chacun peut s'unir de plus en plus en tendant vers la sainteté, et qui au cours de l'histoire poursuit par le corps de l'Eglise l'œuvre de la rédemption.

Tandis que chercher la spiritualité soit dans un processus croissant de réflexivité, soit dans un travail technique d'amé­lioration des conditions de vie de l'homme, soit dans un effort pour diriger rationnellement les forces historiques, ce n'est nullement accroître la spiritualité, c'est présupposer une accumulation d'énergie spirituelle qui se détendra ainsi, c'est faire une dépense de spiritualité, rendue précisément possible, en réalité, par les réserves précédemment consti­tuées.

Signalons ici un énorme malentendu dont on trouve chez un Proudhon par exemple une expression typique. Il s'est complètement trompé sur la notion chrétienne de la transcendance, et cela ne provient pas seulement de ce qu'il prenait (comme cela arrive à tant de Français de formation classique) pour des conceptions catholiques des concep­tions en réalité jansénistes. Cela provient aussi d'une erreur philosophique beaucoup plus profonde. S'il bloquait dans l'idée de transcendance toutes les sortes d'absolutisme : absolutisme de l'État, des riches, des prêtres, pour les faire culminer dans le despotisme suprême d'un tyran céleste, c'est qu'il poussait à ses dernières conséquences, avec une naïveté qui n'a été égalée, croyons-nous, que par William James, une conception radicalement univoque et anthropo-morphique du Dieu transcendant, conception qui à vrai dire est un pur non-sens.

Si Dieu est une cause comme les autres, une personne comme les autres, un monarque comme les autres, simplement porté à l'absolu, alors il n'est cause toute-puissante que parce qu'il impose contrainte à toutes les créatures ; il n'est sou­verainement libre que parce qu'il règle le bien et le mal par un acte de bon plaisir, il n'est digne d'adoration que parce

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qu'il annihile l'homme devant lui. Tout cela est absurde à nos yeux, parce que c'est concevoir l'incréé à la mesure du créé et méconnaître à fond sa transcendance.

Dieu est cause toute-puissante parce qu'il donne à toutes choses leur être et leur nature même, et agit en elles, plus intime à elles qu'elles-mêmes, selon le mode de leur essence, en assurant du dedans l'agir libre de celles qui sont libres par nature.

Il est libre d'aimer ou de créer ceci ou cela. Mais la justice dépend de son essence même, telle qu'il la voit éternelle­ment, non d'un acte de bon plaisir. « Dire que la justice dépend de la simple volonté de Dieu, enseigne saint Thomas \ est dire que la divine volonté ne procède pas selon l'ordre de la sagesse, ce qui est un blasphème ».

Ainsi l'ordre qui s'impose à l'homme n'est pas arbitraire, il traduit la nature des choses et descend de la loi éternelle qui est la pensée même du principe des êtres. Et s'il s'impose à l'homme, c'est en s'exprimant dans sa raison, règle pro­chaine des actes humains, c'est en passant vitalement et en s'intériorisant d'abord dans l'activité immanente du con­naître et du vouloir.

Enfin loin d'annihiler l'homme Dieu le fait être, et il lui apprend à être une personne devant lui. II est très remar­quable que, de fait, non seulement la notion de personne, mais la conscience vécue de la valeur de la personne ne se soit développée qu'en même temps que les dogmes de la Trinité et de l'Incarnation enseignaient aux siècles chrétiens la personnalité divine.

LA DIALECTIQUE DE LA CULTURE MODERNE

C'est sur des raisons à la fois et indivisiblement « théocen-triques » et « humanistes » que s'appuie la critique catho­lique du monde moderne.

Trois aspects ou moments inséparablement liés peuvent être distingués à ce point de vue dans ce qu'on pourrait appeler la dialectique de la culture moderne.

1. SAINT THOMAS, De Veritate, 23. 6.

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On peut caractériser le premier comme un renversement de l'ordre des fins. Au lieu que la culture oriente son bien propre, qui est un bien terrestre, vers la vie éternelle, elle cherche sa fin suprême en elle-même, et cette fin c'est la domination de l'homme sur la matière. — Dieu devient le garant de cette domination.

Le second moment est comme un impérialisme démiur-gique à l'égard des forces de la matière. Au lieu de subir les conditions de la nature pour dominer celle-ci par un proces­sus lui-même naturel et qualifiant intrinsèquement l'être humain, c'est-à-dire tendant avant tout à la perfection inté­rieure d'une certaine sagesse de connaissance et de vie, la culture se propose de changer les conditions de la nature, pour régner sur celle-ci par un processus technique ou arti­ficiel, créant, grâce à la science physico-mathématique, un monde matériel adapté à la félicité de notre vie terrestre.

Le troisième moment consiste en un refoulement progres­sif de l'humain par la matière. Pour régner en démiurge sur

. la nature, l'homme, dans son intelligence et dans sa vie, doit en réalité se subordonner de plus en plus à des nécessités non pas humaines mais techniques, et aux énergies d'ordre matériel qu'il met en œuvre et qui envahissent le monde humain lui-même.

Quels que soient les gains acquis à d'autres points de vue, les conditions de vie de l'être humain deviennent ainsi de plus en plus inhumaines. Et c'est par des moyens de plus en plus artificiels qu'on essayera de remédier aux maux engendrés par l'artificialisme. C'est en ce sens que nous avons dit que la notion chrétienne de la civilisation est opposée au monde moderne dans la mesure même où celui-ci est inhu­main.

II

CULTURE ET RELIGION

Du point de vue catholique, il importe de faire une distinc­tion très nette entre la culture ou la civilisation, qui ressortit à l'ordre temporel, et la religion, qui ressortit à l'ordre spiri»

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tuel, au royaume de Dieu. La religion a pour fin la vie éter­nelle, pour corps collectif propre l'Eglise du Christ, et, parce que ses racines plongent ainsi dans l'ordre surnaturel, elle est pleinement universelle, supra-racique, supra-nationale, supra-culturelle.

Tandis que les diverses cultures, ressortissant essentielle­ment à l'ordre naturel et temporel, au monde, sont partiel­les, et toutes déficientes. Aucune civilisation n'a les mains pures.

II est d'une importance extrême de reconnaître la distinc­tion entre ces deux ordres, et la liberté du spirituel à l'égard du culturel. De nos jours, un exemple-type du genre de problèmes commandés par cette distinction est celui de l'activité missionnaire. L'Eglise ne veut à aucun prix que celle-ci soit inféodée à l'activité colonisatrice, qui relève de l'ordre de la civilisation ou de la culture. Elle rencontre en cela des résistances, non seulement du côté des gouverne­ments, mais chez bien des catholiques eux-mêmes, mal édu-qués sous ce rapport, qui pensent le monde présent avec une imagerie fictive, état dégénéré d'une éthique culturelle adaptée au temps des croisades. (Distinguons comme il faut les catholiques et le catholicisme).

DES DANGERS DE TEMPORAUSATION DU SPIRITUEL

Le mot « chrétienté » se rapporte à l'ordre de la culture. Il désigne un certain régime commun temporel des peuples éduqués par l'Eglise. Il n'y a qu'une Eglise, il peut y avoir des civilisations chrétiennes, des « chrétientés » diverses.

Cette distinction essentielle va plus loin qu'on ne pense parfois. Précisément parce que la culture médiévale avait été formée par le christianisme et tout imprégnée de lui, et parce que le pouvoir temporel lui-même participait minis-tériellement au sacré, la distinction demeurait alors entre les deux ordres, entre les choses de Dieu et celles de César, mais une dissociation de fait était pratiquement impossible. C'était là, de soi, un grand bien. A ce bien substantiel était pourtant attaché un péril (facilement observable encore dans

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certains pays d'ancienne tradition) : l'invasion de valeurs « sociologiques » dans le spirituel lui-même. Les valeurs temporelles étaient consacrées par le spirituel comme l'Em­pereur était sacré par le Pape. Mais par un reflux trop humain, ces mêmes valeurs risquaient de fait de vouloir devenir des valeurs propres du sacré, du spirituel lui-même, comme l'Empereur risquait de prétendre à régenter l'Eglise 1.

On voit aisément l'affinité qui relie à cette menace de déviation l'erreur que nous avons appelée « impérialisme in spiritualibus », et qui consiste à confondre la religion catholique avec la culture des peuples catholiques ; à traiter le royaume de Dieu comme s'il était lui-même une cité terrestre ou une civilisation terrestre, et donc à demander pour lui et pour la vérité divine les mêmes sortes de triom­phes que pour une cité ou pour une civilisation d'ici-bas.

Ce qui était un danger au moyen âge, et donnait lieu alors à des abus puissants, mais toujours accidentels, devait devenir un fléau de plus en plus grave à mesure que la civi­lisation chrétienne se décomposait, et que la religion elle-même s'affaiblissait chez beaucoup de personnes qui, à raison de leurs traditions de famille et de leur éducation, demeuraient encore dans les cadres sociaux d'une religion qu'elles ne vivaient plus d'une manière intérieure .

Pendant la période « bourgeoise » de notre civilisation, une religion naturisée se résorbait ainsi dans la culture, dans l'ordre social, comme une partie de celui-ci, devenait un des éléments dont les classes dirigeantes avaient besoin pour diriger comme il faut. « Il faut une religion pour le peuple », cette formule traduit exactement la même conception, mais inversée, que le mot de Marx sur la religion opium du peu-

1, Par exemple, il était courant au moyen âge de parler de l'Université de Paris comme d'un organe essentiel de l'Église catholique. La chronique de Jourdain lui faisait prendre rang, à ce point de vue, immédiatement à côté du Sacerdoce et de l'Empire. Comme le remarque M. Etienne Gilson (Vigile, premier cahier 1931, p. 68), « celte manière de parler est caractéristique de 1 état de l'Europe médiévale et des espérances illusoires qu'il suscitait. On observe à cette époque une forte tendance à identifier l'Église à la cité de Dieu et la chrétienté à l'Église, comme si la matière historique et temporelle était déjà totalement résorbée dans la spiritualité de sa fin». L'Université de Paris, fondée par l'Église, était un organe essentiel de la chrétienté médiévale, non de l'Église.

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pie. Ainsi l'athéisme communiste n'est que le déisme bourgeois retourné.

L'ÉGLISE ET LE MONDE CHRÉTHIEN

Ce processus pathologique a duré longtemps. On peut croire que nous en voyons paraître le dénouement.

Au siècle dernier, l'Église catholique, dont la mission primordiale concerne le dépôt de la vérité à maintenir, a commencé (c'était son premier devoir) par dénoncer la métaphysique erronée où les adversaires de l'ordre ancien puisaient leur énergie passionnelle. De là le syllabus et les condamnations de toutes les formes du libéralisme. Ces condamnations ont fixé définitivement pour les catholiques des vérités d'importance capitale. Ce n'est pas qu'alors l'Église ait condamné le monde moderne ou les âges nou­veaux, ce qui ne veut rien dire : elle commençait par purifier le domaine de la pensée et par balayer l'erreur.

D'autre part, à cause de ses devoirs de protection à l'égard de la multitude des âmes, et aussi par fidélité aux formes temporelles qui l'avaient servie pendant des siècles, malgré tant de rénitences et parfois d'oppressions, dans son minis­tère spirituel, l'Eglise, tout en luttant contre leurs abus, a tâché d'étayer aussi longtemps qu'il y avait en eux un souffle de vie les types de structure sociale hérités du passé chrétien et éprouvés par le temps.

Mais quand la vie — c'est-à-dire avant tout la sainte justice — se retire complètement de telles structures, un moment arrive où la nature elle-même redit le mot de l'Evangile : il faut laisser les morts enterrer leurs morts.

Le catholicisme maintiendra toujours les principes et les vérités qui commandent toute culture, et protégera toujours tout ce qui dans le monde actuel subsiste encore de conforme à ces principes. Mais il semble bien qu'il s'orien­te décidément vers de nouveaux types culturels.

Le moment paraît venu pour le christianisme de tirer toutes les conséquences du fait que le monde issu de la Renaissance et de la Réforme a achevé de se séparer du Christ. II n'a aucune solidarité à accepter à l'égard des prin-

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cipes de corruption qui travaillent un monde qu'on est fondé à regarder comme le cadavre de la chrétienté médié­vale.

Si à mesure que cette chrétienté se défaisait, une con­nexion contingente a pu lier, je ne dis pas certes la religion elle-même, je dis une certaine projection sociologique de la religion, et une classe pour les intérêts terrestres de laquelle il était bon, en dérision du mot sacré prononcé en l'honneur de la Pauvreté, qu'il y eût « toujours les pauvres parmi vous », cette connexion est désormais brisée. Le catholi­cisme, comme il s'efforce de restaurer la philosophia perennis, travaille à restaurer une oeconomia perennis, ordonnée à des fins proprement humaines, non matérielles, et intrinsè­quement subordonnée à l'éthique ; une politique qui se fait une conception anti-individualiste, mais foncièrement personnaliste, de la cité et de la civilisation ; une sociologie selon laquelle, si l'appropriation humaine des biens matériels doit, pour être vraiment humaine, être, sous des modalités d'ailleurs variables, une appropriation personnelle, cepen­dant l'usage de ces biens doit profiter à tous (usus débet esse communis), en excluant l'absolutisme auquel le jus utendi et abuttndi sert de prétexte.

Le monde chrétien n'est pas l'Eglise. Dans cette expression même de « monde chrétien », il y a une singulière ambi­guïté, et comme une antinomie. Elle désigne la chrétienté, l'ordre temporel maintenu autant que possible dans la justice et dans l'amour par les énergies chrétiennes ; et elle désigne le mondt, des prestiges duquel les saints se sont toujours détournés pour se convertir à Dieu. Dieu régnait dans le monde chrétien, au moins selon les symboles essentiels où une civilisation prend conscience de soi. Mais le diable y avait sa part.

L'Église est impérissable, les portes de l'enfer ne prévau­dront pas contre elle. Elles ont prévalu sur le monde chré­tien formé par le moyen âge occidental ; sous la pression de ses propres faiblesses et d'ennemis déclarés, ce monde achève sous nos yeux de faire faillite. Selon un type tout autre, peut-être très visible, peut-être très caché, nous cro­yons qu'une nouvelle chrétienté se fera jour.

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LA NOTION D IDÉAL HISTORIQUE CONCRET

A supposer la renaissance d'une chrétienté dans les con­ditions du monde moderne, quelle forme peut-on prévoir que prendrait cette chrétienté ?

Deux erreurs opposées, bien connues des philosophes, sont à éviter ici, celle qui soumet toutes choses à I' « univo-cité », celle qui disperse toutes choses dans I' « équivocité » 1. Une philosophie de l'équivocité pensera qu'avec le temps les conditions historiques deviennent tellement différentes qu'elles relèvent de principes eux-mêmes hétérogènes : comme si la vérité, le droit, les règles suprêmes de l'agir humain étaient muables. Une philosophie de l'univocité portera à croire que ces règles et ces principes suprêmes s'appliquent toujours de la même façon ; et qu'en particu­lier la manière dont l'Eglise proportionne son activité aux conditions de chaque époque et poursuit son œuvre dans le temps ne doit pas varier non plus.

La solution vraie ressortit à la philosophie de l'analogie. La notion d'ordre est une notion essentiellement analogique. Les principes ne varient pas, ni les suprêmes règles prati­ques : mais ils s'appliquent selon des manières essentielle­ment diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une similitude de proportions. Et cela suppose qu'on n'a pas seulement une notion empirique et comme aveugle, mais une notion vraiment rationnelle et philosophique des diverses phases de l'histoire.

Si donc il est vrai que dans son mouvement historique, la culture passe sous diverses constellations de signes domi-

1. On sait qu'un concept « univoque » est un concept qui s'entend delà même façon des diverses choses dont il se dit ; ainsi le concept d'homme s'en­tend de la même façon de Pierre et de Paul. Un nom « équivoque » change entièrement de signification selon les choses dont on le dit ; ainsi le nom de balance dit d'un instrument de mesure et d'un signe du zodiaque. Au contraire un concept « analogue » est un concept qui se réalise de façon purement et simplement différente, et identique seulement sous un certain rapport, par exemple selon une similitude de proportions, dans les choses dont il se dit, lesquelles par suite peuvent être essentiellement diverses tout en répondant à la même idée ; ainsi l'idée de « connaissance » se réalise de façon purement et simplement diverse, mais sans perdre sa signification propre, dans la con­naissance intellectuelle et dans la connaissance sensitive.

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nateurs, il faut dire que le ciel historique ou l'idéal historique sous lequel une chrétienté moderne est à imaginer est tout à fait différent du ciel historique ou de l'idéal historique de la chrétienté médiévale.

Il serait trop long d'essayer d'analyser ici les différences dont il s'agit ; elles nous semblent se grouper autour d'un double fait central : ce fait idéologique que 1 idéal ou le mythe de la « réalisation de la liberté » a remplacé pour les modernes l'idéal ou le mythe de la « force au service de Dieu » ; et ce fait concret qu'au moyen âge la civili­sation impliquait impérieusement l'unité de religion, tandis qu'aujourd'hui elle admet la division religieuse.

On comprend par là que les particularités et les défi­ciences de la chrétienté médiévale et celles de la nouvelle chrétienté possible dans l'âge moderne soient pour ainsi dire inverses les unes des autres.

En suivant ce courant de réflexions on est amené à atta­cher une importance particulière à la notion du Saint-Empire, et aux vestiges qu'elle a laissés dans notre imagina­tion ; on s'aperçoit que bien des représentations ou des ima­ges confuses qui sous-tendent notre idée de la chrétienté restent commandées inconsciemment par ces vestiges. Le Saint-Empire a été liquidé dans les faits, d'abord par les traités de Westphalie, finalement par Napoléon. Mais il subsiste encore dans l'imagination comme un idéal histo­rique rétrospectif. C'est cet idéal que nous devons liquider à son tour. Non pas du tout qu'à notre avis il ait été mauvais en lui-même, mais parce qu'il s'agit d'une chose finie.

Ici encore il convient de recourir à certaines précisions philosophiques, qui seules nous donnent la clef des problè­mes du concret. Les scolastiques distinguent la fin inter­médiaire, qui a valeur propre de fin, bien qu une fin supé­rieure lui soit surordonnée, et le moyen, qui comme tel est purement adfinem, et est spécifié par la fin 1. Ils distinguent d'autre part, dans la ligne de la causalité efficiente, la « cause principale seconde », qui, inférieure à une cause seconde

I. Ainsi le raisonnement est un moyen pour connaître ; le bien qu'on veut à un être aimé est une fin, — une fin intermédiaire cependant tant qu'il ne s'agit pas de l'Etre souverainement aimé.

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plus élevée, ou en tout cas à la cause première, produit cepen­dant un effet proportionné à son degré d'être spécifique, et la « cause instrumentale », qui, n'exerçant sa causalité propre qu'en tant même qu'un agent supérieur s'empare d'elle pour sa fin à lui, produit un effet supérieur à son degré d'être spécifique 1.

Ces notions étant posées, on doit remarquer que dans la civilisation médiévale les choses qui sont à César, tout en étant nettement distinguées des choses qui sont à Dieu, avaient dans une large mesure une fonction ministérielle à leur égard ; pour autant elles étaient « cause instrumentale » à l'égard du sacré, et leur fin propre avait rang de « moyen » à l'égard de la vie éternelle.

En vertu d'un processus de différenciation normal en lui-même (bien que vicié par les plus fausses idéologies), l'ordre profane ou temporel s'est au cours des temps moder­nes constitué à l'égard de l'ordre spirituel ou « sacré » dans une relation non plus de « ministériaîité » mais d' « auto­nomie », — qui n'exclut pas de soi la reconnaissance de la primauté de l'ordre spirituel, car il peut y avoir subordina­tion entre « agents principaux », et entre « fins » : la subor­dination au spirituel s'entend alors selon que le temporel est agent principal moins élevé, non agent instrumental, et que le bien commun terrestre est fin intermédiaire, non simple moyen. A cette notion sainement entendue de l'au­tonomie et de la subordination de l'ordre temporel se ratta­che celle d'un Etat « laïque » chrétiennement constitué : seul sens légitime que nous puissions, dès l'instant que nous tenons pour vraie la révélation chrétienne, reconnaître au mot « Etat laïque », qui autrement n'a qu'un sens tautolo-gique — la laïcité de l'Etat signifiant alors qu'il n'est pas l'Église,— ou un sens dépravé, — la laïcité de l'État signi­fiant alors qu'il est ou bien neutre ou bien antireligieux, c'est-à-dire au service de fins purement matérielles ou d'une contre-religion.

1. Ainsi le ciseau du sculpteur est cause instrumentale de la statue ; le sculp­teur est cause principale de celle-ci, mais cause principale seconde, subordonnée à la causalité de l'architecte qui construit l'édifice que la statue ornera.

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Si ces remarques sont exactes, il semble que l'idéal d'une chrétienté nouvelle doive comporter deux aspects différents ou deux instances différentes, selon qu'il concerne des for­mations toutes profanes ou toutes temporelles relevant du domaine politique et économique chrétiennement conçu, ou des formations temporelles qui soient seulement des instruments du spirituel.

Au premier point de vue l'idée d'urie chrétienté nouvelle se rapporterait, sur le plan du temporel autonome ou de l'État laïque chrétien 1, à une structure politico-économique assurant une cohésion régulière entre des Etats dont chacun connaîtrait pour autant une certaine diminution de souve­raineté, rançon d'une organisation de la communauté inter­nationale conforme à la justice et à l'amitié 2.

Au second point de vue elle se rapporterait, sur le plan du temporel instrument du sacré, à un ensemble de foyers de culture et de spiritualité chrétienne répandus à travers le monde entier qui recevraient leur unité (morale, non

1. Comme le suggèrent les remarques qui précèdent, le problème de « l'État laïque chrétien » n'est pas sans rapport avec celui de la « philosophie chré­tienne » ; il demanderait, lui aussi, une étude spéciale et approfondie, qui s'orienterait sans doute vers une solution analogue, mutatis mutandis.

2. Qu'on me permette de marquer ici que la façon, dont jusqu'à présent la notion de patrie a été étudiée dans cette revue, appelle à mon avis de sérieuses rectifications : dans une telle étude i! ne faudrait jamais perdre de vue que le corps social, et le bien commun du peuple uni en une « cité » ou patrie, sont des réalités irréductibles à la simple somme des individus et des biens individuels oa des vertus individuelles. Il n'est pas nécessaire que la patrie « se confonde avec ce qui la dépasse » pour que nous l'aimions jusqu'à donner notre vie pour elle. Il suffit qu'elle soit ; c'est à son être, formé par un long effort collectif au cours de l'histoire humaine — qui, malgré ce qu'elle charrie d'impuretés, s'accomplit sous le gouverne­ment divin — que va cet amour, comme il va à l'être de nos parents ; car l'amour ne va pas au possible, mais à l'existant. Cet être de la patrie n'est pas le premier de tous les biens, il n'est pas l'Etre par soi, comme le croient prati­quement ceux qui déifient la patrie ou l'Etat. Mais c'est un bien réel, concret, existant, et qui répond à une vocation particulière dans le grand mouvement de la « caravane humaine » : bien créé, et donc mêlé, indigent, contesté, — et d'autant plus cher. Il n'est pas besoin pour le justifier de lui faire accaparer mensongèrement la Justice ou la Liberté ou la Civilisation, ou Dieu même (comme les guerres modernes y incitent les gouvernements, parce qu'elles demandent trop aux hommes, et rompent le juste équilibre entre le bien de la multitude et les exigences de l'Etat : là est la tragédie, et c'est pourquoi nul ne doit vouloir davantage la paix du monde que ceux qui veulent assurer dans

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politique), non plus d'un double centre, spirituel (l'Eglise) et temporel (l'Empire), mais uniquement du centre spiri­tuel de l'Église.

Sous l'un et l'autre aspect, l'image qui s'élabore ainsi réalise, du principe analogique dont l'idée du Saint-Empire a été une application, un modèle ou un idéal concret essen­tiellement différent.

C'est à titre de conjectures que je propose ces remarques, mais je pense qu'il importe beaucoup d'essayer d'accorder, à l'aide de telles conjectures, notre imagination aux renou­vellements de l'histoire.

A cause de la charité, qui est son principe essentiel, la spiritualité chrétienne surabonde au dehors, elle est diffu-sive de soi ; elle agit sur le monde, sur la culture, sur l'ordre temporel et politique de la vie humaine. Plus que jamais le christianisme cherchera à pénétrer la culture et à sauver la vie temporelle elle-même de l'humanité, et moins que jamais il sera en paix avec le monde. Mais nous croyons que ce sera autrement que jadis.

Notons ici que l'imagination est naturellement « univo-ciste » (car l'analogie, au sens précis que nous donnons à ce mot, n'existe pas dans le monde des images), et que les hommes pensent le plus souvent dans les sens, ou imagina-tivement. De là un inévitable danger, surtout dans les mo­ments de crise historique. Pour combattre ou pour défendre

le cœur des hommes la vertu de l'amour du pays). Une analyse non viciée de nominalisme montrerait que sous les multiples France qui se diversifient dans la conscience des Français de tel ou tel parti il y a, non pas le vide, ou une simple espérance, mais une humble et précieuse réalité humaine, présente et vivante, et bien cachée derrière les formules des politiciens. Avant tout spi­rituelle et morale, mais incarnée, si elle échappe à la définition, c'est comme tout ce qui est singulier : toutefois il appartient à ceux qui se placent sous le signe de l'esprit de discerner cette réalité, et de retrouver son vrai visage malgré les masques dont on 1 affuble.

D'autre part, j'indique que dans la vie sociale le politique ayant rôle plutôt « formel » et l'économique rôle plutôt « matériel », ce serait en réalité préparer le primat du matériel que de prétendre restreindre à la région la vie et l'orga­nisation politiques. A tous les échelons : régional, national, international, une certaine organisation politique (c'est-à-dire concernant le bien commun temporel et la conduite commune des personnes humaines), doit aller de pair avec l'organisation économique et la régler, et c'est à 1 échelon national qu'elle doit naturellement avoir son maximum d'unité et de « personnalité ».

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les principes, invariables mais analogiques, de l'ordre humain, nous sommes portés spontanément à lier ceux-ci à tel ordre donné, périssable, ou qui périt, ou qui parfois a depuis longtemps péri.

L esprit humain ne se tire de ce mauvais pas que si le Saint-Esprit lui fait recouvrer l'intelligence. (Et le Saint-Esprit assiste l'Eglise). C'est alors qu'il importe de s'éle­ver au-dessus du temps, non pour abandonner les choses du temps mais pour arracher la pensée aux images univoques qui la tiennent dans l'illusion. C'est le premier moment. Au second moment, on reviendra au siècle avec une pensée purifiée, capable de respecter à la fois l'éternel et le chan­geant, et (car nous sommes ici dans le domaine pratique ou éthique) de faire elle-même dans le flux du devenir et du nouveau un ordre qui soit le reflet passager des vérités immobiles. Ceux qui ont regardé Primauté du Spirituel comme un « itinéraire de fuite >' se sont lourdement trom­pés. Ce livre avait pour objet d'obtenir de quelques-uns une purification de la raison et de la foi, qui avant tout concentrât celles-ci sur l'unique nécessaire, mais qui par surcroît les rendît aussi plus aptes à imposer à la matière, le moment venu, la primauté qu'il affirmait.

UNE DISTINCTION A RÉFORMER

Il n'est pas de distinction plus courante, dans le voca­bulaire politico-religieux moderne, que celle de la « thèse » et de l'« hypothèse >'. On trouve souvent sous ces mots de fort troubles idées, où les deux erreurs signalées plus haut sont simplement juxtaposées, comme si l'une compensait l'autre.

Dans l'affirmation de la « thèse » on donne alors libre champ à la plus sommaire univocité, tandis qu'avec l'« hypo­thèse » une complète équivocité prend sa revanche. La thèse se fait d'autant plus majestueuse qu'une secrète conscience de son inefficacité, et un secret désir qu elle reste toujours théorique la soustraient davantage à l'épreuve de l'existence. L'hypothèse est d'autant plus abandonnée à toutes les faci­lités de l'opportunisme et du libéralisme que l'état nouveau

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du monde, dont on n'a qu'une conscience empirique, paraît plus éloigné d'un intemporel confondu avec le passé comme passé. Au-dessous d'un firmament étoile spécula­tif l'action est laissée ainsi, dans l'ordre proprement pratique, à peu près sans principes.

A cette notion mal entendue de la thèse et de l'hypothèse il faut opposer, croyons-nous, une autre conception, où ce n'est pas une « thèse » installée dans un monde séparé de l'existence, mais ce que nous avons appelé un idéal historique concret, ou pratique, une image incarnant pour un ciel historique donné et sous une forme essentiellement appropriée à celui-ci les vérités supra-historiques, qu'on distinguera alors, non d'une « hypothèse » vouée à l'oppor­tunisme, mais des conditions de réalisation effective de cet idéal pratique. Celui-ci est un idéal réalisable, •— plus ou moins difficilement, peut-être avec d'extrêmes difficultés 1, mais il y a une différence de nature entre la difficulté extrême et l'impossibilité. De fait il rencontrera des obstacles, il se réalisera plus ou moins mal, le résultat obtenu pourra être faible, nul si l'on veut : l'essentiel est que c'est là un but apte à être voulu pleinement et intégralement, et à drainer efficacement vers soi, à finaliser efficacement les énergies humaines, qui tendront vers lui d'une façon d'autant plus vive que la volonté se le proposera dans son intégralité.

Deux questions différentes se posent ici devant l'intel­ligence chrétienne. La première a été, en termes différents, formulée tout à l'heure : quel doit être pour le chrétien, étant donné l'âge ou nous entrons, cet idéal historique concret, cette image dynamique du futur ? Il faut pour y répondre la collaboration du philosophe et de l'homme d action. Notons qu'une politique, une économique, une sociologie ne satisfont pleinement à leur office que si elles descendent jusqu'au « pratiquement pratique » et déter­minent ce qui est à faire présentement pour le salut tempo­rel des hommes : ce qui se traduit, sur le plan de l'action elle-même, par le fait, pour ceux qui prétendent à guider les autres, d'être et de se sentir prêts à exercer (à supposer

I. Ainsi la sainteté est un idéal réalisable pour tout chrétien, selon la condition de chacun.

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que les circonstances le permettent) immédiatement le pouvoir. Avant le coup d'Etat d'Octobre, Lénine déclarait au Congrès des soviets, et Trotsky note 1 que cela semblait alors un défi au bon sens : « Il n'est pas vrai qu'aucun parti ne consente en ce moment à prendre le pouvoir ; il existe un parti qui y est bien décidé : c'est le nôtre. » Abstraction faite de la nature des moyens employés, c'est ainsi qu'il convient à des hommes d'action d'être prêts, qu'ils soient marxistes ou catholiques. Sinon, c'est qu'ils ont peur de vaincre ; alors pourquoi conduire des troupes et leur deman­der de se battre ?

La deuxième question concerne ce qu'il est permis de prévoir quant aux réalisations effectives de cet idéal his­torique concret. Sans doute conviendrait-il ici de tenir compte de la dualité d'aspect ou d'instance qui nous est apparue tout à l'heure dans l'idéal d'une nouvelle chrétienté. Dans la ligne du temporel comme agent principal (second) ou comme fin (intermédiaire), la réalisation d'un idéal chré­tien est beaucoup plus difficile que dans la ligne du tempo­rel comme instrument ou moyen du spirituel, parce qu'ici dominent d'ordinaire les moyens pauvres, là les moyens lourds. Il est probable toutefois qu'en l'état actuel du monde et sur le plan « profane » que nous avons défini, des hommes résolus à renouveler l'ordre temporel conformément à l'esprit chrétien et avec des armes dignes de cet esprit trouveraient devant eux des possibilités plus vastes qu'on ne croit d'ordinaire. Et pourtant il semble que Dieu tienne assez peu aux réussites temporelles de ses amis, et que peut-être il ne veuille donner en spectacle à notre temps qu'un bel écroulement des grandeurs visibles. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que l'action de ceux qui se réclament du nom chrétien a besoin d'être profondément purifiée, et d'apprendre de nouveau à ne point compter sur ce qui semble humainement fort ni à se complaire dans les appa­rences : nulle part elle ne pourra avoir de résultat vraiment utile que si elle procède d'un amour assez pur pour se savoir une servante inutile, et ne vouloir que la vérité.

1. Lénine, Paris, 1925, p. 65.

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Quant au temporel pris strictement comme moyen, quant aux instruments temporels du spirituel, on peut croire qu'eux-mêmes ils se spiritualiseront en quelque sorte, et dans cette mesure accroîtront de façon singulière leur effi­cacité, étoiles de feu qui sillonneront l'étendue des terres. Un mot du Pape, à propos du traité du Latran, nous paraît bien significatif à cet égard : « Il nous semble en somme, écrivait-il, voir les choses au point où elles se réalisaient en la personne de saint François : il avait juste assez de corps pour retenir l'âme unie à lui (...) Le Souverain Pontife n'a précisément, en fait de territoire matériel, que ce qui lui est indispensable pour l'exercice d'un pouvoir spirituel confié à des hommes au profit d'hommes (...). Nous nous plaisons à voir le domaine matériel réduit à des limites si restreintes qu'on peut le dire et qu'on doit le considérer lui aussi comme spiritualisé par l'immense, sublime et vrai­ment divine spiritualité qu'il est destiné à soutenir et à ser­vir ». C'est là comme un symbole pour tout cet ordre du temporel comme instrument du spirituel dont nous parlons ici. Et dans cet ordre-là un optimisme inconditionnel est permis.

Même si l'effort profane chrétien échouait à rénover la structure visible du monde, une autre tâche temporelle, étroitement liée au sacré, et qui vient avant la première, parce qu'elle est plus proche du royaume propre du spi­rituel, incomberait encore et toujours au christianisme : celle d'infuser du dedans, et comme en secret, une certaine sève au monde. Naturellement on doit supposer aussi que cette sève chrétienne sera quelque peu sanglante.

JACQUES MARITAIN.

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