ENTRETIEN Thierry Poitte : « Le cannabis à visée ...

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18 I LA SEMAINE VÉTÉRINAIRE I N OS 1818 ET 1819 I 23 ET 30 AOÛT 2019 PRATIQUE CANINE L’ACTU R écréatif, médical ou complé- ment alimentaire à visée de bien-être ? Légal ou illégal ? Vrai potentiel ou effet de mode ? Preuves scientifiques ou simple ressenti ? Difficile de démêler le vrai du faux quand il est question de cannabis. Le point avec Thierry Poitte, fondateur de CAP douleur. Cannabis médical : de quoi est-il question ? Il importe de faire la distinction entre le chanvre à fibre et celui à résine. Le pre- mier est cultivé pour ses fibres solides et durables, employées par exemple pour l’isolation ou l’industrie textile, et ses graines, dont l’huile est utilisée en cosmétologie. Ces parties contiennent moins de 0,3 % de tétrahydrocannabinol (THC), substance psychoactive. La France en est le premier producteur eu- ropéen et il suscite un fort intérêt en rai- son d’atouts environnementaux (alter- native à la culture polluante du coton, empreinte carbone négative, etc.). Le chanvre à résine, dénommé cannabis, est issu de plants plus petits et dont les fleurs sont recouvertes d’une résine riche en phytocannabinoïdes, en flavo- noïdes et en terpénoïdes, constituant un phytocomplexe synergique. La concen- tration en THC y est supérieure à 0,3 %. C’est ce chanvre qui est utilisé à des fins récréatives (marijuana, haschisch, etc.) ou médicales. Comment expliquer l’engouement actuel en médecine humaine pour le cannabis médical ? Il tient à trois faits. En médecine hu- maine, des résultats probants ont été ob- tenus dans des cas d’épilepsies graves de l’enfant et un soulagement de la douleur a été décrit et médiatisé chez des patients en impasse thérapeutique dans des cas de sclérose en plaque. Deuxièmement, il existe une automédication grandissante au cannabis (qu’il est possible de se pro- curer sur Internet) de la part de patients douloureux chroniques en échec théra- peutique avec les traitements conven- ENTRETIEN Thierry Poitte : « Le cannabis à visée analgésique ne peut s’envisager sans l’expertise clinique des praticiens dans un cadre réglementaire » L’utilisation du cannabis à des fins médicales est l’objet d’un engouement. Son usage est pourtant strictement encadré. Encore peu documenté en médecine vétérinaire, il s’avère prometteur dans des cas précis. Une expertise vétérinaire est essentielle, à l’opposé de la stratégie de vente au comptoir ou de l’automédication via des commandes internet qui ont actuellement cours. tionnels : les résultats rapportés comme favorables font l’objet d’un emballement sur les réseaux sociaux. Enfin, les enjeux économiques sont considérables, d’au- tant plus qu’au cannabis médical vient se surajouter un cannabis “bien-être”, sur- vendu par certains laboratoires. Quel est le mode d’action du cannabis médical ? Les phytocannabinoïdes principaux sont le cannabidiol (CBD), le cannabinol (CBN) et le THC. Le système endocannabinoïde de l’organisme agit sur la douleur, la mé- moire, l’immunité. Le THC, psychoactif, se fixe sur les récepteurs CB1 et CB2. Le CBD a plutôt des effets analgésiques et anti-inflammatoires. Des cannabinoïdes de synthèse sont développés en médecine humaine, avec pour l’instant une pres- cription très réglementée, par des mé- decins exerçant dans des centres de la douleur, réservée à des cas précis (sclé- rose en plaque, maladie de Parkinson, etc.). Il existe encore des imprécisions sur les doses à prescrire et sur les ratios THC/CBD à utiliser. Quelles en sont les preuves d’efficacité ? En médecine humaine, outre une utilisa- tion lors de cas d’épilepsie et de sclérose en plaque réfractaires aux traitements de première et deuxième intentions, les études font état d’un effet analgésique modéré, mais significatif, lors de douleurs chroniques neuropathiques. Le postulat est qu’en diminuant le ressenti émotion- nel négatif de la douleur, le cannabis li- mite l’anxiété et la dépression associées, améliore le sommeil et corrige ainsi le ca- Le cannabis ne doit pas devenir un simple produit de comptoir. © MORISFOTO - ISTOCK SV1818-0018_0019-ActuCanine.qxp_GAB-SV 28/08/2019 09:58 Page18

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PRATIQUE CANINE L’ACTU

Récréatif, médical ou complé-ment alimentaire à visée debien-être ? Légal ou illégal ? Vraipotentiel ou effet de mode ?Preuves scientifiques ou simpleressenti ? Difficile de démêler le

vrai du faux quand il est question decannabis. Le point avec Thierry Poitte,fondateur de CAP douleur.

Cannabis médical : de quoi est-ilquestion ?Il importe de faire la distinction entre lechanvre à fibre et celui à résine. Le pre-mier est cultivé pour ses fibres solideset durables, employées par exemplepour l’isolation ou l’industrie textile, etses graines, dont l’huile est utilisée encosmétologie. Ces parties contiennentmoins de 0,3 % de tétrahydrocannabinol(THC), substance psychoactive. LaFrance en est le premier producteur eu-ropéen et il suscite un fort intérêt en rai-son d’atouts environnementaux (alter-native à la culture polluante du coton,empreinte carbone négative, etc.). Le

chanvre à résine, dénommé cannabis,est issu de plants plus petits et dont lesfleurs sont recouvertes d’une résineriche en phytocannabinoïdes, en flavo-noïdes et en terpénoïdes, constituant unphytocomplexe synergique. La concen-tration en THC y est supérieure à 0,3 %.C’est ce chanvre qui est utilisé à des finsrécréatives (marijuana, haschisch, etc.)ou médicales.

Comment expliquer l’engouementactuel en médecine humaine pourle cannabis médical ?Il tient à trois faits. En médecine hu-maine, des résultats probants ont été ob-tenus dans des cas d’épilepsies graves del’enfant et un soulagement de la douleura été décrit et médiatisé chez des patientsen impasse thérapeutique dans des casde sclérose en plaque. Deuxièmement, ilexiste une automédication grandissanteau cannabis (qu’il est possible de se pro-curer sur Internet) de la part de patientsdouloureux chroniques en échec théra-peutique avec les traitements conven-

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Thierry Poitte : « Le cannabis à visée analgésiquene peut s’envisager sans l’expertise clinique

des praticiens dans un cadre réglementaire »L’utilisation du cannabis à des fins médicales est l’objet d’un engouement. Son usage est pourtant strictement

encadré. Encore peu documenté en médecine vétérinaire, il s’avère prometteur dans des cas précis. Une expertisevétérinaire est essentielle, à l’opposé de la stratégie de vente au comptoir ou de l’automédication via des

commandes internet qui ont actuellement cours.

tionnels : les résultats rapportés commefavorables font l’objet d’un emballementsur les réseaux sociaux. Enfin, les enjeuxéconomiques sont considérables, d’au-tant plus qu’au cannabis médical vientse surajouter un cannabis “bien-être”, sur-vendu par certains laboratoires.

Quel est le mode d’action du cannabis médical ?Les phytocannabinoïdes principaux sontle cannabidiol (CBD), le cannabinol (CBN)et le THC. Le système endocannabinoïdede l’organisme agit sur la douleur, la mé-moire, l’immunité. Le THC, psychoactif,se fixe sur les récepteurs CB1 et CB2. LeCBD a plutôt des effets analgésiques etanti-inflammatoires. Des cannabinoïdesde synthèse sont développés en médecinehumaine, avec pour l’instant une pres-cription très réglementée, par des mé -decins exerçant dans des centres de ladouleur, réservée à des cas précis (sclé-rose en plaque, maladie de Parkinson,etc.). Il existe encore des imprécisions surles doses à prescrire et sur les ratiosTHC/CBD à utiliser.

Quelles en sont les preuvesd’efficacité ?En médecine humaine, outre une utilisa-tion lors de cas d’épilepsie et de scléroseen plaque réfractaires aux traitementsde première et deuxième intentions, lesétudes font état d’un effet analgésiquemodéré, mais significatif, lors de douleurschroniques neuropathiques. Le postulatest qu’en diminuant le ressenti émotion-nel négatif de la douleur, le cannabis li-mite l’anxiété et la dépression associées,améliore le sommeil et corrige ainsi le ca-

“ Le cannabis ne doit pasdevenir un simple produit

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tastrophisme, c’est-à-dire les pensées pes-simistes des patients. Les résultats sontbeaucoup plus modestes pour les dou-leurs nociceptives et nociplastiques ren-contrées dans les douleurs musculo-squelettiques comme l’arthrose ou lafibromyalgie. Des études complémen-taires sont encore nécessaires. L’Agencenationale de sécurité du médicament etdes produits de santé (ANSM) a d’ailleursdonné son accord pour expérimenterdans des centres de la douleur, à partirdu 1er septembre, pendant deux ans, laprescription du cannabis dans cinq in -dications précises avec cinq ratiosTHC/CBD différents et une adaptationposologique par titration : douleurs ré-fractaires aux thérapies (médicamen-teuses ou non) accessibles, certainesformes d’épilepsie sévères et pharmaco-résistantes, soins de support en oncologie,spasticité douloureuse liée à la scléroseen plaques et situations palliatives.

Quelles seraient les applications en médecine vétérinaire ? En médecine vétérinaire, une seule étudeportant sur l’efficacité du CBD chez lechien arthrosique est disponible1. Les éva-luations (grille Canine Brief Pain Inventory[CBPI] et score de Hudson) ont montréune diminution significative de la douleuret une augmentation de l’activité. En re-vanche, les scores de boiterie et les réac-tions à la palpation des articulations ar-throsiques sont restés inchangés. Enextrapolant depuis la médecine humaine,le cannabis pourrait être pertinent lorsde douleurs chroniques neuropathiquesréfractaires aux traitements convention-nels, par exemple dans les cas de syrin-gomyélie, de syndrome d’hyperesthésieféline, de certaines douleurs chroniquespostopératoires ou cancéreuses et ensoins palliatifs.

Des effets indésirables sont-ils à craindre ?La toxicité étant plus élevée chez lechien (en raison d’un plus grand nombrede récepteurs CB1), les praticiens sontde plus en plus confrontés à des casd’intoxication au CBD (ataxie, léthargie,tremblements, etc.)2. Au Canada, où lecannabis médical est désormais légalchez l’humain, il représente la troisièmecause d’intoxication chez le chien. Desprécautions sont donc à prendre.

Les vétérinaires peuvent-ils se procurer et prescrire légalement du cannabis médical ?La réglementation française prévoit quetoutes les opérations concernant le can-

nabis sont interdites, notamment saproduction, sa détention et son emploi,sauf dérogation très précise imposanttrois conditions : la plante doit contenirmoins de 0,2 % de THC, le produit doitêtre issu des graines ou des tiges et lavariété de chanvre utilisée doit figurersur une liste publiée par arrêté3.

Comment s’y retrouver dans lesproduits disponibles sur le marchévétérinaire ?Il est actuellement proposé des produitsà base de chanvre sans allégation médi-cale, sous forme de compléments alimen-taires, associant de l’huile de chanvre etdes vitamines, pour aider à l’améliorationdu confort de l’animal. À mon avis, cen’est pas une bonne stratégie, il seraitdommage de réduire le cannabis à unsimple produit de comptoir et ainsi d’envulgariser l’utilisation. La teneur préciseen CBD de ces produits n’est pas exacte-ment connue et ce doute va à l’encontredes préconisations issues des pays où lecannabis médical est autorisé : il s’agitde suivre une procédure de type “start low,go slow, stay low”4, c’est-à-dire de prati-quer une titration progressive et précau-tionneuse, avec un étalement des dosesde 0,1 à 4 mg/kg chez le chien, couplée àune évaluation rigoureuse de la douleur,par exemple avec le système de gradationClient-Specific Outcome Measure (CSOM).L’enjeu essentiel est une prescription rai-sonnée et individualisée grâce à notre ex-pertise de clinicien.

Les vétérinaires se verront-ilsproposer un cannabis avecallégation médicale ?CAP douleur travaille à l’élaboration d’unCBD destiné aux animaux de compagnie

et réservé au circuit vétérinaire, sous lacondition d’une prescription personnalisée,et qui pourrait être proposé en 2020. Dansl’attente d’une évolution de la législationactuelle, il n’y aura pas de mention théra-peutique, mais il serait destiné à la correc-tion du mal-être associé aux douleurschroniques. Dans le cadre des dérogationsprévues et sous couvert de certificat d’ana-lyse par chromatographie garantissantl’absence de THC, ce complément alimen-taire serait prescrit à des cas douloureuxchroniques réfractaires ou intolérants auxtraitements de première et deuxième in-tentions lors de protocoles compassion-nels, évitant le recours à des euthanasiesou à des interventions mutilantes. Il est ur-gent que la réglementation évolue, carnous vivons une grande période d’hypocri-sie où la France, isolée au niveau européen,prend un retard considérable. Cette inter-diction du cannabis médical prive nos ani-maux de compagnie d’un espoir thérapeu-tique et les expose à une automédicationtrès approximative, source réelle d’errancesthérapeutiques et cause potentielle d’in-toxications. •

1 Gamble L. J., Boesch J. M., Frye C. W. et coll.Pharmacokinetics, safety, andclinical efficacy ofcannabidiol treatment in osteoarthritic dogs. Front.Vet. Sci. 2018;5:165.2 Prise en charge : charbon végétal, fluidothérapie,émulsions lipidiques, anticonvulsivants.3 Article 1 de l’arrêté du 10/12/2018 modifiantl’arrêté du 22/8/1990 portant application del’article R.5132-86 du Code de la santé publiquepour le cannabis.4 “Commencer à doses basses, augmenterdoucement, rester bas”.

Pour en savoir plus :Un dossier sera consacré à l’usage du cannabis en médecine vétérinaire dans un prochain numérodu Point Vétérinaire.

PROPOS RECUEILLIS PAR VALENTINE CHAMARD

EXEMPLE D’APPLICATION EN MÉDECINE VÉTÉRINAIRE

Ce carlin mâle de 3 ans, pesant 9,1 kg, vivant enAngleterre, atteint de syringomyélie, souffrait denombreuses crises paroxystiques quotidiennes(hurlements et prurit cervicofacial) associées à destroubles parétiques, insuffisamment soulagées par lagabapentine et les antidépresseurs tricycliques. Unethérapeutique antihyperalgésiante (perfusion deméthadone et de kétamine) associée à l’administrationpar voie sublinguale de cannabiol (CBD) 4%1 aux dosessuccessives de 0,1, 0,2 et 0,3 mg/kg, trois fois par jour, apermis une excellente rémission des symptômes (unecrise modérée par semaine).1 Thierry Poitte a démarré une étude clinique. Il s’est procuré du CBD en respectant la dérogation à son emploi(CBD pur analysé par chromatographie, sans trace de tétrahydrocannabinol [THC], issu exclusivement, certificat àl’appui, de graine et de tiges de chanvre autorisé.

© TH

IERRY

POI

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