Entretien avec François Verret

2
Entretien avec François Verret « Si tu ne saisis pas le petit point de démence en quelqu’un tu ne peux pas l’aimer » disait Gilles Deleuze; « Le vrai charme des gens c’est quand ils perdent un peu les pédales, ou quand ils ne savent plus très bien où ils en sont.» ajoutait-t-il. Sur le plateau, on voit des êtres dont la mémoire semble défaillante. Ensemble, ils engagent un dia- logue qui permet à chacun de faire surgir des souve- nirs enfouis. La musique réveillle en eux des bribes de mémoires. Pourquoi vouloir montrer aujourd’hui cette catharsis collective? François Verret Nous en avons besoin. Depuis toujours le spectacle a cette dimension cathartique, je ne vois pas pourquoi elle l’aurait moins aujourd’hui. Depuis la nuit des temps, nous sommes hantés par des spectres de toutes sortes. Quels sont-ils ? Comment les mettre en jeu et nous en libérer ? C’est autour de ces questions que nous travaillons. C’est toujours la même histoire celle des luttes d’une âme en proie aux fantômes qui la malmènent… Je crois que le théâtre est le lieu d’un exorcisme où se délivrer des emprises. Antonin Artaud a magnifiquement révélé les enjeux de cette catharsis contemporaine, à laquelle nous aspirons. En quoi cette rhapsodie sera-t-elle « démente » ? F. V. « Si tu ne saisis pas le petit point de démence en quelqu’un tu ne peux pas l’aimer » disait Gilles Deleuze; « Le vrai charme des gens c’est quand ils perdent un peu les pédales, ou quand ils ne savent plus très bien où ils en sont. » ajoutait-t-il. C’est vrai ! Plus le monde se rationnalise,plus la seule issue semble être la folie. La figure du « dément » a toujours été équivoque, c’est peut-être une personne « malade », victime de traumas, un « insensé » qui ne croit pas à la raison raisonnante, un bouffon qui essaie de faire rire… que sais-je encore.Notre rhapsodie est démente, en ce sens qu’elle ne répond pas à l’exigence du modèle habituel, assez normatif, de narration cohérente, linéaire, qui caractérise aujourd’hui « l’art de raconter une histoire ». Notre rhapsodie est faite d’une multitude d’éclats, de réminiscences, de visions issues de diverses mémoires qui ne cessent d’inventer les correspondances les plus impérieuses, qu’elles soient sensitives ou intellectuelles. C’est à travers cet ample mouvement de remémoration, partagé au plateau, que les images refont surface, s’associent, s’imbriquent, s’entrechoquent les unes aux autres… La musique, en tant que langage sans mots, éveille- t-elle des espaces de rêverie plus profonds, plus archaïques ? F. V. Oui, sans nul doute, la musique est avant tout un art de l’ambiguïté, elle renvoie chacun à des zones intérieures, intimes, secrètes… pleines de mystère, de grâce, de profondeur… elle nous transporte ailleurs, nous remue, nous bouleverse. Nous avons ici la très grande chance de partager le plateau avec deux artistes inspirés, Jean-Pierre Drouet et Marc Sens ont tous deux un sens aigu de l’indicible. Pouvez-vous me dire quelques mots sur les artistes du plateau ? F. V. Ce sont des êtres profonds, exigeants, généreux, inspirés, humbles, qui ont une haute idée de leur art. Une forte conscience intérieure nous relie quant aux enjeux de nos gestes artistiques réciproques. C’est avec cette conscience chevillée au corps qu’ils mettent en jeu une « authenticité subjective » qui les engage pleinement, à la fois avec ferveur et sang froid… Ils tiennent à préserver une forme de distance, d’humour, de doute… de mystère, d’élégance, bref, ils veillent à cultiver encore et toujours, l’art de l’implicite. Le point de départ d’une grande partie de vos spec- tacles était un texte littéraire. Je pense au Chantier Musil (à partir de la lecture de L’Homme sans qualités) à Contrecoup (à partir de la lecture de Absalon, Absalon ! de William Faulkner) ou à Ice (à partir de la lecture de Ice d’Anna Kavan). Cela ne semble pas être le cas pour Rhapsodie démente… qu’en est-il ? F. V. L’écriture de Rhapsodie démente s’est nourrie de la lecture d’une multitude de textes d’auteurs plutôt que d’un seul texte en particulier. Oui, ce n’est pas le fruit d’une rencontre subjective forte avec une oeuvre littéraire mais l’occasion d’explorer la manière qu’a chacun d’inventer un art de vivre lié à l’héritage et aux mémoires qui le constituent. Du passé que reste-t-il en nous ? Quels sont les fantômes qui nous hantent ? À travers ces questions, c’est bien sûr la recherche d’une

description

 

Transcript of Entretien avec François Verret

Page 1: Entretien avec François Verret

Entretien avec François Verret

« Si tu ne saisis pas le petit point de démence en quelqu’un tu ne peux pas l’aimer » disait Gilles Deleuze; « Le vrai charme des gens c’est quand ils perdent un peu les pédales, ou quand ils ne savent plus très bien où ils en sont.» ajoutait-t-il.

Sur le plateau, on voit des êtres dont la mémoire semble défaillante. Ensemble, ils engagent un dia-logue qui permet à chacun de faire surgir des souve-nirs enfouis. La musique réveillle en eux des bribes de mémoires. Pourquoi vouloir montrer aujourd’hui cette catharsis collective?François Verret Nous en avons besoin. Depuis toujours le spectacle a cette dimension cathartique, je ne vois pas pourquoi elle l’aurait moins aujourd’hui. Depuis la nuit des temps, nous sommes hantés par des spectres de toutes sortes. Quels sont-ils ? Comment les mettre en jeu et nous en libérer ? C’est autour de ces questions que nous travaillons. C’est toujours la même histoire celle des luttes d’une âme en proie aux fantômes qui la malmènent… Je crois que le théâtre est le lieu d’un exorcisme où se délivrer des emprises. Antonin Artaud a magnifiquement révélé les enjeux de cette catharsis contemporaine, à laquelle nous aspirons.

En quoi cette rhapsodie sera-t-elle « démente » ?F. V. « Si tu ne saisis pas le petit point de démence en quelqu’un tu ne peux pas l’aimer » disait Gilles Deleuze; « Le vrai charme des gens c’est quand ils perdent un peu les pédales, ou quand ils ne savent plus très bien où ils en sont. » ajoutait-t-il. C’est vrai ! Plus le monde se rationnalise,plus la seule issue semble être la folie. La figure du « dément » a toujours été équivoque, c’est peut-être une personne « malade », victime de traumas, un « insensé » qui ne croit pas à la raison

raisonnante, un bouffon qui essaie de faire rire… que sais-je encore.Notre rhapsodie est démente, en ce sens qu’elle ne répond pas à l’exigence du modèle habituel, assez normatif, de narration cohérente, linéaire, qui caractérise aujourd’hui « l’art de raconter une histoire ». Notre rhapsodie est faite d’une multitude d’éclats, de réminiscences, de visions issues de diverses mémoires qui ne cessent d’inventer les correspondances les plus impérieuses, qu’elles soient sensitives ou intellectuelles. C’est à travers cet ample mouvement de remémoration,partagé au plateau, que les images refont surface, s’associent, s’imbriquent, s’entrechoquent les unes aux autres…

La musique, en tant que langage sans mots, éveille-t-elle des espaces de rêverie plus profonds, plus archaïques ?F. V. Oui, sans nul doute, la musique est avant tout un art de l’ambiguïté, elle renvoie chacun à des zones intérieures, intimes, secrètes… pleines de mystère, de grâce, de profondeur… elle nous transporte ailleurs, nous remue, nous bouleverse. Nous avons ici la très grande chance de partager le plateau avec deux artistes inspirés, Jean-Pierre Drouet et Marc Sens ont tous deux un sens aigu de l’indicible.

Pouvez-vous me dire quelques mots sur les artistes du plateau ?F. V. Ce sont des êtres profonds, exigeants, généreux, inspirés, humbles, qui ont une haute idée de leur art. Une forte conscience intérieure nous relie quant aux enjeux de nos gestes artistiques réciproques. C’est avec cette conscience chevillée au corps qu’ils mettent en jeu une « authenticité subjective » qui les engage pleinement, à la fois avec ferveur et sang froid… Ils tiennent à préserver une forme de distance, d’humour, de doute… de mystère, d’élégance, bref, ils veillent à cultiver encore et toujours, l’art de l’implicite.

Le point de départ d’une grande partie de vos spec-tacles était un texte littéraire. Je pense au Chantier Musil (à partir de la lecture de L’Homme sans qualités) àContrecoup (à partir de la lecture de Absalon, Absalon ! de William Faulkner) ou à Ice (à partir de la lecture de Ice d’Anna Kavan). Cela ne semble pas être le cas pourRhapsodie démente… qu’en est-il ?F. V. L’écriture de Rhapsodie démente s’est nourrie de la lecture d’une multitude de textes d’auteurs plutôt que d’un seul texte en particulier. Oui, ce n’est pas le fruit d’une rencontre subjective forte avec une oeuvre littéraire mais l’occasion d’explorer la manière qu’a chacun d’inventer un art de vivre lié à l’héritage et aux mémoires qui le constituent. Du passé que reste-t-il en nous ? Quels sont les fantômes qui nous hantent ? À travers ces questions, c’est bien sûr la recherche d’une

Page 2: Entretien avec François Verret

Du mardi 06 au samedi 17 janvier

RHAPSODIEDÉMENTE

MISE EN SCÈNE FRANÇOIS VERRET

forme de « temps retrouvé » qui nous a aimantés. Et puis, s’il y a plutôt mille textes qu’un seul, c’est peut-être une manière d’évoquer ce mouvement de dispersion, d’éparpillement, qui caractérise nos vies aujourd’hui. Bien souvent, malgré nous, nous surfons sur la vague, de surface en surface, alors que nous aspirons à descendre en nous, au plus près de nos profondeurs intérieures. Mais nous n’y arrivons pas, ou trop peu ouvent. Nous sommes tirés en arrière comme l’ange de l’histoire évo-qué par Walter Benjamin, cet ange qui aimerait regarder plus longtemps en arrière mais qui ne peut s’attarder car ce que l’on appelle « le progrès » le tire en avant. Bref, mille textes et non pas un texte, un seul ! car nos vies sont perpétuellement aimantées dans mille directions contradictoires ! À travers l’accélération foudroyante qui nous aspire aujourd’hui, nous vivons l’inénarrable imbri-cation d’une multitude de lignes narratives… Toutes les fictions s’engouffrent en nous à chaque instant. Comment faire ? C’est un peu notre sujet, ou notre question.

© MC2: Tous droits réservés