Espaces muets et intimité perverse: de Muriel (Resnais, 1962) à ...

13
This article was downloaded by: [University of Chicago Library] On: 13 November 2014, At: 04:25 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 Espaces muets et intimité perverse: de Muriel (Resnais, 1962) à Caché (Haneke, 2005) Elisabeth Cardonne-Arlyck Published online: 20 May 2008. To cite this article: Elisabeth Cardonne-Arlyck (2008) Espaces muets et intimité perverse: de Muriel (Resnais, 1962) à Caché (Haneke, 2005), Contemporary French and Francophone Studies, 12:2, 265-275, DOI: 10.1080/17409290802058162 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409290802058162 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Transcript of Espaces muets et intimité perverse: de Muriel (Resnais, 1962) à ...

This article was downloaded by: [University of Chicago Library]On: 13 November 2014, At: 04:25Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Contemporary French andFrancophone StudiesPublication details, including instructions for authorsand subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/gsit20

Espaces muets et intimitéperverse: de Muriel (Resnais,1962) à Caché (Haneke, 2005)Elisabeth Cardonne-ArlyckPublished online: 20 May 2008.

To cite this article: Elisabeth Cardonne-Arlyck (2008) Espaces muets et intimitéperverse: de Muriel (Resnais, 1962) à Caché (Haneke, 2005), Contemporary French andFrancophone Studies, 12:2, 265-275, DOI: 10.1080/17409290802058162

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409290802058162

PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE

Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all theinformation (the “Content”) contained in the publications on our platform.However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make norepresentations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, orsuitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressedin this publication are the opinions and views of the authors, and are not theviews of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content shouldnot be relied upon and should be independently verified with primary sourcesof information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions,claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilitieswhatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connectionwith, in relation to or arising out of the use of the Content.

This article may be used for research, teaching, and private study purposes.Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

Contemporary French and Francophone StudiesVol. 12, No. 2, April 2008, pp. 265–275

ESPACES MUETS ET INTIMITE

PERVERSE: DE MURIEL (RESNAIS, 1962)

A CACHE (HANEKE, 2005)

Elisabeth Cardonne-Arlyck

La memoire et l’espace

Florence Beauge, dans l’article intitule « Torturee par l’armee francaise enAlgerie, ‘Lila’ recherche l’homme qui l’a sauvee », paru dans Le Monde du 19juin 2000, revelait qu’une jeune combattante algerienne nommee « Lila »,tombee dans une embuscade en 1957 et gravement blessee, avait ete transfereeet torturee pendant pres de trois mois « a l’etat-major de la 10e divisionparachutiste de Massu, au Paradou Hydra. » Le Paradou etait le quartier,jouxtant celui d’Hydra, ou je vivais avec ma famille. J’ignorais que l’etat-majorde la 10e DP s’y trouvat, et a fortiori que la torture s’y pratiquat. DansAlgerienne, publie l’annee suivante, Louisette Ighilahriz, sur qui porte l’article deFlorence Beauge, situe le « baraquement » de la 10e DP au 7 rue du Paradou, aHydra (266).1

Alors que je cherche a me representer mentalement le Paradou et Hydra,qui pour moi sont aussi distincts que le cote de chez Swann l’est de celui deGuermantes, et a y situer spatialement cet endroit qui servait, semble-t-il, decentre de torture a la 10e DP, je ne retrouve que des fragments d’images floues,sur lesquelles la memoire ne peut, en depit de ses efforts, accommoder plusprecisement : une courbe de rue, une descente raide, un bosquet d’eucalyptus,une haie ; et entre ces reperes tout ensemble inamovibles et imprecis, des villasordinaires, indistingables au souvenir. La quete memorielle est une exploration

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/08/020265–11 � 2008 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290802058162

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

d’espace, comme dans l’art antique de la memoire dont parle Frances Yates. Sije pouvais retracer un trajet entre ces eclats de souvenir, peut-etre des signesapparaıtraient-ils : des sacs de sable protegeant l’entree de l’edifice interdit, desparachutistes montant la garde, des vehicules blindes ; mais nulle part parmi messouvenirs fragmentaires, je ne peux inserer ces images par ailleurs familieresd’Alger en guerre. Entre la ville que le risque de bombes rendait dangereusedepuis la bataille d’Alger en 1957 et la banlieue ou nous avions toute liberte demouvement, le lieu insituable « Paradou Hydra » force un lien violemmentincongru. Et mes parents etant morts, il ne reste aucun temoin d’un mondeadulte autrefois partiellement percu et aujourd’hui aboli. Si ce batiment a bienexiste dans un coin ecarte de mon paisible quartier, si le « Paradou Hydra » abien heberge un centre de renseignements de la 10e DP, l’ai-je oublie ? Lesadultes savaient-ils ce qui s’y passait ? L’exploration du secret passe par les lieux.Et ceux-ci sont muets.

Le documentaire Femme courage (2002) d’Amine Rachedi, qui retracel’itineraire de Louisette Ighilahriz, ne fournit aucun renseignement. La villablanche derriere sa grille et le trajet en taxi qui y conduit ne ressemblent a rienque je reconnaisse, ne suscitent aucun souvenir.2 Non plus d’ailleurs pourLouisette Ihilahriz elle-meme, qui, dans le film, avoue ne pas retrouver dans lavilla et le jardin enclos, dont elle ne s’approche pas, l’endroit ou elle futtorturee.

Les lieux sont egalement muets dans Muriel, ou le temps d’un retour d’AlainResnais (1962) et Cache de Michael Haneke (2005). Ce sont des lieux de non-memoire, vides d’acces a une verite dissimulee, dont le film surimpose larevelation graduelle a leur surface de banalite. Qu’il s’agisse de la tortureexercee par l’armee durant la guerre d’Algerie, sur laquelle porte le premierfilm, ou des « ratonnades » parisiennes du 17 octobre 1961, qui sous-tendent lesecond, le temps d’un retour – retour du censure et du secret – qu’annoncait letitre de Resnais n’a pas, en ces cinquante ans de Ve Republique, cesse.3 L’espacene laisse pas transparaıtre de lui-meme le secret de la violence historique denieedont il fut le temoin ; c’est la juxtaposition des paroles aux images qui mene a lareconnaissance. Tous deux recits d’anamnese, les deux films progressentsemblablement de la denegation a l’aveu. Ils sont a cet egard emblematiques duparcours qu’a, avec difficultes et restrictions, accompli la Ve Republique, depuisla censure maintenue par de Gaule sur les sevices exerces contre les Algeriens,jusqu’au « devoir de memoire » proclame par le president Chirac lors de sonvoyage en Algerie en 2003 – sans toutefois que l’usage general de la torturependant la guerre fut reconnu par l’Etat.4

La ou Muriel, censure de 1959 a 1962, constituait une veritable breche dansle mur du silence, Cache enfonce des portes desormais ouvertes, quoiqueaisement refermees. Muriel, par sa structure fragmentaire et sa perspectivedemultipliee, met chaque personnage diversement en cause, de sorte quechacun participe, d’une maniere qui lui est propre, au mensonge commun, ce

266 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

qui laisse au spectateur la liberte d’y reconnaıtre sa part (comme je peuxchercher la mienne dans cet endroit insituable du Paradou). Cache, en revanche,focalise la mauvaise foi sur le protagoniste, selon le regard inassignable etomniscient d’un œil camera qui impose au spectateur la position de voyeurd’une auto-immolation en laquelle il se trouve compromis. D’autre part, alorsque, dans le film de Resnais, le corps suplicie mais invisible de Muriel seultemoigne, sous l’ambiguıte d’un pseudonyme possible et a travers le recit d’unsoldat francais, pour la population algerienne par ailleurs absente du film, danscelui de Haneke, le corps bien present de Majid, francais issu de l’immigrationqui porte le discours du film, est l’objet d’un sacrifice volontaire dont lespectateur est le temoin horrifie.

« Muriel, ca ne se raconte pas »

La strategie narrative, toute d’indirection, du film de Resnais, pourrait souscrirea cette affirmation d’un des personnages : « Muriel, ca ne se raconte pas »(Muriel 89). L’histoire de Muriel n’est pas objet de mise-en-scene, derepresentation : ne possedant a l’ecran ni corps ni voix, le personnage eponymeechappe au recit filmique qu’il designe. Identifiee par son seul nom, Murielpourrait endosser l’histoire d’une de ces resistantes algeriennes dont lestemoignages ont ete recemment publies, Louisette Ighilahriz ou Fatma Baıchi,interviewee par Djamila Amrane. Mais contrairement a celles-ci, qui inscriventles violences qu’elles ont subies dans un recit de lutte et de survie conduit a lapremiere personne, Muriel est entierement definie par sa torture a mort, narreepar un appele, Bernard, qui y a assiste et participe : « Personne n’avait connucette femme avant » (89). Bernard decrit le corps de Muriel retombant« comme un paquet », « comme un sac de pommes de terre eventre » (90) :absolument deshumanise, pure matiere a torture. Alors que Louisette Ighilahrizet Fatma Baıchi rapportent toutes deux les insultes qu’elles lancent a leurstortionnaires, Muriel, dans le recit de Bernard, ne peut que gemir ou hurler, etle regarder : « Pourquoi moi? » demande-t-il – lui qui n’a fait que s’associer auxgifles que ses camarades portaient a la victime. De ce regard de Muriel qui en soitemoigne, meme sans intention de le faire, Bernard prend intentionnellement lerelais en filmant ses compatriotes de Boulogne-sur-mer vaquant a leurs activitesquotidiennes, et en visionnant des images banales de soldats posant pour lacamera alors qu’il raconte le supplice de Muriel. « Un documentaire? », luidemande son amie Marie-Do – « Pire », repond-il (88). La disjonction entrebande-son et images situe la realite de la guerre d’Algerie dans ce « pire », cettecoupure entre telling et showing, ou le pire est a imaginer. Muriel, en fait, ca seraconte, mais ca ne se montre pas. C’est le spectacle de la torture, sa mise enspectacle, que Resnais, contrairement a Godard dans Le Petit Soldat (1963) ouPontecorvo dans La Bataille d’Alger (1965) s’interdit. Sans doute s’agit-il de

E S P A C E S M U E T S E T I N T I M I T E P E R V E R S E 2 6 7

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

contourner la censure. Mais, plus largement, Muriel est le nom du hors-champpasse sous silence, cette realite historique francaise sur laquelle s’arrache lerecit.

En fait, si la remarque « Muriel, ca ne se raconte pas » semble formuler uninterdit que la torture fait peser sur la representation (interdit que violent, parexemple, les photographies de sevices a la prison d’Abu Ghraib), et que met enevidence la structure disjonctive du film, la phrase, loin d’exprimer la positionideologique de Muriel, est prononcee par le principal tortionnaire, Robert,partisan de l’intimidation generale.5 Pris entre l’interdiction de montrer et lerefus du spectacle, le film de Resnais les conjoint paradoxalement en faisant dela censure un principe formel, de l’interdit politique impose un interditesthetique et ethique delibere. L’espace muet de Boulogne, largement detruitpar les bombardements de 1943–44, et dont la reconstruction (comme celle de« Paradou Hydra ») a efface l’histoire, peut encore manifester cet effacement,de meme que l’absence de Muriel dans la diegese peut temoigner de la mise ausilence qu’elle represente. Mise au silence par la censure publique et la honteprivee, inverse de la parole terrorisee que la torture visait a provoquer de la partdes victimes et a propager parmi leur entourage : « The victim is simply a site atwhich great pains occurs so that others may know about it and be frightened bythe prospect » (Shue 132). La desynchronisation repetee du film, la coupureentre l’espace heterogene de Boulogne et le temps fracture de la guerre a pourfonction de renverser la reduction du corps supplicie a un site de la terreur,a faire resonner un espace ordinaire francais du temoignage que porte ce corpsfrappe d’invisibilite : Robert, dit Bernard, a « fait disparaıtre » le cadavre deMuriel (90). La dissociation de l’espace et du temps, de l’image et du son dansMuriel correspond non seulement a la fragmentation errante de la memoire,mais a la necessite de reinserer cette memoire dans un espace qui la rejettecomme absolument incongrue et etrangere, ainsi que l’histoire de LouisetteIghilahriz est sans commune mesure avec le Paradou europeen et bourgeois demon souvenir.

« Qu’est-ce que tu lui as fait? »

Lorsqu’il revele avoir assene des gifles a Muriel, Bernard ajoute que la paume deses mains lui brulaient. Dans le terrible echange de la torture, l’impact en retourde la violence exercee se marque par cette brulure, qui annonce celles queBernard decouvrira plus tard sur la poitrine de Muriel, elles-memes reprises parle homard dit ulterieurement « grille », sous le signe duquel Bernard se place,comme le remarque Marie-Claire Ropars (219). Le comportement erratique dujeune-homme manifeste l’impact traumatisant des sevices exerces : « On t’achange, lui dit Helene, sa belle-mere, et je sais qui c’est. »

268 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

Un « on » occupe semblablement le hors-champ de Cache, la aussi lie a ceque l’on a fait subir a l’autre et qui se repercute secretement sur le present. Maiscontrairement au film de Resnais, celui de Haneke n’identifie jamais cet agentinvisible, observateur depourvu de visage et de nom qui dirige l’action depuisl’en-deca du champ, « cette portion d’espace d’ordinaire absente de larepresentation cinematographique », selon la definition de Marc Vernet (56).6

Cet en-deca, ou se dissimulent le voyeur, le tueur, le monstre des films desuspense ou d’horreur, est dans le film de Haneke ouvert, vide d’obstaclederriere lequel se cacher. L’observateur, de ce fait, ne peut etre un personnage,comme Bernard filmant Boulogne, mais l’œil de la camera et, par implication,du spectateur. Des enregistrements de Bernard, nous ne voyons que les vuesanodines de vie militaire en Algerie qu’il projette lors de son aveu. Des lepremier plan de Cache, au contraire, l’enregistrement video dedouble le film –en fait, il l’anticipe, comme nous le decouvrons avec le protagoniste Georges etsa femme Anne, visionnant la cassette, mysterieusement deposee a leur porte,que nous venons de regarder avec eux. L’insignifiance de l’espace pris en unlong plan fixe – un atelier reconverti inserre entre des immeubles du treiziemearrondissement ou vit le couple avec son fils – resume et condense, pourrait-ondire, celle des plans de Boulogne dans Muriel. Mais, comme dans le film deResnais, la banalite muette des lieux change graduellement de face sous larevelation d’une violence jusque-la dissimulee. « J’accumule des preuves », ditBernard, sans preciser contre qui. Mais si son aveu implique au premier chefRobert, il ne l’innocente pas lui-meme pour autant. Absent de la diegesequoiqu’inscrit dans le recit, le « on » qui manie l’appareil video dans Cache setient au contraire en dehors de la violence dont ses enregistrements provoquentle retour dans la fiction.

Harcele par les cassettes et par une serie de dessins faisant cryptiquementallusion au passe, Georges en vient a se rappeler comment, a l’age de douze ans,il se debarrassa d’un fils d’immigres rendu orphelin par les ratonnades de 1961,et que ses parents voulaient adopter. Dans ce but, il accusa faussement Majid decracher le sang et d’avoir egorge un coq pour l’effrayer. Harcelant a son tourMajid, que, malgre ses denegations, il croit responsable des videos, Georgesassiste au suicide de celui-ci, qui s’egorge soudain sous ses yeux – et les notres.A l’inverse de Resnais, Haneke place le spectateur droit devant l’acte deviolence, d’autant plus brutal qu’il est inattendu. L’esthetique de Resnais estcelle de la persuasion, celle de Haneke du choc. Le premier opere pardeplacements multiples, qui engagent le spectateur dans un tissage de lasignifiance, par ajustements successifs aux raisons parcellaires et contradictoiresdes personnages. Il est en cela proche de Jean Renoir : « chacun a ses raisons ».7

Le second monte un proces en lequel le protagoniste s’enferme inexorablementdans sa raison d’etre (statut social, bonne conscience, droit), deniant a autruitoute raison autre que la sienne propre : « Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour nerien perdre », lui dit Majid.

E S P A C E S M U E T S E T I N T I M I T E P E R V E R S E 2 6 9

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

L’un et l’autre realisateur a une intention politique : provoquer le retourd’une memoire historique perturbante dans l’espace benin de la vie ordinaire.Mais si Muriel decrit directement la torture sans la montrer ni la symboliser,Cache montre directement la violence, pour inviter a l’allegoriser.8 Ou serait-cepour y contraindre ? Spectateurs comme Georges, pour qui l’egorgement deMajid est symetrique de celui du coq, nous sommes forces de nous demander,comme le fait Anne a Georges, ce que nous avons fait pour que nous reviennepareille violence. L’histoire entiere de la colonisation en Algerie, comme lasituation actuelle des francais issus de l’immigration peuvent en etre la reponse.Sans doute, entre Muriel et Cache, de nombreux travaux de recherche, desmemoires, des romans, des films ont elargi la perspective. Et les temoignages,comme celui de Louisette Ighilahriz, ont rendu la parole aux victimes muettes,telles que Muriel. C’est de fait le renversement politique majeur qu’accomplitCache par rapport au film de Resnais : Bernard raconte Muriel ; Majid parle pourle film aussi bien que pour soi, les siens et l’histoire; il tient le discours deverite, dont son fils prend apres sa mort le relais. Mais le masochisme de l’auto-sacrifice de Majid, en lequel Haneke dramatise allegoriquement l’effet de lacolonisation (« Je t’ai demande de venir parce que je voulais que tu sois present», dit Majid avant de se trancher la gorge) ressemble trop, dans sa presentationfrontale meme, au suicide de la protagoniste de La Pianiste (2001) pour ne pasparaıtre plus proche des obsessions personnelles du realisateur que d’une veritehistorique ou sociale qu’il reviendrait au spectateur de preciser. En nous placantchacun dans la position d’un voyeur anonyme, ce que Cache nous signifie le plusclairement, comme Jean-Baptiste Clamence dans la Chute de Camus, c’est uneculpabilite generalisee, plutot que, comme Muriel, une responsabilite delicate adelimiter et pourtant partagee.

Le roman familial de la decolonisation

La juxtaposition dans les deux films du drame de la decolonisation a des espaceshexagonaux qui n’en disent, d’eux-memes, rien (contrairement aux espaces desfilms dits de banlieue), peut etre rapprochee de cette reflexion de Joshua Cole :

In recent discussions about the torture and rape that accompanied Frenchmilitary action in the wars of decolonization, one can detect an underlyingtheme — what one might call the « family romance » of decolonisation — atendency to speak of the relations between French and former colonizedpeople in terms of familial relationships that somehow have gone awry. (134)

L’ « intimite perverse », pour reprendre l’expression de Cole, qui lietortionnaire et victime est en germe dans le rapport colonial, comme lemanifeste par exemple Claire Denis dans Chocolat (1989).9

270 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

Certains details du recit de Bernard, les levres gonflees de Muriel, « pleinesd’ecume », ses cheveux « tout mouilles », son vomissement (90) dessinent unepareille proximite perverse, parce qu’elle evoque celle, therapeutique, dumalade et du medecin. Or, alors que l’histoire de Muriel est depourvue de toutcontexte algerien specifique, son nom est insere avec insistance dans la viefamiliale francaise. Des le debut du film, Bernard annonce a Helene qu’il va« faire un tour, voir Muriel » ; lorsqu’Helene remarque qu’il ne lui a pas dit ouil a rencontre son « amie », il repond qu’elle est malade, puis se contredit :« Non, elle n’est pas malade » (43). Plus tard, Helene demande si Muriel vamieux — « Qui t’a dit qu’elle etait malade ? », retorque Bernard. L’intimite dela torture, euphemisee en maladie, est prise dans le reseau des relations tenduesentre Helene et son beau-fils : « Il faut avertir Muriel », « la fiancee deBernard », dit Helene, poursuivant la fiction normalisante, lorsque celui-cidisparaıt a la fin du film. Par ailleurs, quoique disjoint en surface du recit detorture et du roman familial, le roman colonial est lui aussi bien present, dansles affabulations d’Alphonse sur son passe fictif de pied-noir en Algerie, croiseesde racisme ordinaire : « Je respecte toutes les races, meme si je ne peux passentir les Arabes » (102). Les differentes composantes du roman familial de ladecolonisation sont ainsi inscrites dans Muriel, mais juxtaposees, selon leprincipe disjonctif du film.

Elles sont au contraire unifiees dans Cache, bien que la violence y soitdeplacee de la torture a la repression policiere (les ratonnades de 1961) et a laperversite privee (les deux egorgements symetriques du coq et de Majid). Lefilm constitue en ce sens un roman familial de la post-decolonisation, a partirdu modele biblique de Caın et Abel. Le domaine agricole ou travaillent lesparents de Majid avant leur assassinat et ou ce dernier est eleve avec le fils desproprietaires, Georges, est evidemment une replique, dans la provincefrancaise, de la structure coloniale en Algerie. Le sang est tout au long utiliseperversement, d’abord par Georges qui accuse Majid d’avoir tranche le cou ducoq, puis par le responsable anonyme des dessins illustrant crument l’incident,puis par Majid invitant Georges a assister a son suicide, puis par Georges nevoulant voir en celui-ci que la machination d’un esprit derange. L’intrusiondes cassettes et dessins dans la vie familiale de Georges et le retour du frerequasi-adoptif qu’il a spolie (et socialement detruit) reportent dans le presentle tort passe et assurent le passage de la decolonisation, ou se situait Muriel, ala realite postcoloniale. Sur cette realite, Cache entend porter un regardineluctable, comme celui de Dieu poursuivant Caın apres le meurtre d’Abel,d’apres Hugo : « L’œil etait dans la tombe et regardait Caın » (26). L’œilcache de la camera, qui affronte et met a decouvert une culpabilite jusque-lacachee, serait-il celui de l’Histoire regardant enfin de front le passe colonial etses consequences actuelles ? Ou celui d’un realisateur qui, comme Mauriacselon Sartre, a le tort de « prendre le point de vue de Dieu sur sespersonnages » ?10

E S P A C E S M U E T S E T I N T I M I T E P E R V E R S E 2 7 1

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

Dans l’article « Revisiting Ghosts : Louisette Ighilahriz and theRemembering of Torture », Sylvie Durmelat interprete des inconsequencesdans le temoignage d’Ighilahriz non comme une preuve de mensonge, ainsi quel’en avait accusee le general Schmitt, mais comme l’empreinte du traumatisme(torture et viol) sur la memoire : « It is in the nature of a traumatic event that itinterrupts the apparent continuity and coherence of H/histories. It manifestsitself as fragments and ‘irregularities’ in narratives whose authenticities,reliability, and representativeness it puts in question » (155). La denegationcoupable obeit au meme fonctionnement. En conferant a Cache la compaciteimplacablement revelatrice d’un thriller, Haneke propose a l’inverse uneconception unitaire de la memoire, personnelle et nationale, dont les remonteessuccessives a la conscience s’organisent en une histoire coherente de culpabilitenettement assignee. La fragmentation de Muriel, en revanche, ses contradictionsnon-resolues (telles que celles de Bernard sur la « maladie » de Muriel), sessilences, ses trous traduisent le travail meme de la memoire sur l’experiencetraumatique de la guerre et de la violence (subie et infligee), dont lespersonnages sont differemment affectes. « I’m trying to rape the viewer intoindependence », repond Haneke a l’accusation qu’il fait violence au spectateur(Wray 47).11 Quelque paradoxale et provocante que se veuille cette boutade, lavolonte de maıtrise qu’elle avoue et que manifeste l’œil-camera de Cache n’estpeut-etre pas sans rapport avec la lecon de morale politique que presente le filmet la notion sequentielle de la memoire qu’elle met en jeu.12 Depourvu de reculhistorique et soumis a la censure, Muriel etait peut-etre plus proche de la veritemultiple et complexe, telle qu’elle s’est decouverte depuis.

Notes

1 Je remercie ici mon assistante Gayatri Shetty, etudiante a Vassar, pour letravail de recherche qu’elle a accompli en vue de cet article.

2 La description recente par Adam Shatz du quartier ou vit le General Nezzar,accuse d’avoir couvert l’usage de la torture contre des islamistes alors qu’iletait ministre de la defense de 1991 a 1993 n’est pas plus ressemblante : «Helives in Hydra Le Paradou, an elegant neighborhood of white stone villas andpalm trees, high in the hills of Algiers, where well-to-do French colons usedto live, enjoying Le Paradou’s spectacular views. [. . .] Le Paradou haspreserved an aura of colonial splendour, whose serenity is disturbed only byomnipresent surveillance cameras and police stations » (The New York TimesBook Review, July 18, 2003). Le Paradou que j’ai connu n’avait rien desplendide ni de spectaculaire et n’etait pas occupe par de riches colons. Maisle spectre de la torture revient irremediablement en assombrir la banaliteanodine, comme dans le film de David Lynch, Blue Velvet (1986).

272 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

3 Benjamin Stora et Philip Dine recensent les films portant sur la guerred’Algerie, en fait nombreux, contrairement a ce qu’on a souvent dit.

4 Voir les articles de Benjamin Stora et Raphaelle Branche dans La Guerred’Algerie. 1954–2004, la fin de l’amnesie, 1999–2003 (notamment 511 et 401).

5 Les propos de Robert ressemblent trop aux discours de l’O.A.S. pour que lefilm y souscrive, ainsi que le propose Michel Marie dans Muriel, histoire d’unerecherche : «Ainsi a l’image de Bernard qui accumule des preuves et n’aenregistre que des rires, le film verifie-t-il la proposition de Robert : ‘Murielca ne se raconte pas’ » (122).

6 Sur la relation entre secret et hors-champ dans Cache, voir l’article de LibbySaxton cite ci-dessous.

7 Cette phrase celebre est mise dans la bouche d’Octave, qu’interprete Renoir,dans La Regle du Jeu (1939).

8 Haneke explique, dans son interview avec Michel Cieutat et Philippe Rouyerpour Positif, que « relier l’intrigue au politique empechait de limiter laculpabilite au plan personnel. » (21).

9 Haneke cite Claire Denis parmi les realisateurs dont il se sent proche.Certains episodes de Chocolat marques d’intimite perverse se retrouvent dansCache : le banissement du « boy », Protee, hors de l’espace domestique apresl’accusation mensongere de sa maıtresse, Aimee; la brulure que s’imposeProtee pour blesser France, la fillette d’Aimee. La dimension allegorique queles noms des personnages conferent a Chocolat rapproche encore les deuxfilms.

10 Au nom de la la liberte des personnages, Sartre critiqua fameusementFrancois Mauriac pour avoir choisi dans La Fin de la Nuit « la toute-connaissance et la toute-puissance divines » : «Au regard de Dieu, qui perceles apparences sans s’y arreter, il n’est point de roman, il n’est point d’art,puisque l’art vit d’apparences. Dieu n’est pas un artiste; M. Mauriac nonplus. » («M. Francois Mauriac et la liberte ». NRF 305 (1939). Repris dansSituations I. Paris : Gallimard, 1947. 36–57.)

11 L’idee sartrienne de liberte – du lecteur ou spectateur comme du personnage– s’oppose au paradoxe de Haneke, voulant, par la violence, forcer lespectateur a se liberer du spectacle de celle-ci. M. Haneke n’a pas lu Sartre.

12 Les deux reves de Georges, qui sans deplacement ni condensation,manifestent directement et dans l’ordre chronologique les incidentscensures, rappellent le cinema hollywoodien des annees quarante etcinquante, par exemple le film de Hitchcock, Spellbound (1945).

Works Cited

Amrane, Djamila. « Femmes dans la guerre d’Algerie. Entretien avec FatmaBaıchi ». Clio. 9 (1999) : Femmes du Maghreb [En ligne]. Mis en ligne le 22 mai2006. <http://clio.revues.org/document1530.html.>

E S P A C E S M U E T S E T I N T I M I T E P E R V E R S E 2 7 3

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

Bailble, Claude, Michel Marie et Marie-Claire Ropars. Muriel. Histoire d’unerecherche. Paris : Galilee, 1974.

Branche, Raphaelle. La Torture et l’armee pendant la guerre d’Algerie, 1954–1962.Paris : Gallimard, 2001.

- - - -. « La torture pendant la guerre d’Algerie ». La Guerre d’Algerie. 1954–2004, lafin de l’amnesie. Eds. Mohammed Harbi et Benjamin Stora. Paris : RobertLaffont, 2004. 381–402.

Cayrol, Jean (scenario et dialogues) et Alain Resnais (realisation). Muriel. Paris :Seuil, 1963.

Cieutat, Michel et Philippe Rouyer. «On ne montre pas la realite, juste sonimage manipulee. Entretien avec Michael Haneke ». Positif. 535(octobre 2005).

Cole, Joshua. « Intimate Acts and Unspeakable Relations ». Memory, Empire, andPostcolonialism. Legacies of French Colonialism. Ed. Alec G. Hargreaves. Lanham :Lexington, 2005. 125–141.

Dine, Philip. Images of the Algerian War : French Fiction and Film, 1954–1992. Oxford :Clarendon, 1994.

Durmelat, Sylvie. «Revisiting Ghosts : Louisette Ighilahriz and the Remembering ofTorture ». Memory, Empire, and Postcolonialism. Legacies of French Colonialism. Ed.Alec G. Hargreaves. Lanham : Lexington, 2005. 142–155.

Ighilahriz, Louisette. Algerienne. Recit recueilli par Anne Nivar. Paris : Fayard/Calmann-Levy, 2001.

Saxton, Libby. « Secrets and Revelations : Off-Screen Space in Michael Haneke’sCache (2005) ». Studies in French Cinema. 7.1 (2007) : 5–16.

Shue, Henry. «Torture ». Philosophy and Public Affairs. 7. 2 (1978) : 132.Stora, Benjamin. La Gangrene et l’oubli. La memoire de la guerre d’Algerie. Paris : La

Decouverte, 1991.- - - -. « 1999–2003, guerre d’Algerie, les accelerations de la memoire ». La Guerre

d’Algerie. 1954–2004, la fin de l’amnesie. Ed. Mohammed Harbi et BenjaminStora. Paris : Robert Laffont, 2004. 501–514.

Vernet, Marc. Figures de l’absence. De l’invisible au cinema. Paris : Etoile-Cahiers ducinema, 1988.

Wray, John. «Minister of Fear ». The New-York Times Book Magazine. September 23,2007. 44–49.

Yates, Frances, The Art of Memory. Chicago : U of Chicago P, 1966.

Elisabeth Cardonne-Arlyck is Pittsburgh Professor of French at Vassar College. She

is the author of La Metaphore raconte. Pratique de Julien Gracq (1984) and Desir,

figure, fiction. Le «Domaine des marges » de Julien Gracq (1981). She edited

Effractions de la poesie with Dominique Viard (Lettres Modernes, 2003) and was guest

274 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14

editor of the two issues of Contemporary French and Francophone Studies: Sites

focused on Writing/Filming (2005). She has published numerous articles on modern

and contemporary French poetry, poetics, and the dialogue between poetry and

cinema. She is currently finishing a book entitled Retours: Ponge, Jaccottet, Deguy,

Roubaud entre vers et prose.

E S P A C E S M U E T S E T I N T I M I T E P E R V E R S E 2 7 5

Dow

nloa

ded

by [

Uni

vers

ity o

f C

hica

go L

ibra

ry]

at 0

4:25

13

Nov

embe

r 20

14