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  • Epicure Accident daccidents : Epicure ou le temps

    matris

    Jean-Franois Balaud Philopsis : Revue numrique

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    Le temps excite limagination, il irrite et il effraie. Il ne semble tre presque rien, mais en mme temps parat contenir toutes choses. Impalpable, insaisissable, il fait pourtant vieillir inexorablement tous les tres, do la reprsentation commune de notre rapport au temps comme un rapport dinclusion : nous sommes dans le temps. Dans le cours de son analyse physique du temps, Aristote reprend dailleurs cette image traditionnelle (aprs plusieurs prsocratiques et Platon lui-mme), en lui confrant une ampleur tonnante :

    Puisque ce qui est dans le temps est comme dans un nombre, on pourra

    saisir un temps plus grand que tout ce qui est dans le temps ; pour cette raison, il est ncessaire que toutes les choses qui sont dans le temps soient enveloppes par un temps, de la mme faon que toutes les choses qui se trouvent dans quelque chose, par exemple ce qui est dans le lieu, sont enveloppes par le lieu. Et elles subissent assurment quelque chose sous leffet du temps : cest ainsi que nous avons lhabitude de dire que le temps consume, et que tout vieillit sous leffet du temps, et que lon vient oublier cause du temps, et non pas que lon se souvient, ni que lon est devenu jeune ou beau ; en effet par lui-mme il est plutt cause de destruction ; car il est nombre du mouvement, et le mouvement altre ce qui est 1.

    De fait, pour les thiques philosophiques anciennes, le temps, en tant

    quil nous chappe mais que nous ne lui chappons pas, constitue un dfi par excellence : il met lpreuve la sagesse du philosophe, car il semble la

    1 Aristote, Physique, IV, 12, 221a25-b3 (je traduis)

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    source du hasard et de la contingence, le pourvoyeur des souffrances et des malheurs. Quand, en raction de telles reprsentations, certains ont voulu voir luvre au sein du temps la ncessit, force leur a t dadmettre que cette ncessit napparaissait que rtrospectivement, quelle nous chappait largement, et que ce que nous en apprhendions tait avant tout celle de notre disparition, et plus gnralement celle de la finitude de toutes choses devenues. Bref, quelles que soient les approches thoriques adoptes selon les Ecoles, lidal antique de sagesse a d se colleter trs puissamment avec le temps, qui semblait tre un vecteur de dsagrgation et de mort, et plus gnralement de mal De fait, le dsir dimmortalit clbr par Platon, galement reconnu par Aristote, et soutenu daprs eux par la prsence en nous dun principe immortel (lme, et plus prcisment lintellect), est l pour lattester.

    Epicure, pour sa part, est all trs loin dans la reprsentation de la finitude de toutes choses : il assume sans restriction lide de la disparition de toutes choses devenues, des tres mais aussi bien des mondes, puisque selon lui il y a des mondes, coexistants, successifs, tous surgis un moment et promis la disparition, issus du Tout illimit et y retournant. Perspective dsesprante ? Remarquons toutefois que lastro-physique contemporaine ne nous amne penser rien dautre concernant notre monde, cest--dire notre systme solaire, et lensemble des mondes-systmes solaires constitus dans lUnivers. En dautres termes, la reprsentation que se fait picure du devenir cosmique est aussi proche que possible de la ntre. Pour notre part, nous ne sommes pas dsesprs par cette promesse de destruction totale, parce quelle parat valoir sur la longue dure, et picure pour sa part devait penser quelque chose dapprochant.

    Cela dit, si nous, modernes, ne nous inquitons gure (en gnral) de la fin du monde, nous sommes bien davantage angoisss par la promesse de notre propre disparition. Pas picure ; paradoxalement pas, pourrait-on se dire. Car picure nannonce pas seulement que les mondes sont ns et vous disparatre, il affirme aussi que nous mortels, en tant quagrgats datomes, nous sommes intgralement vous disparatre : lme est prissable comme le corps, il ny a pas de parcelle immortelle en nous. Or, celui qui annonce la dsagrgation de toutes choses, est aussi celui qui semble stre le mieux affranchi de la crainte du temps et de ses ravages, au mme titre que de la crainte de la mort. Il y a l, premire vue, comme une nigme, telle que les dtracteurs dpicure dans lAntiquit ont pu soutenir qupicure tait en ralit, plus que quiconque, obsd par lide de la mort. Affirmation gratuite et malencontreuse, car il faudrait retourner toutes les thses thiques comme autant de symptmes. Il est bien plus intressant de supposer une cohrence forte derrire deux propositions apparemment aussi htrognes que : toutes choses sont mortelles, et : la mort na pas de rapport avec nous. Et dans le cas du temps, nous devons tcher de reconstituer au plus prs la position dpicure, pour comprendre comment sa conception du temps, loin dtre antagoniste avec lidal de sagesse, contribue au contraire son panouissement, en nous procurant la confiance, et en nous dbarrassant de toutes les craintes son endroit.

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    Pour cerner la conception picurienne du temps2, il est d'usage de s'appuyer sur deux textes canoniques, l'un d'picure, Lettre Hrodote, 72-73, et l'autre de Lucrce, De la nature des choses, I, 459-482. Mais ils sont relativement brefs, et n'apportent pas toutes les rponses aux questions que la thorie suscite. Aussi sappuie-t-on galement sur des tmoignages indirects, comme les discussions menes par Sextus Empiricus sur la nature du temps dans les Esquisses pyrrhoniennes (III, 136-150) et dans le Contre les savants3 (X, 169-247). Cela tant, il existait galement un long examen du temps men par picure dans son grand trait Sur la nature, auquel il est videmment trs regrettable de ne pouvoir se rfrer principalement, puisque ce texte faisait certainement autorit sur le sujet dans le cercle picurien, au mme titre que bien d'autres passages du Peri phuses. Ce trait-somme est en effet peu prs naufrag, et nous nen conservons que des bribes, reconstitues grce aux papyrus dHerculanum, toujours en cours dtude. Par chance, il semble bien que lun de ces papyrus, le PHerc 1413, nous donne accs quelques fragments de cette discussion mene par picure sur le temps. Sans prtendre que la prise en compte du papyrus modifie en profondeur ce que nous savons de la conception picurienne du temps, on peut toutefois soutenir quil nous permettra dappuyer ou de confirmer certains des aspects de la thorie.

    Le papyrus a t dit en dernier lieu par G. Arrighetti4, et c'est son dition que je me rfrerai. Il pourrait s'agir d'un extrait du livre II, si l'on s'appuie sur la scholie de Diogne Larce, X, 735, mais que ce livre ait contenu l'expos complet sur le temps rencontre de fortes objections rappeles rcemment par D. Sedley, qui propose plutt pour sa part de voir dans le PHerc 413 une copie du livre X du Peri phuses6. Ce passage est en tout cas d'un intrt capital, considrant la brivet du passage de la Lettre Hrodote, que l'on devrait logiquement considrer comme le rsum de la doctrine expose continment dans le livre X ; en mme temps, le mauvais tat du papyrus le rend assez difficile exploiter. L'on verra nanmoins qu'il

    2 Signalons ici quelques tudes sur la question du temps chez les Epicuriens :

    A. Barigazzi, Il concetto del tempo nella fisica atomistica , in picure a in memoriam Hectoris Bignone. Miscellanea philologica, Genve, 1959, p. 29-59 ; F. Caujolle-Zaslawsky, Le temps picurien est-il atomique ? , Etudes philosophiques, 1980/3, p. 285-306 ; S. Luciani, Lclair immobile dans la plaine. Philosophie et potique du temps chez Lucrce, Leuwen, 2000 ; P.-M. Morel, Les ambiguts de la conception picurienne du temps , Revue philosophique, n2/2002, p. 195-211.

    3 Le premier sera dsign ensuite par le sigle E.P., et le second par Adv. m. (pour Adversus mathematicos). Signalons au passage la rcente traduction franaise des Esquisses pyrrhoniennes par P. Pellegrin, aux d. du Seuil (1997).

    4 G. Arrighetti, Epicuro. Opere, Turin, 19732. 5 Il dit aussi cela dans le deuxime livre Sur la nature, et dans le Grand

    Abrg ; trad. Balaud, dans Diogne Larce, Vies et opinions des philosophes clbres, trad. coll. Sous la dir. de M.-O. Goulet-Caz, Paris, L.G.F., coll. La pochothque , 1999.

    6 David Sedley, Lucretius and the transformation of Greek Wisdom, Cambridge, 1998, p.112-113 et 118. Barigazzi avait dfendu le rattachement au livre II, tandis quArrighetti avait pour sa part renonc situer la discussion sur le temps dans lensemble du trait.

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    est possible d'en tirer avec prcaution quelques informations originales, parfois nigmatiques, il faut le reconnatre7.

    La thorie picurienne est d'abord critique, l'gard de Platon, et dans

    une plus faible mesure, d'Aristote, mais aussi l'gard de positions scepticisantes. Il convient donc de commencer par lexamen de ces critiques sous-tendant la position picurienne, avant d'aborder l'analyse positive du temps, qui fait de ce dernier un quelque chose, lequel n'a toutefois pas d'existence par soi. En termes techniques, le temps est dsign comme un sumptma, cest--dire un accident , et plus prcisment, comme un accident d'accidents (sumptma sumptmatn), selon la formule de l'picurien Dmtrius Lacon cite par Sextus Empiricus (Adv. M., X, 219 et E.P., III, 137). Cette formule constitue sans doute un dveloppement de la position d'picure, et je m'efforcerai plus loin de linterprter.

    I. La discussion critique des prdcesseurs

    Pour penser le temps, le respect des bonnes rgles mthodologiques

    s'impose ; comme en tout, picure voque dans la Lettre Hrodote les raisonnements qu'il convient d'viter ce propos, avant dindiquer la voie suivre. Par souci de commodit, je donne ici la traduction de lensemble du passage qupicure consacre la question du temps :

    En outre, il faut mditer avec force le point suivant : il ny a certainement

    pas mener la recherche sur le temps comme sur le reste, cest--dire tout ce que nous cherchons en un substrat, et que nous rapportons aux prnotions considres en nous-mmes, mais nous devons, par analogie, nous rfrer lvidence mme, suivant laquelle nous parlons dun temps long ou court, parce que nous la portons tout en nous, congnitalement. Et il ne faut pas changer les termes pour dautres qui seraient meilleurs, mais il faut se servir son propos de ceux qui existent ; et il ne faut pas non plus lui attribuer quelque autre chose, dans lide que son tre est identique cette proprit cest bien l ce que font certains , mais il faut surtout raisonner avec prcision sur cette seule chose : quoi nous lions ce caractre qui lui est propre (to idion touto), et par quoi nous le mesurons. Celui-ci ne requiert pas une dmonstration mais un raisonnement prcis, du fait que nous le lions aux jours et aux nuits et leurs parties, tout comme aux affections et aux non-affections, aux mouvements et aux repos, concevant en retour que ceci mme, par quoi nous dsignons le temps, est un certain accident particulier, qui a rapport ces choses (L. Hr., 72-738).

    Sans nommer expressment quiconque (une attitude habituelle dans la

    Lettre), picure semble toutefois spcialement viser ici platoniciens et aristotliciens. Il donne en effet entendre que le temps non seulement n'est

    7 Je ne prtends pas puiser lintrt du papyrus, dont je nexploiterai que

    quelques passages. Par ailleurs, je prcise que je suis ltablissement du texte dArrighetti, et reprends ses conjectures, dont un grand nombre avaient dj t faites par G. Cavallo, le premier diteur du papyrus, et quelquefois par A. Barigazzi.

    8 Je reprends, ici comme ailleurs, ma traduction dpicure : J.-F. Balaud, picure . Lettres, maximes, sentences, Paris, Livre de Poche, 19992.

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    pas un corps, mais quil nest pas mme une proprit de corps, durable ou temporaire, bien qu'il ait une certaine ralit. Le dveloppement sur le temps intervient en effet la suite de la prsentation des caractristiques des corps composs, qui comportent des proprits permanentes (sans lesquelles le corps ne serait pas ce quil est, comme la forme, le poids ; cf. 68-69), ce sont les sumbebkota proprement dits (je propose de les rendre par lexpression de caractres concomitants ), et des proprits accidentelles dnommes sumptmata (cf. 70-719). Il faut donc comprendre que notre passage souligne en prliminaire la singularit du temps, qui ne saurait tre rapport un corps-substrat quelconque, comme sil en tait une proprit (du ciel par exemple), et qui ne saurait tre pris non plus pour ce quoi il est associ (comme le mouvement). Le point est examiner plus en dtail, puisque certains, qu'pingle picure, se sont prcipits dans leur dsir de circonscrire la nature du temps, et n'ont russi qu' le rifier, le prenant pour ce qu'il accompagne, ou ce quoi il est associ.

    a. L'erreur platonicienne On peut sans grand risque avancer qu'picure a spcialement en vue le

    Time, et la conception cosmique du temps qui s'y exprime. Ses griefs envers Platon peuvent tre en effet de plusieurs sortes.

    Tout d'abord, il est certain qu'picure, tout comme Aristote dj (Physique, VIII, 1, 251b10-19 ; Mtaphysique, Lambda, 6, 1071b6-11), s'opposait l'ide d'une gense du temps, au contraire affirme dans le rcit de Time : le temps est donc n avec le ciel (Ti. 38b5)10.

    Par suite, picure ne pouvait que contester aussi l'ide plus gnrale selon laquelle le temps est essentiellement li au ciel et au cosmos (37c-39e), les astres jouant le rle d'instruments du temps, car pour picure il existe un nombre illimit de mondes, et il n'est aucun monde qui n'ait un jour surgi ni ne doive un jour disparatre. Le temps excde donc absolument la vie d'un monde (contra, Platon, 38b5-6 : le temps est donc n avec le ciel afin quengendrs en mme temps, ils fussent galement dissous en mme temps, si jamais leur dissolution doit advenir. ). Par ailleurs, lexprience que nous faisons du temps montre quil est li toutes sortes de mouvement, pas uniquement au mouvement du tout : cette critique dpicure11 rejoint celle quAristote adressait dj Platon dans sa Physique (IV, 10, 218a30-b5).

    9 La distinction semble stricte, mais lusage du verbe sumbainein

    ( accompagner, tre concomitant ), sappliquant aussi bien ce qupicure nomme sumbebkos (ce participe substantiv est driv du verbe sumbainein) quau sumptma, montre que ce dernier est en fait un caractre concomitant du corps titre provisoire. La souplesse de cette distinction est telle que dans les fragments du papyrus sur le temps, on ne voit apparatre que le terme de sumbebkos.

    10 Je traduis, ainsi que les autres passages du Time. Que Platon prsente cette gense comme une fiction ne change rien au problme ici : cest une fiction vraisemblable selon lui, et le passage du Time constitue de fait la rflexion la plus systmatique de Platon sur la question.

    11 On en retrouve la trace dans le PHerc 1413, 4 VI (= 37, 15 Arr.) : les images qui se forment en nous concernant la dimension du temps et qui ne saccordent pas avec la grandeur du tout, considres comme fausses et comme non conformes lautre dimension picure rapporte manifestement ici une opinion quil combat, probablement platonicienne.

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    En outre, il n'y a gure de sens pour picure considrer le temps comme nombre mesurant, la faon dont Platon au contraire faisait dire Time voquant le dmiurge : tout en organisant le ciel, il fabrique, de la vie ternelle subsistant dans l'un, une image mobile progressant suivant le nombre, ce que nous appelons le temps (37d6-8)12. S'ensuivent les jours et les nuits, les mois et les saisons qui sont des divisions du temps (mer chronou, 37e4). La critique d'picure, sur ce point, devait renchrir, comme on va le voir, sur celle d'Aristote, qui faisait valoir que le temps est ce qui est nombr, et non ce par quoi nous nombrons (Phys., IV, 11, 219 b 5-9). Dans la perspective dAristote, cela signifie que le temps est une ralit continue, la faon du mouvement et du changement qu'il accompagne, et que s'il est, comme Aristote le pose lui-mme, le nombre du mouvement selon l'antrieur et le postrieur , c'est en tant que susceptible lui-mme d'tre dlimit par des maintenant (nun). De ce point de vue, l'erreur de Platon est au moins d'avoir prsent le temps de manire essentielle et non accidentelle comme un nombre, un nombre nombrant qui s'engendre lui-mme, et qui, de fait, selon le rcit de Time, a commenc un moment.

    picure ne pouvait qu'admettre la critique adresse par Aristote Platon, mais en renchrissant sur elle de telle sorte qu'il tait amen vacuer galement le versant positif de la position aristotlicienne. L'amnagement propos par Aristote sur la relation du nombre et du temps est en effet aux yeux d'picure tout fait quivoque, et en ralit, faux.

    b. Les quivoques de la position d'Aristote En effet, mme si Aristote ne fait du temps que le nombre mesur,

    selon le sens que l'on a rappel, c'est bien en dernier lieu l'ide mme d'une mesure par le nombre, thorise dans Physique IV, 11-12, qui, aux yeux d'picure, va faire difficult. Un passage du papyrus semble faire allusion ces pages d'Aristote, mais la formule que l'on y glane est excessivement brve : on aurait cherch mesurer le grand par le petit, sans ajouter un bois ou un animal (3,IV = 37,8 Arr.).

    Certes, on ne voit pas facilement le rle que joue, dans l'argumentation, cette ide d'un ajout du bois ou de l'animal. Arrighetti a suggr de voir dans l'animal une allusion la discussion d'Aristote, en Physique, IV, 12, qui voque un moment le dnombrement de cent hommes et de cent chevaux : le nombre est le mme, mais les nombrs diffrent, ceci pour faire comprendre que le temps, en tant que succession, est toujours diffrent, mais pas le nombre-unit par lequel il est nombr13.

    Aristote est en effet, cet endroit, la recherche d'un principe de mesure du temps, qui permettrait par voie de consquence une mesure du mouvement, sans que soit confondu le temps avec le nombre. Il est ainsi en train d'laborer la notion d'unit de mesure du temps. Comme on le verra

    12 Je traduis le passage suivant la construction habituelle, sans prendre parti

    sur la comprhension alternative de R. Brague (cf. Du temps chez Platon et Aristote, ch. 1, Paris, 1982), qui revient en fait au mme du point de vue de la critique picurienne.

    13 Je traduis le passage suivant la construction habituelle, sans prendre parti sur la comprhension alternative de R. Brague (cf. Du temps chez Platon et Aristote, ch. 1, Paris, 1982), qui revient en fait au mme du point de vue de la critique picurienne.

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    ensuite, picure n'est pas absolument hostile cette ide prcise de mesure du temps, tout simplement parce qu'il est ncessaire au point de vue pratique, autrement dit parce qu'il est utile, de pouvoir mesurer le temps, ou plutt des temps, des dures. Mais la question sera alors de savoir s'il est lgitime dlire une unit de mesure exclusive, ou s'il n'y en a pas plusieurs concevables. La question du statut (physique, pistmologique) de cette unit de mesure devient cruciale, quand Aristote ne semblait voir l rien de problmatique.

    Aristote, pour sa part, va dans la suite de sa discussion montrer que nous mesurons le temps par le mouvement, mais c'est pour ajouter aussitt que le mouvement est rciproquement mesur par le temps (220b15-17). Or, ceci n'est justifiable que si nous nous accordons, en vue de cette mesure, sur une unit de mesure unique, universelle ; d'o l'affirmation : il [le temps] mesure le mouvement par la dlimitation d'un certain mouvement, qui mesurera compltement le mouvement total (Physique, IV, 12, 221a1-2). Et il revient l-dessus en IV, 14, utilisant cette fois lexemple de sept chiens et sept chevaux : (229b29-230a12, et not. a5-7 : sil y a des chiens et des chevaux, et que dans chacun des deux groupes ils sont sept, leur nombre est le mme ; il en va ainsi galement pour les mouvements qui sont dlimits simultanment : le temps est le mme ), et nouveau la fin du chapitre (224a12-14 : le nombre est le mme, car leur nombre ne diffre pas par une diffrence de nombre, mais la dizaine nest pas la mme : car les uns sont des chiens, les autres des chevaux ).

    C'est prcisment cela qu'picure rejette sans restriction, pour la raison qu'Aristote est finalement oblig, la faon de Platon, de poser le primat du mouvement circulaire, considr comme le mouvement parfait : le temps est nombre du mouvement continu, en gnral, non de tel mouvement , et : le transport circulaire uniforme est la principale mesure, parce que son nombre est le plus connu (IV, 14, 223 b 1 et 18). Aristote semble in fine se rabattre sur une conception cosmique du temps, somme toute fort proche de celle de Platon, la clarification du statut du nombre prs. C'est aussi pourquoi picure va rejeter l'ide que l'on soit dans le temps (une relation d'inclusion au contraire largement glose par Aristote, cf. 221 a 7-26, qui lui permet de distinguer entre les tres ternels et les tres ncessairement dans le temps ; cf. ci-dessus). L'on ne peut en effet admettre la pertinence de la formule que si l'on convient de cette corrlation exclusive du temps-nombre et du mouvement circulaire uniforme. picure ne voit, lui, aucune justesse dans cette ide, d'autant moins qu'elle achoppe sur la thse de la pluralit des mondes (L. Hr., 45). Refusant pour sa part cette infrence de la physique atomiste, dj soutenue par Dmocrite, Aristote ne pouvait qu'tre conduit l'erreur solidarisant temps et mouvement cleste14. Cette position d'Aristote, comme on le sait, est l'une

    14 Aristote combat sans quivoque la thorie qui veut identifier le temps au

    mouvement du tout (cf. Physique, IV, 10, 218a32-b6), mais le fait est quil indexe la mesure du temps sur le mouvement cosmique. Il est amusant au passage de noter quAristote, dans lexamen dialectique du temps au dbut du trait sur le temps de la Physique, rfute par labsurde lidentification du temps au mouvement du tout, en infrant que dans le cas o il y aurait pluralit de mondes (la thse dmocritenne que par ailleurs il rcuse), alors il y aurait plusieurs temps simultans (IV, 10, 218b4-6).

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    des plus frocement combattues par picure, puisque sa contradictoire rsulte directement selon ce dernier des principes mmes constitutifs du Tout (atomes et vide gaux et illimits, en nombre pour les uns, en tendue pour lautre ; cf. Lettre Hr., 41-42).

    c. La rsistance aux thses sceptiques On peut enfin faire remarquer qu'picure se dmarque galement par

    avance 15 de ceux qui prtendront soutenir la thse de l'inexistence du temps16, en raison des analyses contradictoires auxquelles il donne lieu, et des apories qui en rsultent17. Pour lui, le temps est indubitablement quelque chose, puisquil se manifeste nous, et sur cette ligne il se rapproche de Platon et d'Aristote. Il est intressant de relever que l'argumentation de Sextus Empiricus, lorsquelle prtend montrer que le temps accident d'accidents n'est rien (Adv. m., X, 238-247), illustre parfaitement cette tentative de dconstruction du concept de temps applique la conception picurienne elle-mme18. Mais le problme dune telle position, du point de vue d'picure lui-mme, rside bien l : dans le fait que la ngation de l'existence du temps reposerait sur la seule rfutation de positions thoriques, une rfutation qui conduit tourner le dos l'exprience commune que chacun fait du temps. Un passage du PHerc 1413 semble faire apercevoir une prise de position de ce genre : sil ny a pas de mesure dans la nature, comme vous le proclamez, il faut nanmoins penser que le temps existe 19.

    A la vrit, dans son argumentation pyrrhonienne, Sextus Empiricus ne contestera pas que le temps nous semble exister : il met en pices, comme il le fait sur tout sujet, les thorisations auxquelles le temps a donn lieu. picure, pour sa part, refuse de dissocier thorie et exprience commune : il y a du temps, il est quelque chose, mais pas ce quen disent Platon et Aristote, qui le prennent pour autre chose que lui-mme. Quest-ce alors que le temps ?

    II. Le temps la lumire de la phusiologia

    a.Thse ngative : Le temps n'existe pas par soi La formule ne se trouve pas expressment dans la Lettre Hrodote,

    mais elle rsume bien le refus essentiel dpicure. Lerreur de tous ses prdcesseurs est de substantialiser le temps comme sil existait par lui-mme, alors quil ne fait trs strictement quaccompagner autre chose. Le

    15 Mais la polmique tait probablement dj contemporaine ; cf. la citation

    du PHerc 1413 infra). 16 Ou tout le moins soutiendront limpossibilit de dcider si le temps est

    quelque chose ou non, et plutt ceci que cela. Voir Arrighetti et Isnardi Parente ce propos.

    17 Cf. ce propos Sextus E.P., III, 136-150, et notamment le dbut ; Adv. m., X, 169-247, et not. 169-188.

    18 Bien sr, Sextus sen prend aussi toutes les autres positions dogmatiques. 19 PHerc 1413, 9 V (37, 35 Arr.).

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    rejet de cet tre par soi du temps est indiqu par un difficile mais intressant passage du papyrus :

    ce qui est par soi ne demeure pas dans un corps, la faon de ce qui est

    pens selon une prnotion dun tour particulier (tn idiotropon prolpsin) qui ne prsente par lui-mme aucune autre caractristique, comme un jour est dnomm d'aprs sa diffrence particulire, et nous ne nous contentons pas de dire que cette diffrence se trouve en lui 10,II (= 37,38 Arr.)

    Certains ont suppos20 que le passage tait extrait dune discussion sur

    la nature corporelle ou incorporelle du temps, picure ayant pu polmiquer avec Znon de Cittium et l'ide du temps comme incorporel (cf. ce propos Sextus, Adv. m., X,227), mais aussi avec les hraclitens soutenant la nature corporelle du temps (cf. Sextus, Adv. m., X, 216). Il me parat plus probant de prendre strictement appui sur la littralit du texte, comme le fait Arrighetti21, qui nous met sans doute sur la voie de la bonne interprtation : picure sen prend ceux qui voudraient faire du temps une ralit par soi. Il fait ainsi remarquer que le temps (ici, un jour ) est dans un corps, sur un mode particulier que notre passage commence expliciter. Ainsi, le temps se manifeste ( est pens ) selon une prnotion dun tour particulier , telle quil ne prsente par lui-mme aucune autre caractristique : cela signifie que le temps nest pas un sujet substantiel dot de certaines qualits ou proprits, il ne se manifeste, nexiste que selon ce quindique sa prnotion particulire. Lexemple donn explicite cette particularit du temps : il ny a pas dune part le jour, et dautre part sa diffrence particulire, mais le jour que nous dsignons, isolons, nexiste que par sa diffrence particulire, qui le singularise. Ainsi, pour tel jour, tre le 11 septembre se confond avec son tre mme. Or, cet tre du 11 septembre et l il nous manque la suite du texte mais on peut tenter de prolonger le raisonnement na pas dexistence par soi. Voil sans doute ce que voulait montrer le passage : pour reprendre notre exemple, 11 septembre 2001 ne renvoie jamais qu un jour donn, durant lequel se sont produits divers vnements, principalement donc des attentats commis sur le sol amricain, ayant notamment conduit la destruction des Twin Towers de New York, et ayant fait plus de trois mille victimes. Et si, pour prolonger cet exemple, lon dit quhistoriquement le troisime millnaire (ou tout du moins le XXIe sicle) commence probablement avec cet vnement, moins que ce ne soit avec la chute du mur de Berlin en 1989, lon ne fait rien dautre que souligner la primaut de lvnement, que le jour, lanne, permettent dindexer, sans que le temps joue par lui-mme aucun rle actif.

    Lucrce (qui prend pour sa part comme exemples dvnements fameux ceux de lenlvement dHlne et de la prise de Troie par les Grecs), soutient ds lintroduction de son dveloppement sur le temps (I, 459-482) que celui-ci nexiste pas par soi :

    Le temps, pareillement, nexiste pas par soi, ce nest quun sentiment, suivant des choses mmes, de quelle chose a eu dans la dure son terme,

    20 Cf. Barigazzi, art. cit., p. 50. 21 Arrighetti, Epicuro. Opere, p. 662-664.

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    de quelle chose est l, en ce moment prsente, et de quelle son tour viendra prendre la suite ; et, il faut l'avouer, sentir le temps par soi, et indpendamment du mouvement des choses ou bien de leur repos, personne ne le fait. (I, 459-46322)

    Autrement, cela reviendrait dire, explique-t-il, que l'enlvement

    d'Hlne ou la prise de Troie ont une existence par soi : en ralit, ils sont en tant qu'ils ont t des vnements (accidents) de la terre et de l'espace, mais rien de plus. Or, ce qui vaut pour lvnement vaut plus encore pour ce qui accompagne lvnement, savoir le temps 23 . Cest bien pourquoi le dveloppement sur le temps dans la Lettre Hrodote insistait dune part sur le fait que lon ne peut mener bien linvestigation sur le temps si on le considre comme quelque chose qui se rattache purement et simplement un substrat, ou dpend de lui, et dautre part quil convient de considrer son caractre propre (to idion touto), en cernant ce quoi nous le lions . Or, le temps ne nous apparat jamais seul, il ne nous apparat pas non plus comme quelque chose qui est directement li aux corps, mais il est li aux mouvements et leurs interruptions, et aux changements en gnral. Cest cela qui fait sa particularit, et qui explique cette prnotion dun tour particulier (prolpsis idiotropos), dont jaurai reparler plus loin (cf. infra).

    b. Recherche positive : quelle ide du temps ? Le temps n'existe donc pas par soi, mais il existe d'une certaine

    manire : nous le percevons en effet en relation toutes sortes de mouvement, qui commencent ou sachvent, qui reviennent priodiquement, qui sont lents ou rapides, etc. ; toutefois, comme il lexplique dans la Lettre Hrodote : nous le lions aux jours et aux nuits et leurs parties ( 73). Le fait est que l'alternance des jours et des nuits nous permet en particulier de l'apprhender, ainsi que lindique la formule rapporte par Sextus Empiricus : Il semble que l'on rapporte aux physiciens picure et Dmocrite une conception du temps de ce genre : le temps est une image ressemblant au jour et la nuit 24 (Adv. m., X, 181).

    Ce petit extrait suscite beaucoup de questions : pour commencer, peut-on penser que la formule est commune Dmocrite et picure ? Ce dernier aurait-il repris la lettre une thse dmocritenne ? On est tent de penser que la paternit revient au plus ancien autrement, pourquoi le nommer ? moins que ce ne soit l'inverse : la source de Sextus associant Dmocrite picure pour donner une autorit supplmentaire la position picurienne, ou pour tablir une filiation. Toujours est-il que dans la suite la discussion ne mentionne plus qu'picure. Est-ce absolument probant ? On peut encore noter cet gard le caractre rserv de la formule introductive.

    22 Trad. B. Pautrat, dans Lucrce. De la nature des choses, Paris, Livre de

    Poche, 2002. 23 Pour un commentaire prcis du passage de Lucrce, cf. A. Long et D.

    Sedley, Les philosophes hellnistiques, I. Pyrrhon. Lpicurisme, trad. fr. par J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, 2001, p. 85-86.

    24 Chronos estin hmeroeides kai nuktoeides phantasma.

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    Quoi qu'il en soit, si l'on accepte de rapporter cette formule picure, il convient de le faire avec prcaution, en vitant un contresens qui s'est apparemment produit chez les lecteurs contemporains d'picure, d'aprs les bribes de polmique qui surgissent du papyrus. Le temps, mme s'il est li aux jours et aux nuits, ne se rduit pas pour autant la succession des jours et des nuits. Il est d'abord expliqu dans le papyrus :

    nous avons une certaine image des jours et des nuits (tina phantasian tn

    hmern kai nuktn), grce laquelle nous pensons, rapports ces derniers, une longueur qui mesure tout mouvement. Car nous ne voulons pas nous-mmes que le temps soit mesur par eux, comme

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    que jprouve (Hr., 73). Il vient dailleurs avancer, dans le Sur la nature, cette formule capitale :

    le temps est une image qui mesure tout mouvement 26.

    Reconstituons alors la logique de lanalyse : c'est en partant de

    l'vidence que l'on porte congnitalement en soi (suggeniks, L. Hr., 72), que l'on peut penser le temps, et non pas de la prnotion dun corps ou de ce qui lui est directement attach. Pour le cerner, je dois procder par analogie, reprant une commune vidence par-del la diversit des expriences que lanalogie met en srie : chaque fois que je perois un mouvement, ou un repos, quels quils soient, hors de moi ou en moi, je perois aussi que du temps les accompagne. Le temps nest pas ce mouvement ou ce repos, mais il est chaque fois de faon particulire ce qui suit tel mouvement ou tel repos. Voyons bien que cette vidence nest pas directement lvidence du temps (puisquencore une fois on ne peut le percevoir tout seul), mais plus exactement lvidence que la perception de tout mouvement et de tout changement saccompagne de la conscience ( limage ) dun temps coul, dun avant et dun aprs. Cela, nous en saisissons la vrit en procdant par analogie. Tout autre affirmation revenant autonomiser et unifier plus fortement le temps se rvlerait fausse parce que gratuite, et non confirme par les faits.

    Sagit-il bien dune connaissance ? Un objet aussi labile que le temps est-il rellement saisi par lesprit ? Daucuns pourraient faire remarquer que le 72 de la Lettre Hrodote semble dnier au temps une prnotion correspondante27. Mais est-ce bien le cas ? Il faut relire le passage, qui ne prtend pas que nous navons pas de prnotion du temps, mais plutt que ne correspond pas au temps une prnotion ordinaire, telle quil sen forme habituellement, par rptition28. Et cela na rien dtonnant, tant donn la faon dont le temps nous apparat. En fait, la prnotion du temps est construite, par analogie, tout en se fondant sur lvidence qui est en nous (celle de limage dun coulement, dun avant et dun aprs), signe que ce que nous nommons temps existe rellement. Le passage du papyrus cit plus haut nous le confirme : il y a une prnotion du temps, dite idiotropos, de tournure particulire , prcisment parce quelle ne se forme pas mcaniquement, par simple rptition, et quelle implique plus quun simple acte dattention, mais une vritable mise en rapport analogique. La saisie du temps suppose donc une capacit raisonner, qui explique que les animaux ne se reprsentent pas le temps. Cela tant, la reprsentation analogique du temps doit, pour ne pas dvier en direction dopinions errones, tre reconduite la srie qui lui a donn naissance (des images de dure, lie

    26 Phantasia tis estin ho chronos kinses pass katametrtik, PHerc 1413, 9

    I = 37, 31 Arr. 27 Voir en dernier lieu P.-M. Morel, art. cit., en partie. p. 203. 28 Sur le fait que toute prnotion ne se forme pas uniquement par rptition

    de sensations, mais quil en est certaines susceptibles dtre forges par le raisonnement (analogique en particulier), je me permets de renvoyer mon picure , p. 36-47, ainsi qu mon Vocabulaire dpicure , Paris, 2002, s.v. Prnotion, p. 52.

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    des mouvements, et des interruptions de mouvements), et cet acte mental est minemment philosophique, puisquil nous prserve des conceptions irrationnelles quillustrent les positions philosophiques rappeles pour commencer.

    c. Qu'est-ce que le temps ? Retour lvidence Bref, si l'on rcapitule, le temps n'est pas une reprsentation, il n'est

    pas plus exclusivement li au mouvement du ciel, qu lalternance du jour et de la nuit, ou aux affections, et pourtant il est quelque chose, et de plus li d'une certaine manire tout ce que l'on vient de rappeler ; le temps, explique ainsi picure , est un sumptma :

    ceci mme, par quoi nous dsignons le temps, est un certain accident

    particulier (idion ti sumptma), qui a rapport ces choses [i.e. jours, nuits, affections, non-affections, mouvements, repos]. L Hr (73)

    La qualification de particulier a videmment la plus grande

    importance, pour les raisons que lon a vues. picure ne saurait mieux dire que le temps ne jouit en lui-mme d'aucune absoluit, d'aucune unit substantielle et daucun contenu valant universellement, comme c'est le cas chez ceux qui veulent faire dcouler le temps du mouvement cleste et astral, et dfinir une unit de mesure universelle du temps. Le temps est en vrit li tout mouvement, et il est peru avec le mouvement et toute modification d'tat, sans jamais sen affranchir. Prtendre lautonomiser, comme le font certains qui substantifient aussi bien la mort ou la ncessit, est en vrit lerreur majeure.

    Ainsi, tant li au mouvement (sous toutes les formes quil peut revtir) qui est lui-mme un sumptma, le temps a t dsign soit par picure lui-mme, soit par un picurien ultrieur ou en dernier lieu par Dmtrius Lacon (Ier sicle av. J.-C.)29, comme un sumptma sumptmatn, autrement dit comme un accident d'accidents.

    Quest-ce que cela implique ? La rponse cette question nous fait revenir au point de dpart : le temps est quelque chose, mais il nest rien par soi. Cela signifie que nous disons presque par abus de langage, le temps, puisquil ny a que des temps. Le langage tend rifier, et nous devons dans une certaine mesure nous dfier de lui. Le temps nest pas une entit pleine, englobante, surplombant toutes choses. Il nexiste qu la suite de toutes sortes de mouvements et dinterruptions de mouvements, dmultipli linfini. Do un temps un prendrait-il son origine ? Le mouvement infini et ternel fait perdre toute consistance la question : le temps existe dans le sillage de ce qui devient, multiple, infini. Est-il discontinu ? Si lon veut malgr tout sauver le concept dun temps unique, on rpondra oui. Mais en vrit, le temps na pas dunit substantielle, comme on la vu : il nest ni un corps, ni quelque chose dun corps, seulement ce qui accompagne des mouvements. Or, du fait quil y a une infinit de temps lis une infinit de

    29 Sextus use dabord dune formule qui semble donner la paternit de

    lexpression Dmtrius, mais il fait ensuite comme si elle tait dpicure. Dans ce dernier cas, il peut sagir dun raccourci, videmment.

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    mouvements, lunit du temps nest que nominale, et cela ne sera aportique que pour celui qui postule arbitrairement la ncessaire unicit du temps.

    Allons jusquau bout du raisonnement physique : les atomes ne cessent de se mouvoir, et pour ce qui les concerne, le mouvement est un caractre permanent, et non pas accidentel. Il ny a donc pas de temps de latome, ou de temps atomique, puisque ce mouvement premier na jamais commenc et ne cessera jamais. Le temps tire son existence du mouvement et de sa ngation : jour nuit, affections non-affections, etc., et pour cela il faut quil y ait des agrgats de matire, des mondes qui se forment ; car cest au niveau des composs que se produisent des discontinuits. Ainsi, latome pris dans un agrgat ne cesse de se mouvoir, ou de tendre se mouvoir : il vibre. Du point de vue de latome, il ny a pas de temps, mais du point de vue de lagrgat, oui, car celui-ci sest constitu, il crot ou dcrot, se dplace ou simmobilise, etc.30.

    Finalement, picure refuse absolument la position d'un temps qui

    nous dpasse, d'un temps non pensable (ou nooumenon, 6 I = 37,23 Arr.), puisque s'il y a une chose dont nous faisons l'exprience le plus ordinairement, c'est bien du temps. Or, ce quest le temps, cest ce que nous percevons quil est, tant donn que tout ce que nous savons de vrai part des sensations et se ramne elles. Prcisment, picure ne cesse dy insister, nous voyons avec vidence (L. Hr., 72) que de la dure est perue au gr des mouvements, des alternances que nous percevons ou prouvons en nous ; nous en avons des images. Cette dure accompagne donc le mouvement, sans avoir de ralit par soi. Lvidence de cette dure, cristallise dans des images et ressaisie analogiquement, donne naissance la prnotion du temps.

    Cela revient dire quil n'y a pas lieu de mettre en doute l'adquation de notre pense du temps au temps lui-mme, pour la raison que, sans se rduire elle, l'tre du temps (multiple, clat, vanescent) est entirement dcouvert par la perception que nous en avons. Cette mise au point thorique a une porte pratique vidente ; elle acquiert mme son plein sens dans la perspective de l'thique. Je reviens par l mon point de dpart et termine l-dessus.

    30 Voir aussi les remarques en ce sens de P.-M. Morel, art. cit., p. 205. A la

    diffrence de ce dernier toutefois, qui souligne lexistence de minima temporels (art. cit., p.198), je ne pense pas quil y ait de flottement dpicure sur la question : les temps quobserve la raison, concernant les mouvements atomiques (cf. . L. Hr., 62), correspondent des corps et des mouvements inobservables, certes, mais ce qui est en question le dplacement des simulacres qui se dtachent de la surface des corps, les vibrations des atomes lintrieur dun agrgat naurait pas lieu sans prcisment la constitution dagrgats, de composs. Autrement dit, ces temps de dplacement des atomes existent parce que ces dplacements sont finis : le simulacre part dun corps et atteint un autre corps, latome qui vibre dans un corps se dplace dans lespace interne dont il dispose. Nous atteignons ces mouvements et ces temps par des actes mentaux, qui prolongent notre perception. Cela ne signifie pas, je crois, que de faon gnrale picure ait hsit reconnatre lexistence dun temps atomique, puisque latome se meut sans interruption : pour un atome pris en tant que tel, il ny a ni avant ni aprs, il ny a pas de diffrence entre lui et un autre atome (ils vont tous la mme vitesse dans le vide ; L. Hr., 61), jusqu ce quil se heurte ou soit heurt, et quun enchevtrement se produise.

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    III. Le temps du point de vue de l'thique

    En vertu de ce que rvle ltude de la nature, on peut dire que

    l'existence humaine ne se dfinit pas dans l'horizon du temps (contre Aristote), puisque le temps ne fait jamais qu'accompagner le mouvement ; il faudrait donc plutt dire que le temps accompagne l'existence humaine. Cette rectification de perspective nous ramne directement au deuxime remde du tetrapharmakos, le quadruple-remde31, soulignant que la mort n'est pas craindre. Cela signifie que la vie humaine na pas se dfinir partir de la pense de la mort, bien plutt partir de l'ide de l'inessentialit de la mort au regard du vivant que je suis. Car si la mort n'a aucun rapport avec moi, c'est non seulement parce que mon tat de vivant est exclusif de celui de mort, mais aussi, exprim en termes temporels, parce qu'il n'y a d'autre temps pour moi que celui de ma vie.

    Le sage se satisfait de ce qui est, il cherche se prolonger en son tre dans la stabilit qui est la sienne, non pas pour durer le plus longtemps possible, mais parce que l'anticipation du futur entre simplement dans la mise en uvre du rapport de soi soi, c'est--dire de ce mouvement intrieur qui le constitue, rythm par des affections qu'il sefforce de rgler le mieux possible ; de mme que la remmoration du pass n'est pas en vue d'une impossible ranimation de ce qui est rvolu, mais se fait en vue de l'quilibre corporel et mental de l'individu (ltat de paix et de stabilit : le galnismos). Dans la perspective d'picure, le pass et le futur sont d'abord mon pass et mon futur, se constituent et se dlimitent par rapport moi. Il pourrait tre object que le temps dans lequel nous sommes est aussi celui de notre communaut culturelle, sociale, politique, qui nous englobe, mais cela mme admis, l'important est, comme dans le cas de la pense stricte de soi, de se reprsenter le caractre fini de ce temps-l, comme est fini ce monde, humain, et tout autant, physique, dans lequel nous voluons.

    picure nous appelle en somme un renversement complet de perspective : au sein d'un tout infini et en perptuel mouvement, le temps est non pas le nombre absolu, immuable, enveloppant toutes choses, mais rien de plus que le sillage des mouvements quels qu'ils soient, un sillage qui se manifeste nous en tant que nous le percevons.

    Bref, pass, prsent, futur ne sont rien d'autre que le dcoupage par la pense des mouvements des mobiles, et de la vie impartageable du vivant ; et c'est ainsi que le sage pense le temps, grce lexercice de juste reprsentation dont nous avons reconstitu les lments. Si le commun en revanche apprhende avec la plus grande inquitude le temps, c'est parce quil recouvre la perception ordinaire du temps, et se reprsente opinion errone et gratuite, que rien ne confirme un temps absolu, qui absorberait en quelque sorte le soi aprs sa propre disparition. Mais ce temps n'existe pas ; seul existe le temps accident du mouvement, qui accompagne le vivant dans son existence rien de plus, temps toujours recommenc et sans continuit. Le faux temps en question, c'est ce qu'il appelle dans la Lettre

    31 Cf. J.-F. Balaud, picure , p. 5.

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    Mnce le temps inaccessible 32, ce temps considr comme une entit substantielle, et un milieu enveloppant.

    A loppos de cette aberration, il faut se persuader que nous sommes matres du temps, cest--dire les matres de notre temps, au sens o celui-ci sordonne notre vie, nos pratiques, nos choix et nos rgles. La philosophie selon picure y conduit.

    32 aporon , selon la leon des mss que je conserve..